œuvre avec son sang. L’absurdité qui fait se côtoyer le tragique et le comique.
Et pour moi, encore d’autres défis… Comment représenter cette irreprésentable machine à torture ? Toute tentative d’illustration
de la description qu’en fait Kafka est condamnée à l’aporie tant est patent le risque de la réduction et de l’anecdotique.
Comment représenter l’horreur de la souffrance au théâtre sans tomber dans la complaisance, la facilité ou le faux ? Peut-être
en travaillant sur la vérité de la présence et sur des corps débarrassés des scories du quotidien. Peut-être, paradoxalement,
en montrant l’horreur par la beauté.
Comment s’appuyer sur la dimension obsédante de la musique sans se laisser dominer, envahit par les rythmes qu’elle impose ?
Comment donner aux échanges des chanteurs la vérité de l’instant en ne renonçant pas à la théâtralité ?
Tant de défis passionnants au service d’un projet unique car il est finalement assez rare à l’opéra que la question du politique
soit posée de façon si aiguë et que le théâtre soit convoqué à un tel degré d’évidence et de nécessité.
Richard Brunel
D’après un entretien réalisé par Catherine Ailloud-Nicolas
Novembre 2008
l’humanité broyée
Elève de Nadia Boulanger, affilié à l’école minimaliste nord-américaine initiée par Terry Riley et La Monte Young, Philip Glass
s’est imposé à la suite de la création en France, au Festival d’Avignon 1976, de Einstein On The Beach, sur un livret de Robert
Wilson, signataire de la mise en scène. Depuis cette création, Glass est l’auteur de plus de vingt-cinq opéras dont notamment :
Satyagraha (1980) et Akhnaten (1984), une trilogie consacrée à Jean Cocteau (entre 1993 et 1996) et Fall Of The House
Of Usher (1999). Cette dernière œuvre initie la collaboration avec JoAnne Akalaitis qui se poursuivra ensuite par la création
de la compagnie Mabou Mines.
Début 2000, Philip Glass compose sur un texte adapté de Kafka l’opéra In The Penal Colony (Dans la Colonie pénitentiaire)
pour deux chanteurs, deux acteurs et un quintette à cordes avec contrebasse. Cet opéra de chambre s’inscrit dans le débat sur
la peine de mort aux Etats-Unis, et évoque de façon prémonitoire l’existence de zones de non droit, telles que Guantanamo,
ainsi que les mauvais traitements infligés par des geôliers à des détenus.
L’action de l’opéra, composé entre 1999 et 2000 sur un livret de Rudolph Wurlitzer, se déroule sur une île. Commande de
“A Contemporary Theatre“ (ACT) de Seattle qui en a donné la création le 31 août 2000 dans une mise en scène de JoAnne
Akalaitis, In The Penal Colony est une adaptation de la nouvelle éponyme écrite par Kafka en 1914 et publiée après la
première guerre. Le romancier tchèque use de l’allégorie prêtant à une interprétation polymorphe.
D’une durée de soixante-quinze minutes, In The Penal Colony réunit deux chanteurs (ténor et baryton), l’un campant un visiteur
chargé de rédiger un rapport sur la colonie, l’autre interprétant un officier de la “colonie“ fervent défenseur d’une méthode
d’exécution cruellement raffinée, et deux rôles parlés, respectivement un prisonnier et un soldat. Nous assistons à l’exécution
d’un des prisonniers de la “colonie“, et c’est cette préparation à la mise à mort sur une machine très singulière qui constitue
le centre de l’œuvre. Glass et Wurtizler construisent une tension continue et un parcours dramatique similaire à celui d’une
tragédie grecque dans laquelle les fluctuations rythmiques et harmoniques prennent tout leur sens.
Glass a développé ses propres qualités dramaturgiques et sait comment capter l’attention de l’auditeur dès les premières
mesures du prologue.
En examinant la partition, on est frappé par l’importance que le compositeur donne à la compréhension précise du texte,
toujours bien articulé en accord avec les lignes du chant.
Tout aussi important est le rôle du quintette à cordes. Celui-ci dispose d’un ample éventail de possibilités dynamiques très
subtilement utilisées par Glass.
Une scénographie musicale est ainsi dessinée, elle évoque un monde imaginaire. Le Quatuor y joue des parties d’une sonorité
aride et spectrale qui transmettent une suffocante inquiétude.
In the Penal Colony est divisée en 16 scènes, pendant lesquelles on se sent happé par une mécanique obsessionnelle. Tout
se produit en temps réel, on se retrouve emprisonné dans la toile tissée par Glass.
Chaque scène est introduite par un intermède instrumental qui caractérise de manière prégnante les étapes du récit de Kafka,
et développe les modules répétitifs dont se compose la musique.
Les thèmes musicaux se superposent, créant une structure stratifiée qui utilise avec abondance la polyrythmie. Les modules
répétitifs roulent les uns sur les autres comme les engrenages de la machine de torture, imposant à l’action une évolution
hypnotique et obsessionnelle. Les arpèges virtuoses et les harmonies sont comme les aiguilles de la herse torturant la peau du
condamné à mort, y inscrivant sa faute. Les figures syncopées évoquent l’agitation du condamné. Dans la scène de destruction
de la machine qui met fin à l’horrible tradition, Glass écrit des cascades de notes qui engloutissent tout.
La partition combine drame et introspection dans un dans un équilibre juste au sein duquel le Voyageur et l’Officier n’usent
d’aucun artifice vocal. Ils laissent le discours à sa fluidité et par là même le laissent pénétrer notre inconscient.
Le quintette à cordes offre un langage polychrome, parfois distancié, parfois pure allégorie sonore de la machine. C’est
un paysage d’une extrême nudité qui ouvre l’opéra : éloignement géographique de la colonie, communauté para militaire
déliquescente, sécheresse, aridité du propos musical initial... en cet endroit, la venue d’un éminent personnage vient troubler
l’harmonie et l’apparente stabilité (rythmique) d’une colonie pénitentiaire où l’ordre (sonore) parait inéluctable.