3. 3 - La spéciation La notion d`espèce est d`autant plus importante

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3. 3 - La spéciation
La notion d'espèce est d'autant plus importante en biologie qu'elle constitue
l'unité taxinomique fondamentale évolutive la plus évidente pour tous. Son utilisation
dans plusieurs domaines de la biologie en précise l'intérêt :
- Les taxinomies et les systématiques reposent souvent sur la notion d'espèce.
- Le raisonnement génétique est fondé sur la transmission d'allèles chez des
individus d'une même espèce et rarement au niveau du genre ou de la famille.
- L'étude de l'évolution se rapporte à celle de l'espèce.
- L'écologie utilise abondamment la notion d'espèce : reconstitution de réseaux
trophiques, prévisions des conséquences de pollutions, lutte biologique ou non
contre des ravageurs...
- La recherche médicale, en parasitologie par exemple, repose sur une définition
très précise de l'espèce. C'est ainsi que la recherche d'un vaccin antimalaria a
permis de reconnaître six espèces jumelles, chez le Moustique vecteur
(Anopheles maculipennis). Elle a pu alors continuer à progresser en apportant de
nouvelles informations épidémiologiques.
Ce chapitre étudie la spéciation, c'est-à-dire les processus qui conduisent à
l'apparition de nouvelles espèces. Mais, avant d'envisager les modèles et les
mécanismes de la spéciation, il est nécessaire tout d'abord de préciser quels sont les
critères utilisés pour définir l'espèce.
3.3.1 - Les critères spécifiques et leur discussion
La notion d'espèce repose sur plusieurs critères : morphologique, biologique,
écologique et cladiste, qui permettent de la cerner.
Le concept morphologique
À partir de leurs caractéristiques, les individus sont classés en catégories distinctes : la
ressemblance
morphologique
semble
un
critère
suffisant
pour
déterminer
l'appartenance d'un organisme à une espèce. La description d'un premier spécimen
(holotype), appuyée parfois par celle d'un deuxième (paratype), est inévitable pour
définir une espèce. En paléontologie, ce concept est fondamental ; les fossiles ne
livrent, en effet, que des informations morpho-anatomiques utilisées pour distinguer les
espèces entre elles. L'étude de l'évolution des espèces comporte obligatoirement celle
197
des fossiles ; leur morphologie est donc importante à double titre, pour déterminer les
espèces paléontologiques et pour reconstituer des phylogénies.
Ces deux buts sont atteints par des méthodes statistiques qui déterminent et
apprécient les domaines de variabilité : soit ils se recouvrent et les populations
appartiennent à la même espèce ; soit ils se chevauchent partiellement et les
populations constituent des espèces ou des sous-espèces distinctes. Ce concept si
facile à appréhender suscite quelques remarques.
La détermination des espèces fossiles et celle de leur phylogénie est sujette à
caution par manque de critères objectifs ; elle dépend beaucoup des caractères
utilisés, du choix et de la puissance de l'outil statistique employé, et enfin de
l'appréciation du chevauchement tolérable avant de déclarer des populations
conspécifiques, c’est-à-dire monospécifiques.
D'un emploi très pratique, le concept morphologique correspond à la notion
intuitive de l'espèce. Mais il doit être renforcé, si possible, par d'autres critères (voir cidessous), car il manque parfois de fiabilité. Des groupes dissemblables appartiennent
parfois à une même espèce, c'est le cas des Perches arc-en-ciel américaines
(Sunfish), dont le polymorphisme est très accentué. À l'inverse, des groupes
morphologiquement semblables ne sont pas nécessairement de la même espèce ;
c'est le cas des espèces jumelles.
Par exemple, les Drosophiles d'Amérique Centrale et du Sud étaient regroupées dans
l'espèce Drosophila pseudoobscura. Mais des croisements entre souches d'origine
différente donne une première génération (F1) dont les mâles sont presque tous
stériles et les femelles très souvent fertiles. Les croisements entre des femelles F1 et
des mâles de type parental donnent des résultats divers : mortalité larvaire importante,
longévité et vigueur sexuelle des imagos très diminuées. Finalement, les naturalistes
ont réparti ces Drosophiles en deux groupes distincts, appelés « A » et « B », car ils
étaient incapables de les différencier morphologiquement. Dans les localités où les
deux espèces cohabitent, on ne rencontre aucun animal qui puisse être interprété
comme hybride.
Une étude minutieuse de ces deux types de Drosophiles révèle des différences
morphologiques, caryotypiques, biochimiques et éco-étho-physiologiques :
- la nature des systèmes enzymatiques,
- leur caryotype et leur génotype,
- des décalages chronologiques dans leur développement,
198
- la périodicité de leur activité : « A » est plus actif l'après-midi, alors que « B » est
actif le matin,
- la forme de leurs organes copulateurs et de leurs ailes,
- leur parade nuptiale. Les fréquences des sons émis par les vibrations alaires des
mâles « A » et « B » sont différentes et elles stimulent préférentiellement les
femelles de leur espèce respective.
Le brassage génétique entre les deux catégories est impossible ; la divergence
génétique des Mouches « A » et « B » est déjà bien amorcée et elle ne peut que
s'accentuer irréversiblement. Les deux catégories de Drosophiles constituent alors
deux unités évolutives que l'on considère comme deux espèces distinctes :
D. pseudoobscura et D. persimilis.
Cet exemple montre que la notion d'espèce ne peut pas reposer entièrement sur
des ressemblances morphologiques ; dans tous les cas, on en vient à discuter de
croisements. Le concept biologique utilisé pour définir l'espèce semble aujourd'hui
indispensable.
Le concept d’espèce évolutive
En paléontologie, les chercheurs ont également besoin pour définir les espèces de la
notion du temps. C’est pourquoi, dans Principles of Animal Taxinomy (1961),
G. SIMPSON a défini son espèce évolutive comme étant « une lignée (…) évoluant
séparément des autres avec ses propres rôles et tendances évolutives. »
Selon Niels BONDE dans « L’espèce et la dimension du temps » (Biosystema 19,
Systématique et Paléontologie, 2001 29-62), les notions de « rôle » et de
« tendances », difficiles à cerner, deviennent de plus arbitraires et subjectives quand
on veut leur donner une dimension temporelle. Pour améliorer la définition, N. BONDE
propose de concilier le concept de G. SIMPSON avec le concept cladiste (voir infra) de
W. HENNIG
en remplaçant « ses propres rôles » par « sa position phylogénétique » et
« tendances évolutives » par « tendance vers la cohérence ».
Le concept biologique reproductif
- Sa définition
Le concept biologique reproductif est déjà admis par d'anciens naturalistes, dont
John RAY Qui souligne, dans Historia plantarum (1686), l'importance des graines qui
199
perpétuent les caractères distinctifs de l'espèce. Georges BUFFON (1707-1788), dans
son Histoire naturelle (1749), reconnaît que l'espèce est constituée d'individus
interféconds. Ce concept a été réactualisé, principalement, par Ernst MAYR (19042005) : l'espèce est un ensemble de populations naturelles véritablement ou
potentiellement interfécondes, isolées d'autres groupes comparables avec lequel il ne
se reproduit pas. Pour E. MAYR et d'autres biologistes, l'évolution concerne non pas un
seul individu, mais des populations, et l'interfertilité est vraiment une des
caractéristiques fondamentales de l'espèce. La séparation des espèces est réalisée
lorsque l'isolement reproductif est total. La conception biologique de l'espèce fait
aujourd'hui presque l'unanimité, dans la mesure où elle inclut une propriété biologique
réelle : la reconnaissance spécifique des partenaires sexuels.
- Les barrières reproductives
L'isolement reproductif est assuré par des barrières biologiques qui s'opposent
aux
mélanges
entre
espèces
différentes.
Les
barrières
prézygotiques,
qui
interviennent en faveur d'un isolement reproductif, empêchent les croisements, et les
barrières postzygotiques, mises en place après la fécondation ou la formation du
zygote, empêchent la survie ou le développement ultérieur de l'embryon. On utilise
parfois les termes de barrières pré- et postcopulatoires.
Fig. 3.24
Les différences signalées au sujet des Drosophiles jumelles, excepté la stérilité
des hybrides mâles, constituent autant de barrières prézygotiques. Elles procurent aux
200
espèces naissantes l'isolement reproductif qui leur est nécessaire pour se perpétuer. Il
peut s'y ajouter aussi une inappétence sexuelle entre mâle et femelle de deux souspopulations, qui est la conséquence d'un système de communication différent. Les
stimulus sexuels n'ont alors plus la même signification. Les périodes de reproduction
sont parfois décalées dans le temps.
- Le flux génique
L'isolement reproductif permet le maintien de l'identité de l'espèce. Lors des
croisements, les gènes circulent constamment parmi les membres de l'espèce, de
génération en génération. Le flux génique, ainsi formé, réduit les différences locales et
il suffit à maintenir les caractères spécifiques autour d'un type moyen. D'après
E. MAYR, le flux génique est le principal facteur de cohésion spécifique et il assure
aussi la stabilité relative des frontières de l'espèce. À la suite d'une migration, seuls
quelques pionniers frontaliers peuvent acquérir de nouvelles caractéristiques.
- Les limites du concept
Julian HUXLEY (1887-1975) s'oppose à E. MAYR, car il considère que la définition
de l'espèce ne peut reposer sur le seul critère biologique ; il faut y inclure la taxonomie,
la statistique, la physiologie, l'écologie, l'éthologie et la génétique.
La mise en application du concept reproductif soulève des difficultés pratiques,
par exemple, lors de la découverte d'une nouvelle espèce ou de formes
géographiquement isolées, dites allopatriques. Les biologistes, les zoologistes peutêtre plus que les botanistes, savent bien que la preuve d'un isolement reproductif est
rarement apportée : la description de l’holotype est fondamentale pour définir une
nouvelle espèce. Le classificateur ne se livre presque jamais à des expériences de
croisements au laboratoire ni à des observations d'hybridisme sur le terrain. Des
formes proches sont considérées parfois conspécifiques, bien qu'elles forment des
populations isolées. J. GÉNERMONT remarque qu'il en est ainsi du Chamois alpin et de
l'Isard pyrénéen, réunis dans l'espèce Rupicapra rupicapra, alors que leur interfertilité
ne puisse être testée naturellement et ne l'ait peut-être pas été expérimentalement. Le
Gorille (Gorilla gorilla) présente la situation semblable ; l’espèce comprend deux
populations séparées, les Gorilles de montagne et les Gorilles de plaine, qui ne se
croisent pas, mais elles sont toujours réunies dans un même taxon.
Lorsque l'interfertilité est testée, les résultats bousculent les idées reçues. On a
cru jusqu'à la première moitié du XXe siècle que l'hybridation entre espèces voisines
201
était rare ; cette conception a permis de définir précisément les espèces. Depuis les
années 1950, cette vision a changé à tel point que les espèces voisines incapables de
s'hybrider semblent être devenues des cas exceptionnels. G. COUSIN (1968) est étonné
du nombre d'hybrides fertiles présents chez les Grillons, dont il a étudié 31 espèces,
réparties en 3 genres. U. NAGEL (1973) fait part d'observations identiques chez des
populations de Babouins éthiopiens (Papio anubis et P. hamadryas). Ian BOCK (1984),
à l'issue d'une étude systématique des croisements chez les Drosophiles, conclut que
l'isolement sexuel est graduel et que l'hybridation donnant une descendance fertile est
un phénomène commun.
Deux points importants sont à noter au sujet de l'hybridation :
1) Lorsque les études sont expérimentales, on obtient facilement des hybrides entre
des formes qui ne se croisent jamais naturellement ; les conclusions sont donc
faussées.
2) Lorsque les hybrides sont naturels, ils ont rarement un avenir évolutif ; les
exemples de deux espèces de Chênes (Quercus macrocarpa et Q. bicolor) et de deux
sous-espèces de Corneilles (Corneilles noires et mantelées), évoqués ci-dessous,
montrent que les espèces parentales restent toujours bien distinctes, malgré la
présence d'hybrides fertiles dont l'aire de répartition demeure limitée.
Le concept biologique est inapplicable en paléontologie, mais il l'est également à
tous les organismes dont la reproduction est uniparentale : reproduction asexuée et
parthénogenèse. Le concept reproductif est loin d’être universel : plus de la moitié de
l’histoire de la vie sur Terre est due à des organismes asexués ou uniparentaux. Des
populations naturelles sont parfois des clones parthénogénétiques, issus de formes
bisexuées ; la Blatte indo-malaise, Pycnoscelus indicus, aurait donné naissance à des
formes parthénogénétiques, P. surinamensis, courantes dans toutes les régions
tropicales, parmi lesquelles une dizaine de clones ont été reconnues. Les Rotifères
Bdelloïdes, qui n'ont pas de formes bisexuées connues, semblent être capables de se
reproduire indéfiniment par parthénogenèse. Chez les espèces à reproduction
asexuée (Bactérie, Amibe, Euglène...), chaque individu devrait être considéré comme
une espèce, selon le critère d'interfécondité. Bien entendu, il n'en est rien, mais ce cas
particulier oblige à rechercher des critères spécifiques supplémentaires, biochimique et
moléculaire ou, par exemple, écologique pour mieux cerner l'espèce.
Le concept reproductif exclut les organismes qui ne participent pas directement
à cette reproduction, mais qui interviennent néanmoins dans la cohérence de l’espèce.
202
C’est le cas des larves, des formes juvéniles et des formes stériles spécialisées
comme les ouvrières chez les abeilles et les fourmis ou les soldats chez les termites.
Ce concept reproductif ne prend pas en compte la dimension chronologique qui
semble pourtant inévitable et essentielle puisque toutes les espèces sont
caractérisées par leur apparition et leur disparition.
Il est difficile de saisir pourquoi les adaptations à des milieux différents de deux
populations entraînent l'acquisition d'un isolement reproductif. Pour des biologistes,
l'isolement reproductif, qui peut survenir à la suite de mutations, est un phénomène
indépendant et secondaire ; les points fondamentaux pour définir l'espèce sont
l'isolement géographique et l'adaptation à une nouvelle niche écologique.
Le concept écologique
On considère parfois que l'évolution des espèces est principalement déterminée
par les facteurs du milieu qui exercent une forte pression sélective ; que l'isolement
reproductif apparaisse ou non par la suite, il n'est qu'une conséquence secondaire de
la différenciation écologique. C'est pourquoi, en application de ce principe,
Leigh VAN VALEN reconnaît, en Amérique du Nord, deux espèces distinctes de Chênes
(Quercus macrocarpa et Q. bicolor), alors que les deux formes s'hybrident très bien.
Mais si les hybrides sont fertiles, les deux Chênes n'en conservent pas moins leur
individualité et leur caractères spécifiques. On trouve, en France, une situation
comparable avec le Chêne pédonculé (Q. robur) et le Chêne sessile (Q. petraea), qui
occupent des niches écologiques différentes : zone humide et fond de vallée pour le
premier, zone sèche et coteaux pour le second, mais qui s'hybrident sans difficultés,
tout en gardant leur spécificité. Alan TEMPLETON souligne que ce concept a l'avantage
d'être applicable à toutes les formes uniparentales.
Or, malgré son rejet, le concept reproductif réapparaît à propos des hybrides et
du maintien des traits spécifiques ; aussi le concept écologique n'est-il pas, pour
certains biologistes, suffisant par lui-même.
Le concept cladiste
Les cladistes ont pour but principal de retracer plus que des généalogies, des
phylogénies. Quelques-uns d'entre eux reconnaissent seulement l'espèce internodale.
Willi HENNIG « admet qu'une espèce donnée prend naissance à la date précise à laquelle une
subdivision « permanente » survient dans un réseau généalogique et qu'elle cesse d'exister dès
203
lors qu'une nouvelle subdivision permanente la transforme en deux espèces-soeurs »
(J. GÉNERMONT, « L'évolution de la notion d'espèce, de Cuénot à nos jours », Bulletin
Zoologique de France, février 1996,120, p. 379-395). Les espèces sont donc
encadrées par les nœuds des arbres phylogénétiques ; cependant, le concept
biologique reste admis. Afin de demeurer cohérents avec la notion d’espèce
internodale, d'autres cladistes, dont Joel CRACRAFT rejettent le concept biologique. Les
deux positions cladistes donnent parfois des résultats paradoxaux. Par exemple, chez
des Oiseaux australiens du genre Cinclosoma, les cladistes reconnaissent 6 espèces
distinctes (fig. 3.25) ; cependant plusieurs de ces espèces s'hybrident ; il y a donc
incompatibilité, au moins dans ce cas, entre la conception cladiste et la conception
biologique de l'espèce.
Fig. 3.25
Cette conception originale suscite quelques réticences chez des cladistes euxmêmes qui reconnaissent le bien-fondé du concept biologique. Dans le cas du
Cinclosoma, il n'y aurait plus 6 espèces, mais 4 ; le cladogramme présenté devient
sans valeur, puisque le groupe des Cinclosomes est alors paraphylétique. Les entités
204
C. marginatum
et
C. castanotum,
de
même
que
C. castaneothorax
et
C. cinnamomeum peuvent être considérées à la fois comme des espèces distinctes,
mais conspécifiques lorsqu'elles s'hybrident. Cet exemple souligne l'insuffisance de la
définition cladiste de l'espèce.
En conclusion, il apparaît impossible de donner une définition simple de l'espèce,
situation paradoxale alors que ce taxon est immédiatement accessible à la plupart des
non-spécialistes. Mais, après avoir approfondi la notion d'espèce, on arrive à une
deuxième situation paradoxale qui aboutit à la mise en question de son existence
objective parce qu’aucune définition ne semble saisir toutes les caractéristiques :
l'espèce est peut-être un concept créé de toutes pièces par l’Homme qui cherche à le
plaquer sur des entités naturelles. C'est pourquoi certains biologistes remplacent la
notion d'espèce par celle d'unité évolutive. Néanmoins, on ne peut nier l'existence de
populations différentes et on est à même d'établir quelques modèles expliquant leurs
origines. Les modèles de spéciation ne sont pas exclusifs et leur diversité rend compte
de la complexité du phénomène.
3.3.2 - Les modèles de spéciation
Les modèles de spéciation sont assez nombreux ; pour montrer leur variété,
quelques-uns d'entre eux seront abordés. L'ordre de présentation n'est pas en rapport
avec leur importance évolutive, qu'il est difficile d'apprécier.
La spéciation par anagenèse et cladogenèse
Anagenèse et cladogenèse sont deux termes popularisés en 1947 par
Bernhardt RENSCH. Le premier se rapporte à l'évolution graduelle d'une espèce qui se
transforme progressivement pour donner naissance à une nouvelle espèce, sans qu'il
y ait ramification ; on parle également d'une évolution phylétique (fig. 3.26). Le second
concerne la séparation d'une lignée évolutive en deux rameaux sous l'effet d'une
cause quelconque : glaciation, orogenèse, ouverture d'un isthme, cours d'eau....
Chacun des deux rameaux ainsi isolés va évoluer irréversiblement pour son propre
compte et donner peut-être une nouvelle espèce (fig. 3.27). Lorsque l'espèce souche
disparaît, elle donne naissance à deux espèces filles.
205
Fig. 3.26 et 3.27
La transformation des deux sous-populations s'effectue ensuite, comme
précédemment, par anagenèse et cladogenèse ; les deux phénomènes sont
inséparables. Ce modèle, étudié tout d'abord par E. MAYR sous l'appellation :
spéciation géographique ou allopatrique, sera détaillé ; il fait appel à un raisonnement
typiquement darwinien : transformation graduelle d'une espèce par accumulation de
petites mutations.
- La spéciation allopatrique
E. MAYR définit ainsi cette spéciation : une nouvelle espèce naît quand l'isolement
géographique d'une population favorise l'apparition de caractères, qui stimulent et
garantissent l'isolement reproductif, si jamais les barrières géographiques venaient à
s'effondrer.
L'isolement géographique est l'événement précurseur de cette spéciation. Des
changements climatiques, tels que les glaciations du Quaternaire, bousculent
206
l'écologie d'un pays, et l'apparition d'un obstacle : émersion de terres, surrection de
montagnes, déplacement de masses continentales, formation de glaciers..., divise
parfois l'aire de répartition d'une espèce. Son morcellement engendre des « îles
écologiques », c'est-à-dire des biotopes différents les uns des autres, dans lesquels
peuvent ensuite s'individualiser de nouvelles espèces. Cette situation favorise la
spéciation : une « île » appelée « A » est entourée par des « îles » dont les
caractéristiques différentes constituent autant de barrières qui limitent la dispersion
d'une espèce peuplant « A ». On constate que le critère géographique se complète
naturellement par le concept écologique : une espèce est définie également par la
niche exploitée. Dans de nombreux cas, l'isolement géographique est la conséquence
d'une adaptation des individus aux variations de leur environnement.
L'aire de répartition d'une espèce se subdivise en :
- une zone centrale où la population souche, de forte densité est très
polymorphique ;
- une zone périphérique dans laquelle une ou plusieurs populations, de densité plus
faible, deviennent progressivement monomorphiques. Chacune des populations
périphériques acquiert des caractères distincts qui peuvent aboutir à l'isolement
reproductif selon deux types de mécanismes qui sont liés : la divergence génétique et
la mise en place de barrières biologiques.
- Les arguments favorables à l'anagenèse et à la cladogenèse
Les séries fossiles continues
On peut suivre, dans certaines séries sédimentaires, l'évolution progressive
d'espèces,
si
les
documentations
stratigraphiques
et
géographiques
sont
satisfaisantes et si les échantillons fossiles sont suffisamment nombreux pour
mesurer, avec le maximum de précision, des variations morphologiques ; mais
l'interprétation des séries fossiles qui illustrent ce type de spéciation doit être très
prudente. Ainsi, des Lépidolines asiatiques de l'espèce Lepidolina multiseptata,
Foraminifères du Permien moyen et supérieur, semble constituer un bon exemple de
lignée anagénétique (fig. 3.28). Elles présentent un accroissement progressif de leur
première loge.
207
Fig. 3.28
Mais la corrélation de ce caractère avec la teneur des eaux en carbonate de
calcium laisse penser qu'il s'agit peut-être d'une variation écophénotypique réversible,
liée au milieu plutôt qu'une véritable anagenèse. Pour affirmer une spéciation par
anagenèse, dans le cas présent, des arguments supplémentaires doivent être
apportés.
La séparation d'une espèce en deux groupes
Elle apporte une preuve indirecte de l'évolution par anagenèse et cladogenèse.
Si les deux groupes ont été isolés, on devrait observer dans chacun d'eux
l'établissement d'une divergence progressive et anagénétique de plusieurs caractères.
208
David JORDAN (1908) a recensé, de part et d'autre de l'Amérique centrale, les espèces
marines qui, tout en présentant aujourd'hui des caractères spécifiques, possèdent
néanmoins de nombreux caractères communs. C'est ainsi qu'il a montré que chaque
espèce atlantique a son équivalent pacifique ; ces espèces dites géminées sont donc
probablement issues d'une même souche qui existait avant la surrection de l'isthme de
Panama au Pléistocène. Un autre exemple classique est fourni par les Corneilles
noires et mantelées européennes.
Les deux sous-espèces géographiques : Corneilles noires (Corvus corone
corone) et mantelées (C. corone cornix) sont interfertiles ; la moindre fertilité des
hybrides constituerait une barrière postzygotique. C'est sans doute pourquoi le
territoire des hybrides reste limité à un étroit cordon de 75 à 150 km de large
(fig. 3.29).
Fig. 3.29
209
On suppose que le territoire de l'espèce ancestrale a été morcelé par une
glaciation quaternaire qui a isolé deux sous-populations. Elles ont commencé à
diverger ; des caractères éthologiques et morphologiques distinctifs apparaissent,
constituant des barrières prézygotiques. Mais les glaciations du Pléistocène se sont
terminées avant que les divergences spécifiques soient devenues assez importantes
pour empêcher les croisements, qui demeurent encore fertiles.
La banalité de l'hybridisme
C'est une autre observation qui fournit également un argument indirect. Si
l'anagenèse et la cladogenèse sont des réalités, alors l'évolution des espèces doit être
suffisamment progressive pour que des hybridations soient possibles entre des
populations en voie de séparation. L'hybridisme permet de voir que la spéciation est
un phénomène certainement continu et très lent, bien que sa vitesse ne soit pas
constante. En outre, on constate en général que la séparation sexuelle est souvent
plus lente que l'acquisition de caractères morphologiques spécifiques entre
populations isolées, sans doute plusieurs Ma ; c'est pourquoi l'hybridation entre deux
populations morphologiques distinctes est parfois possible. Les espèces jumelles font
exception à la règle : la différenciation morphologique suit au contraire l'isolement
sexuel ; on a reconnu chez la Paramécie, Paramecium aurelia, 14 espèces jumelles.
L'observation d'hybrides stériles entre deux populations permet généralement de
conclure à l'existence de deux espèces ; cependant, dans l'interprétation de certains
cas, la prudence est de règle. Chez une Piéride, par exemple, on distingue deux
formes voisines de Papillons : la première blanche à taches brunes (Pieris napi) est
répandue dans les plaines, depuis le cercle polaire jusqu'à l'Afrique du nord, et la
seconde jaunâtre à taches brunes (Pieris bryoniae) est une population de montagne
(Alpes, Caucase et Carpathes). Dans les Alpes, on ne trouve des hybrides qu'aux
environs de Vienne (Autriche) et dans les Alpes-Maritimes (France) ; en revanche, en
Savoie (France), il n'y a pas d'hybrides. Ainsi, en certains endroits, ces deux formes se
comportent comme des espèces distinctes, mais à Vienne et dans les AlpesMaritimes, comme des individus conspécifiques. En réalité, le croisement des deux
formes est fréquent ; les Chenilles hybrides qui en sont issues donnent naissance à
des imagos (adultes) fertiles, si les moyennes des températures et des degrés
hygrométriques correspondent à celles des alentours de Vienne et des AlpesMaritimes. Ils sont stériles dans les autres cas. Les préférences climatiques
210
n'empêchent pas les croisements, mais la stérilité des hybrides montre qu'il s'agit
plutôt de deux espèces, dont la différenciation est en cours d'achèvement.
L'intergradation
Elle résulte de transformations morphologiques héréditaires, qui apparaissent
progressivement le long d'un cline, variation graduelle, continue et orientée d'un
caractère dans l'aire de répartition d'une espèce, de telle sorte que l'on passe d'une
sous-espèce à une autre sans aucune discontinuité. Elle se rapporte soit à des
variations anagénétiques, soit à des variations dues à l'hybridisme que les spécialistes
savent distinguer des premières ; seules les variations anagénétiques sont à retenir ici.
Un exemple d'intergradation est fourni par les Pouillots asiatiques, de l'espèce
Phylloscopus trochiloides, étudiés par Claude TICEHURST (1938), puis par E. MAYR
(1942). Leur différenciation s'effectue autour de l'Himalya pour donner cinq sousespèces, reconnaissables par des caractères morphologiques (fig. 3.30).
Cet exemple d’intergradation constitue un « chevauchement circulaire ». Défini par
B. RENSCH en 1929, ce terme désigne des chaînes de sous-espèces qui sont
interfécondes deux à deux sauf aux deux extrémités, malgré un chevauchement de
leur aire de répartition ; la sous-espèce P. t. viridanus, ne se croise plus avec la
dernière sous-espèce différenciée, P. t. plumbeitarsus.
211
Fig. 3.30
212
La prévision des formes anagénétiques dans les séries fossiles
Certains chercheurs, convaincus de la réalité de l'anagenèse ont prévu, avec
succès dans quelques cas, les caractéristiques de fossiles dans des séries
sédimentaires discontinues. Roland BRINKMANN (1929) a remarqué, dans l'Oxfordien
anglais, une discontinuité dans la série fossile d'une Ammonite, du genre Kosmoceras,
avec passage brusque à une espèce différente. Ce fait est étonnant, car les
Kosmoceras antérieurs à cette discontinuité avaient une évolution régulière
anagénétique. R. BRINKMANN a observé que les caractères de la nouvelle espèce
correspondaient à ceux qui seraient apparus plus tard, si la lignée anagénétique s'était
poursuivie normalement. Il en a donc conclu la présence d'une lacune de
sédimentation plutôt qu'une évolution saltatoire, événement improbable qui aurait
ensuite poursuivi l'anagenèse. Sur le graphique établi par R. BRINKMANN (fig. 3.31), on
peut estimer l'épaisseur de cette lacune de sédimentation et, par conséquent, sa
durée, en décalant le segment situé à droite, pour obtenir une continuité parfaite avec
le premier segment de gauche.
Mais G. SIMPSON refuse de considérer qu'il s'agit d'une même espèce ;
J. GÉNERMONT résume ainsi la pensée de ce dernier : « Il faut prendre comme un fait
objectif une discontinuité dans une série chronologique, d'où la possibilité de
considérer comme appartenant à des espèces différentes la forme qui précède une
discontinuité et celle qui la suit, même si on a de bonnes raisons de penser que la
lignée a subi une variation continue durant la période correspondant à la lacune » (J.
GÉNERMONT, « L'évolution de la notion d'espèce, de Cuénot à nos jours », Bulletin
Zoologique de France, février. 1996, 120, p. 379-395).
213
Fig. 3.31
214
La spéciation par révolution génétique
Dans les années 1930, S. WRIGHT recherche les conséquences sur la spéciation
de la colonisation d'un nouveau milieu par une sous-population d'effectif très réduit. Il
supposait que cette situation était favorable à une accélération de l'évolution des
espèces.
Puis, vers 1940, E. MAYR remarque que, parmi les Oiseaux qu'il étudiait, les
populations périphériques d'effectif limité présentaient souvent des caractères
phénotypiques particuliers, non représentatifs de l'ensemble de la population originelle.
Pensant que ces isolats périphériques étaient aptes à subir une spéciation, il postule,
en 1954, l'existence d'une révolution génétique, capable de provoquer une spéciation
brutale chez des populations colonisatrices d'effectif réduit :
1) Les fondateurs d'effectif limité ne constituent pas un échantillon représentatif de
la population d'origine ; ils possèdent d'emblée des caractères particuliers (effet de
fondation de premier ordre de J. GÉNERMONT et M. LAMOTTE).
2) L'environnement génétique des allèles est modifié ; il y a rupture des interactions
géniques, c'est-à-dire des relations épistatiques et de dominance, qui évoluent vers un
nouvel équilibre : « Cette restructuration du patrimoine héréditaire constitue ce qu'on peut
appeler un effet de fondation de second ordre, qualifié par Mayr de révolution
génétique » (J. GÉNERMONT et M. LAMOTTE, « Place et rôle de l'adaptation dans l'évolution
des organismes », Bolletino Zoologico (Italie), 1986, 53, p. 215-237).
3) Il s'ensuit des modifications génétiques rapides ; certains allèles rares deviennent
plus fréquents, alors que d'autres deviennent rares. Ces allèles plus fréquents, soumis
à la sélection naturelle, favorisent la fixation de nouveaux génotypes dans la jeune
population. Cette révolution génétique est à l’origine d’un cas particulier d'une
spéciation géographique rapide, correspondant à la spéciation péripatrique définie par
E. MAYR ; les radiations adaptatives favorisent les révolutions génétiques. Si l'effectif
des populations reste faible, les effets de la dérive génique fortuite s'ajoutent à ceux
de la révolution. Alan TEMPLETON et Hampton CARSON ont tenté de mettre en évidence la
spéciation par révolution génétique chez des populations de Drosophiles des îles
Hawaï, qui diffèrent seulement par une dizaine de gènes. Ils n'ont pu conclure à une
spéciation par révolution génétique, car l'hypothèse d'une spéciation géographique est
tout aussi probable. Dans ce dernier cas, la différence génétique, au lieu d'être à
l'origine de la spéciation, en est une conséquence.
215
H. CARSON (1975) a utilisé le concept de révolution génétique de E. MAYR pour
élaborer son propre modèle, dont le scénario rappelle beaucoup le précédent. À la
suite d'une catastrophe écologique, une population d'effectif important est brutalement
réduite. Les survivants, peu nombreux, subissent une révolution génétique qui
s'accompagne de brutales augmentations d'effectif de la population : les flushes,
suivies de leur effondrement successif : les crashes (fig. 3.32), puis la population
pionnière se stabilise. Ce modèle est parfois qualifié de spéciation par flush and crash.
Fig. 3.32
Le modèle de H. CARSON, comme celui de E. MAYR, repose plus sur de solides
arguments que sur des preuves, bien que des expériences aient été tentées dans des
démomètres, c’est-à-dire des cages à populations. On peut citer celles de Theodosius
DOBZHANSKY et Olga PAVLOVSKY (1957), et celles de J. POWELL (1978-1989).
À partir d’une population originelle de Drosophiles, T.
DOBZHANSKY
et O. PAVLOVSKY
ont constitué deux séries de populations expérimentales : l’une témoin comprenant
4 000 Mouches et l’autre en situation de « crash » en comprenant 20. Dans toutes les
cages, la pression de sélection issue du milieu est exactement identique. Au début de
216
l’expérience, une caractéristique du chromosome 3 - qui se transmet comme un allèle
- possède une fréquence de 0,5 ; chaque Mouche fondatrice est hétérozygote pour
cette particularité chromosomique. Au bout de quelques mois, les fréquences des
séries témoins demeurent très proches alors que celles des séries en situation de
« crash » sont très différentes. Comme les conditions du milieu sont identiques dans
les séries, les variations de fréquence sont dues à des phénomènes génétiques : à
l’effet de fondation se sont ajoutés les effets d’une révolution génétique. Si une
révolution génétique a bien eu lieu, rien n’indique qu’elle soit suffisante pour réaliser
une spéciation.
J. POWELL prélève, dans une population de Drosophiles, une femelle et un mâle,
situation de crash. Ces deux mouches fondent ensuite une descendance, qui compte
plusieurs dizaines de milliers d'individus, situation de flush. Au bout de nombreuses
générations, les Mouches de l'élevage expérimental sont confrontées à celles de
l'expérience témoin : les femelles de la population témoin refusent très souvent
l'accouplement avec les mâles de la population expérimentale ; une barrière
précopulatoire est en train de s'établir. L’isolement reproductif, encore partiel, qui est
une des conditions fondamentales de la spéciation allopatrique, est sans doute dû à
une révolution génétique.
L’existence des modèles de E. MAYR et de H. CARSON semble confirmée ; mais les
résultats obtenus en démomètre incitent à la réserve, car ils sont rarement observés
dans des conditions naturelles. Ce type de spéciation doit être favorisé lorsque les
territoires sont relativement isolés des influences extérieures, et les îles océaniques
constituent de tels milieux. Les particularités de la flore et de la faune d'archipels,
comme celui d'Hawaï et celui des Galapagos, s'interprètent facilement à partir de
révolutions génétiques : les nombreuses populations, souvent morphologiquement
différenciées,
sont
certainement
issues
de
quelques
pionniers
continentaux
(Drosophiles pour le premier, Pinsons pour le second, par exemple), qui en occupant
de nouveaux territoires ont déterminé alors de nouvelles niches écologiques. Chacune
de ces populations a dû retrouver un nouvel équilibre épistatique, exprimer des
particularités demeurées discrètes, se multiplier et donner des populations originales.
Mais la prudence s'impose : la révolution génétique n'est pas le seul modèle en
cause ; les divergences adaptatives peuvent être accentuées par un renforcement
sympatrique : les populations locales ont tendance à se croiser plus facilement entre
elles qu'avec les populations voisines.
Ces révolutions ne s'accompagnent pas toujours de variations morphologiques ;
par conséquent, la paléontologie ne peut ni infirmer, ni confirmer ces modèles.
217
Les objections aux spéciations par révolutions génétiques sont de nature
diverse :
- Bien que ces modèles soient reconnus par de nombreux naturalistes, ils
manquent cependant d'exemples probants.
- On observe bien, dans la nature, des exemples se rapportant au flush ; c'est le
cas des Lapins introduits en Australie, du Phylloxéra apparu en France au XIX e siècle.
Les colonies d'Escargots, Cepaea nemoralis, étudiées par M. LAMOTTE (1951) ne
présentent pas de divergences éloignées du cadre spécifique, alors que chacune de
ces colonies a dû connaître, au début de son existence, une période favorable à une
révolution génétique. Les périodes de crash sont encore inconnues et, à plus forte
raison, les révolutions génétiques.
- La dérive génique fortuite agit sur les petites populations en les stabilisant autour
d'un type donné ; elle est conservatrice.
- Un isolat possède une uniformité génétique et une consanguinité élevée qui lui
donnent plus de chance de disparaître que d'être à l'origine d'une nouvelle espèce.
Ainsi, pour ces deux raisons, certains spécialistes considèrent que les Guépards,
malgré une population actuelle évaluée à 20 000 individus, sont une espèce en voie de
disparition.
- L'évolution d'une espèce dépend du nombre de mutations qui affectent ses gènes.
Dans le cas d'une population à grand effectif, les mutations par génération sont
beaucoup plus nombreuses que chez les isolats périphériques ; il faudrait donc
rechercher les nouveautés génétiques, plutôt dans les populations mères que dans les
populations à petit effectif.
- Les populations marginales d'effectif réduit ont peu de chance de fournir de
nombreux fossiles ; les modèles de spéciation par révolution génétique manquent
presque toujours d'arguments paléontologiques qui demeurent essentiels.
La spéciation sympatrique
Elle se déroule sans qu'il y ait changement de territoire et d'isolement
géographique préalable. Deux modalités, au moins, sont possibles : la polyploïdie, qui
aboutit à une multiplication du nombre des chromosomes et la sélection diversifiante,
qui favorise certains allèles. Si la première n'est pas critiquée, la seconde l'est. Mais il
semble aujourd'hui que les études faites sur les Mouches parasites apparentées à
l'espèce Rhagoletis pomonella, donnent aux tenants de la spéciation sympatrique de
solides arguments ; aussi cet exemple sera-t-il détaillé.
218
- La spéciation sympatrique instantanée par polyploïdie
La polyploïdie apparaît, par exemple, à la suite d'un choc thermique, en dehors
de toute pression sélective ; ce n'est pas une réponse adaptative qui favoriserait
l'apparition de variants et qui aboutirait à leur isolement reproductif. La formation
instantanée d'espèces par polyploïdie est très abondante chez les Angiospermes, qui
comptent au moins 60 à 70 % d'espèces polyploïdes. On constate souvent que le
croisement entre deux espèces végétales ou animales donnent naissance à des
hybrides stériles ; leur stérilité est levée par un doublement de leur caryotype : c'est
l'allopolyploïdie. Ce phénomène est bien connu chez l'hybride Chou-Navet, Raphanus
brassica, ou bien chez le Tabac, Nicotiana. L'hybride (2n = 36), issu du croisement de
N. tabacum (2n = 48) et de N. glutinosa (2n = 24), est stérile. Sa fertilité est établie par
doublement de son caryotype ; la nouvelle espèce, N. digluta (2n = 72) est stable.
La polyploïdie est beaucoup plus rare chez les Animaux. (voir la section 3.1.2 :
« Les mutations géantes, la polyploïdie »).
Les polyploïdes ne seraient pas éliminés parce qu’ils présentent une meilleure
adaptabilité à des conditions non optimales ; on a observé une relation entre la
répartition géographique et le degré de polyploïdie du Gastéropode Bulinus : la forme
à 2n est répandue dans les pays tropicaux et équatoriaux, la forme à 4n dans les
régions tempérées et les formes à 6n et 8n en haute altitude. Généralement, deux
arguments laissent penser que les polyploïdes, au moins chez les végétaux, ont un
avenir évolutif très limité :
1) Les caryotypes de base du niveau générique sont toujours diploïdes (2n), jamais
polyploïdes (4n, 8n...).
2) Les plantes qui possèdent le plus grand nombre de caractères nouveaux
apomorphes (caractères dérivés) sont les plantes diploïdes à 2n, alors que les plantes
polyploïdes regroupent le plus grand nombre de caractères ancestraux plésiomorphes.
219
Fig. 3.33
220
- La spéciation sympatrique par sélection diversifiante
L'aire peut être très vaste et présenter des milieux hétérogènes qui offrent aux
individus plusieurs biotopes.
Cas des Chrysopes
Des Insectes du genre Chrysopa, C. carnea et C. downesi, semblaient constituer
un exemple de spéciation sympatrique. C. et M. TAUBER ont étudié ces deux taxons qui
se comportent naturellement comme deux espèces distinctes. En laboratoire, le
contrôle de différents paramètres (température, humidité, photopériode...) favorise des
accouplements « hors saisons » qui engendrent des descendants fertiles. Par la suite,
les chercheurs ont découvert que l'isolement reproductif de ces deux espèces dépend
de deux gènes P1 et P2 qui déterminent l'époque de la reproduction en établissant un
réflexe photopériodique. Le mécanisme de spéciation, à l’œuvre dans cet exemple, est
celui d'une spéciation sympatrique allochronique : la période de reproduction n'est plus
identique pour les deux espèces. Mais une pression du milieu, dont les conditions sont
différentes pour les deux espèces, s'ajoute à l'allochronie.
Cette conclusion n'est pas acceptée par tous les biologistes, d'une part parce
que la séparation entre les mécanismes de spéciation et ceux responsables de
l'isolement géographique n'est pas nette, d'autre part parce qu'un certain nombre
d'arguments le réfutent :
- Sans obstacle, la population n'atteindrait sans doute pas le seuil de spéciation, car
le brassage génique ininterrompu s'oppose à la divergence de deux sous-populations.
- Les mutations n'ont pas toujours une implication biologique ou physiologique ;
parfois neutres, elles ne peuvent donc participer à une spéciation. Mais la neutralité
des mutations ne peut être invoquée dans le cas présent.
Pour E. MAYR, ces cas de spéciation sympatrique illustrent plutôt une spéciation
allopatrique. Seul le cas des prédateurs spécifiques ou des parasites qui changent
d'hôte, comme les Mouches parasites du genre Rhagoletis, peut constituer une
spéciation sympatrique.
221
Cas des Mouches parasites
Observation des populations
Les Mouches du genre Rhagoletis appartiennent à la classe des Diptères et à la
famille des Trypétidés ; leurs larves se nourrissent de fruits et les adultes de sucs émis
par la plante à la suite de blessure(s) ou de nectar... En été, les femelles nordaméricaines de l'espèce Rhagoletis pomonella pondent leurs œufs dans les Senelles,
fruits de l'Aubépine, Crataegus mollis, hôte naturel de cette Mouche, ou bien dans les
Pommes du Pommier Malus pumila. Un seul œuf est pondu dans chaque fruit car une
phéromone d'avertissement dissuade la ponte d'autres femelles dans le même fruit.
L'éclosion de l'œuf suit la ponte de 3 à 4 jours. Les larves commencent à dévorer le
fruit qui, à maturité, se détache de l'arbre et tombe. Elles s'enfoncent dans le sol où
elles réalisent leur mue nymphale pour passer l'hiver en diapause sous forme de pupe.
La mue imaginale (métamorphose) a lieu à l'été ; la durée de vie des imagos est de 3
à 6 semaines. L'apparition des adultes coïncide avec la période de maturité des fruits
de l'arbre hôte ; généralement, les Pommes sont plus précoces que les Senelles de 3
à 4 semaines. La plupart des Mouches adultes s'accoupleront et pondront près de
l'arbre hôte.
Quittant l'Aubépine, des Mouches indigènes, R. pomonella, ont commencé à
parasiter les Pommiers, après leur introduction en Amérique du Nord, il y a 150 ans.
Alors qu'en laboratoire, les Mouches du Pommier et celles de l'Aubépine se croisent
facilement en donnant une descendance fertile, dans la nature, les croisements entre
les deux types sont peu fréquents. Aucun caractère morphologique ou éthologique ne
les différencie ; pourtant les accouplements des individus de chaque race ne sont pas
aléatoires : une barrière précopulatoire semble s'établir et un isolement reproductif se
réaliser entre les deux populations.
Ces Mouches fournissent une occasion de savoir si la spécialisation à un nouvel
hôte, le Pommier, est de nature à donner naissance à deux populations en voie de
spéciation sans qu'il y ait eu, au préalable, d'isolement géographique. Les adaptations
des Mouches du Pommier sont peut-être suffisantes pour provoquer un isolement
reproductif partiel et une réduction du flux génique entre les deux populations.
L'initiateur des recherches sur Rhagoletis pomonella est Guy L. BUSH. Ses
travaux qui ont débuté dans les années 1960 ont été suivis par de nombreux autres.
222
Les résultats partiels et les interprétations donnés ci-dessous sont tirés de plusieurs
études américaines, dont les références figurent dans la bibliographie.
Si les croisements entre les deux types de Mouches ne sont plus aléatoires, le
flux génique doit être suffisamment réduit pour provoquer l'apparition de différences
géniques. Les études ont porté sur des Mouches réparties dans treize localités de
l'Illinois et sur des Mouches du Michigan, à proximité des Grands Lacs. Dans le
Michigan, les études ont eu lieu de 1984 à 1986. Elles ont concerné principalement six
gènes occupant des locus différents et leurs allèles, responsables de la synthèse
d'enzymes : l'aconitase-2 (Acon-2), la maliquase (Me), la mannose-phosphateisomérase (Mpi), la NADH-diaphorase-2 (Dia-2), la bêta-hydroxy-acide-déhydrogénase
(Had) et l'aspartate-amino-transférase (Aat-2). Des résultats partiels caractéristiques
sont exposés dans la figure 3.34-A.
Les fréquences de Acon-2 et Me des Mouches du Pommier ou de l'Aubépine
sont bien différentes, quelle que soit l'année, mais à peu près constantes dans
chacune des deux populations. Les variations des fréquences de Acon-2 et Had sont
également bien marquées dans les populations de l'Illimois (fig. 3.34-B). Les disparités
génétiques s'observent également à l'issue de certains croisements. Dans l'Illimois, il
existe trois races de Mouches, celle du Pommier qui se métamorphose au milieu de
l'été, celle de l'Aubépine au début de l'automne et celle du Cornouiller, Cornus florida,
à la mi-automne, quand les fruits des hôtes respectifs arrivent à maturité. Les adultes
hybrides de la F1 apparaissent à des périodes intermédiaires entre celles des parents.
Origines des différences génétiques
Cinq hypothèses sont avancées :
1) un isolement précopulatoire et une allochronie,
2) la reconnaissance spécifique des fruits de l'hôte par les parasites,
3) la formation d'un isolat et une révolution génétique,
4) la survie différentielle des larves,
5) la sensibilité des mouches aux facteurs climatiques.
223
Fig. 3.34
1ère hypothèse : Isolement précopulatoire et allochronie
Si, en laboratoire, les Mouches se croisent facilement pour donner des générations
successives fertiles, dans la nature, les deux populations se croisent rarement ; le flux
génique est réduit : il y a un isolement reproductif partiel. Les migrations des
Rhagoletis et les périodes de chevauchement d'éclosion des imagos semblent
224
pourtant s'opposer à l'établissement de cet isolement. Seulement 6 % des mouches de
l'Aubépine migrent sur le Pommier, mais 26 % des Mouches du Pommier vont sur
l'Aubépine. Les migrations ne sont pas symétriques, mais elles restent dans
l'ensemble suffisamment élevées pour empêcher un isolement précopulatoire et
l'apparition de différences génétiques. Dans certains cas, les métamorphoses des
deux populations ont lieu, au moins, à 8-10 jours d'intervalle (fig. 3.35) ; puisque 80 %
des adultes du Pommier et de l'Aubépine coexistent pendant un certain temps, les
croisements sont possibles.
Fig. 3.35
Mais les adultes du Pommier atteignent la maturité sexuelle plus tôt que ceux de
l'Aubépine ; les accouplements entre les Mouches de deux types sont certainement
moins fréquents que prévu. Les migrations et le chevauchement des périodes
d'émergence des adultes ne sont donc peut-être pas suffisants pour empêcher
l'installation d'une barrière précopulatoire. La fidélité à l'hôte pourrait, alors, être due à
une allochronie (fig. 3.36), elle-même à l'origine des différences génétiques.
225
Fig. 3.36
La fidélité à l'hôte est renforcée par le développement saisonnier des plantes
auquel celui des Mouches est lié : dans l'Illinois, par exemple, les Pommes arrivent à
maturité de la moitié à la fin de l'été et les Senelles seulement au début de l'automne.
226
2e hypothèse : Reconnaissance spécifique des fruits de l'hôte par les parasites
Chez les Insectes parasites de ce type, des études ont montré que si
l'orientation des mouches est visuelle, la reconnaissance spécifique de l'hôte est
olfactive. La sensibilité olfactive antennaire de deux espèces de Mouches, Rhagoletis
pomonella du Pommier et R. mendax des Myrtilles du genre Vaccinium, a été
éprouvée. La capture des adultes et la ponte des Mouches du Pommier sont plus
fréquentes sur des arbres ou sur des fruits artificiels parfumés à la Pomme, que sur
des arbres ou sur des fruits dépourvus d'odeur ou parfumés à la Myrtille. Les
expériences avec R. mendax donnent des résultats symétriques. L'odeur de Pomme
ou de Myrtille est obtenue par un mélange de 9 esters principaux, qui ont été
successivement testés chez les deux espèces. Les tests s'effectuent en volatilisant
directement au contact des antennes chacun des esters ou le mélange total ; des
électrodes de dérivation, disposées sur le nerf antennaire, permettent de recueillir le
message nerveux consécutif. Les Mouches utilisées dans cette expérience n'ont eu
aucun contact préalable soit avec le Pommier, soit avec la Myrtille ; elles sont issues
d'élevage où les deux espèces ont été soumises aux mêmes conditions de
température et de photopériode, à la même nourriture. Les résultats sont nets et
significatifs : les Mouches possèdent une très grande différence de sensibilité à l'odeur
totale du fruit de leur hôte respectif (fig. 3.37).
Quatre esters donnent des réponses identiques chez les deux espèces ; pour les
cinq autres esters, les réponses dépendent de leur concentration. Il y a donc une
reconnaissance spécifique de l'odeur de l'hôte, bien que certains de ses composants
jouent un rôle minime chez les deux espèces. Cette reconnaissance ne peut être issue
d'un apprentissage pendant l'élevage ; elle est par conséquent d'origine génétique : les
mâles s'accouplent avec les femelles qui, attirées par la même odeur, fréquentent par
conséquent les mêmes hôtes. La barrière précopulatoire est ici de nature olfactive.
227
Fig. 3.37
3e hypothèse : Formation d'un isolat et révolution génétique
La colonisation du Pommier par des Mouches pionnières aurait déclenché une
révolution qui se poursuit sans doute encore à l'heure actuelle. Cette révolution serait
à l'origine des différences génétiques observées par effet de fondation, renforcé
ensuite par la dérive génique fortuite. Mais, pour que les mutations neutres retenues
par la dérive génique restent concentrées chez les Rhagoletis du Pommier, il est
nécessaire que le flux génique entre les deux populations soit inexistant ou très réduit.
Comme ce n'est pas le cas, il est peu probable que les différences génétiques aient
pour origine une spéciation par révolution génétique.
4e hypothèse : Survie différentielle des larves
Les croisements des deux populations seraient aléatoires et la survie des larves
dépendrait à la fois de leur génotype et de leur environnement. Les larves du Pommier
228
infestant les Senelles sont dans un milieu très défavorable à leur développement et
vice versa : seules celles dont le génotype est adéquat pourront se développer soit
dans les Pommes, soit dans les Senelles. Mais la reproduction croisée entre les deux
populations et le flux génique qui en résulte ne permettent pas alors l'apparition de
divergences génétiques pouvant conduire à un isolement reproductif partiel, malgré
une sélection larvaire importante. La mort des larves du Pommier sur les Senelles et
celle des larves de l'Aubépine dans les Pommes est insuffisante pour empêcher le
brassage génétique entre les deux races.
5e hypothèse : Sensibilité des mouches aux facteurs climatiques
L'analyse des variations saisonnières de température, entre les différents sites
où les Rhagoletis sont installées, et celle des variations de leur fréquence allélique
laissent penser que ce facteur est à considérer. Dans l'Illinois, des allochronies plus ou
moins marquées existent d'un site à l'autre, chez un même type de Mouche
(fig. 3.45) ; des études spécifiques ont imputé ces différences à des paramètres
climatiques : température et précipitations. Les variations géographiques introduisent
parfois des décalages de 8 jours. D'autres études, entreprises dans le Michigan,
précisent les précédentes. Les fréquences alléliques des 6 gènes signalés ci-dessus
présentent des variations corrélées aux températures selon un cline latitudinal, dont
quelques irrégularités sont dues à des caractéristiques climatiques locales. Les
températures agissent sans doute indirectement sur les Mouches, en accélérant ou en
ralentissant la maturation des fruits qui exerce une pression de sélection sur le
développement des larves. Cette pression est telle que l'on observe, au printemps
suivant, des métamorphoses plus ou moins précoces chez les Mouches ; ainsi, quand
les températures se maintiennent à 28°C pendant l'été, la métamorphose est retardée.
Le cycle de développement de Rhagoletis pomonella est donc étroitement lié à la
maturation des fruits, elle-même dépendante des conditions climatiques. Les
contraintes exercées par leurs hôtes respectifs sur les Mouches du Pommier comme
sur celles de l'Aubépine ont tendance à fidéliser leurs parasites et, en établissant une
barrière précopulatoire partielle, à favoriser l'apparition d'une divergence génétique.
En conclusion, quelle explication donner à l'apparition des premières Mouches
du Pommier au beau milieu de l'aire de répartition de Rhagoletis ? Les populations des
Mouches du Pommier et de l'Aubépine sont en cours de spéciation, comme l'indiquent
les différences génétiques et l'isolement reproductif partiel. Trois des hypothèses
présentées - allochronie des deux populations, reconnaissance spécifique de l'odeur
de l'hôte et variation des températures - s'appuient sur des résultats incontestables qui
229
confirment une spéciation sympatrique. Si les deux autres hypothèses - isolat et
révolution génétique, panmixie et survie différentielle des larves - ne peuvent être
complètement éliminées, elles reposent, cependant, d'une part sur des résultats qui
s'expliquent plus facilement dans le cadre d'une spéciation sympatrique, d'autre part
sur des arguments plus faibles que les précédents. Il est donc très vraisemblable que
les biologistes disposent enfin avec Rhagoletis pomonella d'un premier exemple
convaincant d'une spéciation sympatrique.
La spéciation stasipatrique
Elle est caractérisée par la transmission de remaniements chromosomiques
toujours équilibrés, d'ampleur variable, qui sont parfois à l'origine d'une nouvelle
espèce (voir la citation de J. GÉNERMONT dans la section 3.1.2 : « Les mutations
chromosomiques »).
Les
remaniements
affectent
soit
un
fragment,
soit
un
chromosome entier.
Chez des Criquets australiens, les Morabinae, M. WHITE (1968) a reconnu des
remaniements chromosomiques sans aucun effet direct sur le phénotype, ni sur la
viabilité des mutants. Les porteurs de ces anomalies peuvent se croiser avec les
individus normaux ; les hétérozygotes issus de ce croisement ont une fertilité moindre.
Si ces derniers se croisent entre eux, ils donnent naissance à des homozygotes
mutants. D'après M. WHITE, cette stérilité relative assure néanmoins un isolement
reproductif ; alors que les croisements d'homozygotes sont viables, les résultats des
autres croisements sont plus aléatoires ; et, petit à petit, les homozygotes mutants
s'isolent de la population qui les hébergent. D'abord localisés sur une petite fraction de
l'aire de répartition de l'espèce, les individus porteurs de l'anomalie peuvent occuper
un territoire plus grand, tout en bénéficiant d'un isolement reproductif de nature à créer
une nouvelle espèce.
Un
autre
exemple,
pris
chez
les
Souris,
souligne
l'importance
des
réarrangements chromosomiques qui peuvent, aussi bien que les mutations alléliques
classiques, engendrer de nouvelles espèces. J. AUFFRAY (1988) a étudié les populations
de la Souris domestique (Mus musculus domesticus) autour de la région de Milan. Il a
reconnu des races chromosomiques de Souris dont le caryotype est caractérisé par un
nombre réduit de chromosomes : au lieu de 40 chromosomes, les caryotypes étudiés
en comportent de 38 à 22. Cette réduction est due à des fusions chromosomiques.
Parmi ces populations d'effectif réduit, des croisements sont possibles, mais les
hybrides issus du croisement de populations porteuses de translocations différentes
sont presque toujours stériles ; en revanche, ceux provenant de Souris transloquées et
de Souris normales ont une fertilité variable. Les translocations n'apportent aucun
230
avantage sélectif, mais elles procurent aux Souris un certain isolement reproductif qui
est renforcé par un isolement géographique partiel : les Souris, commensales de
l'Homme, vivent dans des fermes relativement isolées, équivalentes à des îles
écologiques, qui ont pu être colonisées par quelques animaux pionniers, dont certains
portaient une translocation. Parfois, l'obstacle géographique qui a conduit à la
formation d'isolats disparaît. Les sous-populations peuvent donc alors évoluer dans
deux directions : soit continuer à se différencier, soit se croiser.
La reconnaissance d'une spéciation stasipatrique est très difficile. Si les
remaniements chromosomiques, en effet, peuvent être à l'origine d'une spéciation,
l'observation de tels remaniements chez des espèces distinctes ne permet pas de
conclure a priori que ces espèces sont issues d'une spéciation stasipatrique. Ils sont
peut-être une conséquence d'une spéciation allopatrique ; la différence caryotypique
n'est alors qu'un aspect des divergences génétiques qui se sont installées entre les
deux espèces.
La spéciation par variation des signaux sexuels
Certains auteurs retiennent ce modèle de spéciation, alors que d'autres
considèrent que la variation des signaux sexuels est un des paramètres d'une
spéciation sympatrique ou allopatrique
Le concept biologique repose sur l'interfertilité et, bien entendu, sur la
reconnaissance du partenaire sexuel. Celle-ci s'effectue par la présence de signaux
spécifiques qui n'ont de signification qu'à l'intérieur de l'espèce. Il en est ainsi chez de
nombreux animaux : chant des Grillons, phéromones des Papillons, émission
lumineuse des Lucioles... Si l'un des signaux change, il risque de perdre toute
signification pour l'ensemble de la population, excepté quelques déviants qui pourront
être à l'origine d'une nouvelle espèce. C'est un cas de spéciation sympatrique ; par
exemple, si des phéromones sexuelles émises par des Papillons femelles se
modifient, elles peuvent entraîner la formation d'une nouvelle population qui ne se
croise plus avec l'ancienne. Mais la modification des signaux est parfois consécutive à
un isolement géographique et la spéciation devient donc un cas de la spéciation
allopatrique. La barrière de stérilité entre les Goélands Larus argentatus et L. fuscus
s'est installée progressivement, au cours de leur pérégrination circumpolaire, par
modification du cri, de la posture pendant la parade et de la couleur de l'anneau
orbital, orangé chez L. argentatus, rouge chez L. fuscus.
231
La spéciation par symbiose
Cette thèse est soutenue par Lynn MARGULIS qui considère la symbiose comme
un mode de spéciation dont l'importance est très sous-estimée. Pour des biologistes
dont J. GÉNERMONT, un organisme symbiotique n'appartient pas à une espèce, mais
bien à deux espèces : l'étude de l'évolution d'une symbiose se rapporte à celle d'une
coévolution.
Selon L. MARGULIS, la spéciation des Lichens (20 000 espèces recensées),
comme celle des Orchidées, est d'origine symbiotique. Des chercheurs font part d'un
isolement reproductif dû à des symbioses chez des Invertébrés : des Moustiques des
genres Culex ou Aedes, ainsi que des Drosophiles ne peuvent plus se croiser avec
des sous-espèces géographiques, car leurs gamètes sont devenus incompatibles en
hébergeant des Rickettsies (Bactéries) d'espèces différentes. Les incompatibilités
sexuelles pourraient être à l'origine d'un isolement reproductif, puis d'une spéciation.
Mais dire que la spéciation des Charançons, des Termites, des Ruminants et même
de l'Homme a été orientée par leurs symbiotes intestinaux est sans doute exagéré. Si
les symbiotes ne sont pas les seuls responsables de la différenciation spécifique de
leurs hôtes, ils sont l'un des paramètres. J. GÉNERMONT considère que les symbioses
relèvent, ici, moins de la spéciation que de l'évolution à long terme de l'espèce vers
des taxons supérieurs (évolution trans-spécifique) et que le rôle de la symbiose, dans
ce dernier domaine, est primordial.
Il est difficile de préciser quelle est l'importance relative de chaque type de
spéciation ; cependant, il est certain que la spéciation met en jeu des phénomènes
divers, non exclusifs. Si l'existence de l'espèce est admise, elle constitue néanmoins
une entité dont les limites sont souvent incertaines et dont la différenciation n'est pas
toujours graduelle.
Les faits se rapportant aux phénomènes évolutifs une fois exposés, il manque
encore une théorie unificatrice qui permette de les relier entre eux et de comprendre
comment s'effectue l'évolution. Le prochain chapitre a pour objet d'exposer les
différentes conceptions évolutives du monde vivant.
232
Bibliographie de la section 3.3
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