FAIRE CORPS ET NE PLUS FAIRE QU'UN AVEC LE MONDE, EN TOUTE SÉCURITÉ - MARIA COFFEY

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FAIRE CORPS ET NE PLUS FAIRE QU’UN
AVEC LE MONDE, EN TOUTE SÉCURITÉ
MARIA COFFEY
(Extraits de Explorers of the innite)
Maria Coey est une auteure née en 1952 à
Wolverhampton, en Angleterre. Elle a
étudié la géographie à l'université de
Liverpool, suivie d'un diplôme de troisième
cycle en éducation. Après avoir enseigné
en Angleterre et au Pérou, elle s'est
installée en Colombie-Britannique, en
1985. Dans les années 1979 et 1982, elle a
vécu une expérience marquante en lien
avec le grimpeur britannique, Joe Tasker,
dont elle était amoureuse, et disparu sur
l'Everest. Pour surmonter son deuil, elle a
retracé son parcours en montagne. Cette
expérience inspirera son livre Fragile Edge,
qui sera récompensé dans plusieurs pays
et par plusieurs prix littéraires.
Maria Coey possède trois nationalités :
anglaise, irlandaise et canadienne. Avec
son mari, Dag Goering, ils ont vécu sur l'île
Protection et voyagé dans beaucoup de
pays. Elle a aussi travaillé comme guide de
kayak en mer et guide de trekking. Parmi
ses autres livres de choix gure Where the Mountain Casts Its Shadow, qui explore
l'impact émotionnel de l'alpinisme sur les familles, un livre également primé. Maria écrit
aussi pour des journaux et pour des magazines internationaux et elle a publié des livres
pour enfants.
Elle se partage actuellement entre la Colombie-Britannique et l'Espagne, où elle
continue d'écrire sur ses voyages et ses expériences de vie.
***
Dans le corps du monde, il y a une âme, dit-on. Et cest ce que vous êtes.
- Djalāl ad-Dīn Rumi
Il était six heures du matin. Ils montèrent la tente sur un espace recouvert de toues
d’herbe et ils sallongèrent à l’intérieur, complètement habillés. Tout autour, à perte de
vue, sétendaient les vastes étendues sauvages du nord de l’Alaska. Ils avaient
progressé durant la longue et claire nuit arctique, en traversant la toundra avec des sacs
à dos de près de 30 kg sur le dos. Ils programmèrent de se réveiller deux heures plus
tard, ne pouvant se permettre de dormir plus longtemps, de peur de perdre toute trace
de la harde.
Pendant trois mois et sur plus d’un millier de kilomètres, Karsten Heuer et Leanne
Allison avaient suivi la harde de caribous de la rivière Porcupine au cours de sa
migration printanière annuelle. A partir d’Old Crow, dans le Yukon, ils avaient pisté les
animaux à travers des rivières glacées, dans des tempêtes de neige, endurant des
conditions climatiques extrêmes. Ils avaient vécu avec des peurs primaires constantes –
peur d’être attaqués par des ours, de tomber malades ou de se blesser dans des lieux
aussi inhospitaliers – mais à présent, avec l’arrivée de l’été, ce qui les enquiquinait le
plus, cétait des nuées de mouches implacables. Les mouches asticotaient aussi les
caribous qui accélérèrent l’allure, impatients de quitter la plaine côtière infestée
d’insectes et d'atteindre des régions plus élevées et venteuses.
Depuis qu’elle avait quitté ses quartiers d’hiver, la harde constituée de 123 000 unités se
déplaçait par groupes : les femelles pleines en tête, les mâles et les juvéniles à l’arrière.
, avec la naissance des petits et le bourdonnement des mouches, tous les groupes
devaient se rassembler pour le déferlement vers les hauteurs d’une marée d'animaux, le
regroupement suivant la mise bas. Pour rester au contact et ne pas être largués, Heuer,
un biologiste spécialisé dans la faune sauvage et Allison, une cinéaste, faisaient des
petits sommes entre des marches de neuf heures, en se ravitaillant avec des snacks pris
sur le pouce. Après avoir voyagé pratiquement sans interruption de jour comme de nuit,
ils atteignirent leurs limites en matière de privation de sommeil et d’épuisement
physique avant de les dépasser.
Leur intention était d’attirer l’attention sur la menace que représentait l’exploitation
pétrolière et gazière pour les aires de mise bas du caribou de la rivière Porcupine
vénérés par les populations indigènes des Gwich’in comme la terre sacrée où la vie
commença. Leur projet visait à documenter les contraintes et les diicultés rencontrées
par les animaux tout au long de leur longue migration annuelle et d’indiquer comment
les forages proposés ajouteraient encore à leurs diicultés et mettraient en danger la vie
de la harde elle-même. Ils avaient l’intention de revenir avec des anecdotes sur un
périple physique et des épreuves physiques. Cependant, au fur et à mesure que le
périple avançait, ils passèrent du statut d'observateurs à celui de participants. Des
choses étranges commencèrent à se produire, des choses qui allaient à l’encontre de la
formation scientique d’Heuer et de son bagage rationnel et analytique. Comme ces
rêves qui commencèrent, quelques jours après le début de la période de mise bas, alors
que le couple se déplaçait quasiment jour et nuit.
« Nous navions encore vu aucun mâle sur le parcours », se souvient Heuer. « Nous
avons fait une petite sieste et après mêtre réveillé, je me suis tourné vers Leanne et je
lui ai dit : « Je crois que nous allons voir notre premier mâle aujourd’hui ! » Je lui décrivis
ce que j’avais vu dans mon rêve : un mâle à la grande ramure veloutée, avec en arrière-
plan une crête avec une pente verdoyante et en avant-plan des rochers. Nous devions
continuer et Leanne sortit de la tente et commença à remballer les aaires. Quelques
minutes plus tard, elle rentra dans la tente, le visage marqué par la surprise. Elle
indiquait quelque chose derrière elle : là se trouvait le premier mâle, tel que je l’avais
décrit, la scène exacte. Une colline rocailleuse à l’avant-plan, une pente verdoyante à
l’arrière et un mâle à la ramure veloutée qui s’avançait entre les deux en suivant une
crète parsemée de rochers. »
Deux jours plus tard, c’était Allison qui rêvait du futur. Ils marchaient depuis une dizaine
de minutes après un petit somme, quand le plus grand groupe de caribous qu’ils avaient
vu jusque-là se pointa derrière eux.
« Au loin, on aurait dit des vagues de chaleur. La lumière était surréaliste, le vent faisait
tourbillonner le sable et les gravillons du lit de la rivière en contrebas, en les dispersant
sur tout le anc de la montagne. Leanne s’est tournée vers moi, toute excitée : « C’est
exactement ce dont j’étais en train de rêver pendant que nous piquions un petit
roupillon ! »
Si cela sétait produit au commencement de leur périple, Heuer aurait été sceptique,
mais à présent, il nen n’était plus question.
« Cela sest mis à se produire de plus en plus fréquemment. Nous nous réveillions à la
suite de ces rêves nets et précis, nous nous les décrivions et ensuite, ils se
produisaient ! »
Heuer et Allison pensent que ce sont les rigueurs du périple qui conduisirent à leurs
rêves et aux autres épisodes inexplicables qui commencèrent à survenir. L’isolement, le
danger provenant des ours, l’exposition aux éléments, le pénible et incessant labeur du
portage de sacs lourds sur des terrains diiciles, l’espace et le silence.
« Dans le monde moderne, on a besoin de distractions, de niveaux de protection et de
moyens de se couper du monde pour pouvoir survivre », dit Heuer. « Mais dans notre
périple, c’était l’inverse. Ce ne fut pas avant que ces niveaux, blocages et ltres aient
disparu que ces choses se sont mises à se produire. »
Comme la vibration. Heuer est sûr et certain qu’elle avait toujours été là, mais qu’ils
l’avaient ignorée, en l’escamotant, comme ce léger bourdonnement du frigo dans votre
cuisine. Ce fut pendant une autre période de repos qu’Heuer nit par la reconnaître.
Plus une vibration qu’un son, elle se propageait à travers le sol en parcourant tout leur
corps. Une étrange mélodie qui provenait de partout et qui variait en intensité — et qui
nétait pas produite par des sabots — cétait un son qu’ils connaissaient bien. C’était
plus profond, une résonance infrasonore, oscillant à la limite inférieure de l’audition
humaine. Allison la captait, elle aussi. Elle la situa d’abord de chaque côté d’un groupe
de caribous qui avançaient dans leur direction. Instantanément, la vibration disparut,
remplacée par « une cacophonie de grognements, d’halètements et de tendons qui
claquent, alors que les animaux les plus proches se rapprochaient. »
Ils se mirent à l’écoute de la vibration en se concentrant profondément.
« Le genre de concentration intense que l'on éprouve dans les doigts, quand on est
cramponné à un rocher à mi-chemin d'une ascension très diicile », dit Heuer. « Avec
cette intensité, nous pouvions nous connecter. Nos oreilles prenaient la forme
d'énormes cornets de gramophone. Après avoir écouté un certain temps, nous pouvions
lui trouver une orientation approximative.
Ils se mirent à utiliser la vibration plutôt que les traces sur le sol pour les guider vers la
harde.
« C’est une chose d’entendre la vibration », savisa Heuer. « C’en est une autre de
l’accepter, et c’est encore autre chose d’y croire, dans la mesure où vous allez
consacrer cette énergie et cet eort à suivre une chose dont vous ne pourriez pas
garantir qu’elle existe. Pour être guidé par ce genre de chose et être récompensé pour
votre foi, vous vous mettez à voir le monde comme un endroit incroyablement
compatissant. A la place d’être toujours craintif et en manque d’assurance, si vous
laissez tomber tous vos blocages, vos ltres et vos murs protecteurs pour vous ouvrir
réellement, le monde prendra soin de vous. »
Heuer décrit la conscience sensitive à laquelle ils purent accéder dans l’Arctique
comme « un souvenir vague d’appartenance ». C’est le souvenir d’une époque avant
d’avoir appris à séparer le possible de l’impossible, croit-il. Létat d’être un avec le
monde et en sécurité en son sein.
1
A l’image de son ls, Zev, qui à l’âge de dix-huit mois
embrassait des bâtons, parlait aux rochers et qui à l’âge de trois ans dit bonjour et au
revoir aux rivières. C’est un état, soutient Heuer, que l’on a tous goûté une fois
2
, et dont
1
Si ce thème vous intéresse, vous pouvez consulter cet article qui l’analyse et qui le développe beaucoup
plus en profondeur :
Nature, évolution à l’unisson et télépathie – Dr Larry Dossey
https://studylibfr.com/doc/10179117
Ou encore cet extrait :
Aperçu de la connaissance à distance dans les cultures prémodernes – Dr Larry Dossey
https://studylibfr.com/doc/10179255
Il s’agit d’extraits qui ont précédé la traduction de ce livre qui élargit la thématique de lunité à tous ses
aspects :
L’Esprit universel : comment l’esprit individuel fait partie d’une Conscience plus vaste et
l’importance que cela revêt – Dr Larry Dossey
https://studylibfr.com/doc/10172078 , NDT
2
Vous pouvez découvrir des tas d’exemples dans le livre du Dr Larry Dossey, si cela vous intéresse. En ce
qui me concerne, dans le cadre de circonstances extrêmes, je me souviens m’être ensablé à plusieurs
reprises avec une petite berline dans des pistes du désert du sud de la Californie (Anza-Borrego Desert
State Park et Joshua Tree National Park) à une époque où il n’y avait pas encore de portables ni de GPS, et
personne ne savait où je me trouvais et je n’avais qu’un peu d’eau dans la voiture. A chaque fois, sans
aucun matériel et après avoir essayé toutes les manœuvres possibles, ce nest qu’après avoir totalement
lâché prise, que la voiture sest ‘’miraculeusement’’ désensablée, presque de son propre chef. Imaginez
par exemple une cuvette avec une piste sablonneuse très étroite ne laissant le passage que pour un seul
véhicule et bordée d’épineux de chaque côté. Plus moyen de sortir de cette profonde cuvette en marche
avant, ni en marche arrière, tellement les roues patinaient. Ma délicieuse immersion dans le désert aurait
très bien pu sarrêter là, brusquement et dénitivement, mais le destin qui avait d’autres plans pour moi
en décida autrement…,NDT.
la perte nous laisse « aspirant à cet état d’appartenance et à le rechercher de diérentes
manières ».
3
Avant leur départ pour ce long périple, Heuer et Allison passèrent un peu de temps dans
le hameau des Gwich’in à Old Crow. -bas, les gens leur dirent de faire très attention à
leurs rêves, et ils leur racontèrent des histoires des générations passées. Comment il y
eut un temps où les gens parlaient aux caribous, et les caribous leur répondaient.
« Ainsi donc, toutes ces possibilités mythiques nous ont été expliquées avant notre
départ », dit Heuer, « mais formulées sous forme de légendes et de mythes et à l’époque,
ma réponse était : C'est ton truc d'autochtone à toi ; j'ai les miens, et ils ne
correspondent pas nécessairement, mais je respecte ça. Et cinq mois après notre
départ, nous étions là, deux blancs ayant grandi à Calgary, en train de communiquer
avec les caribous. »
Au terme de son périple, le couple repassa une semaine à Old Crow et en diverses
occasions, tout le monde se retrouva dans la salle communautaire pour partager des
histoires.
« Il y a eu un sentiment de soulagement chez beaucoup de gens. Ils ont dit que nos
histoires ressemblaient énormément aux histoires qu’ils avaient entendues de leurs
aînés. La cadence et le rythme de notre causerie ressemblaient même à ceux de leurs
parents et de leurs ancêtres. Cela nous a montré que la sagesse qu’ils pensaient perdue
avec la disparition des anciens était toujours accessible. Elle est dans le pays. Elle est
avec les caribous. »
Au cours de leur périple, la vision du monde d’Heuer et d’Allison changea. Ils réalisèrent
qu’il y a des choses que la science ne peut pas expliquer. Ils commencèrent à voir la
magie de la nature. Ils apprirent à observer la terre à la recherche de signes, à écouter
avec tout leur corps et toute leur âme, et à se laisser guider par ce qu'ils pouvaient
ressentir plutôt que par ce qu'ils voyaient ou entendaient.
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Ce changement de
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Quel bonheur par la suite de pouvoir nager dans le Lac Apache, en bordure de la piste du même nom
dans un magnique écrin de nature au milieu de l’Arizona ! Je me souviens par ailleurs qu’il me fut
également possible d’approcher une biche — au point où j’aurais pu la toucher, aux alentours du Parc
National de Mesa Verde (Colorado), qui contient des vestiges impressionnants d’anciennes civilisations
indiennes remarquables. Un des clous de mes voyages dans la région fut certainement de pouvoir monter
à cheval avec un guide navajo au sein du merveilleux site de Monument Valley entre l’Arizona et l’Utah,
dans un décor qui m’avait fait rêver pendant mon enfance, en regardant des westerns à la télévision et le
dessin animé Bip Bip et Coyote. Comme ce n’était jamais que la deuxième fois où je montais à cheval —
la première fois étant survenue dans le Parc National du Grand Teton, dans le Wyoming, quelque jours
auparavant — je n’étais pas forcément à l’aise, alors que le cheval hésitait entre le pas, le trot et le grand
galop, mais cela restera naturellement un souvenir inoubliable. (Et dans ce cas précis, malgré tous ces
ballottements et autres tangages sur un cheval non sellé, il ne fallait précisément pas lâcher prise, sous
peine de conséquences fâcheuses !), NDT.
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C’est quelque chose de capital et d’essentiel que l’on peut apprendre en prise directe avec la nature,
mais aussi par la méditation ou la pleine conscience. Si vous voulez approfondir – au moins
intellectuellement dans un premier temps, en plus des extraits déjà proposés :
Marcher en pleine conscience me rappelle que je suis connectée à la Source – Alex Marcoux
https://studylibfr.com/doc/10066490
La sainte rando : la randonnée en milieu sauvage comme pratique spirituelle – Belden C. Lane
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