Une polémique religieuse à la cour perse: le De gestis in Perside

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Université Paris IV – Sorbonne
École doctorale Mondes anciens et médiévaux
Thèse
pour obtenir le grade de
docteur de l’Université de Paris IV
Discipline : Études grecques
présentée et soutenue publiquement par
Pauline BRINGEL
le 24 novembre 2007
Une polémique religieuse à la cour perse:
le De gestis in Perside.
Histoire du texte, édition critique et traduction.
Sous la direction de M. Jean Gascou
Membres du jury :
M. Gilbert Dagron
M. Vincent Déroche
M. Bernard Flusin
M. Jean Gascou
M. Paul Géhin
M. Constantin Zuckerman
Le De gestis in Perside (CPG III 6968), qui met en scène à la cour perse une
polémique religieuse entre des païens, des juifs et des chrétiens sous l’arbitrage d’un
philosophe nommé Aphroditien, a fait l’objet de plusieurs éditions, dont la plus
récente est celle d’E. Bratke, en 1899.
La controverse se déroule en quatre actes : une première journée voit
s’affronter les païens et les chrétiens au sujet d’oracles annonçant la naissance du
Christ. Elle est occupée notamment par un long récit d’Aphroditien, passage célèbre
qui porte sur l’annonce en Perse de la naissance du Jésus et le voyage des mages, et
qui a circulé indépendamment de la controverse dans son ensemble, dans plusieurs
manuscrits grecs mais aussi dans des traductions anciennes en slave et en roumain.
La seconde journée voit apparaître un magicien dont les tentatives miraculeuses
échouent devant l’assemblée des chrétiens. Les juifs, agacés par ce triomphe des
chrétiens, s’adressent alors au roi de Perse et obtiennent l’autorisation d’entrer en
controverse avec eux. Les deux dernières journées sont consacrées à cet affrontement.
L’ensemble s’achève par la conversion d’une soixantaine de juifs au christianisme.
La collation intégrale de l’un des témoins du Vatican, dont Bratke ne
connaissait que la première et la dernière page, a permis de mettre au jour une
version du texte inconnue jusqu’alors, qui ne comprend que le premier aspect de la
polémique : le débat entre païens et chrétiens. S’agit-il d’une recension ancienne ou
d’une compilation ? Ce manuscrit, qui regroupe des éléments épars dans le texte de
Bratke, fournit une version plus cohérente, semble-t-il, dont la polémique
antijudaïque pourrait n’être qu’un développement ultérieur. Dans la version longue,
certains oracles de la première version auraient alors été extraits de leur contexte
pour être réutilisés dans lʹargumentaire antijudaïque. Plusieurs leçons divergentes de
la tradition manuscrite attestent que le projet initial de l’auteur n’était pas
antijudaïque : le titre, d’abord, qui dans la plupart des témoins anciens insiste sur le
carractère narratif de l’ouvrage et sur le contenu du Récit d’Aphroditien – mais ce
premier point ne saurait suffire et ne vaut que par l’accumulation des arguments
suivants, le titre ayant pu être revu par les copistes à la lumière du passage le plus
saisissant de l’ouvrage ; l’incipit, ensuite, qui dans de nombreux manuscrits omet de
mentionner les juifs dans l’annonce de la polémique ; l’évocation de la venue du
Christ « qui détruira tout souvenir des rois », dans les manuscrits A et J, mais « qui
détruira tout souvenir des juifs », dans le reste de la tradition ; la présence, enfin, des
deux paragraphes conclusifs sur Philippe de Sidé, incongrue dans la recension
longue, mais qui se conçoit bien si le sujet initial était une discussion sur l’œuvre
même de l’historien, et non une polémique antijudaïque dans la tradition du Dialogue
avec Tryphon.
Deux recensions du texte ont donc été éditées. Tandis que l’édition de Bratke
reposait sur l’examen de vingt-neuf manuscrits, la consultation des catalogues de
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manuscrits et de la base de données « Pinakes » de l’IRHT a permis de recenser
quinze témoins supplémentaires de ce texte. L’examen complet de la tradition directe
de l’ouvrage, malgré quelques cas certains de contamination, aboutit à deux stemmas
hypothétiques, qui situent tous deux le manuscrit de Munich 467 en tête d’un groupe
important de témoins et dans une relation de grande proximité avec l’archétype.
C’est donc sur ce manuscrit que repose l’édition de la recension longue de l’ouvrage.
Il n’existait jusqu’à présent que des traductions modernes partielles du texte :
une traduction russe par P. E. Ščegolev du Récit d’Aphroditien, une traduction
allemande par H. Usener et française par C. M. Kaufmann d’un extrait de ce récit.
L’élaboration d’une traduction française complète, à défaut de lever toutes les
obscurités de l’ouvrage, a du moins constitué un outil de recherche efficace et a
permis de déceler et de résoudre certaines des difficultés posées par ce texte
composite.
Le texte n’est attribué à aucun auteur avec certitude. Plusieurs manuscrits le
transmettent comme anonyme ; certains l’attribuent à Anastase d’Antioche. Il est
probable que le nom d’Anastase ait été attaché au texte par une tradition
ultérieure, encouragée par le souvenir des relations du patriarche avec la Perse : la
fantaisie du texte et son goût pour les prodiges sont incompatibles avec l’esprit
logique et la clarté des œuvres d’Anastase. De plus, la partie de polémique
antijudaïque proprement dite est reprise dans la Disputatio aduersus Iudaeos attribuée
à Anastase le Sinaïte. Les deux patriarches d’Antioche nommés Anastase ont eux
aussi été moines au Sinaï avant d’occuper le patriarcat. Un amalgame a pu se
produire entre ces trois personnages.
La question de la datation de l’ouvrage est délicate et doit être posée
désormais pour ses deux recensions. Le terminus post quem de la première recension
peut être déterminé avec certitude par l’attribution à Philippe de Sidé de l’histoire de
Cassandre. La publication de l’Histoire chrétienne de Philippe de Sidé se situe dans les
années 425-439. La mention d’un proconsul de Palestine dans la seconde recension a
permis de fixer son terminus post quem à 536, date de la novelle 103 de Justinien sur la
réorganisation de la Palestine. Le teminus ante quem le plus vraisemblable pour
l’ensemble de la polémique est le début de la décadence sassanide.
Le Récit d’Aphroditien, qui occupe l’essentiel de la première journée de
controverse, est recensé par la Clavis des apocryphes du Nouveau Testament. Il est
particulièrement connu en Russie, où il entrait dans le cadre de lectures liturgiques
jusqu’au début du XVIe siècle. Il a été transmis par des traductions slaves anciennes
conservées dans plus de cent trente manuscrits. Ces différentes versions slaves,
récemment éditées par A. G. Bobrov, remontent pour le premier groupe à la source
du manuscrit V ; le second groupe doit selon toute vraisemblance la mention du nom
des mages à une scolie d’un manuscrit athonite du De gestis in Perside.
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La première partie de ce Récit transmet l’annonce dans un temple d’Héra de la
venue du Christ. Ce passage présente des convergences manifestes avec ce que l’on
sait du culte d’Héra à Hiérapolis, et il se peut que l’ensemble soit le reflet des
prétentions de cette ville à la possession d’une image du Christ. La suite, qui
transmet le récit des mages à leur retour de Bethléem, comporte un élément essentiel
pour la postérité de l’ouvrage : la mention d’un portrait de la mère et de l’enfant
réalisé lors de l’adoration des mages, portrait qui aurait été rapporté et consacré dans
le temple où fut annoncé le Christ. On comprend dès lors que le passage ait retenu
l’attention de Jean Damascène. Les détails de cette visite des mages ne sont pas sans
importance : en effet, ils comblent avec pittoresque le silence des Évangiles, fort
parcimonieux sur la Nativité. L’enfant de notre récit est âgé de deux ans, et non de
quelques jours, comme le veut la tradition majoritaire qu’Épiphane s’est employé à
réfuter ; il est assis à terre et rit lorsque les mages le cajolent ; la mère, petite, les
cheveux noués sur la tête, a conservé l’apparence et la coiffure d’une παρθένος. Ces
éléments insistent sur la double nature du Christ : son humanité, d’une part, qui a
embarrassé aussi bien les illustrateurs de l’homélie de Jean Damascène, qui hésitent à
le représenter à terre, que les copistes du De gestis in Perside, qui répugnent à
transcrire τὸ δὲ παιδίον ἐγέλα – tout au plus l’enfant sourit-il dans certains témoins
(ἐµειδία), tandis d’autres omettent le passage ; sa divinité, d’autre part, qui
transparaît dans sa naissance virginale. Sur ce point, somme toute, l’auteur s’inscrit
dans une ligne orthodoxe. L’ensemble de ce récit, s’il ne visait pas explicitement les
juifs, constituait un terreau polémique qu’un remanieur a pu s’empresser d’exploiter.
Le thème de l’adoration des mages, en effet, est un argument fréquent pour opposer
les païens, qui reconnurent très tôt la vérité chrétienne, et les juifs, qui persistent dans
l’erreur.
Et de fait, les deux derniers actes de l’ouvrage s’adressent aux juifs, et la
conversion finale d’une soixantaine d’entre eux ne laisse guère de doute quant à la
cible de la polémique prise dans son ensemble. Le De gestis in Perside s’inscrit en effet
dans une certaine tradition de dialogue antijudaïque, tant sur le plan formel que par
l’argumentaire dont il est fait usage dans ses deux derniers actes. Par sa mise en
scène, il s’apparente aux dialogues à scénario, tels que les Trophées de Damas, qui se
structurent autour de quatre journées de débat.
L’essentiel de l’argumentation antijudaïque, fort convenue, repose sur
l’examen de l’accomplissement des prophéties messianiques vétérotestamentaires. Le
texte ne semble pas s’attacher à développer un thème précis, comme le font d’autres
ouvrages de la même époque – ainsi les questions de traduction dans le Dialogue de
Timothée et d’Aquila, le baptême forcé dans la Doctrina Jacobi, ou encore la question
des images, qui fait une entrée massive dans les textes antijudaïques du début du
VIIe siècle, et qui, dans le De gestis in Perside, au contenu pourtant si favorable à une
telle discussion, ne constitue pas en soi un objet de polémique.
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Il est assez peu vraisemblable que notre texte ait eu pour but d’engager des
juifs à se convertir : les débats entre juifs et chrétiens manquent de réalisme ; par
ailleurs, la présentation extrêmement négative de l’attitude des juifs au début de la
controverse et lors de leur tentative de corruption du fils du roi ne pouvait espérer
rencontrer un accueil favorable de leur part – on est ici bien loin de la démarche
didactique de la Doctrina Jacobi, dans laquelle aucune agressivité ne transparaît entre
les interlocuteurs eux-mêmes. Le De gestis in Perside enregistre l’antagonisme avéré
des deux communautés, mais ne se donne pas les moyens de le réduire par une
argumentation convaincante.
L’appel final à la concorde prononcé par Aphroditien ne doit pas, me semblet-il, être interprété comme un compromis : Aphroditien vient en effet d’affirmer de
manière définitive que les chrétiens sont le peuple élu et la « réconciliation » des juifs
et des chrétiens est scellée par la conversion d’une soixantaine de juifs au
christianisme et par l’attribution aux autres du nom de « christianoméristes ». L’idée
d’un usage interne du texte est plus probable : l’insistance d’Aphroditien sur les
dissensions qui existent à l’intérieur de la communauté chrétienne ainsi que l’épisode
des archimandrites trahit le regret de voir les chrétiens s’exposer aux critiques par
leurs incohérences. On pense, là encore, aux Trophées de Damas, dont l’auteur déclare
avoir voulu raffermir la foi des chrétiens.
Si la postérité de l’ouvrage fait la part belle au Récit d’Aphroditien, qui
apparaît chez Jean Damascène et dont la traduction se répandra dans le monde
orthodoxe, la polémique antijudaïque n’a pas pour autant été négligée :
l’argumentaire scripturaire déployé par Aphroditien et par les évêques a été intégré à
la Disputatio anastasienne. L’étude récente de C. Schiano, qui considère la Disputatio
comme un centon, et non comme un œuvre originale, se trouve confirmée par
l’examen de l’emploi des extraits du De gestis in Perside dans ce manuel de
polémique. Il n’en demeure pas moins possible que tous deux aient eu recours à une
même source. Mais si notre auteur a exploité pour la rédaction de ses deux actes de
polémique antijudaïque une source s’apparentant à la tradition des manuels de
polémique, il a fort habilement orienté sa source dans la perspective originale qui est
la sienne.
La matière de ce texte est riche, et la présente thèse ne prétend pas en avoir fait
le tour, loin s’en faut. Outre les questions d’ancrage chronologique et géographique,
qui se précisent, mais qui pourraient encore être affinées, le rapport exact de la
traduction slave avec les manuscrits grecs appellerait un examen plus approfondi ;
l’analyse des procédés de traduction, notamment, constituerait un terrain d’étude
fort intéressant et pourrait être l’objet d’une prochaine recherche.
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