ÉTOPIA | PHILOSOPHIE DE LA NATURE| 144 145 | LA NATURE À L’ÉPREUVE DE L’ANTHROPOLOGIE
veiller à ne pas y voir un signe de la soi-disant barbarie médiévale,
d’une époque où des «seigneurs féodaux» tout-puissants traitaient
hommes et animaux avec un même dédain sanguinaire. L’exemple
de la truie de Falaise montre que les proximités entre homme et
animal étaient largement acceptées et incorporées socialement, y
compris dans le domaine de la justice. La domination sociale la plus
ecace est de loin celle qui est légitimée par des représentations
incorporées par les dominés eux-mêmes20. S’il ne s’agit pas de nier
la violence des sociétés médiévales (du reste partagée par toutes les
sociétés pré-modernes), il ne faut pas pour autant expliquer tout
son équilibre social par la brutalité des dominants. Les sociétés
médiévales ont été bien plus complexes que cela. Si le recours à la
violence a toujours fait partie des solutions possibles et socialement
acceptées, de nombreuses institutions complexes régissaient la vie
entre humains sans verser de sang. Céder à une lecture fantasmatique
d’un Moyen Âge légendaire, fait de seigneurs cruels et injustes, c’est
s’empêcher d’observer le système social médiéval avec ses mécanismes
de domination basés sur l’adhésion du paysan et l’incorporation de
l’idéologie par les dominés21.
La chasse est également un thème intéressant pour aborder la
question de l’accès aux ressources dans les sociétés médiévales. Non
seulement les communautés rurales voulaient accéder aux forêts
réservées au seigneur pour la chasse mais, plus largement, l’usage
des terres non cultivées provoquait une tension sociale énorme.
Dans cette perspective, on peut, à la suite de Joakim Radkau, faire
appel à l’idée de durabilité22. Dans un article consacré à l’histoire
du concept de développement durable et à sa place en histoire de
l’environnement, cet historien allemand a souligné que la tension
vers une utilisation durable des ressources naturelles a été formu-
20 Sur l’articulation entre violence et consentementdans les rapports de domination sociale : Maurice GODE-
LIER, L’idéel et le matériel: pensée, économies, sociétés, Paris, 1989, pp. 205-215.
21 Voir les réexions formulées par Joseph MORSEL en introduction à son ouvrage L’aristocratie médiévale. La
domination sociale en Occident (Ve-XVe siècle), Paris, 2005, pp. 3-7.
22 Joakim RADKAU, «Nachhaltigkeit» als Wort der Macht. Reexionen zum methodischen Wert eines umweltpo-
litischen Schlüsselbegris, dans François DUCEPPELAMARRE, Jens Ivo ENGELS (éd.), Op. cit., pp. 131-136.
avec l’humain que celle que nous lui accordons. L’exemple des
procès d’animaux est évidemment particulièrement frappant. Il
permet de montrer comment durant le Moyen Âge des institutions
qui nous paraissent fondamentalement humaines - la justice laïque
ou religieuse - pouvaient également concerner les animaux. On le
voit aisément, au-delà du débat philosophique ou théologique, les
relations de l’homme avec ceux qui l’entourent sont directement
inuencées par nos représentations. Il nous faut donc renoncer à
penser systématiquement les rapports entre homme et animal à
travers cette catégorisation binaire. Pour assurer l’intelligibilité
des faits observés, il faudrait plutôt privilégier - au moins dans un
premier temps - une approche plus souple et plus neutre, cherchant
à observer et caractériser les relations entre des êtres.
Dans cette perspective, l’histoire de l’environnement des sociétés
occidentales pré-modernes devra intégrer notamment la question du
pouvoir et de la domination sociale17. La chasse permet d’illustrer
cette armation. Elle a été, dès le VIIème siècle, une activité nécessitant,
impliquant, signiant et justiant la domination aristocratique18. Dès
l’époque mérovingienne, la chasse du grand gibier (cervidés…) a en
eet été réservée à la royauté et aux élites alors que dans le monde
romain chacun y avait accès. La limitation de l’accès aux ressources et
la déambulation à travers champs, bois et landes de grands cortèges
aristocratiques symbolisent bien la domination sur les hommes et
sur l’espace. De plus, les sources médiévales rapprochent fréquem-
ment le droit seigneurial de chasser et la capacité de poursuivre des
malfrats et de rendre la justice. François Dieppe-Lamarre a montré
qu’il ne s’agissait pas simplement d’une métaphore. En temps de
guerre, ou lorsqu’on poursuivait un malfaiteur, «l’homme deven[ai]t
un prédateur et une proie pour l’homme»19. Une fois encore, il faut
17 C’est une des idées centrales exprimées dans les récents actes d’un colloqueconsacré à l’environnement et au
pouvoir : François DUCEPPE-LAMARRE, Jens Ivo ENGELS (éd.), Umwelt und Herrscha in der Geschichte,
Munich, 2008.
18 La bibliographie est énorme. On retiendra principalement l’article sub verbo «chasse» de Joseph MORSEL dans
Claude Gauvard, Alain de Libera, Michel Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, 2002, pp. 271-272.
19 F. DUCEPPE-LAMARRE, Chasser ou être chassé au Moyen Âge, dans François Duceppe-Lamarre, Jens Ivo
Engels (éd.), op. cit., p. 53.