Après la théorie synthétique, quelle biologie?

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ÉPISTÉMOLOGIE
Après la théorie synthétique,
quelle biologie?
Si la théorie synthétique fut darwinienne, les critiques
scientifiques de cette théorie, après 1970, le furent également.
Mais toute la biologie ne l’est pas encore…
> PAR GUILLAUME LECOINTRE, CHERCHEUR SYSTÉMATICIEN, PROFESSEUR AU MUSÉUM NATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE
DARWIN ET LE DARWINISME • TDC N° 981
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P
artant des mécanismes évolutifs
décrits par la génétique des populations, intégrant les savoirs des
naturalistes sur les variations naturelles géographiques au sein des
espèces et sur la spéciation, ainsi
que celui des paléontologues, la
«théorie synthétique de l’évolution» traitait avec une grande cohérence des processus à l’origine de la biodiversité. Elle
se développa dès la fin des années 1930
pour culminer au début des années 1960.
Cependant, elle dut faire face à des critiques ou des remaniements dès les années
1970, qui se développèrent selon six axes
principaux.
L’aboutissement des classifications.
Pendant les cent années qui suivirent la
publication de L’Origine des espèces, la
science des classifications – la systématique – a produit des groupes fondés tout
autant sur des critères écologiques ou
adaptatifs (ce que font les organismes, le
milieu où ils vivent) que sur des critères
phylogénétiques (leurs degrés relatifs
d’apparentement). Dans un livre publié
en 1950, l’entomologiste allemand Willi
Hennig (1913-1976) refonde totalement
les méthodes de recherche des degrés relatifs d’apparentement et pose les bases
d’une véritable systématique phylogénétique, laquelle allait permettre de réaliser
un souhait qu’avait fait Darwin en 1859 :
parvenir à établir des classifications qui
ne retranscrivent que les degrés relatifs
d’apparentement entre les espèces.
Par ailleurs, la découverte de la structure de l’ADN, en 1953, inaugura un demisiècle de biologie très centrée sur le gène.
C’est ainsi que la systématique bénéficia
de la disponibilité accrue de nouveaux
types de caractères: les caractères «moléculaires » fournis par les données de
séquences d’ADN ou de protéines. La «systématique moléculaire» contribuera, avec
la systématique phylogénétique qui l’accompagne, à faire, en trente ans, davantage changer nos classifications que
durant tout le siècle précédent!
tiale sur laquelle vivaient les espèces
souches entraînant une divergence des
formes qui l’habitaient et conduisant à des
formes dérivées d’aires plus restreintes.
L’essor de l’«évo-dévo». Jusque dans
les années 1960, l’embryologie comparative sur le déclin vit sur les acquis du siècle
précédent, tandis que le développement
spectaculaire de l’embryologie expérimentale n’intègre pas d’approche généLa naissance de la biogéographie
tique. Au milieu des années 1970, la
mobiliste. La biogéographie traditionnelle
situation est qualifiée de «frustrante» par
s’inscrivait, au milieu du XXe siècle, dans Stephen J. Gould, car on est dans l’imle cadre de la théorie synthétique de l’évo- possibilité de faire la jonction entre d’une
lution et d’une paléogéographie fixiste. part des modifications du déroulement de
Pour rendre compte des distributions de l’ontogenèse, menant à des changements
faunes passées, la biogéographie était macroévolutifs, et d’autre part les méca« dispersionniste » : les modèles explica- nismes génétiques du développement
tifs des répartitions passées de faunes se embryonnaire, que l’on commence à
fondaient sur la notion de «berceau» géo- décrypter.
graphique, à partir duquel des migrations
C’est dans ce contexte qu’émerge une
successives se produisaient à travers des nouvelle discipline baptisée « évo-dévo ».
continents supposés stables – voire à tra- Son objectif : combler une lacune imporvers des « ponts continentaux ».
tante de la théorie synthétique
LA
Après la théorie de la dérive
en articulant le contrôle génédes continents proposée par BIOGÉOGRAPHIE tique du développement et les
ÉTAIT
Alfred Wegener (1880-1930), il
données de l’embryologie expéfallut attendre à la fois que le DISPERSIONNISTE rimentale avec celles de l’emmoteur des mouvements contibryologie comparative évolutive.
nentaux soit identifié (dans les années Non seulement les gènes impliqués dans le
1960, à travers le modèle de la tectonique contrôle du développement vont être comdes plaques), l’avènement de la «panbio- parés entre groupes d’organismes très
géographie» de Léon Croizat (1894-1982) différents, révélant des soubassements
et le développement de la systématique communs inattendus à des développephylogénétique pour que naisse, au cours ments corporels conçus jusque-là comme
des années 1970, une nouvelle biogéogra- quasi incomparables, mais leurs modes
phie historique : la biogéographie de la d’action vont pouvoir être interprétés à la
vicariance. Le modèle dominant considé- lumière de phylogénies à large échelle des
rait alors la fragmentation d’une aire ini- organismes. Ainsi va-t-on pouvoir inférer,
grâce à l’incorporation de la logique phylogénétique, la batterie de gènes du développement dont devait disposer tel ou tel
ancêtre hypothétique d’un groupe zoologique donné.
Le retour d’une forme de saltationnisme. Le darwinisme standard prévoyait
une transformation progressive des
espèces. En 1972, les paléontologues Niles
Eldredge et Stephen J. Gould contestent
cette vision et opèrent un certain retour au
saltationnisme. À partir de matériel fossile,
ils établissent le modèle des « équilibres
nouvel environnement. La nouvelle espèce
prospère, puis étend son territoire et remplace éventuellement la population
souche de départ par compétition interspécifique. Ainsi explique-t-on pourquoi,
dans une série sédimentaire continue, une
espèce A, stable durant plusieurs millions
d’années, se trouve brusquement supplantée par une espèce B qui lui est très
apparentée.
La critique de l’adaptationnisme. En
1979, dans un article qui est resté fameux,
Stephen J. Gould et Richard Lewontin se
de collecter des données sur la structure
interne de l’organisme et son développement embryonnaire. Le déclin de la morphologie et de l’anatomie conduisirent à
une conception des adaptations dans
laquelle l’organisme était atomisé. Chaque
caractéristique morpho-anatomique était
interprétée comme la conséquence d’une
« adaptation à quelque chose » à un
moment donné de l’histoire de la vie.
Gould et Lewontin préconisent ainsi la
«méthodologie du triangle» que le paléontologue allemand Adolf Seilacher avait
ponctués». Dans des séries sédimentaires
continues, les paléontologues peuvent
observer des morphologies très stables sur
des millions d’années. Ces périodes, qualifiées de «stases», avaient jusque-là été plutôt occultées par les paléontologues de la
théorie synthétique de l’évolution. Le nouveau modèle d’Eldredge et Gould va les
prendre en compte.
Ces stases sont interprétées comme la
marque de périodes où une espèce est en
équilibre avec son environnement. Cet
équilibre ne signifie toutefois pas l’absence
d’évolution. Ces stases sont ponctuées
de brefs épisodes de spéciation, laquelle
s’accomplit à partir d’une petite population
marginale qui, se détachant de sa population souche, va occuper, un temps, un
livrent à une saine critique du programme
adaptationniste de la théorie synthétique
de l’évolution. De quoi s’agit-il?
Le xxe siècle fut relativement oublieux
de la morphologie et de l’anatomie, et la
théorie synthétique de l’évolution se préoccupa peu d’intégrer le savoir capital
accumulé en la matière durant le siècle
précédent. La théorie synthétique finira
ainsi par donner une toute-puissance au
gène et à sa sélection, les contraintes
internes à l’organisme étant oubliées au
profit d’une vision purement « externaliste » du changement organique, où
domine un déterminisme sélectif absolu.
En d’autres termes, on passait directement
du gène à l’écologie évolutive dans l’étude
des populations naturelles, en oubliant
Un exemple de vicariance
biogéographique : le dipneuste.
Les poisons à poumons se sont différenciés
à partir d’une espèce ancestrale commune
qui vivait, avant l’ouverture de l’Atlantique,
sur une même aire géographique
constituée, aujourd’hui, par l’Amérique
du Sud et l’Afrique.
publiée avant eux en 1970: structure, histoire et adaptation. Il s’agit d’un triangle
causal stipulant que toute entité biologique est la résultante d’une causalité
complexe intégrant les facteurs sélectifs
(adaptation), architecturaux (structure)
et phylogénétiques (histoire). À l’encontre
du tout-adaptatif, chaque structure l l l
TDC N° 981 • DARWIN ET LE DARWINISME
© M.-P. ET C. PIEDNOIR/AQUAPRESS
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ÉPISTÉMOLOGIE
lll
Intégrer le darwinisme aux échelles
celulaire, moléculaire et génétique
biologique devrait être étudiée à la
lumière de ces trois facteurs.
logie n’est contrôlée que par une fraction
infime du génome et résulte, pour
une part importante, de phénomènes
épigénétiques.
Le neutralisme ou l’horloge moléculaire. Dans les années 1950-1960, la mise
Du comportement « altruiste »
des insectes sociaux. Les conduites
aboutissant notamment au sacrifice d’un
ou plusieurs individus afin de permettre
la survie du plus grand nombre dépendent
de facteurs génétiques, mais aussi
épigénétiques et environnementaux.
© ANNE ET JACQUES SIX
DARWIN ET LE DARWINISME • TDC N° 981
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Débats sur le niveau de sélection.
au point des techniques de séparation
des protéines par électrophorèse a per- Durant la période 1970-2000, les débats
mis de mettre en évidence un formidable concernant les niveaux de sélection, amorcés au début des années 1960,
polymorphisme enzymatique
au sein de l’espèce : chaque LA MORPHOLOGIE se sont poursuivis.
RÉSULTE DE
La théorie classique voyait
enzyme peut se présenter sous
PHÉNOMÈNES
en l’organisme ou l’individu
de très nombreuses isoformes.
ÉPIGÉNÉTIQUES
l’unité sélective. Ce « monoEn 1967, le généticien japonais
pole » de l’individu fut déjà
Motoo Kimura (1924-1994)
constate que ces isoformes ne sont ni plus ébranlé avec la sélection de groupe et la
ni moins avantageuses que celles qu’elles sélection de parentèle. L’idée de « gène
remplacent. Il suggère alors que les modi- égoïste », émise par Richard Dawkins en
fications qui touchent les macromolécules 1976, part de cette idée centrale que seule
au cours de l’évolution sont en majorité l’information génétique est la cible de la
le résultat d’une dérive aléatoire de gènes
mutants «sélectivement neutres» (la fonction de la protéine codée n’est pas altérée).
Il montre que ces gènes se fixent dans
les populations de manière régulière : le
temps entre deux fixations d’allèles au
même locus (emplacement) ne dépend
que du taux de mutation affectant le gène,
lui-même reflet de ce qui est tolérable
pour la fonction de la protéine codée. Cela
signifie que la vitesse d’évolution d’un
gène ne dépend que des contraintes structurales et fonctionnelles de la protéine
qu’il code. Il en découle que la vitesse de
changement mutationnel d’un gène est
constante tant que la fonction de la protéine codée ne change pas significativement. C’est le modèle de l’horloge
moléculaire.
Corollaire de cette hypothèse : si une
protéine (par exemple, une hémoglobine)
a globalement la même structure et la
même fonction d’une lignée à l’autre
(comme l’hémoglobine d’une carpe, d’un
coq ou d’une souris), alors sa vitesse d’évolution est la même dans toutes ces lignées.
Cela peut sembler surprenant pour des
biologistes accoutumés à une extrême irrégularité du changement morphologique,
mais il faut garder en tête que la morpho-
sélection naturelle, le reste n’étant que
véhicule, et donc que les individus ne sont
que des artifices en quelque sorte inventés
par les gènes pour les reproduire. En 1980,
Leslie Orgel (1927-2007) et Francis Crick
(1916-2004) vont plus loin et parlent
d’« ADN égoïste » pour qualifier les
séquences d’ADN répétées non codantes
qui envahissent le génome « pour leur
compte propre», c’est-à-dire en diminuant
théoriquement l’adaptabilité du porteur.
Si l’individu n’était «plus maître chez
lui », c’est toute la biologie qui fut alors
revisitée, des gènes jusqu’aux comportements des populations en passant par les
processus de reproduction, de vieillissement, de mort, et même certaines pathologies. Mais le débat s’envenima avec la
© BARTOMEU BORRELL/BIOSPHOTO
La drosophile, cobaye idéal
des biologistes. Sa facilité d’élevage et
« sociobiologie » d’Edward O. Wilson.
Celui-ci interprète les comportements
sociaux des insectes, via une sélection
naturelle centrée sur le gène, en termes de
bénéfices et de coût en valeur adaptative
(c’est-à-dire le nombre de copies du gène
léguées à la génération suivante). Il étend
ses modèles d’interprétation sélective des
comportements sociaux (altruisme,
parasitisme, investissement parental,
agression, rivalité entre les sexes, infanticide, etc.) à d’autres sociétés animales et
aux sociétés humaines. Dans ce dernier
cas, un déterminisme génétique est pensé
comme théoriquement nécessaire à l’explication de comportements humains
comme la guerre, l’adultère, la protection
des enfants par les femmes, etc.
Un mélange de déterminisme génétique trop strict, de simplifications abusives du côté de Wilson et sans doute de
considérations morales (voire idéologiques et politiques) déplacées autant chez
les promoteurs que chez les détracteurs
de la sociobiologie de la première période
a transformé la réception de cette nouvelle
théorie en polémique. Le « génocentrisme» des années 1970 et 1980 a cependant laissé place, aujourd’hui, à une vision
plus intégrée, prenant davantage en
Vers un darwinisme intégral en biologie? Intégrer le darwinisme aux échelles
cellulaire, moléculaire et génétique est le
véritable défi de la biologie de ce XXIe siècle
naissant.
En pensant les cellules, les gènes, les
enzymes en termes populationnels, on se
donne les moyens de s’apercevoir que des
cellules présumées identiques ne font pas
toutes exactement la même chose. Il existe
encore une variation somatique cachée,
inexplorée, qui promet de belles découvertes pour demain. Si le chat fait des
chats, ce n’est pas tant que le chat est programmé, mais surtout qu’un phénomène
aléatoire impliquant des myriades d’acteurs individuels – chacun avec sa petite
liberté d’action – manifeste une moyenne
et une variance reproductibles.
La génétique du XXIe siècle pourrait
bien avoir à renoncer à la notion de «programme» – soupçonné de s’enraciner dans
un préformationnisme du début du
XVIIIe siècle – pour passer à des modèles
aléatoires d’expression génétique. C’est
toute cette variation cachée qui fait l’objet d’une sélection naturelle, simultanément à tous les niveaux d’intégration
– à l’échelle des interactions génétiques,
cellulaires, en fonction des conditions
locales de la cellule et au-delà – et qui
donne l’illusion d’un programme par la
seule reproductibilité d’un phénomène
complexe où les individus qui s’éloignent
trop de la moyenne ne peuvent survivre.
C’est le darwinisme à toutes les échelles,
cellulaire et moléculaire.
SAVOIR
l
DE RICQLES Armand, PADIAN Kevin.
« Quelques apports à la théorie de
l’évolution, de la “synthèse orthodoxe” à la
“super synthèse évo-dévo”, 1970-2009 :
un point de vue ». In Comptes rendus
Palevol, vol. VIII, nos 2-3. Paris : Académie
des sciences/Issy-les-Moulineaux : ElsevierMasson, 2009.
l GOULD Stephen Jay. La Structure de la
théorie de l’évolution. Paris : Gallimard,
2006 (coll. NRF essais).
l LECOINTRE Guillaume, LE GUYADER
Hervé. Classification phylogénétique du
vivant. Paris : Belin, 2001, 2006.
l LECOINTRE Guillaume et alii.
Comprendre et enseigner la classification
du vivant. Paris : Belin, 2004, 2008 (coll.
Guide Belin de l’enseignement).
l LECOINTRE Guillaume et alii. Guide
critique de l’évolution. Paris : Belin, 2009.
l LECOINTRE Guillaume et alii. Les Mondes
darwiniens. Paris : Syllepse, 2009.
19
TDC N° 981 • DARWIN ET LE DARWINISME
son organisme aussi complexe que celui
de l’homme en a fait un modèle dans la
recherche en génétique, permettant de faire
progresser cette discipline… ainsi que la
théorie de l’évolution.
compte les facteurs environnementaux et
épigénétiques.
Que reste-t-il de Darwin? Que restet-il de la formulation initiale de la théorie
de l’évolution, celle que Darwin a sans
cesse peaufinée entre 1859 et sa mort en
1882 ? Prenons deux avis quelque peu
contrastés.
Le biologiste Ernst Mayr (2004)
conclut à la pérennité des idées fondamentales de Darwin : « Si l’on examine
toutes les modifications effectuées dans les
théories darwiniennes entre 1859 et 2004,
on s’aperçoit qu’aucun de ces changements n’affecte la structure de base du
paradigme darwinien.»
Stephen J. Gould (2002) offre, lui, un
avis convergent, mais moins tranché sur la
question… qui n’est peut-être pas sans rapport avec une magnification du rôle qu’il a
lui-même joué dans le champ de la biologie évolutive durant les trente dernières
années du XXe siècle : « Je suis réellement
persuadé que la charpente darwinienne
fondamentale, et pas seulement les fondations, persiste dans la structure de la
théorie de l’évolution plus adéquate qui
est en train d’apparaître aujourd’hui. Mais
je soutiens aussi […] que des changements importants, introduits durant la
seconde moitié du XXe siècle, ont donné
une structure tellement développée par
rapport au noyau darwinien originel, et
tellement élargie par la prise en compte de
nouveaux principes explicatifs macroévolutionnistes, que la théorie actuelle dans sa
totalité, tout en restant dans le domaine de
la logique darwinienne, doit être considérée comme fondamentalement différente de la théorie darwinienne classique,
et non simplement comme un agrandissement homothétique de cette dernière.» l
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