La Lîla : Le Grand Jeu Cosmique de la Vie par Ken Wilber

Telechargé par pierrealberthayen
LA LÎLA OU LE GRAND JEU
COSMIQUE DE LA VIE
KEN WILBER
Dialogue extrait de ‘’One taste, daily reflections on integral spirituality’’
Pathways : Pourquoi l'Esprit prend-il la peine de se manifester, surtout si
cette manifestation est nécessairement douloureuse et si elle exige qu'Il
devienne amnésique à sa véritable identité ? Pourquoi Dieu s'incarne-t-il ?
Ken Wilber : Oh, je vois que vous commencez par les questions faciles ! Je
vais vous donner quelques réponses théoriques que l’on a proposées au fil du
temps, et puis je vous ferai part de mon expérience personnelle, telle qu'elle
est.
J'ai en fait posé cette même question à plusieurs maîtres spirituels, et l'un
d'entre eux a donné une réponse rapide et classique : "Ce n'est pas amusant
de dîner seul."
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Je suppose qu'il s'agit là d'une réponse un peu simpliste ou désinvolte, mais
plus on y réfléchit, plus cela commence à avoir du sens. Et si, juste pour le
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Je ne voudrais pas me faire l’avocat du diable, mais beaucoup de traditions et de maîtres spirituels
demandent le silence pendant les repas pris en commun. (Personnellement, j’ai toujours préféré dîner seul
plutôt qu’en compagnie de gens qui n’arrêtent pas de caqueter à propos de tout et de n’importe quoi !), NDT.
C’est un sujet par rapport auquel l’unanimité est rarement de mise. Sur ce thème, voir par exemple dans la
section livres :
La nourriture est Dieu Prem Luthra
plaisir, nous prétendions - vous et moi, de manière blasphématoire, juste pour
un moment - que nous sommes l'Esprit, que
Tat Tvam Asi
?
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Pourquoi, si vous
étiez Dieu tout-puissant, pourquoi manifesteriez-vous un monde ? Un monde
qui, comme vous le dites, est nécessairement un monde de séparation, de
troubles et de douleur ? Pourquoi, en tant qu'Unique, donneriez-vous
naissance à la multitude ?
P : Parce que ce n’est pas amusant de dîner seul ?
KW : Cela ne commence-t-il pas à avoir un sens ? Vous voilà, l'Unique, le Seul
et l'Infini. Qu'allez-vous faire ensuite ? Vous baignez dans votre propre gloire
pour l'éternité, vous vous prélassez dans vos propres délices pour les siècles
des siècles, et puis quoi ? Tôt ou tard, vous pourriez décider qu'il serait
amusant - juste amusant - de vous faire passer pour quelqu'un d'autre. Je
veux dire, que feriez-vous d'autre ? Que pouvez-vous faire d'autre ?
P : Manifester un monde.
KW : N’est-ce pas ? Mais c'est ici que les choses deviennent intéressantes.
Lorsque j'étais enfant, j'essayais de jouer aux dames avec moi-même. Avez-
vous déjà essayé ?
P : Oui, je me souviens avoir fait un truc dans le genre.
KW : Et cela marche ?
P : Pas vraiment, car je savais toujours quel serait le prochain coup de mon
"adversaire". Je jouais des deux côtés et je ne pouvais donc pas me
"surprendre". Je savais toujours ce que j'allais faire des deux côtés, donc ce
n'était pas vraiment un jeu. Il faut quelqu'un d'autre pour jouer.
KW : Oui, précisément, c'est le problème. Vous avez besoin d'un "autre".
Ainsi, si vous êtes l'Être unique dans toute l'existence, et si vous voulez jouer -
si vous voulez jouer à n'importe quel jeu - vous devez assumer le rôle de
l'autre, et puis oublier que vous jouez les deux côtés. Autrement, le jeu n'est
pas amusant, comme vous le dites. Vous devez vous faire passer pour l'autre
joueur avec une telle conviction que vous oubliez que vous jouez tous les
rôles. Si vous n'oubliez pas, vous n'avez pas de jeu, et ce n'est tout
simplement pas amusant.
P : Donc, si vous voulez jouer - je crois que le terme oriental, c'est la Lîla -
alors vous devez oublier qui vous êtes. Une amnésie.
KW : Oui, je pense. Et c'est exactement l'essentiel de la réponse donnée par
les mystiques du monde entier. Si vous êtes l'Unique et que, par pure
exubérance, plénitude, surabondance, vous voulez jouer, vous réjouir, vous
amuser, vous devez d'abord manifester la multitude, puis oublier que c'est
vous qui êtes la multitude. Sinon, pas de jeu. La manifestation, l'incarnation,
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Tu es Cela ou Dieu, NDT.
c’est le grand jeu de l'Un qui s'amuse à être la multitude, par pur plaisir et
divertissement.
P : Mais ce n’est pas toujours amusant !
KW : Oui et non. Le monde manifesté est un monde d'oppositions - le plaisir et
la douleur, le haut et le bas, le bien et le mal, le sujet et l'objet, la lumière et
l'ombre... Mais si vous voulez jouer au grand Jeu cosmique, c'est ce que vous
avez vous-même mis en mouvement. Comment pourriez-vous faire, sinon ? S'il
n'y a pas de parties et pas de joueurs et pas de souffrance et pas de
multiplicité, alors vous restez simplement le Seul et Unique, solitaire et
détaché. Mais ce n'est pas gai de dîner seul.
P : Dès lors, commencer le jeu de la manifestation, c'est commencer le monde
de la souffrance.
KW : Cela commence à ressembler à cela, n'est-ce pas ? Et les mystiques
semblent être d'accord. Mais il y a un moyen de sortir de cette souffrance, un
moyen de se libérer des oppositions, et cela implique la réalisation invincible
et directe que l'Esprit n'est pas le bien contre le mal, ou le plaisir contre la
douleur, ou la lumière contre l'obscurité, ou la vie contre la mort, ou la totalité
contre la partie, ou l'holistique contre l'analytique. L'Esprit, c’est le grand
Joueur qui donne naissance sur le même plan à tous ces opposés - "Moi, le
Seigneur, Je répands la Lumière sur les bons comme sur les mauvais ; Moi, le
Seigneur, je fais tout cela" - et les mystiques du monde entier sont bien
d'accord là-dessus. L'Esprit n'est pas la bonne moitié des opposés, mais le
Substrat de tous les opposés, et notre "salut", pour ainsi dire, ne consiste pas
à rechercher la bonne moitié de la dualité, mais à trouver la Source des deux
moitiés de la dualité, dans la mesure où c'est ce que nous sommes, en vérité.
Nous sommes les deux côtés du grand Jeu de la vie, parce que nous, vous et
moi, à partir des tréfonds de notre Soi, nous avons créé ces opposés pour
jouer un grand Jeu de dames cosmique.
Voilà en tout cas la réponse "théorique" que les mystiques donnent presque
toujours. Comme le disent les Upanishads, la "non-dualité" signifie "être
libéré des dualités". En d'autres termes, la grande Libération consiste à se
libérer des couples d'opposés, à se libérer de la dualité et à trouver à la place
la Saveur unique non duelle, à l'origine de l'un et l'autre. Il s'agit d'une
Libération, puisque nous renonçons au rêve impossible et douloureux de
passer toute notre vie à essayer d'atteindre des sommets sans aucun creux,
un dedans sans un dehors, ou de trouver un bien sans un mal, et un plaisir
sans une peine inévitable.
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P : Vous avez dit que vous aviez aussi une réponse plus personnelle.
KW : Oui, en effet. Lorsque j'ai expérimenté pour la première fois, même de
façon intermittente, le
nirvikalpa samadhi
- qui signifie l'absorption méditative
dans l'Un sans forme - je me souviens avoir eu le sentiment vague - très subtil
et très ténu - que je ne voulais pas être seul dans cette merveilleuse
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Par rapport à cette thématique très complexe et très vaste, on pourra trouver sur Partage-pdf.webnode.fr :
A la recherche du sens de la vie Birgitte & Stig Meincke
La vie est-elle une fiction ou un drame cosmique, un divertissement ou un jeu divin ? Prof. G.
Ventaktaraman
Le Jeu co(s)mique Chuck Hillig
Profiter au mieux de la vie Gina Lake (dans ‘’Embrasser l’instant présent’’, section livres)
Planifier son prochain coup sur l’échiquier de la vie ? Gautam Sachdeva
La brève histoire de votre vie Eckhart Tolle
Le don suprême de la vie rendu par Sri Sathya Sai à la mère d’un étudiant Aravind Balasubramanya
Le don de la vie Radio Sai Global Harmony
La Libération et le don de l’incarnation Bonnie L. Greenwell
Sai Baba me fait vivre la vie d’un prêtre, en pleine conscience Père Charles Ogada
Non-dualisme et christianisme Swami Abhayananda
L’Astavakra Gita ou la connaissance de l’absolu Al Drucker (section livres)
L’Être est…et la vie continue – John Wheeler (dans ‘’Morceaux choisis’’)
immensité. Je me souviens avoir ressenti, de façon très diffuse mais très
insistante, que je voulais partager cela avec quelqu'un. Que fait-on alors dans
cet état de solitude ?
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P : On manifeste le monde.
KW : C'est ce qu'il me semble. Et je savais, en dépit de mon amateurisme, que
si je sortais de cette Unité sans forme pour reconnaître le monde de la
multitude, je souffrirais, parce que la multitude se heurte toujours, tout en
s'aidant aussi. Et vous savez quoi ? J'étais content d'abandonner la paix de
l'Un, même si cela impliquait la douleur de la multitude. Ce n'est là qu'un petit
avant-goût de ce que les grands mystiques ont vu, mais mon expérience
limitée semble se conformer à leur grande déclaration : Vous êtes l'Un qui
engendre librement la multitude, la douleur, le plaisir et tous les opposés,
parce que vous choisissez de ne pas demeurer dans la solitude exquise de
l'Infini. Et parce que vous ne voulez pas dîner seul !
P : Et la peine que cela implique ?
KW : Celle-ci est choisie librement comme faisant partie du jeu nécessaire de
la vie. Il ne peut y avoir de monde manifeste sans les opposés que sont le
plaisir et la peine. Et pour se débarrasser de la douleur - du péché, de la
souffrance, de
duhkha
il faut vous rappeler qui et ce que vous êtes
réellement. Ce rappel, cette remémoration, cette anamnèse - "Faites ceci en
mémoire de Moi" - signifie "Faites ceci en mémoire du Soi que vous êtes" -
Tat
Tvam Asi
. Les grandes religions mystiques du monde entier comportent une
série de pratiques profondes qui sont conçues pour faire taire le petit moi que
nous prétendons être - à l'origine de la douleur et de la souffrance que vous
ressentez - et pour nous réveiller dans la position du grand Soi, qui est notre
véritable source, notre but et notre destin. Permettez à la Conscience
d’exister en vous, comme dans Jésus-Christ.
P : Cette réalisation, est-ce que c’est tout ou rien ?
KW : Rarement. Il s'agit souvent d'une série d'aperçus de la saveur de l'Un -
des aperçus du fait que vous ne faites qu'un avec la totalité de la
manifestation, dans ses bons et dans ses mauvais aspects, dans toute sa
glace et dans toute sa fièvre, son émerveillement, sa peine. Vous êtes le
cosmos, littéralement. Mais nous tendons à comprendre ce fait ultime par des
aperçus progressifs de l'infinitude que nous sommes, et nous réalisons
parfaitement pourquoi nous avons commencé ce merveilleux et terrible jeu
qu'est la vie. Mais il ne s’agit absolument pas d’un jeu cruel, pas dans l'absolu,
parce que c'est vous, et vous seul, qui êtes à l'origine de ce drame, de cette
lîla
, de cette kénose.
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Je vais encore me faire l’avocat du diable, mais je ne suis pas persuadé que c’est l’expérience de tous les
mystiques ! Selon moi, il est également possible qu’il restait certaines vasanas enfouies qui n’attendent que le
moment propice pour germer, d’où le caractère encore intermittent du samadhi et un tel désir, NDT.
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