La Revue de médecine interne 31 (2010) 812–818 Article original La pénicilliose au Vietnam : une série de 94 cas Penicilliosis in Vietnam: A series of 94 patients V. Vu Hai a,d,f,∗ , A.T. Ngo a , V.H. Ngo a , Q.H. Nguyen b , P. Massip c , J. Delmont d,e , M. Strobel f , Y. Buisson f a Service des maladies infectieuses et tropicales, hôpital Viet Tiep, Haïphong, Vietnam Hôpital Viet Tiep, Haïphong, Vietnam c Service des maladies infectieuses et tropicales, hôpital Purpan, CHU de Toulouse, 31095 Toulouse, France d Service des maladies infectieuses et tropicales, hôpital Nord, CHU Nord, 13915 Marseille, France e Association Asie Horizon 2020/AVEC, 13008 Marseille, France f Institut de la francophonie pour la médecine tropicale, Vientiane, Laos b i n f o a r t i c l e Mots clés : Pénicilliose Penicillium marneffei Infections opportunistes VIH/sida Vietnam r é s u m é Propos. – Haïphong est la deuxième ville du Vietnam la plus touchée par l’infection par du VIH. La pénicilliose y représente la troisième cause d’infection opportuniste. Pourtant, cette mycose systémique, spécifiquement asiatique, reste méconnue des praticiens. La présente étude a pour objectif d’en préciser les aspects cliniques, diagnostiques et thérapeutiques. Méthodes. – Il s’agit d’une étude descriptive, prospective et rétrospective, réalisée sur une période de trois ans à l’hôpital Viet Tiep d’Haïphong. Résultats. – Avec 94 cas, la pénicilliose représentait 11 % des infections opportunistes. Les patients étaient jeunes (moyenne : 33 ans) et de sexe masculin (87 %). Les principaux symptômes étaient la fièvre persistante (99 %), l’amaigrissement (88 %), les lésions cutanées (86 %), l’hépatomégalie (69 %) et la polyadénopathie (68 %). Une anémie était notée dans 77 % des cas. Le taux moyen de CD4 était de 29/L. La culture des biopsies de lésions cutanées et les hémocultures étaient positives pour Penicillium marneffei dans respectivement 94 % et 90 % des cas. Malgré le traitement antirétroviral et antifongique, le taux de mortalité était de 18 %. La monothérapie par itraconazole, administrée chez 53 patients suite à l’indisponibilité de l’amphotéricine B, n’a pas affecté la survie de façon significative par rapport au traitement de référence reçu par les 41 autres patients. Conclusion. – À Haïphong, la pénicilliose est une des infections opportunistes du sida les plus fréquentes et les plus graves. Il faut y penser devant tout patient fébrile, immunodéprimé, ayant séjourné au Vietnam. Le pronostic peut être amélioré par un diagnostic précoce grâce à l’hémoculture systématique et par une bonne observance du traitement de référence. © 2010 Société nationale française de médecine interne (SNFMI). Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. a b s t r a c t Keywords: Penicilliosis Penicillium marneffei Opportunistic infections HIV/AIDS Vietnam Purpose. – Haiphong is the second city of Vietnam most affected by HIV infection. Penicilliosis represents the third leading cause of opportunistic infection. However, this systemic fungal infection remains poorly knew by practitioners. This study aimed to clarify the clinical, diagnostic and therapeutic aspects of penicilliosis. Methods. – It is a descriptive study, prospective and retrospective, conducted over a 3-year period in Viet Tiep hospital, Haiphong. Results. – With 94 cases, penicilliosis represented 11 % of opportunistic infections. The patients were young (mean: 33 years) and male (87 %). The main symptoms were persistent fever (99 %), weight loss (88 %), skin lesions (86 %), hepatomegaly (69 %) and lymphadenopathy (68 %). Anemia was noted in 77 % ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (V. Vu Hai). 0248-8663/$ – see front matter © 2010 Société nationale française de médecine interne (SNFMI). Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.revmed.2010.07.019 V. Vu Hai et al. / La Revue de médecine interne 31 (2010) 812–818 813 of cases. The average CD4 count was 29/L. The culture of skin biopsies and blood culture were positive for Penicillium marneffei in 94 % and 90 % of cases, respectively. Despite antiretroviral and antifungal therapy, the mortality rate was 18 %. Itraconazole monotherapy, administered in 53 patients due to the unavailability of amphotericin B, did not significantly affect the survival compared to the recommended treatment received by the 41 other patients. Conclusion. – In Haiphong, penicilliosis is one of the most frequent and severe opportunistic infections of AIDS. The diagnosis should be considered in all febrile and immunocompromised patients having spent time in Vietnam. The prognosis can be improved by early diagnosis through the blood culture and a good adherence to an appropriate antifungal therapy. © 2010 Société nationale française de médecine interne (SNFMI). Published by Elsevier Masson SAS. All rights reserved. 1. Introduction 2. Patients et méthodes La pénicilliose est une infection fongique systémique due à Penicillium marneffei. Ce champignon dimorphique, endémique en Asie du Sud-Est et en Chine du Sud, a été décrit pour la première fois chez le rat de bambou en 1956 par Capponi et Marneff à l’institut Pasteur de Dalat, Vietnam [1]. En 1973, les premiers cas de pénicilliose humaine ont été décrits aux ÉtatsUnis chez deux sujets immunodéprimés ayant séjourné en Asie du Sud-Est [2]. Depuis 1988, de nombreux cas ont été rapportés en Thaïlande, au sud de la Chine, à Hong-Kong, au Cambodge, au Laos et au Vietnam chez des patients infectés par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), représentant l’une des toutes premières causes d’infection opportuniste (IO). Cette affection entraîne une morbidité et une mortalité élevées en Asie du Sud-Est [3–8] mais aussi, à un moindre degré, hors de la région endémique [4,6,9–16]. La maladie apparaît généralement en phase d’immunodépression majeure, signant le passage au stade sida [4,8,17–19]. Le mode de contamination par P. marneffei est mal élucidé. Le rat de bambou (Rhizomys sp., Cannomys sp.) est le seul hôte naturel connu de ce champignon mais son rôle de réservoir n’est pas établi. L’infection se transmet probablement par voie aérienne à partir de sols humides et contaminés surtout pendant la saison des pluies de mousson [20,21]. Les manifestations cliniques sont peu spécifiques, les signes les plus évocateurs étant la fièvre, la pâleur, les lésions cutanées, l’amaigrissement, la lymphadénopathie et l’hépatomégalie. Certains cas sont pauci-symptomatiques [4,8]. Le diagnostic repose sur la mise en évidence de P. marneffei à l’examen direct ou en culture à partir des prélèvements cutanés, sanguins, médullaires ou ganglionnaires. La sensibilité des cultures varie de 50 % (expectoration) à 76 % (sang), 90 % (peau) et 100 % (moelle) [8,22]. La sérologie et la PCR peuvent aussi être utilisées, mais ces techniques sont coûteuses et difficiles à promouvoir dans les pays émergents [4,7,8,23–29]. Le traitement de référence de la pénicilliose comporte une phase d’attaque par l’amphotéricine B suivie d’un traitement d’entretien par l’itraconazole [30,31]. Sans traitement, l’évolution est habituellement fatale. La prophylaxie secondaire par l’itraconazole à 200 mg/j est indiquée jusqu’à restauration immunitaire attestée par un taux de CD4 stable et supérieur à 200 cellules/L [32,33]. L’efficacité du traitement dépend de la précocité du diagnostic [4,8,31]. Malgré sa prévalence élevée, la pénicilliose n’a pas encore fait l’objet d’étude systématique au Vietnam [5,34]. Haïphong est la deuxième ville du Vietnam en termes de prévalence de l’infection VIH/sida avec 339 cas pour 100 000 habitants [35]. Dans une étude pilote transversale réalisée à Haïphong en 2006, la pénicilliose représentait 16 % des IO (données non publiées). La présente étude y a été réalisée pour préciser la place de la pénicilliose parmi les IO, en décrire les aspects cliniques, diagnostiques et thérapeutiques. 2.1. Site L’étude a été conduite dans le service des maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital Viet Tiep, Haïphong. 2.2. Population étudiée Tous les patients infectés par le VIH hospitalisés du 1er juillet 2005 au 30 juin 2008 ayant un diagnostic de pénicilliose confirmé par le laboratoire ont été inclus. L’enquête était rétrospective pour les cas hospitalisés jusqu’au 15 février 2008, reposant sur l’analyse des dossiers et l’interview des patients, et prospective pour les cas hospitalisés après le 15 février. 2.3. Définition des cas La séropositivité pour le VIH était détectée par l’un des trois tests rapides : SD Bioline HIV1/2 3.0 (Standard Diagnostics, Corée), HIV1/2 Determine (Abbot Japon), HIV1/2 (Pharmatech, États-Unis). Elle était confirmée par un autre test rapide et par le test Elisa GenScreen HIV1/2 (Bio-Rad, France). L’examen direct des biopsies de lésions cutanées après coloration de Gomori-Grocott ou Giemsa, révélait des éléments levuriformes, ovales, parfois septés, typiquement intrahistiocytaires, mesurant 3 à 5 m de diamètre. Le diagnostic de pénicilliose reposait sur la mise en culture des biopsies cutanées et/ou l’hémoculture standard sur milieu de Sabouraud-chloramphénicol (Bio-Rad, France). P. marneffei était identifié par la diffusion de pigment rouge vif dans la gélose, visible après 24 heures de culture au revers de la boîte de Pétri, et sur son caractère dimorphique, filamenteux à 24 ◦ C et levuriforme à 37 ◦ C. Afin d’éviter tout risque de contamination, en l’absence de laboratoire de sécurité biologique de classe 3, les cultures étaient examinées sans réouverture des boîtes dont le couvercle était fermé à l’aide d’un ruban adhésif. 2.4. Protocole thérapeutique Le traitement curatif des cas de pénicilliose comportait l’amphotéricine B à la dose de 0,6 mg/kg par jour pendant deux semaines, puis l’itraconazole à la dose de 400 mg/j pendant dix semaines [31]. Il était suivi d’un traitement d’entretien en prophylaxie secondaire par l’itraconazole, à la dose de 200 mg/j, prolongé à vie ou jusqu’à restauration immunitaire. 2.5. Suivi des patients Les signes cliniques de pénicilliose et d’éventuelles infections associées étaient enregistrés à l’entrée. L’évolution de la pénicilliose sous traitement antifongique a été évaluée selon les critères suivants : 814 V. Vu Hai et al. / La Revue de médecine interne 31 (2010) 812–818 • disparition de la fièvre ; • amélioration de l’état général : les patients peuvent reprendre leurs activités quotidiennes ; • régression des lésions cutanées : les lésions diminuent en taille et en nombre, aucune nouvelle lésion n’apparaît ; • guérison des lésions cutanées : aucune lésion en relief, la peau ne présente plus que des cicatrices planes. 2.6. Considérations éthiques Le projet s’est déroulé dans le cadre de la prise en charge habituelle des patients infectés par le VIH, sans intervention supplémentaire, sous la supervision du programme Esther (coopération interhospitalière franco-vietnamienne) et avec l’agrément de la direction de l’hôpital Viet Tiep. Les données recueillies ont été rendues anonymes pour préserver la confidentialité. 2.7. Analyses statistiques Les données ont été traitées par le logiciel EpiData 3.1 (The EpiData Association ; http://www.epidata.dk) et analysées par le logiciel Stata 9.2 (StataCorp LP ; http://www.stata.com). Les comparaisons ont été faites par le test Khi2 avec un seuil de significativité égal à 0,05. 3. Résultats Tableau 1 Principaux symptômes et signes cliniques de 94 cas de pénicilliose à l’admission (hôpital Viet Tiep, Haïphong, juillet 2005–juin 2008). Symptômes Patients n Fièvre Fatigue Amaigrissement Lésions cutanées Anorexie Pâleur Hépatomégalie et/ou splénomégalie Polyadénopathie (à prédominance cervicale) Diarrhée Douleurs abdominales Toux sèche Ictère Ascite Dyspnée 93 92 83 81 79 72 65 64 43 43 34 25 13 5 Total 94 98,9 97,9 88,3 86,2 84,0 76,6 69,2 68,1 45,7 45,7 36,2 26,6 13,8 5,3 100 à centre ombiliqué (aspect dit de « pseudomolluscum contagiosum »), indolores et non prurigineuses, disséminées sur la face, le tronc et les membres (Fig. 1). Parmi ces patients, trois patients ne présentaient cliniquement que des douleurs abdominales. 3.1. Résultats globaux Au cours des trois années d’étude, 1363 patients infectés par le VIH ont été hospitalisés, dont 874 (64 %) pour des IO et 94 (6,9 %) pour une infection à P. marneffei. Par sa fréquence, la pénicilliose (11 %) se situait au troisième rang des IO classantes après la tuberculose (41 %) et la candidose oropharyngée et/ou œsophagienne (36 %), avant la neurotoxoplasmose (9 %), la cryptococcose (9 %), les infections à Mycobacterium avium (MAC) (8 %) et la pneumocystose (5 %). 3.2. Profil général des patients Les 94 patients, âgés de 23 à 67 ans (moyenne 33 ans), étaient en majorité de sexe masculin (87 %), chômeurs (62 %), d’un niveau d’éducation primaire ou secondaire (97 %), d’origine urbaine ou périurbaine (83 %). Deux tiers avaient été hospitalisés en saison des pluies, 46 % avaient eu un contact avéré avec le sol et 21 % se souvenaient avoir eu des contacts avec des rats de bambou. Les principaux modes présumés d’infection par le VIH étaient l’utilisation de drogues injectables avec partage des aiguilles (58 %) et les rapports hétérosexuels non protégés (37 %). Dans 78 % des cas, la pénicilliose succédait tardivement à d’autres IO classantes : tuberculose (49 %), candidose à prédominance oropharyngée (52 %), neurotoxoplasmose (16 %), pneumocystose (11 %) et infection à MAC (11 %). La prévalence des co-infections était de 46 % pour le VHC et de 30 % pour le VHB. 3.3. Caractéristiques cliniques Le motif d’hospitalisation le plus fréquent était la fièvre (99 %). La température moyenne à l’admission était de 38,8 ◦ C (extrêmes : 37,4–40 ◦ C). Il s’agissait d’une fièvre persistante, évoluant depuis trois à 90 jours (moyenne : 23,5 jours), à recrudescence nocturne (40 %), accompagnée de frissons (86 %), de myalgies (67 %), de sueurs (47 %). L’atteinte de l’état général était fréquente avec fatigue (98 %), amaigrissement (88 %) et anorexie (84 %). Des lésions cutanées étaient présentes dans 86 % des cas (Tableau 1). Il s’agissait de lésions papulopustuleuses, acnéiformes ou ulcérées, souvent % Fig. 1. Lésions cutanées observées au cours de la pénicilliose. V. Vu Hai et al. / La Revue de médecine interne 31 (2010) 812–818 Tableau 2 Co-infections des patients atteints de pénicilliose. Co-infections Nombre de patients (n = 78) Pourcentage (%) Candidose (surtout buccale) Tuberculose Infection à MACa Pneumocystose Zona Infection à Herpes simplex Autres infections bactériennesb 42 19 12 4 2 2 10 53,8 24,4 15,4 5,1 2,6 2,6 12,8 a Infection à Mycobacterium avium. Staphylococcus aureus (deux cas), Streptococcus pneumoniae (deux cas), Staphylococcus epidermidis (un cas), Samonella typhi (un cas), Samonella paratyphi (un cas), Escherichia coli (un cas), rickettsiose (un cas), bacille à Gram négatif (un cas). b 3.4. Caractéristiques biologiques, microbiologiques et radiologiques Le taux moyen de lymphocytes CD4 à l’admission était de 29/mm3 (extrêmes : 2–196/mm3 ). La plupart des patients (87 %) avaient des lymphocytes CD4 inférieurs à 50/mm3 . Les autres perturbations biologiques étaient l’augmentation de la protéine C-réactive (CRP) (fréquence : 94 %, moyenne : 36 mg/L), une anémie modérée à sévère (fréquence : 77 %, taux moyen d’hémoglobine : 9 g/dL), une atteinte hépatique avec élévation des alanine-aminotransférases (ALAT) (fréquence : 72 %, moyenne : 84 UI/L) et de la bilirubinémie (fréquence : 40 %, moyenne : 61 mol/L) ; une hypoprotidémie (fréquence : 27 %, moyenne : 51 g/L). La radiographie thoracique et l’échographie abdominale ont été pratiquées systématiquement. Les clichés thoraciques montraient des lésions pulmonaires chez 29 % des patients, se répartissant en infiltrats réticulonodulaires parenchymateux (67 %) et en lésions interstitielles (33 %). L’échographie abdominale révélait une hépatomégalie ou une hépatosplénomégalie (72 %), des ganglions abdominaux (50 %), une ascite modérée (15 %). Sur 80 patients présentant des lésions cutanées, 75 (94 %) avaient des levures visibles à l’examen direct après coloration de Giemsa ou de Gomori-Grocott, ou cultivables sur milieu de Sabouraud. Les hémocultures étaient positives dans 90 % des cas. 3.5. Diagnostic et classification Parmi les 94 patients avec une infection confirmée à P. marneffei, 85 avaient une forme disséminée, neuf une forme localisée cutanée. Soixante-dix-huit patients (83 %) étaient au stade sida lors de l’apparition de la pénicilliose, avec des IO dominées par les candidoses et la tuberculose (Tableau 2). Parmi les 16 autres cas (17 %), la pénicilliose a révélé l’infection à VIH chez trois patients, 13 connaissant déjà leur séropositivité VIH. 3.6. Traitement et évolution Sur ces 94 patients, 68 (72 %) ont bénéficié d’un traitement antirétroviral, 22 avant l’apparition de la pénicilliose et 46 après. Pour les patients déjà sous antirétroviraux, le délai moyen entre le début du traitement antirétroviral et l’apparition de la pénicilliose était de 1,5 mois, 86 % des patients ayant débuté le traitement depuis moins de trois mois. Il s’agissait d’un traitement de première ligne (zidovudine ou stavudine + lamivudine + névirapine ou éfavirenz) pour 67 patients et un traitement de deuxième ligne (ténofovir + abacavir + lopinavir) chez un patient. 815 Le traitement curatif de la pénicilliose a pu suivre le schéma de référence (amphotéricine B relayée par itraconazole) pour 41 patients. Une rupture d’approvisionnement en amphotéricine B a contraint de traiter les 53 autres patients par l’itraconazole seul à la dose de 400 mg/j pendant 12 semaines. Le taux de mortalité était de 17 % et 19 % chez les patients traités respectivement par amphotéricine B puis itraconazole ou par itraconazole seul. Il n’y avait pas de différence de terrain entre les deux groupes, en termes d’âge, d’antécédents, de co-infections ou de profondeur de l’immunodépression (Tableau 3). Au total, 75 des patients (80 %) ont guéri et 17 (18 %) sont décédés, dix de façon précoce dans les premiers jours suivant l’admission et sept plus tardivement, dans les quatre à 12 mois après le diagnostic de pénicilliose (deux patients ont été perdus de vue). Parmi les 17 patients décédés, neuf avaient une coinfection sévère (six infections respiratoires, deux encéphalites et une septicémie à Staphylococcus epidermidis), trois avaient une maladie associée (insuffisance rénale chronique, hémorragie digestive, hépatite toximédicamenteuse). La mort des patients était directement attribuable à la pénicilliose dans deux cas et indirectement dans un cas, le patient étant décédé à la suite d’une réaction de type IRIS (syndrome de restauration immunitaire). Dans les deux cas restants, aucune cause précise de décès n’a été identifiée. Prescrit dans un contexte épidémiologique, clinique et paraclinique comparable, le traitement de référence a montré une meilleure efficacité que la monothérapie par itraconazole en termes de reprise d’activité quotidienne, de disparition de la fièvre, de régression et de guérison des lésions cutanées (Tableau 3). Sur 75 patients qui ont bénéficié d’une prophylaxie secondaire par itraconazole, quatre (5 %) ont eu une rechute et 11 (15 %) ont pu arrêter le traitement prophylactique grâce à une restauration immunitaire après huit à 32 mois de traitement antifongique et antirétroviral, attestée par un taux de lymphocytes CD4 supérieurs à 200/L pendant six mois. 4. Discussion Avec 94 cas de pénicilliose documentés sur une période de trois ans, cette série est numériquement la plus importante rapportée. Elle a permis de confirmer la fréquence de cette mycose systémique, tropicale et quasi exclusivement asiatique qui se place à Haïphong au troisième rang des IO au cours du sida, après la tuberculose et la candidose, mais avant la cryptococcose, à la différence du Cambodge et de la Thaïlande [7]. Elle confirme aussi la survenue tardive de cette IO au cours du sida : 83 % des patients avaient en effet déjà présenté une ou plusieurs IO antérieurement à la pénicilliose et 87 % avaient moins de 50 lymphocytes CD4/mm3 . Ces résultats corroborent ceux d’une étude indienne réalisée en 2002 dans l’état de Manipur où 25,3 % des patients hospitalisés infectés par le VIH étaient atteints de pénicilliose, ainsi que des observations similaires faites dans le Nord-Est de la Thaïlande [7,18]. Notons que, au cours de cette période, aucun cas de pénicilliose n’a été observé à Haïphong chez des patients non infectés par le VIH ni chez des patients infectés par le VIH mais immunocompétents. La recrudescence des cas au cours de la saison des pluies, également constatée en Thaïlande, suggère que l’humidité pourrait être un facteur favorable à la transmission de P. marneffei [20,21]. La plupart des patients vus à Haïphong habitent des arrondissements du centre-ville où n’existent ni bambous, ni rats de bambou. Bien que 45 % d’entre eux aient eu des contacts avec la terre et 21 % avec les rats de bambou, les sources de contamination par P. marneffei et les voies de transmission restent pour une grande part inconnues. Sur le plan clinique, la pénicilliose est en général disséminée (90 % des cas de cette série). Trois éléments sont évocateurs sans être spécifiques : 816 V. Vu Hai et al. / La Revue de médecine interne 31 (2010) 812–818 Tableau 3 Caractéristiques des patients et évolution comparée sous traitement de référence par amphotéricine B (amB) suivie par itraconazole (Itra) et sous monothérapie par itraconazole. Traitement antifongique Sexe Homme Femme Âge moyen (ans) p amB + Itra (n = 39) Itra (n = 53) 33 6 47 6 0,57 33,0 (30,6–35,3) 32,7 (31,3–34,1) 0,82 ATCD-ART Oui Non 11 28 10 43 0,29 AZT/3TC/NVP Oui Non 8 3 3 7 0,05 AZT/3TC/EFV Oui Non 1 10 4 6 0,10 D4T/3TC/NVP Oui Non 1 10 2 8 0,48 D4T/3TC/EFV Oui Non 1 10 1 9 0,94 ATCD-IO Oui Non 34 5 42 11 0,32 ATCD-TB Oui Non 15 19 20 22 0,76 Co-infection à VHB Oui Non 14 25 14 39 0,33 Co-infection à VHC Oui Non 21 18 20 33 0,12 Fièvre Oui Non 39 0 52 1 0,39 Fatigue Oui Non 37 2 53 0 0,10 Amaigrissement Oui Non 34 5 47 6 0,83 Lésions cutanées Oui Non 34 5 45 8 0,76 Anorexie Oui Non 33 6 44 9 0,84 Pâleur Oui Non 28 11 42 11 0,41 Hépatomégalie Oui Non 20 19 37 16 0,07 Splénomégalie Oui Non 7 32 18 35 0,09 Polyadénopathie Oui Non 29 10 33 20 0,22 Diarrhée Oui Non 21 18 21 32 0,18 Douleurs abdominales Oui Non 15 24 28 25 0,17 Toux sèche Oui Non 16 23 18 35 0,49 Ictère Oui Non 10 29 15 38 0,78 Ascite Oui Non 4 35 8 45 0,50 Dyspnée Oui Non 2 37 3 50 0,91 Lésions pulmonaires Oui Non 11 28 15 38 0,99 Échographie abdominale anormalea Oui Non 30 9 47 6 0,13 V. Vu Hai et al. / La Revue de médecine interne 31 (2010) 812–818 817 Tableau 3 (Suite ) Traitement antifongique CD4 moyen/mm3 b CRP moyenne (mg/L)b Hémoglobinémie moyenne (g/dL)b ALAT moyenne (UI/L)b Bilirubinémie moyenne (mol/L)b Protidémie moyenne (g/L)b Créatininémie moyenne (mol/L)b Disparition de la fièvrec Reprise d’activitéc Régression des lésions cutanéesc Guérison des lésions cutanéesc p amB + Itra (n = 39) Itra (n = 53) 32,0 (20,1–43,9) 38,5 (30,6–46,4) 9,2 (8,4–10,0) 66,4 (56,1–76,6) 9,8 (8,4–11,2) 63,4 (60,6–66,2) 94,0 (81,2–106,8) 4,9 (4,4–5,5) 5,1 (4,6–5,7) 7,7 (7,1–8,3) 14,6 (13,6–15,6) 28,5 (22,4–34,6) 33,7 (27,9–39,6) 9,0 (8,3–9,6) 67,7 (54,3–81,0) 9,8 (8,5–11,0) 64,1 (61,5–66,6) 89,4 (80,6–98,2) 8,4 (7,7–9,1) 8,2 (7,2–9,2) 13,9 (12,9–14,9) 25,3 (23,4–27,2) 0,57 0,32 0,67 0,88 0,998 0,72 0,54 < 0,01 < 0,01 < 0,01 < 0,01 Guérison sans rechute Oui Non 34 5 41 12 0,23 Décès Oui Non 5 34 10 43 0,44 ATCD-ART : antécédent du traitement antirétroviral ; AZT : zidovudine ; D4T : stavudine ; 3TC : lamivudine ; NVP : névirapine ; EFV : efavirenz ; ATCD-IO : antécédent d’infection opportuniste ; ATCD-TB : antécédent de tuberculose ; VHB : virus de l’hépatite B ; VHC : virus de l’hépatite C ; CRP : C-réactive protéine ; ALAT : alanine-aminotransférase. a Hépatomégalie et/ou splénomégalie et/ou adénopathie(s) abdominale(s) et/ou ascite. b Valeur moyenne (intervalle de confiance à 95 %). c Durée moyenne (jours) (intervalle de confiance à 95 %). • une fièvre persistante, avec frissons, myalgies et sueurs ; • une éruption de lésions cutanées papulopustuleuses ou « pseudomoluscum contagiosum », prédominant sur le visage, le tronc et les membres ; • une altération franche de l’état général avec amaigrissement. Les diagnostics différentiels à évoquer sont les mycobactérioses (tuberculose en premier lieu et infection à MAC), et les autres mycoses profondes opportunistes, essentiellement la cryptococcose et l’histoplasmose. Très fréquente en Asie, la cryptococcose est activement recherchée devant tout signe évocateur pulmonaire ou méningé, mais elle peut aussi présenter des lésions cutanées semblables à celles de la pénicilliose. En revanche, la pénicilliose ne comporte pas d’atteinte méningée ni d’hypertension intracrânienne. L’histoplasmose, répandue sur le continent américain et dans la région Caraïbe, n’a été qu’exceptionnellement documentée en Asie du Sud-Est [36]. L’anémie au cours des pénicillioses est habituelle et peut nécessiter des transfusions [19] ; elle traduit le tropisme de P. marneffei pour la moelle osseuse dans les formes disséminées. Une atteinte hépatique clinique (hépatomégalie, ictère) et surtout biologique est également fréquente. À souligner l’observation de formes pauci-symptomatiques à ne pas méconnaître [37]. Dans cette série, trois patients avaient un taux de lymphocytes CD4 très bas (14 à 59/mm3 ) et ne présentaient ni lésions cutanées, ni signes généraux, ni fièvre, mais seulement des douleurs abdominales ; le diagnostic a pu être établi sur les hémocultures réalisées systématiquement dans le service chez tous les patients infectés par le VIH, hospitalisés avec une immunodépression profonde. Le recours au laboratoire est indispensable. Le diagnostic est suspecté dès la découverte de levures à l’examen direct d’un frottis de lésion cutanée à l’état frais et après coloration au Giemsa ou au Grocott. Il est généralement confirmé après 48 à 72 heures par l’isolement de P. marneffei à partir de prélèvements cutanés ou d’hémocultures sur milieu de Sabouraud à 24 ◦ C. Le recours aux prélèvements ganglionnaires ou médullaires est rarement nécessaire. Ces examens complémentaires sont simples, non coûteux et faciles à mettre en pratique dans les pays en voie de développement comme le Vietnam. Seulement 44 % des patients ont bénéficié d’un traitement antifongique conforme aux recommandations internationales avec deux semaines d’amphotéricine B suivies de dix semaines d’itraconazole. Les autres patients ont reçu une monothérapie par l’itraconazole pendant 12 semaines. L’amphotéricine B, sous forme originale ou générique, est inconstamment disponible au Vietnam, à la différence de l’itraconazole. La régression des symptômes a été plus rapide dans le groupe des patients sous traitement de référence, comparativement au groupe sous itraconazole seul, mais les taux de guérison et de mortalité n’étaient pas significativement différents. Le fait que la monothérapie par l’itraconazole, de maniement plus simple et d’accès plus facile, ne soit pas associée à une surmortalité doit être confirmé par des études comparatives randomisées. En attendant, le traitement initial de référence reste l’amphotéricine B malgré les difficultés d’approvisionnement et la fréquence des réactions d’intolérance [31]. Parmi les 31 patients ayant bénéficié d’un traitement antirétroviral par stavudine + lamivudine + éfavirenz, 16 ont reçu un traitement d’attaque par l’itraconazole seul. Des interférences médicamenteuses sont possibles, l’éfavirenz risquant d’augmenter le métabolisme et de diminuer la concentration plasmatique de l’itraconazole [38]. Aussi est-il nécessaire de doser l’itraconazole au cours du traitement pour bien contrôler et adapter la dose prescrite. Alors que la pénicilliose non traitée est presque constamment mortelle, l’instauration d’un traitement efficace permet d’obtenir un taux de survie allant de 59 à 97 % selon les études [4,7,8,31]. Bien que le taux de létalité de 18 % observé à Haïphong soit compatible avec les données publiées, on pourrait probablement le réduire avec un diagnostic et un traitement plus précoces ainsi qu’une excellente observance thérapeutique. En effet, comme cela a déjà été rapporté [19], la majorité des cas fatals de cette série ont été pris en charge très tardivement, le décès survenant avant mise en route ou dans les premiers jours du traitement. Un tiers des patients (22 sur 68) ont développé leur pénicilliose après l’instauration du traitement ARV. Ce constat soulève l’hypothèse d’une réactivation clinique sous traitement ARV, correspondant au syndrome de restauration immunitaire, évoquée deux fois dans la littérature [39,40]. 5. Conclusion Cette première étude systématique de la pénicilliose au Vietnam révèle les difficultés de prise en charge de cette mycose opportuniste systémique, liées à la fréquence des co-infections et à la disponibilité inconstante des médicaments. Le diagnostic de pénicilliose devrait être évoqué chez tout patient immunodéprimé 818 V. Vu Hai et al. / La Revue de médecine interne 31 (2010) 812–818 ayant moins de 100 lymphocytes CD4/mm3 , ayant séjourné en Asie du Sud-Est, même dans un passé lointain, présentant une fièvre persistante et une altération de l’état général, en particulier s’il existe des lésions cutanées à centre ombiliqué, traité ou non par les anti-rétroviraux. Il doit être confirmé au laboratoire par la culture et l’identification de P. marneffei. Il ne faut pas hésiter à faire des hémocultures en cas de suspicion, surtout lorsque l’immunodépression est profonde. Le traitement curatif doit suivre le schéma de référence utilisant d’abord l’amphotéricine B puis l’itraconazole. Dans les situations particulières où l’amphotéricine B n’est pas disponible ou contre-indiquée, notamment en cas d’insuffisance rénale, ou devant une forme localisée de la maladie, la monothérapie par l’itraconazole représente une alternative acceptable. Conflit d’intérêt Aucun auteur n’a de conflit d’intérêt avec ce travail. Remerciements Cette étude a été réalisée grâce au support de l’Institut de la francophonie pour la médecine tropicale et de l’Agence universitaire de la francophonie (IFMT/AUF), RDP Laos, du programme Esther à Haïphong (coopération interhospitalière franco-vietnamienne entre l’hôpital Purpan, Toulouse et l’hôpital Viet Tiep, Haïphong), de la Direction de l’hôpital Viet Tiep et de l’Association Asie Horizon 2020/AVEC, Marseille. Références [1] Segrétain G. Penicillium marneffei n. sp., agent of a mycosis of the reticuloendothelial system. Mycopathologia 1959;11:327–53. [2] DiSalvo AF, Fickling AM, Ajello L. 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