Introduction
“The theory of complex multiplication
is not only the most beautiful part of
mathematics but also of all science.”
David Hilbert (1862-1943)
Étant donné un corps de nombres K(c’est à dire, une extension finie de Q), l’un des
problèmes fondamentaux en théorie algébrique des nombres consiste à étudier ses exten-
sions galoisiennes finies. La théorie des corps de classe, développée entre la fin du 19ème
et le début du 20ème siècle, donne une classification abstraite des extensions galoisiennes
L/K lorsque Gal(L/K)est abélien : le groupe de Galois d’une telle extension est décrit à
l’aide de certains “groupes des classes d’idéaux généralisés” associés au corps de base K.
Si K=Q, on montre aisément que les corps Q(ζn), où ζn=e2iπ/n, sont des extensions
abéliennes de Q, appelées corps cyclotomiques. Le célèbre théorème de Kronecker-Weber
stipule qu’en fait toute extension abélienne de Qest contenue dans un tel corps. Cela donne
une description concrète des extensions abéliennes de Q, obtenues en y ajoutant les valeurs
de la fonction exponentielle évaluée en les points de torsion du groupe R/2iπZ.
Plus généralment, le problème se pose de décrire explicitement les extensions abéliennes
d’un corps de nombres Kquelconque. A l’aide des fonctions elliptiques et des fonctions
modulaires, Kronecker réussit à construire certaines extensions abéliennes des corps qua-
dratiques imaginaires, c’est à dire, les corps de la forme K=Q(√−n). Son rêve de jeunesse
(Kronecker Jugendtraum) était de montrer que toute extension abélienne d’un corps qua-
dratique imaginaire s’obtient en ajoutant les valeurs de certaines fonctions elliptiques et
modulaires. L’un des objectifs de cet exposé sera de réaliser ce rêve de jeunesse.
Nous traiterons tout d’abord le cas classique des extensions abéliennes de Q, et nous
montrerons comment déduire des énoncés de la théorie des corps de classe le théorème de
Kronecker-Weber.
Nous étudierons ensuite les fonctions elliptiques et modulaires, ainsi que les objets
arithmético-géométriques naturellement liés à ces fonctions : les courbes elliptiques, définies
sur C, obtenues comme quotient de Cpar un réseau, et munies d’une structure de groupe
compatible avec leur structure naturelle de variété analytique. Nous verrons que l’ensemble
des classes d’isomorphisme des courbes elliptiques sur Ca lui-même une structure de variété
analytique, et que les fonctions modulaires les plus simples s’interprètent naturellement
comme des fonctions méromorphes sur cette variété. On peut ainsi obtenir énormément
d’informations sur les fonctions modulaires grâce à l’étude géométrique et arithmétique
des courbes elliptiques.
Grâce à ce principe, nous démontrerons enfin que le j−invariant d’une courbe elliptique
à multiplication complexe par l’anneau des entiers OKd’un corps quadratique imaginaire
Kengendre le corps de classe de Hilbert HKde K. Une étude plus détaillée des propriétés
des courbes elliptiques à multiplication complexe nous permettra d’aboutir à un résultat
analogue au théorème de Kronecker-Weber. Nous montrerons en effet que toute exten-
sion abélienne d’un corps quadratique imaginaire Kest contenue dans un corps obtenu en
ajoutant à HKles abscisses des points de torsion d’une courbe elliptique à multiplication
complexe par OK, ce qui réalisera le Jugendtraum de Kronecker.
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