Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, octobre 17, 2004. Fr.18.3
de la guerre et presque aussi hostiles aux patrons que les hommes de gauche (anciens résistants,
ils les soupçonnaient toujours d'avoir collaboré, ou tout au moins de manquer de sens de la
collectivité). Bien plus bonapartistes et jacobins que libéraux, ils voulaient renouer avec le
volontarisme économique du second Empire, avec cet État fort qui avait su, sans gêner la libre
entreprise, dessiner les lignes directrices du développement du pays et créer les conditions de la
croissance économique, par exemple en encourageant la constuction de chemins de fer et en
lançant la métamorphose des centre-villes1.
Les gouvernants de l'après-guerre s'inspiraient notamment de la charte du C.N.R. (voyez
au chapitre 13), car c'étaient à peu près tous d'anciens résistants; de l'expérience du Front
populaire, élevée au rang de mythe non tant à cause de ses succès, plutôt relatifs, que de
l'hostilité que lui avaient témoigné les futurs vaincus de 1944, et aussi du fait que c'était le seul et
unique gouvernement qui avait tenté de faire quelque chose contre la crise; du new Deal,
ensemble de mesures relativement cohérent (surtout vu rétrospectivement) et censé représenter
la preuve que même l'Amérique avait choisi de s'éloigner du libéralisme — lui aussi avait été un
demi-échec, mais peu importait en 1945: les États-Unis connaissaient une insolente prospérité;
et des idées de Keynes, ou plus exactement de ce que l'on croyait, en France, être les idées de
Keynes (le grand économiste britannique mourut en 1946, ce qui fit qu'on put lui faire dire ce
qu'on voulait). Sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, parue en 1936,
devint la Bible de toute une génération d'hommes politiques et de grands commis de l'État,
cependant que les économistes libéraux, français ou anglo-saxons, tombaient dans l'oubli pour
une génération.
Il demeura certes, jusque vers 1983 (et jusqu'à aujourd'hui en ce qui concerne les
communistes), des différences théoriques majeures entre ceux qui conservaient l'objectif final
d'un changement de société, d'un passage au socialisme, et ceux qui au contraire voyaient dans
le système mis en place après-guerre la seule chance de sauver ce qui pouvait l'être du
capitalisme; comme on était en France, ces débat s'exprimaient évidemment en termes très vifs,
très idéologiques (voyez notamment, au chapitre 16, les passages sur les programmes électoraux
de Mitterrand dans les années 1970), qui contrastaient avec le consensus profond sur le fond.
En réalité, au pouvoir, les pratiques étaient proches, car les socialistes modérés avaient
renoncé à des réformes de fond trop brutales (sauf dans la brève période 1981-1982), et à droite
il n'y avait plus de véritables libéraux. Jusqu'en 1986, aucun gouvernement de droite ne remit en
cause les nationalisations de 1945; ce fut Raymond Barre qui nationalisa de fait la sidérurgie en
1 Ce n'est évidemment que l'une des interprétations rétrospectives du second Empire; il y en a une autre selon
laquelle Napoléon III, loin de soumettre l'économie aux intérêts de l'État, a privatisé la gestion du pays en
l'abandonnant aux mains des grands capitaines d'industrie, ses compères. À ce sujet, voyez l'introduction du chapitre
3. Mais il importe de souligner ici que la première interprétation a toujours été celle des gaullistes: pour vous en
pénétrer, lisez la biographie que Philippe Séguin a consacrée à Napoléon III au début des années 1990.