Un nouveau paradigme pour les assurances sociales: la

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Un nouveau paradigme pour les assurances sociales: la responsabilisation capacitante
Léonard Christian
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Directeur de recherche Centre fédéral d’expertise en soins de santé (KCE) Bruxelles
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Professeur invité UCL & Professeur Institut Cardijn LLN
Lorsque les instances dirigeantes patronales et syndicales et les autorités publiques ont décidé
d’organiser, à l’échelle d’une nation, une sécurité sociale qui prendrait en charge les principaux
risques sociaux, chaque partie y retrouvait la prise en considération de ses préoccupations.
L’adhésion n’était pas seulement consciente, elle était explicite. Les décideurs publics de
l’époque ont ainsi organisé la contractualisation sociale à laquelle participaient activement
patrons et travailleurs. Chacun acceptant de céder une partie de sa liberté contre un gain de
sécurité assurée dans le cadre d’une solidarité large.
1. La sécurité sociale : de la responsabilité collective à la responsabilité individuelle
Les écueils qui vont toucher le contrat social vont se développer conjointement de manière
aussi progressive que sa maturation. D’une part, on assistera à une ‘naturalisation’ du contrat
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L’auteur remercie Mylène Botbol-Baum, Marie-Christine Closon et Christian Arnsperger pour leurs commentaires
relatifs à des versions antérieures de parties de cet article. Il reste toutefois seul responsable d’éventuelles erreurs
qui subsisteraient dans cette présente version
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L’auteur s’exprime à titre personnel, ses propos ne traduisent d’aucune manière les conclusions scientifiques des
rapports du KCE ni les recommandations qui sont validées par son conseil d’administration
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social qui devient une sorte d’implicite, d’acquis irrévocable. D’autre part, se développera une
série de critiques liées à son efficacité et à son coût, qui constituent une véritable remise en
cause de la solidarité large et obligatoire.
1.1. La naturalisation du contrat social
Pour définir la ‘naturalisation’ du contrat social, nous partons de l’idée que pour assumer la
responsabilité
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, il faut ‘penser ce que l’on fait’
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et que lors de sa réalisation, le contrat social a
bien été ‘pensé’ par les individus qui ont pris leur responsabilité politique, c’est-à-dire
consciente, active, collective au sens de Arendt. Nous émettons l’hypothèse qu’après un
certain temps, favorisée par une dilution du lien entre l’individu et le système, une
‘naturalisation’ du contrat s’est développée car les individus ont cessé de le ‘penser’. Le contrat
social leur serait apparu comme le résultat d’une période révolue au cours de laquelle les
individus réagissaient de manière ‘instinctive’ (‘naturelle’) afin d’assurer la ‘conservation de
l’espèce’ humaine. Le contrat social aurait donc été perçu comme une construction qui aurait
eu un sens, une utilité à une époque où les individus réagissaient ‘naturellement’ à un besoin
‘naturel’, c’est-à-dire selon les lois de la nature, ce qui est en évidente contradiction avec la
responsabilité politique. La conséquence de cette ‘naturalisation’ c’est l’impossibilité
d’ascription (Truc, 2008), c’est-à-dire d’identification des individus au contrat social, ils ne ‘se
reconnaissent’ plus dans la construction du contrat social. L’assomption n’est donc plus
possible, progressivement les individus n’assument plus ce contrat. Revenir à une
conscientisation de la part des contributeurs et bénéficiaires du système de solidarité nécessite
une reconstruction qui procède inversement au processus de ‘naturalisation’ notamment en
repartant d’une mise en évidence des vulnérabilités partagées, à des degrés divers et sous des
formes certes différentes, par l’ensemble de l’humanité. Nous estimons que la ‘naturalisation’
est à la fois liée aux caractéristiques du système et à une évolution à la fois sociologique et
philosophique de la société occidentale. Au sein de la sécurité sociale, le mode de participation
financière au système des soins de santé visait à la fois à conscientiser le patient aux coûts des
soins de santé et à réduire les dépenses publiques. Il s’agissait des premières traces de la
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‘Assomption chez J. Truc (Truc, 2008), p.25
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J. Truc fait référence au prologue de ‘La condition de l’homme moderne’ (Arendt, 2004), p.38
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responsabilisation financière des patients qui, comparée aux montants alloués, ne semblaient
être ni un réel obstacle à l’accès aux soins, ni une véritable conscientisation de la participation
active à un système de solidarité large. En outre, le mode de financement du système constitué
majoritairement de cotisations sociales retenues par l’employeur à la source ne favorisait pas la
prise de conscience du lien entre ceux qui financent le système et ceux qui en bénéficient.
1.2. Transfert de responsabilité et privatisations implicites
Au fil des crises, la solidarité large passe d’une évidence implicite à une remise en question
explicite. La pression sur les recettes d’une part et la croissance mécanique des dépenses
d’autre part opèrent un « effet ciseaux » qui va générer une responsabilisation financière
croissante des individus. Dans les termes de Mylène Botbol-Baum, on assiste à un ‘transfert de
responsabilité’ essentiellement financier du collectif vers l’individu. Malgré une assise
idéologique et financière fortes, l’assurance maladie n’échappe pas à un mouvement progressif
de transfert de responsabilité. En outre, l’Etat fait glisser sa responsabilité politique vers une
responsabilité morale de l’individu rendu responsable de son état de santé et de la charge qu’il
fait peser sur ceux qui financent le système. On retrouve alors deux glissements concomitants,
l’un directement vers les individus-patients sous la forme d’une hausse des participations
personnelles ou d’une réduction ou même d’une suppression de la couverture de certaines
prestations. L’autre passant par une forme de responsabilité intermédiaire, une sorte de
responsabilité organisationnelle ou sectorielle par laquelle les mutualités et les entreprises ou
secteurs d’activités sont amenés à prendre le relais de la responsabilité politique en
contractant avec le secteur assurantiel privé, des assurances pensions et soins de santé pour
leurs employés. Du côté des dépenses, les tickets modérateurs sont supposés jouer le rôle
d’incitants susceptibles de réduire la consommation de soins non médicalement justifiée. Du
côté du financement, les réductions de cotisations sociales seraient quant à elles de nature à
relancer l’emploi par l’intermédiaire d’une réduction du coût salarial. Nous avons montré
ailleurs l’inefficacité de ce transfert à réduire structurellement les dépenses de santé et son
caractère inéquitable quand il renforce les inégalités de santé (Léonard, 2003a, Léonard, 2003b)
mais aussi l’inadéquation à ‘responsabiliser’ des patients quand les prestataires, bénéficiant de
l’asymétrie d’information, sont en position d’induire la demande de soins (Léonard et al., 2009).
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Il est également utile de s’interroger sur la perméabilité de la population à cette notion de
responsabilité, a-t-elle le ‘vent en poupe’ ?
1.3. Responsabilité individuelle et choix en soins de santé
D’un point de vue empirique, rendre le patient responsable d’un état de santé qu’il n’aurait pas
ré comme un "bon père de famille", en adoptant un comportement sanitairement correct,
peut recueillir une certaine approbation (Léonard, 2000). Par exemple, lors d’une enquête
effectuée en 1995 en Grande-Bretagne, 42% des personnes interrogées estimaient que « les
patients dont le comportement contribue à leur maladie devaient recevoir une priorité plus
faible ». (Bowling, 1996). Une autre enquête, réalisée aux Pays-Bas au début des années 1990,
montrait que 67% des citoyens, 64% des infirmières et 75% des médecins estimaient que le fait
que "la maladie est attribuable au comportement du patient" pouvait servir de critère pour
déterminer les priorités d’accès aux soins de santé (Tymstra and Andela, 1993). L’engouement
en faveur d’une responsabilisation des patients sur la base de leur mode de vie semblait
toutefois moins fort à la lecture des résultats de l’eurobaromètre réalisé en 1998 car seuls 5,4%
des répondants français y étaient favorables alors qu’ils étaient près de 12% à l’accepter aux
Pays-Bas (Mossialos and King, 1999). Par ailleurs, un eurobaromètre réalisé en 2008 montrait
qu’une forte majorité (79%) des européens était favorable à une responsabilisation de la
société dans son ensemble, et non des familles, quant à la prise en charge des malades et
personnes âgées. Nous avons effectué un questionnaire permettant de mettre en évidence
une certaine cohérence interne à un raisonnement responsabilisant. Nous l’avons appliqué
lors d’une conférence donnée dans le cadre de l’université des aînés (UDA) en mars 2010
(Tableau 1). Les résultats ont une valeur purement indicative mais ils montrent, pour
l’échantillon de 317 personnes, que si 71% estiment que l’état de santé est souvent lié au style
de vie (item 1), 63% sont favorables à une couverture des soins qui ne tienne pas compte de ce
style de vie (item 4). Un résultat tout à fait congruent avec les 30% favorables à une liaison
entre style de vie et responsabilisation financière (item 2). Les items 5 et 6 permettent de
mettre en évidence la ‘robustesse’ de la solidarité traduite dans les résultats à l’égard de l’item
4 car 89% des répondants estiment qu’ils ne consomment pas de soins non nécessaires alors
qu’ils se posent plus de questions à l’égard de la pertinence de la consommation des autres. Un
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résultat que l’on retrouve également dans une enquête hollandaise où 78% des répondants
estimaient que les autres utilisent parfois des soins non nécessaires alors qu’ils n’étaient que
11% a ‘avouer’ que cela pouvait leur arriver (Holland et al., 2009). Nous proposons de nous
tourner à présent vers les théorisations de la responsabilité.
Tableau 1 : Résultats d’un questionnaire relatif à la responsabilité des patients
317 questionnaires - Université des
Ainés - 04 mars 2010 - Hommes et
femmes - âge: 22 - 91 ans
Je ne suis
pas du tout
d’accord
Je ne suis pas
d’accord
Je ne suis ni
d’accord ni
pas d’accord
Je suis
d’accord
Je suis tout-
à-fait
d’accord
1. L’état de santé des individus est
souvent lié à leur style de vie
1%
8%
20%
59%
12%
2. Au plus notre style de vie
influence notre état de santé, au
plus nous devrions supporter les
coûts des soins
8%
32%
29%
27%
3%
3. Il est impossible de déterminer
dans quelle mesure les malades
sont responsables de leurs
affections
2%
17%
27%
46%
8%
4. Chacun doit recevoir la même
couverture financière de ses
soins quel que soit son style de
vie
2%
14%
22%
49%
14%
5. J’ai tendance à utiliser des soins
de santé qui ne sont pas vraiment
nécessaires
52%
37%
5%
4%
1%
6. Les autres ont tendance à utiliser
des soins de santé qui ne sont
pas vraiment nécessaires
4%
22%
53%
17%
4%
2. Comment responsabiliser : la réponse des approches post-welfaristes
La société d’opulence a non seulement été incapable de se débarrasser des îlots de pauvreté et
des processus générateurs d’inégalités sociales, elle s’est également avérée incapable d’offrir
les ‘clés du bonheur’ à celles et ceux qui disposent du confort matériel. Les visages
contemporains de la misère humaine imposent donc une réflexion sur les modalités de la ‘vie
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