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Introduction
Pour une histoire sociale et culturelle de la bâtardise
CaroleA
Appréhender l’écart à la norme en matière de liation, la pluralité de ses dénitions
(canoniques, coutumières, culturelles), les incidences (sociales) de son établissement,
les enjeux (politiques) de son contrôle et de sa régulation, tel est l’objectif de la présente
étude sur la bâtardise. L’objet, déjà protéiforme, doit s’inscrire dans une temporalité
normative précise, attentive à la pluralité des discours sur l’écart à la norme (d’abord
légale puis sociale) comme à celle des langages de l’infraction, et dans une chronologie
socio-politique ne. Sur ce point, il est nécessaire d’apprécier en détail, et dans leurs
spécicités, les chronologies particulières à l’œuvre dans les territoires et les juridictions
étudiés à l’échelle européenne. Les précédents collectifs consacrés à l’illégitimité et à
la bâtardise n’ont pas manqué d’inscrire leurs analyses dans une comparable approche
européenne. Ainsi le récent volume consacré à la bâtardise et à l’exercice du pouvoir
dans l’Europe du MoyenÂge et de la Renaissance prolonge bien la réexion histo-
rique engagée par les équipes de PeterLaslett ou de LudwigSchmugge 1. Dans ses
conclusions, ÉricBousmar distingue ainsi l’Angleterre, de l’Europe centrale et de la
partie occidentale du continent européen (Pays bourguignons, France, Brabant), et
plus encore méditerranéen (Ferrare, Castille), en fonction de la capacité qu’ont eu
les bâtards nobles, légitimés ou non, d’y faire carrière, de s’insérer dans les rouages
de l’État, voire même de succéder aux branches légitimes, selon un gradient qui va
de la fermeture presque totale à la plus grande ecacité des opportunités politiques 2.
Ànotre tour, nous souhaitons inscrire nos analyses à l’échelle européenne, tout en
privilégiant le temps long du MoyenÂge et de l’époque moderne. Ces cadres géogra-
phiques et chronologiques permettent de mettre en valeur la pluralité des approches
d’un statut intrinsèquement complexe, d’une réalité sociale irréductible à un modèle
unique dont l’appréciation par l’Église, la société ou la parenté oscille entre exclusion
et intégration, stigmatisation et réhabilitation.
1. L P., O K. et S R.M. (dir.), Bastardy and Its Comparative History. Studies in the history of
illegitimacy and marital non conformism in Britain, France, Germany, Sweden, North America, Jamaica and Japon,
Londres, Edward Arnold, 1980 ; S L. (dir.), Illegitimät im Spätmittelalter, Münich, Oldenbourg, 1994 ;
SL., Kirche, Kinder, Karrieren. Päpstliche Dispense von der unehelichen Geburt im Spätmittelalter, Zürich,
1995.
2. BÉ., «Les bâtards et l’exercice du pouvoir: modalités spéciques ou fenêtre étroite d’opportunité»,
É.B, A. M, C.M et B.S, Labâtardise et l’exercice du pouvoir en Europe du xiiie
au début du xviesiècle, Revue du Nord, hors-série, no31, coll.«Histoire», 2015, p.479-493, ici p.489-490.
« Bâtards et bâtardises dans l’Europe médiévale et moderne », Carole Avignon (dir.)
ISBN 978-2-7535-4948-7 Presses universitaires de Rennes, 2016, www.pur-editions.fr
CAROLEAVIGNON
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Filiation naturelle, liation illégitime, bâtardise: ces trois notions renvoient à
des déclinaisons normatives convergentes mais non systématiquement synonymes.
Il convient en eet de mesurer la relativité de la dénition de la liation illégitime,
par rapport à l’établissement de ce qui fonde la légitimité (en l’occurrence le mariage
des géniteurs), comme la polysémie attachée à l’expression de la bâtardise et l’hybri-
dation originelle qu’elle porte en elle 3. Elle est tantôt simple synonyme de la liation
naturelle, tantôt marqueur d’un écart à la norme plus grand quand la liation procède
d’un damnatus coïtus, adultérin, incestueux ou sacrilège, mais sans pour autant sortir
totalement du cadre des aménagements possibles des incapacités juridiques attachées
à ce statut, ni extraire sans nuance de la parenté et du lignage. Il n’est donc pas une
mais des bâtardises à appréhender: selon le degré d’infraction à l’égard de la norme
matrimoniale ; en cas d’enfant adultérin, selon que l’adultère est imputable au mari
ou à l’épouse ; selon l’échelle d’indignité où situer le bâtard plus ou moins éligible à la
réhabilitation (juridique et/ou sociale 4) ; selon le rang, la puissance, ou l’entregent de
la famille à laquelle est apparenté (par son père) le bâtard 5 ; selon les espaces politiques,
les contextes socio-économiques, selon les référents culturels à l’œuvre ; mais aussi
selon les destins particuliers, les prols de ces bâtards, anonymes qui échappent trop
souvent à l’historien, ou illustres quand ils naissent dans un lignage où ils peuvent
jouer leur partition politique (citons parmi tant d’autres Guillaume leConquérant,
les bâtards des ducs de Bourgogne, le comte de Dunois, «bâtard d’Orléans», les ls
illégitimes des Farnèse, etc.) ou quand leur production personnelle permet aujourd’hui
d’entendre l’écho de leur voix (Érasme, Montaigne, D’Alembert, etc.).
Ce projet est donc né de la conviction, partagée par nombre des collaborateurs
scientiques de ce volume, que l’appréhension de la bâtardise dans toute sa complexité,
précisément contextualisée, est une clef de lecture essentielle des sociétés occiden-
tales dans leurs héritages médiévaux et modernes. Dans ce propos introductif, nous
poserons donc les contours de l’étude, en esquissant les principales inexions chrono-
logiques, en précisant les premières déclinaisons du defectus natalium, et en mettant
en perspective les principales problématiques à l’œuvre.
Jalons chronologiques
L’histoire de la bâtardise s’inscrit dans une temporalité qui voit s’imposer la promo-
tion du mariage romano-canonique, cadre légal exclusif à la sexualité des laïcs et à la
génération de descendants légitimes, la prise en charge juridique, judiciaire, social
(et donc politique) du contrôle de cette articulation précise entre mariage et liation
par des autorités aux compétences d’abord complémentaires et de plus en plus en
tensions, à mesure qu’on progresse vers l’époque moderne, –le pouvoir pontical, et
les souverains séculiers.
Les premières mesures d’exclusion des bâtards du clergé séculier et du périmètre de
la famille apparaissent au esiècle. Nous sommes à une époque où l’Église renforce son
3. C’est avec grand intérêt que nous relevons l’emploi des termes de «mulet» ou de «bardot» pour qualier les bâtards
des princes piémontais de la n du MoyenÂge. GL.C., «Les bâtards princiers piémontais et savoyards»,
ibid., p.387-410, ici p.387.
4. Cf. infra: SS.
5. L’essentiel des problématiques à l’œuvre autour du thème de la bâtardocratie développé par MickaëlHarsgor et plus
récemment les contributeurs du colloque de Liège de 2008 (La bâtardise et l’exercice du pouvoir, op.cit.) en témoigne.
« Bâtards et bâtardises dans l’Europe médiévale et moderne », Carole Avignon (dir.)
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INTRODUCTION
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pouvoir de juridiction canonique et impose son monopole sur la dénition du mariage
valide et légitime, institution permettant de distinguer le laïc du clerc. La réforme
disciplinaire de l’Église menée par la papauté a en eet pour nalité la moralisation du
clergé et donc la lutte contre une pratique réprouvée, l’incontinence des clercs majeurs.
L’oensive grégorienne contre le nicolaïsme a suscité un durcissement de la législation
contre les ls de prêtre qui rejaillit sur les ls illégitimes des laïcs 6. L’article8 du concile
de Bourges de 1031 cible en eet d’abord les ls de prêtre et de clercs majeurs pour
leur interdire l’accès à la cléricature et élargit son propos à «tous ceux qui ne sont pas
nés d’un légitime mariage», et qui sont appelés «dans les Écritures, semence maudite»
(semen maledictum): ceux-là «ne peuvent pas hériter selon les lois séculières, ni être
reçus comme témoins 7». Vers 1185, dans le recueil de Renouf deGlanville, chef de
la justice d’HenriIIPlantagenêt, on lit aussi que «l’héritier légitime ne peut pas être
le bâtard ni celui qui n’a pas été procréé d’un légitime mariage 8». Ne pas être né ou
procréé dans un mariage légitime, –la nuance ne semble pas encore signiante juridi-
quement avant les relectures doctrinales du canoniste Henri deSuze (dit Hostiensis,
au esiècle) 9, voilà ce qui justie l’exclusion des ordres sacrés, comme de l’héritage
des parents. La bâtardise commence donc là, dans l’assimilation à une «semence
maudite», et l’exclusion du périmètre juridique de la famille.
Les e-esiècles constituent une période charnière où plusieurs réalités norma-
tives coexistent et où l’appréciation négative de la naissance hors mariage légitime n’a
pas encore irrigué tous les discours 10. Quelques exemples en témoignent. L’indécision
des contours juridiques de l’union entre le duc normand RobertleMagnique (1027-
1035) et Herleva peut-être épousée more danico et assimilable à une frilla explique
en partie le silence des chroniqueurs ecclésiastiques sur le statut de Guillaume et
celui de sa mère. Cette union est encore empreinte sinon d’une pleine légitimité au
regard des pratiques more franco du mariage chrétien, du moins d’une tolérance sociale
6. Sur la doctrine romano-canonique du mariage médiéval et la diérence en droit canonique entre liation légitime
et liation illégitime, voir tout spécialement L-TA., Introduction historique au droit des personnes
et de la famille, Paris, PUF, 1996, chap.: «Le MoyenÂge: le mariage sous le contrôle de l’Église», p.132-165,
et «La liation au MoyenÂge», p.233-256.
7. «Ut lii presbytorum sive diaconum vel subdiaconorum in sacerdotio vel diaconatu vel subdiaconatu nati nullo modo
ulterius ad clericatum suscipiantur, quia tales et omnes alii qui de non legitimo coniugio sunt nati semen maledictum
in scripturis divinis appellantur nec apud seculares leges hereditare possunt nec in testimonium suscipi» (canon cité par
GR., Histoire de la légitimation des enfants naturels en droit canonique, Paris, Bibliothèque de l’École des
hautes études, coll. «Sciences religieuses», 18, 1905 p.11-13).
8. «Heres autem legitimus nullus bastardus nec aliquis qui ex legitimo matrimonio non esset procreatus esse potest»
(Tractatus de legibus et consuetudinibus regni Anglie qui Glanvill vocatur, éd. G.D.G.Hall, Londres, 1965, p.87).
Le Regiam Majestatem écossais, paru vers 1320, en reprend le texte: «No bastard or other person not born in lawful
wedlock can be an heir», «a personn begotten or born before his father subsequently marries his mather[…] cannot
under any circumstances be treated as an heir or allowed to claim inheritance» ; «a bastard […] can have no heir
except the heir of his body born in wedlock» (cité par GA., «Royal and Magnate Bastards in the Later Middle
Ages: the View from Scotland», É. B, A. M, C. M et B. S (dir.), La bâtardise
et l’exercice du pouvoir en Europe du xiiie au début du xvi esiècle, op. cit., p.313-355.
9. Dans sa Lectura in quinque libros decretalium (sur X.,IV,17,6), le décrétaliste du e siècle Hostiensis pousse la
logique conjointe de la vis matrimonii et de la favor prolis jusqu’à considérer qu’est légitime tout enfant né dans le
mariage, à défaut d’y avoir été toujours conçu. L-TA., «Tanta est vis matrimonii: remarques sur
la légitimation par mariage subséquent de l’enfant adultérin», Autour de l’enfant. Du droit canonique et romain
médiéval au Code civil de 1804, Leiden/Boston, Brill, 2008, p.190.
10. AC., «Les stratégies matrimoniales des premiers Capétiens à l’épreuve des prohibitions canoniques en
matière de parenté (e-esiècles)», M.A (dir.), Les stratégies matrimoniales (ixe-xiiiesiècles), Turnhout,
Brepols, 2013, p.237-256, spécialement p.248-255: quelques réexions sur la dénition du spurius chez Yves
deChartres, et les stratégies mises en œuvre par l’évêque pour brandir la menace d’illégitimité quand l’union illicite
n’est encore qu’un projet matrimonial, au regard de l’aaire des mariages de PhilippeIer.
« Bâtards et bâtardises dans l’Europe médiévale et moderne », Carole Avignon (dir.)
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ancestrale 11. Il faut attendre les premières décennies du esiècle et les compléments
apportés par OrdéricVital aux Gesta normannorum ducum de Guillaume deJumièges
et aux Gesta Willelmi ducis de Guillaume dePoitiers pour que le puissant duc normand
soit expressément qualié de «nothus» (bâtard) quand il s’agit de renvoyer au moment
de son histoire où il n’a pas encore accompli la conquête de l’Angleterre, –conquête
que l’angligena Ordéric ne goûte d’ailleurs guère 12.
Au tout début du esiècle encore, quand Lambertd’Ardres compose l’Historia
comitum Ghisnensium et Ardensium dominorum, ce prêtre lui-même concubinaire ne
manifeste aucune forme de désapprobation à l’égard des nombreux enfants naturels
qu’il met en scène 13. L’ouvrage s’ouvre même sur l’artice narratif de céder la parole
à un chevalier de l’entourage des sires d’Ardres, ls naturel de l’un d’eux. L’existence
d’une descendance naturelle nourrit bien sûr des tensions au sein du lignage que
l’auteur ne passe nullement sous silence ; mais les ls d’ArnoulIer (v.1060-v.1094)
et ArnoulII d’Ardres (v.1094-v.1138), comme ceux des comtes de Guînes, ne font
l’objet d’aucune stigmatisation de la part de l’auteur qui «vante leurs mérites et s’inté-
resse à leur descendance de la même manière qu’il le fait pour la progéniture légitime
de ses patrons», ainsi que le rappelle Jean-FrançoisNieus 14. Rappelons simplement
que Siegfried, l’ancêtre fondateur du lignage des Guînes, s’illustre par son inconduite
sexuelle. Le lignage de Guînes naît ainsi du fruit du viol perpétré par Siegfried contre
Elftrude, lle du comte de Flandres Baudouin. Leur ls, vite orphelin de père, est
ensuite porté sur les fonts baptismaux par Arnoul de Flandres, son cousin et seigneur,
qui lui ore aussi son nom 15. Voilà donc le bâtard, qui jamais n’en porte le nom ni
la macule, intégré symboliquement dans un double lignage, et mis en situation de
pouvoir «engendrer» (genere) des seigneurs à son tour.
Même dans les corpus de chartes révélant les pratiques sociales de familles aux
ambitions moins armées que celles des ducs de Normandie ou des comtes de Guînes
et des seigneurs d’Ardres, quelques actes éclairent l’intégration à la parentèle des enfants
naturels. Dans son étude sur lEnfant et la parenté dans la France médiévale (xe-xiiiesiècles),
Roland Carron rapporte plusieurs exemples où des enfants illégitimes participent à des
actes de vente ou de donation de membres de leur parenté 16. Ainsi, dans le cartulaire
de Marmoutier pour le Vermandois, avant 1042, trois frères vendent à une abbaye une
terre commune. L’un d’eux est présenté comme «non matrimonialis frater». En 1129,
Guiburge, son ls Richard et les ls de ce dernier, dont ce «Robertus ex concubina»,
concèdent des terres à l’abbaye de Tiron. Notons toutefois que ces deux chartes spécient
11. Poppa et Rollon (911-928), Sprota et Guillaume Longue Épée (928-942) sont unis more danico. Voir ML.,
«Les apports scandinaves dans le plus ancien droit normand», Droit privé et institutions régionales. Études historiques
oertes à JeanYver, Paris, PUF, 1976, p.561.
12. BM. de, Guillaume le Conquérant, Paris, Fayard, 1984. Il consacre la première partie de sa biographie au
«Bâtard» (p.77-231), par opposition au «Conquérant», puis au «Roi» ; voir entre autres p.170.
13. Il s’agit d’un ouvrage emblématique de la littérature généalogique. Duby. DG., «Structures de parenté et
noblesse dans la France du Nordaux e et esiècles», «Remarques sur la littérature généalogique en France
aux e et esiècles», La société chevaleresque. Hommes et structures du MoyenÂge (I), Paris, Flammarion, 1988,
p.143-166 et p.167-180. Voir aussi NJ.-F., «Les conits familiaux et leur traitement dans l’Historia comitum
Ghisnensium de Lambert d’Ardres», M.A (dir.), La parenté déchirée: les luttes intrafamiliales au MoyenÂge,
Turnhout, Brepols, 2010, p.343-358, ici p.343-346.
14. NJ.-F., art.cit., p.346.
15. Lambertd’Ardres, Historia Comitum Ghisnensium, MGH, Scriptores, t.14, §11-12, p.568: §11: «Quomodo
Sifridus impregnavit Elstrudem et apud Ghisnas mortuus est» ; §12: «Quomodo Arnoldus, Balduini lius, curam
egit amite sue Elstrudis et lii ejus et Sifridi, Arnolphi, et quomodo ei totam Bredenardam in liolagium contulit».
16. CR., Enfant et parenté dans la France médiévale, xe-xiiiesiècles, Genève, Droz, 1989, p.124-126.
« Bâtards et bâtardises dans l’Europe médiévale et moderne », Carole Avignon (dir.)
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INTRODUCTION
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bien que les enfants nés hors mariage y occupent une place particulière puisqu’on juge
opportun d’évoquer (même allusivement) leur naissance «non matrimoniale», ou le
statut de leur mère. Dans sa thèse sur la société aristocratique dans le Haut-Maine aux e
et esiècles, Bruno Lemesle conrme qu’il n’est «pas rare qu’au bas des actes gurent
parmi les listes de témoins des personnages qualiés de bâtards 17». Ils sont donc intégrés
à la procédure, tout en étant distingués des autres par un qualicatif qui se précise.
Pour quatre de ces individus, il est possible de reconstituer leur parenté. Dans un acte
de donation, on comprend que le bâtard n’est pas associé à la laudatio parentum, au
contraire de ses deux autres frères légitimes ; mais l’auteur trouve aussi un cas où le bâtard
est bien associé à ses frères légitimes pour conrmer une donation de biens paternels.
Deux autres actes permettent de comprendre aussi que le bâtard a eu accès à une partie
de l’héritage paternel (peut-être par donation entre vifs, comme c’est possible dans la
coutume d’Anjou-Maine, connue dans des coutumiers privés de la n duMoyenÂge) 18.
AnneLefebvre-Teillard rappelle que dans le droit justinien «lorsque seule la Nature
commandait […], il n’y avait aucune diérence entre l’enfant naturel et l’enfant
légitime. De même qu’ils naissaient tous libres, ils naissaient tous légitimes. Ce sont
les lois civiles écrites qui ont introduit une diérence entre enfants légitimes et illégi-
times 19». Les lois (de Rome comme de l’Église) convergent en eet pour promouvoir
l’institution matrimoniale comme cadre exclusif d’établissement de la légitimité d’une
liation. Pater is quem nuptiae demonstrant: la proposition du jurisconsulte Paul dans
le Digeste (II,4,5) s’impose dans la doctrine canonique dès l’époque d’Huguccio dans
les dernières décennies du esiècle, comme un adage juridique à même de signier
la promotion de l’institution matrimoniale (la favor matrimonii, ou la vis matrimonii),
mais aussi la modération possible de la rigueur de cette même discipline matrimoniale
en posant les bases d’une favor prolis que précise la décrétale Ex tenore (X, IV,17,14). La
tendance des clercs à modérer certains dispositifs normatifs dans l’intérêt de la progéni-
ture d’un couple procède aussi d’une ancienne tradition patristique: les pères de l’Église
n’ont pas voulu faire supporter à l’enfant les conséquences de la faute des parents 20. La
redécouverte au esiècle de la compilation justinienne, et notamment ces novelles qui
se préoccupaient de permettre l’accès à la liberté pour le non-libre et à la légitimité pour
l’enfant naturel, a contribué à renforcer cette inclination première 21. En découle tout
un système normatif qui favorise l’accès au statut de légitime (ou sa préservation) pour
l’enfant dont au moins un des parents peut prouver sa bonne foi au moment de l’éta-
blissement d’un lien matrimonial infacie ecclesie qu’il convient toutefois d’annuler pour
empêchement ; telle est la théorie du mariage putatif. En bénécient aussi celui dont les
parents se marient après sa naissance (Tanta, X,IV,17,6 et Conquestus, X,IV,17,1) et
celui qui peut établir sa possession de liation (par nomen, tractatus, fama) 22. La force
17. LB., La société aristocratique dans le Haut-Maine, xie-xiiesiècle, Rennes, PUR, 1999, p.121-122.
18. Coutumes et institutions de l’Anjou et du Maine, éd. M.C.-J. Beautemps-Beaupré, Paris, Durand et Pédone-Lauriel,
1877-1893, §850.
19. L-TA., «L’eet rétroactif de la légitimation en droit canonique médiéval», Autour de l’enfant,
op.cit., p.329 (novelle74).
20. L-TA., «L’enfant naturel dans l’ancien droit français», ibid., p.259.
21. Préface de la novelle89, cité par L-TA, «L’eet rétroactif de la légitimation en droit canonique
médiéval», ibid., p.329, note2.
22. L-TA., «Pater is quem nuptiae demonstrant: jalons pour une histoire de la présomption de pater-
nité», ibid., p.185-197, spécialement p.191 ; D-AF., Les actions d’état en droit romano-canonique.
Mariage et liation, xiie-xvesiècle, Paris, LGDJ, 2004, chap: «La possession de liation», p.235-270
« Bâtards et bâtardises dans l’Europe médiévale et moderne », Carole Avignon (dir.)
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