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appelle le parti français à Washington, et dont la nou-
velle clientèle électorale est au sud et à l'ouest. Coloniser
l'ouest des États-Unis, y développer la culture du coton,
est susceptible de donner une majorité durable au parti
républicain, plus favorable à l'esclavage et à la conquête
de l'Ouest, alors que les fédéralistes tablent plutôt sur
l'industrialisation de la Nouvelle-Angleterre, leur bastion
électoral.
Bonaparte va présenter la vente de toute la Louisiane
comme un geste de bonne volonté à l'égard des Amé-
ricains, dans une stratégie d'encerclement du Royaume-
Uni. Les historiens jugent probable qu'il ait ainsi ten-
té de les encourager à participer au Blocus continental.
Bonaparte craint que la Grande-Bretagne, maîtresse des
mers, ne profite d'un conflit en Europe pour s’emparer
de la Louisiane et accroître ainsi sa puissance. Vendre la
Louisiane aux États-Unis est le moyen de couper l'herbe
sous le pied aux Anglais. Bonaparte fait aussi valoir aux
Américains que l'accord leur permet d'éviter de s’impli-
quer dans le conflit franco-britannique.
Le parti français à Washington de Thomas Jefferson est
sensible à ces arguments, dans la ligne défendue dans les
années 1790 pour prendre ses distances avec l'Angleterre,
préoccupation politique qui est à la racine de la théorie de
la destinée manifeste et de la conquête de l'Ouest, même
s’il est encore trop tôt pour en faire un thème officiel de
campagne électorale.
Durant toute cette période, les services secrets américains
tiennent Thomas Jefferson au courant des activités mili-
taires de Bonaparte. Le président américain axe sa stra-
tégie sur la ruse : donner à Pierre Samuel du Pont de Ne-
mours des informations que Robert Livingston ignore. In-
tentionnellement, il leur donne deux instructions contra-
dictoires. L'un de ses coups les plus habiles est d'envoyer à
nouveau James Monroe à Paris en 1803. Monroe avait été
déclaré officiellement persona non grata lors de sa précé-
dente mission à Paris, mais Thomas Jefferson le choisit à
nouveau, pour signifier qu'il veut être pris au sérieux.
5 L'opposition des fédéralistes,
dans les régions industrielles du
nord-est
Battus lors de l'élection présidentielle américaine de
1800, les fédéralistes s’opposent à l'achat de la Louisiane,
marquant leur préférence pour un rapprochement avec le
Royaume-Uni, même s’ils veulent lui imposer des droits
de douane. Par la convention commerciale tripartite de
1799, soutenant Toussaint Louverture, ils s’étaient fâ-
chés avec le puissant lobby colonial français, qui entoure
Bonaparte et l'aide dans son ascension. Ce soutien à la
première révolution noire a aussi révulsé les grands plan-
teurs blancs du sud des États-Unis, qui entourent Thomas
Jefferson.
L'opposition des fédéralistes américains relève de la
crainte de voir les États-Unis changer de nature, moins de
vingt ans après leur création, en développant à l'ouest et
au sud une économie de plantation, basée sur des cultures
de rente, dépendantes de l'exportation et du maintien de
l'esclavagisme. La Nouvelle-Angleterre, bastion des so-
ciétés abolitionnistes et des fédéralistes table plutôt sur
une industrialisation, protégée par des barrières doua-
nières, et susceptible de diminuer la dépendance aux im-
portations. Étendre le territoire à l'ouest serait faire bas-
culer la majorité du pays au profit des grands planteurs du
sud. Les racines de tous les conflits qui suivront et amè-
neront la guerre de Sécession sont déjà là.
Pour les fédéralistes, l'achat est par ailleurs anticons-
titutionnel, et cette énorme dépense n'éviterait pas un
conflit avec l'Espagne. Un groupe de fédéralistes mené
par le sénateur Timothy Pickering avance même l'idée
d'une confédération du Nord et en propose la présidence
au vice-président Aaron Burr, pourvu que New York se
joigne à la sécession.Alexander Hamilton, s’oppose aussi
à l'achat. L'hostilité entre Burr et lui, qui s’accroît encore
lors des élections de 1801, aboutit au duel au cours duquel
il perd la vie.
6 Bonaparte confronté à une nou-
velle donne dans la Caraïbe
Dès mars 1802 l'expédition de Saint-Domingue, souffre
de l'opposition des généraux français de la Colonie et
de difficultés d'approvisionnement. Le corps expédition-
naire commandé par le capitaine-général Charles Leclerc,
beau-frère de Bonaparte, est plus que décimé par la fièvre
jaune. Fin mars, il a déjà perdu 5 000 hommes. Le main-
tien de l'esclavage dans les colonies restituées par la paix
d'Amiens, du 30 floréal an X, 20 mai 1802, fait craindre
un retour de l'esclavage à Saint-Domingue qui n'était pas
concerné par ce traité, et fait basculer la population dans
une opposition définitive au corps expéditionnaire.
Privé de moyens militaires en Amérique, Bonaparte af-
fiche une nouvelle motivation : il recherche la paix avec
le Royaume-Uni pour prendre possession de la Louisiane
avant que les Britanniques ne s’en emparent. Mais le
Royaume-Uni rompt sa promesse de la paix d'Amiens,
d'évacuer Malte au plus tard en septembre 1802. Dé-
but 1803 la reprise du conflit franco-britannique semble
probable. Le 11 mars 1803, Bonaparte change même de
stratégie : il fait construire une flottille en prévision de
l'invasion du Royaume-Uni.
Ces rebondissements le conduisent finalement à abandon-
ner ses projets d'empire français au Nouveau Monde : le
11 avril 1803, le ministre français du trésor, le marquis
de Barbé-Marbois, propose, cette fois officiellement, à
Robert Livingston la vente non pas de la seule Nouvelle-
Orléans mais de toute la Louisiane, depuis le golfe du
Mexique jusqu'à la Terre de Rupert, et du Mississippi aux