3. 3 - La spéciation La notion d`espèce est d`autant plus importante

3. 3 - La spéciation
La notion d'espèce est d'autant plus importante en biologie qu'elle constitue
l'unité taxinomique fondamentale évolutive la plus évidente pour tous. Son utilisation
dans plusieurs domaines de la biologie en précise l'intérêt :
- Les taxinomies et les systématiques reposent souvent sur la notion d'espèce.
- Le raisonnement génétique est fondé sur la transmission d'allèles chez des
individus d'une même espèce et rarement au niveau du genre ou de la famille.
- L'étude de l'évolution se rapporte à celle de l'espèce.
- L'écologie utilise abondamment la notion d'espèce : reconstitution de réseaux
trophiques, prévisions des conséquences de pollutions, lutte biologique ou non
contre des ravageurs...
- La recherche médicale, en parasitologie par exemple, repose sur une définition
très précise de l'espèce. C'est ainsi que la recherche d'un vaccin antimalaria a
permis de reconnaître six espèces jumelles, chez le Moustique vecteur
(Anopheles maculipennis). Elle a pu alors continuer à progresser en apportant de
nouvelles informations épidémiologiques.
Ce chapitre étudie la spéciation, c'est-à-dire les processus qui conduisent à
l'apparition de nouvelles espèces. Mais, avant d'envisager les modèles et les
mécanismes de la spéciation, il est nécessaire tout d'abord de préciser quels sont les
critères utilisés pour définir l'espèce.
3.3.1 - Les critères spécifiques et leur discussion
La notion d'espèce repose sur plusieurs critères : morphologique, biologique,
écologique et cladiste, qui permettent de la cerner.
Le concept morphologique
À partir de leurs caractéristiques, les individus sont classés en catégories distinctes : la
ressemblance morphologique semble un critère suffisant pour déterminer
l'appartenance d'un organisme à une espèce. La description d'un premier spécimen
(holotype), appuyée parfois par celle d'un deuxième (paratype), est inévitable pour
définir une espèce. En paléontologie, ce concept est fondamental ; les fossiles ne
livrent, en effet, que des informations morpho-anatomiques utilisées pour distinguer les
espèces entre elles. L'étude de l'évolution des espèces comporte obligatoirement celle
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des fossiles ; leur morphologie est donc importante à double titre, pour déterminer les
espèces paléontologiques et pour reconstituer des phylogénies.
Ces deux buts sont atteints par des méthodes statistiques qui déterminent et
apprécient les domaines de variabilité : soit ils se recouvrent et les populations
appartiennent à la même espèce ; soit ils se chevauchent partiellement et les
populations constituent des espèces ou des sous-espèces distinctes. Ce concept si
facile à appréhender suscite quelques remarques.
La détermination des espèces fossiles et celle de leur phylogénie est sujette à
caution par manque de critères objectifs ; elle dépend beaucoup des caractères
utilisés, du choix et de la puissance de l'outil statistique employé, et enfin de
l'appréciation du chevauchement tolérable avant de déclarer des populations
conspécifiques, c’est-à-dire monospécifiques.
D'un emploi très pratique, le concept morphologique correspond à la notion
intuitive de l'espèce. Mais il doit être renforcé, si possible, par d'autres critères (voir ci-
dessous), car il manque parfois de fiabilité. Des groupes dissemblables appartiennent
parfois à une même espèce, c'est le cas des Perches arc-en-ciel américaines
(Sunfish), dont le polymorphisme est très accentué. À l'inverse, des groupes
morphologiquement semblables ne sont pas nécessairement de la même espèce ;
c'est le cas des espèces jumelles.
Par exemple, les Drosophiles d'Amérique Centrale et du Sud étaient regroupées dans
l'espèce Drosophila pseudoobscura. Mais des croisements entre souches d'origine
différente donne une première génération (F1) dont les mâles sont presque tous
stériles et les femelles très souvent fertiles. Les croisements entre des femelles F1 et
des mâles de type parental donnent des résultats divers : mortalité larvaire importante,
longévité et vigueur sexuelle des imagos très diminuées. Finalement, les naturalistes
ont réparti ces Drosophiles en deux groupes distincts, appelés « A » et « B », car ils
étaient incapables de les différencier morphologiquement. Dans les localités les
deux espèces cohabitent, on ne rencontre aucun animal qui puisse être interprété
comme hybride.
Une étude minutieuse de ces deux types de Drosophiles révèle des différences
morphologiques, caryotypiques, biochimiques et éco-étho-physiologiques :
- la nature des systèmes enzymatiques,
- leur caryotype et leur génotype,
- des décalages chronologiques dans leur développement,
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- la périodicité de leur activité : « A » est plus actif l'après-midi, alors que « B » est
actif le matin,
- la forme de leurs organes copulateurs et de leurs ailes,
- leur parade nuptiale. Les fréquences des sons émis par les vibrations alaires des
mâles « A » et « B » sont différentes et elles stimulent préférentiellement les
femelles de leur espèce respective.
Le brassage génétique entre les deux catégories est impossible ; la divergence
génétique des Mouches « A » et « B » est déjà bien amorcée et elle ne peut que
s'accentuer irréversiblement. Les deux catégories de Drosophiles constituent alors
deux unités évolutives que l'on considère comme deux espèces distinctes :
D. pseudoobscura et D. persimilis.
Cet exemple montre que la notion d'espèce ne peut pas reposer entièrement sur
des ressemblances morphologiques ; dans tous les cas, on en vient à discuter de
croisements. Le concept biologique utilisé pour définir l'espèce semble aujourd'hui
indispensable.
Le concept d’espèce évolutive
En paléontologie, les chercheurs ont également besoin pour définir les espèces de la
notion du temps. C’est pourquoi, dans Principles of Animal Taxinomy (1961),
G. SIMPSON a défini son espèce évolutive comme étant « une lignée (…) évoluant
séparément des autres avec ses propres rôles et tendances évolutives. »
Selon Niels BONDE dans « L’espèce et la dimension du temps » (Biosystema 19,
Systématique et Paléontologie, 2001 29-62), les notions de « rôle » et de
« tendances », difficiles à cerner, deviennent de plus arbitraires et subjectives quand
on veut leur donner une dimension temporelle. Pour améliorer la définition, N. BONDE
propose de concilier le concept de G. SIMPSON avec le concept cladiste (voir infra) de
W. HENNIG en remplaçant « ses propres rôles » par « sa position phylogénétique » et
« tendances évolutives » par « tendance vers la cohérence ».
Le concept biologique reproductif
- Sa définition
Le concept biologique reproductif est déjà admis par d'anciens naturalistes, dont
John RAY Qui souligne, dans Historia plantarum (1686), l'importance des graines qui
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perpétuent les caractères distinctifs de l'espèce. Georges BUFFON (1707-1788), dans
son Histoire naturelle (1749), reconnaît que l'espèce est constituée d'individus
interféconds. Ce concept a été réactualisé, principalement, par Ernst MAYR (1904-
2005) : l'espèce est un ensemble de populations naturelles véritablement ou
potentiellement interfécondes, isolées d'autres groupes comparables avec lequel il ne
se reproduit pas. Pour E. MAYR et d'autres biologistes, l'évolution concerne non pas un
seul individu, mais des populations, et l'interfertilité est vraiment une des
caractéristiques fondamentales de l'espèce. La séparation des espèces est réalisée
lorsque l'isolement reproductif est total. La conception biologique de l'espèce fait
aujourd'hui presque l'unanimité, dans la mesure elle inclut une propriété biologique
réelle : la reconnaissance spécifique des partenaires sexuels.
- Les barrières reproductives
L'isolement reproductif est assuré par des barrières biologiques qui s'opposent
aux mélanges entre espèces différentes. Les barrières prézygotiques, qui
interviennent en faveur d'un isolement reproductif, empêchent les croisements, et les
barrières postzygotiques, mises en place après la fécondation ou la formation du
zygote, empêchent la survie ou le développement ultérieur de l'embryon. On utilise
parfois les termes de barrières pré- et postcopulatoires.
Fig. 3.24
Les différences signalées au sujet des Drosophiles jumelles, excepté la stérilité
des hybrides mâles, constituent autant de barrières prézygotiques. Elles procurent aux
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espèces naissantes l'isolement reproductif qui leur est nécessaire pour se perpétuer. Il
peut s'y ajouter aussi une inappétence sexuelle entre mâle et femelle de deux sous-
populations, qui est la conséquence d'un système de communication différent. Les
stimulus sexuels n'ont alors plus la même signification. Les périodes de reproduction
sont parfois décalées dans le temps.
- Le flux génique
L'isolement reproductif permet le maintien de l'identité de l'espèce. Lors des
croisements, les gènes circulent constamment parmi les membres de l'espèce, de
génération en génération. Le flux génique, ainsi formé, réduit les différences locales et
il suffit à maintenir les caractères spécifiques autour d'un type moyen. D'après
E. MAYR, le flux génique est le principal facteur de cohésion spécifique et il assure
aussi la stabilité relative des frontières de l'espèce. À la suite d'une migration, seuls
quelques pionniers frontaliers peuvent acquérir de nouvelles caractéristiques.
- Les limites du concept
Julian HUXLEY (1887-1975) s'oppose à E. MAYR, car il considère que la définition
de l'espèce ne peut reposer sur le seul critère biologique ; il faut y inclure la taxonomie,
la statistique, la physiologie, l'écologie, l'éthologie et la génétique.
La mise en application du concept reproductif soulève des difficultés pratiques,
par exemple, lors de la découverte d'une nouvelle espèce ou de formes
géographiquement isolées, dites allopatriques. Les biologistes, les zoologistes peut-
être plus que les botanistes, savent bien que la preuve d'un isolement reproductif est
rarement apportée : la description de l’holotype est fondamentale pour définir une
nouvelle espèce. Le classificateur ne se livre presque jamais à des expériences de
croisements au laboratoire ni à des observations d'hybridisme sur le terrain. Des
formes proches sont considérées parfois conspécifiques, bien qu'elles forment des
populations isolées. J. GÉNERMONT remarque qu'il en est ainsi du Chamois alpin et de
l'Isard pyrénéen, réunis dans l'espèce Rupicapra rupicapra, alors que leur interfertilité
ne puisse être testée naturellement et ne l'ait peut-être pas été expérimentalement. Le
Gorille (Gorilla gorilla) présente la situation semblable ; l’espèce comprend deux
populations séparées, les Gorilles de montagne et les Gorilles de plaine, qui ne se
croisent pas, mais elles sont toujours réunies dans un même taxon.
Lorsque l'interfertilité est testée, les résultats bousculent les idées reçues. On a
cru jusqu'à la première moitié du XXe siècle que l'hybridation entre espèces voisines
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