conception correspond donc à un « emboîtement d’espèces » qui combine des changements
d’apparence avec la conservation de l’essence.
Maillet rejette d’ailleurs explicitement la définition moderne de l’espèce, basée sur la possible
reproduction commune des individus qui en font partie :
« Vous renfermez cependant toutes ces différences sous le genre du même animal, parce
qu’elles se mêlent les unes aux autres. Croyez-vous cependant que toutes les espèces de
singes et de chiens que nous voyons descendent de la même tige ? Mais si l’on donne à ces
espèces une diversité d’origines, pourquoi n’en admettrait-on pas de même dans les
hommes, puisqu’elle n’est pas moins vraisemblable ? »
Autrement dit, selon Maillet, les espèces actuelles, de même que les races qui les constituent,
présentent des origines diverses. Cet auteur se montre même hostile à l’origine commune des races
humaines, qui lui semblent au contraire séparées essentiellement. Elles se transforment néanmoins
en suivant un même chemin, comme si elles se trouvaient à des positions différentes sur une même
échelle. L’historien Peter J. Bowler a représenté graphiquement une telle conception de la
dynamique de la nature, avec des flèches parallèles plus ou moins longues, selon que les germes se
sont incarnés à une époque plus ou moins reculée.
Les idées de Maillet circulent largement dans les cercles naturalistes, mais trouvent peu d’adeptes
au sein de la communauté scientifique, qui impose souvent des limites – fort variables au demeurant
– à ces changements de forme. Il faut néanmoins porter à son crédit l’attention nouvelle portée à la
variabilité des êtres vivants.
Également issue des poèmes d’Ovide (livre XV) et d’autres écrits antiques, la génération spontanée
se moule aussi dans une conception des essences fixes et séparées. Non seulement l’homme
proviendrait ainsi de la terre (ce que l’on retrouve dans Genèse 2, le récit de la création d’Adam à
partir du limon) mais d’autres êtres vivants pourraient alors surgir de la matière inerte, notamment
des cadavres en décomposition. Cette idée correspond à une observation ancestrale, mais
incontrôlée, comme l’a montré Francesco Redi dès le XVIe siècle : en isolant la viande avec une
gaze, il empêche les mouches d’y pondre, d’où l’absence des asticots, que l’on croyait apparus
spontanément. On admettait aussi que les souris pouvaient naître d’une chemise sale, ce qui est
équivalent aux exemples cités par Ovide.
Une telle conception transformiste — au sens où la matière peut subir des transformations de
formes — se retrouve notamment chez Diderot et d’autres auteurs ayant appelé l’attention sur la
variabilité du vivant au XVIIIe siècle, sans être toutefois devenus favorables à l’évolutionnisme, tel
que le suggère notamment Maupertuis, c’est-à-dire l’idée de la dérivation des espèces actuelles à
partir d’une ou de quelques souches originelles.
Le caractère saltatoire, brutal, quasi instantané des métamorphoses
Dans son essai intitulé Les transformations silencieuses, François Jullien place cet a priori de la
pensée occidentale en faveur des révolutions brutales au cœur de la perception du changement. Il
prend surtout ses exemples dans la poésie épique, laquelle privilégie l’action d’éclat, héroïque, mais
il aurait pu se référer aux métamorphoses, qui répondent à la même priorité accordée aux
changements spectaculaires.
Une telle conception saltatoire du changement biologique marque fortement et durablement la
biologie, presque à toutes les époques. Théophraste d’Érèse de Lesbos, élève d’Aristote, évoque les
métamorphoses des plantes. Il admet ainsi que différentes espèces de graminées peuvent surgir à
partir de grains de blé et que certains arbres se métamorphosent spontanément. On retrouve la
même idée chez Albert le Grand (1193-1280) qui affirme de manière erronée que certaines espèces
végétales peuvent se transmuter sous l’influence du sol, de la nutrition ou du greffage. L’orge se
transformerait alors en blé et vice-versa. Le chêne coupé pourrait donner de la vigne. Au XXe siècle,
l’agronome soviétique Trofim Lyssenko soutint encore de telles aberrations, issues d’observations
mal contrôlées.
Plus sérieusement, de nombreux évolutionnistes étaient aussi saltationnistes, comme Maupertuis et
Duchesne, un collaborateur de Lamarck, au XVIIIe siècle ; Thomas Huxley, le « bouledogue de
Darwin », dans les années 1870 ; Hugo de Vries, auteur de la théorie des mutations en 1901 ;