À PROPOS DU BYPASS POLITIQUE - CHARLES EISENSTEIN

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À PROPOS DU
BYPASS POLITIQUE
CHARLES EISENSTEIN
Charles Eisenstein est un orateur, éducateur, auteur et essayiste américain. Il a
également travaillé à Taiwan comme traducteur pendant quelques années et il réalise
des courts-métrages. Son œuvre couvre un très large éventail de sujets, parmi lesquels
l’histoire de la civilisation humaine, l’économie et l’anti-consumérisme, l’écologie,
l’interdépendance, la spiritualité et la conscience.
Le psychologue clinicien John Welwood a défini le bypass spirituel comme étant "la
tendance à utiliser des idées et des pratiques spirituelles pour éviter de faire face à des
problèmes émotionnels non résolus, à des blessures psychologiques et à des tâches
de développement inachevées". Le bypasseur spiritualise les questions sociales,
relationnelles et politiques pour tenter d'éviter leur désordre et leur drame, et il
oriente les conversations vers des idées spirituelles, où il trouve un avantage social ou
un réconfort psychologique.
Les idées spirituelles ne sont pas les seules à se prêter à ce type d'évitement. En
conséquence, on pourrait définir une nouvelle expression, le ‘’bypass politique’’, de la
manière suivante : ” Il s'agit de la tendance à utiliser des récits et des cadres politiques
pour éviter d'affronter des problèmes émotionnels non résolus, des blessures
psychologiques et des développements inachevés, ou pour affirmer une domination
sociale. Le bypass politique politise les questions émotionnelles, relationnelles et
spirituelles en les considérant toutes à travers un prisme politique. Souvent, le
bypasseur oriente la conversation vers un domaine politique, dans lequel il jouit d'un
avantage social et/ou d'un confort psychologique.
Identifier le phénomène du bypass politique ne signifie pas renoncer complètement à
la politique, tout comme John Welwood ne rejetait pas l'importance des idées et des
pratiques spirituelles (c’était un bouddhiste pratiquant, en fait). Les deux concepts
nous invitent cependant à réfléchir à ce qui se perd, lorsque nous spiritualisons ou
lorsque nous politisons généralement les choses. Que ne voit-on pas ?
Ironiquement, le bypass spirituel n’escamote pas que les questions émotionnelles et
relationnelles, il escamote également une compréhension spirituelle authentique. De
même, le bypass politique empêche une compréhension plus profonde de la
politique. En effet, dans chaque cas, la conception de la politique ou de la spiritualité
est artificiellement étroite. La spiritualité devrait comprendre toutes les choses que le
bypass élude ; elle est censée infuser le sacré dans la vie, et non pas le reléguer dans
un domaine séparé de la vie.
Le bypass politique ne sert pas non plus le changement politique qu'il prétend viser. Il
détourne les énergies de la justice et du changement social vers des concepts, des
discours prescrits que les gens s'accordent à qualifier de ‘’politiques. Ainsi, il distrait
non seulement des questions personnelles ou interpersonnelles, mais il distrait
également des questions
politiques
- ou du moins, ce qui devrait être des questions
politiques.
Prenez par exemple la question de l'immigration latino-américaine. Si nous, qui
sommes à l'aise avec ce type d'arguments, diagnostiquons le sentiment anti-
immigrant comme étant le produit d'une haine raciste et xénophobe envers des
étrangers à la peau brune, nous passerons à côté d'un tout autre ensemble de causes
pouvant être plus fondamentales. Les médias libéraux placent le problème sous
l’angle du racisme et de la compassion, mais sans dire grand-chose des causes de
l'immigration, comme les politiques économiques néolibérales et le système
d'endettement mondial qui rendent la vie dans de nombreux pays du Sud tellement
invivable que les gens risqueront tout pour se déraciner et s'installer dans un pays
étranger. Il n’est pas non plus fait grand cas du soutien américain aux paramilitaires,
aux escadrons de la mort et aux régimes despotiques qui sont nécessaires pour
soumettre une population à un ordre économique extractif. Et il n'y a pas non plus de
compréhension du fait que les immigrants sont une sorte d' ‘’exportation finale ‘’ - une
fois qu'une nation a été pillée de ses minerais, de son pétrole, de son bois, etc, et que
tout ce qui reste à exporter, c’est sa jeunesse. Enfin, on n'évoque pas beaucoup non
plus la manière dont l'ordre économique et impérialiste mondial, générateur de
migrations, épuise en plus les classes moyennes et ouvrières nord-américaines, en les
mettant artificiellement en concurrence avec les immigrants et en provoquant des
divisions sociales qui permettent aux classes d'élite de se maintenir au pouvoir.
Est-ce que je suis en train de dire que la haine raciale n'est pas un problème ? Non, ce
n'est pas ce que je dis. Ceci dit, il est beaucoup moins risqué pour le statu quo de
dénoncer la xénophobie que d'exposer les fondements d'un système mondial qui,
nécessairement
, engendre une misère, une pauvreté, une oppression - et une
xénophobie - sans fin. Traditionnellement, les discours raciaux ont été utilisés pour
justifier ce système, mais ils peuvent tout aussi bien être utilisés pour l'étayer.
Le bypass politique opère aussi plus subtilement. Il valide une théorie implicite du
pouvoir, une hiérarchisation du monde qui renforce subtilement les hypothèses
profondes et les mythologies directrices de l'ordre mondial actuel. Qu'oublie-t-on en
confiant le pouvoir aux présidents et aux premiers ministres, aux milliardaires et aux
banquiers, aux PDG et aux directeurs exécutifs, ainsi qu’aux organisations qu'ils
dirigent ostensiblement ? Ce n'est pas qu'ils n'ont pas de pouvoir. Mais les systèmes
qui les encadrent limitent étroitement leur marge de manœuvre, pour le meilleur et
pour le pire. Même les plus entreprenants des ‘’puissants’’ deviennent généralement
captifs des organisations qu'ils ont créées, et d’autant plus quand ces organisations
précèdent leur gestion. Par ailleurs, les instruments de leur pouvoir se révèlent encore
et toujours peu utiles pour atteindre des objectifs à long terme, même s'ils
impressionnent à court terme. Prenons le cas des missiles et des bombes. Ils peuvent
raser des quartiers et anéantir la vie de ceux qu'un pays qualifie d' ‘’ennemis’’, mais ils
ne parviennent pas à apporter la sécurité. Ils peuvent remporter une bataille. Ils
peuvent même gagner la guerre. Mais ce qui se profilera derrière cette victoire - dans
cinq, vingt ou cinquante ans – ne sera pas une bonne chose. Il s’agira d’une société
qui reflètera l'image de ce qu'elle aura semé.
Outre la violence, les autres principaux instruments du pouvoir conventionnel, que
reconnaît la politique, sont le contrôle de l'information et l'argent. Chacun de ces trois
instruments soutient les autres, mais d'une manière ou d'une autre, ensemble, ils sont
impuissants à éviter les désastres qui s'abattent rapidement sur la civilisation
moderne, à honorer la promesse ancienne de libérer l'humanité de la souffrance et
du besoin, ou même à stabiliser la position des élites dirigeantes.
Où le pouvoir réside-t-il, autrement ? Que laisse-t-on de côté, en adhérant à la vision
politique conventionnelle du pouvoir ? Voici quelques domaines de pouvoir qui
échappent à l'observateur politique habituel :
1. Les chamanes autochtones qui communiquent avec des êtres non humains pour
protéger la terre et l'eau et maintenir l'équilibre de la planète. Il y a quelques mois, j'ai
parlé avec un chamane équatorien, qui m'a raconté comment une société de
prospection pétrolière s'apprêtait à occuper le territoire de sa tribu. Les bulldozers et
le reste étaient déjà prêts. Il a alors communiqué avec l'esprit du pétrole et lui a
demandé d'intercéder. L'esprit a répondu : ‘’D'accord, donnez-moi trois jours.’’ Trois
jours plus tard, le contrat était annulé et les machines étaient enlevées, l'entreprise
s'étant heurtée à des problèmes juridiques soudains et inattendus.
On pourrait tout aussi bien remercier les avocats spécialistes de l'environnement qui
ont soulevé ces questions juridiques, mais leurs efforts sont très souvent infructueux.
Cette fois-ci, tout s'est passé exactement comme ils le souhaitaient. Pourquoi ?
Il y a quelques années, j'ai entendu une histoire similaire de la part d'autochtones du
nord de la Colombie-Britannique, ou peut-être du Yukon, je ne me souviens plus très
bien, qui ont eu recours à la prière et à une cérémonie pour empêcher la
construction d'un oléoduc.
Si ces personnes sont tellement puissantes, me direz-vous, alors pourquoi l'Amazonie
brûle-t-elle en ce moment même ? Pourquoi n'ont-ils pas mis un terme à tout cela ?
Ils ne sont pas assez nombreux pour accomplir les cérémonies nécessaires à la
préservation de l'équilibre de la Terre. Parce que l'éducation moderne, l'argent et les
modes de vie actuels ont érodé l'histoire du monde à partir de laquelle ces
cérémonies peuvent se dérouler. Parce que toute la structure du pouvoir politico-
financier est elle-même un système magique qui détruit le monde par le pouvoir du
symbole. (L'argent, la loi, le gouvernement, les entreprises... étant tous des pactes
conclus par des symboles. Les grands magiciens, par exemple les gouverneurs des
banques centrales, prononcent quelques formules magiques ou tapent quelques
chiffres dans un ordinateur, et le monde change).
Sous la magie symbolique que nous appelons l'argent, le gouvernement et le droit se
cache la mythologie dont ils tirent leur pouvoir — le fondement de la vision moderne
du monde, la métaphysique de l'objectivité et de la force, la religion de la science et
son élaboration que nous appelons technologie. D'autres domaines de pouvoir
relèvent d'autres mythologies, nouvelles et anciennes. Le processus d'accélération du
changement auquel nous assistons actuellement est un drame de mythologies qui
s'affrontent et se substituent, mais pas uniquement.
J'ai changé d'avis, et je ne vais pas approfondir la question des autres centres de
pouvoir, pour le moment. Certains, comme les précédents, dépassent la vision de la
politique, et d'autres se situent simplement en deçà. Je me contenterai juste d'en citer
quelques-uns, en en oubliant beaucoup, comme les yogis cachés, les actes invisibles
de bonté et de générosité, les passeurs d'âmes, les musiciens qui ajoutent de
nouvelles fibres à la trame de la conscience, les conteurs, tous ceux qui endurent des
épreuves et qui s'accrochent toujours à la volonté de vivre... Je pourrais écrire de
nombreuses pages sur chacun d'eux, mais cet essai devient déjà trop long, et je veux
nouer les deux bouts de la corde raide entre politique et spiritualité.
Si je préconisais d'ignorer la politique et de placer notre attention et notre confiance
dans le pouvoir de rites autochtones ou dans d'autres réseaux de causalité que je n'ai
pas détaillés, cet article serait en effet une sorte de bypass spirituel, ou du moins un
clivage de deux aspects de ce qui est en fait une réalité ininterrompue. Le message
consiste plutôt à remettre en question le discours totalisant que la politique devient si
aisément. Pour certains d'entre nous, nos dons et nos instincts nous guident vers la
politique, que ce soit pour toute une vie ou pour un temps. D'autres sont rebutés par
elle, ce qui ne les empêche pas de contribuer au changement mondial, car il existe
d'autres vecteurs de changement, que la politique ne voit pas. Mais ils ne sont pas
non plus déconnectés de la politique, comme l'illustre l’exemple des avocats
spécialisés en droit de l'environnement. Ils modifient l'environnement dans lequel la
politique opère.
Nous qui reconnaissons la futilité, après tant de siècles, de la politique
conventionnelle pour améliorer fondamentalement la condition humaine, nous nous
ouvrons à des moyens de changement restés/rendus invisibles. Notre désespoir les
appelle à nous. Beaucoup d'entre eux sont en train de voir le jour. Et je ferai de mon
mieux pour en évoquer quelques-uns au cours de l'année à venir.
1
Source : https://charleseisenstein.substack.com/p/on-political-bypassing
Partage-pdf.webnode.fr
1
Personnellement, je songe à un arcle sur l’éducaon aux valeurs humaines, qui s’inspire de Platon (auteur
grec de La République, notamment) et du programme mis en place par Sathya Sai Baba dans ses instuons
pédagogiques en Inde et dans d’autres naons sur plusieurs connents. Sans l’intégraon profonde de
certaines valeurs fondamentales et essenelles, n’importe quel système polique me semble une belle (?)
utopie et de la duperie instuonalisée…, NDT.
hps://www.chier-pdf.fr/2017/06/15/les-enseignements-de-platon-sur-l-educaon-1/ George
Bebedelis : Les enseignements de Platon sur l’éducaon
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