LA TRAHISON D'UN PARENT, INITIATION À L'OMBRE - CONNIE ZWEIG & STEVE WOLF

Telechargé par pierrealberthayen
LA TRAHISON D’UN PARENT,
INITIATION À L’OMBRE…
CONNIE ZWEIG & STEVE WOLF
Extrait de ‘’Romancing the shadow’’
Connie Zweig a été enseignante de
méditation transcendantale pendant une
décennie, journaliste et éditrice au cours de
la décennie suivante, puis psychologue
pendant une trentaine d’années. Elle est
l’autrice de plusieurs livres primés et c’est
également une activiste en faveur du climat.
Steve Wolf est un psychologue clinicien, riche
de plusieurs dizaines d’années d’expérience
et qui a organisé des formations pionnières
dans les entreprises, dans les écoles et dans
les prisons. Il s’est également occupé de la
santé mentale des sans-abri et par la suite, il
a fondé le Wolf Training Institute où il forme
des praticiens, tout en continuant d’exercer
son métier de psychologue.
Je ne suis pas un mécanisme, un quelconque assemblage de différentes parties.
Et ce n'est pas parce que le mécanisme fonctionne mal que je suis malade.
Je suis malade à cause des blessures de l'âme, du moi émotionnel profond,
Et les blessures de l'âme nécessitent beaucoup de temps pour guérir.
Seul le temps peut aider, et la patience, et un certain repentir difficile, un long repentir difficile,
Et la réalisation de ses erreurs dans la vie,
Et encore se libérer de la répétition en boucle de l'erreur
Que l'humanité dans son ensemble a choisi de sanctifier.
- D.H. Lawrence
1
La célèbre auteure de science-fiction Ursula Le Guin écrivit une nouvelle
2
basée sur une image
saisissante du bouc émissaire, une âme torturée échangée contre le bonheur de toute une communauté.
Dans son récit, les habitants de la ville balnéaire d'Omelas semblent étrangement joyeux. Ils ne sont ni
naïfs, comme des enfants, ni abrutis, comme s'ils étaient drogués. Ils sont simplement franchement
joyeux.
Pourtant, dans le sous-sol d'un bâtiment public, un jeune enfant a été placé dans une pièce sombre et
fermée à clef. Abandonné et dénutri, il devient maigre et demeuré. Après avoir appelé à l'aide en vain,
il ne gémit plus qu'occasionnellement. Ce pauvre petit reste dans l'obscurité jusqu'à ce qu'un habitant
d'Omelas vienne lui apporter de la farine de maïs et de l'eau.
Les habitants d'Omelas n’ignorent pas que l'enfant est là. Ils savent qu'il
doit
être là. Le bonheur des
gens, la beauté de leur ville, la douceur de leurs amitiés, la santé de leurs enfants et l'abondance de
leurs récoltes dépendent de la misère de cet enfant. C'est l'existence de cet enfant et la connaissance
qu'ils en ont qui rendent possible la grandeur de leur architecture, le caractère poignant de leur musique
et le génie de leur science. Si cet enfant devait être exposé au grand jour, nettoyé, nourri et réconforté,
la prospérité d'Omelas disparaîtrait. Alors, jour après jour, ils échangent les bénédictions de leur vie
contre la souffrance de ce petit être.
Vu sous l'angle de la relation parent-enfant, l'abandon, la trahison et le sacrifice de l'enfant ont des
racines mythiques profondes. Étymologiquement, trahir signifie livrer, peut-être livrer aux dieux, comme
pour un sacrifice. Sacrifier, par ailleurs, signifie rendre sacré. Depuis toujours, des pères mythiques
trahissent et sacrifient leurs enfants. Dans le Nouveau Testament, Dieu sacrifie son fils unique, Jésus,
sur la croix. Dans l'Ancien Testament, Abraham accepte de sacrifier son fils Isaac pour suivre le
commandement de Dieu. Dans l'histoire grecque, le roi de Troie abandonne son nouveau-né, Pâris pour
qu'il meure de froid, mais le prince reviendra mener la guerre de Troie. Au cours de cette même guerre,
1
The Rag and Bone Shop of the Heart: A Poetry Anthology edited by Robert Bly [translator], James Hillman, and
Michael Meade, p.113
2
Ursula K. Le Guin, Ceux qui partent d’Omelas
le roi Agamemnon, le chef des forces grecques, sacrifiera sa fille, Iphigénie, pour obtenir des vents
favorables pour sa flotte.
Des mères mythiques trahissent également leurs enfants pour des causes douteuses : La princesse
Médée, délaissée par son amant Jason, qui ramena la toison d'or, tue leurs fils pour se venger. Et
Agavé, mère de Penthée, roi de Thèbes, massacre et démembre son fils lors d’une fête dionysiaque.
Parallèlement, des pères contemporains, qui perpétuent inconsciemment les péchés familiaux, peuvent
juger et condamner leurs jeunes fils comme étant des rivaux à écarter, comme étant des obstacles à
leur liberté par rapport aux responsabilités, ou comme étant des faibles à transformer en hommes par
tous les moyens. A l’instar des dieux qui bannirent Héphaïstos en raison d'un pied défectueux, de tels
pères peuvent exprimer leur hostilité par de la violence verbale, des châtiments corporels, une
agressivité compétitive, ou encore par la négligence et l'abandon. Ils peuvent également idéaliser leurs
filles comme des trophées et s’en enorgueillir ou les dévaloriser comme des objets pour leurs propres
plaisirs égoïstes. Pour certains, la trahison est malveillante et intentionnelle et constitue en même temps
une trahison de l'ordre naturel de l'amour parent-enfant. Mais pour la plupart, la trahison est couverte et
involontaire, un abus de confiance, un défaut du miroir, une transmission de sa propre ombre.
Et les mères, elles aussi, trahissent leurs enfants de diverses manières actuellement : des mères aux
allures de Méduse fixant leurs filles d'un regard froid et perfectionniste. Ou elles envahissent le corps
d'un jeune garçon avec des mains qui cherchent à combler leur propre vide. Certaines se déchaînent
comme les trois Furies punissant les pécheurs de toutes sortes. D'autres dévorent leurs enfants, en les
prenant en otage physiquement ou émotionnellement, jusqu'à ce qu'ils n'aient plus aucune volonté
propre. Et beaucoup jouent les vierges impudiques, des saintes dont les enfants doivent porter l'ombre
invisible.
Sur le plan intérieur, l'enfant abandonné de Le Guin est notre âme même, dont les sentiments tendres
et les besoins vulnérables sont sacrifiés par les parents, tout comme leurs parents sacrifièrent les leurs.
Bannis du royaume intérieur, ces sentiments deviennent des personnages de l'ombre qui, comme Pâris
de Troie, se battront plus tard pour obtenir une place à table. Marion Woodman souligne que l'âme-
enfant, rayonnante de lumière, apparaît souvent en rêve, abandonnée au milieu des joncs, dans un
arbre ou dans un autre endroit oublié. Une de nos patientes rêva que son âme était enfermée dans un
obscur donjon, qui n'était éclairé que par un seul rayon de lumière.
L'ego du parent utilise donc la répression de l'âme de l'enfant pour maintenir sa position de pouvoir dans
la famille et pour soutenir l'image de la représentation familiale. Par une drôle de tournure des choses,
l'enfant s'identifie à son insu au parent puissant, qu'il soit du même sexe ou du sexe opposé. L'enfant
développe ainsi une image idéalisée de ce parent, un fantasme de père ou de mère qui est fascinant,
puisque l'archétype du Père ou de la Mère se trouve au centre de cette image. Ainsi, l'enfant se modèle
inconsciemment sur ce parent, ce qui conduit à la formation de schémas égotiques particuliers, comme
la fille du père ou le fils de la mère. Par ailleurs, l'enfant rejette imperceptiblement le parent moins fort,
en reléguant ses qualités dans l'ombre, ce qui entraîne la formation de certains types d'ombre
spécifiques.
Inconsciemment, nos parents veulent nous créer à leur image. Et nous, en tant qu'enfants, nous
souhaitons que ce processus d'identification fonctionne. Pour autant, la réponse d'un parent à un enfant
est rarement à la hauteur de l'image idéale ; même avec les meilleures intentions, même avec les plus
gros efforts moraux pour nourrir, soutenir, et refléter la nature authentique de l'enfant, le parent échoue.
Une trahison inévitable se produit, et l'idéal de l'enfant est brisé, l'initiant à l'ombre de son parent.
Lorsque l'enfant rencontre l'ombre du parent et continue d'essayer de devenir acceptable en réprimant
des sentiments ou des comportements inacceptables, il rejette des aspects authentiques de lui-même et
répète la trahison en interne en forgeant son propre ego et sa propre ombre. C'est ainsi qu'un nouvel
enfant se développe psychologiquement pour devenir un adulte.
Cette chute hors de l'innocence n'est cependant pas un mal simple, évident ou évitable. Nous ne faisons
pas ici référence à l'acte insensible d'un parent cruel qui commet un abus physique ou sexuel, mais au
moment subtil et inévitable de la vie d'un enfant ou, plus précisément, à une série de moments, pendant
lesquels un parent se détourne, répond à d'autres besoins pressants ou transmet un message
involontaire et inconscient. Il est impossible de préserver l'innocence d'un enfant en respectant des
normes de parentalité parfaite. C'est-à-dire que le parent ne peut pas répondre à tout moment aux
attentes d'amour de l'enfant, à son besoin de sécurité et à ses demandes de retour. Le parent, dont
l'âme a été blessée ne peut qu'échouer. Du point de vue de l'âme de l'enfant, la trahison est inévitable
et les parents en sont l'instrument.
Le psychologue archétypal, James Hillman souligne que la trahison peut être vue comme un tournant
nécessaire, qui permet à un individu de sortir d'un état puéril de confiance et d'innocence naïves et de
prendre conscience de la complexité de chaque être humain, y compris son côté obscur. Lorsqu'un père
trahit son fils, par exemple en divorçant de sa mère, en jouant les capitaux familiaux ou en sombrant
dans la dépression, le garçon ne se retrouve pas face à une image idéalisée et divine de l'homme plus
âgé, mais face à un être humain dépouillé et limité qui, d'une façon ou d'une autre, ne peut pas être
digne de confiance.
Si, en tant qu'adultes, nous continuons à aspirer à des relations sans déceptions, dit Hillman, nous
risquons de ne jamais grandir et de rester dans la position de l'enfant innocent. Cette position, qu'il
qualifie de confiance primaire, porte en elle les germes de la trahison. Tout comme la foi porte en elle le
doute, ou un tabou porte en lui la possibilité d'une transgression, la confiance primaire implique son
contraire - la trahison. Dans ces moments-là, nous refaisons l'expérience de la déchéance ; nous
passons de la fusion à la séparation, et de l'innocence à la prise de conscience.
En tant que traîtres, nos parents agissent donc aussi en tant qu'agents de la Conscience. Nous ne
disons pas cela pour excuser la tyrannie de l'abus ou minimiser la douleur de la blessure, mais pour
approfondir nos notions de la relation parent-enfant. En dépit de nos convictions que la trahison est un
mal, en dépit de notre souhait le plus profond de vivre notre vie sans être blessé, la trahison recèle le
potentiel caché de nous ouvrir à quelque chose de plus grand. Elle dépasse donc la psychologie
personnelle : C'est une porte d'entrée vers une réalité archétypale, peut-être fatidique. Dans nos
traîtres, nous reconnaissons notre propre capacité à trahir ; aussi, le traître et le trahi sont-ils liés dans
une alliance des contraires. L'Autre qui porte l'ombre devient alors un véhicule des dieux, qui nous
impose une ambivalence plus riche, à la fois capacité d'aimer et de haïr…
Certaines personnes vivront toute leur vie dans un rayon de 15 km autour de la maison familiale.
Intérieurement également, elles restent dans la constellation familiale — indéfiniment le pourvoyeur,
l'enfant serviable, le critique extérieur ou le bouc émissaire de la famille. Incapables ou non désireux
d'examiner les péchés familiaux, ces personnes les légueront en même temps que les bijoux de famille.
D'autres quittent la maison à un âge précoce. Attirés par des désirs romantiques ou spirituels, ils
entendent la voix du Soi, comme le décrit Rilke
3
:
Quelquefois, un homme se lève à l'heure du dîner,
Passe la porte et continue son chemin,
Pour une communauté
Qui se trouve quelque part en Orient.
Et ses enfants récitent des bénédictions pour lui,
3
Rainer Maria Rilke, Somemes a man stands up during supper, extrait de The soul’s code, in search of
character and calling, de James Hillman
1 / 6 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !