2 Et cependant, une importante question peut être soulevée en rapport avec l’ensemble des
recherches similaires. Les modifications des individus sont-elles transmises, entièrement
ou partiellement, à leur descendance ? Même si nous constatons qu’une modification
produite chez certains individus réapparaît chez leurs descendants, sommes-nous
certains qu’elle ne recommence pas à se produire dans chaque nouvelle génération ? Et, à
supposer qu’elle soit héritée, continuera-t-elle d’apparaître pendant un certain temps,
quand bien même les rejetons auraient été ramenés à leur ancien environnement ?
3 Prenons, par exemple, les modifications que Viré a obtenues chez certains crustacés après
les avoir transportés depuis des rivières et des mares en plein air jusque dans un
laboratoire situé dans l’obscurité des catacombes de Paris.2 Après quelques mois de
maintien dans l’obscurité les yeux de ces petits animaux, n’étant plus utilisés,
s’atrophièrent, alors que les organes du toucher et de l’odorat, principalement utilisés
dans ce milieu obscur, se développèrent rapidement. Une adaptation importante aux
nouvelles conditions de vie, que l’on expliquait auparavant par l’action de la sélection
naturelle sur des variations congénitales accidentelles, fut ainsi réalisée par les
circonstances ambiantes elles-mêmes, pendant la vie de l’individu. Néanmoins, avant de
reconnaître dans l’action directe du milieu un facteur puissant de l’évolution de nouvelles
espèces, il s’agit de savoir si les adaptations mentionnées à l’instant, ou tout au moins une
disposition croissante à les acquérir, sont transmises à la génération suivante de
crustacés nés dans les catacombes. Et c’est cela que nous n’avons pas encore appris des
expériences directes.
4 On doit poser la même question à propos des plantes provenant des plaines de l’Europe
centrale et transplantées dans des environnements alpins, maritimes ou désertiques. Elles
acquièrent rapidement dans leur nouveau milieu la structure anatomique et les formes
caractéristiques de plantes alpines, maritimes ou désertiques.3 Mais ces nouvelles formes
et ces nouvelles structures sont-elles héritées ? Et, si oui, combien de temps les caractères
nouvellement acquis perdureront-ils après que la plante aura été ramenée dans son
ancien milieu ?
5 Malheureusement, les réponses que l’on a obtenues jusqu’ici pour ces questions ne sont
pas très claires. Et pourtant ces questions sont de la plus haute importance. Car, si les
caractères acquis par les individus sous l’influence d’un nouveau milieu et de nouvelles
habitudes sont héritables, alors le problème entier de l’évolution se trouve amplement
simplifié. La variation devient le point de départ de l’évolution, et la fonction de la
sélection naturelle est tout à fait compréhensible. Le rôle de la sélection n’est pas
d’accroître, ou d’accentuer une variation ; elle se contente d’éliminer les individus qui ne
sont pas capables de varier assez rapidement en fonction des nouvelles exigences. Les
crustacés dont les organes de l’odorat et du toucher ne se développent pas avec la
rapidité suffisante dans une rivière souterraine, les plantes dont les tissus n’augmentent
pas assez rapidement leurs capacités d’assimilation sous un climat alpin, périssent, tandis
que ceux qui varient dans la direction convenable avec une rapidité suffisante survivent.
Ainsi, on n’attend rien de la sélection naturelle que cette dernière ne pourrait accomplir.
6 Darwin et ses contemporains – Herbert Spencer, Haeckel, Moritz Wagner, Huxley, et un
très grand nombre de biologistes de terrain – ne doutaient pas de l’hérédité des
caractères acquis chaque fois que ces derniers influaient substantiellement sur la
structure interne d’une plante ou d’un animal.4 C’est seulement après la mort de Darwin,
dans les années 1883-1887, que des doutes naquirent sur cette question, particulièrement
chez le professeur d’entomologie de Fribourg, August Weismann.i
L’hérédité des caractères acquis. Difficultés théoriques
De Darwin à Lamarck
2