de la main ouvrière » :
« Tous les événements, tous les thèmes locaux ont pris direction, rapport, équilibre,
tous les dessous s'éveillent et se justifient, tout se met à chanter à la fois, tout le
champ poétique à la fois jusqu'à ses suprêmes limites subit l'enchantement de cette
voix nue, dans la concaténation des syllabes accélérées, qui le soutire vers le
dénouement42. »
Aujourd'hui, la plupart des critiques pensent que les poèmes homériques ont été
composés en réutilisant des éléments antérieurs, lors d'une période de transition. Ce
serait au moment du passage d'une culture orale, qui caractérise les « siècles
obscurs », à la nouvelle culture grecque de l'écrit. L'intervention d'un auteur (ou de
deux) ne fait guère de doute, mais il n'est pas douteux non plus que des poèmes
antérieurs existaient et que certains ont été inclus dans l'œuvre homérique. D'autres
ne l'ont pas été, comme ceux qui racontent en détail l'épisode du cheval de Troie43,
qui n'est que brièvement évoqué dans l’Odyssée44. LIliade aurait été composée en
premier, vers la première moitié du VIIIe siècle av. J.-C., et lOdyssée lui serait
postérieure, datant de la fin du VIIe siècle av. J.-C.
Des méthodes contemporaines tentent également d'élucider la question. Alliant
l'informatique et les statistiques, la stylométrie permet de scruter diverses unités
linguistiques : mots, catégories grammaticales, phonèmesFondée sur les
fréquences des lettres grecques, une première étude de Dietmar Najock45 constate
surtout les cohésions internes de l'Iliade et de l'Odyssée.
Transmission des textes homériques
Transmission orale
Articles détaillés : Théorie de l'oralité et Épithète homérique.
Les textes homériques se sont longtemps transmis par voie orale. Dans sa célèbre
thèse L'épithète traditionnelle chez Homère, Milman Parry montre que les
nombreuses formules « nom propre + épithète », telles que « Achille aux pieds
légers » ou « Héra, la déesse aux bras blancs », obéissent à des schémas
rythmiques précis qui facilitent le travail de l'auteur : un hémistiche peut être
aisément complété par un hémistiche tout fait. Ce système, que l'on ne trouve que
dans la poésie homérique, est caractéristique de la poésie orale.
Parry et son disciple Albert Lord donnent ainsi l'exemple de bardes serbes de la
région de Novi Pazar. Analphabètes mais capables de réciter de longs poèmes
parfaitement versifiés, ils utilisent ce type de formules rythmiques. Après avoir
enregistré plusieurs de ces épopées, Lord s'aperçoit en revenant quelques années
plus tard que les modifications apportées par ces bardes sont minimes. La
versification est bien un moyen d'assurer une meilleure transmission des textes dans
une culture orale.
De Pisistrate aux Alexandrins
Aristote devant le buste d'Homère,
par Rembrandt (1653), Metropolitan Museum of Art
Au VIe siècle av. J.-C., le tyran athénien Pisistrate fonde la première bibliothèque
publique. Cicéron rapporte que les deux récits épiques sont alors pour la première
fois retranscrits, sur l'ordre du tyran46. Il promulgue une loi enjoignant à tout chanteur
ou barde passant par Athènes de réciter tout ce qu'il connaît d'Homère pour les
scribes athéniens, qui enregistrent chaque version et les réunissent en ce qui est
désormais appelé l'Iliade et l'Odyssée. Des savants tels que Solon (qui s'était
pourtant opposé à Pisistrate pendant sa campagne électorale) participent à ce
travail. Le fils du tyran, Hipparque, ordonne que le manuscrit soit récité tous les ans à
l'occasion de la fête des Panathénées, selon le dialogue Hipparque attribué à Platon.
Les textes homériques sont alors écrits et lus sur des rouleaux de parchemin ou
de papyrus, les volumina (d'où vient le français « volume »). Aucun rouleau n'a été
sauvegardé intégralement. Seuls subsistent des fragments, retrouvés en Égypte et
dont certains remontent au IIIe siècle av. J.-C. L'un d'entre eux, Sorbonne inv. 255,
contenant les chants IX et X, montre que, contrairement à ce que l'on pensait
jusqu'alors :
le découpage des œuvres en 24 chants chacun, numérotés par les 24 lettres
de l'alphabet ionien, est antérieur à l'œuvre des grammairiens alexandrins de
l'époque hellénistique ;
le découpage en chants ne correspond pas à une nécessité pratique (un
chant par rouleau).
Ensuite, les premiers à travailler à une édition critique des textes homériques sont les
grammairiens alexandrins. Zénodote, le premier bibliothécaire de la Bibliothèque
d'Alexandrie, commence le travail de défrichage, tandis que son
successeur Aristophane de Byzance établit la ponctuation du texte. Aristarque de
Samothrace, successeur d'Aristophane, écrit des commentaires de l'Iliade et
de l'Odyssée, et tente de difrencier le texte attique établi sous Pisistrate, des
additions hellénistiques.
Des Byzantins à l'imprimerie
Au IIIe siècle, les Romains répandent dans le bassin méditerranéen l'usage
du codex, c'est-à-dire du livre broché couramment utilisé aujourd'hui. Les plus
anciens manuscrits homériques connus sous cette forme remontent au Xe siècle et
sont l'œuvre d'ateliers byzantins. C'est le cas du Venetus 454A, l'un des meilleurs
manuscrits existants, qui permit en 1788 au Français Jean-Baptiste-Gaspard d'Ansse
de Villoison d'établir l'une des meilleures éditions de l'Iliade47. Au XIIe siècle,
l'érudit Eustathe de Thessalonique compile les commentaires alexandrins48. Il ne
retient que 80 corrections sur les 874 établies par Aristarque de Samothrace.
En 1488, la version princeps des œuvres est imprimée à Florence.
La langue homérique
Article détaillé : Langue homérique.
Homère (1812), par Philippe-Laurent Roland, musée
du Louvre
La langue d'Homère est un langage épique, déjà archaïque au VIIIe siècle av. J.-C.,
et davantage encore au moment de la fixation du texte, au VIe siècle av. J.-
C. D'ailleurs, avant ce moment, certains archaïsmes furent remplacés, introduisant
dans le texte des atticismes.
La métrique de l'hexamètre dactylique permet parfois de retrouver les formes initiales
et d'expliquer certaines tournures. C'est le cas avec le digamma (Ϝ /w/),
un phonème disparu au Ier millénaire av. J.-C. dans la plupart des dialectes. Homère
l'utilise encore pour des raisons de scansion, même s'il n'est ni écrit ni prononcé.
C'est le cas du vers 108 du chant I de l'Iliade :
« ἐσθλὸν δοὔτέ τί πω [Ϝἶπες [Ϝ]έπος οὔτἐτέλεσσας »
L'emploi concurrent de deux génitifs, l'archaïque en -οιο et le moderne en -ου, ou
encore de deux datifs pluriels (-οισι et -οις) montre que l'aède alternait les formes
archaïques et modernes : « la langue homérique est un mélange de formes
d'époques différentes, qui n'ont jamais été employées ensemble et dont la
combinaison relève d'une liberté purement littéraire » (Jacqueline de Romilly).
Plus encore, la langue homérique combine difrents dialectes. On peut écarter les
atticismes, transformations rencontrées lors de la fixation du texte. Il reste deux
grands dialectes, l'ionien et l'éolien, dont certaines particularités sont manifestes pour
le lecteur : par exemple, l'ionien utilise un êta (η) là où l'ionien-attique utilise un alpha
long (ᾱ), d'où les noms « Athéné » ou « Héré » au lieu des classiques « Athéna » et
« Héra ». Cette « coexistence irréductible » des deux dialectes, selon l'expression
de Pierre Chantraine, peut s'expliquer de plusieurs façons :
une composition en éolien, puis un passage en ionien ;
une composition dans une région où les deux dialectes sont utilisés ;
un libre choix de l'aède, comme pour le mélange des formes d'époques
différentes, souvent à cause de la métrique.
De fait, le dialecte homérique est une langue composite qui n'a existé que pour les
poètes et n'a jamais été réellement parlée, ce qui accentue la rupture créée par
l'épopée avec la réalité du quotidien. Plus tard, bien après Homère, les auteurs grecs
ont imité ces homérismes, précisément pour affecter un esprit littéraire.
Exégèse allégorique
Article détaillé : Exégèse allégorique d'Homère.
L'exégèse allégorique d'Homère est une interprétation ou une explication de l'œuvre
homérique. Elle se fonde sur l'idée que le poète n'a pas explicitement exprimé sa
pensée, mais l'a cachée derrière des récits mythologiques, au moyen d'un langage
énigmatique ou allusif.
La plus ancienne forme d'exégèse allégorique (de ἄλλος / állos, « autre »,
et ἀγοράομαι / agoráomai, « parler en public », qui dit en d'autres mots ce que le
poète n'exprime pas clairement), et en même temps la plus constante dans l'histoire,
cherche à faire ressortir, dans le texte d'Homère, un enseignement physique, c'est-à-
dire relatif à la nature (φύσις / phúsis) et à tous les phénomènes qui s'y produisent ;
selon J. Pépin en 1976, dans Mythe et allégorie parues aux Études augustiniennes, il
s'agit le plus souvent d'un enseignement d'ordre physique, et Proclus, définissant
l'interprétation allégorique, déclare que l'on y fait des phénomènes physiques l'objet
dernier des significations cachées dans les mythes ».
On peut aussi définir une exégèse allégorique théologique ou mystique, qui a trait
aux dieux et aux mystères religieux. Mais elle est souvent étroitement liée à
l'exégèse physique, les dieux étant assimilés à des entités naturelles, ou qui agissent
sur la nature « Mais la théologie y trouve aussi sa place »49. Enfin, il existe
également, plus tardive et moins fréquente, une exégèse allégorique historique et
éthique (ou moralisante).
L'interprétation allégorique d'Homère, pratiquée depuis la plus haute Antiquité par
presque tous les philosophes, couvre finalement une période d'au moins 2 500 ans.
Si l'exégèse physique n'a pas été seulement appliquée à l'auteur de lIliade et de
lOdyssée, mais à d'autres grands poètes anciens grecs et latins tels
que Hésiode, Virgile et Ovide, celle d'Homère est incontestablement la plus
abondante quant aux témoignages écrits.
L'Aède a ainsi été commenté allégoriquement par les rhapsodes, les philosophes
présocratiques (Thalès de Milet, Anaxagore de Clazomène, Xénophane de
Colophon, Héraclite d'Éphèse, Empédocle d'Agrigente, Démocrite d'Abdère, etc.), les
pythagoriciens et les néo-pythagoriciens (Porphyre), Platon et les platoniciens
(Plutarque de Chéronée) et les néo-platoniciens (Plotin,
Porphyre, Jamblique, Proclos, Hermias d'Alexandrie et Olympiodore), Épicure et les
épicuriens, les stoïciens (Cléanthe, Cornutus), ainsi que de nombreux autres auteurs
anciens, grecs et latins, qui, sans appartenir nettement à un des courants
philosophiques précités, livrent au moins des échantillons de l'exégèse physico-
théologique d'Homère (Aristote, Cicéron, le Pseudo-Plutarque, Macrobe, Héraclite du
Pont, etc.), les Byzantins (Psellos, Eustathe de Thessalonique,
Jean Tzétzès, Christophe Contoléon, Gémiste Pléthon), même les anciens auteurs
chrétiens (Clément d'Alexandie, Hippolyte de Rome) et musulmans (Shahrastani),
les humanistes (Rabelais, J. Pierius Valerianus, Jean Dorat, etc.), les alchimistes ou
philosophes hermétiques depuis le XIVe siècle (Petrus Bonus, Blaise de
Vigenère, Giovanni Bracesco, Michel Maier, etc.), enfin les Modernes depuis
le XVIIIe siècle à nos jours (Fabre du Bosquet, Antoine-Joseph Pernety, E.
d'Hooghvorst).
« Agamemnon représente l’éther ; Achille, le Soleil ; Hélène, la terre ;
Alexandre, lair ; Hector, la Lune ; les autres portent des noms qui sy
conforment. Parmi les dieux, Déméter représente le foie ; Dionysos, la rate ;
Apollon, la bile »50.
« Les compagnons d’Ulysse sont métamorphosés en porcs et autres animaux
de ce genre. C’est une allusion au fait que les esprits des hommes insensés
passent dans des corps appartenant aux espèces animales. Leur chute les
soumet à la révolution circulaire de l’univers qu’Homère appelle « Circé »
Cercle ») »51.
« Par la fameuse chaîne d'or, Homère ne veut rien dire d'autre que le soleil,
montrant par là clairement qu'aussi longtemps que se meut la sphère céleste
et le soleil, tout a l'être et tout le conserve tant chez les dieux que chez les
hommes; mais, s'ils venaient à s'immobiliser comme en des liens, toutes
choses tomberaient en ruines et ce qui adviendrait serait, comme on dit, le
bouleversement universel »52.
« Il semble, en fait, que le Créateur universel, en composant le monde
d'éléments opposés et en y introduisant une amitié proportionnelle, réunit en
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