Alan Turing et la résolution numérique des équations

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CE QU’ALAN TURING NOUS A LAISSÉ
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[5] K. Gödel, Über Eine Bischer Noch Benützte Erweiterung des Finiten Standpunktes, Dialectica, 12 (1958), 280-287. (On a hitherto unexploited extension of the finitary standpoint,
Journal of Philosophical Logic, 9 (1980) - English translation).
[6] A. Hodges, Alan Turing, the enigma, Vintage, (1988), London, UK
[7] T. Neary and D. Woods. Four small universal Turing machines. Fundamenta Informaticae,
91(1), (2009), 123-144
[8] P. Odifreddi, Classical recursion theory, 125, Studies in Logic and the Foundations of Mathematics, North-Holland Publishing Co., Amsterdam, (1989).
[9] H. Rogers, Theory of Recursive Functions and Effective Computability, (1967), McGraw-Hill ;
new edition : (1987), MIT Press
[10] A.M. Turing, On computable real numbers, with an application to the Entscheidungsproblem,
Proceedings of the London Mathematical Society, ser. 2, 42, 230-265, (1936).
[11] A.M. Turing, Systems of logic based on ordinals, Proceedings of the London Mathematical
Society, (1939), s2-45(1), 161-228
[12] A.M. Turing, Intelligent Machinery, National Physical Laboratory Report. In Meltzer, B.,
Michie, D. (eds), (1969), Machine Intelligence 5, Edinburgh : Edinburgh University Press, 323.
Reproduced with the same pagination in :
Ince, D.C. (ed.), (1992), Collected Works of A.M. Turing : Mechanical Intelligence, Amsterdam, North Holland
[13] A.M. Turing, Computing machinery and intelligence, Mind, (1950), 59, 433-460
[14] A.M. Turing, The Chemical Basis of Morphogenesis, Philosophical Transactions of the Royal
Society of London, Series B, Biological Sciences, (1952), 237(641), 37-72
[15] J. von Neumann, The general and logical theory of automata, dans Collected works, vol.5,
Design of computers, theory of automata and numerical analysis, (1963), Macmillan, 288-328
Alan Turing et la résolution numérique
des équations différentielles
Gilles Dowek
L’article The Chemical Basis of Morphogenesis, publié en 1952, tient une place
à part dans l’œuvre d’Alan Turing : alors que, dans ses travaux antérieurs, il s’est
beaucoup intéressé à des structures discrètes, telles ses célèbres machines, Turing décrit, dans cet article, les processus de réaction-diffusion responsables de la
morphogénèse, en modélisant les concentrations des différents réactifs avec des
fonctions à valeur réelle, dépendant d’un temps continu et d’un espace, soit discret
soit continu, ce qui le mène à des systèmes d’équations différentielles ordinaires
dans le premier cas et à des équations aux dérivées partielles dans le second.
Même si le continu n’est pas totalement absent des travaux antérieurs de Turing – ainsi les machines de Turing sont motivées, en 1936, par la volonté de
définir une notion, non de fonction calculable, mais de réel calculable – ce choix
peut surprendre : en modélisant les concentrations, le temps et l’espace de manière
discrète, Turing aurait pu décrire les phénomènes morphogénétiques en utilisant
des automates cellulaires, définis quelques années plus tôt par Stanislaw Ulam et
John Von Neumann, et qui font rapidement émerger des formes complexes.
Mais, quelles qu’en soient les raisons, cette incursion de Turing dans l’analyse
lui a permis d’aborder – une fois de plus, en pionnier – une question qui refera
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G. DOWEK
surface à la fin du XXe siècle : celle de la valeur des démonstrations effectuées
avec un ordinateur. Dans la treizième et dernière partie de cet article, intitulée
« Non-linear theory. Use of digital computers », Turing constate, en effet, que les
équations auxquelles il parvient peuvent être résolues explicitement, uniquement
quand la vitesse de réaction dépend linéairement des concentrations, ce qui est
exceptionnel. Dans le cas général, la résolution des équations est plus difficile et
Turing évoque la possibilité de résoudre ces équations en utilisant un ordinateur.
Bien entendu, cette idée de résolution numérique des équations différentielles n’était
pas entièrement nouvelle, puisqu’elle avait été évoquée deux siècles plus tôt par
Euler dans son Institutionum calculi integralis, mais les ordinateurs, récemment
apparus en 1952, donnent à ces méthodes une applicabilité sans précédents.
En comparant ainsi les résolutions exacte et numérique des équations de
réaction-diffusion, Turing comprend déjà beaucoup des avantages et inconvénients
de la résolution numérique. Du côté des avantages, qui selon Turing dominent, la
possibilité de traiter des cas beaucoup plus complexes. Turing évoque le cas non
linéaire, mais aussi la possibilité de prendre en compte la mécanique des systèmes
modélisés, de la même manière qu’il prend en compte leur chimie. Du côté des
avantages également, la possibilité visualiser les solutions. De même que le caractère algorithmique du calcul intégral avait donné des ailes aux mathématiciens
de la fin du XVIIe siècle, qui avaient pu commencer à étudier des courbes – la
chainette, la cycloı̈de, ... – trop complexes pour être abordées avec les épuisantes
méthodes archimédiennes, la possibilité de calculer et représenter les solutions
qu’offre la résolution numérique donnera des ailes aux mathématiciens de la
seconde moitié du XXe siècle, qui n’auront plus à faire ce gigantesque effort
de visualisation des courbes et des surfaces. Même si, en 1952, les ordinateurs
n’offraient que des possibilités très frustes de visualisation, Turing remarque déjà
que, même dans le cas linéaire où le calcul exact des solutions est possible, le
traitement calculatoire a été « most illuminating ».
Mais, malgré son enthousiasme, Turing comprend aussi les limites de cette
démarche, qui permet de traiter des cas particuliers, mais non le cas général. Pour
illustrer cette différence, considérons par exemple l’équation du mouvement, dans le
champ gravitationnel du Soleil, d’une comète dont nous connaissons la position et
la vitesse « initiales ». La résolution numérique, pour quelques valeurs particulières
des conditions initiales nous montrera des trajectoires parfois elliptiques, parfois
hyperboliques, mais elle ne nous donnera pas l’assurance que cette trajectoire est
à coup sûr une conique, ni une condition sur les conditions initiales qui nous indique quand cette trajectoire est une ellipse, une parabole ou une hyperbole. En
d’autres termes, même pour un cas particulier, la résolution numérique nous dit
que la trajectoire est telle ou telle, mais elle ne nous dit pas pourquoi.
Même s’il n’utilise pas encore ces mots, on sent poindre derrière l’analyse de
Turing une question : une démonstration d’une proposition A doit-elle nous dire
que la proposition A est vraie ou pourquoi elle est vraie ? Et cette question sera
récurrente à chaque fois qu’un ordinateur sera utilisé pour résoudre un problème
mathématique : la démonstration de Appel et Haken du théorème des quatre couleurs, ou la démonstration de Hales de la conjecture de Kepler, nous disent que ces
propositions sont vraies, mais il est exact qu’elles ne nous disent pas pourquoi.
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Naturellement, les questions esthétiques et le sentiment intime de compréhension
sont hors du champ des mathématiques elles-mêmes, mais il y a aussi des problèmes
mathématiques derrière ces questions : à quelle condition pouvons-nous dire qu’une
démonstration est explicative ou non ? Et à supposer que nous parvenions à une
telle définition, les propositions qui ont une démonstration ont-elles toujours
une démonstration explicative ? Et pouvons-nous démontrer que le théorème des
quatre couleurs, par exemple, n’a que des démonstrations non explicatives ?
Autant de questions auxquelles que nous ne faisons aujourd’hui qu’entrevoir de
maigres éléments de réponse.
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