vit de la montagne. La prospérité des troupeaux et celle du gibier en dépendent à long terme.
Leopold découvre ainsi le niveau qui intègre les points de vue, assignant à chacun sa place :
c’est celui de la montagne, qui « sait » que, sans les loups, les cerfs proliféreront et mettront
ses pentes à mal.
À la différence du biocentrisme, qui insiste sur la valeur propre, intrinsèque, de chaque
entité vivante, considérée isolément, l’éthique de Leopold met l’accent sur l’interdépendance
des éléments et leur commune appartenance à un ensemble, celui de la « communauté
biotique ». Cette éthique, que l’on a pu dire « holiste » (par opposition à l’individualisme du
biocentrisme), fait procéder les devoirs ou les obligations de l’appartenance à une totalité (que
représente symboliquement la montagne) qui englobe ses membres. Ceux-ci n’ont pas de
valeur en eux-mêmes, indépendamment de la place qu’ils occupent dans l’ensemble et qui
leur assigne leur valeur. L’homme n’est donc pas extérieur à la nature, il en fait partie : il est
membre, au même titre que les loups ou les cerfs, de la communauté biotique. Baird Callicott,
qui s’est donné pour tâche de dégager les fondements philosophiques et les références
scientifiques de la Land ethic de Leopold, fait bien ressortir la double dimension,
diachronique et synchronique, de cette solidarité des vivants (Callicott, J. Baird, 1989, p. 82).
Diachroniquement, c’est la continuité de l’évolution telle qu’elle se dégage de l’enseignement
de Darwin. « L’homme n’est qu’un compagnon-voyageur des autres espèces dans l’odyssée
de l’évolution », affirme Leopold, qui insiste sur le retentissement moral, au niveau des
sentiments, de cette proposition scientifique : « Cette découverte aurait dû nous donner,
depuis le temps, un sentiment de fraternité avec les autres créatures ; un désir de vivre et de
laisser vivre ; un émerveillement devant la grandeur et la durée de l’entreprise biotique »
(Leopold, Aldo, 1995, p. 145). Nous faisons partie d’un tout dont les éléments sont
interdépendants. Ce que « sait » la montagne, c’est ce qu’apprend l’écologie, des
développements scientifiques de laquelle Leopold fut contemporain : la connaissance des
chaînes trophiques, des échanges complexes d’énergie dans lesquels s’organise la poursuite
de la vie, et qu’il expose sous la forme raccourcie et poétique de « la pyramide de la terre »
(Leopold, 1995, p. 271-278).
Comme l’explique Baird Callicott, une éthique, c’est « la description de la structure de
la communauté faite, de l’intérieur, par ses propres membres » (Callicott, J. Baird, 1989, p.
66). En ce qui concerne la communauté biotique, cette description est donnée par l’écologie,
ou par la théorie de l’évolution. Étroitement liée à un contenu scientifique, la Land ethic
s’expose donc à une constante révision. La formule de Leopold qui insiste sur l’intégrité et
surtout sur la stabilité de la communauté biotique est datée : elle renvoie à un état de
l’écologie qui met l’accent sur les équilibres de la nature, qu’il s’agisse de la notion de
climax, telle que Clements a pu la présenter, comme l’état stable auquel parviennent les
successions, ou de la vision thermodynamique de l’équilibre écosystémique exposée par
Tansley. Or les développements plus récents de l’écologie (écologie des perturbations,
écologie des paysages) ont mis en cause cette prépondérance de l’équilibre, qui n’apparaît
plus que comme un moment rare et précaire de dynamiques naturelles dont le régime le plus
fréquent est celui des perturbations2. Callicott s’est donc employé à actualiser la formule de
Leopold, en tenant compte de ces transformations scientifiques, ce qui l’a amené à en
présenter une nouvelle version : « Une chose est juste lorsqu’elle ne tend à perturber la
communauté biotique qu’à des échelles temporelles et spatiales normales. Elle est injuste
lorsqu’elle tend à l’inverse. » (Callicott, J. Baird, 1999 b. p. 138 ; notre traduction).
2 Sur la longue persistance, dans l’écologie scientifique, d’une conception des équilibres de la nature et sa
récente remise en question, voir Blandin, Patrick, 2009.