BIOFUTUR 304 • NOVEMBRE 2009 BIOFUTUR 304 • NOVEMBRE 200942 43
Dossier
L’inactivation du chromosome X
les femmes, créant ainsi une différence de niveau
d’expression des gènes X entre les deux sexes qui peut
poser des problèmes fonctionnels.
C
hez les placentaires et les marsupiaux, il existe un méca-
nisme appelé « compensation de dosage génique » qui
permet de régler ce problème en aboutissant à un niveau
d’expression des gènes X identiques entre mâles et
femelles
(voir les articles pp. 24 et 28)
. Dans notre espèce,
chez la femme, il se traduit par l’inactivation d’un des
deux X, par hétérochromatinisation et formation du
corps de Barr, durant le développement embryonnaire
et tout au long de la vie adulte. La mise en place de ce
mécanisme au cours de l’évolution des XY de mam-
mifères est encore mal comprise. On sait néanmoins que
Xist, un des acteurs majeurs de la compensation de
dosage génique, a évolué à partir d’un gène codant une
protéine vers une version produisant un ARN fonc-
tionnel non codant
(10)
.
D
e manière surprenante, Xist est apparu uniquement
chez les mammifères placentaires. Les mécanismes de
compensation de dosage se sont donc mis en place indé-
pendamment chez les marsupiaux et les placentaires,
postérieurement à l’apparition des chromosomes X et
Y chez l’ancêtre commun de ces deux groupes
(10)
.
C
ertains gènes du chromosome X échappent à l’inac-
tivation de celui-ci. C’est notamment le cas des gènes
dont l’homologue sur le Y est encore fonctionnel, ce qui
renforce l’idée que la compensation de dosage génique
est une réponse évolutive à la perte des gènes Y qui s’est
mise en place au fur et à mesure de l’arrêt progressif de
la recombinaison sur ce chromosome et de la dégéné-
rescence qui en a résulté
(11)
.
Évolution du chromosome X
L
’évolution extrême du Y est fascinante mais le X n’est
pas en reste. Chez les femmes, le X est un chromosome
recombinant, qui ne dégénère pas. De récentes études
ont cependant montré que le contenu en gènes de ce
chromosome a lui aussi évolué par rapport à la paire
autosomale ancestrale. Par rapport aux autosomes, le
X est enrichi en gènes impliqués dans la reproduction,
notamment en gènes exprimés dans les testicules mais
aussi dans la musculature et le cerveau
(3)
. En un seul
exemplaire, toutes les mutations présentes sur le X
vont s’exprimer chez les hommes, y compris celles,
récessives, qui seront masquées par le second X chez
la femme. Cette configuration favorise l’accumulation
et la fixation sur le X de mutations avantageuses chez
les hommes et non délétères chez les femmes, et pour-
rait expliquer la spécialisation de ce chromosome dans
la fonction mâle.
U
n autre aspect de l’évolution du contenu en gènes du
X est la « fuite » des gènes exprimés pendant la méiose
mâle depuis ce chromosome vers les autosomes. Les
régions du Y et du X qui ne s’apparient pas sont hétéro-
chromatinisées (condensées donc non lisibles), vrai-
semblablement par un mécanisme général de maintien
de l’intégrité du génome évitant la recombinaison entre
régions non homologues du génome. Ce processus pro-
voque l’extinction de l’expression des gènes et est donc
défavorable pour les gènes du X dont l’expression est
nécessaire lors de la maturation des gamètes mâles. Il
induit ainsi une pression de sélection qui favorise la
translocation de ces gènes vers les autosomes
(12)
.
Pourquoi le chromosome Y est-il
dégénéré ?
L
es régions du génome qui ne recombinent pas sont
connues pour accumuler des mutations qui, ailleurs dans
le génome, seraient éliminées par sélection naturelle. Cet
effet de l’absence de recombinaison sur la sélection
naturelle est appelé effet Hill-Robertson, des noms des
deux théoriciens qui ont étudié en premier ce phénomène
(encadré)
, et aboutit à la dégénérescence progressive des
régions non recombinantes. L’aspect délabré du Y (perte
de gènes, accumulation de parasites intragénomiques,
tableau p. 26
) s’explique très largement par l’effet
Hill-Robertson
(7)
. Chez les mammifères, un facteur
supplémentaire a contribué à la dégénérescence du Y :
le nombre de divisions cellulaires est bien plus élevé dans
la lignée germinale mâle que femelle, ce qui provoque
un taux de mutation beaucoup plus fort chez les hommes
que chez les femmes
(8)
. De ce fait, le taux de mutation
est plus élevé sur le chromosome Y, porté uniquement
par les mâles, que sur le X et les autosomes, lesquels tran-
sitent par les deux sexes au fil des générations. Le degré
de dégénérescence du Y est corrélé à l’âge de l’arrêt de
la recombinaison : les régions du chromosome Y qui ont
cessé de recombiner en premier (comprenant Sry) sont
celles qui montrent les signes de dégénérescence les plus
marqués, tandis que les seules régions intactes sont les
RPA, qui recombinent encore.
A
u vu des conséquences négatives de l’effet Hill-Robertson
sur l’évolution du Y, l’arrêt de la recombinaison entre X
et Y durant la méiose chez le mâle peut paraître éton-
nant à première vue. Néanmoins, un tel arrêt de la recom-
binaison est nécessaire pour le déroulement correct du
déterminisme du sexe
(7)
. Des échanges génétiques
entre X et Y au niveau de la région du déterminisme
du sexe aboutissent, en effet, à des individus avec un
développement sexuel anormal et la recombinaison entre
X et Y est, ainsi, désavantageuse. De fait, la suppression
de la recombinaison au niveau de cette région particu-
lière est l’étape initiale cruciale dans l’évolution des chro-
mosomes sexuels.
L
a zone non recombinante s’est ensuite progressivement
étendue, réduisant la région pseudoautosomale aux deux
petites régions que l’on observe actuellement
(figure p. 41)
.
Ces autres événements d’arrêt de la recombinaison pour-
raient être associés à la spécialisation du Y dans la
fonction mâle (spermatogenèse, caractères sexuels
secondaires). Cette spécialisation semble avoir été réalisée
par l’évolution de quelques gènes initialement présents
sur le Y vers un rôle dans la fonction mâle
(4,9)
.
L
es mutations qui confèrent un avantage aux mâles
mais sont désavantageuses pour les femelles (mutations
antagonistes pour les sexes) sont généralement contre-
sélectionnées puisqu’elles diminuent les chances de repro-
duction des femelles. Cependant, lorsque de telles
mutations interviennent dans une région non recombi-
nante du Y, elles peuvent être fixées par la sélection natu-
relle, étant, dans ce cas, transmises uniquement à la
descendance mâle. L’accumulation de fonctions spéci-
fiques des mâles sur le Y aurait ainsi favorisé l’extension
des zones non recombinantes. Quant au mécanisme d’ar-
rêt de la recombinaison, il n’est pas encore bien maitrisé
mais pourrait faire intervenir des inversions chromo-
somiques sur le Y, inhibant l’appariement entre X et Y
(5)
.
Évolution des mécanismes de
compensation de dosage
A
près la perte massive de gènes sur le chromosome Y,
la plupart des gènes du chromosome X se retrouvent en
un seul exemplaire chez les hommes et en deux chez
© DR
L’effet Hill-Robertson peut être illustré en considérant trois loci
voisins sur un même chromosome : A, B et C. Le locus C est
un locus neutre polymorphe avec deux allèles, C1
et C2. Les loci A et B sont sous sélection.
Admettons que deux nouveaux allèles
avantageux, A2et B2(augmentant
respectivement de 10 % et 0,1 % le
nombre de descendants des indi-
vidus qui les portent), viennent
d’apparaître dans la population.
Comme A2et B2ont été
produits par des mutations
indépendantes, il y a toutes
les chances qu’ils ne soient
pas sur le même chromo-
some (ici, A2B1C1et A1B2C1).
Juste après l’apparition de ces
mutations, on a donc quatre
chromosomes différents (en
haut). En l’absence de recombi-
naison entre ces chromosomes, A2
va augmenter rapidement en fré-
quence dans la population et atteindre
100 % (fixation) car il procure un très fort
avantage aux individus qui le portent. Comme
B1 et C1sont liés à A2, ils vont subir le même sort et
être fixés dans la population par « autostop génétique ». B2, l’autre
allèle avantageux, aura été perdu, ainsi que C2, car ils n’étaient pas
associés à A2. Si recombinaison il y a entre ces chromosomes, de
nouvelles combinaisons d’allèles (haplotypes) vont être
générées, y compris les haplotypes « optimaux
» (ceux qui apportent le plus grand nombre
de descendants dans l’absolu) A2B2C1
et A2B2C2, et ce sont ces derniers
qui vont devenir prédominants
dans la population, par
sélection naturelle. L’absence
de recombinaison aboutit
donc à une diminution de
l’efficacité globale de la
sélection naturelle et à
une perte de la diversité
génétique en général.
Ce phénomène, appelé
effet Hill-Robertson, ex-
plique la dégénérescence
des chromosomes Y et W
au niveau de leur région non
recombinante (mais pas au
niveau des RPA) : pertes de
gènes, accumulation de mutations
faiblement délétères dans les gènes
présents et d’éléments transposables. Ce
phénomène explique également le très faible
niveau de diversité génétique généralement observé sur les
chromosomes Y ou W.
L’effet Hill-Robertson
(7) Bergero R, Charles-
worth D (2009) Trends Ecol
Evol 24, 94-102
(8) Makova KD, Li WH
(2002) Nature 416, 624-6
(9) Bhowmick BK et al.
(2007) Genome Res 17,
441-50
Évolution des chromosomes sexuels dans
d’autres organismes
L
e scénario évolutif envisagé à l’heure actuelle pour les
XY humains semble valable, dans les grandes lignes,
pour les autres chromosomes sexuels étudiés jusqu’à
maintenant. Chez la drosophile et les silènes dioïques
*1
,
des traces de dégénérescence du Y comparables à celle
du Y humain ont été trouvées
(13,14)
. Chez les silènes
dioïques, des données indiquent que les XY dérivent
d’autosomes pour lesquels la recombinaison s’est arrêtée
progressivement comme chez l’homme
(15)
. Chez le
poulet, le chromosome non recombinant W montre
les mêmes patrons évolutifs (origine autosomale, arrêt
progressif de la recombinaison, dégénérescence) que son
équivalent, le Y
(16)
.
C
ependant, les chromosomes sexuels connus ne sont pas
tous au même stade de divergence que les XY humains
(figure p. 41)
. Des chromosomes sexuels homomorphes
*2
trouvés chez le poisson medaka et la papaye semblent
correspondre aux premières étapes de l’évolution des XY
(17,18)
. Chez les silènes dioïques, ces derniers sont hété-
romorphes (avec un Y plus gros que le X) mais ont
émergé il y a seulement 10 millions d’années et semblent
donc représenter une étape intermédiaire. Les chromo-
somes ZW du poulet seraient au même stade que les XY
humains alors que les XY de drosophile seraient à un
stade plus avancé. Chez Drosophila melanogaster, en
effet, ils ne présentent plus aucune relique de leur passé
autosomal et le Y n’intervient pas dans le déterminisme
sexuel, réglé uniquement par le rapport X/autosomes.
D’autres espèces encore n’ont plus de chromosomes
Y (mâles X0), comme chez le nématode Caenorhabditis
elegans ou certains rongeurs, et pourraient correspondre
à des cas où le Y a complètement dégénéré jusqu’à être
perdu. Le déterminisme mâle est, dans ces cas, réglé soit
par le ratio X/autosome (C. elegans), soit par un gène
de déterminisme sur un autosome (rongeurs).
Des questions en suspens
L
es grandes questions qui subsistent concernant
l’évolution des chromosomes sexuels sont notamment
liées aux premières étapes du déterminisme du sexe et
au recrutement des gènes qui en sont responsables. Les
espèces mentionnées plus haut, qui possèdent des
chromosomes sexuels jeunes (medaka, papaye, silène),
sont des modèles prometteurs pour répondre à
ces questions difficiles à appréhender avec les
chromosomes sexuels plus anciens, comme ceux
des mammifères, des oiseaux et de la drosophile.
U
n autre point à élucider concerne l’émergence
et le maintien des chromosomes sexuels, très
abondants chez les animaux et relativement rares
chez les champignons, les plantes et les protistes.
Cette différence n’est pas encore bien comprise.
De même, les chromosomes sexuels semblent
relativement stables dans certains groupes, les
mammifères notamment, et extrêmement labiles dans
d’autres, comme les poissons. Au sein de ces derniers,
certaines espèces proches, voire différentes populations
d’une même espèce, peuvent avoir des chromosomes
sexuels différents. L’accumulation des données pour
différents systèmes XY ou ZW permettra, par approche
comparative, de répondre à ces questions.
l
(10) Duret L et al. (2006)
Science 312, 1653-5
(11) Carrel L, Willard HF
(2005) Nature 434, 400-4
(12) Potrzebowski L et al.
(2008) PLoS Biol 6, e80
(13) Bachtrog D et al. (2008)
Genome Biol 9, R30
(14) Marais GA et al. (2008)
Curr Biol 18, 545-9
(15) Nicolas M et al. (2005)
PLoS Biol 3, e4
(16) Nam K, Ellegren H
(2008) Genetics 180, 1131-6
(17) Liu Z et al. (2004)
Nature 427, 348-52
(18) Kondo M et al. (2006)
Genome Res 16, 815-26
*1Plantes unisexuées, dont
les caractéristiques mâles
et femelles sont portées
par des pieds différents
*2X et Y indiscernables
au microscope