D OSSIER LaRevueDurable N°55 Pascal HUGO, [email protected] LRD Une campagne aux conséquences massives pour la société 54 La campagne de désinvestissement des entreprises d’énergies fossiles est très efficace, mais elle met le système économique sur la sellette : une sortie progressive des énergies fossiles ne le laissera pas indemne. Ce point est essentiel à relever, car il est impératif de réfléchir et de se préparer à ses conséquences, notamment macroéconomiques. Non, la transition énergétique ne passera pas inaperçue ! « Nous savons ce qu’il nous reste à faire. Maintenant que nous avons épluché l’oignon, nous arrivons au cœur des choses. A partir de ce soir, nous allons directement affronter l’industrie des combustibles fossiles », déclare Bill McKibben, fin 2012, dans Do the Math, le film qui a servi de support au lancement de la campagne de désinvestissement dans les universités états-uniennes. Cette campagne, qui a pour grand mérite de s’attaquer directement à la production excessive d’hydrocarbures et à ses premiers responsables, les entreprises d’énergies fossiles, tranche par son extrême efficacité : elle vise dans le mille. Son raisonnement, très simple, est que pour faire naître un système énergétique bas carbone, il faut commencer par s’assurer qu’on est bien en train de se débarrasser de l’ancien. Pour cela, Bill McKibben a une méthode : « La seule chose dont se soucie l’industrie fossile est l’argent, observe-t-il. On va donc s’attaquer à l’argent. Vous voulez nous prendre notre planète et notre avenir ? Nous allons prendre votre argent », explique-t-il dans Do the Math. La démarche fait mouche. Elle présente cependant des failles et des risques. Trop simple Par exemple, l’agence financière Bloomberg fait ce constat très juste : « Les actifs dans l’énergie propre ne sont aujourd’hui pas assez grands pour absorber les importantes quantités de capital susceptibles d’être désinvesties des énergies fossiles. » Jusque-là tout va bien. Mais elle poursuit en mettant en avant « des secteurs qui représentent des milliers de milliards de dollars qui pourraient accueillir les dollars désinvestis. » Ah oui ? Et quels secteurs ? Réponse : l’informatique, la pharmaceutique, l’agroalimentaire, l’ingénierie, l’immobilier, l’automobile. Cette proposition est parfaitement inepte. La planète doit remplacer son système énergétique par un système moins polluant. En quoi investir dans Microsoft, Novartis, Nestlé ou les constructeurs automobiles va-t-il aider à atteindre ce but ? Ces multinationales dépendent elles-mêmes fortement des énergies fossiles ! De nombreux leaders du secteur de l’ingénierie, par exemple, fabriquent des moteurs diesel et/ou des machines nécessaires à l’extraction minière. Ce rapport absurde donne une bonne idée de la manière dont le secteur financier aborde le sauvetage de la maison Terre. Englué dans ses « indices » et ses modèles de gestion de risque et de rentabilité, il ignore le monde réel. Plus grave, une vision purement financière du problème revient à poser que les plus riches détiennent les clefs de l’avenir. Ce qui signe la fin de la démocratie. La campagne Désinvestir-Investir induit en erreur quand elle véhicule l’idée simpliste qu’il suffirait de retirer ses billes d’ExxonMobil, d’E.ON ou de Total pour les placer chez EdiSun ou Vestas. Et tout pourrait continuer comme avant ? Le changement incolore et inodore ? Encore un peu et il passerait inaperçu ! Cela ne peut pas être aussi simple : une sortie organisée des énergies fossiles signifie une transition énergétique, c’est-à-dire un véritable projet alternatif de société, dont les implications majeures sont à définir et à décider au cours d’une discussion démocratique forte susceptible de générer une large adhésion des populations, elle aussi absolument nécessaire. Sans transformation profonde de la structure économique ni soutien populaire à cette avancée, le mouvement Désinvestir-Investir risque de gonfler une bulle solaire ou renouvelable avant d’avoir réellement dégonflé la bulle carbone. Et le tout risque de très mal finir. Exercice salutaire Une transition énergétique vers les énergies renouvelables digne de ce nom aura de profondes conséquences économiques. Tim Jackson cite une étude d’économistes italiens qui modélise ses effets macroéconomiques. L’un de ces effets est que la croissance va sûrement ralentir, car le rendement financier des énergies renouvelables est inférieur à celui des énergies fossiles (Jackson, 2010). Dans le système économique actuel, une telle évolution mettrait les Etats, les entreprises et les particuliers endettés dans une impasse. « L’accroissement incessant du service de la dette pour les Etats, les régions, les entreprises et les particuliers constitue le mécanisme par excellence qui pousse l’économie dans son ensemble dans une croissance forcée », relève l’économiste Christian Arnsperger (2010). Conclusion : « La transition nécessite une monnaie – ou des monnaies – non bancaires et démocratiques. » Cocréateur de Tera, Frédéric Bosqué suit exactement le même raisonnement : croissance et endettement sont liés comme les deux doigts de la main et l’une des solutions à l’un comme à l’autre est la relocalisation de monnaies associées aux initiatives citoyennes, notamment en vue d’atteindre l’autonomie énergétique, placées au centre d’une politique publique qui régénère le corps social (Bosqué, 2015). LaRevueDurable N°55 DO S S I E R Pascal HUGO, [email protected] Une grande première ! Pour que la production change, il faut aussi saisir l’autre bout de la chaîne des responsabilités, c’est-à-dire les styles de vie. Cette dimension de la transition reste essentielle. Le changement personnel est au cœur de la construction d’une autre économie, condition elle-même sine qua non du maintien d’un climat adapté aux humains. La campagne Désinvestir-Investir peut d’ailleurs être vue comme un aiguillon pour convaincre de changer de mode de vie : sans charbon, pétrole ni gaz, il faudra bien se résoudre, là aussi, à faire autrement. © Steve Dipaola / greenpeace Cette campagne est en train de réussir à secouer l’industrie fossile. Une grande première ! Le charbon vacille. Le gaz et le pétrole pas encore tout à fait. Aussi faut-il peser toujours plus et soutenir à fond toutes les actions qui barrent la voie aux projets fossiles surdimensionnés en Allemagne, en Australie, en Pologne, en Equateur, au Royaume-Uni, au Canada, en Inde, aux Etats-Unis, en Suisse, en France et partout ailleurs. Et pour éviter le piège des simplifications, toutes ces luttes locales sont à raccorder aux avancées pour construire activement un monde post carbone. ■ 29 juillet 2015. Treize volontaires de Greenpeace se suspendent au pont Saint-John, sur la rivière Willamette, à Portland, sur la côte ouest des Etats-Unis, pour bloquer le brise-glace Fennica en partance pour la mer de Tchouktches, dans l’Arctique, où l’entreprise Shell a besoin de ses services. Mais bien sûr, les Etats sont à des annéeslumière de réfléchir ainsi. Des documents sortis de l’ombre au Royaume-Uni illustrent ce hiatus. Au pic de la crise de BP, au moment du feuilleton de l’accident de la plate-forme Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique, en 2010, le Gouvernement britannique, imperturbable, se démenait en coulisses pour aider cette entreprise à signer un partenariat avec Rosneft, géant pétrolier propriété de l’Etat russe, pour exploiter de nouveaux gisements offshore en… Arctique. Par accointance. Par crainte aussi de déstabiliser le système des retraites : à l’époque, les actions de BP représentent 1,5 % des investissements des fonds de pension britanniques, mais 7 % de leurs revenus (Lawrence et Davies, 2015). Autrement dit, même si, physiquement, le modèle actuel conduit au pire, les dirigeants préfèrent cette voie du pire que d’avoir à inventer un modèle économique alternatif capable de préserver la biosphère et l’avenir. C’est un choix. Et c’est là où McKibben a raison : le seul moyen semble-t-il de contrer ce choix est de couper l’herbe – l’argent ! – sous le pied de l’industrie fossile. Transformer les investissements dans le pétrole arctique et dans tous les hydrocarbures en excès en actifs bloqués revient à supprimer l’option fuite en avant. Ce qui paraît le meilleur moyen d’acculer les gouvernements, de les forcer à réfléchir autrement, de les obliger à chercher une vraie voie de sortie, c’est-à-dire un autre modèle – même si cela est très difficile et même s’ils détestent de toute évidence cet exercice pourtant salutaire. BIBLIOGRAPHIE Arnsperger C. Monnaie, dette et croissance sans prospérité : portée et limites du tournant jacksonnien. Dans : Autour de Tim Jackson. Etopia n°8, décembre 2010. Bloomberg. Fossil Fuel Divestment : A 5 Trillion Dollars Challenge, en ligne, 2014. Bosqué F. Tera, le laboratoire citoyen qui réunit tous les leviers de la métamorphose, LaRevueDurable n°54, mars-avril-mai 2015, pp. 9-15. Jackson T. Prospérité sans croissance. Bruxelles, De Boeck, 2010. Lawrence F, Davies H. Revealed: BP’s Close Ties with the UK Government. The Guardian, 20 mai 2015. 55