3. 3 - La spéciation La notion d'espèce est d'autant plus importante en biologie qu'elle constitue l'unité taxinomique fondamentale évolutive la plus évidente pour tous. Son utilisation dans plusieurs domaines de la biologie en précise l'intérêt : - Les taxinomies et les systématiques reposent souvent sur la notion d'espèce. - Le raisonnement génétique est fondé sur la transmission d'allèles chez des individus d'une même espèce et rarement au niveau du genre ou de la famille. - L'étude de l'évolution se rapporte à celle de l'espèce. - L'écologie utilise abondamment la notion d'espèce : reconstitution de réseaux trophiques, prévisions des conséquences de pollutions, lutte biologique ou non contre des ravageurs... - La recherche médicale, en parasitologie par exemple, repose sur une définition très précise de l'espèce. C'est ainsi que la recherche d'un vaccin antimalaria a permis de reconnaître six espèces jumelles, chez le Moustique vecteur (Anopheles maculipennis). Elle a pu alors continuer à progresser en apportant de nouvelles informations épidémiologiques. Ce chapitre étudie la spéciation, c'est-à-dire les processus qui conduisent à l'apparition de nouvelles espèces. Mais, avant d'envisager les modèles et les mécanismes de la spéciation, il est nécessaire tout d'abord de préciser quels sont les critères utilisés pour définir l'espèce. 3.3.1 - Les critères spécifiques et leur discussion La notion d'espèce repose sur plusieurs critères : morphologique, biologique, écologique et cladiste, qui permettent de la cerner. Le concept morphologique À partir de leurs caractéristiques, les individus sont classés en catégories distinctes : la ressemblance morphologique semble un critère suffisant pour déterminer l'appartenance d'un organisme à une espèce. La description d'un premier spécimen (holotype), appuyée parfois par celle d'un deuxième (paratype), est inévitable pour définir une espèce. En paléontologie, ce concept est fondamental ; les fossiles ne livrent, en effet, que des informations morpho-anatomiques utilisées pour distinguer les espèces entre elles. L'étude de l'évolution des espèces comporte obligatoirement celle 197 des fossiles ; leur morphologie est donc importante à double titre, pour déterminer les espèces paléontologiques et pour reconstituer des phylogénies. Ces deux buts sont atteints par des méthodes statistiques qui déterminent et apprécient les domaines de variabilité : soit ils se recouvrent et les populations appartiennent à la même espèce ; soit ils se chevauchent partiellement et les populations constituent des espèces ou des sous-espèces distinctes. Ce concept si facile à appréhender suscite quelques remarques. La détermination des espèces fossiles et celle de leur phylogénie est sujette à caution par manque de critères objectifs ; elle dépend beaucoup des caractères utilisés, du choix et de la puissance de l'outil statistique employé, et enfin de l'appréciation du chevauchement tolérable avant de déclarer des populations conspécifiques, c’est-à-dire monospécifiques. D'un emploi très pratique, le concept morphologique correspond à la notion intuitive de l'espèce. Mais il doit être renforcé, si possible, par d'autres critères (voir cidessous), car il manque parfois de fiabilité. Des groupes dissemblables appartiennent parfois à une même espèce, c'est le cas des Perches arc-en-ciel américaines (Sunfish), dont le polymorphisme est très accentué. À l'inverse, des groupes morphologiquement semblables ne sont pas nécessairement de la même espèce ; c'est le cas des espèces jumelles. Par exemple, les Drosophiles d'Amérique Centrale et du Sud étaient regroupées dans l'espèce Drosophila pseudoobscura. Mais des croisements entre souches d'origine différente donne une première génération (F1) dont les mâles sont presque tous stériles et les femelles très souvent fertiles. Les croisements entre des femelles F1 et des mâles de type parental donnent des résultats divers : mortalité larvaire importante, longévité et vigueur sexuelle des imagos très diminuées. Finalement, les naturalistes ont réparti ces Drosophiles en deux groupes distincts, appelés « A » et « B », car ils étaient incapables de les différencier morphologiquement. Dans les localités où les deux espèces cohabitent, on ne rencontre aucun animal qui puisse être interprété comme hybride. Une étude minutieuse de ces deux types de Drosophiles révèle des différences morphologiques, caryotypiques, biochimiques et éco-étho-physiologiques : - la nature des systèmes enzymatiques, - leur caryotype et leur génotype, - des décalages chronologiques dans leur développement, 198 - la périodicité de leur activité : « A » est plus actif l'après-midi, alors que « B » est actif le matin, - la forme de leurs organes copulateurs et de leurs ailes, - leur parade nuptiale. Les fréquences des sons émis par les vibrations alaires des mâles « A » et « B » sont différentes et elles stimulent préférentiellement les femelles de leur espèce respective. Le brassage génétique entre les deux catégories est impossible ; la divergence génétique des Mouches « A » et « B » est déjà bien amorcée et elle ne peut que s'accentuer irréversiblement. Les deux catégories de Drosophiles constituent alors deux unités évolutives que l'on considère comme deux espèces distinctes : D. pseudoobscura et D. persimilis. Cet exemple montre que la notion d'espèce ne peut pas reposer entièrement sur des ressemblances morphologiques ; dans tous les cas, on en vient à discuter de croisements. Le concept biologique utilisé pour définir l'espèce semble aujourd'hui indispensable. Le concept d’espèce évolutive En paléontologie, les chercheurs ont également besoin pour définir les espèces de la notion du temps. C’est pourquoi, dans Principles of Animal Taxinomy (1961), G. SIMPSON a défini son espèce évolutive comme étant « une lignée (…) évoluant séparément des autres avec ses propres rôles et tendances évolutives. » Selon Niels BONDE dans « L’espèce et la dimension du temps » (Biosystema 19, Systématique et Paléontologie, 2001 29-62), les notions de « rôle » et de « tendances », difficiles à cerner, deviennent de plus arbitraires et subjectives quand on veut leur donner une dimension temporelle. Pour améliorer la définition, N. BONDE propose de concilier le concept de G. SIMPSON avec le concept cladiste (voir infra) de W. HENNIG en remplaçant « ses propres rôles » par « sa position phylogénétique » et « tendances évolutives » par « tendance vers la cohérence ». Le concept biologique reproductif - Sa définition Le concept biologique reproductif est déjà admis par d'anciens naturalistes, dont John RAY Qui souligne, dans Historia plantarum (1686), l'importance des graines qui 199 perpétuent les caractères distinctifs de l'espèce. Georges BUFFON (1707-1788), dans son Histoire naturelle (1749), reconnaît que l'espèce est constituée d'individus interféconds. Ce concept a été réactualisé, principalement, par Ernst MAYR (19042005) : l'espèce est un ensemble de populations naturelles véritablement ou potentiellement interfécondes, isolées d'autres groupes comparables avec lequel il ne se reproduit pas. Pour E. MAYR et d'autres biologistes, l'évolution concerne non pas un seul individu, mais des populations, et l'interfertilité est vraiment une des caractéristiques fondamentales de l'espèce. La séparation des espèces est réalisée lorsque l'isolement reproductif est total. La conception biologique de l'espèce fait aujourd'hui presque l'unanimité, dans la mesure où elle inclut une propriété biologique réelle : la reconnaissance spécifique des partenaires sexuels. - Les barrières reproductives L'isolement reproductif est assuré par des barrières biologiques qui s'opposent aux mélanges entre espèces différentes. Les barrières prézygotiques, qui interviennent en faveur d'un isolement reproductif, empêchent les croisements, et les barrières postzygotiques, mises en place après la fécondation ou la formation du zygote, empêchent la survie ou le développement ultérieur de l'embryon. On utilise parfois les termes de barrières pré- et postcopulatoires. Fig. 3.24 Les différences signalées au sujet des Drosophiles jumelles, excepté la stérilité des hybrides mâles, constituent autant de barrières prézygotiques. Elles procurent aux 200 espèces naissantes l'isolement reproductif qui leur est nécessaire pour se perpétuer. Il peut s'y ajouter aussi une inappétence sexuelle entre mâle et femelle de deux souspopulations, qui est la conséquence d'un système de communication différent. Les stimulus sexuels n'ont alors plus la même signification. Les périodes de reproduction sont parfois décalées dans le temps. - Le flux génique L'isolement reproductif permet le maintien de l'identité de l'espèce. Lors des croisements, les gènes circulent constamment parmi les membres de l'espèce, de génération en génération. Le flux génique, ainsi formé, réduit les différences locales et il suffit à maintenir les caractères spécifiques autour d'un type moyen. D'après E. MAYR, le flux génique est le principal facteur de cohésion spécifique et il assure aussi la stabilité relative des frontières de l'espèce. À la suite d'une migration, seuls quelques pionniers frontaliers peuvent acquérir de nouvelles caractéristiques. - Les limites du concept Julian HUXLEY (1887-1975) s'oppose à E. MAYR, car il considère que la définition de l'espèce ne peut reposer sur le seul critère biologique ; il faut y inclure la taxonomie, la statistique, la physiologie, l'écologie, l'éthologie et la génétique. La mise en application du concept reproductif soulève des difficultés pratiques, par exemple, lors de la découverte d'une nouvelle espèce ou de formes géographiquement isolées, dites allopatriques. Les biologistes, les zoologistes peutêtre plus que les botanistes, savent bien que la preuve d'un isolement reproductif est rarement apportée : la description de l’holotype est fondamentale pour définir une nouvelle espèce. Le classificateur ne se livre presque jamais à des expériences de croisements au laboratoire ni à des observations d'hybridisme sur le terrain. Des formes proches sont considérées parfois conspécifiques, bien qu'elles forment des populations isolées. J. GÉNERMONT remarque qu'il en est ainsi du Chamois alpin et de l'Isard pyrénéen, réunis dans l'espèce Rupicapra rupicapra, alors que leur interfertilité ne puisse être testée naturellement et ne l'ait peut-être pas été expérimentalement. Le Gorille (Gorilla gorilla) présente la situation semblable ; l’espèce comprend deux populations séparées, les Gorilles de montagne et les Gorilles de plaine, qui ne se croisent pas, mais elles sont toujours réunies dans un même taxon. Lorsque l'interfertilité est testée, les résultats bousculent les idées reçues. On a cru jusqu'à la première moitié du XXe siècle que l'hybridation entre espèces voisines 201 était rare ; cette conception a permis de définir précisément les espèces. Depuis les années 1950, cette vision a changé à tel point que les espèces voisines incapables de s'hybrider semblent être devenues des cas exceptionnels. G. COUSIN (1968) est étonné du nombre d'hybrides fertiles présents chez les Grillons, dont il a étudié 31 espèces, réparties en 3 genres. U. NAGEL (1973) fait part d'observations identiques chez des populations de Babouins éthiopiens (Papio anubis et P. hamadryas). Ian BOCK (1984), à l'issue d'une étude systématique des croisements chez les Drosophiles, conclut que l'isolement sexuel est graduel et que l'hybridation donnant une descendance fertile est un phénomène commun. Deux points importants sont à noter au sujet de l'hybridation : 1) Lorsque les études sont expérimentales, on obtient facilement des hybrides entre des formes qui ne se croisent jamais naturellement ; les conclusions sont donc faussées. 2) Lorsque les hybrides sont naturels, ils ont rarement un avenir évolutif ; les exemples de deux espèces de Chênes (Quercus macrocarpa et Q. bicolor) et de deux sous-espèces de Corneilles (Corneilles noires et mantelées), évoqués ci-dessous, montrent que les espèces parentales restent toujours bien distinctes, malgré la présence d'hybrides fertiles dont l'aire de répartition demeure limitée. Le concept biologique est inapplicable en paléontologie, mais il l'est également à tous les organismes dont la reproduction est uniparentale : reproduction asexuée et parthénogenèse. Le concept reproductif est loin d’être universel : plus de la moitié de l’histoire de la vie sur Terre est due à des organismes asexués ou uniparentaux. Des populations naturelles sont parfois des clones parthénogénétiques, issus de formes bisexuées ; la Blatte indo-malaise, Pycnoscelus indicus, aurait donné naissance à des formes parthénogénétiques, P. surinamensis, courantes dans toutes les régions tropicales, parmi lesquelles une dizaine de clones ont été reconnues. Les Rotifères Bdelloïdes, qui n'ont pas de formes bisexuées connues, semblent être capables de se reproduire indéfiniment par parthénogenèse. Chez les espèces à reproduction asexuée (Bactérie, Amibe, Euglène...), chaque individu devrait être considéré comme une espèce, selon le critère d'interfécondité. Bien entendu, il n'en est rien, mais ce cas particulier oblige à rechercher des critères spécifiques supplémentaires, biochimique et moléculaire ou, par exemple, écologique pour mieux cerner l'espèce. Le concept reproductif exclut les organismes qui ne participent pas directement à cette reproduction, mais qui interviennent néanmoins dans la cohérence de l’espèce. 202 C’est le cas des larves, des formes juvéniles et des formes stériles spécialisées comme les ouvrières chez les abeilles et les fourmis ou les soldats chez les termites. Ce concept reproductif ne prend pas en compte la dimension chronologique qui semble pourtant inévitable et essentielle puisque toutes les espèces sont caractérisées par leur apparition et leur disparition. Il est difficile de saisir pourquoi les adaptations à des milieux différents de deux populations entraînent l'acquisition d'un isolement reproductif. Pour des biologistes, l'isolement reproductif, qui peut survenir à la suite de mutations, est un phénomène indépendant et secondaire ; les points fondamentaux pour définir l'espèce sont l'isolement géographique et l'adaptation à une nouvelle niche écologique. Le concept écologique On considère parfois que l'évolution des espèces est principalement déterminée par les facteurs du milieu qui exercent une forte pression sélective ; que l'isolement reproductif apparaisse ou non par la suite, il n'est qu'une conséquence secondaire de la différenciation écologique. C'est pourquoi, en application de ce principe, Leigh VAN VALEN reconnaît, en Amérique du Nord, deux espèces distinctes de Chênes (Quercus macrocarpa et Q. bicolor), alors que les deux formes s'hybrident très bien. Mais si les hybrides sont fertiles, les deux Chênes n'en conservent pas moins leur individualité et leur caractères spécifiques. On trouve, en France, une situation comparable avec le Chêne pédonculé (Q. robur) et le Chêne sessile (Q. petraea), qui occupent des niches écologiques différentes : zone humide et fond de vallée pour le premier, zone sèche et coteaux pour le second, mais qui s'hybrident sans difficultés, tout en gardant leur spécificité. Alan TEMPLETON souligne que ce concept a l'avantage d'être applicable à toutes les formes uniparentales. Or, malgré son rejet, le concept reproductif réapparaît à propos des hybrides et du maintien des traits spécifiques ; aussi le concept écologique n'est-il pas, pour certains biologistes, suffisant par lui-même. Le concept cladiste Les cladistes ont pour but principal de retracer plus que des généalogies, des phylogénies. Quelques-uns d'entre eux reconnaissent seulement l'espèce internodale. Willi HENNIG « admet qu'une espèce donnée prend naissance à la date précise à laquelle une subdivision « permanente » survient dans un réseau généalogique et qu'elle cesse d'exister dès 203 lors qu'une nouvelle subdivision permanente la transforme en deux espèces-soeurs » (J. GÉNERMONT, « L'évolution de la notion d'espèce, de Cuénot à nos jours », Bulletin Zoologique de France, février 1996,120, p. 379-395). Les espèces sont donc encadrées par les nœuds des arbres phylogénétiques ; cependant, le concept biologique reste admis. Afin de demeurer cohérents avec la notion d’espèce internodale, d'autres cladistes, dont Joel CRACRAFT rejettent le concept biologique. Les deux positions cladistes donnent parfois des résultats paradoxaux. Par exemple, chez des Oiseaux australiens du genre Cinclosoma, les cladistes reconnaissent 6 espèces distinctes (fig. 3.25) ; cependant plusieurs de ces espèces s'hybrident ; il y a donc incompatibilité, au moins dans ce cas, entre la conception cladiste et la conception biologique de l'espèce. Fig. 3.25 Cette conception originale suscite quelques réticences chez des cladistes euxmêmes qui reconnaissent le bien-fondé du concept biologique. Dans le cas du Cinclosoma, il n'y aurait plus 6 espèces, mais 4 ; le cladogramme présenté devient sans valeur, puisque le groupe des Cinclosomes est alors paraphylétique. Les entités 204 C. marginatum et C. castanotum, de même que C. castaneothorax et C. cinnamomeum peuvent être considérées à la fois comme des espèces distinctes, mais conspécifiques lorsqu'elles s'hybrident. Cet exemple souligne l'insuffisance de la définition cladiste de l'espèce. En conclusion, il apparaît impossible de donner une définition simple de l'espèce, situation paradoxale alors que ce taxon est immédiatement accessible à la plupart des non-spécialistes. Mais, après avoir approfondi la notion d'espèce, on arrive à une deuxième situation paradoxale qui aboutit à la mise en question de son existence objective parce qu’aucune définition ne semble saisir toutes les caractéristiques : l'espèce est peut-être un concept créé de toutes pièces par l’Homme qui cherche à le plaquer sur des entités naturelles. C'est pourquoi certains biologistes remplacent la notion d'espèce par celle d'unité évolutive. Néanmoins, on ne peut nier l'existence de populations différentes et on est à même d'établir quelques modèles expliquant leurs origines. Les modèles de spéciation ne sont pas exclusifs et leur diversité rend compte de la complexité du phénomène. 3.3.2 - Les modèles de spéciation Les modèles de spéciation sont assez nombreux ; pour montrer leur variété, quelques-uns d'entre eux seront abordés. L'ordre de présentation n'est pas en rapport avec leur importance évolutive, qu'il est difficile d'apprécier. La spéciation par anagenèse et cladogenèse Anagenèse et cladogenèse sont deux termes popularisés en 1947 par Bernhardt RENSCH. Le premier se rapporte à l'évolution graduelle d'une espèce qui se transforme progressivement pour donner naissance à une nouvelle espèce, sans qu'il y ait ramification ; on parle également d'une évolution phylétique (fig. 3.26). Le second concerne la séparation d'une lignée évolutive en deux rameaux sous l'effet d'une cause quelconque : glaciation, orogenèse, ouverture d'un isthme, cours d'eau.... Chacun des deux rameaux ainsi isolés va évoluer irréversiblement pour son propre compte et donner peut-être une nouvelle espèce (fig. 3.27). Lorsque l'espèce souche disparaît, elle donne naissance à deux espèces filles. 205 Fig. 3.26 et 3.27 La transformation des deux sous-populations s'effectue ensuite, comme précédemment, par anagenèse et cladogenèse ; les deux phénomènes sont inséparables. Ce modèle, étudié tout d'abord par E. MAYR sous l'appellation : spéciation géographique ou allopatrique, sera détaillé ; il fait appel à un raisonnement typiquement darwinien : transformation graduelle d'une espèce par accumulation de petites mutations. - La spéciation allopatrique E. MAYR définit ainsi cette spéciation : une nouvelle espèce naît quand l'isolement géographique d'une population favorise l'apparition de caractères, qui stimulent et garantissent l'isolement reproductif, si jamais les barrières géographiques venaient à s'effondrer. L'isolement géographique est l'événement précurseur de cette spéciation. Des changements climatiques, tels que les glaciations du Quaternaire, bousculent 206 l'écologie d'un pays, et l'apparition d'un obstacle : émersion de terres, surrection de montagnes, déplacement de masses continentales, formation de glaciers..., divise parfois l'aire de répartition d'une espèce. Son morcellement engendre des « îles écologiques », c'est-à-dire des biotopes différents les uns des autres, dans lesquels peuvent ensuite s'individualiser de nouvelles espèces. Cette situation favorise la spéciation : une « île » appelée « A » est entourée par des « îles » dont les caractéristiques différentes constituent autant de barrières qui limitent la dispersion d'une espèce peuplant « A ». On constate que le critère géographique se complète naturellement par le concept écologique : une espèce est définie également par la niche exploitée. Dans de nombreux cas, l'isolement géographique est la conséquence d'une adaptation des individus aux variations de leur environnement. L'aire de répartition d'une espèce se subdivise en : - une zone centrale où la population souche, de forte densité est très polymorphique ; - une zone périphérique dans laquelle une ou plusieurs populations, de densité plus faible, deviennent progressivement monomorphiques. Chacune des populations périphériques acquiert des caractères distincts qui peuvent aboutir à l'isolement reproductif selon deux types de mécanismes qui sont liés : la divergence génétique et la mise en place de barrières biologiques. - Les arguments favorables à l'anagenèse et à la cladogenèse Les séries fossiles continues On peut suivre, dans certaines séries sédimentaires, l'évolution progressive d'espèces, si les documentations stratigraphiques et géographiques sont satisfaisantes et si les échantillons fossiles sont suffisamment nombreux pour mesurer, avec le maximum de précision, des variations morphologiques ; mais l'interprétation des séries fossiles qui illustrent ce type de spéciation doit être très prudente. Ainsi, des Lépidolines asiatiques de l'espèce Lepidolina multiseptata, Foraminifères du Permien moyen et supérieur, semble constituer un bon exemple de lignée anagénétique (fig. 3.28). Elles présentent un accroissement progressif de leur première loge. 207 Fig. 3.28 Mais la corrélation de ce caractère avec la teneur des eaux en carbonate de calcium laisse penser qu'il s'agit peut-être d'une variation écophénotypique réversible, liée au milieu plutôt qu'une véritable anagenèse. Pour affirmer une spéciation par anagenèse, dans le cas présent, des arguments supplémentaires doivent être apportés. La séparation d'une espèce en deux groupes Elle apporte une preuve indirecte de l'évolution par anagenèse et cladogenèse. Si les deux groupes ont été isolés, on devrait observer dans chacun d'eux l'établissement d'une divergence progressive et anagénétique de plusieurs caractères. 208 David JORDAN (1908) a recensé, de part et d'autre de l'Amérique centrale, les espèces marines qui, tout en présentant aujourd'hui des caractères spécifiques, possèdent néanmoins de nombreux caractères communs. C'est ainsi qu'il a montré que chaque espèce atlantique a son équivalent pacifique ; ces espèces dites géminées sont donc probablement issues d'une même souche qui existait avant la surrection de l'isthme de Panama au Pléistocène. Un autre exemple classique est fourni par les Corneilles noires et mantelées européennes. Les deux sous-espèces géographiques : Corneilles noires (Corvus corone corone) et mantelées (C. corone cornix) sont interfertiles ; la moindre fertilité des hybrides constituerait une barrière postzygotique. C'est sans doute pourquoi le territoire des hybrides reste limité à un étroit cordon de 75 à 150 km de large (fig. 3.29). Fig. 3.29 209 On suppose que le territoire de l'espèce ancestrale a été morcelé par une glaciation quaternaire qui a isolé deux sous-populations. Elles ont commencé à diverger ; des caractères éthologiques et morphologiques distinctifs apparaissent, constituant des barrières prézygotiques. Mais les glaciations du Pléistocène se sont terminées avant que les divergences spécifiques soient devenues assez importantes pour empêcher les croisements, qui demeurent encore fertiles. La banalité de l'hybridisme C'est une autre observation qui fournit également un argument indirect. Si l'anagenèse et la cladogenèse sont des réalités, alors l'évolution des espèces doit être suffisamment progressive pour que des hybridations soient possibles entre des populations en voie de séparation. L'hybridisme permet de voir que la spéciation est un phénomène certainement continu et très lent, bien que sa vitesse ne soit pas constante. En outre, on constate en général que la séparation sexuelle est souvent plus lente que l'acquisition de caractères morphologiques spécifiques entre populations isolées, sans doute plusieurs Ma ; c'est pourquoi l'hybridation entre deux populations morphologiques distinctes est parfois possible. Les espèces jumelles font exception à la règle : la différenciation morphologique suit au contraire l'isolement sexuel ; on a reconnu chez la Paramécie, Paramecium aurelia, 14 espèces jumelles. L'observation d'hybrides stériles entre deux populations permet généralement de conclure à l'existence de deux espèces ; cependant, dans l'interprétation de certains cas, la prudence est de règle. Chez une Piéride, par exemple, on distingue deux formes voisines de Papillons : la première blanche à taches brunes (Pieris napi) est répandue dans les plaines, depuis le cercle polaire jusqu'à l'Afrique du nord, et la seconde jaunâtre à taches brunes (Pieris bryoniae) est une population de montagne (Alpes, Caucase et Carpathes). Dans les Alpes, on ne trouve des hybrides qu'aux environs de Vienne (Autriche) et dans les Alpes-Maritimes (France) ; en revanche, en Savoie (France), il n'y a pas d'hybrides. Ainsi, en certains endroits, ces deux formes se comportent comme des espèces distinctes, mais à Vienne et dans les AlpesMaritimes, comme des individus conspécifiques. En réalité, le croisement des deux formes est fréquent ; les Chenilles hybrides qui en sont issues donnent naissance à des imagos (adultes) fertiles, si les moyennes des températures et des degrés hygrométriques correspondent à celles des alentours de Vienne et des AlpesMaritimes. Ils sont stériles dans les autres cas. Les préférences climatiques 210 n'empêchent pas les croisements, mais la stérilité des hybrides montre qu'il s'agit plutôt de deux espèces, dont la différenciation est en cours d'achèvement. L'intergradation Elle résulte de transformations morphologiques héréditaires, qui apparaissent progressivement le long d'un cline, variation graduelle, continue et orientée d'un caractère dans l'aire de répartition d'une espèce, de telle sorte que l'on passe d'une sous-espèce à une autre sans aucune discontinuité. Elle se rapporte soit à des variations anagénétiques, soit à des variations dues à l'hybridisme que les spécialistes savent distinguer des premières ; seules les variations anagénétiques sont à retenir ici. Un exemple d'intergradation est fourni par les Pouillots asiatiques, de l'espèce Phylloscopus trochiloides, étudiés par Claude TICEHURST (1938), puis par E. MAYR (1942). Leur différenciation s'effectue autour de l'Himalya pour donner cinq sousespèces, reconnaissables par des caractères morphologiques (fig. 3.30). Cet exemple d’intergradation constitue un « chevauchement circulaire ». Défini par B. RENSCH en 1929, ce terme désigne des chaînes de sous-espèces qui sont interfécondes deux à deux sauf aux deux extrémités, malgré un chevauchement de leur aire de répartition ; la sous-espèce P. t. viridanus, ne se croise plus avec la dernière sous-espèce différenciée, P. t. plumbeitarsus. 211 Fig. 3.30 212 La prévision des formes anagénétiques dans les séries fossiles Certains chercheurs, convaincus de la réalité de l'anagenèse ont prévu, avec succès dans quelques cas, les caractéristiques de fossiles dans des séries sédimentaires discontinues. Roland BRINKMANN (1929) a remarqué, dans l'Oxfordien anglais, une discontinuité dans la série fossile d'une Ammonite, du genre Kosmoceras, avec passage brusque à une espèce différente. Ce fait est étonnant, car les Kosmoceras antérieurs à cette discontinuité avaient une évolution régulière anagénétique. R. BRINKMANN a observé que les caractères de la nouvelle espèce correspondaient à ceux qui seraient apparus plus tard, si la lignée anagénétique s'était poursuivie normalement. Il en a donc conclu la présence d'une lacune de sédimentation plutôt qu'une évolution saltatoire, événement improbable qui aurait ensuite poursuivi l'anagenèse. Sur le graphique établi par R. BRINKMANN (fig. 3.31), on peut estimer l'épaisseur de cette lacune de sédimentation et, par conséquent, sa durée, en décalant le segment situé à droite, pour obtenir une continuité parfaite avec le premier segment de gauche. Mais G. SIMPSON refuse de considérer qu'il s'agit d'une même espèce ; J. GÉNERMONT résume ainsi la pensée de ce dernier : « Il faut prendre comme un fait objectif une discontinuité dans une série chronologique, d'où la possibilité de considérer comme appartenant à des espèces différentes la forme qui précède une discontinuité et celle qui la suit, même si on a de bonnes raisons de penser que la lignée a subi une variation continue durant la période correspondant à la lacune » (J. GÉNERMONT, « L'évolution de la notion d'espèce, de Cuénot à nos jours », Bulletin Zoologique de France, février. 1996, 120, p. 379-395). 213 Fig. 3.31 214 La spéciation par révolution génétique Dans les années 1930, S. WRIGHT recherche les conséquences sur la spéciation de la colonisation d'un nouveau milieu par une sous-population d'effectif très réduit. Il supposait que cette situation était favorable à une accélération de l'évolution des espèces. Puis, vers 1940, E. MAYR remarque que, parmi les Oiseaux qu'il étudiait, les populations périphériques d'effectif limité présentaient souvent des caractères phénotypiques particuliers, non représentatifs de l'ensemble de la population originelle. Pensant que ces isolats périphériques étaient aptes à subir une spéciation, il postule, en 1954, l'existence d'une révolution génétique, capable de provoquer une spéciation brutale chez des populations colonisatrices d'effectif réduit : 1) Les fondateurs d'effectif limité ne constituent pas un échantillon représentatif de la population d'origine ; ils possèdent d'emblée des caractères particuliers (effet de fondation de premier ordre de J. GÉNERMONT et M. LAMOTTE). 2) L'environnement génétique des allèles est modifié ; il y a rupture des interactions géniques, c'est-à-dire des relations épistatiques et de dominance, qui évoluent vers un nouvel équilibre : « Cette restructuration du patrimoine héréditaire constitue ce qu'on peut appeler un effet de fondation de second ordre, qualifié par Mayr de révolution génétique » (J. GÉNERMONT et M. LAMOTTE, « Place et rôle de l'adaptation dans l'évolution des organismes », Bolletino Zoologico (Italie), 1986, 53, p. 215-237). 3) Il s'ensuit des modifications génétiques rapides ; certains allèles rares deviennent plus fréquents, alors que d'autres deviennent rares. Ces allèles plus fréquents, soumis à la sélection naturelle, favorisent la fixation de nouveaux génotypes dans la jeune population. Cette révolution génétique est à l’origine d’un cas particulier d'une spéciation géographique rapide, correspondant à la spéciation péripatrique définie par E. MAYR ; les radiations adaptatives favorisent les révolutions génétiques. Si l'effectif des populations reste faible, les effets de la dérive génique fortuite s'ajoutent à ceux de la révolution. Alan TEMPLETON et Hampton CARSON ont tenté de mettre en évidence la spéciation par révolution génétique chez des populations de Drosophiles des îles Hawaï, qui diffèrent seulement par une dizaine de gènes. Ils n'ont pu conclure à une spéciation par révolution génétique, car l'hypothèse d'une spéciation géographique est tout aussi probable. Dans ce dernier cas, la différence génétique, au lieu d'être à l'origine de la spéciation, en est une conséquence. 215 H. CARSON (1975) a utilisé le concept de révolution génétique de E. MAYR pour élaborer son propre modèle, dont le scénario rappelle beaucoup le précédent. À la suite d'une catastrophe écologique, une population d'effectif important est brutalement réduite. Les survivants, peu nombreux, subissent une révolution génétique qui s'accompagne de brutales augmentations d'effectif de la population : les flushes, suivies de leur effondrement successif : les crashes (fig. 3.32), puis la population pionnière se stabilise. Ce modèle est parfois qualifié de spéciation par flush and crash. Fig. 3.32 Le modèle de H. CARSON, comme celui de E. MAYR, repose plus sur de solides arguments que sur des preuves, bien que des expériences aient été tentées dans des démomètres, c’est-à-dire des cages à populations. On peut citer celles de Theodosius DOBZHANSKY et Olga PAVLOVSKY (1957), et celles de J. POWELL (1978-1989). À partir d’une population originelle de Drosophiles, T. DOBZHANSKY et O. PAVLOVSKY ont constitué deux séries de populations expérimentales : l’une témoin comprenant 4 000 Mouches et l’autre en situation de « crash » en comprenant 20. Dans toutes les cages, la pression de sélection issue du milieu est exactement identique. Au début de 216 l’expérience, une caractéristique du chromosome 3 - qui se transmet comme un allèle - possède une fréquence de 0,5 ; chaque Mouche fondatrice est hétérozygote pour cette particularité chromosomique. Au bout de quelques mois, les fréquences des séries témoins demeurent très proches alors que celles des séries en situation de « crash » sont très différentes. Comme les conditions du milieu sont identiques dans les séries, les variations de fréquence sont dues à des phénomènes génétiques : à l’effet de fondation se sont ajoutés les effets d’une révolution génétique. Si une révolution génétique a bien eu lieu, rien n’indique qu’elle soit suffisante pour réaliser une spéciation. J. POWELL prélève, dans une population de Drosophiles, une femelle et un mâle, situation de crash. Ces deux mouches fondent ensuite une descendance, qui compte plusieurs dizaines de milliers d'individus, situation de flush. Au bout de nombreuses générations, les Mouches de l'élevage expérimental sont confrontées à celles de l'expérience témoin : les femelles de la population témoin refusent très souvent l'accouplement avec les mâles de la population expérimentale ; une barrière précopulatoire est en train de s'établir. L’isolement reproductif, encore partiel, qui est une des conditions fondamentales de la spéciation allopatrique, est sans doute dû à une révolution génétique. L’existence des modèles de E. MAYR et de H. CARSON semble confirmée ; mais les résultats obtenus en démomètre incitent à la réserve, car ils sont rarement observés dans des conditions naturelles. Ce type de spéciation doit être favorisé lorsque les territoires sont relativement isolés des influences extérieures, et les îles océaniques constituent de tels milieux. Les particularités de la flore et de la faune d'archipels, comme celui d'Hawaï et celui des Galapagos, s'interprètent facilement à partir de révolutions génétiques : les nombreuses populations, souvent morphologiquement différenciées, sont certainement issues de quelques pionniers continentaux (Drosophiles pour le premier, Pinsons pour le second, par exemple), qui en occupant de nouveaux territoires ont déterminé alors de nouvelles niches écologiques. Chacune de ces populations a dû retrouver un nouvel équilibre épistatique, exprimer des particularités demeurées discrètes, se multiplier et donner des populations originales. Mais la prudence s'impose : la révolution génétique n'est pas le seul modèle en cause ; les divergences adaptatives peuvent être accentuées par un renforcement sympatrique : les populations locales ont tendance à se croiser plus facilement entre elles qu'avec les populations voisines. Ces révolutions ne s'accompagnent pas toujours de variations morphologiques ; par conséquent, la paléontologie ne peut ni infirmer, ni confirmer ces modèles. 217 Les objections aux spéciations par révolutions génétiques sont de nature diverse : - Bien que ces modèles soient reconnus par de nombreux naturalistes, ils manquent cependant d'exemples probants. - On observe bien, dans la nature, des exemples se rapportant au flush ; c'est le cas des Lapins introduits en Australie, du Phylloxéra apparu en France au XIX e siècle. Les colonies d'Escargots, Cepaea nemoralis, étudiées par M. LAMOTTE (1951) ne présentent pas de divergences éloignées du cadre spécifique, alors que chacune de ces colonies a dû connaître, au début de son existence, une période favorable à une révolution génétique. Les périodes de crash sont encore inconnues et, à plus forte raison, les révolutions génétiques. - La dérive génique fortuite agit sur les petites populations en les stabilisant autour d'un type donné ; elle est conservatrice. - Un isolat possède une uniformité génétique et une consanguinité élevée qui lui donnent plus de chance de disparaître que d'être à l'origine d'une nouvelle espèce. Ainsi, pour ces deux raisons, certains spécialistes considèrent que les Guépards, malgré une population actuelle évaluée à 20 000 individus, sont une espèce en voie de disparition. - L'évolution d'une espèce dépend du nombre de mutations qui affectent ses gènes. Dans le cas d'une population à grand effectif, les mutations par génération sont beaucoup plus nombreuses que chez les isolats périphériques ; il faudrait donc rechercher les nouveautés génétiques, plutôt dans les populations mères que dans les populations à petit effectif. - Les populations marginales d'effectif réduit ont peu de chance de fournir de nombreux fossiles ; les modèles de spéciation par révolution génétique manquent presque toujours d'arguments paléontologiques qui demeurent essentiels. La spéciation sympatrique Elle se déroule sans qu'il y ait changement de territoire et d'isolement géographique préalable. Deux modalités, au moins, sont possibles : la polyploïdie, qui aboutit à une multiplication du nombre des chromosomes et la sélection diversifiante, qui favorise certains allèles. Si la première n'est pas critiquée, la seconde l'est. Mais il semble aujourd'hui que les études faites sur les Mouches parasites apparentées à l'espèce Rhagoletis pomonella, donnent aux tenants de la spéciation sympatrique de solides arguments ; aussi cet exemple sera-t-il détaillé. 218 - La spéciation sympatrique instantanée par polyploïdie La polyploïdie apparaît, par exemple, à la suite d'un choc thermique, en dehors de toute pression sélective ; ce n'est pas une réponse adaptative qui favoriserait l'apparition de variants et qui aboutirait à leur isolement reproductif. La formation instantanée d'espèces par polyploïdie est très abondante chez les Angiospermes, qui comptent au moins 60 à 70 % d'espèces polyploïdes. On constate souvent que le croisement entre deux espèces végétales ou animales donnent naissance à des hybrides stériles ; leur stérilité est levée par un doublement de leur caryotype : c'est l'allopolyploïdie. Ce phénomène est bien connu chez l'hybride Chou-Navet, Raphanus brassica, ou bien chez le Tabac, Nicotiana. L'hybride (2n = 36), issu du croisement de N. tabacum (2n = 48) et de N. glutinosa (2n = 24), est stérile. Sa fertilité est établie par doublement de son caryotype ; la nouvelle espèce, N. digluta (2n = 72) est stable. La polyploïdie est beaucoup plus rare chez les Animaux. (voir la section 3.1.2 : « Les mutations géantes, la polyploïdie »). Les polyploïdes ne seraient pas éliminés parce qu’ils présentent une meilleure adaptabilité à des conditions non optimales ; on a observé une relation entre la répartition géographique et le degré de polyploïdie du Gastéropode Bulinus : la forme à 2n est répandue dans les pays tropicaux et équatoriaux, la forme à 4n dans les régions tempérées et les formes à 6n et 8n en haute altitude. Généralement, deux arguments laissent penser que les polyploïdes, au moins chez les végétaux, ont un avenir évolutif très limité : 1) Les caryotypes de base du niveau générique sont toujours diploïdes (2n), jamais polyploïdes (4n, 8n...). 2) Les plantes qui possèdent le plus grand nombre de caractères nouveaux apomorphes (caractères dérivés) sont les plantes diploïdes à 2n, alors que les plantes polyploïdes regroupent le plus grand nombre de caractères ancestraux plésiomorphes. 219 Fig. 3.33 220 - La spéciation sympatrique par sélection diversifiante L'aire peut être très vaste et présenter des milieux hétérogènes qui offrent aux individus plusieurs biotopes. Cas des Chrysopes Des Insectes du genre Chrysopa, C. carnea et C. downesi, semblaient constituer un exemple de spéciation sympatrique. C. et M. TAUBER ont étudié ces deux taxons qui se comportent naturellement comme deux espèces distinctes. En laboratoire, le contrôle de différents paramètres (température, humidité, photopériode...) favorise des accouplements « hors saisons » qui engendrent des descendants fertiles. Par la suite, les chercheurs ont découvert que l'isolement reproductif de ces deux espèces dépend de deux gènes P1 et P2 qui déterminent l'époque de la reproduction en établissant un réflexe photopériodique. Le mécanisme de spéciation, à l’œuvre dans cet exemple, est celui d'une spéciation sympatrique allochronique : la période de reproduction n'est plus identique pour les deux espèces. Mais une pression du milieu, dont les conditions sont différentes pour les deux espèces, s'ajoute à l'allochronie. Cette conclusion n'est pas acceptée par tous les biologistes, d'une part parce que la séparation entre les mécanismes de spéciation et ceux responsables de l'isolement géographique n'est pas nette, d'autre part parce qu'un certain nombre d'arguments le réfutent : - Sans obstacle, la population n'atteindrait sans doute pas le seuil de spéciation, car le brassage génique ininterrompu s'oppose à la divergence de deux sous-populations. - Les mutations n'ont pas toujours une implication biologique ou physiologique ; parfois neutres, elles ne peuvent donc participer à une spéciation. Mais la neutralité des mutations ne peut être invoquée dans le cas présent. Pour E. MAYR, ces cas de spéciation sympatrique illustrent plutôt une spéciation allopatrique. Seul le cas des prédateurs spécifiques ou des parasites qui changent d'hôte, comme les Mouches parasites du genre Rhagoletis, peut constituer une spéciation sympatrique. 221 Cas des Mouches parasites Observation des populations Les Mouches du genre Rhagoletis appartiennent à la classe des Diptères et à la famille des Trypétidés ; leurs larves se nourrissent de fruits et les adultes de sucs émis par la plante à la suite de blessure(s) ou de nectar... En été, les femelles nordaméricaines de l'espèce Rhagoletis pomonella pondent leurs œufs dans les Senelles, fruits de l'Aubépine, Crataegus mollis, hôte naturel de cette Mouche, ou bien dans les Pommes du Pommier Malus pumila. Un seul œuf est pondu dans chaque fruit car une phéromone d'avertissement dissuade la ponte d'autres femelles dans le même fruit. L'éclosion de l'œuf suit la ponte de 3 à 4 jours. Les larves commencent à dévorer le fruit qui, à maturité, se détache de l'arbre et tombe. Elles s'enfoncent dans le sol où elles réalisent leur mue nymphale pour passer l'hiver en diapause sous forme de pupe. La mue imaginale (métamorphose) a lieu à l'été ; la durée de vie des imagos est de 3 à 6 semaines. L'apparition des adultes coïncide avec la période de maturité des fruits de l'arbre hôte ; généralement, les Pommes sont plus précoces que les Senelles de 3 à 4 semaines. La plupart des Mouches adultes s'accoupleront et pondront près de l'arbre hôte. Quittant l'Aubépine, des Mouches indigènes, R. pomonella, ont commencé à parasiter les Pommiers, après leur introduction en Amérique du Nord, il y a 150 ans. Alors qu'en laboratoire, les Mouches du Pommier et celles de l'Aubépine se croisent facilement en donnant une descendance fertile, dans la nature, les croisements entre les deux types sont peu fréquents. Aucun caractère morphologique ou éthologique ne les différencie ; pourtant les accouplements des individus de chaque race ne sont pas aléatoires : une barrière précopulatoire semble s'établir et un isolement reproductif se réaliser entre les deux populations. Ces Mouches fournissent une occasion de savoir si la spécialisation à un nouvel hôte, le Pommier, est de nature à donner naissance à deux populations en voie de spéciation sans qu'il y ait eu, au préalable, d'isolement géographique. Les adaptations des Mouches du Pommier sont peut-être suffisantes pour provoquer un isolement reproductif partiel et une réduction du flux génique entre les deux populations. L'initiateur des recherches sur Rhagoletis pomonella est Guy L. BUSH. Ses travaux qui ont débuté dans les années 1960 ont été suivis par de nombreux autres. 222 Les résultats partiels et les interprétations donnés ci-dessous sont tirés de plusieurs études américaines, dont les références figurent dans la bibliographie. Si les croisements entre les deux types de Mouches ne sont plus aléatoires, le flux génique doit être suffisamment réduit pour provoquer l'apparition de différences géniques. Les études ont porté sur des Mouches réparties dans treize localités de l'Illinois et sur des Mouches du Michigan, à proximité des Grands Lacs. Dans le Michigan, les études ont eu lieu de 1984 à 1986. Elles ont concerné principalement six gènes occupant des locus différents et leurs allèles, responsables de la synthèse d'enzymes : l'aconitase-2 (Acon-2), la maliquase (Me), la mannose-phosphateisomérase (Mpi), la NADH-diaphorase-2 (Dia-2), la bêta-hydroxy-acide-déhydrogénase (Had) et l'aspartate-amino-transférase (Aat-2). Des résultats partiels caractéristiques sont exposés dans la figure 3.34-A. Les fréquences de Acon-2 et Me des Mouches du Pommier ou de l'Aubépine sont bien différentes, quelle que soit l'année, mais à peu près constantes dans chacune des deux populations. Les variations des fréquences de Acon-2 et Had sont également bien marquées dans les populations de l'Illimois (fig. 3.34-B). Les disparités génétiques s'observent également à l'issue de certains croisements. Dans l'Illimois, il existe trois races de Mouches, celle du Pommier qui se métamorphose au milieu de l'été, celle de l'Aubépine au début de l'automne et celle du Cornouiller, Cornus florida, à la mi-automne, quand les fruits des hôtes respectifs arrivent à maturité. Les adultes hybrides de la F1 apparaissent à des périodes intermédiaires entre celles des parents. Origines des différences génétiques Cinq hypothèses sont avancées : 1) un isolement précopulatoire et une allochronie, 2) la reconnaissance spécifique des fruits de l'hôte par les parasites, 3) la formation d'un isolat et une révolution génétique, 4) la survie différentielle des larves, 5) la sensibilité des mouches aux facteurs climatiques. 223 Fig. 3.34 1ère hypothèse : Isolement précopulatoire et allochronie Si, en laboratoire, les Mouches se croisent facilement pour donner des générations successives fertiles, dans la nature, les deux populations se croisent rarement ; le flux génique est réduit : il y a un isolement reproductif partiel. Les migrations des Rhagoletis et les périodes de chevauchement d'éclosion des imagos semblent 224 pourtant s'opposer à l'établissement de cet isolement. Seulement 6 % des mouches de l'Aubépine migrent sur le Pommier, mais 26 % des Mouches du Pommier vont sur l'Aubépine. Les migrations ne sont pas symétriques, mais elles restent dans l'ensemble suffisamment élevées pour empêcher un isolement précopulatoire et l'apparition de différences génétiques. Dans certains cas, les métamorphoses des deux populations ont lieu, au moins, à 8-10 jours d'intervalle (fig. 3.35) ; puisque 80 % des adultes du Pommier et de l'Aubépine coexistent pendant un certain temps, les croisements sont possibles. Fig. 3.35 Mais les adultes du Pommier atteignent la maturité sexuelle plus tôt que ceux de l'Aubépine ; les accouplements entre les Mouches de deux types sont certainement moins fréquents que prévu. Les migrations et le chevauchement des périodes d'émergence des adultes ne sont donc peut-être pas suffisants pour empêcher l'installation d'une barrière précopulatoire. La fidélité à l'hôte pourrait, alors, être due à une allochronie (fig. 3.36), elle-même à l'origine des différences génétiques. 225 Fig. 3.36 La fidélité à l'hôte est renforcée par le développement saisonnier des plantes auquel celui des Mouches est lié : dans l'Illinois, par exemple, les Pommes arrivent à maturité de la moitié à la fin de l'été et les Senelles seulement au début de l'automne. 226 2e hypothèse : Reconnaissance spécifique des fruits de l'hôte par les parasites Chez les Insectes parasites de ce type, des études ont montré que si l'orientation des mouches est visuelle, la reconnaissance spécifique de l'hôte est olfactive. La sensibilité olfactive antennaire de deux espèces de Mouches, Rhagoletis pomonella du Pommier et R. mendax des Myrtilles du genre Vaccinium, a été éprouvée. La capture des adultes et la ponte des Mouches du Pommier sont plus fréquentes sur des arbres ou sur des fruits artificiels parfumés à la Pomme, que sur des arbres ou sur des fruits dépourvus d'odeur ou parfumés à la Myrtille. Les expériences avec R. mendax donnent des résultats symétriques. L'odeur de Pomme ou de Myrtille est obtenue par un mélange de 9 esters principaux, qui ont été successivement testés chez les deux espèces. Les tests s'effectuent en volatilisant directement au contact des antennes chacun des esters ou le mélange total ; des électrodes de dérivation, disposées sur le nerf antennaire, permettent de recueillir le message nerveux consécutif. Les Mouches utilisées dans cette expérience n'ont eu aucun contact préalable soit avec le Pommier, soit avec la Myrtille ; elles sont issues d'élevage où les deux espèces ont été soumises aux mêmes conditions de température et de photopériode, à la même nourriture. Les résultats sont nets et significatifs : les Mouches possèdent une très grande différence de sensibilité à l'odeur totale du fruit de leur hôte respectif (fig. 3.37). Quatre esters donnent des réponses identiques chez les deux espèces ; pour les cinq autres esters, les réponses dépendent de leur concentration. Il y a donc une reconnaissance spécifique de l'odeur de l'hôte, bien que certains de ses composants jouent un rôle minime chez les deux espèces. Cette reconnaissance ne peut être issue d'un apprentissage pendant l'élevage ; elle est par conséquent d'origine génétique : les mâles s'accouplent avec les femelles qui, attirées par la même odeur, fréquentent par conséquent les mêmes hôtes. La barrière précopulatoire est ici de nature olfactive. 227 Fig. 3.37 3e hypothèse : Formation d'un isolat et révolution génétique La colonisation du Pommier par des Mouches pionnières aurait déclenché une révolution qui se poursuit sans doute encore à l'heure actuelle. Cette révolution serait à l'origine des différences génétiques observées par effet de fondation, renforcé ensuite par la dérive génique fortuite. Mais, pour que les mutations neutres retenues par la dérive génique restent concentrées chez les Rhagoletis du Pommier, il est nécessaire que le flux génique entre les deux populations soit inexistant ou très réduit. Comme ce n'est pas le cas, il est peu probable que les différences génétiques aient pour origine une spéciation par révolution génétique. 4e hypothèse : Survie différentielle des larves Les croisements des deux populations seraient aléatoires et la survie des larves dépendrait à la fois de leur génotype et de leur environnement. Les larves du Pommier 228 infestant les Senelles sont dans un milieu très défavorable à leur développement et vice versa : seules celles dont le génotype est adéquat pourront se développer soit dans les Pommes, soit dans les Senelles. Mais la reproduction croisée entre les deux populations et le flux génique qui en résulte ne permettent pas alors l'apparition de divergences génétiques pouvant conduire à un isolement reproductif partiel, malgré une sélection larvaire importante. La mort des larves du Pommier sur les Senelles et celle des larves de l'Aubépine dans les Pommes est insuffisante pour empêcher le brassage génétique entre les deux races. 5e hypothèse : Sensibilité des mouches aux facteurs climatiques L'analyse des variations saisonnières de température, entre les différents sites où les Rhagoletis sont installées, et celle des variations de leur fréquence allélique laissent penser que ce facteur est à considérer. Dans l'Illinois, des allochronies plus ou moins marquées existent d'un site à l'autre, chez un même type de Mouche (fig. 3.45) ; des études spécifiques ont imputé ces différences à des paramètres climatiques : température et précipitations. Les variations géographiques introduisent parfois des décalages de 8 jours. D'autres études, entreprises dans le Michigan, précisent les précédentes. Les fréquences alléliques des 6 gènes signalés ci-dessus présentent des variations corrélées aux températures selon un cline latitudinal, dont quelques irrégularités sont dues à des caractéristiques climatiques locales. Les températures agissent sans doute indirectement sur les Mouches, en accélérant ou en ralentissant la maturation des fruits qui exerce une pression de sélection sur le développement des larves. Cette pression est telle que l'on observe, au printemps suivant, des métamorphoses plus ou moins précoces chez les Mouches ; ainsi, quand les températures se maintiennent à 28°C pendant l'été, la métamorphose est retardée. Le cycle de développement de Rhagoletis pomonella est donc étroitement lié à la maturation des fruits, elle-même dépendante des conditions climatiques. Les contraintes exercées par leurs hôtes respectifs sur les Mouches du Pommier comme sur celles de l'Aubépine ont tendance à fidéliser leurs parasites et, en établissant une barrière précopulatoire partielle, à favoriser l'apparition d'une divergence génétique. En conclusion, quelle explication donner à l'apparition des premières Mouches du Pommier au beau milieu de l'aire de répartition de Rhagoletis ? Les populations des Mouches du Pommier et de l'Aubépine sont en cours de spéciation, comme l'indiquent les différences génétiques et l'isolement reproductif partiel. Trois des hypothèses présentées - allochronie des deux populations, reconnaissance spécifique de l'odeur de l'hôte et variation des températures - s'appuient sur des résultats incontestables qui 229 confirment une spéciation sympatrique. Si les deux autres hypothèses - isolat et révolution génétique, panmixie et survie différentielle des larves - ne peuvent être complètement éliminées, elles reposent, cependant, d'une part sur des résultats qui s'expliquent plus facilement dans le cadre d'une spéciation sympatrique, d'autre part sur des arguments plus faibles que les précédents. Il est donc très vraisemblable que les biologistes disposent enfin avec Rhagoletis pomonella d'un premier exemple convaincant d'une spéciation sympatrique. La spéciation stasipatrique Elle est caractérisée par la transmission de remaniements chromosomiques toujours équilibrés, d'ampleur variable, qui sont parfois à l'origine d'une nouvelle espèce (voir la citation de J. GÉNERMONT dans la section 3.1.2 : « Les mutations chromosomiques »). Les remaniements affectent soit un fragment, soit un chromosome entier. Chez des Criquets australiens, les Morabinae, M. WHITE (1968) a reconnu des remaniements chromosomiques sans aucun effet direct sur le phénotype, ni sur la viabilité des mutants. Les porteurs de ces anomalies peuvent se croiser avec les individus normaux ; les hétérozygotes issus de ce croisement ont une fertilité moindre. Si ces derniers se croisent entre eux, ils donnent naissance à des homozygotes mutants. D'après M. WHITE, cette stérilité relative assure néanmoins un isolement reproductif ; alors que les croisements d'homozygotes sont viables, les résultats des autres croisements sont plus aléatoires ; et, petit à petit, les homozygotes mutants s'isolent de la population qui les hébergent. D'abord localisés sur une petite fraction de l'aire de répartition de l'espèce, les individus porteurs de l'anomalie peuvent occuper un territoire plus grand, tout en bénéficiant d'un isolement reproductif de nature à créer une nouvelle espèce. Un autre exemple, pris chez les Souris, souligne l'importance des réarrangements chromosomiques qui peuvent, aussi bien que les mutations alléliques classiques, engendrer de nouvelles espèces. J. AUFFRAY (1988) a étudié les populations de la Souris domestique (Mus musculus domesticus) autour de la région de Milan. Il a reconnu des races chromosomiques de Souris dont le caryotype est caractérisé par un nombre réduit de chromosomes : au lieu de 40 chromosomes, les caryotypes étudiés en comportent de 38 à 22. Cette réduction est due à des fusions chromosomiques. Parmi ces populations d'effectif réduit, des croisements sont possibles, mais les hybrides issus du croisement de populations porteuses de translocations différentes sont presque toujours stériles ; en revanche, ceux provenant de Souris transloquées et de Souris normales ont une fertilité variable. Les translocations n'apportent aucun 230 avantage sélectif, mais elles procurent aux Souris un certain isolement reproductif qui est renforcé par un isolement géographique partiel : les Souris, commensales de l'Homme, vivent dans des fermes relativement isolées, équivalentes à des îles écologiques, qui ont pu être colonisées par quelques animaux pionniers, dont certains portaient une translocation. Parfois, l'obstacle géographique qui a conduit à la formation d'isolats disparaît. Les sous-populations peuvent donc alors évoluer dans deux directions : soit continuer à se différencier, soit se croiser. La reconnaissance d'une spéciation stasipatrique est très difficile. Si les remaniements chromosomiques, en effet, peuvent être à l'origine d'une spéciation, l'observation de tels remaniements chez des espèces distinctes ne permet pas de conclure a priori que ces espèces sont issues d'une spéciation stasipatrique. Ils sont peut-être une conséquence d'une spéciation allopatrique ; la différence caryotypique n'est alors qu'un aspect des divergences génétiques qui se sont installées entre les deux espèces. La spéciation par variation des signaux sexuels Certains auteurs retiennent ce modèle de spéciation, alors que d'autres considèrent que la variation des signaux sexuels est un des paramètres d'une spéciation sympatrique ou allopatrique Le concept biologique repose sur l'interfertilité et, bien entendu, sur la reconnaissance du partenaire sexuel. Celle-ci s'effectue par la présence de signaux spécifiques qui n'ont de signification qu'à l'intérieur de l'espèce. Il en est ainsi chez de nombreux animaux : chant des Grillons, phéromones des Papillons, émission lumineuse des Lucioles... Si l'un des signaux change, il risque de perdre toute signification pour l'ensemble de la population, excepté quelques déviants qui pourront être à l'origine d'une nouvelle espèce. C'est un cas de spéciation sympatrique ; par exemple, si des phéromones sexuelles émises par des Papillons femelles se modifient, elles peuvent entraîner la formation d'une nouvelle population qui ne se croise plus avec l'ancienne. Mais la modification des signaux est parfois consécutive à un isolement géographique et la spéciation devient donc un cas de la spéciation allopatrique. La barrière de stérilité entre les Goélands Larus argentatus et L. fuscus s'est installée progressivement, au cours de leur pérégrination circumpolaire, par modification du cri, de la posture pendant la parade et de la couleur de l'anneau orbital, orangé chez L. argentatus, rouge chez L. fuscus. 231 La spéciation par symbiose Cette thèse est soutenue par Lynn MARGULIS qui considère la symbiose comme un mode de spéciation dont l'importance est très sous-estimée. Pour des biologistes dont J. GÉNERMONT, un organisme symbiotique n'appartient pas à une espèce, mais bien à deux espèces : l'étude de l'évolution d'une symbiose se rapporte à celle d'une coévolution. Selon L. MARGULIS, la spéciation des Lichens (20 000 espèces recensées), comme celle des Orchidées, est d'origine symbiotique. Des chercheurs font part d'un isolement reproductif dû à des symbioses chez des Invertébrés : des Moustiques des genres Culex ou Aedes, ainsi que des Drosophiles ne peuvent plus se croiser avec des sous-espèces géographiques, car leurs gamètes sont devenus incompatibles en hébergeant des Rickettsies (Bactéries) d'espèces différentes. Les incompatibilités sexuelles pourraient être à l'origine d'un isolement reproductif, puis d'une spéciation. Mais dire que la spéciation des Charançons, des Termites, des Ruminants et même de l'Homme a été orientée par leurs symbiotes intestinaux est sans doute exagéré. Si les symbiotes ne sont pas les seuls responsables de la différenciation spécifique de leurs hôtes, ils sont l'un des paramètres. J. GÉNERMONT considère que les symbioses relèvent, ici, moins de la spéciation que de l'évolution à long terme de l'espèce vers des taxons supérieurs (évolution trans-spécifique) et que le rôle de la symbiose, dans ce dernier domaine, est primordial. Il est difficile de préciser quelle est l'importance relative de chaque type de spéciation ; cependant, il est certain que la spéciation met en jeu des phénomènes divers, non exclusifs. Si l'existence de l'espèce est admise, elle constitue néanmoins une entité dont les limites sont souvent incertaines et dont la différenciation n'est pas toujours graduelle. Les faits se rapportant aux phénomènes évolutifs une fois exposés, il manque encore une théorie unificatrice qui permette de les relier entre eux et de comprendre comment s'effectue l'évolution. Le prochain chapitre a pour objet d'exposer les différentes conceptions évolutives du monde vivant. 232 Bibliographie de la section 3.3 Livres BONIS (de) L. , L'Évolution dans sa réalité et ses diverses modalités, Paris, Masson, 1988. DELSOL M. , L'Origine des espèces aujourd'hui, l'espèce existe-t-elle ? L'impasse ponctualiste, Paris, Boubée, 1995. DEVILLERS Ch. et MAHE J. , Mécanismes de l'évolution animale, Paris, Masson, 1980. GÉNERMONT J. , Les Mécanismes de l'évolution, Paris, Dunod, 1979. LEHMAN J.-P. , Les Preuves paléontologigues de l'évolution, Paris, PUF, 1973. MAYR E. , Populations, espèces et évolution, Paris, Hermann, 1974. Histoire de la biologie. Diversité, évolution et hérédité, Paris, Flammarion, 1989. PETIT C. et PRÉVOST G. , Génétique et évolution, Paris, Hermann, 1970. PETIT C. et ZUCKERKANDL É. , Évolution, Paris, Hermann, 1976. RIDLEY M. , L'Évolution, Paris, Pour la Science, Belin, 1989. ROGER J. , Paléontologie évolutive, Paris, Masson, 1976. 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