On peut néanmoins regretter que l’ouvrage s’appuie sur des matériaux
ethnographiques souvent déjà anciens et sur une littérature parfois un peu datée. Rien n’est dit
des transformations contemporaines de la sorcellerie. Les liens avec la parenté et la politique
sont-ils maintenus, rompus, déplacés ? Seule la toute dernière page de l’ouvrage annonce
rapidement qu’« avec l’Etat moderne, pas plus qu’avec la chefferie ou la royauté, on ne sort
du cercle enchanté de la sorcellerie » (p.235). Il existe pourtant une littérature aujourd’hui
très fournie sur la « modernité sorcellaire » en Afrique5. L’ouvrage passe ainsi sous silence les
articulations complexes entre sorcellerie et pouvoir politique dans le cadre de l’Etat colonial
puis postcolonial. Rien n’est dit non plus des innombrables prophétismes et mouvements anti-
sorcellerie, et de la façon dont ils ont tenté – certes souvent en vain – de modifier les liens
entre sorcellerie, parenté et politique6. De même, les transformations de la question du mal
sous l’influence du christianisme missionnaire (ou de l’islam) ne sont pas évoquées : on
imagine pourtant bien que ces phénomènes affectent la sorcellerie et sont affectés en retour
par elle7. Il est dommage de laisser tous ces faits sociaux hors-champ dans la mesure où la
démarche adoptée est comparatiste et opère par variations systématiques. La prise en compte
des dynamiques contemporaines aurait ainsi pu permettre d’évoquer la sortie de la sorcellerie
hors de la sphère de la parenté (par exemple, la focalisation des accusations sorcellaires sur
des communautés allochtones) ou encore de mettre au jour des évolutions d’ensemble qui
dépassent bien souvent les particularismes ethniques et régionaux (par exemple, la
focalisation des accusations sorcellaires sur les « nouveaux riches », les hommes politiques ou
les fonctionnaires de l’Etat postcolonial). Cela aurait en définitive permis d’enrichir avec
bonheur cette étude – certes déjà fort riche – de la sorcellerie africaine et de ses articulations
sociopolitiques.
5 Par exemple, Jean & John L. Comaroff (eds.), Modernity and its Malcontents. Ritual and power in postcolonial
Africa, 1993. Peter Geschiere, Sorcellerie et Politique en Afrique, 1995. Henrietta Moore & Todd Sanders (eds.),
Magical Interpretations, Material Realities. Modernity, witchcraft and the occult in postcolonial Africa, 2001.
Birgit Meyer & Peter Pels (eds.), Magic and modernity. Interfaces of revelation and concealment, 2003. Adam
Ashforth, Witchcraft, Violence, and Democracy in South Africa, 2005. Harry West, Kupilikula. Governance and
the invisible realm in Mozambique, 2005. Joseph Tonda, Le souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique
centrale (Congo, Gabon), 2005.
6 Par exemple, Jean-Pierre Dozon, La cause des prophètes. Politique et religion en Afrique contemporaine, Paris,
Seuil, 1995. André Mary, Le défi du syncrétisme, Le travail symbolique de la religion d’eboga (Gabon), Paris,
EHESS, 1999. John Cinnamon, « Ambivalent Power. Anti-Sorcery and Occult Subjugation in Late Colonial
Gabon », Journal of Colonialism and Colonial History, 3(3), 2002 (revue en ligne).
7 Par exemple, Birgit Meyer, Translating the devil. Religion and modernity among the Ewe in Ghana, Trenton,
Africa World Press, 1999. André Mary, « La diabolisation du sorcier et le réveil de Satan », Religiologiques,
1998, n°18, pp.53-77. Joseph Tonda, La guérison divine en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala,
2002.