Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège Antibiotiques contre bactéries 11/03/08 Suite à la publication d'un rapport d'experts, l'Union européenne, jusque là très engagée dans le financement de la recherche de nouvelles molécules d'antibiotique, a fait quelque peu marche arrière. Ce rapport estime qu'il vaut mieux empêcher les souches résistantes de se répandre plutôt que d'investir de l'argent public dans la recherche de nouveaux antibiotiques. Jean-Marie Frère et d'autres scientifiques européens répliquent dans un article (1) publié par The Lancet : il faut certes tout faire pour empêcher les souches résistantes de se répandre, mais il faut aussi garder une réplique d'avance sur le monde des bactéries. L'occasion de faire le point sur une lutte sans merci : bactéries contre antibiotiques. Lorsque l'Union européenne a lancé son 6ème programme-cadre de recherche, elle a fait la part belle à un important projet d'étude des mécanismes de défense des bactéries face aux antibiotiques. Ce programme, appelé EUR-INTAFAR, a démarré en février 2005 et se poursuit encore aujourd'hui. Il rassemble 16 laboratoires de recherche disséminés à travers toute l'Europe et est coordonné par l'Université de Liège, plus particulièrement par Jean-Marie Frère, le directeur du Centre d'Ingénierie des Protéines de l'ULg. © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 20 April 2017 -1- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège Depuis le démarrage de ce projet, un groupe d'experts a remis un rapport au parlement européen : Scientific Technology Options Assessment (STOA) report on antibiotic resistance (2). Ils y prônent l'abandon du financement public de la recherche en la matière au profit du développement de la lutte contre la prolifération des souches bactériennes résistantes. A la suite de ce rapport, l'Union a affectivement diminué ses aides à la recherche dans le secteur. Pour Jean-Marie Frère et ses collègues engagés dans cette lutte, c'est une erreur. Certes, il faut tout faire pour empêcher la prolifération des souches résistantes mais il faut aussi poursuivre la recherche pour garder une longueur d'avance sur les bactéries qui ne cessent de s'adapter et de développer de nouvelles défenses : l'expansion spectaculaire des maladies nosocomiales en est une preuve. Or, estime Jean-Marie Frère, ce sont les pouvoirs publics qui doivent financer ce type de recherche, et non l'industrie pharmaceutique. «Le marché global des antibiotiques est passé de 22,6 milliards de dollars en 1996 à 26,9 en 2005 et il devrait être de 28,9 milliards de dollars en 2008, constate Jean-Marie Frère. C'est donc un marché en croissance. Pourtant, l'industrie est en train d'en sortir depuis 1989. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder le nombre de nouvelles molécules approuvées par la FDA (ndlr : Food and Drug Administration, organisme américain qui délivre les autorisations de mise sur le marché des nouveaux médicaments) par période de 5 ans. Cela traduit le fait que beaucoup de grandes firmes sont sorties du domaine. S'il faut investir des sommes importantes dans la recherche -environ 800 millions d'euros pour un nouvel antibiotique-, elles préfèrent le faire dans des maladies chroniques puisque le malade sera obligé de prendre le médicament tous les jours le restant de sa vie. C'est une rente. Or, les règles, les procédures d'agréation de la FDA sont les © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 20 April 2017 -2- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège mêmes dans un cas comme dans l'autre. Un mouvement de contestation existe d'ailleurs aujourd'hui car on estime qu'il est ridicule d'exiger le même degré de sécurité pour un médicament pris tous les jours pendant des années et un antibiotique que, d'habitude, on ne prend que pendant quelques jours.» (1) Chopra I, Schofield C, Everett M, O'Neil A, Miller K, Wilcox M, Frère J-M, Dawson M, Czaplewski L, Urleb U, Courvalin P. Treatment of health-care-associated infections caused by Gram-negative bacteria : a consensus statement. The Lancet infectious deseases, Vol 8, February 2008. (2) Baquero F, Coast J, Frimodt-Moller N, Ropars A-L, Moller Aarestrup F. Antibiotic resistance. Brussels: Scientific and Technological Options Assessment, 2006. http://www.europarl.europa.eu/stoa/ publications/studies/stoa173_en.pdf (accessed Dec.3, 2007) 175.000 morts chaque année en Europe Mais pourquoi continuer la lutte ? Même si les efforts réalisés chez nous dans les hôpitaux commencent à porter des fruits, la situation reste préoccupante et, surtout, elle n'est pas la même partout. Selon l'article du Lancet, chaque année, en Europe, environ 2 millions de patients hospitalisés attrapent une infection nosocomiale, fatale pour environ 175.000 d'entre eux. «Sans oublier, précise Jean-Marie Frère, un surcoût important pour les systèmes de sécurité sociale : un malade infecté doit rester environ une à deux semaines de plus à l'hôpital». Et si le Nord de l'Europe est plus épargné que le Sud, c'est encore pire ailleurs, en Afrique et en Chine particulièrement. Comment expliquer cette résistance? La différence d'un pays à l'autre fournit déjà un élément d'explication : elle dépend essentiellement de l'utilisation des antibiotiques. Si celle-ci est raisonnable et rationnelle, elle reste dans des limites correctes. Dans le cas contraire, des taux de résistance importants sont atteints. Il est admis aujourd'hui que plus on prescrit des antibiotiques, plus on accroît la résistance des bactéries. Un phénomène dont médecins et patients se partagent la responsabilité. Les uns prescrivent, mais les autres exercent souvent une très forte pression pour qu'il en soit ainsi et ne suivent pas les prescriptions en arrêtant le traitement trop tôt. © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 20 April 2017 -3- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège Il existe un autre facteur explicatif : la disponibilité des différents types d'antibiotiques. Si on ne se base que sur un seul antibiotique ou une seule classe, la résistance à ceux-ci augmente vite. Dans certains pays par contre, comme aux Pays-Bas, il existe un système de «cyclage» dans les hôpitaux. En routine, un ou deux antibiotiques sont utilisés ; quand la résistance augmente, d'autres prennent leur place. Ce n'est évidemment pas possible dans tous les pays, particulièrement dans les pays les plus pauvres. Enfin, un dernier facteur explique la résistance des bactéries, mais il est en voie de disparition en Europe : l'utilisation des antibiotiques dans l'alimentation du bétail. Il existe certes un risque, mineur, de contamination de l'homme par des traces d'antibiotique qui subsisteraient par exemple dans le lait ou la viande. Mais le vrai danger est la sélection de souches résistantes chez l'animal, lesquelles peuvent être transférées à l'homme. Ou du moins, elles peuvent transférer leurs caractéristiques de résistance à des bactéries pathogènes humaines. La sélection des plus aptes Exercer une pression environnementale quelconque -et l'administration d'antibiotiques en est une-, se traduit par la sélection des plus aptes. Chez les bactéries, cela se fait très rapidement à cause de leur vitesse ahurissante de reproduction. Si un événement a une chance sur un milliard de se produire, il va se passer puisque, en quelques heures, une seule bactérie va en donner un milliard d'autres si les conditions de culture sont bonnes. Pour rare qu'elle puisse être, la mutation d'une bactérie non résistante en bactérie résistante se produit donc fréquemment. © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 20 April 2017 -4- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège Les modes d'acquisition de la résistance sont, pour l'essentiel de deux types. Le premier est la sélection de souches qui possèdent des caractères de résistance originaux. On voit aujourd'hui apparaître des souches qui fabriquent des enzymes de résistance qu'on n'avait jamais vus auparavant, ni eux ni de proches parents. Des enzymes, appelés Béta-lactamases, qui détruisent les pénicillines sont ainsi apparus. Bien entendu, ces enzymes s'adaptent eux-mêmes aux familles d'antibiotiques : au cours de ces dernières années, à l'introduction des céphalosporines (une famille de pénicillines), a répondu l'apparition de mutants d'enzymes connus. Mais on a aussi vu sélectionner des enzymes tout à fait différents, avec seulement 25 à 30% d'acides aminés communs avec ceux qu'on connaissait. Ils ne peuvent donc pas descendre de l'hôte par des mutations récentes. «La divergence génétique s'est faite il y a sans doute plusieurs milliers d'années, explique Jean-Marie Frère. Ces enzymes ont été trouvés dans des bactéries non pathogènes présentes dans l'environnement. Personne ne s'explique pourquoi certains microorganismes possèdent naturellement ces gènes de résistance car la concentration naturelle d'antibiotiques dans la nature est faible. Tellement faible d'ailleurs, que Fleming lui-même disait que fabriquer la pénicilline est si difficile et si long que les résultats ne justifiaient pas les efforts nécessaires pour l'obtenir …» L'autre mécanisme de mutation est le transfert horizontal entre espèces. C'est un problème nouveau et qui peut se révéler important pour l'homme. Lorsqu'un malade avale une dose d'antibiotique, une bonne partie se retrouve dans l'intestin. La prise d'antibiotiques y favorise donc la sélection de bactéries non pathogènes résistantes puisque les autres ont été éliminées. Mais il arrive que l'une ou l'autre bactérie pathogène -elles ne sont jamais toutes tuées par l'antibiotique- hérite des caractères de résistance. Ceux-ci vont alors se répandre dans les bactéries pathogènes qui vont devenir insensibles à l'action des antibiotiques. C'est ce qui se passe dans les hôpitaux où des champions de la résistance finissent par être sélectionnés. Une panoplie complète Comprendre comment les bactéries les plus aptes passent leurs caractéristiques aux autres est une chose. Mais comment sont-elles devenues aptes à se défendre contre les antibiotiques ? Elles ont recours à quatre grands mécanismes selon l'antibiotique utilisé : elles détruisent l'antibiotique, elles se déguisent pour qu'il ne les reconnaisse pas, elles l'empêchent d'entrer ou s'il entre, elles le rejettent dehors ! © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 20 April 2017 -5- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège Le moyen le plus efficace est la destruction de l'antibiotique par des enzymes que la bactérie produit. Mais cela n'est pas toujours possible. Ainsi, on n'a pas encore trouvé de bactéries capables de produire des enzymes susceptibles de détruire par exemple les quinolones et les oxazolidinones, les toutes dernières générations d'antibiotique introduites sur le marché, qui ne sont pas des produits naturels (hélas, dans ce cas, les bactéries utilisent un autre moyen pour résister, voir ci-après). Par contre, la pression exercée sur les pénicillines et autres composés de cette famille a été telle qu'on recense aujourd'hui plus de 400 bêtalactamases (enzymes) différentes, susceptibles de détruire ce type d'antibiotiques . Et d'autres mutations peuvent conduire à une surproduction incontrôlée de certaines bêta-lactamases, ce qui rend la bactérie résistante même à des composés que l'enzyme, en concentration normale, ne détruit pas très bien. Faut-il en conclure que la pénicilline doit être abandonnée ? Pas nécessairement. La situation est très préoccupante dans certains hôpitaux, mais en dehors de ceux-ci, les problèmes sont moins graves, du moins pour l'instant. © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 20 April 2017 -6- Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège Plus subtil : la modification de la cible de l'antibiotique. La bactérie parvient à modifier la partie d'ellemême où intervient l'antibiotique de telle sorte qu'elle continue à fonctionner, à vivre mais qu'elle n'est plus reconnue par l'antibiotique. Pour le professeur Jean-Marie Frère, «cela demande de la part de la bactérie de faire de la fine dentelle car l'antibiotique atteint la cible dans sa partie fonctionnelle. C'est le cas du MRSA (staphylocoque doré résistant à la méthicilline) bien connu des médecins.» Le troisième mécanisme de défense développé par les bactéries est la modification des barrières de perméabilité. Pour pénétrer dans la bactérie, l'antibiotique «triche» et utilise les canaux empruntés par d'autres molécules. La bactérie modifie alors sa perméabilité de telle sorte que l'antibiotique pénètre beaucoup plus lentement, au contraire des substances nutritives par exemple. Mais cette technique a des limites : la bactérie ne peut en effet s'isoler complètement sinon elle meurt ou entre en léthargie. Tout est donc une question de taille de molécule et de sélectivité de la «porte d'entrée». Le dernier mécanisme est celui des pompes de rejet. La thermodynamique nous apprend qu'une molécule migre spontanément d'un endroit où la concentration est la plus forte vers l'endroit où elle est la plus faible. Les molécules externes à la bactérie y entrent spontanément parce que les bactéries constituent un lieu de concentration moindre que le milieu dans lequel elles baignent. Certaines bactéries ont alors développé un système de pompe qui rejettent les molécules d'antibiotique qui entrent. C'est le phénomène qui est à l'œuvre avec les antibiotiques de la famille des quinolones. Beaucoup d'espoirs avaient été fondé sur eux, justement parce qu'ils sont des produits de synthèse : on pouvait dès lors espérer que les bactéries ne disposent pas de mécanisme de résistance face à ces hôtes d'un genre nouveau. Hélas, elles ont trouvé : elles les expulsent tout simplement ! On le voit, les bactéries ont développé des stratégies diverses pour résister. Pour Jean-Marie Frère et les autres signataires de l'article, il ne fait donc aucun doute que la recherche doit continuer afin de garder une longueur d'avance sur les bactéries. Car malgré toutes les précautions prises, il arrivera sans doute un moment où une nouvelle bactérie, encore plus résistante, se répandra en milieu hospitalier. © Université de Liège - http://reflexions.ulg.ac.be/ - 20 April 2017 -7-