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En effet, on le constate aisément à la lecture de L’Origine des espèces, Darwin
s’oppose en permanence à l’idée des « créations spéciales », c’est-à-dire à ce que
nous appellerions aujourd’hui le créationnisme, selon lequel Dieu a créé chaque
espèce séparément, pour ainsi dire de sa propre main, dans un but de lui seul
connu. Pourtant, contrairement à ce que prétend Darwin à plusieurs reprises, ce
créationnisme n’était pas aussi répandu dans l’Angleterre de la première moitié du
XIXe siècle. Il y avait bien sûr un certain nombre de scientifiques défendant des
thèses fixistes (Cuvier, Lyell), mais ce n’était pas principalement pour des raisons
religieuses.
Dans les pays anglo-saxons notamment, certaines religions, plus ou moins
sectaires (mais néanmoins bien ancrées dans la société), avaient depuis longtemps
concocté des lectures de la Bible assez curieuses, et imaginé des conceptions de
l’homme bien pires que celles qui consistaient à le faire descendre du singe. A côté
d’elles, Darwin fait figure d’enfant de chœur. 5
Il faut reconnaître que, suite à la publication de L’Origine des espèces, Darwin fit
pencher l’opinion de la majorité des scientifiques en faveur des thèses
évolutionnistes. Mais sa théorie, ou plutôt le mécanisme de la sélection naturelle
par lequel il prétendait rendre compte des principales transformations du monde
vivant, restera controversé pendant encore environ un siècle.
Création ou sélection
Pourquoi Darwin a-t-il pensé que les thèses créationnistes étaient si répandues
à son époque et pourquoi a-t-il cru devoir s’y opposer tout au long de sa vie,
même après le triomphe de l’idée d’évolution ? Pour comprendre cela, il est
nécessaire de lire attentivement son Autobiographie 6 : le jeune Darwin ayant
abandonné ses études de médecine, son père ne voyait plus d’autre carrière pour
lui que celle de pasteur, il l’inscrit donc pour trois ans à l’université de Cambridge
pour des études de théologie. Très croyant, Darwin y potasse assidûment les écrits
du pasteur William Paley (1743-1805).
Pour passer l’examen de bachelier, il était également nécessaire de posséder les
Tableau des preuves évidentes du Christianisme de Paley, et ses Principes de philosophie morale et
politique. J’y mis un grand soin, et je suis convaincu que j’aurais pu transcrire la totalité
du Tableau, mais sans, bien sûr, le style si clair de Paley. La logique de ce livre, ainsi que
de sa Théologie naturelle, me procura autant de plaisir que celle d’Euclide. L’étude
attentive de ces ouvrages, sans rien essayer d’apprendre par cœur, fut la seule partie du
cursus académique qui, comme je le sentais alors et comme je le sait encore, se révéla
de quelque utilité pour l’éducation de mon esprit. Je ne me préoccupais pas à cette
époque des prémisses de Paley ; m’y fiant d’emblée, j’étais charmé et convaincu par
l’enchaînement parfait de son argumentation. L’Autobiographie, p. 57.
5 André Pichot, Aux origines des théories raciales, de la Bible à Darwin, éd. Flammarion, 2008
6 Charles Darwin, L’Autobiographie, 1876 ; trad. fr. éd. Seuil, coll. Science Ouverte, 2008.