Lorsque Cérès est informée du crime par ses dryades hébétées, elle ordonne à l'une d'entre
elles de s'envoler vers la partie la plus reculée des montagnes du Caucase, où la terrible
Famine - dont la teinte évoque un clair de lune blafard et dont la peau est tellement tendue
que l'on peut voir ses organes vitaux s'accrocher à ses os - vit dans un désert de cailloux. La
nymphe s'approche autant qu'elle ose de l'implacable Famine, communique les ordres de
Cérès, et puis se sauve. La famine, par nature, ne peut pas rencontrer la déesse de la
fécondité elle-même, mais elle exécute volontiers ses ordres pour châtier une telle
profanation. Elle s'envole dans les airs jusqu'à l'endroit où le roi dort dans son palais, plane
au-dessus de son corps insensible et embrasse ses lèvres rêveuses, en exhalant dans ses
pores une faim insatiable.
Erysichthon se réveille en proie à une faim de loup que rien ne peut satisfaire. A peine arrivé
au milieu d'un énorme banquet qu'il commande déjà impatiemment le suivant, mais plus il
mange, plus sa faim est insatiable. Il engloutit ainsi toutes les richesses et les ressources de
son royaume jusqu'à ce que tout ce qui a de la valeur ait été saisi. Que reste-t-il ? Ses yeux
tombent sur sa fille. Il la prostitue immédiatement au premier étranger qu'il rencontre, mais
elle est aidée par une prière désespérée au dieu Neptune, qui la transforme rapidement de
ravissante jeune fille en un vieux loup de mer, dès que l'argent change de mains.
Son don consistant à changer de forme et à se dérober dès qu'une affaire est conclue, est le
moyen idéal d'entretenir une avidité sans limite. Elle est comme un avatar de la publicité
moderne, excitant l'appétit et promettant tellement, mais sans jamais fournir tout à fait ce
dont on a rêvé. Et cela marche comme sur des roulettes pour Erysichthon.
Du moins pour un temps. Car finalement, la famine qui l'habite épuise même les ressources
de sa fille, et comme la nourriture n'a jamais fait qu'accroître son addiction vorace, il finit par
s'attaquer à ses propres membres et, au bout du désespoir, se dévore vivant.
Une explication est-elle nécessaire, ici ? Avec quelle éloquence le scalpel d'Ovide se fraie un
chemin jusqu'au chancre de l'avidité sans âme et mortelle qui peut transformer une source
sacrée - la forêt, les animaux, l'eau, l'air, les minéraux, la variété des graines, le génome
humain, la vie elle-même - en une simple ressource attendant passivement notre utilisation
et notre exploitation. Et à quelle vitesse cette relégation du monde au rang de simple
matière se transforme en un appétit sans fin pour la consommation matérielle, une
addiction qui hachera menu l'arbre de vie et dépècera le monde qui nous entoure, jusqu'à
nous dévorer vivants.
L'histoire montre comment même nos propres enfants sont des mets de choix pour cet
appétit de prédateur. L'étrange destin de la belle enfant d'Erysichthon, entraînée par la folie
de son père, est comme un avant-goût du pouvoir de manipulation/séduction de la publicité,
qui confond si facilement l'apparence avec la réalité, l'histoire avec la vérité. Tous ceux qui
l'achètent à son père complaisant recherchent ce qu'elle est vraiment - le réel qui ne cesse
de nous échapper sous le coup de la manipulation/séduction - mais tous n'obtiennent
qu'une réalité contrefaite et décevante.