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MYSTIQUE PAR DÉFAUT - JAMES SWARTZ

MYSTIQUE PAR
DÉFAUT
JAMES SWARTZ
CHAPITRE 1 : LE PAYS DE LUMIÈRE
‘’Votre foyer est là où votre cœur se situe.’’
Alors que le bateau décrépit passait à côté de pétroliers gériatriques rouillés et
apathiques ancrés dans le port et que la ville apparaissait comme un fantôme surgi
hors de la brume étouffante du milieu de journée, mon esprit fut submergé par des
fantasmes glanés au fil de mes années de lecture de romans victoriens.
Charmeurs de serpents, fakirs, swamis parés de joyaux, négriers blancs, danseuses,
envahisseurs moghols, cartels de grands criminels et d'escrocs chapeautant une
myriade de formes de corruption, ruelles grouillantes de brigands à la peau brune,
fumeries d'opium à chaque étage, malheureux émaciés expirant dans les rues...
Même mes fantasmes spirituels récemment acquis furent engloutis par l’atmosphère
torpide, torride.
La hauteur immaculée du trip de la traversée de l’Océan Indien depuis Mombasa
refusait de déteindre sur la métropole gargantuesque. J’avais travaillé sur la moitié
de la planète, subi d’innombrables indignités, frôlé la mort à trois reprises au cours
de ces deux derniers mois, et tout ça pour ça ?
Nous accostâmes à côté de la Porte de l’Inde, un tribut à la gloire du roi. Jadis un
monument qui en jetait, il était maintenant dans un état de délabrement désespéré.
Sa dégradation de l’orgueil à la pauvreté l’avait transformé en havre pour les
colporteurs, les voleurs et les pickpockets, lieu de promenade pour les foules et
terrain de jeu pour d'innombrables rats qui s'adonnaient hardiment à leurs activités à
la lumière du jour.
Je conjurai néanmoins, avec effort, une image du vice-roi, tiré à quatre épingles,
entouré par sa garde, une compagnie de troupes équestres toutes pimpantes et
reluisantes, et une fanfare disposée sous son arche généreuse pour accueillir des
dignitaires venus d’Angleterre, peut-être la reine ou le ministre des affaires
étrangères débarquant d’une élégante goélette en bois, ses voiles blanches bien
amidonnées claquant sous la brise. On ne s’attendrait pas à ce que Mother India
s’enorgueillisse d’un symbole de son asservissement, même si le Victoria Memorial
de Calcutta conserve encore la plus grande partie de sa grandeur, mais au moins, il
n’a pas été rasé dans un accès de ferveur révolutionnaire à l’époque de
l’Indépendance. Il subit plutôt le sort de la plupart des biens immobiliers indiens : on
le laisse s’écrouler tout doucement en terre, victime de Kala, du Temps, le grand
dévoreur.
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Quittant le port endormi et pénétrant dans le dédale des rues malodorantes, le long
du front de mer, je me branchai sur le cœur et le pouls de la ville, les sens submergés
par un formidable grondement, mélange de vibrations innombrables dans une
profusion d'énergie irrépressible et secouante ― dix millions d'âmes grattant et
s'agrippant désespérément pour survivre. Bien que l'ombre de son moi actuel,
contrairement à ma première impression, le Bombay de la fin des années 60 était une
ville dynamique, excitante et cosmopolite et à la différence de nos grandes villes, le
soleil brillait toute l'année et les rues à trois heures du matin étaient
remarquablement sûres.
Déambulant tranquillement et à l’affût pour trouver un logement convenable, je fus
accosté par toute une série de vendeurs et de revendeurs qui me présentèrent des
deals ‘’fabuleux’’. Un petit moustachu, impeccablement vêtu proposa avec
enthousiasme de me cirer les pompes pour 1 roupie, à peu près 8 cents. Je lui montrai
mes sandales en caoutchouc qui ne cachaient pas grand-chose de mes pieds, mais il
ne parut pas impressionné.
‘’Très bon cirage, sahib, travail de pro !’’
Pour 50 annas ― 4 cents ― un Rajasthani filiforme, borgne et enturbanné me
proposa de me curer les oreilles avec un long instrument métallique crochu
ressemblant à une aiguille auquel était attaché un petit tampon d’ouate.
Un jeune garçon avec un large sourire qui était désireux de réserver mon voyage à
Srinagar, au Cachemire, m’informa que je serais l’invité d’honneur de son oncle ―
un homme très réputé ― sur un ancien house-boat construit à l’époque des derniers
jours du Raj. Il me présenta fièrement une vieille photo sale et usée d’un hippie qui
fumait un chillum sur la véranda d’un bateau délabré sur le Lac Dal avec au loin, une
esquisse de montagnes enneigées que je pris pour les Himalayas.
‘’Le paradis !’’, dit-il, manifestement coaché par des voyageurs occidentaux.
‘’Seulement 2000 roupies !’’
Je continuai à avancer, le prix chutant en cascade à chaque pas.
‘’OK, dernier prix, 1000 roupies !’’
‘’500 roupies, tout dernier prix ! Petit-déjeuner compris !’’
Un lépreux sans nez, sans doigts, à face de lion et qui boitillait en s’appuyant sur une
béquille artisanale agitait agressivement son moignon rugueux, craquelé,
sanguinolent et putréfié en direction de mon visage tout en exigeant un bakchich.
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Plus loin, un amputé fourré dans un petit chariot en bois en forme de caisse souleva
en l’air ses moignons sans jambes en geignant pitoyablement depuis sa position sous
un immense banian qui jouxtait des latrines publiques puantes et un petit sanctuaire
consacré au dieu singe.
‘’Bakchich, sahib, bakchich !’’
Exigeant 5 roupies, une rançon de roi, une petite fille, pieds nus aux yeux chassieux
qui n’avait guère plus de 5 ans et qui était vêtue de loques et pleine de toupet se
précipita dans la circulation chaotique en transportant son petit frère morveux qui
suçait son pouce et qui était nu, à l’exception d’une ficelle ceignant un ventre
protubérant, à laquelle était attachée une petite amulette de cuivre cylindrique qui
contenait un mantra sacré pour éloigner le mauvais œil. Lorsque je singeai ses gestes
pathétiques de son estomac vers sa bouche, elle éclata de rire, puis elle s’éloigna en
chantant une chanson de film après d’âpres négociations qui lui rapportèrent une
demi roupie.
Un petit garçon vêtu d’un blanc immaculé et aux yeux doux pleins de lumière
souleva un grand plateau en cuivre sur lequel était posé un autel artistiquement
élaboré, avec des guirlandes de jasmin frais et sur lequel trônait l’image du grand
dieu Rama, orgueil de la race des rois solaires, avec le dieu singe Hanuman
agenouillé devant lui. Un morceau de camphre de la taille d’une hostie brûlait dans
un tas de cendres sacrées à côté de quelques pièces. Silencieusement, il attira une
roupie hors de ma poche.
Une musulmane grisonnante et voûtée me présenta un morceau de papier tout plié
et rédigé avec l’aide d’un étranger, attestant de son état de pauvreté. Elle informait
des donateurs potentiels qu’un généreux zamindar, un propriétaire terrien, lui avait
fait don d’une petite parcelle de terrain. Pour couronner le tout, par la grâce d'Allah,
le lecteur devait avoir l'honneur de contribuer ― à hauteur de dix mille roupies, une
somme princière à l'époque ― à la construction d'un bungalow pour sa retraite.
Ils n’étaient pas comme les gens de la rue, en Occident. Les demandes d’argent mises
à part, personne n’avait d’œuf à peler, ni un agenda issu d’une faible estime de soi.
On ne s'attendait pas à ce que je me sente coupable de nos destins différents ; le
karma était le karma - le mien étant d’être riche et le leur, d’être pauvre. Aussi
indigents qu'ils étaient, je réalisai vite que tous ces pleurs, ces lamentations, ces
grimaces et ces gémissements formidables étaient simplement du grand art. A la
seconde où j’étais passé, leurs vies reprenaient sans crier gare. La vie était une lîla, un
jeu divin, et des deux côtés de l’équation, les mendiants et les mandarins, nous étions
distribués pour être superbement indifférents, des dieux qui se divertissaient sur la
Terre. En quelques jours, je devins invisible. La nouvelle s’était propagée. Il sait ce
qui se passe.
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Dans le domaine de l'immobilier, on dit parfois que les acheteurs décident d'acheter
dans les dix premières minutes après avoir vu la propriété. Je n'étais pas en quête
d’une maison, mais dans les deux premières heures qui suivirent mon arrivée,
j'acquis un foyer, une culture et un concept qui me servirait pendant le restant de ma
vie, un concept que j’appréhendai vaguement tout en parcourant cette ville
multiculturelle fascinante, les yeux écarquillés devant le bidonville de Dharavi niché
à l'ombre de gratte-ciel de plusieurs millions de dollars, un quart de million de
personnes vivant là dans moins d'un kilomètre carré, l’élégante architecture indosarrasine, les bazars colorés et animés, les demeures coloniales, les bâtiments
pompeux et impériaux du Raj, le quartier chaud bouillant des néons, les milliers de
temples, de sanctuaires et de mosquées, et surtout cette humanité qui n’arrêtait
jamais ― des fourmis frénétiques propulsées par un soleil tropical impitoyable.
Au fil des années, je rencontrai des dizaines de personnes qui ne purent survivre aux
premières vingt-quatre heures et qui s’envolèrent vers des destinations moins
éprouvantes, un jour après leur atterrissage, mais je trouvai l’Inde éperdument
charmante, dès le départ. Comme l’Afrique, elle abritait de nombreuses cultures,
mais contrairement à l’Afrique, c’était une civilisation qui se maintenait depuis des
milliers d’années grâce à un mystère spirituel qui se déployait en permanence.
J’étais rentré chez moi.
Initialement, j’ignorais comment faire face à la pauvreté, et motivé d’une part par la
compassion et d’autre part, par la culpabilité, je donnai souvent plus que nécessaire.
L'ampleur du problème engendra pourtant une étrange indifférence. Un
commentaire classique à ce sujet était que "dix minutes dans les rues de Bombay
feraient faire faillite même à Lakshmi, la déesse de la richesse" ! De nombreux
mendiants étaient des professionnels, issus de familles ayant des générations
d'expérience dans le ‘’métier’’. Les parents vendaient leurs enfants pour une somme
dérisoire pour les voir marqués de cicatrices et brutalement déformés afin de les
rendre particulièrement précieux. Après mûre réflexion, je budgétisai une somme
fixe quotidienne comme dîme.
En cherchant un hôtel, je m’arrêtai à un restaurant pour déjeuner et j’engageai la
conversation avec un homme d’affaires.
‘’Qui prend soin d’eux ? Ils doivent bien manger !’’, demandai-je, tout en
engloutissant mon somptueux repas.
‘’Nous le faisons, bien entendu’’, dit-il. ‘’Tout le monde donne un petit quelque
chose, mais rien ne change. Nous avons peu de ressources et une population
importante. Le gouvernement décourage de donner pour que les étrangers n’aient
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pas une mauvaise impression, mais c’est une absurdité. Vous n’avez pas besoin de
mendiants pour voir que nous sommes un pays pauvre.’’
Le déjeuner consistait en naans au beurre, un savoureux pain plat badigeonné avec
du ghee, cuit dans un tandoor1, accompagné d’une espèce de soupe d’épinards très
relevée et d’un lassi à la mangue, une délicieuse boisson qui ressemble à un milkshake. La langue toujours en feu à cause du poivre de Cayenne, je sortis dans l’aprèsmidi suffocant, j’inspectai le quartier et je repérai un hôtel d’un vert passé qui me
rappela le Quartier Français de la Nouvelle-Orléans d’avant-guerre. On m’attribua
une chambre au deuxième étage, au sommet d’un escalier grinçant et je m’installai
dans un fauteuil en rotin blanc, bancal et branlant, afin d’y digérer mon repas, fumer
du hasch et admirer le spectacle éphémère.
Ma mère aurait qualifié le Carleton de miteux et il valait certainement mieux ne pas
se braquer là-dessus ― mais même les hôtels quatre étoiles possèdent des cuisines
médiévales et présentent des carpettes souillées, des murs salis, de la plomberie qui
fuit et un service incompétent. Il est stupéfiant qu’un pays qui a su développer une
civilisation grandiose bien avant l’époque du Christ et qui est réputé pour sa
spiritualité, ses mathématiques, ses arts, sa littérature et ses sciences n’ait pas su au
cours des millénaires approfondir le concept de l’entretien des bâtiments. Des icônes
manifestement vénérées de Vishnu, le conservateur cosmique, ornaient tous les
foyers et tous les commerces et pourtant, le dieu paraissait superbement indifférent
par rapport à l’immobilier.
La clientèle, comme celle de l’hôtel de Khartoum, représentait une diaspora
hétéroclite de propres à rien, de romantiques et de desperados en provenance des
quatre coins de la planète, comme des graines semées par le vent. Les drogués étaient
bien représentés, mais ce n’était pas du lourd. Quelque chose en Inde, même dans la
profondeur de sa misère archaïque, interdit à la lourdeur de s'imposer. Par exemple,
contrairement à leurs homologues américains blindés, à la pointe de la technologie et
mobiles, les policiers des villes, sont vêtus de shorts kaki, de casquettes de scout et de
sandales, par égard au temps, et ils utilisent avec parcimonie le lathi, un long bâton,
sur les mécréants de tout acabit qui sillonnent les rues en soutirant des bakchichs au
tout-venant.
Même les escrocs croient en Dieu et ils propitient les divinités avec une dévotion
prodigue. Un swami me parla de l'immense richesse que l’on collecte à Tirupati qui,
dit-on, est le temple le plus riche de l'Inde et peut-être du monde, le temple
approprié pour ceux qui désirent expier les péchés associés à l'argent noir et aux
biens mal acquis. Les fidèles s’y présentent tous les jours par dizaines de milliers et
subissent des attentes interminables dans la chaleur étouffante, simplement pour se
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Four en terre cuite
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précipiter aux pieds d'une icône en granit, Venkateshwara, qui confère
miraculeusement ses bénédictions.
La version indienne du magazine Time rapporta récemment que dans une
circonscription du Bihar, une zone rurale de l’Inde orientale réputée pour ses
activités criminelles et située tout près du lieu où Bouddha est parvenu à
l’Illumination, des femmes commirent durant leur dernier mois de grossesse des
crimes requérant une peine d’un mois d’emprisonnement afin que leurs bébés
puissent naître en prison. Interrogées quant à leurs motivations, ces mères
déclarèrent qu’étant donné que leurs enfants seraient des criminels de carrière et
qu’ils passeraient une grande partie de leurs vies derrière les barreaux, il était
important qu’ils s’y sentent à leur aise depuis le début.
Après avoir réfléchi à ces premières heures passées au pays de la Lumière, je fis la
sieste, et tandis que le soleil brûlant se calmait (un peu) vers le milieu de l’aprèsmidi, je sortis faire un tour dans le quartier. Je me retrouvai à siroter un milk-shake à
la mangue, bien frais, dans une échoppe de jus de fruits pourvoyant aux besoins des
hippies, pendant qu’un singe apprivoisé vêtu d’une robe rouge et enchaîné à une
branche d’arbre se masturbait sur le ‘’I can’t get no satisfaction’’ des Rolling Stones,
braillé par un magnétophone défoncé…
DARSHAN
Du point de vue d’un fonctionnaire qui fait sa petite journée réglée comme sur du
papier à musique, mes voyages peuvent paraître excitants, amusants, romantiques,
exotiques, et peut-être même un peu glamour, mais la vie réelle, le voyage intérieur,
à l’exception des récentes épiphanies, était une lutte titanesque. Le plus souvent,
après une journée passée dans la rue, je retournais à mon hôtel pour y passer la
moitié de la nuit, tourmenté par des peurs et des désirs trop nombreux pour être
mentionnés.
Je ne peux même pas commencer à compter les fois où j’ai débarqué à l’improviste en
espérant rencontrer un destin glorieux, pour ne rencontrer que mon propre moi très
limité, assis dans le coin d’un café minable et infesté de vermine dans un pays
surpeuplé du tiers-monde, sirotant un thé amer et observant, rempli de ressentiment,
des pensées aussi sombres que les indigènes défilant devant ma conscience.
Même si je voulais croire que ma souffrance était profondément romantique, elle
était désespérément banale. J’avais le mal du pays, j’avais envie de toucher une
femme, je m’inquiétais par rapport à la diminution de mes ressources, je luttais
contre mes addictions et je souffrais de la vanité gratuite que ma grandeur devait
encore recevoir son dû de la part d’un monde indifférent et capricieux.
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En surface, j’étais aussi fort, confiant et intelligent que je pouvais espérer l’être, mais
je remettais tout en cause, une pratique qui n’est pas propice au bonheur. J’en arrivai
vite à la conclusion que je ne résoudrais pas l’énigme de mon être par l’introspection
solitaire ou par une vie de distractions aventureuses. J’avais besoin d’aide.
J’examinai chaque doute à partir d’une dizaine d’angles différents, mais l’énigme ne
voulait pas céder. J’étais ici, le monde était là, et il paraissait impossible de faire en
sorte que les deux interagissent et génèrent une satisfaction durable. Parfois, je
pensais être complètement dingue. Qu'est-ce qui, à part la faiblesse des gènes,
pourrait expliquer pourquoi un gentil garçon issu de la classe moyenne et de bonne
famille, avec tout ce qu'il faut, préférait apparemment s'installer dans un bar à jus de
Bombay pour regarder un singe se masturber au lieu de ‘’prendre sa place légitime
dans la société’’, comme le disait si bien ma mère ?
En termes d’intérêt pour ce qui comptait dans le monde – la sécurité, un travail bien
rémunéré et la famille – j’étais à des années-lumière de la réalité. Je ne rejetais pas
tout çà – ou peut-être que si – d’autant que je ne voyais pas la pertinence à long
terme. Vous avez tout ce brol, vous avez fait tout ça, mais à quoi bon si c’était pour
qu’on vous repique dans la terre chaude et accueillante avec un gros point
d’interrogation existentiel sur votre visage fané ? Il devait y avoir une meilleure
raison pour laquelle nous étions contenus dans ces étranges éprouvettes qui
généraient des déchets substantiels.
Après avoir déambulé dans les rues pendant deux heures, je rentrai à l’hôtel et je pris
le livre de M. Patel, la Bhagavad Gita, en réalisant soudainement que la guerre qui
était au centre de cette grande œuvre spirituelle n’était pas une guerre extérieure,
mais bien un symbole du conflit entre les forces obscures et lumineuses à l’intérieur
de l’esprit. Krishna disait que la solution était de se connaître en tant que Soi. J’en
avais déjà eu quelques aperçus, j’avais goûté la Paix et la Joie, mais comment
pouvais-je m’établir au-delà des dualités et devenir un homme à la sagesse stable ? Je
priai afin d’être éclairé.
Le lendemain, alors que je m’étais installé dans le bar à jus et que je lisais un livre sur
l’hindouisme, un beau jeune homme vêtu d’un kurta blanc immaculé, avec un tilak
rouge sur le front s’assit à ma table, sans y être invité. Ayant déjà expérimenté toutes
les combinaisons imaginables et possibles du tourbillon des activités et des arnaques
humaines avant et après l’épiphanie dans le bureau de poste, j’acceptais rarement les
autochtones, sauf si je me sentais désespérément seul ou si je m’embêtais. Si vous
êtes une femme, ils veulent du sexe ou de l’argent, et pas nécessairement dans cet
ordre. Si vous êtes un homme, ils veulent de l’argent, sauf dans les pays musulmans.
Même si tout cela peut sembler innocent (‘’Venez donc à la maison rencontrer ma
famille…’’ ou ‘’Allons donc au parc voir les attractions touristiques…’’), au bout du
compte, tout se résume toujours à cela : ‘’Je vous en prie, aidez-moi pour les études
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de mon fils et épousez ma fille afin qu’elle puisse obtenir sa carte verte et nous faire
tous entrer clandestinement aux Etats-Unis. OK, c’est peut-être beaucoup demander
d’une relation qui aura duré à peine dix minutes, mais envoyez-moi au moins un
poste de radio ou un sèche-cheveux à votre retour.’’ Un type m’a même demandé de
lui ramener un réfrigérateur, lorsque je reviendrais en Inde. ‘’Ce n’est pas grandchose, non ?’’, a-t-il demandé.
Je l’ignorai donc en plongeant plus profondément dans ma lecture et en le scannant
subrepticement pour capter ses vibrations en attendant l’interruption inéluctable.
Mais il sirotait son jus, comme si je n’existais pas.
Le temps passa, mon mur de cynisme se désagrégea et je commençai à me sentir
positivement heureux. Surpris, je réalisai que l’énergie émanait de lui ! Je l’observais
attentivement, comme un détective à la recherche de quelque chose qui pourrait lui
fournir une ouverture, lorsqu’il dit : ‘’Quel est votre lieu d’origine ?’’
‘’L’Amérique, les Etats-Unis. Et vous ?’’
‘’Ici.’’
‘’Et que faites-vous ?’’, demandai-je.
‘’Je suis étudiant.’’
‘’Oh ! Et qu’étudiez-vous ?’’
‘’Les Védas’’, répondit-il.
‘’C’est très intéressant’’, dis-je. ‘’Je suis justement en train de lire la Bhagavad Gita. Je
pense qu’elle provient des Védas.’’
‘’Non, pas exactement’’, dit-il. ‘’C’est un Purana, mais les idées proviennent des
Védas.’’
‘’Mais vous devez avoir un travail. Vous ne pouvez pas simplement étudier des
livres saints…’’
‘’Non, je n’ai pas de travail. Mon père veut que j’apprenne notre ancienne culture et
donc, il me soutient.’’
‘’Pratiquez-vous la méditation ?’’
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‘’Oui.’’
‘’Et qu’expérimentez-vous ?’’
‘’La paix.’’
‘’Quel type de méditation pratiquez-vous ?’’
‘’J’écoute les paroles de mon guru.’’
‘’Alors, comment ça marche ?’’, demandai-je avec enthousiasme.
‘’Il parle, tout simplement, et j’écoute. Puis, il se passe quelque chose et j’expérimente
la paix.’’
‘’Etes-vous en train de méditer, là maintenant ? Je peux sentir une bonne énergie qui
émane de vous’’, demandai-je.
Il parut surpris.
‘’Oui, je viens d’un satsang avec Maharaj.’’
‘’Maharaj ?’’
‘’Mon guru.’’
‘’Qu’est-ce que cela veut dire ?’’
‘’Cela signifie ‘’grand roi’’’.’’
‘’Et comment est-il un roi ?’’
‘’Il règne sur son propre esprit.’’
‘’Comment savez-vous cela ?’’
‘’Parce qu’il est en paix. Je trouve la paix en sa présence.’’
‘’Et qu’est-ce qu’un satsang ?’’
‘’C’est quand vous vous asseyez en compagnie d’un mahatma et que vous faites
l’expérience de quelque chose.’’
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‘’Etes-vous un mahatma ?’’, demandai-je innocemment.
Il rit et il dit : ‘’Non, je suis simplement son dévot.’’
Je ne pouvais pas expliquer pourquoi, mais je savais exactement ce dont il parlait.
‘’Voulez-vous me conduire chez le Maharaj ?’’, demandai-je.
‘’OK, nous irons. N’en n’attendez rien. Tout le monde ne fait pas l’expérience de
quelque chose.’’
‘’C’est très bien’’, dis-je. ‘’Je voudrais simplement voir à quoi ressemblent ces
mahatmas. Je suis venu en Inde pour trouver Dieu. J’ai eu des expériences et j’ai lu
des livres, mais je suis toujours dans les ténèbres. Peut-être que votre Maharaj pourra
m’aider.’’
‘’Peut-être’’, sourit-il en se levant pour partir. ‘’Je m’appelle Ravi. Rendez-vous ici
demain à neuf heures. ‘’
‘’Alors, que se passe-t-il pendant ces satsangs ?’’, demandai-je, tandis que nous nous
frayions un chemin à travers les rues bondées.
‘’On s’assied. Parfois, il y a une question et Maharaj parle. Ne dites rien, à moins qu’il
ne vous pose une question. Pour faire l’expérience du Soi, le silence est ce qu’il y a de
mieux.’’
‘’Mais je pensais que vous aviez dit que vous L’expérimentiez pendant qu’il parlait.’’
‘’Oui, mais je L’expérimente aussi, quand il ne dit rien !’’
‘’Je ne saisis pas’’, répondis-je. ‘’Comment pouvez-vous faire l’expérience de quelque
chose, quand personne ne dit quoi que ce soit ?’’
‘’Trop de questions !’’, dit-il. ‘’Vous verrez !’’
Le lendemain matin, nous arrivâmes devant la devanture d’une échoppe dans une
rue très animée. Dans un silence total, nous laissâmes nos sandales sur un palier au
sommet d’une volée d’escaliers, puis nous entrâmes dans une pièce où une dizaine
de personnes étaient assises par terre et faisaient face à un petit homme rasé de près.
Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais il paraissait tout à fait ordinaire, comme les
milliers d’hommes que nous venions de croiser dans la rue. Nous restâmes
longtemps assis, les sons de la ville fondant dans le silence, comme la glace dans
l’eau chaude. Je me sentais agité, torturé par une foule de questions.
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Finalement, le Maharaj parla à Ravi qui se tourna vers moi et me dit : ‘’Maharaj veut
connaître votre lieu d’origine.’’
‘’Les Etats-Unis’’, répondis-je.
‘’Et pourquoi êtes-vous venu ?’’
‘’Je veux connaître Dieu’’, dis-je.
Maharaj dit : ‘’Qui veut connaître Dieu ?’’
‘’Moi’’, répondis-je en pensant qu’ils n’avaient pas bien entendu.
‘’Qui êtes-vous ?’’
‘’Vous voulez savoir ce que je fais ?’’, répondis-je.
‘’Non, pas ce que vous faites. Qui vous êtes.’’
‘’Eh bien, je ne sais pas !’’, dis-je, irrité par la question. ‘’Je n’y ai jamais réfléchi.’’
Il répéta la conversation au Maharaj qui me regarda directement et dit en anglais :
‘’Vous êtes Dieu.’’
Mon esprit se vida brusquement et je pus à peine distinguer son corps qui semblait
être une silhouette unidimensionnelle superposée au centre d’une lumière radieuse,
infinie ! Il répondit à ma question de la seule manière possible – par une expérience
du Soi.
Je sentis que quelqu’un me secouait gentiment par l’épaule et je repris soudainement
conscience du monde. La pièce était vide.
‘’Le satsang est terminé’’, dit Ravi. ‘’Allons boire un jus.’’
Je me levai, presqu’incapable de me tenir debout. Tout était frais et neuf et baignait
dans une lumière subtile. Tandis que nous remettions nos sandales, Ravi dit :
‘’Maharaj dit que vous trouverez peut-être ce que vous cherchez à Rishikesh.’’
‘’Vous êtes particulièrement béni !’’, dit-il, tandis que nous sirotions nos milk-shakes
à la mangue. ‘’Beaucoup de personnes attendent pendant des années avant d’avoir
une telle expérience. C’est un bon karma de vies antérieures.’’
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‘’Mais pourquoi a-t-il dit que je trouverais ce que je cherche à Rishikesh ?, demandaije. ‘’Pourquoi ne devrais-je pas retourner le voir ?’’
‘’Vous posez tant de questions !’’, dit-il affectueusement. ‘’En Inde, nous ne
remettons pas en question le guru. Il connaît des choses que nous ne connaissons
pas.’’
‘’Peut-être, mais pourquoi chercher un guru, s’il peut faire cela pour moi ?’’, dis-je en
faisant référence au sentiment de béatitude qui m’habitait encore. ‘’Pourquoi devraisje aller jusqu’à Rishikesh ?’’
‘’Vous êtes marrant !’’, dit-il. ‘’Je pense que les Américains croient que tout est
logique, mais la vie n’est pas logique. Vous devez lâcher prise. Ce n’est pas à vous de
décider.’’
Ravi avait raison. Je réfléchissais de trop.
Dépouillé de mon ego, enivré d'un merveilleux sentiment de bien-être, je vagabondai
dans la ville pendant plusieurs jours intemporels en regardant les événements se
fondre sans effort dans un flux sans fin. Le Maharaj m'avait indiqué la porte de
Bharat, pays de lumière et nom spirituel de l’Inde. Curieusement, je ne me sentis pas
poussé à le revoir, même si je pensais souvent à lui. C’était sa volonté.
Trois jours plus tard, j’embarquai dans un train pour Delhi et les Himalayas. Et deux
années plus tard, je découvrirais que j’étais tombé sur l’un des plus grands mahatmas
de l’Inde, Nisargadatta Maharaj, un homme à la réalisation la plus élevée et qui
menait une vie ordinaire dans le cœur de Bombay.
LA CITÉ DES SAINTS
Aujourd'hui, Delhi, comme toutes les grandes villes de l’Inde, est noyée par un flot
de migrants ruraux qui ont échangé la misère noire de l'arrière-pays contre la misère
noire d'une ville laide et polluée. La situation est incontrôlable. La population de
l'Inde augmente de plus de vingt millions de personnes par an.
Mais lorsque je suis arrivé en 1969, New Delhi, la zone aménagée par les
Britanniques comme siège du gouvernement, était encore vivable et presque
agréable. Je pris une chambre propre et sûre chez Mme Colaco, près du Mantar
Jantar, un observatoire astronomique du 16ème siècle avec des instruments de la taille
d'un bâtiment construits par un roi rajpoute et je pris mon petit-déjeuner à l’Imperial
pour le prix journalier de ma chambre, deux dollars.
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L’Imperial rappelait des souvenirs du Raj : des serveurs enturbannés en vestes
blanches s’affairaient auprès d’une clientèle élégante installée sur des chaises en osier
à des tables sur lesquelles étaient posées des serviettes en lin blanc amidonnées et de
l’argenterie brillante, l’ensemble étant soigneusement disposé sur l’herbe rase de
jardins manucurés, à l’ombre de marquises rayées. L’air était raisonnablement pur et
les bruits de la circulation matinale ne franchissaient pas les hauts murs blanchis et
couverts de bougainvillées pour perturber la tranquillité de la clientèle aristocratique,
comme c’est le cas aujourd’hui. Même les vendeurs et les revendeurs qui traînaient
près des portes d’entrée avaient un peu de classe.
Après le petit-déjeuner, je pris contact avec des voyageurs et je me renseignai sur les
endroits branchés libertins : Goa, Kulu-Manali et Kovalam Beach. Certes, Dieu est
grand, mais je pensai qu’il serait prudent d’être prêt au cas où la quête de Dieu
n’aboutirait pas. Après avoir déjeuné au Nirula’s, je fis un saut en pousse-pousse
jusque dans le vieux Delhi pour y goûter son exotisme – Chandni Chowk, le bazar
très animé, les charmeurs de serpents et les magiciens sur la pelouse devant le Fort
Rouge, la tombe de Humayun, infestée de chauves-souris, le Qutb Minar et le Raj
Ghat sur la Yamuna, où le Mahatma Gandhi, le père de la nation, a été incinéré.
Mais le monde qui paraissait lointain et irréel ne réussit pas à me captiver. Alors,
sous le poids de la croyance que jouer des coudes avec les masses grouillantes du
sous-continent asiatique était une étape indispensable sur la route de l’Illumination,
j’embarquai dans un car avec cochons et poulets jusque Rishikesh, souffrant des
conditions qui auraient pu faire paraître spacieux le Trou Noir de Calcutta. Pourquoi
étais-je donc tant désireux de supporter des sièges durs comme du bois, des marmots
qui dégobillaient et la musique stridente, tonitruante de films en hindi vomie par la
technologie audio la plus primitive du monde pour récolter quelques références
inutiles à mon CV de voyageur, je n’arrive toujours pas à le comprendre.
La route ombragée qui conduit aux contreforts de l'Himalaya, où le Gange pénètre
dans les plaines, traverse d'interminables champs de cannes à sucre, interrompus par
des petites villes et des petits villages où les paysans passent une existence médiévale
dans des masures de boue aux toits de chaume, regroupées autour d'un puits central.
L’autocar fonçait en brinquebalant sur la route parsemée de nids de poules qu’il
partageait avec les cochons, les poulets, les chèvres, les chars-à-bœufs, les camions,
les vélos et d’innombrables piétons, son klaxon émettant des petits coups énergiques
par intermittence, comme le radar des chauves-souris. J’entrevis un vieil homme
assis sur un lit de cordes, fumant un houka, une femme qui puisait l’eau d’un puits,
des petits enfants qui se chamaillaient dans la poussière en faisant des bêtises et des
hommes maigres qui grattaient la terre rouge avec des charrues en bois primitives
tirées par des paires de bœufs léthargiques. Ceci pouvait paraître idyllique, vu du
car, mais partagez quelques jours de ces vies de désespoir tranquille et vous serez
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vite désabusé d’idées romantiques. L'ignorance, la pauvreté, la superstition et la
maladie foisonnent. Ce qui passe pour de la paix n'est que de la torpeur.
A une quinzaine de kilomètres de Rishikesh, je remarquai un panneau qui annonçait
‘’Bienvenue dans la cité des saints’’. La ville, une agglomération bruyante, sale,
surpeuplée et inesthétique, avec des établissements commerciaux et des logements
résidentiels, était loin d’être paradisiaque. Courbaturé en raison du trajet, je me
frayai de haute lutte un passage entre les rickshaws-wallahs et les rabatteurs des
hôtels, puis je marchai jusque dans le centre-ville où je trouvai un restaurant décent.
Le propriétaire, Subash, me servit un bon repas et il s’assit pour discuter.
‘’J’ai vu un panneau sur la route d’Haridwar qui dit que Rishikesh est la cité des
saints. Elle ne me semble pas si sainte que cela !’’, dis-je.
‘’Quel ashram cherchez-vous ?’’, demanda-t-il.
‘’Je ne sais pas’’, répondis-je, cela n’a pas d’importance. C’est la première fois que je
viens en Inde.’’
‘’Alors, vous devez être prudent’’, dit-il. ‘’Ces yogis ne sont pas toujours trop
scrupuleux.’’
‘’Que voulez-vous dire ?’’
‘’Ce n’est pas parce qu’un homme porte la robe ocre, qu’il a une longue barbe et un
regard sauvage que c’est un saint. La majorité de ces sadhus sont des feignants
inutiles en quête d’argent ou de drogue. Je pense que vous les appelleriez des
marginaux.’’
‘’Mais je pensais qu’ils faisaient le vœu de ne pas avoir d’argent, de relations
sexuelles, de drogue, et tout ça.’’
‘’C’est bien le cas, mais il n’y en a pas beaucoup qui s’y tiennent. Il y a là quelques
bons sadhus, mais la majorité sont simplement des parasites.’’
‘’Des parasites ?’’
‘’Ils vivent aux crochets de la société et ne lui rendent rien du tout. Et ils ciblent
maintenant les étrangers depuis la venue des Beatles.’’
‘’Les Beatles sont venus ici ?’’
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‘’Oui. Ils sont venus voir le Maharishi qui est maintenant un guru célèbre. Ils l’ont
mis sur la carte. Il fait maintenant le tour du monde et gagne beaucoup d’argent.
Avant, il n'était qu'un petit guru, mais maintenant, il est trop grand pour qu'on lui
rende visite."
‘’Alors, que s’est-il passé avec les Beatles ?’’
‘’Rien. Ils sont venus, ils ont passé ici quelques semaines et puis, ils sont repartis,
comme la plupart des hippies, mais désormais, beaucoup de gens de votre pays
connaissent Rishikesh et le yoga. Et des nouveaux arrivent tous les jours à la
recherche de la paix de l’esprit, comme vous. Et les sadhus font de bonnes affaires.’’
‘’Mais je pensais que cette spiritualité était gratuite’’, dis-je naïvement.
‘’Rien n’est gratuit dans cette vie. Vous n'aurez peut-être pas à payer
immédiatement, mais vous paierez tôt ou tard. On appelle ça le karma."
‘’Ils sont si malhonnêtes ?’’, dis-je de façon incrédule.
‘’Je vais vous raconter une histoire’’, dit-il en s’enthousiasmant pour le sujet.
‘’Il y a environ deux ans, une Européenne, une Suissesse, je pense, est arrivée de
Delhi. Elle avait hérité d’une grosse somme d’argent et elle recherchait la paix. Elle
est descendue du train et un chauffeur de taxi, un beau parleur, l’a vue, l’air confus et
ne sachant pas où aller. Il lui a proposé d’aller faire un tour et de lui montrer les
ashrams gratuitement. Il l’a conduite un peu partout et il a découvert son histoire. En
longeant le fleuve en direction des ashrams, il lui a dit qu’il était un guru honnête qui
ne voulait pas d’argent, comme les autres, qu’il travaillait pour gagner sa vie et qu’il
donnait son argent aux sadhus qui cherchaient Dieu.
La femme a pensé que c’était le karma. Comment ceci ne pourrait-il être qu’une
coïncidence qu’elle soit venue en quête de paix et que Dieu l’aie directement envoyée
à cet humble yogi ?’’, dit-il en souriant.
‘’Le type lui a suggéré de s’installer dans un hôtel local et il lui apprendrait un peu
de yoga.’’
Il marqua une pause, sirota son thé et sourit.
‘’Alors, que s’est-il passé ?’’, demandai-je.
‘’Il lui a enseigné du ‘’yoga’’, OK. Il lui a raconté que sa voie, c’était le tantra, le yoga
sexuel, et que le moyen le plus rapide d’atteindre Dieu, c’était de coucher avec un
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tantrique éclairé. Elle était seule et d’un âge moyen et il ne présentait pas trop mal et
ainsi, ils se sont mis ensemble. Il lui a raconté toutes sortes de trucs. L’histoire est
bien connue dans toute la ville. C’est un type sans vergogne. Et elle a tout gobé. Elle
n’a pas tardé à lui parler de construire un ashram, mais il voulait voir l’Europe, alors
il l'a persuadée de l'épouser et de l'emmener en Suisse ! Un simple chauffeur de taxi,
remarquez bien. Et au bout du compte, il lui a soutiré tout plein d’argent avant de la
quitter et il habite pas loin d'ici dans une grande maison avec une sympathique jeune
femme. Vous devez donc être prudent.’’
‘’Je ne crois pas que ces yogis voudront coucher avec moi’’, dis-je, ’’et mon argent
s’épuise.’’
Il rit.
"Non, je ne pense pas. Vous avez l'air d'un homme intelligent."
‘’J’étais un homme d’affaires dans mon pays’’, répondis-je. ‘’Je connais bien tout le
jeu, mais je suis sérieux dans cette affaire de Dieu. A Bombay, j’ai rencontré un
mahatma qui m’a dit de venir à Rishikesh. Je pense qu’il devait savoir que quelque
chose de bien devait se passer ici".
‘’Je ne veux pas vous décourager’’, dit le propriétaire. ‘’Il y a aussi de bons yogis.
Allez à l’ashram de Shivananda. Swami Chidananda est un honnête homme.’’
‘’Et vous ?’’, demandai-je. ‘’Avez-vous un guru ?’’
‘’Oui’’, dit-il. ‘’Vous voyez cette photo sur le mur derrière le comptoir ? C’est mon
guru, Neem Karoli Baba. Une de vos personnalités célèbres, Richard Alpert (à
présent Baba Ram Das), un professeur de Harvard, est venu ici et lui a donné du
LSD.’’
‘’Et qu’est-il arrivé ?’’, m’empressai-je de demander.
‘’Rien. Rien du tout. Le Maharaj en a pris et il est simplement resté assis là. Votre
professeur ne pouvait pas le croire. Il s’était attendu à ce qu’il plane, mais cela n’a pas
fonctionné.’’
Le souvenir de l’escapade avec mon amie, George, dans les montagnes du Rif me
vint à l’esprit. ‘’Je pense savoir ce que vous entendez par là’’, dis-je. ‘’Il planait déjà
plus haut que le LSD.’’
‘’Oui’’, dit-il, en me fixant avec intérêt.
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‘’D’où est-il ?’’, demandai-je. ‘’Peut-être que je pourrais le voir.’’
‘’C’est possible’’, dit-il, ‘’mais il est à Almora, près de Nainital, à plusieurs heures
d’ici dans les Himalayas.’’
‘’Pourquoi est-il un guru ?’’, demandai-je, quelque peu surpris par sa corpulence et
son apparence pas très soignée. Il n’avait pas l’air du tout mystique, mais il avait un
fabuleux sourire.
‘’C’est un vrai mahatma’’, dit Subash. ‘’Il a de grands siddhis.’’
‘’Des siddhis ?’’
‘’Des pouvoirs. Il est connu comme ‘’le guru de la machine à vapeur’’, parce qu’un
jour, il a arrêté un train par le pouvoir de son esprit. Les roues de la machine
tournaient, mais le train n’a pas bougé d’un pouce jusqu’à ce qu’il le libère.’’
‘’Vous croyez cela ?’’, dis-je.
"Oui, beaucoup de choses de ce genre se produisent ici. Beaucoup de gens en ont été
témoins. Mais cela n'a aucune importance, car c’est une incarnation d’amour. Il a
changé complètement ma vie. Avant que je ne le rencontre, j’étais très malheureux. A
présent, je n’ai plus de problèmes. Même les affaires vont bien.’’
‘’Bien. Où sont les ashrams ?, dis-je.
"Continuez sur cette route. Dans environ 1,5 km, vous verrez l'ashram de
Shivananda. J'espère que vous trouverez ce que vous cherchez."
J’empruntai la route poussiéreuse, rempli d’attentes, tout en réfléchissant à la
conversation. Le trafic s’atténua en bordure de la ville et seules quelques tongas, des
voitures avec de grandes roues en bois décorées de manière très colorée et tirées par
des chevaux, véhiculant des femmes vêtues de couleurs vives me dépassèrent. La
vision du Gange et des montagnes m’arracha à mes pensées.
Je remarquai quatre hommes trapus et un garçon aux traits orientaux, qui me
parurent être des travailleurs de la construction népalais ou tibétains avec des vestes,
des chapeaux colorés et des pantalons de travail, portant les outils de leur profession
– pics, marteaux et pelles - et conduisant quelques mules éreintées, lourdement
chargées de rochers et de sable de la rivière.
Une famille de pèlerins hindous bien habillés marchait en silence, la femme clôturant
obligeamment la marche, suivie par trois enfants bien élevés. Deux moines pleins de
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prestance dans leurs robes safran, rasés de près, émergèrent d’un chemin à flanc de
colline avec leurs bols de mendiants et leurs bâtons et se joignirent au flot des
pèlerins.
Aujourd'hui, la route qui conduit à l'ashram de Shivananda est un corridor
poussiéreux et laid, où des entreprises de fortune exploitent le filon. Les tongas ont
malheureusement disparu et la marche qui était jadis plaisante est désormais une
torture qu'il vaut mieux endurer, serré à l'arrière d'un rickshaw à moteur sans âme,
les mains se bouchant les oreilles pour bloquer la cacophonie incessante des klaxons,
du grincement des engrenages et du rugissement de dizaines de moteurs à deux
temps.
La cité des saints a été découverte. Un hydrojet de conception américaine fait la
navette à plein pot sans se gêner sur le fleuve, gâchant la sérénité intemporelle et
désacralisant le symbole le plus sacré de l'hindouisme. À quatre cent cinquante
roupies par tête de pipe, une somme considérable suivant les normes indiennes de
l’époque, les rafts des yuppies de Delhi défilent devant les sadhus et les pèlerins qui
se baignent dans le fleuve.
Quand le fleuve et les montagnes apparurent, un frisson de reconnaissance me
parcourut l’échine et je sentis que j’étais sur le point d’effectuer un pas de géant sur le
chemin du retour ‘’à la maison’’. Sans doute que je ne devrais pas en faire tout un
plat, puisque c’est ce que tout pèlerin doit ressentir en s’approchant pour la première
fois du symbole principal de sa religion ― Lourdes, le Mont des Oliviers, la Kaaba
ou la pagode de Shwedagon ― mais je n'étais pas consciemment religieux et ma
connaissance de Dieu était pour le moins rudimentaire. Pourtant, l'expérience est
aussi claire aujourd'hui, quarante ans plus tard, qu'elle le fut alors.
Un grand groupe de bâtiments inesthétiques s’accrochant aux rives du Gange,
l'ashram de Shivananda, apparut. De l'autre côté du fleuve bleu ardoise et paisible,
je remarquai à droite un chapelet de temples et d'ashrams qui s’égrenaient sur près
d’un km en aval, au-dessus des ghats. Un rêve que j'avais fait dans le Montana, deux
ans plus tôt, me revint soudain à l'esprit. Il était en train de devenir réalité. Une
vague d'énergie douce, chaude, picotante s'éleva depuis la base de ma colonne
vertébrale, irradiant d’extase mes cellules et intensifiant mon état déjà plutôt planant.
Je suivis un chemin le long de la rive sablonneuse et parsemée de rochers du fleuve,
où un long bateau ouvert avec des bancs en bois était sur le point d'embarquer vers
un grand complexe de bâtiments et de temples sur l'autre rive.
Telle une chaloupe prise dans un ouragan, l’esprit largua les amarres dans une
tempête d’énergie intérieure qui oblitéra le passé. De très loin, je me vis m’immiscer
avec enthousiasme dans une foule de Râjasthânis burinés et habillés de couleurs
vives, des travailleurs de basse caste du désert occidental de l’Inde pris par
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l’excitation d’un pèlerinage unique dans une vie et attendant le départ du bateau
pour l’autre rive.
À cette époque, le salaire journalier moyen était d'environ dix roupies, soit environ
75 cents, une somme qui servait à nourrir et à habiller une famille de quatre ou cinq
personnes. Trente ans de travail éreintant pouvaient permettre à une famille
d'accumuler suffisamment pour légitimer un pèlerinage d'une semaine jusqu’au
Gange. Dès l'enfance, les récits des exploits des dieux et déesses ― dont Ganga est
l'une des plus vénérée ― qui sont racontés par le brahmane du village et mis en
scène, tout au long de l’année, lors de petits ou grands rituels colorés captivent
l'imagination des masses.
Récemment, le Ramayana, une épopée qui présente les idées les plus nobles de la
culture védique sous la forme de l’histoire de l'un des dieux les plus aimés de l'Inde,
Rama, un roi guerrier dont la fidèle épouse a été enlevée par un méchant roi
diabolique, a été converti en un drame de quarante épisodes pour la télévision.
Pendant les projections hebdomadaires, le pays tout entier, soit environ un milliard
d'âmes, s'est immobilisé, rendant quasiment impossible l'achat même des biens les
plus rudimentaires. Le mythe - fait psychique - est bel et bien vivant en Inde : il va
jusqu’aux tréfonds de l'âme pour toucher l'essentiel, le courant du sens caché dans
chaque hindou.
Emmené par les enfants, le groupe entra en pataugeant avec enthousiasme dans le
fleuve en récitant des mantras, parant sa surface placide de colliers d’œillets d’Inde,
s’oignant de ses eaux curatives et lançant des pièces pour porter chance.
Je regardais en amont du fleuve, au moment où un moine et son disciple vêtus
d’orange émergèrent du labyrinthe des bâtiments de l'ashram. Après avoir
contemplé le fleuve pendant quelques instants, leurs silhouettes élégantes se
profilant contre les montagnes, le moine le plus âgé se tourna pour parler à son
disciple et je vis, ou je pense avoir vu, un flot d'amour intemporel s’écouler de cœur à
cœur, un événement tellement remarquable que j’en eus les larmes aux yeux et qui
révéla la pure lumière intérieure qui à l’instar du soleil se reflétant sur le fleuve,
réfracta le flot de mes pensées et réveilla mon esprit au but ultime. Ce fut l’instant
où, comme le disent les bouddhistes, j’entrai dans le courant et je plongeai de tout
mon cœur dans la culture qui allait modeler et façonner mes aspirations.
Le bateau s’arrêta devant le ponton et nous embarquâmes, toutes les mains serrant
une offrande : une fleur, des pièces ou des boulettes de pâte à chapati. En nous
éloignant de la rive, leur chef enturbanné chanta pour la déesse du fleuve et tout le
monde reprit alors en chœur ‘’Jai ! Jai ! Gange ! Jaya Hare Gange !’’ Victoire à Ganga,
la sainte Mère !’’
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Un grand banc de carpes argentées, dont certaines avoisinaient un mètre de
longueur, apparut sur le flanc du bateau, nageant sans effort dans le courant et
mendiant effrontément la pâte. Des pièces de monnaie luisantes s'enfoncèrent dans
les profondeurs et des petits radeaux de feuilles portant les offrandes de fleurs furent
déposés avec amour sur la surface lisse.
Après avoir escaladé les ghats, je me promenai en aval dans Swarg ashram, fasciné
par l’étrange statuaire religieuse qui délimitait la promenade. Tout d’abord, je
remarquai un garçonnet bleu extatique qui jouait de la flûte en dansant sur l’un des
capuchons d’un cobra multicéphale, le dieu Krishna, que je finirais par aimer et par
adorer. Ensuite, j’aperçus le dieu-éléphant Ganesha, au ventre rebondi, avec ses
quatre bras et une seule défense symbolisant la non-dualité, à côté d’un yogi blanc
impavide, Shiva. Le Gange dévalait de sa chevelure emmêlée et un cobra était lové
autour de son cou. Un peu plus loin, je tombai sur une déesse élégamment vêtue,
Saraswati, qui jouait du sitar et juste derrière elle, il y avait un singe volant avec un
drôle de rictus, Hanuman, qui tenait dans une main ce qui ressemblait à une
montagne boisée.
Clôturant la marche et en retrait de quelques mètres du bord de la plaine inondable,
dans une zone appelée Muni Ki Reti, le lieu où se délectent les sages, je découvris un
ashram appelé Veda Niketan, la Demeure de la Connaissance. Sachant ce que je sais
maintenant, je n'appellerais pas cela un véritable ashram, mais c'était bien pour moi à
l'époque.
Vingt ou trente pièces inondées de soleil au niveau du rez-de-chaussée étaient
regroupées autour d'une cour. Pour impressionner les visiteurs et piéger quelques
roupies, un réservoir en tôle entouré d'un grillage métallique avait été placé tout près
de l'entrée, dans lequel on pouvait voir une pierre flottante ! Un panneau mal écrit
proclamait le miracle. Comment ce phénomène extraordinaire, une pierre de lave
poreuse qui ressemblait curieusement à une éponge, était-il relié à l’impressionnant
pouvoir spirituel du swami résident n’était pas apparent, mais l’esprit était libre de
tirer ses conclusions. Sa puissance spirituelle semblant surtout se concentrer sur le
maintien à flot de cette roche et comme les dévots indiens de bonne foi ne se
bousculaient pas au portillon, l'ashram était devenu un hôtel bon marché pour les
Occidentaux qui se retrouvaient à Rishikesh, émerveillés par la magie de l'Himalaya
et par l'attrait de l'Illumination.
Ma première tâche était de trouver des gurus qui, pour le regard non-entraîné,
paraissaient aussi innombrables que les pierres du Gange. Comme Subash avait
prévenu, plus d’un homme rusé avec des longs cheveux, du bagout et dont les
intentions avaient été moins que scrupuleusement examinées, avaient revêtu la robe
orange, adjoint ‘’ananda’’ – la félicité – à la fin d’un nom sanskrit déjà imprononçable
et entrepris de duper des chercheurs spirituels crédules.
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Ainsi, Shiva Kumar, qui avait abandonné ses études secondaires, pouvait devenir du
jour au lendemain Sa Sainteté le Grand Seigneur Bienheureux du Yoga. Un stock tout
prêt d'Indiens superstitieux avec un grand respect pour l’institution guru-disciple et
une marée d’étrangers tout aussi naïfs qui affluaient à Rishikesh depuis que les
Beatles s’étaient mis à fréquenter le Maharishi avaient transformé l’activité de guru
en une affaire séduisante. J’appris vite à repérer les imposteurs : des mondains en
quête d’un nom et de notoriété, des laissés pour compte, des névrosés jouant à Dieu,
des dingues, des parasites et des drogués.
Je me demandais si l’atmosphère paisible était responsable de cette multitude
d’hommes calmes et indifférents, à demi-nus et aux yeux brillants qui erraient sur les
rives du Gange. Peut-être était-ce l'inverse : le sentiment de grande paix qui émanait
des sadhus bénissait les vaches, les rochers, les arbres et les fleurs. Leur religion était
certes étrange : personne ne semblait même vaguement intéressé à me faire avaler sa
conception de Dieu. Je devais trouver la solution par moi-même.
Le dogme n’avait apparemment pas grand-chose à voir avec cela. Tout semblait être
dans le vécu. Et le principe, pour autant que je puisse voir, était de préserver la
simplicité. Si vous ne voulez rien, vous ne devez pas l’obtenir. L’avoir se situe dans
l’Etre, pas dans l’acquisition. Si vous n’avez rien, vous n’avez rien à perdre. Je
connaissais ce concept. Il était temps de le rendre réel.
Armé d'une version rudimentaire, mais raisonnablement précise de la théorie de
l’Illumination, comme je la comprenais – Dieu se cache à l’intérieur ; Il est recouvert
par un conditionnement ; supprimez le conditionnement et Dieu se révèle –
j’entrepris de purifier mon esprit et mon corps. Je fis le vœu d’éviter la drogue, les
fringues occidentales, le thé, le café, les sucreries, les aliments frits et le sexe. Sur un
plan plus positif, je poursuivis un programme élémentaire de prière, de méditation,
d’étude des Ecritures et de yoga. Il était assurément ironique qu’à peine deux ans
plus tôt, j’avais fricoté avec un chef de la mafia au bord de sa piscine dans son
manoir sur les pentes de Diamond Head à Hawaï.
LE POUVOIR DU SERPENT
Même si j’avais une vague appréciation de l’impermanence de l’existence, l’Inde fut
le clou dans le cercueil de ma croyance que le monde des sens était capable de
fournir le bonheur. Quoique je n’aurais pas pu le savoir à l’époque, j’entrai dans un
autre rêve, confirmant le fait que je n’étais pas satisfait de moi-même, tel que j’étais,
pour investir dans l’une des supercheries les plus attirantes et les plus utiles du
monde – la religion. Cependant, il s’avéra que ce fut la trajectoire appropriée,
puisqu’elle me conduisit à la liberté. Après quarante ans de félicité ininterrompue et
de plénitude sans commune mesure, je peux déclarer catégoriquement qu’embrasser
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la religion fut peut-être le choix le plus sage que j’aie jamais fait. La raison pour
laquelle cela s’est produit ne peut qu’être attribuée à la logique divine qui modelait
manifestement mon destin.
Comme je volais à l’aveuglette, je singeai simplement ce que je vis. Je balançai mes
loques de hippie pour revêtir l’accoutrement du yogi : le dhoti, le kurta, le tulsi mala et
le tilak. Je picorais comme un oiseau, je contemplais intensément le soleil couchant et
le bout de mon nez – car on m’avait dit que c’était cela, méditer – et je chantais des
chants dévotionnels sanskrits des heures durant, pendant la journée.
Un jour, j’appris l’existence d’un centre de yoga tout près de Lakshman Jhula, une
petite ville située à environ 2 km au-dessus de Rishikesh. Je remontai le fleuve en
suivant un chemin ombragé bordé d’énormes manguiers, puis je pris un sentier à
flanc de montagne qui aboutissait dans un champ ouvert devant un petit groupe de
bâtiments blancs. Au milieu du champ, un groupe d’une vingtaine de jeunes
Occidentaux impeccables et très attentifs, principalement des femmes, était
rassemblé autour d’un beau yogi trentenaire assis dans un fauteuil en osier, qui
donnait un exposé dans un anglais correct. A la fin de cet exposé, il m’invita à rester.
Son yoga était appelé kundalini, le pouvoir du serpent. Sans trop détailler, la théorie
stipule que la spiritualité humaine est une énergie latente et cachée, lovée tel un
serpent dans un chakra ou centre psychique situé à la base de la colonne vertébrale.
Par l’entremise d’une série de pratiques ésotériques, cette énergie peut être éveillée.
Lorsqu’elle s’éveille, elle se déploie et monte le long de la colonne vertébrale, puis
quitte le corps par le sommet du crâne et conflue avec l’énergie spirituelle cosmique.
Cette fusion de l’individu et de l’universel est censée être l’Illumination.
J’entrepris avec enthousiasme de me préparer pour le grand événement, comme un
athlète qui se prépare pour les Jeux Olympiques. On m’avertit que l’énergie était
tatillonne et qu’elle ne s’activerait pas dans un corps pollué. On m’enjoignit donc
d’avaler des mètres de gaze de coton humide et salée, puis de la récupérer,
centimètre par centimètre, une fois que les impuretés de mon estomac auraient été
absorbées. J’ingérai aussi et j’expulsai des litres et des litres d’eau salée par jour et je
versai des décoctions d’herbes dans une narine qui ressortaient par l’autre narine,
j’avalai des cuillerées d’herbes étranges et de poivre de Cayenne, je me brossai les
dents avec de la poudre noire et une brindille, je me contorsionnai les membres
comme des bretzels, je jeûnai, je me privai de sommeil et je me baignai dans l’eau
glacée à l’heure indue de quatre heures du matin.
De toute évidence, le chemin était parsemé d'embûches, mais je ne souffris de rien
d’autre que de nausées et de fatigue. Pendant sa période de disciple, la tentative du
yogi pour purifier sa vessie en aspirant de l'eau par un cathéter en verre inséré dans
son pénis provoqua la rupture du cathéter, mais il avait un bon karma, car après
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avoir reçu des soins médicaux, sa plomberie fonctionnait encore ! Plusieurs des
fidèles féminines qui s’en étaient ‘’remises’’ à lui, comme elles étaient, rapportèrent
que ses prouesses étaient incomparables.
Malgré mon enthousiasme et mon dévouement, rien de mystique ne se produisit,
mais je continuai à avaler la doctrine et toutes les concoctions bizarres. Le kundalini
yoga se base sur des concepts scientifiques, mais il n’était pas conçu pour servir les
besoins des abrutis névrosés issus de sociétés de consommation en quête du Nirvana
instantané.
Au cours des temps védiques, les jeunes hommes qui avaient des inclinations
spirituelles étaient placés dans des académies forestières sous la tutelle de mahatmas
dépassionnés qui les formaient patiemment aux arts spirituels pendant de
nombreuses années, en leur transmettant de plus en plus de disciplines profondes au
fur et à mesure de leur maturation, de manière à ce que, quand viendrait l’Eveil,
l’énergie divine puisse fonctionner par l’entremise d’un très bel instrument. Je crois
que la fascination récente pour la kundalini est plus alimentée par son mythe
esthétique, exotique et romantique que par une compréhension désintéressée des
qualifications requises et des facteurs complexes qui sont concernés.
J’allai trouver le guru pour découvrir ce qui ne fonctionnait pas. Je pense que je
croyais que l’Illumination était un jeu d’adresse délicat et le corps, un puzzle
ingénieux. Ainsi, après avoir beaucoup joué, vous faites les bons mouvements dans
la bonne séquence et puis, subito presto, le prix apparaît – l’Illumination !
Il proposa quelques corrections et il me renvoya au charbon poursuivre mes efforts.
Sur ces entrefaites, nous nous liâmes d’amitié au cours de promenades quotidiennes
le long des rives du Gange. Je ne suis pas certain de ce qu’il vit en moi, car nous
n’avions rien en commun. Peut-être enviait-il la manière désinhibée et sans remords
dont je conduisais ma barque. Parce que leur société est très structurée, les Indiens
ont un désir énorme d'être libre. En fait, le terme le plus courant qui désigne
l'Illumination, l'obsession de la culture védique, c’est moksha, la Libération. Même s’il
était prétendument libre intérieurement, je devais paraître extérieurement beaucoup
plus libre. Peut-être n'était-ce pas du tout sa raison, car la liberté intérieure rend
toute circonstance propice. J'appris plus tard qu'il était très ambitieux : il voulait
simplement être invité aux États-Unis. De toute évidence, il a fini par obtenir ce qu'il
voulait et sans surprise, il s'est retrouvé pris dans l'un de ces scandales sexuels et
financiers de mauvais goût qui semblent régulièrement toucher les gurus exportés de
l’Inde.
Bon an mal an, après plusieurs mois, rien de notable ne s’était produit et je
commençai à remettre en question tout le concept. Sans compter la spiritualité
induite par la drogue, dont je ne peux pas m'attribuer le mérite, j'avais accumulé pas
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mal d'expériences transcendantes pour mon CV spirituel avant d'arriver en Inde et
puis, le Maharaj de Bombay me révéla le divin en un clin d’œil, et le jour où j’entrai
dans le courant fut un don qui était venu directement de Dieu. Je commençai alors à
me demander pourquoi je devrais travailler si dur pour quelque chose qui semblait
fréquemment venir sans aucun effort conscient. Peut-être tout ce travail spirituel
interférait-il avec mon Illumination.
J’en fis donc tout un plat et je dis : ‘’Cela ne fonctionne pas, Yogaji. Donnez-moi autre
chose, s’il vous plaît. Qu’est-ce que la quantité de mucus que je peux bien extraire de
mon corps a à voir avec l’Illumination ? Cela n’a aucun sens ! Qu’est-ce que votre
guru vous a donné ?’’
‘’Cela ne va pas comme ça. Vous devez travailler dur et avoir la foi’’, répliqua-t-il.
‘’Cela viendra en temps voulu. Vous n’êtes pas encore prêt.’’
‘’En bien, j’ai investi beaucoup de temps et d’énergie dans ce projet, et puisque cela
ne fonctionne pas, je pense que je vais partir’’, dis-je.
A mon grand étonnement, il fit volte-face et il dit : ‘’Eh bien, vous avez travaillé dur
et peut-être êtes-vous prêt pour l’étape suivante. Je vais vous donner la pratique que
mon guru m’a donnée.’’
J’abandonnai donc le drill d’avaler et vomir pour débuter une pratique complexe de
contractions musculaires, de contrôle de la respiration et de mantras. Ce travail
nécessitait une concentration intense et l’ashram, avec toutes ses distractions, ne
convenait pas, aussi partis-je en amont du fleuve à la recherche d’une grotte sur les
rives du Gange.
Transportant une couverture et une casserole, je tombai sur un énorme rocher au
milieu d’une plage de sable. Avec le ruissellement, le fleuve avait creusé un grand
trou sous le rocher, une grotte parfaite, adaptée pour s'asseoir à l'ombre, le midi, et
dormir à l'abri des éléments pendant la nuit.
A la fin de la première semaine, je réalisai que j’avais un colocataire, un cobra d’un
mètre de long qui allait et venait par un trou situé à l’arrière et qui dormait pendant
la journée dans une crevasse bien cachée. Puisque nos horaires ne se chevauchaient
pas et que les animaux attaquent rarement sans provocation, je décidai de ne pas
déménager. Au lieu de cela, je considérai sa présence comme un présage positif.
Le cobra est le principal symbole du kundalini yoga et le véhicule de Shiva, le grand
Seigneur du yoga, et il est dit que le Gange s’écoule de sa chevelure emmêlée. Et
selon les yogis, les serpents représentaient l’électricité latente de la Conscience et
véhiculent cette projection spirituelle depuis des lustres. Quotidiennement, des nagas
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babas nus et couverts de cendres, des adeptes de Shiva aux cheveux emmêlés
passaient devant la grotte et se dirigeaient vers le Kailash, le sommet le plus sacré de
l’Himalaya, la source du Gange et la demeure de Shiva. J’imaginais donc jouir de la
protection du dieu.
Deux jours après avoir découvert le serpent, un petit scorpion me piqua le petit orteil
du pied gauche. L’orteil gonfla en envoyant des douleurs lancinantes au pied qui
enfla jusqu’à ce que la peau soit douloureusement tendue. Immobilisant ensuite la
cheville, le gonflement toucha le mollet, puis le genou et ma jambe devint tellement
raide que je ne pouvais plus la plier adéquatement. Quand le poison atteignit le
cœur, j’entrepris d’aller trouver un docteur en boitillant en direction de Rishikesh, à 5
kilomètres en aval.
J’avais à peine parcouru une centaine de mètres que j’entendis des brindilles casser et
des rochers glisser sur le flanc de la montagne, ce qui suggérait qu’un animal assez
gros – peut-être un tigre – descendait dans ma direction. Poussé par la douleur, je
continuai, certain de rencontrer la bête dans les prochaines minutes. Je parvins à
parcourir encore une trentaine ou une quarantaine de mètres, quand soudain, un
grand naga baba nu, dont les yeux luisaient comme des braises, surgit de la jungle en
face de moi ! Portant dans une main un trident métallique orné d'amulettes et dans
l'autre un paquet de vieux manuscrits enveloppés dans des bandes de tissu orange, il
s'arrêta juste en face de moi.
Il regarda ma jambe et fit un petit geste que je pris pour l’imitation d’une piqûre de
scorpion. J’acquiesçai. Après avoir déposé son paquet sur le chemin devant moi, il en
détacha une des bandes de tissu, puis s’approcha du bord du chemin, déchira la
bande en trois pièces, les noua, l’une à la suite de l’autre sur la branche d’un buisson
voisin et reprit place devant moi.
Après un moment d’intense silence, j’entendis un ronronnement rythmique grave
émanant de la région de son plexus solaire, des vibrations si subtiles que je ne pus
distinguer les mots, même s’ils étaient très certainement en sanskrit. À peine vingt
secondes s’écoulèrent avant que les douleurs dans la poitrine ne cessent. Il continua à
psalmodier et je ressentis une nette diminution de la douleur dans la jambe.
Quelques secondes plus tard, mon genou retrouva son état normal.
L’énergie qui émanait de lui était tellement forte que mon esprit devint
lumineusement immobile et je pus réellement voir la forme subtile du poison, tandis
que le mantra le chassait en bas de la jambe. Ensuite, la cheville retrouva son état
normal, et le poison chassé par le mantra se retira jusqu’au point où le dard avait
percé la peau. Puis, il quitta l’orteil, comme l’esprit quitte le corps au moment de la
mort et se dissout dans l’espace.
26
La psalmodie cessa et le sadhu, sans aucun changement d’expression, s’approcha du
buisson, récupéra ses bandes, les rattacha, lia ses manuscrits, hocha légèrement la
tête et retourna dans la jungle ! J’examinai mon orteil et la peau était intacte.
Je retournai dans ma grotte et repris les pratiques qui généraient des sentiments
inexplicablement élevés et des aperçus cristallins de la nature de l'esprit et de la
réalité. J’avais souvent l’impression de n’avoir plus de corps. Submergé par un
profond courant de félicité presque insupportable, je fus dans l’incapacité de
pratiquer pendant deux jours et je demeurai assis, immobile, pendant des heures
d’affilée. Par deux fois, j'entendis de la musique céleste et j’humai une fois un parfum
mystique si pur qu'il me coupa presque le souffle. Un matin, pendant plusieurs
heures, j'entendis un profond bourdonnement qui provenait de l'espace intérieur et
que les textes de yoga appellent le nada Brahman, la Vérité universelle qui crée le
monde.
Assis sur le sable, un soir, peu après le coucher du soleil, je fus submergé par une
énergie terriblement sombre, comme si le poids du monde entier m’oppressait. Dans
l’incapacité de m'asseoir, je m’allongeai sur le dos, les membres étendus, regardant le
ciel dans lequel quelques étoiles apparurent. Observant un nuage noir de mauvais
augure qui se formait à partir de nulle part et qui remplissait le dôme du ciel, je me
demandai si c'était là-haut dans le ciel réel ou si c’était une vision qui occupait le ciel
spirituel intérieur, mais cela n'avait réellement aucune importance, car c'était
insupportablement réel. Alors que je regardais, en proie à la terreur, le nuage se
métamorphosa en la déesse Kali qui était dotée d'un tel éclat que je ne pus la
contempler pendant plus de quelques secondes avant de perdre conscience.
Le lendemain, assis sur le sable devant la grotte dans un état de révérence et
d’émerveillement dû à l’expérience de la déesse, je repérai le corps vêtu d’orange
d’un sadhu qui flottait lentement devant moi, un corbeau juché sur sa poitrine
picorant la chair en décomposition. Je le pris comme un symbole de l’impermanence
de la vie et fis le vœu de redoubler d’efforts.
Presque six semaines jour pour jour après avoir emménagé dans la grotte, j'étais assis
sur la rive du fleuve dans la posture du demi-lotus en train de psalmodier un
mantra, quand mon corps devint tellement léger que je me demandai si je n’allais pas
léviter. Je fus de nouveau comme magiquement doté d'un genre de vision à rayons X
qui me permit d'observer la vie au niveau cellulaire. Les espaces entre les cellules
commencèrent à s'agrandir de plus en plus jusqu'à ce que mon corps atteigne une
taille énorme, dépassant rapidement la taille de l'Himalaya et de la Terre qui
s'éloignèrent. Il se dilata jusqu'aux confins du cosmos, se dissout, et je pus voir
d’innombrables galaxies qui tournoyaient dans l'éternité, tandis que mon vrai Soi
apparaissait comme une radiance infinie imprégnant un vide impressionnant !
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Je me levai et suivis le fleuve en direction de l’ashram pour exprimer ma gratitude au
yogi, marchant sans marcher, vecteur d’un courant grisant d’électricité divine.
Comme un éclair, celui-ci toucha un villageois qui arrivait sur le chemin et le fit
tomber sur le sol en exécutant une prosternation complète, les bras étendus vers moi.
Un autre villageois, pétrifié par la peur, se blottit dans une crevasse à flanc de
montagne, au moment où je passais. Les vendeurs normalement volubiles de
Lakshman Jhula se turent et tous les regards se tournèrent dans ma direction.
Plusieurs membres d’un groupe de pèlerins venant rendre un culte au temple firent
la salutation namasté et dirent ‘’Ram’’, ‘’Ram’’, d’une telle manière que je savais que
la shakti avait éveillé la vision du Soi en eux. Continuant à l’ombre des manguiers qui
bordaient le chemin, je passai devant deux sadhus qui dormaient, un mendiant
aveugle et sa femme qui chantaient des chants dévotionnels en l’honneur de Krishna
et un yogi nu allongé sur un lit de clous.
Yogaji et ses adeptes étaient assis dans le jardin, quasiment exactement comme ils
étaient, le jour de mon arrivée. Le sentiment que ceci serait notre ultime rencontre
flottait dans ma conscience. Je tournai mon attention vers mon guru et reçus un rude
choc, car tout comme ses adeptes, il était lui aussi coincé dans le sommeil de la
conscience matérielle ! Tout le monde se mit à réagir à l’énergie, et le yogi, timoré
mais remarquablement calme, mit un terme au satsang, puis se tourna vers moi.
‘’Je pense qu’il est temps pour vous de partir’’, dit-il tranquillement. ‘’Je vous ai
donné tout ce que j’ai pu.’’
Je souris, j’acquiesçai, je ramassai mon sac et je m’éloignai sans une pensée, comme si
toute ma vie-là n’avait été qu’un rêve.
Pendant trois jours, j’errai en Dieu, comme Dieu. L’expérience était similaire au LSD,
en ce sens que je trouvai intensément absorbant chaque détail banal de chaque objet
superposé à la radiance béatifique du Soi. Chaque pensée et chaque sentiment étaient
exactement égaux, l’esprit un lac placide. Il n’y avait pas de hauts ni de bas, de bien
et de mauvais, de correct et d’incorrect. Je pouvais tout aussi bien apprécier les
minuscules veines d'une petite feuille que les sonorités cacophoniques de la musique
de film stridente qui provenait des stands de thé. Chaque épisode du domaine du
royaume des sens me faisait réaliser une fois de plus encore que la vie n'était guère
plus qu'une bande dessinée idiote collée à la réalité éternelle, une expérience que les
hindous appellent maya, la grande illusion co(s)mique.
Et puis, au bout de trois jours merveilleux, aussi imprévisiblement qu’elle n’était
survenue, l’expérience divine se fondit lentement dans la réalité quotidienne en me
reléguant une fois de plus à la vie dans l’ombre. La perte de mon propre enfant
n’aurait pas pu me toucher aussi profondément. Pensant avoir atteint le désir de mon
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cœur, je me retrouvais avec rien d’autre que le cruel souvenir de trois jours de félicité
transcendante.
J’envisageai de retourner dans la grotte pour retenter le coup, mais je fus plus avisé.
Ceci avait été un don et non le produit de mes actions, bien que d'une certaine
manière, mes actions l'aient invoqué. Mais pourquoi cela avait-il pris fin ? Se
pourrait-il que cela soit Sa Volonté ? En quoi avais-je failli dans mon apprentissage ?
Assis sur un rocher au bord d’un chemin qui conduisait à l’un des innombrables
temples de l’Inde en escaladant la montagne, tourmenté par le doute, mon cœur, un
trou béant, j’entendis le son de voix qui tintinnabulaient comme des clochettes au
loin et j’aperçus une vieille femme courbée qui guidait un aveugle dans ma direction.
En passant, elle marqua une pause, puis se tournant vers moi et regardant
profondément en moi, elle émit un rayon d’amour qui me transperça le cœur. Le Soi
se réveilla inopinément et ma perception se réorganisa en annulant le monde.
C’était de nouveau là !
Je fis cette fois l’expérience de sombrer dans une obscurité vaste et sûre, de tomber,
puis de flotter dans un océan de paix et de félicité si doux que je perdis conscience.
Enfin non, ce n’est pas que je perdis conscience – j’étais parfaitement éveillé et tout à
fait conscient – mais le monde, tel que je le connaissais, avait disparu.
Lorsque les sens réapparurent, le soleil suivait une trajectoire descendante dans le
ciel. Les feuilles des arbres, pleines de vie, semblaient sur le point d’exploser et
chaque pierre rayonnait de conscience dans le lit du ruisseau à sec.
Il est évident qu’une part de moi mourut durant cette expérience, puisque le voile de
la séparation se souleva, et la vie se poursuivit sur pilote automatique. Quelqu’un me
conduisit chez un professeur de musique qui me donna un harmonium et des leçons
de chant dévotionnel. Quand j’avais envie de communiquer, des personnes
apparaissaient à l’improviste, l’étincelle divine passant en elles, alors que nous
parlions. Un profond désir sexuel poussa une charmante jeune femme qui vivait à
l’ashram et qui jusque alors m’avait totalement ignoré à venir dans ma chambre sous
un prétexte et à s’offrir. Mon visa étant sur le point d’expirer, je fus conduit chez un
fonctionnaire corrompu qui rappliqua avec les papiers, sa petite amie et un piquenique, le dimanche suivant.
29
CHAPITRE 2 : LA MALADIE DE L’IGNORANCE
Alors que je me demandais pour quelle raison j’avais été béni par la bonne fortune
qui m’avait conduit jusqu’ici, mon esprit bondit deux années en arrière.
Je travaillais tard et j’étais en train d’arranger les comptes, lorsque le téléphone
sonna.
‘’Combien ?’’, criai-je. Je ne pouvais pas croire qu’elle tenait toujours.
‘’Ecoute, Charlie’’, dis-je, en ravalant ma rage, comme un gros lard rentrant sa
brioche en présence d’une pépée. ‘’Ça ne va pas le faire. Cette…’’ J’allais dire
‘’salope’’, précédée par tout un chapelet d’épithètes peu flatteuses, mais je me ravisai.
Tout allait mal, et j’avais besoin de plus d’ennuis encore comme l’Angleterre de
pluie. De plus, je ne voulais pas qu’il sache à quel point cela m’engageait. Cinq
années de dur labeur et beaucoup d’argent étaient sur le point de partir en fumée.
Par ailleurs, comme je n’avais pas d’amis qui voudraient écouter mes jérémiades, je
ne voulais pas rater l’occasion, aussi évacuai-je ma colère par petites touches
constipées.
‘’Cela fait six mois qu’elle tire sur la ficelle et j’en ai jusque-là !’’, dis-je, en gesticulant
frénétiquement, deux tons plus hauts.
‘’S’il te plaît, sois raisonnable, James’’, répondit-il.
Je détestais ce ton d’avocat lénifiant qui me rappelait ma mère, la juge, et le psy chez
qui on m’a envoyé, quand l’université m’a renvoyé. Comment s’appelait-il, déjà ?
Paton, Payton, Penton, ou quelque chose dans le genre. Je ne l’oublierai jamais. Six
mois à fouiller dans mon enfance, comme un proctologue contrôlant la prostate, et
me demandant constamment comment je me sentais par rapport à ceci ou par
rapport à cela…Puddy ! Walt Puddy. C’est ça ! Quel nom ! Qu’est-ce qu’on a lâché
comme vannes typiquement juvéniles là-dessus ! Au cas où vous l’ignoreriez, à
l’époque, ‘’pud’’2 était l’un des mille vocables pour vous savez quoi. Je ne doute pas
que le langage a évolué et je n’ai aucune idée, quant à la façon dont on appelle ça
maintenant.
Quoi qu’il en soit, j’étais fatigué des longs trajets. Spokane était à plus de 175 km et
vivre à la maison m’ennuyait. En fait, ce n’était pas si mal, en y songeant. Papa – que
Dieu ait son âme – me fit don d’une Lincoln 57, qu’il avait dégotée chez la veuve
2
Que l’on pourrait traduire en français par ‘’ zizi’’, ‘’kiki’’, ou ’’bistouquette’’, NDT
30
d’un docteur, le genre avec le bouchon du réservoir à l’intérieur du feu arrière. On
appuyait sur un petit bouton rouge rond et réfléchissant cerclé de chrome et le feu
arrière s’ouvrait ! Il n’y avait pas de souci avec l’essence. C’était les années 50 et Papa
était un grand resquilleur. Il l’achetait à prix de gros pour 12 cents le gallon3 et il la
stockait dans un réservoir sous notre allée, et nous pouvions nous-mêmes faire le
plein.
Des ailerons de requins monstrueux et des tonnes de chrome, tu parles d’une
bagnole ! Les dames l’adoraient et les flics s’en foutaient, car ils devaient penser
qu’elle appartenait à un gros richard. Elle m’a gâté, par rapport à ce qui devait
arriver ― ces trucs japonais étriqués et sans âme ‘’sensitifs’’ à l’environnement
contrôlés par ordinateur, avec des pare-chocs en plastique, filant partout sur les
autoroutes, comme des araignées d’eau.
Le docteur l’avait commandée spécialement pour 10 000 $, une fortune à l’époque.
Elle avait des sièges électriques, une direction assistée, une antenne électrique… tout
électrique, quoi ! Je pouvais me rendre de Lewiston à Spokane en une heure et
demie. Il n’y a peut-être pas de quoi en faire tout un plat, si on considère l’état de la
technologie automobile et la nouvelle autoroute, mais il faut savoir que ce calcul
incluait la colline de Lewiston, une côte de 7 % avec 16 km de virages en épingles à
cheveux, ce qui dans un véhicule ordinaire nécessitait une bonne trentaine ou une
quarantaine de minutes. Cette machine était lourde, collait à la route comme un bébé
singe qui s’agrippe à sa mère et enfilait les virages serrés à du 80 km/h, comme
aucune autre. Lorsque j’arrivais dans la prairie, je la laissais fendre l’air en traversant
à tombeau ouvert et comme un beau diable les pittoresques petites villes agricoles de
la Palouse, en soulevant un nuage de poussière que l’on pouvait apercevoir à des
kilomètres à la ronde.
En réalité, ces visites bihebdomadaires chez le psy n’étaient pas si mauvaises. Au
bout de cinquante minutes, je descendais dans les bas quartiers, j’éclusais quelques
bières et je jouais au billard et des coudes avec des personnages plutôt louches.
Quoi qu’il en soit, j’en avais marre de ces discussions interminables et je sentis surgir
une de mes pulsions, ces pulsions qui m’avaient initialement fait me retrouver sur ce
bête divan et celle-ci était sur le point de me faire disjoncter.
J’essayais de me conduire au mieux jusqu’à ce qu’on m’envoie dans une autre
institution blanche anglo-saxonne et protestante. J’étais en disgrâce pour m’être fait
virer d’une école très prestigieuse pour des raisons que nous n’évoquerons pas.
3
1 gallon = 3,78 litres
31
‘’Tu as tous les dons, James’’, avait l’habitude de dire ma mère qui avait du caractère
et de l’ambition, ce qui me faisait me sentir particulièrement coupable. ‘’Avec de
bonnes opportunités, tu seras quelqu’un. Et nous sommes là pour veiller à ce que tu
disposes de ces opportunités.’’
Je demandai carrément au psy ce qui n'allait pas chez moi.
Celui-ci marqua un temps d’arrêt avant de se ressaisir, puis de bourrer une bonne
petite pincée de tabac sucré dans sa pipe en écume de mer chérie qu’il alluma et qu’il
caressait de manière obscène, lorsqu’il ne fumait pas, et il fit pivoter son fauteuil
pour contempler par la fenêtre la ligne d’horizon de Spokane dominée par l’Hôtel
Ridpath, un fantasme d’opulence mauresque des années trente.
Je pensais qu’il était juste un peu théâtral, qu’il poussait le bouchon le plus loin
possible du personnage avunculaire savant d'Ivy League, mais je me trompais. En
fait, il se préparait à être réel, après tous ces mois. Il se perdit dans ses pensées durant
une éternité, pivota dans l’autre sens, tira une petite bouffée odorante, me regarda
droit dans les yeux et d'une toute nouvelle voix, que j'en suis venu à reconnaitre
comme étant la vérité depuis, dit : "Eh bien, James, au pire, vous êtes légèrement
inadapté." Nouvelle longue pause. "Mais, vu l'époque, je dirais que c'est bon signe."
J’en fus soufflé.
Pendant tout ce temps-là, je pensais que peut-être tout le monde, Maman et tous les
symboles de l’autorité qui paraissaient avoir été envoyés sur la Terre principalement
pour me tourmenter depuis le premier jour, avaient raison. Peut-être y avait-il
quelque chose de gravement défectueux chez moi. Mais ce bon docteur ne semblait
pas le penser. J’étais tout à fait d’accord avec lui. Il ne s’en rendit sans doute pas
compte, mais il venait de me donner toute latitude pour continuer ma lente descente
aux enfers.
Sérieusement, quelque chose n'allait pas. Il ne savait tout simplement pas ce que
c'était ou s’il le savait, il ne pouvait pas le dire. C'était un intellectuel libéral bien
intentionné qui pensait le monde du Dr Spock, qui n’aurait pas pu m’appeler un
vilain petit diable et me donner quelques claques bien méritées. Cela n’aurait pas été
scientifique, cela aurait pu causer des dégâts irréversibles à ma tendre psyché. On
pourrait penser qu'un type qui touchait cinquante dollars de l'heure, beaucoup
d'argent à l'époque, aurait pu se rendre compte que ma morale était mise à mal,
parce que je ne savais pas qui j'étais. Mais l’aurait-il su, comment aurait-il fait pour
me mettre au parfum ?
Il me fallait continuer ma descente aux enfers.
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Désolé de passer du coq à l’âne et d’errer comme une âme en peine dans mon
antiquité. C’est comme ça, quand on regarde en arrière. Les pensées bifurquent
incontrôlablement, alors que l’esprit est à la recherche du fond de vérité, de
l’événement destiné à éclairer les ténèbres du passé et illuminer le présent.
Où en étais-je ? Ah oui, en train de rouspéter par rapport à la manière dont les soidisant professionnels parlent. Je n’avais pas besoin d’un avocat, parce que je m’étais
mis dans de sales draps, à tout le moins, pas encore, mais parce que je ne pouvais pas
parler d’argent avec Magdalena. En ce qui concerne les banalités, ça allait : les ventes,
les modèles, l’inventaire, ainsi que tous les petits détails pratiques, mais lorsqu’on en
arrivait au sujet de ma valeur, la conversation devenait invariablement désagréable.
Quoi qu’il en soit, j’étouffai ma colère, parce que j’avais besoin de lui et parce qu’il
n’était pas un mauvais bougre. Il prenait sa dérouillée bihebdomadaire sur les courts
de tennis, comme un chef, et je pensais souvent que si je n’étais pas qui j’étais, peutêtre que dans un monde plus parfait, nous pourrions même être des potes, vider
quelques mousses et nous mettre en quête d’aventures galantes ou quelque chose
dans ce goût-là. Non pas que je sois dans ce genre de choses, aujourd’hui.
Je m’excusai et je conduisis ma part de la conversation au niveau d’une plainte
légitime : ‘’Mais enfin, Bon Dieu, Charlie, ça vaut deux fois ça ! Je me suis cassé le cul
pour bâtir ça jusqu’à ce niveau !’’
‘’C’est peut-être bien vrai, mais ça ne vaut que ce qu’elle est prête à payer. Elle te
tient par les roubignolles. Elle a le contrôle des votes sur les actions. C’est le mieux
que tu puisses obtenir.’’
Cela me gonfla. Je décidai de jouer mon atout.
‘’Faux, Charlie.’’ J’augmentai le prix.
‘’Bon Dieu, James, tu es fou ? Voici une offre solide. Elle pense déjà qu’on la plume,
en fait, et toi, tu veux 50 000 $ en plus ! Tu devrais accepter son offre. Tu sais combien
de temps il me faudrait pour réunir une telle somme ?
‘’Toi, tu es avocat et moi, je possède 49 % d’une société prospère. Mais c’est une autre
question. Elle acceptera.’’
"Tu as l'air plutôt arrogant, James. Y a-t-il quelque chose que je ne sais pas ?"
"C'est vrai, Charlie. Dis-lui que ça n'ira pas au tribunal."
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‘’Nous avons déjà examiné cela, aussi. Si tu n’acceptes pas cette offre, cela finira au
tribunal. Que proposes-tu ?’’
‘’Je n’ai pas été tout à fait franc avec toi, Charlie.’’
‘’Attends une minute, James. Réfléchis-y à deux fois. Sérieusement, si c’est illégal, tu
me mets dans une situation délicate. Je ne peux pas te représenter, si tu es dans
quelque chose de lourd.’’
‘’Que dirais-tu de deux semaines de vacances, tous frais payés, pour toi et Pam à
Tahiti ? Golf, plongée sous-marine, petit-déjeuner au lit…La totale !’’
‘’C’est un pot-de-vin, James ?’’
‘’Disons que tu es un gars droit, un grand avocat et un copain et je voudrais
simplement te témoigner mon appréciation.’’
‘’Ça doit puer. Je ne suis pas certain de vouloir entendre ça !’’, répondit-il sans
conviction.
‘’Mais si, Charlie. Si tu n’aimes pas ça, dis-moi d’aller me faire voir. Je trouverai bien
quelqu’un d’autre.’’
‘’Du calme, James ! Pourquoi accepterait-elle cette offre, alors qu’elle pousse déjà des
cris d’orfraie ?’’
‘’Parce que j’ai un second livre de comptes !’’
‘’Tu veux dire…’’
‘’C’est cela ! Après la venue du fisc et que je me sois entretenu avec certaines
personnes, il n’y aura plus aucune société à gérer. Ce livre de comptes vaut l’argent
supplémentaire. C’est le deal.’’
‘’Mon Dieu, James, non seulement tu me soudoies, mais tu la fais chanter, sans parler
du fait que tu trompes le gouvernement. Je n’aime pas ça. C’est mal.’’
Mais je pouvais entendre au ton de sa voix qu’il était intrigué, confirmant mon
hypothèse d’après laquelle la majorité des gens s’ennuient à mourir et qu’ils espèrent
toujours que quelque chose d’excitant et d’inhabituel viendra illuminer leur petite vie
vertueuse superficielle.
34
‘’Mal ou pas, c’est ainsi. Elle s’est assise sur sa promesse et c’est la seule manière de
réparer.’’
‘’Nous avons une chance sérieuse que le tribunal voie cela comme nous. Je te l’ai dit.’’
‘’Une chance sérieuse contre cinq ans de ma vie ! Cela n’est pas suffisant. J’ai une
assurance et il est temps de déposer une demande d’indemnisation !’’
Je pouvais sentir qu’il s’énervait, aussi tentai-je de faire appel à son coté supérieur.
‘’Ne crois pas que je ne voudrais m’occuper de ceci honorablement, Charlie,
m’asseoir sur le patio, en discuter poliment autour d’un thé. Je proviens d’une bonne
famille et je ne suis pas un escroc. C’est l’unique façon.’’
‘’En réalité, le chantage est éminemment raisonnable’’, me dis-je en moi-même. ‘’Je
devrais juste la pousser d’une falaise de la côte nord pour clôturer l’un de nos
fameux pique-niques au champagne. Juste un peu plus près, chérie. C’est superbe,
n’est-ce pas ? Peux-tu voir le fond tout en bas, là où les vagues s’écrasent sur le
rivage en jaillissant de ce rocher, comme le jet d’une grosse baleine ? Oui, fais bien
attention de ne pas tomber. Tiens, prends ma main ! Vas-y, penche-toi, je te tiens !’’
Voilà qui aurait été une réponse civilisée à sa perfidie, comme l’aurait dit Maman.
‘’Elle va mordre à l’hameçon’’, continuai-je. ‘’Ne pas perdre la face est important
pour les Asiatiques. Nous avons une excellente réputation et si la rumeur se répand
que nous arnaquons l’Oncle Sam, beaucoup de ces gros clients s’en iront. De plus, les
affaires marchent du tonnerre. Tu as vu les chiffres. Elle aura tout récupéré en un
rien de temps.’’
‘’Tu es vraiment culotté !’’, dit-il.
‘’Je n’en suis pas arrivé là où j’en suis avec un cœur faible, mais si cela peut te faire
sentir mieux, je n’apprécie pas plus que toi.’’
Je pense que ça l’a fait. J’étais sincère. J’en avais plus que marre de tout ce bazar. Cela
dévorait chaque minute de mon temps et je ne dormais pas bien. Mon ventre
pendouillait au-dessus de ma ceinture, je fumais plusieurs paquets par jour de Camel
sans filtre et je buvais beaucoup d’alcool. Le succès n’était pas une réussite.
‘’D’accord, James’’, je le lui dirai.
J’avais envie de l’embrasser.
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‘’N’oublie pas, en première classe ! Tu viens au club, samedi ? J’ai une nouvelle
raquette et tu vas te prendre une raclée !’’
‘’Je ne sais pas, Charlie. Cela dépendra comment je me sentirai alors. Je n’ai pas
beaucoup envie de socialiser. On entre dans la phase décisive, sur ce coup-là, et je
suis presque sans emploi.’’
J’avais l’air sûr de moi, mais je raccrochai en me demandant si j’avais bien fait de
l’impliquer, car si les choses tournaient mal, il pourrait cracher le morceau.
Jusque-là, personne ne savait ce qui se tramait. La société était juste une grande
famille heureuse. Je voulais moi-même lui dire. Nous nous parlions encore, mais
ainsi que je l’ai dit, tout se passait mal, dès que la question de l’argent était soulevée
en sa présence.
Je faillis renverser un piéton à la sortie du parking, lorsque mon esprit passa en mode
fantasme et que je vis son corps nu bien dessiné et que j’avais follement et
éperdument aimé, ces cinq dernières années, alangui sur le sable du Sahara, un pieu
en bois brut violemment enfoncé dans son cœur, une petite traînée érotique de sang
rouge vermeil qui s’écoulait de la blessure se figeant dans le sable, une image somme
toute déplaisante, mais qui me fit me sentir mieux.
J’avais envie de pleurer en remontant le Strip. Oui, je sais. Les hommes ne pleurent
pas. Du moins, en ce temps-là, ils ne pleuraient pas. Maintenant, on me dit que c’est à
la mode. Cela indique que vous êtes sensible et que vous avez des sentiments. Les
femmes sont censées aimer ça.
Je déteste m’apitoyer sur mon sort, mais j’avais fait un gâchis royal des choses et la
vie paraissait beaucoup plus importante alors qu’aujourd’hui, aussi me retrouvai-je
en train d’étouffer une série de douloureux sanglots secs qui s’efforçaient de
remonter à la surface, comme des gaz pourris fuitant à travers un colon bouché et
putréfié. J’eus beau essayer, ne pas penser à elle était impossible, comme pour ce gars
qui était allé trouver un guru pour recevoir un mantra secret. Après que les
instructions furent données, le guru lui dit : ‘’Oh, à propos, ce mantra ne marchera
pas, si vous pensez à des éléphants roses avant de le réciter…’’ Elle était fourrée dans
mon esprit et la seule façon de l’en effacer, c’était de planer.
Je me garai près de Diamond Head, coupai le moteur et je pris un joint. Je n’ai pas
inclus la dope dans la liste des poisons susmentionnés, puisqu’à l’époque, je pensais
que c’était un remède à mes problèmes, béni du ciel. Je m’imaginerais bientôt ne plus
avoir de problèmes.
J’étais le problème.
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Je me rappelle avoir éprouvé de la reconnaissance en roulant le joint, me demandant
comment j’avais pu survivre sans lui pendant si longtemps.
La première fois où je fus initié à la dope me traversa l’esprit.
Je venais juste de rentrer de Zamboanga à Manille après un voyage d’affaires, où je
faisais des sauts de puce d’une île à l’autre à bord d’un DC-10 délabré, vestige de la
guerre. On atterrissait sur des pistes défoncées tellement étroites que les ailes
frôlaient les cocotiers des deux côtés, tout en faisant des écarts pour esquiver les
formes noires et massives des buffles d’eau qui traversaient le tarmac criblé de trous,
tout à leur aise.
Quel dandy j’étais ! Arborant un barong tagalog, un pantalon en soie et un panama,
je me pavanais dans des villes tropicales fétides en étalant mes billets verts sur les
marchés locaux, faisant tournoyer un bâton incrusté acheté chez un antiquaire de
Rangoon, sans doute récupéré sur un officier britannique ayant fait le sacrifice
suprême pendant la campagne birmane. Aussi ridicule que j’étais, je ne regrette pas
un seul jour passé sous des vérandas bien abritées pendant la chaleur du jour, à boire
de la San Miguel et à grignoter des baluts ― des embryons de canetons cuits durs ―
en négociant avec des marchands chinois.
Je défis mes bagages, puis j’allai piquer une tête, et je me prélassais près de la piscine
en buvant un gin tonic et en lisant Conrad, lorsqu’Emy apparut, faisant vibrer mes
vieilles hormones. Elle était si délicieusement philippine ― une combinaison
merveilleuse d’insondabilité malaise accommodante et de passion espagnole. Elle me
faisait me raidir de partout, mais la draguer était strictement interdit, car elle était la
fille de Ninoy, notre fournisseur n°1. Le sexe était le sexe et les affaires étaient les
affaires, même si je n’avais certainement pas suivi cette règle avec Magdalena.
‘’Salut, James !’’, dit-elle, en tirant avec enthousiasme une chaise-longue sur le
carrelage avant d’y déposer négligemment ses formes voluptueuses. Où as-tu été ?
Cela fait quelques semaines que je ne t’ai plus vu !’’
‘’J’étais en voyage d’affaires à Mindanao. Je ne savais pas que tu me surveillais !’’,
répondis-je, tout en me demandant ce qu’elle voulait.
‘’Bien sûr que je te surveille. Papa parle de toi tout le temps. Il pense que tu es doué.’’
J’étais trop vaniteux pour ne pas être flatté. Et je n’étais pas trop sûr, par rapport à la
quantité de mes boniments que Ninoy avait pu gober.
‘’Et toi ? Qu’en penses-tu ?’’
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"Oh, pas mal. Tu crois plutôt que tu es un crack, mais tu n'es pas un mauvais mec. Tu
dois être malin pour avoir autant d'argent à vingt-cinq ans."
Malgré ses dires, j’avais l’impression qu’elle n’avait pas tant d’estime pour l’argent,
mais j’aimais assez son style impertinent et sa maitrise de l’anglais.
‘’C’est juste de la chance’’, dis-je. ‘’Qu’y a-t-il dans le sac ?’’
Elle se pencha pour ramasser un grand sac en raphia orné de fleurs séchées, ses seins
généreux tombant presque de son chemisier froissé partiellement déboutonné. Elle
avait tout ce qu’il fallait, mais ses cheveux étaient en bataille et son bikini était mal
assorti. Qu’avait-elle contre les soutiens-gorge et les jupes serrées, le rouge à lèvre, le
parfum et les salons de coiffure ? Magdalena n’aurait jamais laissé autant de choses à
découvert en public.
Emy me donnait l’impression d’être un véritable dinosaure à l’âge de 26 ans. J’étais
prisonnier des années cinquante, et on était ici en 67. J’étais devenu comme Papa,
désespérément conventionnel et hors du coup.
Elle avait dû trouver son style à Berkeley où elle était allée à l’école. Les choses
avaient changé, depuis que j’avais décroché en 62 et que je m’étais sauvé avec
Magdalena. J’étais tellement fou amoureux d’elle et prêt pour l’aventure que
lorsqu’elle me remit le billet d’avion et une énorme liasse de billets de cent dollars,
six mois avant la remise des diplômes, je me rendis directement dans mon
appartement, ramassai quelques romans et des vêtements de rechange et je partis
sans même refermer la porte. Je ne reviendrais jamais. Les gens étaient fous à
l’époque et j’en faisais partie. Je n’étais pas psychédéliquement fou, à tout le moins
pas encore, mais j’étais fou. Il y avait quelque chose dans l’air.
Ironiquement, je me souviens m'être demandé si Emy croyait à l'amour libre, si elle
faisait partie de la sous-culture de la drogue émergente qui faisait tant sursauter les
lecteurs du magazine Time.
Elle sortit un disque du sac, qu’elle me tendit.
‘’Les qui ?’’, dis-je, incapable de déchiffrer la curieuse écriture ondulante sur la
couverture.
‘’Non, pas les Who !’’, dit-elle, ‘’les Beatles, un groupe anglais.’’
Je me demandais pourquoi ces groupes populaires prenaient des noms aussi
bizarres. Je détestais la musique populaire. Certes, j’avais été un grand fan, pendant
mon adolescence dans l’Idaho. Je suivais le Top 40 et je dansais sur Fats Domino et
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Elvis au centre d’activités des jeunes, avant de perdre tout intérêt et de me mettre à la
musique classique, au fur et à mesure que je devenais plus intellectuel.
‘’Ils sont très psychédéliques’’, poursuivit Emy.
‘’Très psychédéliques ? Qu’est-ce que tu veux dire ?’’
‘’Allumés et branchés top, mec ; tu planes et tout est différent !’’, repartit-elle avec un
sourire énigmatique.
Sans aucun doute amusée par le fait que je sois tellement en dehors du coup, elle
projetait de m’allumer et de me brancher en se demandant comment cela tournerait.
Peut-être imaginait-elle que je ferais un bad trip et que je flipperais ou pire, que je ne
ressentirais rien du tout. Je devais avoir l’air joliment mort. Ou peut-être me voyaitelle en train de me transformer en un hippie aux yeux hallucinés, déchirant mes
vêtements, courant tout nu autour de la piscine et la baisant loufoquement.
‘’Comment est-ce ?’’
Elle ne répondit pas, mais elle se leva et elle rentra dans l’appartement par la porte
vitrée coulissante.
‘’Comment allume-t-on ceci ?’’, demanda-t-elle ?
Je me levai et j’entrai, vexé qu’elle ait présumé que j’entre sans y être invité. J’étais
habitué aux bonnes manières.
Quoi qu’il en soit, je rembarrai mes sentiments à l’intérieur et je l’aidai avec la stéréo.
Cela fit des étincelles, quand nos corps se frôlèrent pendant que je tripotais les
boutons, une seconde avant que les accords sirupeux de ‘’Strawberry Fields’’ –
aucune commune mesure avec mon bien-aimé Mozart – ne dégoulinent
soudainement des grands haut-parleurs noirs.
Elle se laissa choir sur le canapé, une jambe galbée négligemment jetée par-dessus
l’accoudoir et l’autre sur la table basse. Je pouvais voir le duvet de pêche à l’intérieur
de ses cuisses.
‘’Tu dois planer !’’, dit-elle, reprenant là où nous nous étions arrêtés dehors.
Je ne pigeais pas.
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‘’Être psychédélique, mec ! Planer ! Quand tu planeras, tu sauras ce que signifie
top !’’, répondit-elle en sortant une petite bouteille d’un liquide brun foncé et deux
étranges petites cigarettes hors de son sac.
Je n’appréciais pas que l’on me fasse attendre et que l’on m’appelle ‘’mec’’, mais je
m’assis tout de même à côté d’elle. J’étais capable de supporter de sérieuses
contraintes et d’être d’une hypocrisie confondante, quand il semblait que j’allais
baiser.
‘’Qu’est-ce que c’est ?’’
‘’De la codéine’’, répondit-elle.
‘’Et ça ?’’
‘’De la dope, mec, de la marijuana, la ‘’mauvaise herbe tueuse’’. ‘’Tu veux planer ?’’,
dit-elle, en se lovant contre moi.
Une vague d’énergie frémissante me balaya, le frisson de l’interdit.
‘’Et Ninoy ?’’, dis-je.
‘’Quoi, Ninoy ?’’
‘’S’il nous trouve assis ici ainsi, cela foutra en l’air toutes les affaires.’’
‘’Assis ici comment ?’’
Elle devait savoir ce que je voulais dire.
Nous étions allongés sur le canapé, à moitié nus, dans la position la plus
compromettante et sur le point de faire tu sais quoi et elle prétendait que tout était
parfaitement normal.
‘’Eh bien…je veux dire…nous sommes installés ici sur le canapé, en maillots de bain,
et sur le point de faire quelque chose d’illégal. Et si Ninoy te cherchait et entrait ?’’
‘’Cela te fera du bien ! Pense à cela comme à un remède.’’
‘’Un remède ? T’es cinglée ? Qu’est-ce qu’un remède a à voir avec ça ?’’
‘’Tu es hyper tendu et ceci te guérira !’’
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Mon désir de lui flanquer une torgnole ne semblait pas approprié. Elle était là, sans le
moindre souci, complètement sexy, ses mamelons fermes frémissant d’excitation. Je
sentais que je pourrais réaliser n’importe quel fantasme.
‘’Hyper tendu ?’’
‘’Tracassé, mec. Tracassé. Irrité. Tu es comme mon vieux, comme Ninoy. Pourquoi te
tracasser ? Tu as réussi en restant par ici, tu te la coules douce, tu te fais des tonnes de
fric et tu t’amuses avec les filles du coin.’’
‘’Je ne m’amuse pas !’’, mentis-je. ‘’J’ai une petite amie à Hawaï.’’
‘’Tu veux dire Magdalena ?’’, dit-elle en riant dédaigneusement.
Je ressentis un étrange mélange d’incrédulité et de rage. Comment connaissait-elle
Magdalena ? Mais je réussis à conserver mon calme. Je pouvais presque goûter ses
lèvres pulpeuses qui faisaient la moue et sentir la chaleur de son corps.
‘’Tu connais Magdalena ?’’
‘’Bien sûr ! C’est l’une des familles les plus riches, ici. Tout le monde sait tout : son
frère fou, Manuel ; Imelda, la reine des glaces ; Juan Ponce qui s’est fait tout son fric
sur le dos des Américains…Ils sont réputés. J’ai même entendu parler de ton accident
et de ton départ an catimini de l’hôpital.’’
Je me sentis fort embarrassé. Comment était-on au courant de l’accident ? Il y avait
tellement de pensées qui bourdonnaient dans mon esprit que je ne savais pas par où
commencer, aussi décidai-je de me concentrer sur Ninoy.
‘’Ninoy sait-il que tu prends ce truc ?’’
‘’Crois-tu que je suis stupide ? Tu sais comment ils sont ici. Je ne leur dis rien du
tout.’’
‘’Ne crains-tu pas qu’ils le découvrent ?’’
‘’Et que feront-ils ? Me mettre en taule ? Allez James, détends-toi. Ce n’est que de la
dope.’’
‘’Tu dois penser que je ne suis pas très bien dans mes baskets.’’
‘’Ne rentrons pas là-dedans. Qu’en dis-tu ? Est-ce que tu veux planer ?’’
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‘’C’est comment ?’’
‘’Ce n’est pas la bonne réponse, mec.’’
‘’Je veux simplement savoir à quoi m’attendre, c’est tout.’’
‘’Détends-toi’’, dit-elle, en caressant mon cou. ‘’Il n’y a pas de quoi en faire tout un
plat. Tu veux aller au cinéma ?’’
‘’Je veux simplement savoir à quoi m’attendre, c’est tout !’’
‘’Tu penses que c’est une menace mortelle ?’’, demanda-t-elle, un sourire malicieux
apparaissant sur son joli minois. ‘’C’est amusant. Tu vas adorer. Et je serai là, aussi.’’
J’étais sur le point de demander ce qu’elle entendait par ‘’là’’, mais je compris qu’il
me fallait plonger.
‘’Tu vas adorer, crois-moi. Tu es prêt.’’
Elle me tendit le joint et j’en tirai une ou deux grosses bouffées. Cela brûlait plus fort
que mes Camel.
Puis la codéine.
‘’C’est un sirop pour la toux !’’
‘’Et alors ?’’
‘’Et alors ? Je n’ai pas pris froid !’’
‘’Je sais bien que tu n’as pas pris froid, James.’’
‘’Alors, pourquoi est-ce ?’’
‘’C’est un narcotique. Cala marche du tonnerre avec la dope et cela rafraîchit la
gorge. C’est ton remède, prescrit par ton médecin. Prends-en une grande gorgée.
Cela te fera du bien.’’
‘’Tu prends vraiment ton pied à me taquiner. Suis-je réellement si nul ?’’
‘’Tu es très bien, James. Tout à fait bien. Mais il y a quelque chose d’important que tu
ne connais pas, quelque chose qui ne s’achète pas.’’
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Elle se pencha et elle m’embrassa dans le cou. Je voulus répondre, mais la pensée de
Magdalena me hantait. J’avais l’impression d’être paralysé à partir de la taille.
‘’Que se passe-t-il, James ? Tu ne veux pas m’embrasser ?’’
‘’C’est Magdalena, Emy. Je n’arrête pas de penser à elle.’’
‘’Tu l’aimes ?’’
‘’Je pensais que oui, mais si c’est de l’amour, alors pourquoi cela fait-il aussi mal ?’’
Je ne pouvais pas croire que j’avais dit cela. C’est sorti tout seul. Je prétendais
toujours que les choses avaient l’air formidable, même quand elles puaient.
Elle se rapprocha et me tendit le joint. J’en tirai quelques bonnes bouffées avant de le
lui rendre. Je n’en suis pas trop sûr, parce que mon esprit commençait à s’altérer,
mais je pense l‘avoir entendu dire : ‘’C’est seulement de l’amour, si tu sais que c’est
de l’amour. Je ne suis pas à la recherche d’un petit ami. Je t’apprécie, simplement. Ne
t’inquiète pas pour Ninoy. Tout va bien.’’ Ou quelque chose dans ce goût-là.
On aurait dit qu’elle parlait dans un rêve sous-marin, mais cela n’avait aucune
importance, car je pouvais entendre la douceur de sa voix qui s’écoulait à travers le
temps et l’espace et qui résonnait clairement dans mon esprit. Cela semblait vraiment
réel, et plus important que tout ce que j’avais pu entendre depuis longtemps.
Quelque part, il me semblait avoir oublié l’amour.
La pensée de Magdalena disparut et Manille, qui commençait à me taper sur le
système au bout de tous ces mois, me semblait comme chez moi. Je ne pouvais plus
me rappeler pourquoi j’étais venu et cela n’avait aucune importance. Tout dans la
pièce, la table et les chaises, le tapis et mes livres, luisait et changeait, irradiant une
lumière surnaturelle. Ses paroles ‘’lointaines’’ me parvenaient en flottant,
parfaitement sensées. La musique que je n’avais pas directement appréciée semblait
terriblement appropriée et les paroles, ‘’Sergeant Pepper’s lonely heart club band’’,
irrésistiblement drôles et ironiques. Je me sentais grisé, bêtement et étrangement
heureux.
Nous nous embrassâmes. Sa langue explora goulûment ma bouche, envoyant vers le
bas des vagues de plaisir qui détendirent la paralysie de mes membres inférieurs.
‘’Eh, qu’est-ce que c’est que ça ?’’, dit-elle en me tripotant légèrement l’entrejambe.
‘’C’est Popol’’, répondis-je.
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‘’Il a l’air plutôt tendu. Peut-être qu’il a besoin de fumer un peu de dope, de boire un
peu de codéine, d’apprendre à se détendre.’’
A partir de ce moment-là, je ne peux plus me souvenir de ce que nous avons dit,
puisque nous étions bien sortis du monde des mots. Je me rappelle bien avoir glissé,
culbuté et être tombé en chute libre au fond d’un long tunnel obscur et confortable,
comme Alice en route pour le Pays des Merveilles. Je vis mes pensées et mes
sentiments implacables qui s’évanouissaient et les années de douleur, ma vie avec
Magdalena, qui disparaissaient dans le néant. Flottant sur un océan infini de chaude
et enivrante béatitude, vaguement conscient de deux corps qui se caressaient
amoureusement en surface, l’explosion vint comme une surprise totale et me souffla,
comme un petit nuage se dissolvant dans un ciel clair.
‘’Tiens, parle-moi de ta jambe cassée’’, dit Emy après que nous soyons redescendus
un peu.
‘’Je pensais que tu avais tout entendu par le bouche à oreille. De plus, je n’en sors
guère en ayant l’air à mon avantage.’’
‘’Je me fiche de quoi tu as l’air. Je suis simplement intéressée par qui tu es.’’
‘’Qui je suis ? Je suis moi, James.’’
‘’Je sais cela, James, mais qui est-ce ?’’
‘’Je ne saisis pas. C’est moi !’’
‘’N’entrons pas là-dedans, maintenant. D’accord ? Parle-moi de l’accident.’’
‘’Mais que veux-tu dire, qui je suis vraiment ?’’
‘’Cela n’a pas d’importance, James.’’
‘’Mais je veux savoir.’’
‘’D’accord, James. La vérité. Je veux connaître la vérité.’’
‘’La vérité ?’’, répondis-je.
Cela semblait être un nouveau concept.
‘’Comment c’est réellement, pour toi. Comment tu la vois.’’
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‘’Comment je vois quoi ?’’
‘’Comment tu vois ce qui s’est passé. Comment tu te vois toi-même. Comment tu
vois le monde, les autres gens.’’
‘’Je ne pige pas. Qu’est-ce que tu racontes ?’’
‘’Dis, James’’, dit-elle en m’embrassant dans le cou. ‘’Fumons et oublions cette
conversation, toute cette histoire de jambe cassée. Tu m’excites !’’
‘’Voilà une offre que je ne peux pas refuser !’’, répondis-je, en me demandant tout de
même ce qu’elle entendait par qui j’étais. Nous fumâmes un joint et nous
recommençâmes. Et tandis que nous étions allongés là à nous câliner, en sueur et
épuisés, l’histoire se débobina.
‘’C’était une journée très lucrative dans les magasins et je me sentais super bien. J’ai
collecté les reçus qui remplissaient plusieurs sacs de courses, majoritairement des
billets de dix et de vingt dollars, et je me suis présenté chez elle vers vingt heures
avec une bouteille de champagne et une boite de chocolats. Charles travaillait tard,
comme à son habitude, et les enfants étaient couchés pour la nuit. Elle était
nonchalamment allongée en lingerie sexy et elle lisait.
‘’Qu’est-ce que ça te faisait de baiser une femme mariée ?’’, demanda Emy.
‘’Qu’est-ce que ça me faisait ? C’était très bien, je pense. Enfin, pas si bien, en fait. Je
devais me planquer un peu partout. Mais tu dois voir cela, de son point de vue. Elle
conduit les enfants à l’école et puis, elle a toute la journée de libre jusqu’après 16
heures. Et elle n’est pas du style à nettoyer, à décorer, ni à s’occuper du jardin. En
fait, elle pourrait suivre des cours de ménage. Quoi qu’il en soit, il rentre à la maison
pour dîner à 18h00, et il est de retour au labo à 19h00, 19h30, tous les jours, comme
un robot. Quel genre de vie est-ce là ?
Pour couronner le tout, elle prétendait qu’il n’était pas doué. Son idée, c’était une fois
par semaine entre huit et neuf heures, le samedi matin. A neuf heures pile, il se levait
– ou un peu plus tôt, si la plomberie marchait précocement – il mettait ses chaussures
de course, et puis il sortait pour un long jogging. C’était tout. Ni préliminaires, ni
prolongations, rien d’autre que quelques va-et-vient avant d’aller courir ! La
première fois que nous nous sommes rencontrés, nous avons fait l’amour neuf fois.
Ainsi, Charles était censé rentrer à la maison vers 23h00, 23h30. Nous continuions
ainsi depuis trois ans et de toute évidence, il ne soupçonnait rien du tout ou il ne
voulait pas, même si nous l’avions quelque fois échappé belle, comme ce soir où j’ai
passé deux heures dans un placard allongé sur une vingtaine de paires de chaussures
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à hauts talons jusqu’à ce qu’il s’arrête de lire et qu’il s’endorme. Quoi qu’il en soit,
nous étions au lit, quand j’ai entendu les pneus de sa Porsche crisser dans l’allée.
Cela me laissait moins de deux minutes pour attraper mes vêtements et passer par la
fenêtre.
J’étais vraiment bourré. Sans réfléchir, j’ai sauté sur un des vélos d’enfant et j’ai
pédalé comme un dératé dans la rue et dans la trajectoire d’une voiture qui arrivait
en sens inverse. Avant d’avoir pu dire ouf, j’ai valsé en l’air, la tête en bas, en voyant
ses feux arrière qui s’éloignaient dans la nuit. Une autre voiture s’est arrêtée dans un
crissement de pneus à quelques centimètres de moi et en quelques minutes, une foule
de voisins s’est attroupée. Quelqu’un est parti appeler une ambulance. Je ne pouvais
distinguer le visage de personne, puisque je devais être en état de choc, mais j‘ai très
distinctement entendu la voix de Charles par-dessus les murmures de la foule :
‘’Bien fait pour cet enculé !’’
‘’Alors, tu ne pouvais plus rester et tu es venu ici.’’
‘’Ce n’est pas pour toujours. Tout retournera bientôt à la normale.’’
‘’Comment peux-tu en être certain ?’’
‘’Magdalena est en train d’organiser mon mariage avec sa tante qui veut une carte
verte. Dans quelques mois, nous nous passerons la bague au doigt et puis nous
rentrerons à Honolulu. La tante aura un job, Charles me pardonnera et tout ira bien.’’
‘’Tu es incroyable !’’, dit-elle.
‘’Pourquoi ?’’
‘’Tu n’as rien appris de tout ceci.’’
‘’Qu’y a-t-il à apprendre ? C’était juste un petit coup de malchance. Les choses vont
vite revenir à la normale.’’
‘’C’est ce que je veux dire.’’
‘’Qu’est-ce que tu veux dire ?’’
‘’Est-ce normal ? Penses-tu que Magdalena t’aime ?’’
‘’Evidemment ! Elle arrange tout ça avec Corazon pour que nous puissions être
ensemble.’’
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‘’Bon Dieu, James, tu es obtus ! La façon pour elle d’arranger les choses, c’est de te
larguer, toi ou Charles. Un mariage bidon n’est pas une solution. C’est encore plus de
mensonges. Elle ne se soucie pas de toi. Elle se soucie d’avoir le beurre et l’argent du
beurre. Tu penses connaître les gens, mais ce n’est pas le cas. Elle te larguera, dès
qu’elle en aura terminé avec toi !’’
‘’Pas question. Elle a besoin de moi.’’
‘’Les besoins ne sont pas de l’amour, James.’’
‘’Que veux-tu dire ?’’
‘’Les besoins sont des besoins, et l’amour, c’est l’amour. Si elle t’aimait, tu ne serais
pas en train de te planquer ici.’’
Je commençais à la suivre.
Je ne me souviens pas comment cette conversation s’est terminée. Le fait est qu’Emy
m’a initié à la dope et qu’elle m’a fait réfléchir autrement. Lorsqu’il fut temps d’en
revenir à nos vies, je me ridiculisai en lui demandant de m’épouser.
‘’Bon Dieu, James, tu es sérieux, n’est-ce pas ?’’
‘’Bien, sûr. Je t’aime, Emy.’’
‘’Je t’aime aussi, mais cela ne signifie pas que nous devons nous marier. Je ne veux
pas me marier, ni avec toi, ni avec quelqu’un d’autre.’’
‘’Mais Emy, nous serions bien ensemble. Quand on aime quelqu’un, il est logique de
se marier.’’
‘’Plus maintenant, James. C’est le monde conventionnel. Il y a un tout nouveau truc
qui se passe. L’amour libre. Tu es coincé dans cette relation avec Magdalena à faire
des affaires depuis cinq ans. Une révolution est en cours. On essaye de comprendre
les choses. Je retourne terminer ma maîtrise et tu retournes à Hawaï. Il n’est pas
question de tomber amoureux et de nous marier.’’
Et voilà.
Magdalena dit que l’accord avec sa tante était simple. Je l’épouserais et il y aurait un
dépôt généreux sur mon compte. Nous trouverions un autre esclave pour travailler à
l’usine ou dans les magasins et Charles se détendrait. Nous célébrâmes donc la
cérémonie avec toute la famille réunie autour, et celle-ci fut suivie par un dîner
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somptueux dans un hôtel de luxe. Imelda, sa mère, paraissait penser que nous avions
besoin d’une lune de miel, simplement pour épater la galerie, et elle nous expédia à
Baguio, une belle station de montagne du nord de l’île de Luçon, dans une Mercedes
avec chauffeur. Je m’imaginai qu’ils témoignaient par là leur gratitude pour
introduire ainsi une autre Philippine aux Etats-Unis. Nous logeâmes dans un hôtel
cinq étoiles et la nuit des noces, la jeune mariée qui était largement trentenaire et qui
était bien dotée apparut dans un simple négligé en s’attendant à ce que je consomme
le mariage.
‘’Mais je ne peux pas !’’, dis-je. ‘’Nous ne nous aimons pas.’’
‘’Je t’aime’’, dit-elle.
‘’Comment peux-tu m’aimer ? Nous ne nous connaissons même pas !’’
‘’Mais tu as été très gentil, lorsque nous nous sommes rencontrés et maintenant que
nous sommes mariés, je t’aime.’’
‘’Un point de vue unique’’, pensai-je.
‘’Mais j’aime Magdalena. Tu le sais.’’
‘’Magdalena est mariée. Elle aime Charles.’’
‘’Magdalena m’aime. Elle a arrangé ce mariage pour leurrer Charles et pour que nous
puissions être ensemble. Tu le sais.’’
Elle me regarda comme si son nouveau-né venait juste d’être renversé par un
camion. Quelqu’un avait négligé de dire à la pauvre femme que toute cette affaire
était un subterfuge. Ou de me dire que ce n’en n’était pas un. Peut-être s’imaginaientils que je l’aimerais et que cela m’éviterait de les embêter. Et elle s’imaginait avoir
mis la main sur un jeune Américain riche.
Les choses devinrent particulièrement délicates pendant quelques minutes. Des
visions d’elle s’enfuyant éperdument dans la nuit et se précipitant du haut d’une
falaise me traversèrent l’esprit.
J’ignore d’où cela venait et ce n’était certainement pas caractéristique de ma part,
mais je me sentais sincèrement désolé pour elle et au terme d’une longue discussion
de cœur à cœur, j’avais une amie pour la vie. Je m’endormis vers quatre heures et me
réveillai une heure plus tard, aux premières lueurs du jour pour la découvrir blottie
contre moi.
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‘’James’’, murmura-t-elle, ‘’fais-moi l’amour.’’
‘’Mais Corazon…’’
‘’S’il te plaît, James. Je ne dirai rien. Faisons comme si nous étions réellement mariés,
juste pour cette nuit.’’
La manière dont elle l’a dit, la pureté enfantine de sa voix et l’idée tellement
romantique me rendirent fou. Je ne pus résister. Alors que j’étais allongé là, je me
souviens ensuite avoir pensé que j’aimais le mauvais genre de femme et que même si
elle crachait le morceau, cela servirait de leçon à Magdalena et à sa mère. Quelques
jours plus tard, nous rentrâmes à Manille. J’appelai Magdalena qui déclara que la
voie était libre.
J’aurais dû être enchanté, mais Emy avait perforé la baudruche de mon amour
fantasmé et une petite ouverture s’était formée dans mon esprit à travers laquelle les
pensées percolaient les unes après les autres dans une sombre et vaste caverne de
dégoût à l’égard de moi-même.
J’avais le sentiment curieux de ne retourner que pour voir son visage. Depuis que je
l’avais quittée, il y a presqu’un an, chaque fois que je pensais à elle, j’avais une image
parfaite de tout : ses beaux cheveux longs, ses membres galbés, ses jolis seins… Mais
son visage manquait ! Peu importe à quel point je m’efforçais de le faire apparaître, je
ne pouvais pas avoir d’image, pas même un œil, une lèvre, une oreille ou un nez.
C’était profondément troublant.
Il faut un visage.
Je la voulais dans l’histoire comme une véritable personne, mais comme le visage
manquant, je ne pouvais pas me souvenir d’une seule chose qu’elle ait dite et qui me
donnerait un indice sur la façon dont elle pensait ou ressentait vraiment les choses,
pas même de quoi en tirer une conclusion décente. Soit qu’elle n'était rien de plus
que ses mensonges, ou bien j'étais dans le déni total.
Je rentrai donc aux Etats-Unis, avec une prise de conscience qui s’effectuait à
l’intérieur de moi-même, pour assister aux derniers soubresauts de l’animal mourant
qu’était notre amour. C’est là où toute cette histoire a démarré, non ? Je farfouillais
dans le vide-poches à la recherche d’une allumette pour allumer un joint et
surmonter la rage qui surgit, lorsque Charlie me mit au courant de son offre
insultante.
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Je ne pus en trouver aucune, ce qui m’agaça encore plus, aussi je sortis et je traversai
le parc jusqu’à la plage en tournant vers Diamond Head et en m’éloignant des
lumières vives du Strip.
Je n’avais pas fait cent mètres que je tombai sur une silhouette recouverte d’un châle
et qui était assise en tailleur sous un arbre. Les petits pieds qui étaient tout ce que je
pouvais voir me firent penser qu’il s’agissait d’une femme, mais ce devait être une
femme joliment piquée ou sûre d’elle-même avec tous ces gens bizarres, pervers
sexuels et autres qui traînaient autour de Waikiki.
Drôle de phénomène : une pyramide humaine recouverte, siégeant là, immobile,
comme la mort. Je voulus m’en rapprocher, soulever le voile et jeter un coup d’œil, ce
qui aurait été intrusif, aussi errai-je dans la nuit sur la plage en tentant d’étouffer ma
rage et d’empêcher mes pensées de plonger dans un trou noir.
Je marchai encore un peu, puis je m’assis sur le sable frais en contemplant l’océan,
réconforté par le clapotement rythmique des brisants, charmé par la tranquillité
profonde de la nuit, observant ces implacables pensées qui se dissolvaient dans le
silence. A 1,5 km de là, le Strip qui s’apprêtait pour une nouvelle soirée remplie de
réjouissances et qui, il y a encore quelques instants, était si réel et si proche, paraissait
loin, perdu dans l’obscurité, comme les étoiles. Et Diamond Head qui, toutes ces
années, n’avait été pour moi qu’une image de carte postale, pendant que je vivais sur
ses pentes du côté de Kahala, prit brusquement vie, se dressant majestueusement
derrière, comme une présence sacrée rassurante. Le sentiment que j’étais censé être là
clignota dans ma conscience.
Et puis, juste quand je semblais m’être calmé, je fus submergé par de gros sanglots
convulsifs pénibles, comme si j’avais trop bu des poisons toxiques de la vie que je
gerbais à présent copieusement, méritoirement. Au plus fort, tandis que je souhaitais
sincèrement ne jamais être né, je remarquai une femme, sa silhouette se détachant
face aux lumières de la ville et qui arrivait dans ma direction. Je tentai bien de
contrôler ma peine, mais en vain. En passant, elle se tourna et elle regarda en
ralentissant un peu, comme si elle songeait à venir m’offrir quelque chose. Je
m’efforçai de voir son visage à travers mes larmes, mais c’était impossible.
Et puis elle disparut.
Des vagues et des vagues de douleur déferlèrent sur les plages de mon âme en
faisant table rase du passé, en effaçant toute trace de ressentiment et de rancœur, en
transformant cinq années de passion, d’excitation et d’effervescence en un fantasme
dénué de sens apparemment rêvé par un étranger. Les sanglots se calmèrent aussi
mystérieusement qu’ils avaient éclaté et je me sentis comme purifié par une pluie
tropicale intérieure, comme le jour, environ six mois auparavant, où je faillis percuter
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un petit vieux à la poste, juste avant que la relation avec Magdalena ne batte
réellement de l’aile.
Mais je m’emballe, je vais trop vite en besogne, comme d’habitude. Voyons donc, où
en étais-je ? Ah, oui ! Corazon et moi, nous vécûmes une lune de miel très brève à
Baguio, pour ainsi dire, avant de rentrer à Manille. Elle dut attendre son visa, mais je
pris un vol pour Honolulu.
En passant la douane, je regardai par la fenêtre et je les vis tous les deux de l’autre
côté ! Ses dernières paroles courroucées étant toujours fraîches dans ma mémoire, je
ne savais pas trop comment réagir, mais il était là, souriant, avec Magdalena sur son
trente-et-un, suspendue à son bras, comme un rouleau de soie coûteuse exposé dans
une vitrine. Il se disait peut-être que le meilleur avait gagné.
Je décidai alors d’agir comme si rien ne s’était passé. Nous nous serrâmes la main et
nous embrayâmes directement avec des banalités. Je les fis vite rire, mais j’étais
particulièrement nerveux, car je n’avais aucune idée de ce qui se tramait. Dans la
voiture, Charles qui me donnait l’impression suspecte d’avoir été briefé, m’invita à
venir vivre dans l’appartement du sous-sol de leur nouvelle résidence de Black Point
Road, ‘’un joli petit nid d’amour pour toi et pour Corazon’’, dit-il. Je pouvais voir que
Magdalena avait travaillé dur pour mettre en place notre prochain gros mensonge.
J’en éprouvai un soupçon de culpabilité et je souhaitai ne pas avoir cédé lors de ma
nuit de noces, pour ainsi dire.
‘’Eh bien, ce n’est peut-être pas une si mauvaise idée’’, répondis-je. ‘’Pourquoi ne pas
jeter un coup d’œil et voir si cela convient.’’
Charles monta à l’étage nous préparer un verre et Magdalena me conduisit à
l’appartement. J’étais pressé de mettre la main sur elle.
‘’Pas maintenant, James’’, chuchota-t-elle, tandis que je l’embrassais. ‘’Tu vas foutre
en l’air mon maquillage.’’
‘’Alors, de quoi s’agit-il ?’’
‘’Je te veux ici.’’
‘’Mais, et Charles, alors ? Que se passe-t-il ?’’
‘’Ne t’inquiète pas à propos de Charles. C’était son idée.’’
‘’Et qu’as-tu donc dû faire pour le persuader ?’’, dis-je.
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‘’Tu m’as l’air vraiment jaloux !’’
Je pouvais voir qu’elle aimait ça.
‘’Oh, je pige. Il pense pouvoir me garder à l’œil, si je suis ici, c’est ça ?’’
‘’Quelque chose comme ça. Il n’était pas aussi fâché que tu ne le penses. Dis-lui que
tu vas prendre l’appartement.’’
‘’D’accord, mais Corazon ? Je ne peux pas vivre ici avec elle.’’
‘’Et pourquoi pas ? Ce serait parfait.’’
J’espérais que c’était de l’ironie, mais elle le pensait vraiment. Nous entretenions
manifestement des opinions contradictoires, quant au sens du mot ‘’parfait’’.
‘’Parfait ? Mais, et nous ?’’
‘’Ne t’inquiète pas. Tout va s’arranger.’’
Je n’en n’étais pas convaincu, surtout lorsqu’elle ne répondit pas à mon second
baiser. ‘’Elle te larguera, aussitôt qu’elle en aura terminé avec toi !’’. Ces paroles
d’Emy me traversèrent l’esprit.
Après le dîner, nous nous installâmes dans la véranda et nous bûmes quelques
verres. Pendant quelques minutes, elle disparut, et lorsqu’elle revint dans un
chemisier en coton échancré, je réalisai qu’elle était passée d’un 85B à un 95C depuis
mon départ ! Elle était tout à fait fabuleuse, mais pourquoi ne m’en avait-elle pas
parlé ? Était-ce supposé être une surprise ou bien l’avait-elle fait pour Charles ? Ou
même, plus vraisemblablement, pour quelqu’un d’autre ?
Torturé par la luxure et le décalage horaire, je réussis à m’endormir juste avant le
lever du soleil. Je me réveillai beaucoup plus tard au milieu d’un rêve dans lequel
une Magdalena vorace avec des seins monstrueux s’abattait sur moi…seulement
pour découvrir que ce n’était pas un rêve.
‘’Comment tu les trouves ?’’, demanda-t-elle.
‘’Où est Charles ?’’
‘’Au labo, quelle question ! Ne t’inquiète pas. Tout va bien. Qu’est-ce que tu en
penses ?’’
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‘’Super !’’, mentis-je.
Ils étaient magnifiques, de loin avec des vêtements, mais ils ne correspondaient pas à
la forme de son corps mince. Ils ressemblaient exactement à des accessoires et la
texture n’était pas bonne non plus, mais je leur accordai toute l’attention qu’ils
exigeaient. La passion l’emporte toujours sur l’esthétique.
Je semblais avoir été récemment doté de pouvoirs prémonitoires, puisque je vis aussi
qu’endéans les dix ans, elle deviendrait certainement l’une de ces expertes d’âge et
d’intelligence moyenne au ventre liposucé et au nez refait que l’on voit sur la page
mondaine à l’occasion de concerts de bienfaisance et de gala, tenant en main une
coupe de champagne et faisant un sourire de cheval à la caméra. Tout était correct,
excepté la couleur de sa peau. A l’évidence, on peut même arranger cela, de nos
jours. Blanchissement, peeling et tout ce que vous voulez.
‘’Alors, qu’as-tu dit à Charles ? Il a été très courtois, compte tenu de tout ce qui s’est
passé.’’
‘’Je lui ai dit qu’il ne s’est rien passé. Il n’a rien vu du tout. Je lui ai dit que tu étais
arrivé ivre avec l’argent et que tu étais sorti par la porte de derrière, juste quand il
arrivait.’’
‘’Alors, pourquoi m’a-t-il laissé croire qu’il savait ?’’
‘’Il avait des soupçons. J’ai pensé qu’il valait mieux que tu sois parti jusqu’à ce qu’il
s’apaise.’’
‘’Ne crois-tu pas qu’il est temps de le quitter ?’’
‘’Je dois attendre que les enfants soient plus âgés.’’
‘’Bien-sûr, mais ceci ne leur fait aucun bien, n’est-ce pas ?’’
‘’Que veux-tu dire ?’’
‘’Je veux dire que le fait de nous voir ensemble ne peut pas construire une très bonne
image du mariage sacré dans leurs jeunes esprits impressionnables, hein ?’’
‘’Ils ne savent pas ce qui se passe et ils aiment leur père.’’
‘’D’accord, mais quel genre de père est-ce là ? Je suis plus un père que lui ! Je passe
du temps avec eux, je les promène. Ce type n’est jamais là. Il passe quelques heures
avec, le dimanche après-midi. Quel genre de père est-ce là ?’’
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‘’C’est un bon père. Il les aime.’’
‘’Les pères qui aiment leurs enfants passent du temps avec leurs enfants. Il est plus
intéressé par les cycles de vie des nématodes que par les êtres humains, y compris
toi.’’
‘’Je trouve ce sujet très lassant, James. Nous avons déjà discuté de cela à maintes
reprises. Je ne divorcerai pas. Les catholiques prennent le mariage très au sérieux.’’
‘’Donc, c’est un mariage sérieux ? Et moi ? Comment est-ce que je cadre là-dedans ?’’
‘’Veux-tu cesser, James ? Tu n’es pas ici depuis un jour que nous nous disputons
déjà.’’
‘’Bordel, Magdalena, tu m’as expédié pendant neuf mois dans cette île perdue et
quand je reviens, rien n’a changé ! C’était l’enfer là-bas sans toi !’’
‘’Oh, j’imagine que tu as pris du bon temps. Il y a beaucoup de jeunes filles bien
disposées. Qu’as-tu fait de tout ton temps ?’’
‘’Je me suis cassé le cul au travail, j’ai lu et je suis allé au ciné. Tu crois que j’ai touché
une de ces filles ? Je t’aime, Magdalena. Je n’arrive pas à te sortir de mon esprit. Je
pensais à toi toute la journée, tous les jours, je me languissais d’être avec toi. Je ne
peux pas croire que tu aies pensé que je ferais une chose pareille. Je n’ai jamais
touché aucune autre femme depuis le jour où nous nous sommes rencontrés ! Je suis
étonné que tu y aies même songé.’’
‘’Et Corazon ? Maman dit que tu as passé ta lune de miel à Baguio.’’
‘’C’est de la connerie !’’
‘’Arrête de crier, James. Je trouve la grossièreté très pénible.’’
‘’Bien. Mais tu sais parfaitement de quoi il s’agissait. C’était pour sauver la face par
rapport à la famille. Ils devaient penser que c’était bien réel, non ? Nous ne sommes
restés là-bas qu’un seul jour.’’
‘’Tu veux dire que tu ne l’as pas touchée ?’’
‘’Encore une chose, Magdalena – un petit détail’’, dis-je en changeant de sujet.
‘’Quelqu’un a oublié de lui dire que ce n’était pas la réalité et je me demande bien qui
c’était.’’
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‘’Eh bien, je ne pouvais pas vraiment en parler à Maman, n’est-ce pas ?’’
‘’Elle sait ce qui se passe. Nous avons séjourné chez elle à plusieurs reprises.
Comment pourrait-elle l’ignorer ? Toutes les servantes étaient au courant dans la
maison, ce qui signifie que la totalité des Philippines est au courant !’’
‘’Tout ceci est très déplaisant, James. J’ai ces nouveaux seins, juste pour toi et aussitôt
que tu rentres, tu laisses entendre que j’ai menti. C’est une situation très complexe et
je ne savais pas quoi dire.’’
Vers deux heures, le professeur de tennis téléphona.
‘’Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu joues au tennis, maintenant ?’’
‘’Je fais de l’exercice à présent. Je dois rester en forme’’, dit-elle sur son ton le plus
professionnel.
Je ris. ‘’Rester en forme ? Les seuls exercices que tu connaisses, ce sont les bons vieux
va-et-vient. Bon Dieu, tu détestes même aller jusqu’à la boite aux lettres ! Qui est ce
type ?’’
‘’Personne, James, c’est juste mon professeur de tennis.’’
Cette femme avait vraiment une aversion pathologique pour l’exercice. Pour réduire
ses hanches qui étaient absolument parfaites, mais qu’elle trouvait trop grosses, elle
passait des heures au lit à lire des revues littéraires, reliée à une valisette électronique
équipée de fils et de protections plates en caoutchouc lubrifiées attachées à la chair
offensante pouvant vibrer suivant une douzaine de réglages.
‘’Je jouerai avec toi. Je suis bon. Vice-champion d’état en 1958.’’
‘’C’est un pro, James.’’
‘’Dans quel domaine ?’’
‘’Tu n’as aucune inquiétude à avoir, James. Tout cela est parfaitement légitime.’’
Je voulais la croire, aussi laissai-je tomber, mais la pensée qu’elle était en train de
préparer quelque chose ne voulait pas s’en aller et donc, quelques jours avant que
Corazon ne débarque avec sa carte verte, je la suivis subrepticement jusqu’au
Country Club.
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Le moniteur, un grand et beau bronzé du style BCBG, avec des cheveux qui se
clairsemaient et un équipement de tennis très classe lui caressa furtivement la main,
frôla ses jambes brunes et bien dessinées avec ses mollets musclés et poilus, lui lança
un regard transi d’amour et claqua des doigts afin que le garçon remplisse leurs
verres, tandis qu’ils étaient assis sur le patio sous un parasol rayé bleu et blanc et
buvant ce qui semblait être un gin tonic. Sans surprise, aucune partie (de tennis) ne
se joua ce jour-là. En lieu et place, sa décapotable blanche suivit sa Cadillac jusqu’à
un appartement de standing tout près de la plage. Bien entendu, il ne s’est rien passé.
Ils sont juste montés voir ses estampes. C’était une grande amatrice d’art et selon son
propre aveu, une bonne catholique.
OK, j’étais jaloux, une émotion bien détestable que je ne pouvais pas savourer, ayant
plus ou moins perdu la supériorité morale, pour ainsi dire, que ce soit avec Emy,
Corazon et une petite armée de filles de bar.
Certes, j'apprends lentement, mais la voir disparaître ainsi avec entrain à travers les
portes de chrome et de verre de cet immeuble à appartements de luxe a
définitivement changé mon point de vue sur l'adultère comme étant un mode de vie
viable. Je suis peut-être prétentieux, mais je me sentis légèrement supérieur. J’étais
sans conteste un mufle, mais au moins, j’avais des doutes. La façon puérile dont elle
goba ses appâts et le suivit comme une chienne impatiente jusqu’au rendez-vous me
fit réaliser qu’elle n’allait jamais ouvrir les yeux.
L’entrée du moniteur de tennis dans mon petit drame sordide signifiait que les
événements atteignaient un seuil critique. Avec l’arrivée de Corazon, ils basculèrent
dans l’effondrement.
Pour préserver la tranquillité de Charles, Cory devait rester avec moi, ce qui poussa
naturellement Magdalena à y réfléchir à deux fois au sujet de l’arrangement parfait.
Dans le meilleur des mondes possibles, la tante est une vieille fille grisonnante,
godiche ordinaire, la baby-sitter idéale, mais Corazon qui avait à peine cinq ans de
plus que Magdalena était canon. Ce que Magdalena devait à la science et au silicone,
Corazon le devait directement à Dieu. Et malheureusement pour Magdalena, un
Espagnol devait avoir grimpé à l’arbre généalogique de la famille, quelques
générations plus tôt, puisque les traits de Corazon étaient un soupçon plus raffinés et
sa peau légèrement plus claire que celle de Magdalena. Un Occidental ne l’aurait pas
remarqué, mais les Philippines qui évaluent les teintes de peau suivant des nuances
infimes, à coup sûr. Et enfin, même si elle ne savait pas que j’avais conclu avec Cory,
à un certain niveau, elle devait le savoir.
Cela commença par une dispute concernant les affaires, tard, un soir.
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‘’Nous nous étendons sur le continent’’, dit-elle. ‘’J’ai acheté un bail de cinq ans pour
un magasin sur Telegraph Avenue. Je savais que tu n’y verrais aucun inconvénient.’’
J’en voyais.
‘’Tu quoi ? Berkeley ? Mon Dieu ! On ne pourrait imaginer rien de pire ! Si tu avais
dit Palm Springs, OK, mais Berkeley ? Qui va acheter nos trucs là-bas ? Ce sont tous
des hippies, des drogués et des révolutionnaires. Regarde ce qui se passe là-bas. Tu
lis les journaux. Doux Jésus, Magdalena, pourquoi ne m’as-tu rien demandé ?’’
‘’Tu étais aux Philippines. Et je n’aime pas le ton de ta voix. Ne me parle pas ainsi !’’
‘’Nous avons discuté au téléphone. Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?’’
‘’Ce n’est rien du tout, juste un nouveau magasin.’’
"Rien ? Comment ça, juste un nouveau magasin ? On doit bien réfléchir à tout cela.
Que crois-tu qu'il se passe ? Tu crois que c'est de la magie ? Nous avons fait
beaucoup de recherches pour les autres magasins et même alors, nous avons commis
des erreurs. À quoi penses-tu ?’’
‘’Je veux un magasin à Berkeley.’’
Je sortis en trombe avant de pouvoir dire quelque chose que je regretterais, juste au
moment où Charles tournait dans l’allée.
Corazon était assise sur le canapé en robe de chambre, les cheveux défaits, et elle
regardait une rediffusion de ‘’Have Gun – Will Travel’’. Je trouvai sa délectation
simple du feuilleton ringard très plaisante et je la rejoignis pour le final où le héros,
un chasseur de primes renégat, dit adieu à une dame de la nuit au bon cœur.
Lorsqu’ils s’embrassèrent tendrement, elle se mit à pleurer, aussi l’entourai-je de
mon bras et je la serrai d’une manière qui n’était pas tout à fait désintéressée. Elle se
tourna vers moi, sa robe de chambre s’ouvrit et le reste appartient à l’histoire.
Vers deux heures du matin, toujours en chaleur, je perdis ma concentration en
pensant entendre quelqu’un dans l’escalier, mais Corazon, dont l’esprit était
complètement absorbé, réussit à me remettre sur la bonne voie. Cependant, alors que
le grand moment approchait, je me retrouvai en train de penser de plus en plus à
Magdalena, et pour le dire avec indélicatesse, je commençai à me désintéresser de ce
que j’étais en train de faire, en proportion directe avec la suspicion accrue de la
présence de quelqu’un dans la pièce.
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J’ai été particulièrement franc en ce qui concerne les défauts de mon caractère jusqu’à
présent, aussi n’est-il sans doute pas nécessaire de fournir plus d’informations à leur
sujet. S’il y a une bien une chance que certains des principaux intéressés soient
toujours en vie quarante ans plus tard, il serait malvenu de leur rappeler ce qui s’est
passé, dussent-ils tomber par inadvertance sur ce récit, aussi ai-je choisi de ne pas
rapporter le reste des événements de la suite de cette soirée. Le résultat net est que je
déménageai et que Cory resta, et plus personne ne mentionna jamais plus cette nuit.
Nos négociations par rapport à la vente de mes parts de la société s’avérèrent
compliquées, parce qu’il semble que Magdalena ne voulait pas réellement me voir
hors de ses griffes pour des raisons qui ne sont pas claires pour moi. Peut-être
m'aimait-elle ou pensait-elle m'aimer d'une manière tordue et insondable.
En attendant, face à la perte d’une affaire florissante et de la femme qui avait été le
centre de ma vie, je luttai pour trouver le moi réel caché sous des couches de
mensonges.
Ce ne fut pas simple.
Il y avait le sexe et l’alcool, et donc, je buvais et je cherchais l’amour où c’était
possible, et je plongeai de plus en plus profondément dans le désespoir. Un jour, sur
le chemin du retour au bout d’une nuit de beuverie, j’entrai en titubant dans une
nouvelle boite de nuit et m’émerveillai de découvrir des dizaines de femmes
superbes qui glandouillaient et socialisaient avec les clients. Ayant repéré une blonde
délaissée dans une robe du soir serrée en lamé argenté assise au bar qui sirotait un
martini, j’entrepris de la draguer, commandai les boissons obligatoires, et puis la
persuadai de venir passer la nuit chez moi, en nous arrêtant préalablement dans un
parc tout proche pour bien lancer les choses, mais quelques tâtonnements
exploratoires finirent par me révéler qu’il s’agissait en fait d’un mâle ! On m’a dit que
ce genre de choses était courant, de nos jours, mais cela me fit totalement disjoncter.
J’ai eu de la chance qu’il n’y avait personne dans les parages, parce que j’ai sorti le
mecton de la voiture et je l’ai réduit en bouillie. Quelle tromperie ! Je ne pouvais pas
supporter une telle tromperie.
N’importe quel psychologue de comptoir aurait pu voir que c’était moi que
j’agressais réellement.
N’étant pas un écrivain accompli et ne pouvant pas correctement décrire le sentiment
de dégoût que j’entretenais à l’égard de moi-même, vous accepterez volontiers que
j’ai fini par toucher le fond, mon esprit étant envahi par des pensées de suicide. Et
puis, par une belle matinée tropicale, après une nuit d’ivresse et de débauche passée
avec une femme dont le mari était absent, je déambulais tout à mon aise dans
l’International Market Place en direction de la poste. Les pavés reluisaient après une
légère ondée matinale, le soleil jouait à cache-cache avec de gros nuages et les
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frangipaniers diffusaient leurs fragrances érotiques. De doux alizés faisaient vibrer
les feuilles de palmier. Je remarquai un vieil homme tout guilleret, quelque vacancier
ou pensionné venu à Hawaï pour y passer oisivement le crépuscule de sa vie, vêtu de
manière appropriée avec un bermuda, une chemise aloha, des tennis et un chapeau
de paille qui lisait son courrier en marchant tranquillement vers moi. Alors qu’il se
rapprochait, je réalisai que nous allions entrer en collision et j’envoyai à mes pieds le
message de se diriger à gauche, mais il ne se passa rien ! Paniqué, je tentai bien de
m’écarter du chemin une seconde fois, mais le corps ne répondit pas.
J’avais complètement perdu le contrôle.
Une ou deux secondes avant l’impact, les corps s’arrêtèrent face à face et j’entendis
une voix douce qui s’exprimait à travers moi.
‘’Excusez-moi, Monsieur, puis-je vous poser une question ?’’, dit-elle.
Quelqu’un d’autre avait pris le relais !
N’ayant aucune idée de ce que la voix s’apprêtait à dire, je tentai de m’excuser, mais
les mots ne voulurent pas sortir.
Je n’étais plus non plus connecté à la bouche !
Le vieil homme leva les yeux, inconscient de ma détresse, un sourire avenant sur son
visage ridé. ‘’Bien sûr, fiston, vas-y !’’
Et puis la voix qui s’écoulait comme du nectar depuis une source profonde à
l’intérieur reprit : ‘’Par curiosité, Monsieur, quel âge me donnez-vous ?’’
Etant donné que je connaissais déjà la réponse et que l’opinion du vieux croûton ne
m’intéressait nullement, j’en restai pantois et les bras m’en tombèrent.
Certain que je devenais fou, je cherchai frénétiquement à l’intérieur de ma tête le
panneau de contrôle, mais la réalité qui avait sa propre idée n’en n’avait cure.
Le vieil homme recula d’un pas, tira une bouffée de sa pipe, m’inspecta rapidement
et répondit fort à propos : ‘’Et bien fiston, je dirais que tu as quarante-trois ans.’’
Ma longue histoire de contrevérités me permettait de détecter un mensonge à des
kilomètres ; il sous-estimait délibérément mon âge pour épargner mes sentiments.
‘’C’est cela, merci beaucoup !, répondit doucement la voix.
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‘’Il n’y a pas de quoi, fiston’’, dit-il en continuant son chemin.
Je considérai sérieusement la possibilité que j’étais en train de perdre la tête, mais
l’expérience était saturée d’un tel sentiment de clarté que je ne cédai pas à la peur. Et
puis, je retrouvai le contrôle et je me dirigeai vers ma boite aux lettres, mon esprit
s’attelant aux préoccupations du jour.
Toutefois, en entrant dans le hall, je le reperdis à nouveau ! A la place de me rendre
dans le bureau de poste, comme prévu, le corps tourna à gauche avec assurance,
entra dans les toilettes des hommes et s’arrêta devant un grand miroir au-dessus des
lavabos, le regard fixé droit devant et les pieds soudés au sol.
‘’Oh non, pas encore ! Suis en train de devenir dingue ?’’, me dis-je avec angoisse.
Mais non, je ne devenais pas fou. Par la grâce de Dieu, je pus longuement contempler
ce que j’étais devenu. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, debout,
incapable de bouger un muscle, peut-être bien cinq minutes entières. Conscient, mais
inconscient du regard des hommes qui entraient et qui sortaient, du bruit de la
chasse d’eau des toilettes et du clignotement irritant de la lumière du néon au-dessus
du miroir.
Mais ceci n’avait aucune importance, parce qu’un tout nouveau monde s’était
miraculeusement ouvert, un monde intérieur illuminé par une puissante Lumière en
présence de laquelle je pouvais voir jusqu’à la plus infime parcelle de péché et de
corruption que j’étais.
Cet instant de vérité à la poste m’ôta un poids monstrueux, comme Saul sur la route
de Damas. Quoique je ressemblais toujours à une loque en surpoids au bout du
rouleau, le visage marqué de rides de douleur profondes, je me sentais de nouveau
jeune, inspiré par la conviction que je pourrais trouver la sortie de mon labyrinthe
obscur.
Pour la première fois en vingt-six ans, je réalisai qu’il y avait un Dieu compatissant.
YOGI DÉCHU
Quel périple incroyable cela avait été : le succès matériel et mondain à un âge aussi
jeune, les affres d’un amour ignoble, la vision de Dieu au bureau de poste de
Waikiki, entre tous les endroits, la fantasmagorie hippie alimentée par la drogue et le
périlleux voyage à travers l’Afrique, avant de tomber amoureux de l’Inde et la
rencontre avec le kundalini yogi et maintenant, au jeune âge de 28 ans –
60
l’Illumination !!! Il semblait que dorénavant, je devrais me demander quoi faire de
ma vie.
Séduit par ma bonne fortune, j’abandonnai mes pratiques. A quoi bon travailler pour
obtenir quelque chose que j’avais déjà ?, pensai-je. Malheureusement, je n’avais
aucun moyen de savoir que mon ego n’avait été que temporairement supprimé par
l’expérience du divin et qu’il attendait patiemment un signal en coulisse pour
retourner sur le devant de la scène. Le désir de visiter l’Inde plus en profondeur
s’installa et me sentant sûr de mon état intérieur, je pris l’autocar pour Kulu, plus
loin dans les Himalayas.
Indiscutablement, une grande partie du développement choquant qui caractérise de
nombreuses stations de montagne de l’Inde a défiguré la beauté immaculée de la
vallée de Kulu, mais à l’époque, la longue vallée étroite enserrée entre les hauts
contreforts himalayens était un paradis relatif. Les montagnes escarpées étaient
couvertes d’une végétation intéressante, dont d’immenses bambouseraies, et la vallée
était plantée d’arbres fruitiers, principalement des pommiers. La Beas, non polluée,
alimentée par les glaciers, coulait gaiment autour d’énormes rochers sur lesquels
étaient gravés des mantras. Le plus fréquent, Om mani padme hum, rendait hommage
au ‘’joyau dans le lotus’’ – l’Illumination.
Je m’arrêtai au bout de la vallée près d’une source chaude dans un village appelé
Manali et je descendis à l’hôtel hippie local, où l’on m’indiqua une chambre qui
jouxtait celle de Jack ― un ami de San Francisco avec lequel j’avais passé beaucoup
de jours heureux au Maroc !
Comprenant bien que le convertir à Dieu serait une tâche ardue, au nom du bon
vieux temps, je commençai à fumer des chillums avec de la résine de marijuana qui
poussait en abondance à flanc de colline, trippant sous acide et dilapidant mon
capital spirituel avec les activités libertines communes des hippies.
Un après-midi planant sous acide, je me retrouvai face à un énorme tigre du Bengale
dans une bambouseraie sur les hauteurs à flanc de montagne. Fort heureusement,
j’étais assez défoncé et fou pour ne pas m’enfuir, ni exhiber de la peur. Je rencontrai
son regard et j’accomplis avec succès une expansion psychique qui convainquit à
l’évidence la bête que j’étais nettement plus gros qu’en apparence. Peut-être avait-il
également mangé récemment. Au terme de plusieurs minutes éternelles, il s’éloigna
nonchalamment sur les hauteurs, une preuve supplémentaire du merveilleux
pouvoir de l’Illumination, pensai-je.
Néanmoins, le souvenir de mes expériences de Rishikesh ridiculisait ces petites
planeries chimiques triviales et insignifiantes et je m’ennuyai rapidement. Mon
aspiration divine s’en revint, décuplée, et faisant le vœu de retrouver mon état
61
spirituel, je partis pour Bénarès où les yogis et les gurus poussaient littéralement sur
les arbres, si je devais en croire tout ce que l’on me racontait. Jack, lui, prit la
direction de Mazâr-e Charîf, dans le nord de l’Afghanistan, qui était réputée comme
étant la source de la meilleure came du monde.
LES GHATS DE BÉNARÈS
Le Gange décrit une courbe gracieuse, tandis qu’il passe lentement devant les ghats
pour la dernière étape de son voyage brûlant et poussiéreux à travers les plaines
jusqu’à Calcutta et le Golfe du Bengale. Le côté mystique de la ville ne provient pas
tant de sa grande antiquité, du fleuve lui-même, de son extraordinaire architecture,
de ses imposants murs de pierre, de ses temples élégants ou de ses palais bordant les
ghats, que du sentiment irrépressible que des âmes innombrables sont venues ici,
depuis une éternité, y chercher le soulagement par rapport aux souffrances
inexorables de l’existence et qu’elles y ont trouvé la paix et laissé des vibrations qui
planent encore au-dessus des rives grouillantes en chargeant l’atmosphère de
sainteté. On perçoit que Ganga, dont la vie mythique se confond avec les humains,
les dieux et l’Absolu, apporte tout son secours à partir de sa Source inépuisable.
A l’inverse de ses eaux claires, froides et potables de Rishikesh, lorsqu’il atteint le
Dashashwamedh Ghat, il est devenu irrémédiablement pollué, selon nos normes,
mais seulement les infidèles s’en aperçoivent. Dans un pays où les yogis stoppent des
trains par le pouvoir de leur esprit et où les morsures de serpent se guérissent en
marmonnant des mantras, la foi n’autorisera pas la réalité des sens, ni le doute de
l’esprit. Ceci n’est pas une eau terrestre, mais le nectar purificateur des dieux, qui
jaillit sans cesse de la tête de l’omniscient Shiva, le protecteur des ghats.
En plus de leur antiquité évidente et de leur association avec le Gange, les ghats font
fonction de vaste crématorium à ciel ouvert, et les bûchers funéraires y brûlent en
permanence, consumant du bois précieux et les corps usés des fidèles. L’odeur de
l’encens, le son des cymbales, des tambours et les psalmodies remplissent l’air, et les
processions se frayent un chemin dans un dédale de rues byzantin, poussant ces
âmes chanceuses vers leur libération. Enveloppées dans un linceul et immergées
dans cette eau brunâtre pour servir de nourriture à d’heureux prédateurs, seuls les
saints hommes et les lépreux échappent au feu. Les hindous, qui sont plus d’un
milliard, croient que mourir ici permet à l’âme de s’extraire à tout jamais du cycle
apparemment sans fin des naissances et des morts.
On sent également l’irrationnel, le côté obscur. Un passage qui provient de mon
journal intime rédigé à l’occasion d'une visite ultérieure, alors que j’étais confiné
dans mon hôtel pendant trois jours pendant que des hindous et des musulmans se
massacraient dans les rues dit :
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‘’Réveillé d’un sommeil agité par les chants d’un temple voisin – des fidèles qui s’efforcent de
contenir la folie.
Des dizaines de chiens errants répercutent la terreur au diapason, avec leurs hurlements et
leurs aboiements insensés.
La lune joue à cache-cache avec des nuages menaçants.
De jeunes hindous et de jeunes musulmans malveillants rôdent dans les rues à la recherche de
victimes à massacrer.
Les haut-parleurs des temples ― des atavismes low-tech crachotant datant de l’aube préélectronique ― braillent leurs distorsions, conférant ainsi une réalité mécanique à cette nuit
de violence.
Etrange.
Dans les Puranas, la littérature mythologique de l’Inde, on décrit cette étrangeté comme un
géant insatiable, un grand guerrier qui possède la connaissance du bien et du mal, dont les
jours et les nuits se mesurent en éons. Appelé Kumbhakarna, la cause cachée ou invisible, il
est tout-puissant et ses intentions sont insondables.
Un aileron de requin dessine des cercles à la surface de l’océan, et le nageur est en proie à la
terreur, non pas en raison de l’aileron visible, mais de l’intelligence maléfique occulte à
laquelle il se rattache, comme la terreur de cette nuit qui supprime impersonnellement des
vies, comme un éléphant arrachant les feuilles d’un arbre.
Nous avons aussi nos symboles de l’étrange pouvoir du monde souterrain – Moby Dick, Dark
Vador et King Kong. Réagissant face à notre ignorance de sa véritable identité, un Kong
incompris parcourt un dédale de rues et de ruelles obscures en enlevant de jolies demoiselles et
en démolissant des immeubles dans un accès de folie furieuse, Dévoré par son rapport fâchéfâcheux avec son moi obscur, un Achab déchaîné qui s’auto-flagelle contre le flanc de la
baleine périt en se noyant dans l’océan de son destin.
Ces symboles touchent nos profondeurs, parce que le géant sommeille en chacun de nous ― le
garçon qui tue ses parents, le père qui moleste sa fille ou le dictateur qui massacre sa propre
population par milliers.
Ironie du sort, cette journée était consacrée à Saraswati, patronne et protectrice des arts, des
lettres et de la sagesse supérieure. Depuis plusieurs semaines, des artisans fabriquent des
statues en paille et en plâtre de sa jolie forme qu’ils vendent à tout le monde, et en particulier
aux jeunes hommes qui, imprégnés de testostérone, de ferveur religieuse et d’alcool de riz, se
livrent à une frénésie cathartique en chantant et en dansant dans les rues, portant la déesse
sur leurs épaules jusqu’au Gange, sa dernière demeure.
Ce soir, j’observe avec intérêt les célébrations depuis le confort d’un rickshaw. Mon chauffeur,
un hindou, m’a dit que plusieurs musulmans venaient juste d’être tués et raconte les détails
avec délectation. C’était OK, a-t-il dit, parce que ces garçons n’étaient que des étudiants sur
lesquels on ne peut pas compter pour faire preuve de bon sens, et les victimes, rien que des
musulmans qui le méritaient, sans l’ombre d’un doute.
Alors que nous avançons lentement, je prends conscience des nombreux policiers qui
inspirent la peur, non pas à cause de leurs uniformes noirs, de leurs armes luisantes et de
leurs talkies-walkies qui crépitent, comme les nôtres, mais à cause de la faiblesse qui les pousse
à répondre, non pas aux règles, mais aux pulsions du monstre, Comme ils s’égarent
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facilement en plongeant avec enthousiasme dans la mêlée avec leurs bâtons, leur sueur et
leurs muscles en administrant la bastonnade.
Le rickshaw-wallah s’arrête à un carrefour et il m’ordonne de descendre, bien que je sois
encore à plus d’un kilomètre et demi de chez moi. En bas du véhicule, je me sens vulnérable.
Je me couvre la tête avec mon châle et je me fonds dans la foule.
Une voiture heurte un chien qui détale en hurlant au fond d’une ruelle sombre.
Le tempo s’accélère.
Un garçon trébuche et il tombe sur une grosse dame qui crie, galvanisant l’énergie.
Je perçois intérieurement des êtres cachés fantomatiques, tourmentés et lugubres, déformés
par la terreur et détachés de leurs corps cherchant un abri et, dans le cœur des cœurs, Kali,
avec un collier de crânes ensanglantés qui rebondit sur sa poitrine, et qui brandit toute une
panoplie d’armes à bout de bras battant comme des ailes de colibri, dansant follement sur le
ghat brûlant, le martèlement régulier de ses pieds ramenant à la conscience le géant.
Curieusement, la vie continue dans de petites poches. Mon café préféré du bazar est encore
ouvert. J’oublie la nuit et j’entre. Le garçon m’apporte une tasse de café chocolaté fumant,
mais avant que je ne puisse en prendre une seule gorgée, un silence terrifiant s’installe,
figeant la vie pour un instant d’éternité. Un bébé se met à pleurer et brise le silence. Et puis,
l’enfer se déchaîne, les portes des magasins claquent et des milliers de personnes se pressent
sauvagement dans les rues et les ruelles boueuses. Je suis en sécurité dans l’œil du cyclone,
mais je ne m’attarde pas.
Dissimulé sous mon châle, je me fraye un chemin dans la nuit, furtivement, comme un
espion, mais sans crainte. Je suis devenu particulièrement vigilant, de par la peur ambiante
omniprésente, et j’observe tout, sentant la protection de la Conscience.’’
SALE KARMA
Je quittai Kulu pour me remettre sur les bons rails, mais le karma me rattrapa à
Bénarès. Après avoir traîné sur les ghats durant quelques jours, je commençai à
perdre mon énergie et au bout d’une semaine, ma peau prit une teinte jaune
maladive. Mon appétit disparut et je passai les neufs jours suivants allongé sur le dos
dans ma chambre. J’avais contracté une hépatite, plus que probablement en
échangeant ma salive avec Lucy, une des nanas de Manali qui aimaient s’amuser.
Le médecin me prescrivit un profond repos, aussi décidai-je avec beaucoup de regret
de rentrer aux Etats-Unis. Manquant d’énergie pour effectuer la réservation, je me
rendis à la gare et j’embarquai dans le train, mais le chef de train refusa de me
donner un siège et je fus obligé de rester assis pendant quatorze heures dans le
couloir, à côté des toilettes. Je me souviens que je regardais par la fenêtre, tandis que
le train se dirigeait vers le nord au soleil couchant et que le ciel était rempli de
soucoupes volantes !
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Je pris une chambre dans un hôtel miteux à Delhi, j’envoyai un télégramme pour
qu’on m’envoie de l’argent et je traînassai en dépérissant. Ma peau, mes ongles, mes
poils et mes yeux étaient maintenant tout jaunes. Quand l’argent arriva, j’achetai un
ticket pour Lahore au Pakistan, première étape par la voie terrestre. A la frontière, je
m’aperçus que mes chèques de voyage, que je pensais pourtant avoir soigneusement
cachés avec mes documents dans une pochette en cuir que je gardais sur moi, avaient
disparu ! Par chance, je trouvai l’équivalent d’une trentaine de dollars en roupies
dans l’un mes pantalons, suffisamment que pour aller jusqu’à Lahore et obtenir un
remboursement. American Express devait envoyer un télégramme à Delhi pour
confirmer les numéros, mais une semaine plus tard, alors qu’il n’était toujours pas
arrivé, je me rendis compte que j’étais en train de me faire arnaquer. J’en parlai au
chef de bureau, mais lui aussi était dans le coup et il ne me restait plus que quelques
roupies.
L’ambassade voulut me renvoyer chez moi par avion, mais pour une raison
inconnue, je refusai. J’aurais pu envoyer un télégramme pour recevoir davantage
d’argent, ce que je ne fis pas, encore une fois pour une raison inconnue. La réponse
est peut-être à chercher dans une photo de type passeport que j’avais prise un jour,
alors que j’attendais mon argent. De nombreuses années plus tard, je la retrouvai,
glissée au fond d’un exemplaire de la Bhagavad Gita et en l’examinant, je vis le
visage d’un jeune homme très arrogant et je compris pourquoi je dus passer par le
cauchemar qui m’attendait.
Une nuit, dans un accès de rage non provoqué, je balançai un coup de pied dans le
lavabo qui se désolidarisa du mur et je m’écroulai par terre, et la direction me jeta,
elle, dans la rue pour que je me démerde tout seul. Délirant, j’errai sans but dans les
rues pour me réveiller le matin sur un charpoy, un genre de petit lit de cordes, dans la
partie commerciale de la ville.
Trop malade que pour bouger, je voyais ma vie décliner lentement. Comme je laissais
leurs offrandes de nourriture intactes, les gens laissèrent tomber et gardèrent leurs
distances. En ce temps-là et encore aujourd’hui, dans une certaine mesure, mourir
dans les rues était une occurrence naturelle. Peut-être qu’ils me prirent pour une
victime de la drogue qui étaient nombreuses, un junkie en manque de veine. Ma
mort imminente n'avait aucune importance pour eux et chose étonnante, pour moi
non plus. Pourquoi devrait-elle en avoir ? Je n’étais personne. Je n’avais été d’aucune
utilité pour personne, à part moi.
Et puis un jour, le fil – certains diront la corde d’argent – qui me reliait au corps se
rompit, et je passai d’une vie à une autre en retournant à ce que j’avais toujours été,
une Présence consciente silencieuse infinie qui transcende le corps. Pendant ce qui ne
dépassa probablement pas une vingtaine de minutes, mais ce qui me parut être toute
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une éternité, je planai au-dessus du paquet de chair jaune rebutant, comme un
fantôme supraconscient.
De moins que rien, je devins brusquement une célébrité via la mort. Une foule se
rassembla, fascinée par l’aura rayonnante qui entourait le corps, et comme il sied lors
d’une occasion solennelle, elle se contint, communiquant à voix basse et chuchotant.
Aux Etats-Unis, j’aurais été ramassé et évacué et en l’affaire de quelques minutes,
branché à une machine, et on m’aurait administré des chocs jusqu’à ce que je
reprenne vie ou que je meure définitivement. L’esprit oriental apprécie la mort,
comme les matérialistes ne peuvent pas l’imaginer.
Alors que je planais, immobile, au-dessus du corps, la foule augmenta, atteignit un
seuil critique et déborda dans la rue. A cet instant, une Mercedes Benz noire d’un
modèle récent s’arrêta. Le chauffeur, qui était vêtu d’un costume blanc et d’un turban
blanc immaculés, en sortit et ouvrit la portière arrière à un homme de taille moyenne
vêtu d’un costume occidental impeccablement taillé. La foule se fendit comme la Mer
Rouge à son approche. L’homme se pencha, m’examina rapidement et il
m’administra un léger coup de pied dans les côtes pour voir si j’étais en vie. Etant
donné qu’il n’y eut aucune réaction, il recommença.
Il s’accroupit pour se rapprocher et la Voix de Dieu qui s’exprima par son entremise
dit : ‘’Je vois à la façon dont vous supportez votre souffrance que vous êtes un
homme raffiné. Par la Volonté d’Allah, vous viendrez avec moi et je prendrai soin de
vous jusqu’à ce que vous retrouviez la santé.’’
Je réintégrai mon corps et depuis lors, j’ai été béni d’un détachement presque parfait.
Il fit signe à son chauffeur qui s’avança, me ramassa et m’installa sur le siège arrière.
Nous parcourûmes les rues de la ville, puis nous roulâmes dans la campagne jusqu’à
ce qu’une villa imposante datant de l’époque du Raj apparaisse au bout d’une longue
allée bordée d’arbres.
La voiture s’arrêta et un serviteur s’approcha. Mon hôte donna des instructions
pendant que le serviteur m’aidait à monter une volée de marches jusqu’au toit, où un
lit à baldaquin était installé sous un auvent sous les branches de quelques très grands
arbres constituant une arche. Sur la commode recouverte d’une tablette en marbre
placée à côté du lit, il y avait une bassine et un pichet en céramique datant de
l’époque victorienne, et à côté du portemanteau se tenait un petit homme au regard
bienveillant, Akhmed, le plus vieux serviteur de la maison qui s’occuperait de moi
24H/24.
Khalil était un homme d’affaires qui avait reçu une éducation occidentale et qui était
issu d’une vieille famille aristocratique, un homme qui au sens matériel et mondain
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ne manquait de rien. Par ailleurs, il s’intéressait au mysticisme et c’était un homme
profondément religieux, nonobstant son goût pour la bonne chère et les belles
femmes. Et il était le propriétaire de l’hôtel dont le gérant m’avait expulsé !
Je restai sous sa garde pendant environ trois semaines, je crois, durant lesquelles
nous discutâmes d’une grande variété de sujets. Les jeudis après-midi, quand sa
maîtresse venait, j’allais au cinéma. Ce séjour me permit de venir à bout de la
maladie, mon énergie remonta et je recommençai à prendre des repas réguliers, bien
que légers. La convalescence me donna une bonne opportunité de réfléchir à ma vie
jusqu’alors.
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CHAPITRE 3 : UNE VOIE DANGEREUSE VERS LA
LIBERTÉ
En Inde, un ‘’dwija’’ est une personne ‘’deux fois née’’, une fois physiquement et une
fois spirituellement. Je naquis pour la première fois à Butte dans le Montana, en
1941, et ma seconde naissance fut cet instant de vérité au bureau de poste de Waikiki
à Honolulu, à Hawaï, en 1966. Ou peut-être était-ce en 1967.
Même si je savais que Magdalena avait commis une erreur en optant pour un bail
pour un magasin situé sur Telegraph Avenue en plein milieu de la révolution du
People’s Park, je décidai d’essayer de le faire marcher.
N’étant plus une vraie ville universitaire surpeuplée de rats de fraternités et
d’étudiantes mièvres en jupes plissées et socquettes qui finiraient dans la périphérie
avec deux gosses appelés Bill et Pete, Berkeley était envahie par des hippies aux
cheveux longs qui finiraient dans la périphérie avec deux marmots appelés Shanti et
Moonblossom. Le psychédélisme était en plein essor : Haight-Ashbury, le flower
power, les Black and White Panthers, les Beatles, l’amour libre et la liberté de parole.
La ville avait même un nouveau blaze – The People’s Republic of Berserkley.
Je débarquai à l’aéroport international de San Francisco, louai une voiture et je
m’arrêtai dans un Denny’s à Daly City pour prendre un hamburger et un café à
emporter. En remontant la bretelle d’accès vers Bayshore, j’aperçus un hippie avec
des cheveux jusqu’à la taille, des pantalons à pattes d’eph déchirés et une chemise
orange fluo, le pouce levé. Je détestais les hippies et je ne prenais jamais d’autostoppeurs et donc je fus surpris, quand la voiture, tout comme le corps, deux
semaines plus tôt à la poste, s’arrêta unilatéralement.
‘’Où allez-vous ?’’, dis-je en baissant la vitre.
‘’A Berkeley, mon pote’’, répondit-il.
‘’Montez, je vous emmène’’, dis-je.
‘’Super, mon pote, super !’’
‘’Alors, qu’est-ce qui vous occupe ?’’, dis-je en entrant dans le flux de la circulation.
‘’Qu’est-ce qui m’occupe, mon pote ?’’ Il paraissait confus. ‘’Qu’est-ce qui
m’occupe ?’’, répéta-t-il, en s’efforçant apparemment de comprendre une question
complexe. ‘’Je plane, mon pote. Et toi, que fais-tu ?’’
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Je ne perçus pas l’ironie et je me lançai précipitamment dans un résumé de ma vie
embelli en m’attendant à ce qu’il soit plutôt impressionné, mais quand je lui
demandai ce qu’il en pensait, il répondit : ‘’Pas grand-chose.’’
‘’Je te raconte l’histoire de ma vie et toi, tu dis : ‘’Pas grand-chose’’ ! Combien de
mecs de mon âge possèdent ce que j’ai ? Merde, je gagne plus d’argent en une seule
journée que toi en une année !’’
‘’Et alors ? Tu as peut-être beaucoup de brol, mais tu es plutôt gonflé, à cran et hyper
tendu.’’
J’avais déjà entendu cela quelque part.
‘’Gonflé, à cran, hyper tendu ?’’, m’écriai-je.
‘’Calme-toi, mon pote !’’, répondit-il.
Ma rage s’évacua inexplicablement. Toute cette scène improbable de l’homme
d’affaires bouffi et du hippie débraillé et mal fagoté parut tout à coup ressembler à
un dessin animé et lointaine, comme si elle arrivait à un étranger.
La voix de la poste parlant par mon entremise dit : ‘’Excuse-moi. Je ne sais pas ce qui
m’a pris. Vas-y, tu peux me dire ce que tu penses réellement.’’
Dans l’un de ces moments où la vie joue mieux au psy que n’importe quel docteur à
100 $ de l’heure, il se tourna, me regarda dans les yeux et dit : ‘’Et bien mon pote, je
dirais que tu es l’un des êtres humains les plus nazes que j’ai jamais rencontrés.’’
Une vague de colère surgit et retomba miraculeusement avant que je ne puisse
prononcer un mot. Un imposant silence envahit la voiture et je réalisai que mon
compagnon voyait ce que j’avais vu dans les toilettes, deux semaines plus tôt. Etais-je
dans un si sale état que cela, de toute évidence ?
La pensée d’avoir commis une terrible erreur, il y a longtemps, peut-être même avant
de naître, me vint à l’esprit, mais qu’en était-il ? Où m’étais-je fourvoyé ? Quel genre
de punition y avait-il encore en réserve ? Je sentis la panique arriver, mais celle-ci fut
engloutie par le silence avant de pouvoir s’installer. Et puis la voix, dont la présence
remplissait la voiture, répondit, comme si elle connaissait déjà la réponse : ‘’OK,
d’accord, alors que penses-tu que je devrais faire ?’’
Le hippie qui semblait être de mèche avec la voix haussa les épaules, me jeta un coup
d’œil en biais, alla dans sa poche, en sortit un flacon, l’ouvrit et me tendit deux
pilules orange.
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‘’Essaye ça. Ça pourrait aider.’’
‘’Qu’est-ce que c’est ?’’, demandai-je en examinant les petites pastilles nichées dans
ma paume, tandis que la voiture filait devant Candlestick Park.
Les tenir en main me procurait un sentiment sauvage, presque sexuel. Elles
paraissaient vivantes, peut-être radioactives. Pendant un instant, la voiture parut
stationnaire et la ligne d’horizon se rapprocher à vive allure.
Quand il dit ‘’Orange Sunshine’’, mon corps frissonna et les poils de ma nuque se
dressèrent, comme en écoutant un morceau de musique sublime.
‘’Qu’est-ce que c’est ?’’, répétai-je.
‘’De l’acide, mon pote, du LSD. C’est du bon.’’
‘’Quel effet ça fait ?’’, dis-je. Depuis ma liaison avec Emy et mon expérience avec
l’herbe, j’avais lu plusieurs articles sur les dangers des drogues psychédéliques. Que
cela soit interdit n’était pas un problème, car j’avais été à contre-courant toute ma vie
durant.
‘’C’est fa-ra-mi-neux !’’, répondit-il.
J’avais une vague idée de ce qu’il entendait par là.
‘’J’ai fumé de l’herbe aux Philippines’’, dis-je. ‘’Cela ressemble à ça ?’’
‘’L’herbe, c’est très bien, mon pote, mais c’est de la gnognote. Ceci va t’éclater la tête
et crois-moi, c’est nécessaire !’’
‘’Mais n’est-ce pas dangereux ?, demandai-je. ‘’On raconte qu’on peut disjoncter et
péter un câble. Il y a le cas de cette fille qui a sauté du dixième étage d’un immeuble
à appartements en pensant qu’elle pouvait marcher sur l’air, et on l’a ramassée à la
petite cuillère sur le trottoir…’’
‘’Si tu as la trouille, n’en prends pas. J’ai fait quelques mauvais trips, mais il n’y a pas
de quoi en faire un plat ! C’est seulement mental. Le truc se dissipe en quelques
heures et puis tout revient à la normale.’’
Je ne savais pas exactement ce qu’il voulait dire, mais je me sentis rassuré et attiré.
L’effervescence parfumée et le glamour de la ‘’grande vie’’ ne pouvaient plus
masquer l’odeur caractéristique de la souffrance.
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J’ouvris la main et jetai un nouveau regard aux pilules. ‘’Diable !’’, pensai-je. ‘’Il ne se
passera sans doute rien du tout, ce ne sont que deux bêtes pilules.’’ Après avoir ôté le
couvercle de la lapette tiède posée sur le tableau de bord, je les fis descendre
immédiatement.
‘’Super !’’, dit le hippie avec enthousiasme.
Endéans quelques minutes, je fus envahi par une euphorie inexpliquée. A la sortie du
tunnel de Treasure Island, je commençai à changer. Mon compagnon, tous sourires,
descendit quelque part à Berkeley.
‘’Bonne route !’’, dit-il, en faisant le signe de paix.
La voiture qui roulait toute seule se dirigeait vers les collines, comme un animal sorti
d’un piège. La route et le monde, y compris mon corps et l’automobile, désormais
parfaitement synchronisés, se dilataient et se contractaient à l’unisson, comme un
poumon géant qui inspirait et qui expirait, irrésistiblement et merveilleusement
vivant. Mon corps frissonnait d’une joie pure et je m’entendis rire, incontrôlablement,
non pas un rire commercial poli, mais une cascade d’une hilarité incontrôlable.
Le hippie ne blaguait pas. L’herbe, c’était de la gnognote !
Des lignes de pensées, comme des fils de marionnettes tirés depuis mon palais de
cristal, touchèrent le système nerveux en intimant au corps de bouger. Réfléchissant
via l’abîme entre le corps et l’esprit qui se creusait toujours davantage, je dirigeais la
machine vers une destination inconnue. Néanmoins, je réalisai rapidement que je
serais bientôt dans l’incapacité de conduire. Remarquant une aire de stationnement
en gravillons à l’approche du sommet de la colline, j’immobilisai la bête, tout en
dépassant le périmètre et en aboutissant dans un champ. Il se passait tellement de
choses que je ne pouvais plus me rappeler comment faire une marche arrière, aussi la
laissai-je là où elle était, jusqu’au pare-chocs dans l’herbe épaisse avant de débarquer,
comme un voyageur issu d’une galaxie lointaine et qui posait pour la première fois le
pied sur la surface d’une Terre extatiquement vibrante.
Les chênes et les arbousiers dansaient. Leurs branches oscillaient en tentant de
toucher le ciel, comme les tentacules de gigantesques anémones de mer. Terre et ciel
fusionnaient érotiquement l’un avec l’autre, comme des amants partageant
tendrement un moment de passion. Subjugué par l’indicible beauté d’un monde qui
se créait et qui s’anéantissait sans cesse devant mon œil intérieur, je descendis dans
un petit ravin et je m’assis sur un rocher sous un vieux chêne dont l’enveloppe ridée,
noueuse et hiéroglyphique semblait former, dissoudre et reformer le rune ‘’chercher
à l’intérieur’’. Je regardai à travers la coquille translucide du corps et je vis la
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diffusion infinie d’une lumière radieuse autogénérée d’une pureté indescriptible
répandant la douce extase de la vie dans chacune des cellules.
Pour la première fois, je remarquai que tout ici avait un dessein, les objets
s’emboitant harmonieusement les uns dans les autres, comme les pièces d’un puzzle.
Je voyais tout, comme un ensemble vivant et vibrant au son merveilleux et
omniprésent qui émanait spontanément du vide entre les atomes. Indissociables de
ce son indéfinissable, chaque brin d’herbe et chaque humble galet qui contenaient
des univers en eux-mêmes manifestaient inconsciemment leur unicité. Ma vie
fracturée et solitaire paraissait tout à coup avoir un sens, être en parfaite adéquation
avec la totalité, à l’instar d’un enfant innocent lové dans les bras de sa mère.
Inspirant l’air frais avec la délectation avec laquelle mon ancien moi aurait sifflé une
bouteille de champagne, les goulées curatives envahirent mon corps usé et abimé en
lui administrant un choc vital. Je descendis en courant le ravin herbeux et je bondis
gracieusement par-dessus une clôture en barbelés.
Jusqu’à ce saut qui semblait symboliser quelque chose de profond, le parcours était
ordonné et réfléchi, comme une spirale sans cesse croissante d’expériences
incroyables qui s’enchaînaient, des perles chatoyantes sur un fil, des stations
auxquelles mon âme s’arrêtait brièvement pour s’instruire avant de poursuivre son
cheminement. Mais tandis que je me rapprochais du sommet de la colline, le chaud
soleil d’été, un fruit doré et bien mûr, tombait dans la bouche gracieuse du Golden
Gate et de la région de la baie qui s’étendait devant moi. Tout cessa de bouger et la
bulle d’ignorance que j’étais se dissout dans la Lumière.
Ce n’est pas que je n’existais plus, mais je cessai d’exister sous la forme de cet homme
d’affaires gros, riche et malheureux. Cet individu ― une sorte d’objectif déformant et
magnifiant qui était tombé de l’appareil photo ― s’était brisé en menus morceaux
pour être abandonné de l’autre côté de la clôture, en quelque sorte. Et le Soi, le Soi
réel, une vision sans limite cachée à l’intérieur du corps, qui était apparemment
endormie depuis des lustres, commença à voir les choses, telles qu’elles étaient
réellement.
Sidéré, fragile et délicat comme une fleur printanière, stupéfait par la beauté
complexe de la création, je compris qu’il y avait deux réalités parallèles : la réalité
éternellement vivante de Dieu et le monde glacé des perceptions conditionnées, le
LSD étant juste l’une des nombreuses passerelles possibles entre les deux. Ces
étranges petites pilules orange ne créaient pas leur propre réalité. Elles me
montraient la Réalité, en égayant la vue avec un peu de bizarrerie chimique
ondoyante.
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Ses rayons pulsant des atomes de lumière, le soleil se précipitait vers un océan qui
enflait pour l’accueillir, pendant que les goélands virevoltaient dans le ciel
crépusculaire surchargé en laissant de légères traces ou traînées dans l’air. Je me
tournai vers l’intérieur du corps et je pus observer la totalité du système nerveux, un
carrousel de lumière incessant, les synapses, ces étoiles microcosmiques explosives
scintillant avec l’énergie qui bondissait de terminal en terminal.
Voyageant dans des mondes de plus en plus subtils, je fis l’expérience d’un
formidable élan que je reconnaîtrais ultérieurement comme étant l’amour en tombant
sur le lieu interne où Dieu demeure, donnant et reprenant la vie. Submergé par un
sentiment de sainteté profonde, les larmes du repentir dégoulinant des yeux, je
tombai à genoux pour remercier le grand Esprit, alors que le jour devenait nuit dans
un spectacle impressionnant et inoubliable d’une beauté transcendante.
La conscience de mon ancienne vie me revint et pendant un moment, je me
demandai comment je pourrais en reprendre possession, mais quelque chose me dit
de ne pas m’inquiéter et effectivement, le moment venu, le corps, admirablement
sage, se retourna et gravit la colline, tous les sens en éveil, absorbant et traitant les
stimuli, animé par une mémoire impersonnelle précise. La voiture était comme je
l’avais laissée, une portière négligemment ouverte.
Le porte-document sur le siège arrière, les cigarettes et le hamburger de chez
Denny’s toujours posé sur le tableau de bord ressemblaient à des vestiges
archéologiques. Je les examinai, puis je pris une cigarette que j’allumai. Tandis que la
fumée me brûlait les poumons et que le goudron toxique se déversait dans mon
système sanguin, mon esprit ralentit, l’euphorie commença à diminuer et sans
ménagement, je fus réaspiré dans la chair. Une vague de nausée qui paraissait
symboliser ma vie entière me submergea et je jetai la cigarette par la fenêtre, la fin
d’une habitude vieille de huit ans. Au bout de quelques minutes, la fumée se purifia
et l’euphorie revint.
Je démarrai et je m’engageai sur la route qui se rétractait constipativement et se
redéployait élastiquement. Un muscle car ronflant apparut en escaladant la colline et
en vrombissant, comme un bison irascible. Scannant les occupants, des adolescents
bourrés de testostérone en route vers les bois pour siffler de la bière et fricoter, j’émis
de puissantes vibrations et la bête se déroba docilement et me contourna largement.
Je filais sur le bitume, profitant de chaque milliseconde de la vie, la machine, une
extension de mon esprit, ma pensée s’actualisant.
Il s’avéra qu’elle se gara sur Telegraph Avenue, à environ un bloc de mon ancien
repaire, le Mediterraneum, et avant que je ne puisse réaliser ce qui se passait, je me
retrouvai attablé à mon ancienne table en me demandant si quelqu’un pouvait dire
que j’étais stone.
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La commande s’était passée sans anicroche. Quand on me demanda ce que je
désirais, ‘’un cappuccino’’, répondis-je, comme d’habitude. Quand j’ouvris mon
portefeuille, les billets étaient vivants et luisants, comme du radium. Me frayer un
chemin dans le fatras mental du client fut certes quelque peu ardu, mais je
m’acquittai fort bien de ma tâche en arrivant à la table dans l’œil du cyclone, sans
incident. Je me sentais protégé par une bulle d’énergie invisible, comme une plante
exotique qui se développait dans une serre hermétique.
Mon regard halluciné se reflétait dans la vitrine et je remarquai l’absence de ma
cravate, ce qui paraissait approprié. Je relevai le col de ma veste de sport et je passai
un coup de peigne dans mes cheveux électrisés et dressés au-dessus de ma tête.
Personne ne paraissait m’accorder aucune attention, et cependant, un sentiment de
vulnérabilité persistant, comme si on pouvait me capter ou me mettre sur écoute, ne
cessait de s’amplifier, alors que le café se remplissait d’une foule bigarrée de bipèdes
hétéroclites.
A un moment donné, je réalisai que je partageai ma table avec un hippie radieux.
‘’Tom, Tom Williams’’, dit-il nonchalamment. ‘’Keskispass, frérot ?’’
Je m’efforçai d’interpréter son jargon. Comment pouvais-je savoir que ‘’Keskispass,
frérot ?’’ était la contraction de ‘’Que se passe-t-il, mon frère ?’’
‘Oh, t’es trop défoncé pour parler, hein ? Qu’est-ce que t’as pris ?’’, me dit-il sur le
ton de la conspiration, me rendant un peu parano.
‘’Un peu parano, hein ? C’est ton premier trip ?’’, demanda Tom.
J’acquiesçai.
‘’Premier trip et tu perds un peu les pédales, hein ? Je connais le sentiment !
T’inquiète pour moi. Rien de grave. J’ai juste pensé que tu pourrais aimer conclure
avec quelques chouettes violettes...’’
‘’Des chouettes violettes ? Conclure ?’’, demandai-je.
‘’Owsley, mec, de l’acide, mec. Qu’as-tu donc pris ?’’
‘’Je ne sais pas…De l’orange, de l’orange quelque chose, je crois.’’
‘’Sunshine, mon pote, Sunshine. Pas mauvais, mais il te faut quelque chose pour la
prochaine fois.’’
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Dans mon état, il ne semblait pas y avoir de prochaine fois. Les choses arrivaient,
quand c’était nécessaire et elles n’étaient pas nécessaires jusqu’à ce qu’elles arrivent.
Et bizarrement, le sentiment étrange que ce trip allait durer pour toujours ne cessait
de me traverser l’esprit.
‘’Qu’en penses-tu, mon pote. Seulement deux dollars. Deux misérables dollars pour
décrocher la timbale !’’
Et il se lança dans son baratin.
‘’Purple Owsley, le meilleur acide jamais fabriqué. Fabuleuse dope, mec, fabuleuse
dope. Pure. Réellement pure. Meilleure que celle de Sandoz. Et puisque c’est ta
première fois, trois pour cinq dollars. Si j’en juge par ta montre, cinq dollars, ce sont
des cacahuètes pour toi !’’
Je tendis la main vers mon portefeuille.
‘’Hé, cool, mec, pas ici ! Allons faire affaire dans le quartier. Je sors le premier et tu
me suis dans quelques minutes. On se retrouve en bas de la rue. ‘’
Nous nous retrouvâmes donc en bas de la rue.
‘’Hé, mon pote, tu n’y connais que dalle, pas vrai ?’’, dit-il d’une voix aimable.
‘’Donne-moi les cinq dollars. Voilà ta marchandise. Assieds-toi, mon pote’’, dit-il en
m’indiquant un perron voisin. ‘’Tirons une taffe. Je dois te dire certaines choses.’’
Nous nous assîmes et Tom farfouilla dans ses poches à la recherche de ses papiers
Rizla.
‘’He mec, pourquoi tu n’irais pas au magasin d’alcool pour prendre une bouteille de
Ripple pendant que je confectionne le joint ? C’est juste pour arroser et couronner le
tout.’’
Grimaçant rien qu’à la pensée du Ripple, je me rendis au magasin de spiritueux juste
à côté et j’en sortis avec une bouteille de Mumm extra-dry.
‘’Hé, mec, c’est quoi ce truc ? Wow, douze dollars ! C’est de l’or liquide ?’’
‘’Ton Ripple, c’est du pipi de chat, à côté’’, dis-je en singeant son style.
‘’Hé, mec, je t’aime bien. T’as de la classe. Et à propos, qui es-tu ?’’
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‘’Personne. Rien qu’un gros businessman’’, répondis-je. ‘’J’ai simplement horreur de
la piquette.’’
‘’Je suis comme toi, mais seulement en ce qui concerne la dope. Je ne peux pas
supporter la mauvaise dope. Tu penses que je te refourgue de l’herbe à poux ou une
merde bon marché fabriquée maison ?, demanda-t-il d’un air rhétorique.
‘’Absolument pas, mec, absolument pas. Moi aussi, j’ai une certaine classe. Tu sais ce
que c’est ?’’, dit-il en brandissant un gros joint.
‘’Non. C’est quoi ?’’
‘’De l’Acapulco Gold, mon pote, la meilleure putain d’herbe, après peut-être la
Panama Red.’’
Il l’alluma et il en tira une profonde bouffée et il me le tendit, les yeux exorbités.
J’en tirai quelques bouffées.
‘’Pas possible, mec, pas possible. Tu gaspilles ce truc. Tu dois fumer ça ainsi.’’
Et il me fit une démonstration.
Je m’en foutais. Mon esprit partit brusquement en vrille et une profusion de lumières
et de couleurs explosèrent dans mon cerveau, belles à couper le souffle ― mon
propre feu d’artifices, ma propre fête nationale !
"Tiens, mec, prends une bonne rasade de ça", dit Tom qui semblait savoir
précisément ce qui se passait, et il me tendit la bouteille. "Ça adoucit un peu le truc."
Je suivis ses instructions. Les lumières étaient toujours là, pas de doute, mais le
champagne les prolongea en les adoucissant et en les rendant plus délectables
encore.
‘’Wow !’’, m’exclamai-je, ‘’incroyable !’’.
‘’Super, mec !’’, dit le dealer qui se laissait gagner par mon excitation. ‘’T’as l’air d’un
vrai abruti, mais t’es un vrai cerveau, maintenant !’’
Je m’entendis rire à un million de kilomètres de là.
*******
76
Je me réveillai le lendemain matin dans un motel, quelque part en zone basse, par
une chaude journée ensoleillée de Californie. Même si l’univers ne se dilatait plus et
ne se contractait plus avec le souffle cosmique, même si les oiseaux ne laissaient plus
de traces dans le ciel et même si l’éruption de couleurs qui s’était déclenchée dans ma
tête s’était éteinte, je m’aperçus que ce lendemain de la veille ne ressemblait pas
même vaguement à mes lendemains de veille habituels. Chaque objet dans la pièce
témoignait d’une intégrité profonde, d’une identité difficile à décrire. Les choses les
plus insignifiantes, comme la brosse à dents, la charnière de la porte ou mes ongles
paraissaient tellement réelles.
Un jeune homme brillant, plutôt qu’un adulte cynique, débauché et gériatrique me
contemplait dans le miroir. Je souris d’un air appréciateur, pour changer. J’allumai la
radio et les paroles de ‘’Be who you are’’ qui s’accompagnaient d’un instrumental
psychédélique à l’eau de rose passaient et repassaient en gravant le mantra dans ma
tête. Je sortis de la douche plus léger, comme si j’avais fait partir un peu de mon
vieux moi dégoûtant et cru. J’ouvris la valise, mais les vêtements paraissaient
appartenir à un étranger. Fait significatif, je ne pus retrouver ma montre Omega à 500
$, mais cela n’avait plus aucune importance. Je réussis à enfiler la camisole, mais je ne
pus nouer la cravate qui semblait plutôt sinistre, ressemblant plus à un collier de
chien qu’à un ornement, le symbole parfait de mon esclavage, le joyau de la
couronne de l’uniforme capitaliste.
Je remontai le bloc jusqu’à une cafeteria familiale, où je commandai un petit-déjeuner
copieux. Quand il arriva, j’y jetai à peine un coup d’œil et faillis vomir et n’y touchai
pas. Je n’arrivais absolument plus à comprendre pourquoi pendant plus de vingt ans,
j’avais apprécié consommer des cadavres de porcs et des œufs gluants issus du
rectum de poules. Et quand je finis par trouver le dernier cours de mon action tout en
bas d'une longue colonne, sa chute de deux points ne me perturba pas le moins du
monde.
Alors que la cafeteria se remplissait, j’examinais les clients. La femme d’âge moyen à
la table d’angle tout près de la fenêtre qui découpait chirurgicalement sa saucisse,
avec sa serviette soigneusement pliée sur les genoux, semblait intéressante. Je me
demandais ce qu’elle faisait et pourquoi elle mangeait toute seule. Elle avait l’air pas
mal du tout. Elle avait conservé sa silhouette et semblait intelligente. Je songeai à ma
mère, en me demandant si je devrais lui parler de mon trip, juste pour la remonter. Je
pouvais m’imaginer sa tête, lorsque je lui dirais ‘’Oh, au fait, m’man, j’ai un peu tâté
au LSD, ces derniers temps…’’ Bien sûr, cela risquait de tomber à plat, étant donné
que je n’étais déjà plus en odeur de sainteté et que je n’avais plus la côte, étant tombé
en disgrâce. Elle était toujours mortifiée par le fait que j’avais menti et que j’avais
quitté l’école pour m’enfuir avec une femme mariée. Je ne savais pas comment
arranger ça. L’acide devait avoir influé sur mes sentiments car pendant un moment,
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j’expérimentai quelque chose qui devait s’apparenter à du remords, comment je
l’avais déçue et comment j’avais tout gâché.
Mon attention retourna à la gazette et je repérai un article sur Haight-Ashbury qui
informait le lecteur concerné que le psychédélisme était un mouvement dangereux
qui ‘’menaçait la vie, comme nous la connaissons’’.
‘’Ça m’a l’air prometteur’’, pensai-je. La vie, comme je la connaissais, était un enfer
depuis longtemps – depuis ma jambe cassée, quand je fus renversé par une voiture
en tentant d’éviter Charles, cette nuit fatale – et même avant.
La Mecque n’était qu’à une vingtaine de minutes de là, aussi décidai-je de ne pas me
rendre au travail. Je payai l’addition, puis je traversai le Bay Bridge avant de prendre
la sortie Fell Street et de me parquer le long du parc Panhandle derrière un bus
scolaire délabré peint avec une profusion de couleurs éclatantes, le foyer d’une bande
de flower children itinérants. En pénétrant dans le Haight, un pays étranger, je fus
‘’accueilli’’ par la sérénade de morceaux psychédéliques jusqu’alors
incompréhensibles, mais désormais plus que familiers qui retentissaient depuis des
appartements victoriens multicolores.
Des effluves d’herbe suintaient à travers des fenêtres parées de tissus tie & dye
indiens, de signes de paix, d’images de la mauvaise herbe tueuse et d’affiches
psychédéliques annonçant une pléthore de groupes d’acid rock. Presque tous ceux
que je croisai étaient défoncés.
Haight Street était animée par une humanité branchée. Les magasins, dont la plupart
répondaient aux demandes d’une faune bizarre et farfelue, débordaient : lampes à
lave, boules miroirs à facettes, perles, tissus tie & dye, lampes stroboscopiques,
lampes phosphorescentes, lampes de croissance, affiches fluos et tout un tas
d’accessoires, papier à rouler, fume-joints, pipes à hash, houkas, s’entassaient pêlemêle. Les perrons étaient envahis par des hippies barbus défoncés qui arboraient le
signe de la paix et qui vendaient ouvertement de l’acide, de l’herbe, du peyotl, de la
mescaline et des champignons magiques. De jeunes fugueurs à moitié dévêtus, au
regard vitreux, débraillés, malodorants et hirsutes se pelotaient impudemment en
plein jour. Les paroles accrocheuses des Beatles étaient martelées par un haut-parleur
surdimensionné branché à l’arrière d’un Volkswagen fluo multicolore déglingué :
‘’Personne ne nous regardera, alors pourquoi ne pas le faire sur la route ?’’
Pendant un moment, je craignis de devenir l’un d’eux, mais la façon dont ils me
regardaient en jetant des coups d’œil méprisants à mes chaussures noires, mes
cheveux courts et mon costume fait sur mesure me disaient que j’étais conformiste,
un individu crispant, capitaliste et artificiel.
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En bref, l’ennemi. J’en conclus qu’il me faudrait arranger ça.
MADAME ZORA
Jusqu’à ce moment décisif à la poste et mon premier trip qui s’inscrivait vraiment
dans le même changement, la vie avait été si douloureusement pleine de moi et de
mes pulsions que je n’avais aucune idée du vaste monde intérieur de l’esprit et de la
Conscience illimitée au-delà. Et même si la majorité de mes pensées étaient encore
irascibles et impitoyables, comme des unités d’assaut défilant au pas de charge dans
ma conscience, d’autres, une minorité croissante, étaient ironiques et détachées,
flottant paresseusement comme des nuages d’été cotonneux. Une partie cachée de
moi apparaissait, comme un crocus printanier perçant la croûte terrestre, illuminant
de fraîcheur et de couleur les sombres reliquats de l’hiver.
Quoi qu’il en soit, quand l’entreprise fut en ordre de marche, je rentrai à Hawaï. Il
était difficile de maintenir mon attention sur le monde intérieur et toutes ses
promesses. Mes pensées ne cessaient de s’écouler dans un trou noir appelé
Magdalena. J’aurais dû rentrer directement chez moi depuis l’aéroport, mais
l’appartement me rappelait Magdalena et ma vie pourrie. J’étais fatigué de penser à
elle, aussi fis-je halte à Forbidden City, un club de strip-tease situé au bout de
Kalakaua, l’artère principale. Il était quasiment vide, à l’exception de quelques
hommes d’affaires picoleurs qui se prélassaient en fumant et en sirotant leurs verres,
matant les strip-teaseuses d’un air dégagé, tandis que les serveuses papotaient à
l’arrière. J’allumai un joint dans les toilettes et quand le mai tai se mit à agir, les
choses commencèrent à s’améliorer.
La première strip-teaseuse était une jeune blonde élancée au regard vide, aux
longues jambes et aux seins tombants qu’elle caressait mécaniquement en
déambulant sur scène, effeuillant son costume sur un morceau lent des années 50,
The Great Pretender. Je me souvenais avoir dansé sur cet air au centre d’activités des
jeunes avec Isabel Thompson, dont les seins pulpeux figuraient en bonne place dans
les rêves humides de nombreux jeunes hommes, y compris les miens. Je me
demandais ce que la strip-teaseuse, qui ressemblait à Isabel, voyait dans son
effeuillage. Je voulais lui parler, quand bien même nous n’aurions rien en commun.
Je voulais quand même connaître son histoire. J’en avais ma claque des femmes
intelligentes.
La danseuse suivante, une rouquine, avait à peu près le même âge, mais elle était
plus petite et légèrement plus mignonne que la blonde. Sa routine était toute aussi
bancale, un numéro de cowgirl. Elle caracolait tout autour de la scène en levant bien
haut ses guibolles, comme un quarter horse, laissant échapper quelques ‘’whoopees’’
et ‘’yip-ee-ii-aays’’, se dépouillant de ses jambières en cuir brodées de cactus à
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paillettes en forme de pénis, d’une veste en cuir blanche à franges et d’un chapeau de
cowboy. Le clou du spectacle était enfoncé par un rapport simulé avec un revolver à
six coups.
A ce moment-là, mon deuxième mai tai déjà bien entamé, c’était plutôt bien parti, car
les souvenirs s’étaient arrêtés.
La troisième danseuse était une Philippine amusée dont la gymnastique comportait
toute une série de pos(tur)es extrêmement vulgaires et érotiques. Les Orientaux ne
semblent pas avoir le même sentiment de honte que les Occidentaux. Pour conclure,
elle chargea frontalement son vagin avec un œuf cuit dur, qu’elle envoya comme un
obus directement vers moi, d’un coup de pelvis.
Les lumières devinrent plus tamisées pour la première partie de l’emballage final et
je fus époustouflé, lorsqu’une une femme majestueuse et classieuse d’une trentaine
d’années fit son entrée, habillée comme une danseuse du ventre portant un turban
blanc orné d’un énorme diamant. Son costume élégant évoquait des images de
gitanes, de boules de cristal et de harems orientaux. Elle était d’une classe à part,
royale, et toute en retenue. Alors que le club était quasiment désert, elle se produisit
sérieusement, comme si sa prestation était un rituel sacré nourrissant son âme. Sa
peau et ses traits me faisaient penser que c’était une mulâtre, mais sa race était
difficile à déterminer. Je la scrutai avec une attention totale, car elle me semblait
familière. Je me demandais si je ne l’avais pas déjà vue auparavant, mais j’étais trop
défoncé pour m’en rappeler. Juste avant de quitter la scène, elle se tourna vers moi et
elle me regarda directement. C’était la femme de la plage !
Je me hâtai de sortir, fis le tour du bloc et me garai à une quinzaine de mètres de
l’entrée en pensant qu’elle irait probablement manger un bout avant de rentrer chez
elle. Je m’imaginai la suivre et la croiser accidentellement au restaurant. J’attendis
pendant une demi-heure, mon cœur battant la chamade, préparant ce que je lui
dirais, mais elle ne se montra plus. Soudain, je réalisai quel fantasme idiot j’avais
concocté. Elle aurait pensé que j’étais un client, de toute façon. En fait, en
redescendant les pieds sur terre, je n’étais même plus certain que c’était la même
femme et donc, je démarrai et je rentrai chez moi. Il était largement passé trois heures
et j’avais une réunion avec le comptable à neuf heures.
Magdalena traînait les pieds concernant la vente et je ne voulais pas triper à Waikiki
pour des raisons évidentes, aussi allais-je à Kauai pendant les week-ends. Le LSD
était une nette amélioration par rapport à l’alcool, parce qu’il révélait ce qu’occultait
l’alcool. Pour me ressaisir, il me fallut toucher ce lieu où je me dissolvais et où
commençait le Soi. Le buvard Sandoz que j’achetai à Bob, gourou charismatique de
l’acide et grand leader d’une communauté de Berkeley, me garantissait cinq ou six
heures de trips extatiques sans produire aucun des effets secondaires toxiques de
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l’alcool. Naturellement, je me sentais souvent fatigué, le lendemain matin, mais pas
plus qu’après une nuit d’amour et beaucoup moins qu’en cas de gueule de bois, et il
y avait tant de choses à digérer que le temps mort était le bienvenu. Je réfléchissais
profondément à mes expériences en glanant des perspectives approfondies sur moimême et le monde.
Lors d’un trip, je reçus une image raisonnablement claire de l’endroit où j‘allais. Je
m’enregistrai au Coco Palms, puis je suivis la plage en me demandant ce que le
prochain trip aurait à offrir. J’arrivai dans une crique déserte entourée de palmiers, je
m’installai sur le sable chaud, j’ôtai ma chemise et j’ouvris mon petit sac à dos, en en
extrayant une petite boite en jade avec un lotus délicatement sculpté sur le couvercle,
un souvenir de Hong-Kong. Je dépliai un paquet carré de papier alu enveloppé dans
de la soie jaune, révélant alors plusieurs petits carrés bleus de papier buvard au
centre desquels le symbole hindou de l’Esprit, OM, était imprimé. Bob disait qu’il
signifie la Vérité.
Je pris un carré du paquet, le plaçai dans ma paume et je serrai le poing, le posant sur
ma poitrine et j’inclinai la tête. Un courant électrique se mit à circuler en envoyant
une vague frissonnante d’exaltation à travers le corps. Je demandai à être guidé, puis
j’avalai consciencieusement le buvard et j’attendis.
Le temps qui rayonne à partir du centre de l’esprit se déploya en anneaux
concentriques toujours plus vastes et se fondit dans l’horizon. Les pensées
concernant Magdalena et les affaires passèrent à l’extrémité de ma conscience, puis
se délestèrent dans le vide électrisant qui s’ouvrait à l’intérieur. Je me sentis décoller,
comme une navette tentant de gagner l’espace. Un goéland apparut, haut dans le ciel,
planant sur un courant invisible. Je devins ce goéland, et puis un aigle alerte, le
regard porté au loin, louvoyant et tournoyant à travers le fin résidu de pensées et de
sentiments en suspension, comme de la brume, qui enveloppait le mystérieux centre
vers lequel, moi, un corps spirituel, je sentais que je me dirigeais.
Soudain, la brume se leva, mon véhicule se désintégra et je me fondis dans un éclat
supérieur à celui d’un million de soleils, dans un lieu que j’en arriverais vite à
qualifier de palais de cristal. Sans corps et immortel, je reposais là, contemplant un
spectacle sans fin de magnifiques mandalas kaléidoscopiques multicolores qui se
formaient et qui se défaisaient sur un fond de son cosmique, OM, lumière diaphane
se réfractant dans toutes les directions du vide silencieux.
La pensée, ‘’qui suis-je ?’’, remplit ma conscience et en réponse, je me vis assis en
lotus complet, comme un être totalement éveillé, infiniment bienheureux et
suprêmement sage doté de toutes les vertus : la pureté, la tolérance, l’intrépidité, la
compassion, la sagesse, le discernement, la franchise, la paix, la patience et la vérité.
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Quelques heures plus tard, je redescendis sur terre et je retournai lentement en
direction de l’hôtel et de ma vie bordélique, en me demandant comment combler le
gouffre entre qui j’étais réellement et mon moi actuel. Pendant un moment, je rejetai
cette vision comme une hallucination provoquée par la drogue, une raillerie divine
perverse, et je perdis courage. Une fois que la dépression se dissipa, je compris que
j’avais été béni par la conviction inébranlable de ma divinité, et je sus alors sans
l’ombre d’un doute que je ne pourrais plus m’arrêter avant de pouvoir l’actualiser.
Ce que je ne savais pas, cependant, c’est que le pécheur ne pouvait pas se
transformer en saint. Le Soi que j’avais vu ne pouvait pas se créer par la volonté ou
par n’importe quelle thérapie. Si j’avais pu accepter mes parties malhonnêtes et
dégoûtantes, j’aurais gagné beaucoup de temps, mais je croyais devoir payer pour
toute la souffrance que je m’étais infligée à moi-même et aux autres.
Le lundi suivant, il n’y avait toujours aucune nouvelle de Magdalena. Je me couchai
tard et rêvai que je traversais le cœur obscur de l’Afrique, traqué par des ennemis
noirs lourdement armés surgissant de derrière des arbres et des rochers pour en
découdre. Je les combattis, mais je perdais de l’énergie à chaque confrontation. Au
bout du rouleau, je suivis un chemin qui conduisait dans les montagnes et j’arrivai au
bord d’un lac cristallin. En regardant dans l’eau, j’aperçus la danseuse exotique du
Forbidden City, vêtue de soie blanche et portant une coiffe superbe confectionnée à
l’aide de joyaux et de plumes luxuriantes. D’une main, elle semblait donner une
bénédiction, et les longs doigts fuselés de l’autre main tenaient un grand livre dont la
couverture arborait d’anciennes lettres du genre hiéroglyphes qui luisaient comme
du radium émeraude. Je m’efforçai d’en déchiffrer le sens, mais plus j’essayais et
plus les lettres devenaient floues. La danseuse m’observait avec de la compassion et
elle me tendit le livre pour que je puisse mieux voir...
Je me réveillai tard, à la suite d’un coup de téléphone de Charlie.
‘’Je dois te l’accorder, James’’, dit-il avec enthousiasme. ‘’Elle a mordu à l’hameçon et
tu peux mettre la clé sous la porte ! Souviens-toi : un voyage pour deux à Tahiti ! Elle
signe vendredi, à 13 heures.’’
Jeudi soir, à moins de 24 heures de l’échéance, j’allai faire une promenade sur la
plage pour me calmer. J’étais sur le point de faire demi-tour, près des rochers au pied
de Diamond Head, quand je tombai sur Mme Zora, la strip-teaseuse gitane du
Forbidden City.
Le rêve de lundi me revint soudainement à l’esprit et elle m’invita à m’asseoir.
‘’Vous n’avez pas peur, assise ici toute seule, la nuit ?’’, dis-je.
82
‘’Non.’’
‘’Et moi ?’’
‘’Vous ne feriez pas de mal à une mouche. Que voulez-vous ?’’
‘’Vous étiez dans mon rêve, la nuit de lundi.’’
‘’Dans mon métier, tous les hommes ont des rêves.’’
‘’Pas ceux-là. Voudriez-vous l’entendre ?’’
‘’OK.’’
Je lui décrivis le rêve et lui demandai ce qu’elle en pensait.
‘’L’Afrique, c’est votre côté obscur et ces noirs sont les parties de vous qui sont
malsaines, ces parties de vous que vous n’aimez pas et que vous ne comprenez pas.
Vous êtes en conflit depuis longtemps, et cela vous use. Vous voulez vous en sortir.
Alors, une voie s’ouvre vers les montagnes. Les montagnes signifient à l’écart du
monde pour regarder en vous-même. Sur ce chemin, vous apercevez un lac. Ce lac,
représente votre âme, votre conscience, et quand vous regardez dedans, vous
découvrez une déesse qui tient un livre, le livre de la Connaissance.’’
‘’De quelle connaissance parlez-vous ?’’, l’interrompis-je.
‘’La connaissance de vous-même.’’
Je sentis un frisson, un engouement sauvage.
‘’De quoi parlez-vous ?’’, demandai-je. Je voulais lui parler pour toujours.
‘’C’est une longue histoire et c’est l’heure de mon prochain spectacle’’, répondit-elle
en se levant.
‘’Vous partez ? Mais on vient juste de commencer. Je veux en connaître plus làdessus.’’
‘’Réfléchissez à ce que j’ai dit’’, répondit-elle, tandis que je la suivais jusqu’au
parking. ‘’On se reverra.’’
‘’Pourquoi ne pas téléphoner et dire que vous êtes malade ? Demandez à l’une des
filles de vous remplacer. Je vous donnerai 100 $, rien que pour vous parler.’’
83
‘’Du calme, mec’’, dit-elle. ‘’Je veux y aller. J’ai mon travail. C’est mon devoir. Ton
argent ne m’intéresse pas.’’
‘’Quand nous reverrons-nous ? Pourquoi pas après votre spectacle ?’’
‘’Après ma représentation, je rentre chez moi et je vais dormir. Je suis fatiguée. La
journée a été longue.’’
‘’Merci de m’avoir parlé. J’en avais besoin.’’
‘’D’accord, au revoir’’, répondit-elle sans émotion. ‘’A un de ces jours.’’
*******
Magdalena et son avocat étaient déjà installés, à mon arrivée. Je m’attendais à un
bataillon de mauvaises vibrations, mais elle paraissait calme, voire paisible. En fait,
elle était absolument splendide. Ses paroles prononcées par dépit ― ‘’Tu m’aimeras
toujours ! ‘’ ― me revinrent brusquement en mémoire.
‘’Mme Taylor voudrait vous poser une question’’, dit Charlie en m’arrachant à mes
pensées. J’acquiesçai.
‘’Quelle garantie ai-je que tu ne contacteras pas le fisc ?’’
‘’J’en ai plus que marre de tout ça !’’, répondis-je. ‘’Je veux juste continuer ma vie. Il
m’arrive de très bonnes choses et je ne veux plus penser au passé. Je suis sûr que tu
réalises que si les agents fédéraux sont impliqués, ils s'en prendront à moi aussi.’’
Elle fit un signe à son avocat qui dit : ‘’Mme Taylor est satisfaite. Signons les
papiers.’’
En sortant, je la vis qui attendait sur le trottoir.
‘’Je suis désolé d’avoir dû agir en ce sens’’, dis-je. ‘’Il n’y avait réellement rien de
personnel là-dedans.’’
‘’OK, James, je suis contente que cela soit terminé’’, dit-elle.
‘’Puis-je te poser une question ?’’, dis-je.
‘’Pourquoi pas ?’’, répondit-elle, énigmatiquement.
84
‘’Pourquoi m’as-tu cru ?’’
‘’Cela semblait juste’’, dit-elle, tandis que sa Mercedes s’arrêtait, et elle s’installa à
l’intérieur. ‘’Au revoir, James.’’
Je restai à quia, tandis qu’elle s’éloignait, pensant à ce qui aurait pu se passer.
*******
Quand je débarquai au club pour le clou du spectacle, la cowgirl était en string et
s’apprêtait à s’amuser avec son six-coups. Mme Zora se pointa quelques minutes
plus tard et elle exécuta sa routine artistique. Ses mouvements subtils et suggestifs
étaient gracieusement érotiques et non ouvertement sexuels, comme les autres. Je
relevai un petit côté satirique dans la dernière partie, une parodie subtile de toute
l’affaire du sexe.
Je me rendis dans les coulisses et je l’invitai à boire un verre.
‘’Je veux juste vous poser des questions à propos de ce que vous avez dit, la dernière
fois’’, dis-je, alors qu’elle s’asseyait.
‘’Qu’est-ce que j’ai dit ? Je ne m’en souviens pas’’, répondit-elle.
‘’Vous avez dit que j’étais en quête de connaissance de moi-même. Je veux savoir ce
que vous voulez dire par là. Et ce rêve. Comment êtes-vous arrivée dans mon rêve ?
Quelque chose est en train de se passer. J’ai d’abord vu Dieu à la poste, puis j’ai été
initié à l’acide, j’ai eu ce rêve et je vous ai rencontrée. Ce n’est pas ce que j’avais
imaginé. Que se passe-t-il ?
‘’Je vous l’ai dit. Vous êtes en train de vous éveiller.’’
‘’De quoi ?’’
‘’De votre sommeil.’’
‘’Vous ne rendez pas les choses faciles’’, dis-je. ‘’Faites-moi confiance. Je veux tout
simplement savoir. Je ne suis pas à vos trousses. Je peux avoir des tas de femmes,
croyez-moi !’’
‘’D’accord, rendez-vous demain, alors.’’
‘’Pourquoi pas maintenant ? Je vous emmène prendre le petit-déjeuner !’’
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‘’Je vous ai dit que je suis une fille qui travaille, pas un riche play-boy. J’ai ma
routine. Je rentre chez moi après mon spectacle et je dors. Je ne sors pas avec les
clients après le travail. Voici mon numéro. Appelez-moi demain vers midi.’’
‘’A propos’’, dis-je, ‘’je m’appelle James. Comment vous appelez-vous ?’’
‘’Pour l’instant, je m’appelle Mme Zora’’, dit-elle en souriant. ‘’Si tu es un bon
garçon, peut-être que je te le dirai demain.’’
Nous nous rencontrâmes sur la plage devant le Royal Hawaiian, à seize heures.
‘’Désolé d’être un tel casse-pieds’’, dis-je après que nous nous soyons installés sous
un grand parasol rayé, ‘’mais j’ai le sentiment que vous pouvez m’aider.’’
‘’Alors, qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? Vous m’avez l’air bien’’, dit-elle.
‘’Certes, je vais bien sur le plan financier, mais autrement, ma vie est une belle
pétaudière. Vous voulez que j’en parle ?’’
‘’OK, mais résumez. Je ne peux pas supporter toute la détresse du monde pendant
mes jours de congé.’’
Je lui parlai de ma liaison avec Magdalena, de mes affaires, de l’épiphanie au bureau
de poste et de mon premier trip. Elle écouta impassiblement en hochant la tête ici et
là et en posant l’une ou l’autre question.
"Alors, quel est le doute ? Que voulez-vous savoir ?" dit-elle.
"J'aimerais savoir ce que vous en pensez."
Elle était tranquillement assise et elle contemplait l’océan, tout en observant les
touristes rôtis par le soleil qui jouaient dans les vagues peu profondes.
‘’Eh bien, cela confirme ce que j’ai dit l’autre soir. Vous ne savez pas qui vous êtes.’’
‘’Vous êtes la deuxième femme qui me dit cela et je ne pige pas.’’
‘’Je n’essaye pas d’être compliquée’’, dit-elle. ‘’C’est simplement que je ne peux pas
vous le dire avec une série de mots. Ce n’est pas verbal.’’
‘’Alors, quel genre de chose est-ce ?’’
‘’Quelque chose de spirituel.’’
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‘’Etes-vous en train de dire que je suis spirituel ?’’
‘’Pas exactement. Spirituel, ce n’est pas une action, quelque chose que vous faites
pour vous sentir bien.’’
‘’Alors, qu’est-ce que c’est ?’’
‘’C’est ce que vous êtes.’’
‘’Que voulez-vous dire ?’’
‘’Vous souvenez-vous de ce que vous avez ressenti à l’occasion de votre premier trip,
lorsque vous êtes descendu de voiture dans les collines, au soleil couchant, et que
vous aviez l’impression de vous dissoudre dans la lumière ?’’
‘’Bien sûr ! Comment pourrais-je oublier ?’’
‘’Et vous avez dit que vous aviez l’impression de ne plus exister, comme si vous étiez
mort, mais sans mourir.’’
‘’Oui.’’
‘’Eh bien, cette Lumière dans laquelle vous vous êtes dissous, c’était Vous, et celui
qui s’est dissous pour mourir, c’était James, votre ego.’’
Je ne comprenais toujours pas, mais cela n’avait aucune importance. Je pouvais voir
quelle personne désintéressée et compatissante elle était. Un grand amour pour elle
s’éveilla.
‘’Lorsque je vous entends parler, j’ai le sentiment que vous êtes en train de dire
quelque chose de très important, mais c’est comme si vos paroles étaient filtrées et
que je n’en comprends qu’une partie.’’
‘’Avec le temps, vous comprendrez’’, dit-elle. ‘’L’Esprit se déploie suivant ses
propres termes. Vous ne pouvez pas Le forcer.’’
‘’Et vous ? J’ai été très grossier. Je n’ai parlé que de moi.’’
‘’Moi ? Je ne suis personne, rien qu’une strip-teaseuse dans une boite mafieuse de
second plan’’, répondit-elle.
Nous passâmes le restant de l’après-midi ensemble et nous nous revîmes le
lendemain. J’allai la chercher dans son appartement situé près du club et je
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l’interrogeai sur la présence d’un petit objet qui ressemblait à une boite noire et qui
était niché au milieu d’un ensemble de plantes sur une table de salon ancienne.
‘’C’est un accumulateur d’énergie orgone’’, dit-elle.
‘’Un quoi ?’’
‘’Un accumulateur d’énergie orgone.’’
‘’Mon Dieu, Linda, tu vas bien ? Qu’est-ce que c’est que ça ?’’
‘’Cela recueille l’énergie orgone.’’
‘’Qu’est-ce que l’énergie orgone ?’’
‘’L’énergie cosmique. Elle est répartie uniformément dans tout l'univers mais cette
boîte la concentre ici."
‘’La boite la concentre ? Comment le sais-tu ?’’
‘’Je peux le sentir. C’est comme les pyramides, mais en plus puissant.’’
‘’Les pyramides ? Qu’est-ce que les pyramides ont à voir avec l’énergie ? Je croyais
que c’était des tombeaux.’’
‘’Ce sont des tombeaux, mais elles jouent également un rôle occulte.’’
‘’Occulte ?’’
‘’Caché. Ils avaient des connaissances spirituelles secrètes et ils ont construit les
pyramides en suivant certains principes occultes qui tiennent compte du fait que
l’univers est une entité spirituelle, et pas seulement matérielle. Cette boite opère
suivant les mêmes principes en concentrant l’énergie cosmique.’’
‘’Comment sais-tu tout cela, Linda ? Avec tout le respect que je te dois, cela me parait
plutôt tiré par les cheveux.’’
‘’Il y a beaucoup de choses que tu ignores, James’’, répondit-elle. ‘’Je le sais, parce
que je le sais.’’
‘’Mais comment, Linda ? Comment ?’’
‘’Je la sens.’’
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‘’Je ne saisis pas. Je ne sens rien qui émane de cette boite.’’
‘’Tu n’es simplement pas assez sensible, James. Tu penses de trop.’’
‘’D’accord, Linda, mais parlons-nous de la même énergie que j’expérimente, quand je
prends de l’acide ?’’
‘’Il n’y a qu’une seule énergie, James.’’
‘’Une seule énergie ?’’
‘’Oui.’’
‘’Parle-moi d’elle.’’
‘’Que dire ? Ou tu en fais l’expérience, ou ce n’est pas le cas.’’
‘’Donc, nous parlons d’énergie cosmique, ici ?’’
‘’C’est ça.’’
‘’Bien, alors comment l’acide libère-t-il l’énergie cosmique ? Tout ce trip se produit à
l’intérieur de mon esprit, et pas là dehors dans l’univers.’’
‘’Effectivement, James, mais tout l’univers est en Toi.’’
‘’Saperlipopette, Linda, une partie de ce truc est très difficile à avaler !’’
‘’Eh bien, tu ne dois pas l’avaler. Je n’essaye pas de te convaincre de quoi que ce soit,
crois-moi ! La façon dont ça marche, c’est que je dis certaines choses et, ou tu saisis,
ou pas. Si tu ne saisis pas, cela n’a aucune importance. Cela sera compréhensible, un
jour, quand tu auras vécu certaines expériences.’’
‘’Je te crois sur parole. Maintenant, revenons à la boite. Si celle-ci émet la même
énergie que je reçois, quand je prends de l’acide, pourquoi avoir la boite ?’’
‘’Ecoute, James, tu ne peux pas prendre de l’acide pendant toute ta vie, n’est-ce pas ?
Tu finiras complètement défoncé. Il faut trouver le moyen de l’obtenir naturellement.
Cette boite l’apporte naturellement. C’est meilleur que la dope, puisque cela guérit
continuellement.’’
‘’Ça guérit quoi, Linda ? Tu es malade ?’’
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‘’Nous sommes tous malades. Rien de physique. L’âme est malade. Elle souffre de la
maladie de l’ignorance et elle a besoin d’être guérie.’’
‘’Alors, comment une boite guérit-elle l’âme ?’’
‘’Ce n’est pas la boite, James, c’est l’énergie ! L’énergie guérit.’’
‘’Qui a inventé la boite ?’’
‘’Wilhelm Reich.’’
‘’Qui est-ce ?’’
‘’Un grand homme. Un grand homme qui a été enfermé par le gouvernement et qui
est mort dans un asile d’aliénés à cause de ses idées. Il disait que l’univers est
composé d’énergie orgone et il vendait ces boites pour la recueillir. Le gouvernement
a décrété que c’était un charlatan et l’a persécuté. C’est un saint. Allons à la plage. Je
ne peux pas brasser trop de trucs spirituels si tôt dans la journée.’’
La conversation reprit quelques jours plus tard.
‘’J’ai eu l’opportunité de réfléchir à tout ce que tu as dit la dernière fois’’, dis-je. ‘’Tu
te souviens que nous parlions de l’énergie orgone et de la manière dont elle guérit
l’âme ?’’
‘’Oui.’’
‘’Alors, quelle est cette maladie de l’ignorance dont tu parlais ?’’
‘’C’est une longue histoire. Es-tu sûr que tu es prêt à l’entendre ?’’
‘’Tout à fait, Linda. Je ne travaille pas. J’ai tout le temps devant moi.’’
‘’Il y a longtemps, toutes les âmes ne faisaient qu’un avec l’Energie’’, commença-telle, ‘’et tout allait bien. Chaque âme savait qu’elle était de l’Energie pure. Mais
ensuite, d’une façon ou d’une autre, celles-ci ont été séparées et elles ont oublié qui
elles étaient. Et cet oubli les a poussées à choisir de vivre dans des corps physiques et
d’endurer le plaisir et la douleur, mais la nostalgie profonde de retourner d’où elles
venaient était présente. Et c’est ce que nous sommes en train de faire. Nous y
retournons.’’
‘’Tu crois ça, Linda ?’’
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‘’Oui. Mieux que ça, James, je le sais.’’
‘’Comment le sais-tu ?’’
‘’Nous sommes déjà passés par là avec les pyramides. Tu le sais, quand tu le sais.
Quelque chose doit se produire.’’
‘’OK. Alors, quand la maladie de l’ignorance apparaît-elle ?’’
‘’Lorsque les âmes oublient qui elles sont, alors, elles sont ignorantes. Elles veulent
savoir, parce que c’est la seule chose qui les rend heureuses.’’
"Je n’aime pas dire cela, Linda, mais cela semble très simple d'esprit, comme un
conte de fées."
‘’Cela ressemble à un conte de fées, James, de par ton état d’esprit. Si je t’avais
raconté ça le jour où l’énergie a bouleversé ta vie ou pendant ton premier trip à
l’acide, tu n’aurais eu aucun problème avec ça. Tant que tu es dans le rêve, la vérité
semble fausse, mais quand tu t’éveilles, tout ça a un sens.’’
‘’Mais…’’
‘’Il n’y a pas de ‘’mais’’, James. Je ne discute pas. Soit tu comprends, soit tu ne
comprends pas. Si ce n’est pas le cas, c’est OK pour moi.’’
Linda avait raison. Je ne pouvais pas voir le lien entre la puissante expérience de
Dieu, l’énergie intérieure et cette doctrine embaumante. Dans le même temps, ses
idées touchaient quelque chose en moi que je ne pouvais pas expliquer. Elle avait été
envoyée pour semer une graine.
*******
Je pense qu’inconsciemment, j’ai peut-être vu l’abandon de mes études, ma liaison
avec une femme mariée et les affaires comme une rébellion contre les ambitions
conventionnelles et respectables de mes parents à mon égard. Cependant, même
après avoir réalisé que la rébellion était immature et futile, une impulsion plus
profonde me poussa sur une voie dangereuse vers la liberté.
J’aurais préféré quelque nouvelle naissance ou éveil indolore, voire une acceptation
enthousiaste du cilice et de la certitude abrutissante de la doctrine de l’Eglise, mais la
voie tracée était plus complexe et plus subtile, une assimilation patiente et
progressive de l’intention de la Totalité qui se déployait au travers des événements
de ma vie.
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Le jour où Magdalena signa les papiers, je commandai un container à ordures et jetai
implacablement tout ce qui était associé à cette vie-là. J’arrêtai de boire et j’adoptai le
végétarisme, en me débarrassant par-là de mon excès de poids. Un jour, je fis la
connaissance d’une étudiante blonde et sexy, de Washington D. C., et je quittai l’île
pour de bon, sans aucun regret. Nous nous envolâmes pour la Californie, puis nous
fîmes du stop jusqu’à la frontière mexicaine, où nous prîmes le train El Ferocarill del
Pacifico pour aller dans le sud et prendre un maximum de bon temps.
À Mazatlán, j’allai faire une petite promenade matinale pendant que Cindy se faisait
coiffer. Brusquement, dans une ruelle et sans la moindre provocation, une voiture de
police s’arrêta, deux flics en surgirent et me poussèrent à l’intérieur, sans aucun
ménagement. Nous roulâmes sur une distance de quelques blocs avant de franchir
les portes de la prison locale, où je fus poussé dans une cellule cliché du tiers-monde,
avec une ampoule nue éclairant des murs criblés de trous qui s’effritaient, une
toilette sale, un lit métallique rouillé et son matelas souillé, la colonie de cafards
obligatoires et des nuées de mouches. La porte claqua violemment et on me laissa
moisir et contempler mes crimes.
Une heure passa, environ, puis nouveau cliché : un flic en civil aux yeux perçants et
aux cheveux lisses et gras entra dans la cellule et prononça sarcastiquement le petit
couplet suivant manifestement bien répété, rôdé et huilé : "Ah, señor, bienvenue au
Mazatlán Hilton. J'espère que vous profitez bien de votre séjour !"
Je m’obligeai à sourire pour son trait d’esprit.
‘’Peut-être vous demandez-vous pourquoi vous êtes ici, señor’’, dit-il avec
nonchalance et un soupçon de menace.
‘’Effectivement’’, dis-je avec une humilité forcée.
‘’Eh bien señor’’, dit-il en reluquant mon Omega, ‘’vous avez commis un crime
grave.’’
‘’Ah ? Et qu’ai-je donc fait ?’’, répondis-je calmement en essayant de garder mon
stress sous contrôle.
‘’Vous ne savez pas, señor ?’’
‘’Non, j’étais simplement en train de me promener, quand vous m’avez coffré.’’
"Oh, señor, c'est vraiment dommage que vous ne vous en souveniez pas. Vous avez
violé les lois sacrées du Mexique. Venez avec moi, señor. Je vais vous aider à vous
rafraîchir la mémoire."
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Il me fit sortir de la cellule et m’escorta le long d’un couloir jusque dans une pièce qui
avait manifestement connu son lot de dépravation humaine. Il appuya sur un bouton
à côté d’un cordon électrique, dont les extrémités nues pendaient tout près d’un seau
métallique à moitié rempli d’eau. Un gros malabar aux muscles saillants, à la
mâchoire protubérante et au regard vide entra pesamment dans la pièce.
‘’Ah, señor ! Voici mon assistant, Pedro. J’espère que je n’aurai pas besoin de ses
services.’’
Pedro se rapprocha d’un pas.
‘’Quel travail faites-vous dans votre pays, señor ?’’
"Je suis un businessman, monsieur, le vice-président exécutif d'une société de vente
au détail", lui dis-je en lui présentant ma carte.
‘’Ah, le señor est quelqu’un d’important’’, dit-il en se tournant vers Pedro qui
acquiesça mécaniquement.
‘’Mais je pense que le señor ne dit pas la vérité’’, dit-il d’un ton menaçant. ‘’Il viole
nos lois et il ment. Comment un tel homme pourrait-il porter des cheveux aussi
longs ?’’, dit-il dédaigneusement. Le señor est peut-être une rock star ?’’
‘’Un simple homme d’affaires qui est en vacances avec sa femme’’, dis-je.
‘’Ah, le señor a une señora ?’’, répondit-il, manifestement contrarié que je n’étais pas
seul.
‘’Oui, et c’est la fille de l’ambassadeur de l’Uruguay et elle parle espagnol’’,
répondis-je, ce qui était la vérité. ‘’Et lorsqu’elle s’apercevra que je ne suis pas revenu
pour le déjeuner, elle se mettra à ma recherche.’’
Je pouvais le voir en train de réfléchir, aussi décidai-je de négocier.
‘’Je pense qu’il y a moyen d’arranger les choses, señor. Il est possible que j’aie violé
vos lois, mais je ne suis qu’un gringo ignorant, señor. J’ignorais ce que je faisais. Je
regrette d’avoir commis une erreur. Peut-être puis-je vous offrir cette belle Omega
pour payer mon amende…’’
‘’Humm, je peux voir que le señor est un homme raisonnable. Il est important
d’avouer vos crimes, mais la montre ne suffira pas, señor. Ce sont de graves charges
qui pèsent contre vous.’’
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‘’Peut-être que la montre plus un montant de 20 $ serait approprié…’’, dis-je.
‘’Maintenant, le señor comprend l’importance de la situation. Mais il y a autre chose
que vous devez me donner, señor.’’
‘’Bien. Et qu’est-ce que c’est ?’’, répondis-je, interloqué par sa cupidité.
‘’Vos cheveux, señor. De tels cheveux violent les lois du Mexique.’’
On m’indiqua alors un siège dans une pièce voisine, où un barbier rasa
implacablement tous mes cheveux – à l’exception de ma moustache.
L’inspecteur de police réapparut et se mit à rire à gorge déployée de ce qui ne
pouvait être qu’une vieille blague éculée : ‘’Oh señor, vous ressemblez maintenant à
Pancho Villa !’’
A mon retour à l’hôtel, Cindy fondit en larmes, car elle voulait un flower child et pas
un sosie de Pancho Villa.
Que la police ne s’occupait pas de garantir la sécurité des citoyens était un peu
déroutant, mais savoir que graisser des pattes neutralisait toute une série de crimes et
de délits nous permit de poursuivre notre fantasme hédoniste. Nous visitâmes tous
les lieux touristiques ‘’obligés’’ et nous ingérâmes de grandes quantités de substances
réglementées — trop nombreuses que pour en établir le catalogue. Quelques
semaines plus tard, nous retraversâmes la frontière à Brownsville et nous fîmes du
stop jusqu’à Washington, mais à 27 ans et ‘’vieillissant’’, je ne pouvais tout
simplement plus assez faire la fête que pour satisfaire Cindy et je restai sur le
carreau.
LA SAINTE JAM
Je pris un vol pour la Californie et je séjournai chez mon frère à Redwood City, non
loin de Woodside, où Ken Kesey and the Merry Pranksters, qui furent immortalisés
dans Acid Test, de Tom Wolfe, élurent domicile. Bien que la révolution eût atteint
son apogée, elle était loin d’être terminée, aussi entrepris-je de rattraper le temps
perdu, pratiquant à la fois le psychédélisme de la basse et de la haute église : danser
toute la nuit au Winterland, au Fillmore West ou au Family Dog, pratiquer l’amour
libre avec toute une tripotée de poupées hippies, lire Watts et Huxley et pratiquer le
yoga et la photographie.
J’allais là où le courant me portait, en m’émerveillant de la curiosité des mondes
rectilignes et psychédéliques. Un jour, en descendant Market Street, j’eus la chance
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d’avoir la vision prismatique d’une mouche qui voyait des milliers de gratte-ciel à
travers chaque œil. Et au milieu de chaque image minuscule, je voyais Giulia et moi,
une petite amie d'Amsterdam, qui marchions bras dessus, bras dessous dans Market
Street !
Souvent, j’étais en plein trip et subitement, une personne pénétrait dans ma bulle
d’énergie, ou moi dans la sienne, et pendant un certain temps, quelques minutes ou
quelques jours, deux vies se souderaient par l’intimité découlant du partage d’une
vision commune. Quand c’était fini, c’était fini : chacun s’éloignait sans émotion vers
un avenir inconnu.
Je ne savais jamais où je dormirais ou ce que je ferais, d’un jour à l’autre : partir dans
la Sierra Nevada avec un sac de couchage et cinq kilos de riz complet, ou passer une
semaine à draguer une belle femme dans un appartement coquet de Telegraph Hill.
Quoi qu’il en soit, chaque expérience était imprégnée d’un sentiment de richesse et
de promesse, d’abondance et d’aventure.
Toutefois la réalité, que je préférais considérer comme irréelle, paraissait apprécier
jouer les rabat-joie ou me mettre des bâtons dans les roues. Un jour, habillé d’une
veste en cuir à franges, d’un pantalon rayé et d’un T-shirt tie & dye, j’étais assis
contre l’aile de mon camion dans un quartier chic de San Mateo en attendant une
petite amie, quand des flics surgirent et réclamèrent ma carte d’identité. N’ayant pas
enregistré mon véhicule à temps, j’avais écopé d’une amende de 17 $, quelques mois
plus tôt. Je proposai de régler le montant sur le champ, mais la police n’était pas du
tout du même avis.
‘’Pas question. T’es en état d’arrestation, mec. Ecarte les jambes’’, dit le policier en me
faisant tourner comme une toupie et en me poussant vers leur véhicule.
Mon esprit devint subitement hyper anxieux, étant donné qu’un petit sac d’herbe,
deux doses de mescaline, du LSD, du hash, un paquet de papier à rouler, Zig Zag, et
une pipe à hash étaient dissimulés dans la poche intérieure de ma veste.
Par la grâce de Dieu, cependant, la doublure contenant la poche s'était détachée des
coutures en vertu d'un usage excessif, si bien qu’en m’appuyant contre la voiture,
elle pendait dans l'espace entre mon corps et la veste, et le policier passa à côté,
durant la fouille.
Après celle-ci, je fus menotté par un policier, et l’autre ouvrit la portière arrière.
"Fais gaffe à ta tête !", dit-il, en me donnant un violent coup de pied dans le derrière
qui m’envoya me crasher la tête la première contre la paroi métallique séparant
l’avant et l’arrière du véhicule.
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J’étais censé fulminer, les accuser d’une grande injustice pour leur donner l’occasion
de commettre d’autres abus, mais je gardai le silence. Je pense que mon absence de
réaction les fit prendre conscience de leur propre culpabilité, car ils semblaient
presque devenus moroses, quand nous arrivâmes au poste de police.
Nous entrâmes dans le bâtiment et nous prîmes l’ascenseur jusqu’à la prison. Une
lampe clignota au-dessus d’une porte métallique, un buzzer retentit et la porte
s’ouvrit. Sur la droite, je remarquai une zone vitrée qui abritait le personnel de la
prison. On m’ôta les menottes dans une grande cellule de détention provisoire, sur la
gauche, et on me fit poireauter en compagnie de deux autres vauriens pendant que
les flics s’éloignaient nonchalamment pour commencer la paperasserie.
Alors que je réfléchissais à la manière de me débarrasser des objets délictueux, deux
adjoints du shérif bien baraqués amenèrent dans la cellule de détention un énorme
Hell’s Angel tatoué aux yeux sauvages et avec des bottes militaires, du type de ceux
à qui les prisons sont destinées. A en juger par ses vibrations, il venait probablement
d’assassiner sa petite amie, d’abattre un flic ou de braquer une banque.
Comme en transe, il demeura debout quelques minutes à contempler quelque enfer
personnel et puis sans crier gare, il fonça tête baissée dans la vitre qui séparait la
cellule de détention de la zone commune, puis tambourina dessus avec ses poings et
hurla sa rage à plein gosier.
L’enfer se déchaîna, quand les policiers revinrent pour le maîtriser. Espérant
secrètement qu’il éclate quelques têtes, j’avalai la dope — ce qui n’était pas un mince
exploit sans aucun liquide — j’arrachai le fond de l’un des téléphones des avocats et
des visiteurs, je planquai le matériel à l’intérieur, puis je m’assis patiemment dans le
coin en espérant que la rédaction du procès-verbal se termine avant que j’en arrive à
ce qui promettait certainement d’être un ‘’bad trip’’, dans le jargon de l’époque.
Dieu merci, par bonheur, vingt minutes plus tard, le PV était rédigé et je fus à
nouveau fouillé, on prit mes empreintes digitales, je pus payer l’amende et je fus
relâché. Lorsque les effets de la drogue se dissipèrent, le lendemain après-midi, je
commençai à songer sérieusement à me reprendre en main, à me racheter une
conduite et à m’amender.
Quelques semaines plus tard, je rencontrai un type dans un café du Haight, qui me
fourgua deux doses de mescaline et qui me parla d’un concert rock au Family Dog,
sur la grand-route, de l’autre côté du Seal Rock, près du Playland. ‘’Ne le rate pas’’,
dit-il. ‘’Le Dead et Eric Clapton sont à l’affiche.’’
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Le parking était bondé, quand je suis arrivé, juste après le coucher du soleil. Je
traversai la route, puis je m’assis sur la plage, sniffai les deux capsules, une dans
chaque narine, et j’attendis l’explosion.
M’attendant à être diverti par les vibrations étranges et joyeusement psychédéliques
du Dead en ouvrant la porte, j’eus plutôt droit à la vision d’Alan Ginsberg qui
embrassait un jeune homme sur la bouche, dans l’entrée. La salle principale grouillait
de gens du genre ‘’spirituel’’ : des Hare Krishna vêtus d’ocre avec des tambours et
des cymbales qui chantaient le maha mantra, des sikhs enturbannés, et des femmes
écolos saines, bouffeuses de granola et au regard pétillant, la plupart vêtues de blanc
et portant des Birkenstocks. Sur un mur était projeté un film montrant Satya Sai Baba
qui régurgitait un énorme Shiva lingam en pierre de ses entrailles, sous le regard
d’une foule détachée des contingences.
J’aperçus dans un coin, entouré par ses ouailles, Stephen Gaskin, un ancien
professeur du San Francisco State College, devenu hippie et gourou de l’ère de
l’acide, qui finit par décamper au Tennessee en compagnie de plusieurs centaines de
ses adeptes dévoués. Un Yogi Bhajan béat occupait le centre de la scène, émettant un
rayon de lumière à partir de ce qui ressemblait à un diamant entre ses sourcils.
Les vibrations étaient certes un peu étranges, mais bonnes. Le long du mur, ceux du
genre yogis surfeurs californiens, ‘’habillés’’ comme des naga babas indiens, étaient
assis, avec leurs beaux corps souples tordus comme des bretzels.
Après avoir fait le tour pendant quelques minutes dans un état second d’hébétude et
de stupéfaction, une jeune femme séduisante vêtue de blanc s’approcha de moi avec
un plateau de jus de fruits et de cakes à la banane.
‘’Electric kool-aid ?’’, demandai-je malicieusement.
Elle me regarda avec des yeux adorables, loupant la plaisanterie.
‘’Wow !’’, dit-elle, ‘’vous êtes superbe. Votre énergie est incroyable ! Quel genre de
méditation pratiquez-vous ?’’
‘’Deux doses de mescaline’’, répondis-je, et son regard dévotionnel se transforma en
regard horrifié.
‘’Vous voulez dire que vous êtes en train de planer, là ?’’, dit-elle, incrédule.
‘’Pour sûr ! On m’a dit que le Grateful Dead était à l’affiche. J’ai sniffé deux capsules
de mescaline et je suis venu danser, mais il est clair comme de l’eau de roche, même
pour moi, que ceci n’est pas un concert rock !’’
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‘’Vous êtes réellement en train de planer ? Vous avez pris de la drogue ?’’, dit-elle.
‘’Vraiment ?’’
‘’Mais oui, pourquoi pas ?’’
‘’Mon pauvre chou, tu ne sais pas ?
‘’Je ne sais pas quoi ?’’, répondis-je.
‘’Les drogues ne sont pas ce qu’il y a de plus cool.’’
‘’OK. Alors, qu’est-ce que c’est ?’’
‘’C’est Dieu. C’est le summum bonum, le top du top !’’
Quelque chose en moi l’a crue.
‘’OK, Dieu, c’est bien’’, dis-je. ‘’Alors, où est Dieu ?’’
‘’En Inde’’, dit-elle en souriant.
‘’En Inde ?’’
‘’Oui, mon guru est en Inde. C’est un Maître parfait. Il est Dieu.’’
‘’Allez ! Tu ne crois pas ça, n’est-ce pas ?’’, répondis-je. ‘’Dieu est un genre d’Energie,
un Pouvoir, une Force. Il ne s’agit pas d’une personne.’’
‘’C’est également une personne’’, répondit-elle. ‘’Mais nous ne sommes pas censés
discuter avec des gens qui ne croient pas.’’
‘’Qui ça, nous ?’’, demandais-je, ma curiosité piquée au vif.
‘’Les fidèles’’, dit-elle énigmatiquement.
‘’Quels fidèles ?’’
‘’Les fidèles de mon guru.’’
‘’Alors, qui est ton gourou ?’’
‘’Guru Maharaji. Veux-tu voir sa photo ? Elle est pleine de shakti.’’
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‘’Qu’est-ce que la shakti ?’’
‘’Mon Dieu ! Tu ne sais rien du tout, pas vrai ? L’énergie de la shakti, l’énergie divine.
Voici.’’
Elle me montra la photo d’un adolescent vêtu de soieries, assis sur un trône.
‘’C’est Dieu ?’’
‘’Tu dois recevoir son darshan et shaktipat avant de pouvoir t’en rendre compte’’,
répondit-elle.
‘’Quels sont ces mots dont tu parles ? Ce n’est pas de l’anglais.’’
‘’C’est du sanskrit. La langue de Dieu.’’
‘’Dieu a une langue particulière ?’’
‘’C’est cela. Le sanskrit qui vient de l’Inde. Il a des milliers d’années. C’est la langue
la plus ancienne du monde.’’
Aussi cynique que je l’étais, une part de moi était captivée par cette jeune femme et
par ce qu’elle avait à dire.
‘’Alors, qu’est-ce que ce dar…chatte ?’’, demandai-je.
‘’Darshan’’, dit-elle.
‘’OK, darshan. Qu’est-ce que c’est ?’’
‘’Le darshan, c’est quand le guru te donne l’expérience de Dieu.’’
‘’Tu plaisantes ? Personne ne peut faire ça. Cela arrive, tout simplement’’, répliquaije.
‘’Je ne veux pas discuter’’, dit-elle. ‘’Tu dois aller voir par toi-même. Tiens’’, dit-elle,
en me remettant une carte avec une adresse et un numéro de téléphone. ‘’Viens
méditer avec nous et vois par toi-même.’’
Quelques minutes plus tard, je fis la connaissance d’un grand sec, comme un coup de
trique avec un turban.
‘’Alors, c’est quoi ton trip ?’’, demandai-je.
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‘’La kundalini, mec. La respiration du feu.’’
‘’La respiration du feu ?’’
‘’Oui, c’est comme ceci...’’ Il commença à s’hyperventiler, semblait-il. Son regard
devint vitreux et les veines de son front ressortirent.
‘’Alors, qu’est-ce que ça fait ?’’, demandai-je, une fois qu’il eut terminé.
‘’Cela réveille la kundalini’’, répondit-il sincèrement.
‘’OK. Alors, c’est quoi, la kundalini ?’’
‘’C’est comme une énergie qui serpente dans la colonne vertébrale. Elle se réveille et
anéantit ton mental. C’est l’Illumination.’’
Une nouveauté pour moi.
‘’Alors, t’es illuminé ?’’, dis-je.
‘’Non’’, dit-il tristement. ‘’Je ne suis pas encore prêt. Je suis encore trop impur.’’
Je m’éloignai en me demandant si le pauvre gars n’avait pas pris un peu trop d’acide.
Le film sur Sai Baba, un type étrange aux cheveux afro et aux vêtements orange, fut à
nouveau projeté. Il déambulait devant des centaines de personnes qui voulaient le
toucher, comme s’il était une rock star. Il s’arrêta devant une personne, effectua
quelques rotations avec une main et une petite pluie de cendre sacrée tomba dans
celle du fidèle, apparemment venue de nulle part. L’Avatar bénit une image de l’un
des dieux hindous, Rama, qui suite à cela secréta de la cendre en continu. Il
matérialisait des montres et des bijoux à partir de nulle part, tel un magicien.
‘’C’est assez bizarre’’, dis-je au gars qui se trouvait à côté de moi, les mains jointes
dans une attitude révérencieuse.
‘’Non, ce n’est pas bizarre’’, dit-il, offensé. ‘’Pas si vous savez qui il est.’’
‘’Et qui est-il ?’’, demandai-je.
‘’C’est un Avatar’’, répondit l’homme.
100
‘’Alors, qu’est-ce qu’un Avatar ?’’4
‘’Il est Dieu.’’
‘’Comment peut-il être Dieu ?’’, dis-je. ‘’Je viens juste de rencontrer une femme qui
m’a dit que son gourou était Dieu.’’
‘’Oh, il y a beaucoup de gens qui pensent que leurs gurus sont Dieu’’, dit-il avec
certitude, mais ils se trompent. Sai Baba est le seul vrai Dieu. Qui peut faire ça ?’’, ditil, alors que la partie où ‘’Dieu’’ régurgitait un énorme objet phallique en pierre
repassait.5
‘’Je ne sais pas’’, dis-je. ‘’Sans doute, Dieu.’’
‘’Il n’y a pas de Dieu’’, dit un petit homme chauve rasé de près, portant un caftan
pourpre et un curieux rosaire oriental, quand je l’interrogeai sur Sai Baba. ‘’Il n’y a
pas de Dieu, il n’y a pas de moi. Il n’y a rien d’autre que la bodhi, l’ainsité. Les
hindous se trompent.’’
‘’Qu’est-ce que la bodhi ?’’
‘’L’Illumination.’’
‘’OK. Qu’est-ce que l’Illumination ?’’
‘’Celui qui parle ne sait pas, celui qui sait ne parle pas’’6, répondit-il
énigmatiquement, tandis que ses doigts manipulaient les perles avec dextérité.
‘’Il n’y a qu’un seul Dieu, et son nom, c’est Allah !’’, dit un hippie avec de longs
cheveux en bataille qui prétendait être un soufi.
4
D’après ce que j’ai pu constater, rares sont les éveillés qui considèrent Sathya Sai Baba comme un Avatar,
mais il y en a certainement en Inde, et non des moindres, comme Mata Amritanandamayi Devi (Amma),
Nisargadatta Maharaj (que James Swartz a brièvement rencontré, comme on a pu le voir) ou encore Sri Sri Ravi
Shankar que j’ai personnellement vu recevoir le darshan de Sathya Sai Baba, en 2008. De mémoire, je puis
encore citer les célèbres Swami Shivananda, de Rishikesh, et Swami Puroshottamananda, très réputés en Inde,
NDT.
5
Sans comprendre en profondeur le contexte dans lequel Sathya Sai Baba est apparu, il est très compliqué de
juger ses actes de l’extérieur, et d’autant plus pour des Occidentaux qui ne connaitraient pas bien le milieu
socio-culturel, religieux et spirituel de l’Inde. Quant à la signification du mot Dieu, je pense qu’il sera toujours
difficile de mettre d’accord un chrétien, un musulman, un hindou, un bouddhiste, un taoïste, etc. Seuls les vrais
sages et mystiques (qui sont issus de ces traditions ou non) sont à même de savoir de quoi il s’agit, en ayant
dépassé le niveau du mental et des concepts et en ayant retrouvé la pure Conscience, la Source primordiale ou
le Dieu absolu qui est identique pour tout le monde et qui sous-tend tout le jeu de la création, NDT.
6
C’est une parole de Lao Tseu issue du Tao Te King, NDT.
101
‘’Qu’est-ce qu’un soufi ?’’, demandai-je.
‘’Un amoureux de Dieu. Dieu est le Bien-Aimé et nous sommes ses amants.’’
‘’Tu veux dire sexuellement ? Comment peut-on avoir des relations sexuelles avec
Dieu ?’’
‘’Tout le monde est Dieu et donc, lorsque tu as des relations sexuelles, c’est avec
Dieu’’, affirma-t-il en utilisant une logique irréfutable.
‘’Et toi, c’est quoi ton truc, mec ?’’, demandai-je à un jeune homme émacié aux yeux
enfoncés, qui avait l’air d’avoir tout juste été libéré d’Auschwitz.
‘’La macrobiotique’’, répondit-il.
‘’Oh ! Et qu’est-ce que c’est ?’’
‘’Equilibrer le yin et le yang dans ta nourriture.’’
‘’Le yin et le yang ?’’
‘’Tu manges de la viande ?’’, dit-il en changeant de sujet.
‘’Un peu. Pourquoi pas ?’’
‘’Tu ne le sais pas ? Tu dois être un cas désespéré’’, répondit-il en s’éloignant.
J’ai dû discuter avec une cinquantaine de personnes au sujet de Dieu, des gourous,
des bouddhas, des avatars, de la kundalini, des chakras, du yin et du yang, de
l’acupuncture et de la méditation, avant que l’événement ne se termine, vers minuit.
Personne ne faisait la promotion d’une vie meilleure par la chimie. Et sans surprise,
personne ne témoignait en faveur de Jésus.
UNE RECHUTE
Je jurai de renoncer à la drogue et je décidai de me rendre en Inde. Quelques jours
plus tard, je rencontrai au Trieste, un café italien de North Beach, une femme qui,
spirituellement, était à des années-lumière devant moi, et à qui je montrai un livre
que j’avais récemment acheté sur le hatha yoga.
‘’Des andouilles’’, dit-elle, incapable de dissimuler son dédain. ‘’Regarde-les. Des
péquenauds. Ce n’est pas spirituel. C’est juste de la gymnastique.’’
102
Une autre fois, elle me montra un livre avec des photos d’un genre de yogis
différents. ‘’Regarde ceux-ci’’, dit-elle. ‘’La grâce, l’équilibre. Vois comme ils ne sont
pas vraiment ici.’’
‘’Pas vraiment ici ?’’, demandai-je, perplexe.
‘’Ils sont en méditation. Ils contemplent à l’intérieur la Lumière qui est en eux. Ҫa,
c’est du yoga. Cela n’a rien à voir avec le corps.’’
C’était quelque chose de nouveau pour moi.
Le lendemain, je tombai sur un livre intitulé ‘’Jnana Yoga’’ (le yoga de la
connaissance), de Swami Vivekananda, un Indien qui visita les Etats-Unis au début
du siècle. Tandis que je le lisais, chaque mot imprégné de conscience donnait forme à
la vision que j’avais eue sur la plage de Kauai. Et comme Linda, il parlait de la
maladie de l’ignorance. En le déposant, je réalisai avec une conviction renouvelée
que je devais connaître qui j’étais.
C’est ainsi que je pris la décision de me rendre en Inde et de trouver Dieu. Je sais bien
que ceci a l’air éminemment risible, d’un véritable cliché, mais c’était ce que je
pensais.7 Je ne chroniquerai pas les événements qui aboutirent à mon prochain quasi
désastre, mais quelques mois plus tard, je me retrouvai à New York, en tant
qu’heureux propriétaire d’un commerce de drogue florissant. Une après-midi, mon
associée et moi, une jeune femme juive de Brooklyn aux nerfs d’acier et à la tête bien
faite pour les affaires, nous préparâmes deux cent doses de marijuana, que nous
dissimulâmes dans le vieux sac brodé de sa grand-mère et puis nous prîmes un taxi
pour Randall’s Island où Jimi Hendrix et Jethro Tull étaient à l’affiche.
Je me plaçai dans la suite des dealers et je commençai à vendre, pendant qu’Inez
faisait le tour en zieutant les zigotos. Endéans quelques minutes, je fus entouré par
des dizaines de mains qui agitaient des billets dans ma direction. Tandis que l’offre
7
Pas si risible que cela, si on s’en tient au contenu du livre de R. K. Karanjia, God lives in India, que j’ai traduit
sous le titre ‘’Dieu vit en Inde’’. En 1976, alors que Sri Sathya Sai Baba se trouvait dans l’œil du cyclone
provoqué par ses détracteurs, R. K. Karanjia l'interviewa durant deux heures et demie - soit la plus longue
interview que Sathya Sai Baba aura jamais accordée à un journaliste - afin de rechercher des réponses à toutes
les questions soulevées par les sceptiques, les critiques et les détracteurs.
Russy Khursheed Karanjia était le rédacteur en chef d'un hebdomadaire qui titrait à 3 millions d'exemplaires et le
doyen du journalisme, en Inde. Engagé dans la révélation implacable de tout ce qui pouvait être dissimulé et
nauséabond, il fut un pionnier du journalisme d'investigation qui mit à jour des centaines de scandales. Il possède
aussi la distinction unique d'avoir interviewé toute une ribambelle de dirigeants de ce monde, comme Nehru,
Naseer, Khrouchtchev, Castro, Zhou Enlai, Arafat et le Shah d'Iran et il est l'auteur d'une douzaine de livres,
NDT.
103
diminuait et que mes poches se remplissaient d’argent, j’aperçus deux jeunes noirs
qui étaient en train de se faufiler vers le devant de la foule. Brusquement, l’un d’eux
se précipita sur moi, son couteau lacéra la poche de ma veste, en envoyant en l’air un
tourbillon de billets. Je balançai le sac quasiment vide sur le second qui le lacéra avec
sa lame, éparpillant ainsi la dope. Pendant que la foule tentait de profiter de
l’aubaine, je pris la poudre d’escampette sans bien sûr demander mon reste, propulsé
par l’adrénaline et une dose d’acide. Arrivé au coin de la tribune, je fis le bond d’une
petite dizaine de mètres jusqu’à la grand-route — précisément dans la trajectoire
d’un taxi qui arrivait en sens inverse et qui stoppa en faisant crisser ses pneus, à
quelques centimètres de moi. Je montai à l’intérieur en brandissant un billet de vingt
dollars au visage du chauffeur et je fis un doigt d’honneur à mes assaillants, tandis
que nous filions vers le Village, où je me changeai et où je planquai l’argent restant,
avant de retourner au concert juste au moment où Jimi Hendrix était en train de
pulvériser une guitare en feu sur la scène.
Nous allâmes faire la nouba après le concert et alors que nous nous apprêtions à faire
l’amour, les flics se pointèrent. J’eus à peine le temps de me rhabiller, avant d’être
menotté, puis poussé dans un fourgon avec mes amis fêtards. Je plaidai coupable de
désordre publique, payai l’amende et quand je sortis dans l’air du petit matin, je me
rendis compte que j’étais sur la mauvaise voie. C’est que j’apprends décidément
lentement.
Je remis à Inez 10 000 $, je lui fis mes adieux et je pris un vol pour le Montana, où ma
famille possédait une cabane en rondins au bord de la rivière Big Blackfoot. Au petit
matin, quelques jours après mon arrivée, je rêvai que je me trouvais dans un pays
oriental exotique : je me tenais debout sur un escalier de marches en pierre et
j’attendais une embarcation au bord d’un grand fleuve tranquille bleu-gris, face à
une série de temples anciens, avec au loin de majestueux sommets enneigés.
Je me réveillai, je pris la came et je descendis la rivière. Lentement, solennellement, je
balançai la dope dans la rivière et tandis que le dernier morceau disparaissait hors de
ma vue, je vis une lumière bleuâtre ondulant comme un serpent émerger des
profondeurs, planer au-dessus de la surface pendant ce qui me parut être une
éternité, et puis s’élever en scintillant et en clignotant jusqu’à ce qu’elle fusionne avec
la première lueur de l’aurore qui baignait le sommet de Sheep Mountain.
Moins d’une semaine plus tard, je pénétrais dans les bureaux d’Icelandic Air, à San
Francisco, et j’achetais un billet d’avion pour l’Europe, ma première escale sur la
route de l’Inde, le Pays de Lumière.
104
LE DÉSABUSEMENT
Bien qu’il y ait eu de faibles lueurs, je ne savais pas que la vie ne consistait pas à être
différent de qui j’étais, mais bien à comprendre pourquoi j’étais comme j’étais et
donc, quand j’ai eu ce rêve, quand j’ai balancé la dope et quand j’ai vu le serpent
mystique s’élever et sortir de l’eau, j’ai résolu de poursuivre un style de vie plus pur.
Si je devais tout recommencer, je n’agirais pas différemment, parce que la désillusion
et les résolutions brisées sont aussi importantes que l’inspiration et que celles qui
sont tenues, si elles enseignent le pourquoi.8
La version améliorée et plus subtile de l’alcoolique, puis du drogué, même s’il
s’agissait d’un sot plus gentil et plus doux, était également vouée à disparaître. Ainsi,
je me suis rendu à un concert rock sur l’Île de Wight, un truc typiquement anglais,
humide et misérable, j’ai fréquenté les clubs d’Amsterdam, le Paradiso et d’autres,
j’ai fumé un peu de hash et vécu quelques petits épisodes chauds avec les dames,
mais les jours où je ne planais pas ont commencé à être plus nombreux que ceux où je
planais et j’ai constaté un fait curieux : les jours où je ne planais pas étaient parfois
supérieurs aux jours où je planais, ce qui me fit suspecter que quelque chose d’autre
que la dope faisait en sorte que je me sente bien. Il me faudrait bientôt faire face à la
perspective blasphématoire que la dope m’abaissait.
J’achetai un vélo à Paris et je suivis la côte française jusqu’en Espagne et j’y fis escale
à Madrid, où je provoquai un karma bizarre impliquant le Président des Etats-Unis,
dont je reparlerai ultérieurement, puis je finis par arriver à Malaga où je pris le ferry
pour le Maroc, en laissant mes cheveux à la frontière.
CE QUE JE RECHERCHE N’EST PAS ICI SUR LA TERRE
Après une autre histoire d’amour à Tanger, je me débarrassai de mes fripes de
hippie, j’achetai une djellaba et je pris le Marrakech Express. A Marrakech, je fumais
du hashish en catimini dans les cafés et je buvais du thé à l’opium préparé à partir de
pavot que l’on pouvait facilement trouver dans les souks, j’y troquai des livres avec
des voyageurs, montai à dos de chameau dans le désert et socialisai avec des épaves
de la société de consommation — tout un assortiment de romantiques dingues et
incurables en quête de plaisir et d’aventure : un couple de lesbiennes lipstick de New
York, en goguette en dehors de la sphère du mannequinat, un petit dealer chauve de
Californie, nommé Jason, qui écumait les rues en battant la mesure sur un tambour,
un nouveau chrétien cherokee de Muskogee, Oklahoma, en fuite après le braquage
8
Tout ce qui précède et tout ce qui va suivre m’a immédiatement fait songer à l’excellent article de Jack
Hawley, intitulé ‘’Les six paysages de l’amour’’, qui symbolisent très bien la progression du chercheur spirituel
et que vous pouvez aussi télécharger librement sur ce site, NDT.
105
d’une banque à New York, et qui tuait le temps en débitant les Ecritures, un marin de
la marine marchande, de San Francisco, qui réapparaitrait ultérieurement à des
moments critiques de ma vie, et encore un mec dont la présence au Maroc était
probablement le résultat d’avoir lu Dune9 sous acide, un grand blanc d’origine anglosaxonne et protestante, issu de la classe moyenne supérieure, de Los Angeles, qui
parlait arabe, portait un burnous et un turban bleu et qui tenta m’encourager à
rejoindre une bande de guérilleros révolutionnaires qui rôdaient à dos de chameau
au sud, dans le désert.
Aussi exotique que tout cela fût, plus je me divertissais et moins cela avait de sens.
Tandis que la folie libertine s’épuisait lentement, je me retrouvai à décliner des nuits
d’amour en faveur du silence du désert où, au cours d’instants sacrés, je pris
particulièrement conscience d’une semence merveilleuse germant dans les
profondeurs, de la force spirituelle qui s’évertuait à s’exprimer. Puisqu’elle m’avait
sauvé de moi-même à plusieurs reprises, je commençai à songer à elle comme à un
ami, comme à un guide.
Ce pouvoir, l’exquise ‘’Personne de la taille d’un pouce qui siège dans le Cœur’’,
comme la nomme l’Upanishad, m’attira comme rien d’autre et mit en branle un
mode de pensée qui me transformerait progressivement en un ascète et en un
mystique. Puissance aspirant à être connue, elle suscitait une agitation que nulle
expérience terrestre ne pouvait satisfaire, une immense nostalgie de libération.
M’ennuyant à Marrakech, je pris un bus pour un petit village de simples maisons
blanchies à la chaux avec des dômes, niché dans les montagnes du Riff, je
m’enregistrai dans un hôtel pour touristes et je visitai un des cafés locaux, où une
astrologue blonde filiforme et frisée de Philadelphie, qui devait avoir senti mon
penchant pour les excentriques, se dirigea tout droit vers ma table.
George, guide ambulant et volubile des galaxies, était branchée sur tout le système
planétaire et au-delà. Pendant que nous sirotions notre thé, je fus informé que Vénus
en conjonction avec Mars dans la maison X avaient décrété notre rencontre. Les
étoiles insistaient également pour que nous entreprenions une excursion dans les
montagnes pour y rechercher les restes d’une civilisation perdue. Toujours dispo
pour une petite randonnée, je consentis à l’accompagner et je la rejoignis le
lendemain matin, après le petit-déjeuner.
Alors que nous grimpions, elle me révéla l’information cosmique sidérante d’après
laquelle nous étions destinés à prendre de l’acide et à faire l’amour. Il y eut un temps,
dans un passé pas si lointain que ça, où une telle perspective – même avec une fille
maigrelette comme George – se serait avérée être une proposition intéressante, mais
9
Un excellent roman de science-fiction de Frank Herbert, NDT.
106
il se trouva que j’étais remarquablement désintéressé. George, et même le monde
entier, me paraissaient être à des années-lumière. Je lui présentai des excuses polies,
ce qui lui plut d’autant plus. Peut-être se dit-elle que je jouais les difficiles, car une
planète critique était devenue rétrograde pendant quelques minutes. Arrivés au
sommet d’un pic avec une vue imprenable sur les montagnes et le désert au-delà,
nous nous assîmes pour une petite pause et dans une belle mise en scène, George
sortit sa came.
‘’OK, mec’’, dit-elle, avec une autorité absolue. ‘’A exactement 9h43, nous sommes
censés prendre cette dope.’’
‘’George, j’ai quelque chose à te dire.’’
‘’OK, Jim, vas-y.’’
‘’Avec tout le respect dû aux planètes, je n’ai vraiment plus envie de reprendre de
l’acide.’’
Sa mine s’allongea.
‘’C’est comme tu veux’’, Jim, dit-elle froidement, ‘’mais tu en prends la
responsabilité.’’
‘Quelle responsabilité, George ?’’
‘’La responsabilité de perturber le karma, mec. Ceci est censé se produire. Tu en
assumes le karma.’’
‘’Quel karma ?’’, George.
‘’Ecoute, Jim, puis-je jouer franc jeu avec toi ?’’, dit-elle. Elle n’allait pas renoncer sans
se battre.
‘’Bien sûr, George, je t’écoute.’’
‘’Dans cet univers, tout est interconnecté, tu piges ? Cela signifie que si une petite
chose ne fait pas ce qu’elle est censée faire, cela entraîne toutes sortes de problèmes
pour tout le reste.’’
‘’Ce que tu es en train de dire, George’’, l’interrompis-je, ‘’c’est que tu seras très
dépitée, si je ne t’accompagne pas dans ton trip, n’est-ce pas ?’’
107
‘’Ce n’est pas simplement moi, Jim, mais c’est tout l’univers qui en pâtira, de
multiples façons. Tu ne peux pas lutter contre les étoiles. Si tu luttes contre les étoiles,
tu seras perdant. C’est ainsi. Maintenant, il nous reste dix minutes avant qu’il ne soit
précisément 9h43 et je veux que tu y réfléchisses à deux fois avant de prendre ta
décision et je reviendrai pour écouter ta réponse après avoir été faire pipi.’’
Elle se leva et elle s’éloigna derrière les rochers.
Je ne me creusai pas trop les méninges, puisque cela n’avait pas vraiment beaucoup
d’importance, que je tripe ou non. Je penchais plutôt contre, parce que je n’étais pas
d’accord avec la façon dont elle tentait de titiller ma culpabilité.
‘’Eh bien, il te reste deux minutes’’, dit-elle, en resurgissant de derrière les rochers.
‘’As-tu pris ta décision ?’’
‘’Non, George, pas encore. D’un côté, je ne souhaite pas faire cafouiller l’univers et
d’un autre côté, je n’ai pas vraiment envie de triper. J’ai tripé au moins pour dix, ces
deux dernières années, et je ne crois pas que cela me changera beaucoup.’’
‘’Une minute, Jim, il ne te reste plus qu’une minute. Ne la gâche pas !’’
Je décidai de laisser passer l’échéance, juste pour voir ce qu’elle ferait ensuite, quand
la voix dit : ‘’Prends la dope, Jim.’’
‘’D’accord’’, dis-je alors, et George me tendit une dose d’acide avec un grand sourire,
ce qui illumina sa journée. Et j’ignorais qu’en prenant l’acide de George à
précisément 9h43, je me lançais dans le trip qui scellerait le cercueil du LSD.
Tandis que l’acide de George coulait dans mes veines, je redécouvris ce que, de tout
temps, je savais, mais que j’avais choisi de ne pas croire : je n’étais pas celui qui
planait, ni ce qui était planant. Endéans quelques minutes, les portes de la perception
s’ouvrirent sur le riche monde intérieur, où la force vitale ondoyante et pulsante
tendit le mince filtre de la matière qui s’efforçait de la contenir.
Mais je ne changeai nullement !
Alors que la drogue produisait les hallucinations habituelles, j’observai l’esprit qui se
dilatait comme un ballon d’hélium en pénétrant les couches les plus subtiles de
l’existence, générant une légèreté d’être indescriptible, jusqu’à se dissoudre
totalement en entraînant une délicieuse extase.
Mais cela ne m’a nullement affecté !
108
J’ai soudain réalisé que j’étais assis sur une montagne intérieure infiniment élevée —
tellement élevée qu’il n’y avait plus aucune hauteur, contemplant indifféremment ce
spectacle insignifiant de pyrotechnie psychédélique.
J’étais bien plus que le corps dérisoire assis au sommet d’une montagne de la Terre et
que l’étendue du mental saturé de plaisir.
J’étais l’œil impassible de la Conscience qui voit tout, le centre immuable autour
duquel le mental et le monde tournent, comme de lointaines planètes.
George passa elle aussi une excellente journée. Nous n’avons pas fait l’amour, mais
elle est tombée sur une monstrueuse vertèbre fossilisée, peut-être celle d’un
dinosaure, qu’elle a langoureusement traînée en bas de la montagne, faisant valoir
tout l’intérêt de l’astrologie. Après tout, les planètes n’avaient-elles pas dit que nous
découvririons des trésors perdus du passé ?
En dehors du plaisir que je leur croyais inhérente, je pense que je m’efforçais de
posséder et de jouir des choses simplement pour découvrir ce qu’elles étaient. Et j’ai
découvert un fait qui devrait décourager tout qui se précipite autour du monde à la
recherche du bonheur : une fois qu’un objet ou qu’une activité est compris(e) pour ce
qu’il/elle est, il/elle perd de son emprise sur vous. Ce fut ainsi, en ce qui concerne
l’argent et le sexe, et puis la drogue. Ici, tout est limité, mais le cœur humain est
illimité et il ne sera pas tranquille avant de s’être redécouvert lui-même.
Dire que j’ai renoncé à ces choses est passer à côté de la question. Je les ai
expérimentées, telle une aiguille qui passe à travers de nombreuses couches de tissu
et qui en ressort libre, de l’autre côté. Toutes les résolutions sont finalement futiles,
bien qu’elles puissent être utiles à court terme, car la volonté ne suffit pas. La vanité
m’a fait croire que je pourrais dominer ces choses, mais vivez-les pleinement et la vie
reprendra gracieusement tout, le moment voulu.
Cela ne dépend pas de nous.
Même si je triperais encore quelques fois, plus ou moins par habitude, cette
expérience sur la montagne m’a permis d’affirmer si clairement et si fortement qui
j’étais réellement que je ne pus plus prendre les drogues au sérieux, aussi décidai-je
de faire de la vie ma drogue et de rejoindre Le Caire tout seul en stop en faisant le
vœu de ne compter pour mes hauts que sur l’Être omniscient siégeant au sommet de
la Conscience, et dont le suprême détachement remit en perspective toutes les
hallucinations induites par la drogue.
Une semaine après cette excursion avec George, j’étais assis en tailleur dans la cour
d’une ancienne église catholique réchauffée par les rayons obliques du soleil
109
automnal dans une petite ville en lisière du désert. Les ombres s’approfondirent, le
ciel scintillait d’un bleu électrique et une aura orange apparut au-dessus des
montagnes austères, alors que le soleil plongeait sous l’horizon. Ma conscience se
vida et un silence surnaturel descendit et tout à coup, l’esprit se mit à tourner,
comme une toupie, de plus en plus vite pour se compacter en un minuscule point de
conscience et puis, comme s’il savait précisément ce qu’il faisait, il sortit du corps par
mon œil gauche et plana devant mon visage, à quelques centimètres de là !
Tel un vaisseau spatial, il décolla à une vitesse astronomique, propulsé par une force
inconnue. J’ai beau essayer, mais je ne puis trouver de mots pour décrire ce qui s’est
passé, tandis qu’il circulait à travers des myriades de mondes en récoltant des
expériences. Tout ce que je puis dire, c’est que je découvris que notre petite planète
n’est qu’un des nombreux mondes qui évoluent dans un océan de Conscience
transcendantale.
Au bout d’un moment, il revint et je le vis planer devant un homme barbu qui
dormait, à l’arrière d’un café local, comme s’il essayait de pénétrer dans son corps.10
Ma conscience le fit réapparaître devant mon œil gauche, planer comme un colibri,
percer le centre de l’œil, se dilater à la taille du corps et venir s’y reposer, son étrange
mission accomplie.
DE CASABLANCA AU CAIRE
Bronzé et en pleine forme, portant une djellaba et des sandales, j’avais l’air d’un
mystique moderne et dans le vent et je fis du stop jusqu’en bordure de la ville où je
levai à nouveau le pouce, avec sur le dos un petit sac de l’armée française datant de
la Première Guerre Mondiale et une grande flûte en bambou ornée des signes du
zodiaque en bandoulière. J’aimerais bien rapporter de l’aventure, de l’intrigue et de
la romance, mais le Maroc que j’ai expérimenté à partir de là fut un voyage différent.
Je passai la majeure partie de longues journées sans histoires assis au bord de la route
à attendre un lift et à observer mon mental parcourir toute la gamme des émotions en
essayant de le garder ancré dans le présent. A la fin de la journée, plus crevé que si
j’avais porté la croix du calvaire, je pénétrais dans le désert, puis je me recroquevillais
dans ma djellaba et je dormais.
Les différentes cultures voient les mêmes symboles différemment. En Occident, par
exemple, une journée nuageuse symbolise le désagrément et la déprime, mais en
Inde, un pays insupportablement chaud, les nuages sont un symbole d’espoir, de joie
10
Ces deux dernières expériences qu’il a mentionnées sont des siddhis qui sont mentionnés dans les Yoga
Sutras de Patanjali. De telles capacités peuvent réapparaître inopinément d’une vie à l’autre, si un yogi n’a pas
terminé son évolution, NDT.
110
et d’abondance, car ils apportent les pluies. En Occident, le désert véhicule la
projection d’un monde sans vie et inhospitalier, alors qu’en Orient, il en est venu à
symboliser l’immensité d’Allah, de l’énergie immatérielle pure et dure de l’Esprit. Le
parcours du Christ dans le désert symbolise un tournant vers l’intérieur, un
mouvement vers la Vie elle-même, un périple dans le cœur brûlant d’Allah.
L’air du Sahara éroda le poids et le gras du corps, purifia le souffle et détoxifia
lentement les cellules. Je me sentais rayonnant et vivant, comme jamais auparavant.
Un jour, dans une petite ville proche de la frontière algérienne, j’ai pris mon premier
hammam, mon premier bain turc. Dans le bain, je remarquai un film verdâtre qui se
formait à la surface et j’en fis part au préposé : ‘’Monsieur, qu’est-ce que c’est que
ça ?’’, dis-je en français.
‘’ Monsieur est un fumeur. C’est de la nicotine’’, répondit-il.
‘’Je n’ai pas fumé depuis deux ans’’, dis-je.
‘’Cela n’a pas d’importance’’, répondit-il, rebobinant une vieille rengaine éculée.
‘’Je suis le préposé de ces bains depuis de nombreuses années, Monsieur. Un jour, un
homme est entré et comme vous, il a remarqué un film verdâtre et il s’est mis très en
colère. Il a dit que les bains étaient sales et que nous ne préservions pas la propreté
des lieux. Je lui ai dit qu’il était fumeur, comme je vous l’ai dit, ce qu’il a nié, avant de
se rappeler qu’il avait fumé, une vingtaine d’années auparavant. La nicotine était
toujours dans son corps.’’
La vaste étendue du désert et l’horizon infini exercent un effet magique sur l’esprit. Il
y a des moments où l’extérieur et où l’intérieur fusionnent, où l’esprit se vide, où des
émotions sublimes entrent en jeu et où un sentiment de réalité submergeant
imprègne chaque perception.
Le vocable inch’Allah – si Allah le veut – apparaît souvent dans les propos des
habitants. On dit une chose et on se rappelle le Seigneur. La vie ne peut pas continuer
sans sa bénédiction. Peu encline à prier à intervalles réguliers, comme mes frères
musulmans, mon âme priait, lorsqu’elle en ressentait le besoin – et c’était souvent le
cas.
Un jour, un homme qui conduisait un attelage tiré par un chameau me prit et
m’appela ‘’soufi’’. J’acquiesçai en souriant, parce que je comprenais. Je suis ici, un
habitant du désert intérieur, mystique par défaut.
111
A la frontière algérienne, des policiers me sourirent en disant ‘’LSD ! LSD !’’ et en
levant le pouce, mais je continuai, jour après jour, à faire des progrès respectables, un
courant de joie continu parcourant mon être.
Environ trois semaines après le début du périple, je fus pris en stop dans l’est de
l’Algérie par un camion-citerne libyen qui traversait une région vallonnée couverte
d’oliviers, en fin d’après-midi. Bien que j’avais l’intention d’aller jusqu’à Tripoli, je
me sentis appelé à descendre. Le corps semblait avoir sa propre idée et je m’enfonçai
dans le paysage pendant quelques kilomètres jusqu’à ce que j’arrive au sommet
d’une petite colline avec une vue dominante. Je jouai de la flûte, contemplai le
coucher du soleil, puis je sombrai dans un sommeil profond, m’éveillant juste avant
l’aube pour apercevoir des dizaines de paires d’yeux qui me scrutaient intensément
depuis la zone d’ombre en bordure de la clairière. Allongé dans la pénombre et
tentant d’entrevoir ce qui se passait, je pris conscience d’un silence surnaturel
oppressant, comme si j’étais allongé au fond d’un océan profond, mais
simultanément, je me sentais léger et planant, comme si je flottais dans les couches
supérieures de l’atmosphère dans un corps composé d’énergie fine, une luminosité
blanche et sacrée, un ilot de lumière dans une mer d’obscurité.
C’est alors que je réalisai que mon corps pris entre ces deux forces planait à une
quinzaine de centimètres au-dessus du sol !11 Le mental se précipita, rompant le
charme, et le corps retomba par terre, brisant le silence et remuant le cercle des
spectatrices, un troupeau de chèvres qui regardaient curieusement dans ma
direction. Dans l’espoir de renouveler l’expérience, je restai parfaitement immobile
pendant un long moment, mais plus rien ne se produisit.
Tel un visiteur venu d’un autre monde, j’arpentai la contrée pendant quelques jours
jusqu’à ce que l’esprit se fonde progressivement dans la réalité physique. Je me
dirigeai vers Tunis, où je passai quelques jours, avant de poursuivre ma route en
traversant la Libye jusqu’à Benghazi, où une jeune Anglaise blonde qui travaillait
pour la société pétrolière de son père me repéra sur le marché et m’invita à prendre
le thé. L’amour vint aisément et nous passâmes tous les deux deux semaines
idylliques, notre séparation triste étant l’un des moments les plus tendres et les plus
romantiques de ma vie.
11
C’est aussi un siddhi mentionné dans les Yoga Sutras de Patanjali, NDT.
112
CHAPITRE 4 : LE PAYS DES PHARAONS
Les habitants des pays musulmans ont souvent des difficultés à s’entendre, la liste de
leurs dissensions remontant à la nuit des temps. Un politicien britannique de l’aprèsguerre, Clement Atlee, observa un jour avec perspicacité et humour que la politique
— il aurait pu tout aussi bien inclure la religion — était ‘’l’organisation de la haine’’.
La haine vous maintient peut-être sur le qui-vive, de sorte que l’ennemi ne vient pas
furtivement piquer votre chameau ou votre femme. Je trouvai particulier que dans
un pays où le nom d’Allah, le Miséricordieux, était sur toutes les lèvres, la haine, la
cruauté et la brutalité aient évolué jusqu’à atteindre le niveau des beaux-arts.
Mon désir de continuer par voie terrestre jusqu’au Nil resta inexaucé, puisque la
frontière libyenne-égyptienne, une ‘’zone sensible’’, était fermée, et Aeroflot, la
compagnie aérienne nationale russe était l’unique accès possible au Caire. Je me
demandais donc comment ma première confrontation, en chair et en os, avec
l’Empire du Mal, allait tourner. Bien que les affaires et la drogue aient joliment
tronqué mes opinions politiques, j’avais peut-être conservé quelques fibres
sympathiques communistes inconscientes, de mon époque de révolutionnaire de
comptoir portant béret, parapluie et buvant des cappuccinos, fils d’un juge
gauchisant qui gagna ses références radicales en sautant sa petite amie sur la tombe
de Joe McCarthy. Si je devais rencontrer un cadre communiste anticapitaliste en
uniforme, hostile, très discipliné et aux yeux d’acier, je sentais que je pourrais
compter sur mon karma pour me tirer de là.
A ma grande surprise, à l’entrée de l’avion, je fus chaleureusement accueilli par une
babouchka rondelette aux mollets de rugbyman, qui aurait pu avoir été tout juste
recrutée dans une coopérative de pommes de terre, en Ukraine. Deux pilotes
débraillés, installés dans le cockpit de leur vieil Iliouchine pas très bien entretenu,
riaient et plaisantaient avec une hôtesse de l’air blonde et séduisante, et une odeur
caractéristique d’alcool distillé s’échappait de la cabine. Nous roulâmes lentement
sur la piste, puis l’avion se fraya un chemin dans le ciel peu accueillant de Kadhafi,
vibrant comme une machine à laver surchargée en plein cycle d'essorage. À peine le
voyant des ceintures de sécurité s’était-il éteint que la vodka se mit à couler.
Désirant garder la tête froide au pays des pharaons, je m’abstins.
Mon cœur se souleva, quand le Nil et les Pyramides apparurent pendant notre
descente, en réveillant d’anciens sentiments spirituels — et l’atterrissage parfait fut
salué par une salve d’applaudissements spontanés.
A la sortie du terminal défraîchi, contemplant l’interface entre pays industrialisés et
pays du tiers monde, l’instant embarrassant où les nantis et les démunis cessent
d’être des idées et se touchent réellement, mon état change. Une course de taxi de 5 $
113
signifie-t-elle réellement la vie ou la mort pour les enfants de cet homme émacié qui
tire si frénétiquement sur ma manche ? Je sympathise avec la propension du touriste
à jeter de l’argent face au problème et comprends l’insistance du rendez-vous à
l’intérieur du terminal, de la part du jeune homme courtois bien habillé de l’agence
de voyage, et le désir d’être cérémonieusement emmené de l'aéroport dans une
limousine climatisée et déposé en toute sécurité sur les marches d'un hôtel de luxe.
J’aurais pu prendre la limousine, mais ce n’était pas la bonne option, non pas en
raison d’une sympathie prodigue et mièvre envers les personnes en difficulté et
spoliées, mais parce que quelque part en cours de route, graduellement et
imperceptiblement, un îlot de conscience s’était constitué dans mon esprit, un point à
partir duquel contempler le monde impassiblement. Afin de nourrir cette conscience
et me racheter, il était important de ne pas l’isoler contre les désagréments. Il était
indispensable de frotter mon âme à vif contre les réalités de la vie.
Je ne m’étais pas jeté dans cette masse de colère pour me perdre dans une Egypte qui
me testerait jusqu’à la limite, parce que des expériences récentes m’auraient
transformé en saint. Cet îlot intérieur de conscience ressemblait moins à une grande
masse solide qu’à un minuscule atoll entouré par un océan d’ignorance, et il était
difficilement accessible.
Je descendis donc prudemment du trottoir pour me frayer un chemin à travers une
armée de rabatteurs, comme un soldat qui traverserait précautionneusement un
champ de mines, la colère et la paranoïa s’infiltrant. Les taxis ne sont pas le nec plus
ultra, quand on est paranoïaque : on s’imagine que chaque tournant peut déboucher
dans un quartier mal famé de la ville où les pires craintes se matérialisent.
Jr pris donc l’autobus et je m’assis en silence, en observant à travers la vitre la
grisaille inesthétique de la ville sale et misérable, contemplant cette masse
d’humanité malheureuse. Je n’avais pas besoin d’autre information après la scène du
terminal, mais l’autobus offrait une bonne lecture de la psyché de la nation, et ce que
je vis ne laissait que peu de latitude à l’optimisme, une personne sur huit ou neuf
étant un soldat armé jusqu’aux dents.
Je descendis près du Nile Hilton et je partis à la recherche d’un petit hôtel sympa,
mais je fis chou blanc. Repérant un parc de l’autre côté du fleuve, il me fallut
traverser un pont, quelques centaines de mètres plus loin, en aval. En m’approchant
du pont, je fus mis en joue par des soldats patibulaires avec leurs armes
automatiques. Je leur présentai mon visa et je pus passer. Secoué, je me retirai dans le
parc désert et m’assis sur un banc face au fleuve, perdu dans mes pensées. A
l’évidence, j’envisageai la possibilité que mon séjour romantique au pays des
pharaons pourrait bien être mis à mal.
114
Emergeant de mes pensées, je m’aperçus que le soleil était sur le point de se coucher
et que j’étais sans abri. Après avoir exploré le parc avec circonspection, je découvris
un endroit isolé et sûr, je dissimulai mes objets de valeur sous un rocher, j’étendis ma
natte et je dormis sans incident pour me réveiller reposé et rafraîchi peu après
l’aurore.
Après avoir roulé ma natte, je m’assis sous le soleil matinal sur la berge près du pont
et regardai la ville s’animer, les harmoniques riches de la flûte ne suscitant aucune
réponse de la part du passant occasionnel. Finalement, une femme charmante qui
tenait en équilibre sur sa tête un plateau en roseau tressé rempli d’oranges
s’approcha, sourit et en déposa deux sur mon banc avant de poursuivre son chemin.
Le soleil montait lentement au-dessus du panorama urbain. Je remerciai Allah, je
mangeai les oranges et je suivis la route en me demandant ce que la journée allait
m’apporter. Vingt minutes plus tard, j’entrai dans la cour d’un complexe de tours
d’habitations délabrées et m’assis sur un banc sous un arbre imposant, espérant
engager la conversation et récolter quelques informations sur un hôtel éventuel.
Un groupe de jeunes enfants se constitua et je jouai un air joyeux, tandis qu’ils se
rapprochaient doucement, et je fus rapidement entouré par un cercle de spectateurs
admiratifs. Avec mes cheveux blonds ondulés, ma barbe, ma djellaba et ma flûte en
bambou, je devais avoir plus l’air d’une apparition que de quelqu’un de chair et d’os.
Sur un fond de véhicules militaires, de soldats, de toits bardés de canons anti-aériens
et de bâtiments renforcés par des sacs de sable, sans doute me virent-ils comme une
diversion plaisante.
Pompant les images dans l’atmosphère, un nouveau style musical vit le jour — le
psychédélisme saharien. La foule enfla et je me demandai comment cela allait finir,
ignorant que j’aurais dû expédier l’affaire, saluer, tirer ma révérence et battre
précipitamment en retraite. Cloué sur place, mon destin était sur le point de se jouer.
Tout à coup, comme si c’était l’œuvre d’un djinn malveillant, les vibrations
procédèrent à un brusque revirement et à l’arrière de la foule, j’ouïs la voix stridente
de la pauvreté, de l’injustice et de la frustration sexuelle qui hurla : ‘’Passeport !
Passeport ! Passeport ! Passeport !’’
Une pluie de cailloux de la part des gosses laissa présager un séisme. Je fis retraite
dans la musique, mais la peur capta mon attention et la mélodie se crispa.
Désenchantés, les esprits déraillèrent, amplifiant les cris de colère, et des corps se
rapprochèrent lentement de façon menaçante, un cauchemar étant sur le point de se
produire.
115
La musique cessa. Cerné par une foule excitée et sauvage, deux vilains jeunes
hommes me faisaient maintenant face, menaçant, tiraillant ma djellaba et criant :
‘’Passeport ! Passeport !’’
‘’Pas question, mec, pas question. Va te faire foutre !’’, pensai-je en reculant, mes
forces commençant à faiblir.
Et puis…l’espoir ! Quatre fourgons de police bleu-nuit tout cabossés arrivèrent en
trombe dans la cour et freinèrent brutalement en déchargeant des corps. Des
matraques avec de longues lanières de cuir s’agitèrent et des policiers dispersèrent la
foule.
Inch’Allah ! Quelqu’un avait appelé les flics !
En traversant les rues en brinquebalant à l’arrière du fourgon, les regards hostiles de
mes codétenus m’accusent de leur soudain changement de fortune. Une fois déposé
sur les marches du commissariat de police, je suis poussé à l’intérieur et je me
retrouve au bout de la file, avec tout le temps pour contempler un avenir incertain.
Un scribe à l’air rébarbatif trône devant un grand bureau en face du début de la file
et il consigne les éléments concernant chaque accusé dans un grand registre écorné.
Une fois la paperasse terminée, l’infortuné est poussé dans un long couloir et
disparaît. Le cliquetis de l’acier me fait frissonner. La file diminue et des images de
Mazatlán flashent dans mon esprit. C’est mon tour et les rouages de la justice
marquent un temps d’arrêt.
‘’Je parle anglais, je parle anglais !’’, dis-je fiévreusement.
Décontenancé, le scribe jette un regard circulaire, incertain de la marche à suivre.
‘’Je parle anglais, je parle anglais !’’, réitérai-je.
Silence de mort et le temps se dilate en éternité.
Une porte finit par s’ouvrir et un officier bien habillé remplit le couloir de sa
présence.
‘’Que se passe-t-il ?’’, demanda-t-il dans un excellent anglais en avançant
nonchalamment.
‘’Il y a erreur, Monsieur’’, dis-je en frisant l’obséquiosité. ‘’J’ai été arrêté pour avoir
joué de la flûte en public.’’
116
Il me regarde comme si j’étais dingue, dit quelque chose au scribe et me conduit dans
son bureau.
En voyant son air amusé, je me détends.
Le capitaine parut prodigieusement désintéressé, lorsque je lui racontai les
événements de la matinée dans le détail.
‘’Voyez-vous, les gens sont très malheureux, aujourd’hui’’, dit-il. ‘’ Et ils s’imaginent
que chaque étranger est un espion juif. Vous êtes allemand ?’’
‘’Non, américain. Mon grand-père était allemand.’’
‘’Et que va-t-il leur arriver ?’’, dis-je, étonné par ma sollicitude.
‘’Rien. On va juste les laisser mariner pendant quelques heures et puis on les
renverra chez eux. Les manifestations publiques sont interdites’’, répondit-il. ‘’Et où
séjournez-vous ?’’
‘’Au Nile Hilton’’, dis-je en plaisantant.
‘’Sérieusement’’, dit-il.
‘’Je viens tout juste d’arriver et je n’ai pas encore pu trouver un hôtel. J’étais en train
d’en chercher un, quand cette affaire est arrivée.’’
‘’Peut-être êtes-vous pauvre et peut-être que vous ne pouvez pas vous offrir un bon
hôtel…’’
‘’Non, ce n’est pas ça’’, dis-je en lui montrant ma pochette avec mon argent. ‘’J’aurais
pu séjourner au Hilton. Je suis à la recherche d’un petit hôtel propre dans un quartier
où je pourrais expérimenter un peu votre culture. Je déteste les hôtels pour
touristes.’’
Il sourit. ‘’Vous êtes dans la mauvaise zone’’, répondit-il obligeamment en
m’indiquant quelques hôtels locaux de l’autre côté du fleuve à environ une demiheure de marche.
‘’Merci’’, dis-je. ‘’Je suppose que je peux partir...’’
‘’Voulez-vous une tasse de thé ?’’, dit-il. ‘’J’ai toujours voulu connaître l’Amérique.
J’ai fait mes études en Angleterre, mais je n’ai pas pu voir l’Amérique. Bien sûr, je ne
117
devrais pas discuter avec vous, parce que l’Amérique soutient les juifs, mais pour
vous dire la vérité, j’en ai ras le bol de la guerre.’’
Et c’est ainsi que nous passâmes la demi-heure suivante à parler de sport, de
politique, de religion et de femmes.
Convaincu que quelqu’un là-haut m’aimait, mais clairement ébranlé, je suivis ses
instructions qui me conduisirent à un ensemble de petits hôtels satisfaisant les
besoins des gens du cru, dont l’un arborait une enseigne au néon avec un palmier et
portait le nom sentimentalement attirant d’Hôtel Hawaï. Quelques minutes plus
tard, j’était bien installé dans une petite chambre propre et bon marché du troisième
étage avec un balcon qui donnait sur un souk et qui offrait beaucoup de couleurs
locales. Je déposai mon sac et je pris une douche, puis je ramassai ma flûte et
ressortis. Les choses s’amélioraient.
Après avoir hérité de la portion congrue du Sinaï, l’année précédente, les Egyptiens
étaient en colère. Je me baladai dans le centre-ville bondé pendant près d’une heure
avant de voir un sourire, un petit garçon dont le papa lui avait refilé une patate
douce, chaude et beurrée achetée à un marchand ambulant.
Vers midi, je tombai sur un grand café où quelques hommes d’âges moyen qui
s’ennuyaient soufflaient la fumée de leurs narguilés en regardant distraitement la
rue. Je commandai un thé à la menthe et j’acceptai une invitation à fumer de la part
de l’un des clients, un homme d’affaires corpulent qui émietta avec dextérité un
généreux morceau de hashish libanais blond sur les braises incandescentes. Quelques
minutes plus tard, bien défoncé, je sortis dans l’après-midi, tout à fait réjoui,
l’incident du matin n’étant plus qu’un lointain souvenir. Ainsi, c’était donc l’Egypte,
le pays des pharaons ! Pas mal.
Après avoir déambulé sans but pendant environ une demi-heure, je gravis une petite
colline qui offrait une vue superbe sur la ville. Un peu plus tard, à cinquante mètres
du sommet, je tombai sur une clôture en fers barbelés sur laquelle étaient accrochés
des panneaux en arabe à intervalles réguliers, et à n’en pas douter, il était marqué
‘’Accès interdit.’’
La vue panoramique que le sommet dispensait m’étant refusée et le souvenir de la
folie du matin me susurrant que la discrétion constituait la meilleure part de la
valeur, je m’arrêtai quelques mètres avant la clôture et je m’assis sur un rocher pour
contempler la ville qui s’étendait à perte de vue en se fondant mystérieusement dans
le Sahara à l’horizon. Les dômes maternels et les minarets phalliques de nombreuses
mosquées ajoutaient au tableau un air d’inscrutabilité de l’ancien monde, qui
embrasa mon âme romantique et qui m’inspira une mélodie envoûtante.
118
Je jouai quelques minutes, lorsque tout à coup, je ‘’vis’’ mon corps criblé de balles
rouler en bas de la colline ! Essayant de saisir toute la signification de cette image
troublante, je m’arrêtai de jouer et j’entendis le bruit métallique de munitions que
l’on introduisait dans la chambre d’une arme. Je me retournai et me retrouvai face à
face avec un soldat qui braquait son fusil sur moi ! Avec moult précautions, je posai
la flûte par terre et levai les mains en l’air, et trois ou quatre soldats lourdement
armés sortirent des buissons le long de la clôture. Deux d’entre eux franchirent celleci, couverts par leurs camarades. Le premier ramassa la flûte et le second me poussa
vers le sommet de la colline, avec la pointe de son fusil qui me donnait des petits
coups dans le bas du dos.
Eprouvant une solide dose d’angoisse, incapable de deviner quelle était notre
destination, puisqu’il n’y avait aucun signe de vie à l’approche du sommet, subissant
les effets de la distorsion de la raison suite à une puissante montée d’adrénaline,
pendant un moment, je songeai stupidement à prendre la poudre d’escampette, mais
je mordis sur ma chique.
A environ quinze mètres du sommet, nous arrivâmes devant une entrée habilement
camouflée tout près de gros rochers dans les broussailles. Activée par un dispositif
électronique, elle s’ouvrit automatiquement.
Poussé dans les entrailles de la terre, je me retrouvai dans une salle assez grande,
remplie d’appareils de communication et occupée par une demi-douzaine de soldats.
Après une fouille sommaire et l’examen de mes documents, on m’indiqua une chaise
en bois sous une ampoule nue. Cela ressemblait à une scène tirée d’un mauvais film
et je m’attendis quasiment à entendre l’expression éculée : ‘’Où étiez-vous la nuit
du… ?’’
Si j’avais porté une chemise, un pantalon en polyester, une casquette de base-ball et
un appareil photo, mon histoire aurait sans doute eu un peu plus de poids – celle du
touriste qui s’égare en dehors des sentiers battus, mais sans la flûte, pour l’œil
inexercé, j’aurais pu passer pour quelque chamelier ordinaire.
En dehors de leur paranoïa justifiable, mon histoire, au moins superficiellement,
n’avait pas de sens, car je n’étais pas réel, le chamelier n’étant que la toute dernière
d’une longue série d’inauthenticités de toute bonne foi. On ne change pas d’identité,
comme un caméléon — à moins d’avoir quelque chose à cacher. Je ne cachais pas
l’évidence, une identité d’espion juif, mais je me cachais quand même.
A moi-même.
Quoi qu’il en soit, j’eus l’impression que les subtilités de notre système légal,
Miranda, l’habeas corpus et un appel gratuit à un avocat de mon choix, aussi sensées
119
soient-elles, n’étaient pas très populaires dans les milieux juridiques égyptiens.
C’était la guerre et ils venaient de choper un salopard de juif.
Bien que le pedigree familial des deux côtés depuis des générations soit du pur blanc
protestant anglo-saxon, des amis proches m’avaient parfois dit que mes traits
auraient pu passer pour sémites, particulièrement la zone du nez et cela, conjoint à la
peau basanée, à la djellaba et au choix peu approprié d’un endroit où me promener
l’après-midi, accréditait leurs soupçons d’une manière justifiée. Les touristes, eux,
fréquentent les bars climatisés, visitent en groupes les pyramides, dépensent leur
argent durement gagné dans les souks, dînent dans des restaurants chics et se
vautrent dans les bordels.
Un officier qui parlait bien anglais m’interrogea et je lui dis que j’étais un homme
d’affaires en vacances, en omettant l’histoire de l’accrochage matinal, mais en
incluant l’arrêt au café pour fumer, en me disant que la vérité pourrait bien jouer en
ma faveur : un hippie défoncé qui tombe sur des installations militaires sensibles.
‘’Que faites-vous ici ?’’, demanda-t-il.
‘’J’étais en train de me promener et j’ai vu cette petite colline et j’ai pensé pouvoir
admirer le panorama de la ville.’’
‘’Mais vous ne saviez pas que c’était une base militaire ?’’
‘’Non. J’ai vu les panneaux sur la clôture et je me suis dit qu’ils interdisaient l’accès
et donc, je n’ai pas été plus loin. Si votre homme ne s’était pas montré, je n’aurais rien
su du tout. Je me suis reposé quelques minutes, j’ai joué de la flûte et j’étais sur le
point de partir.’’
Derrière, un examen de la flûte était en cours.
Ensuite, à brûle-pourpoint, il demanda : ‘’Alors, que pensez-vous du Président
Nixon ?’’
Abasourdi, je répondis : ‘’Je ne fais pas de politique, monsieur.’’
‘’Tout le monde a des idées politiques’’, dit-il d’un air menaçant.
J’étais trop effrayé pour voir où il voulait en venir. L’Amérique avait soutenu les juifs
et Nixon était le grand Satan pour un Egyptien.
‘’En vérité, monsieur, je ne connais pas grand-chose sur le président.’’
120
Il fit un signe de la tête à un soldat qui se tenait derrière moi et je sentis une douleur
fulgurante, quand la crosse d’une arme percuta ma nuque. Après que j’aie retrouvé
mon siège et mon calme, il dit : ‘’Tout le monde a une opinion sur Nixon...’’
Il m’apparut raisonnable de m’en forger une.
‘’Eh bien’’, dis-je en choisissant soigneusement mes mots, ‘’je ne pense pas que ce soit
un honnête homme.’’
Cela parut l’intéresser.
‘’Mais honnêtement, je ne sais pas grand-chose. J’habite à Hawaï et je fais des affaires
avec les touristes. J’ai épargné de l’argent pour faire un voyage autour du monde et
j’ignore tout ce qui se passe en politique. Je trouve intéressant d’apprendre à
connaître les différents peuples. Je suis venu pour voir les pyramides et le Nil et je ne
lis pas les journaux.’’
‘’Et que pensez-vous d’Israël ?’’
‘’Je ne sais rien sur Israël.’’
Brusquement, je me retrouvai assis par terre, après avoir été éjecté de ma chaise, d’un
violent coup de pied.
‘’Je ne vous crois pas !’’, dit-il d’une voix tremblant de colère, en se penchant sur moi
d’une manière menaçante. Je me rendis soudain compte de ce qui se passait dans sa
tête.
J’entrepris de me relever, mais il me jeta un coup de pied vicieux qui me fit retomber
par terre.
‘’Etes-vous juif ?’’
‘’Absolument pas !’’
‘’Vous avez l’air d’un juif !’’
‘’Je ne suis pas juif ! Je suis né dans le Montana. Il n’y a pas de juifs dans le Montana.
C’est impossible !’’
‘’Alors, que pensez-vous des juifs ?’’
121
Il fit signe à un autre soldat qui s’approcha, reçut des instructions et quitta la salle
avec un camarade et mon passeport, ce qui me donna du temps pour réfléchir à ma
réponse.
L’énergie changea et il semblait que le pire était passé.
‘’Alors, que pensez-vous des juifs ?’’
‘’Pas grand-chose’’, dis-je, en entendant par-là que je n’avais pas d’opinion – ce qui
était le cas.
‘’Vous voulez dire que vous n’aimez pas les juifs ?’’
‘’Voyez-vous, monsieur, je ne connais aucun juif. Là, d’où je viens, il n’y a pas de
juifs, mais en Amérique, on pense que les juifs ne courent qu’après l’argent.’’
Ce point de vue lui semblait familier.
‘’Ce sont des porcs !’’, dit-il avec un mépris total en frappant violemment la table
avec un bâton. ‘’Des porcs !’’
A côté, plusieurs hommes clairement perplexes et qui parlaient à voix basse
entouraient la flûte. Ils la tapotèrent sur la table, scrutèrent l’intérieur, l’exposèrent à
la lumière, la piquèrent avec un couteau, en quête d’un émetteur, de codes secrets et
de capsules de cyanure.
‘’Et ça ?’’, dit mon interrogateur en indiquant la flûte.
‘’Ce n’est qu’une flûte. Voulez-vous que je vous montre comment ça marche ?’’
Il acquiesça, fit signe aux hommes et l’un d’eux apporta la flûte.
Les tonalités douces de ‘’Row, row, row your boat’’ s’écoulèrent de la grande flûte en
bambou et le bunker se tût.
‘’C’est une vieille chanson folk de mon pays. Voulez-vous entendre les paroles ?’’
A ma grande surprise, il donna son assentiment.
Au moment où je dis ‘’la vie n’est qu’un rêve’’, je vis clairement ses yeux et les coins
de sa bouche s’adoucir.
122
L’interrogatoire cessa abruptement et je restai seul, assis au milieu de la pièce
pendant que les hommes vaquaient à leurs occupations. Pendant les deux heures qui
suivirent, j’eus droit à la démonstration pratique de la relativité du temps, les
secondes s’étirant en siècles et des bataillons de pensées colériques et anxieuses
défilant dans ma conscience.
Finalement, deux hommes revinrent, dirent quelques mots à leur capitaine et
retournèrent à leurs postes.
Le capitaine s’approcha.
‘’C’est comme vous le dites. Nous avons vérifié avec la CIA et vous n’êtes pas un
espion. Je suis désolé pour ces désagréments, mais la guerre, c’est la guerre. Peut-être
que vous ne devriez pas fumer du hashish. Mon chauffeur vous conduira à votre
hôtel. Ne parlez de ce lieu à personne, m’entendez-vous ?’’, dit-il en me rendant mon
passeport.
J’acquiesçai.
Je suivis le chauffeur en bas de la colline jusqu’à une jeep parquée dans une rue
adjacente et vingt minutes plus tard, nous nous arrêtions devant l’hôtel. Bizarrement,
il semblait y avoir une atmosphère glauque, presque sinistre. Malgré tout, j’étais
content de le revoir et je mis cette perception sur le compte de la paranoïa persistante
due aux événements du jour, et je traînai mon corps éreinté et endolori dans les
escaliers jusqu’au sanctuaire tranquille de ma chambre.
Je m’installai sur le balcon, tandis que le soleil se couchait, et je contemplai l’activité
du bazar en écoutant un piètre enregistrement d’un appel à la prière qui crépitait
depuis un haut-parleur défectueux attaché au minaret de la mosquée du quartier,
songeant au temps bien révolu où le muezzin chantait de sa propre voix. Une
corneille atterrit sur la balustrade d’un balcon voisin en croassant à qui mieux mieux.
Aussi inconscient et frénétique que tout cela fût, je trouvai beaucoup de réconfort
dans le bruit de la ville qui diminuait. La journée était enfin terminée !
Perclus, je titubai dans la chambre et je sombrai dans un profond sommeil et je fus
réveillé à peine quelques minutes plus tard par des coups insistants sur la porte.
Pensant que l’armée avait changé d’avis, je bondis, ramassai mon sac pour me diriger
vers le balcon et une sortie rapide par les toits, quand la Voix qui avait déserté
pendant toute la journée dit : ‘’Ouvre la porte, Jim.’’
Je lâchai mon sac et j’ouvris la porte.
123
Un homme obèse au regard de fouine avec une barbe de trois jours recouvrant des
bajoues flasques et portant une djellaba souillée par des aliments — le genre de
personne que seule une mère pourrait aimer — entra pesamment et négligemment
dans la chambre, s’arrêta devant moi, fouilla dans sa djellaba, en sortit une petite
liasse de billets qu’il me tendit. Alors que je reculais doucement pour me mettre hors
de portée de son haleine fétide, il me happa dans une étreinte d’ours et m’embrassa
sur la bouche.
Les flics, OK, les militaires, peut-être, mais ça ??? Rempli de rage, je me dégageai et je
reculai avant de lui balancer un solide coup qui l’expédia à travers la porte de l’autre
côté du couloir où il s’écrasa comme une masse contre le mur. Laissant échapper un
flot d’invectives, je claquai la porte, la verrouillai et je m’allongeai sur le lit, tout
tremblant.
A peine avais-je retrouvé mon calme que l’on tambourina à nouveau à la porte.
Pensant qu’il pourrait s’agir du soupirant/tombeur et des flics, j’envisageai à
nouveau la ‘’sortie de secours’’, mais la voix réitéra : ‘’Ouvre la porte, Jim.’’
Je suivis le conseil à contrecœur et je dus faire face à un deuxième homme, pas aussi
répugnant que le premier, mais avec les mêmes intentions. Avant qu’il ne puisse
faire aucun geste, je lui claquai la porte au nez.
Il semble que j’apprenne lentement. Au bout du troisième épisode de la série, cela fit
enfin tilt. L’Hôtel Hawaï, si innocent et si paisible pendant la journée, se
métamorphosait en lupanar pour hommes au coucher du soleil. Dans une prise de
conscience qui me mit dans un tel état que je ne savais plus si je devais en rire ou en
pleurer, j’étais devenu — bien malgré moi — le super coup californien !
Estimant la situation sans danger pour ma vie et trop vanné que pour trouver un
autre logement, je coinçai le canapé et une commode entre la porte et un mur,
diminuant ainsi la probabilité d'entrée par la force à des proportions gérables, et je
sombrai dans un profond sommeil avant de bien vite me réveiller en sursaut pour
assister à un véritable cauchemar, qui me ferait regretter les plaisirs relatifs d'un
interrogatoire militaire ou de la vie en taule. Mon corps, qui pouvait à peine remuer,
était en feu, comme si du sable coulait dans ses artères ! Je me levai péniblement et
regardai dans le miroir pour découvrir que j'étais couvert de la tête aux pieds
d’affreuses marques rouges.
La punaise est un insecte nuisible, dont la piqûre n’est pas particulièrement grave, à
condition qu’elle ne soit pas malade – une possibilité qui n’est pas négligeable au
Caire, qui est infestée par les rats. Mais quelques piqûres peuvent presque vous
rendre fou. Et un corps qui est rempli de piqûres représente un grave danger.
124
Un jour en Inde, je rencontrai un jeune homme sympa, un junkie français qui avait
été piqué aux jambes en dormant dans un hôtel sordide. Dans son hébétude, il gratta
les piqûres avec des ongles qui n’étaient pas très propres, ce qui déclencha une
infection qui, non traitée, se transforma en un cas grave de gangrène.
Comme on peut l'imaginer, la vie est bon marché en Inde. Les gens vont chercher
dans les moins de cent dollars, un tueur à gages butera un opposant pour trente
dollars et donc, on ne fera pas grand cas d’un bras ou d’une jambe. On lui a fait
payer huit dollars et on l’a scié juste en dessous du genou. Lorsque nous nous
croisâmes, il marchait à cloche-pied autour de Connaught Circus, appuyé sur une
béquille en bois fabriquée à la main et mendiant de quoi payer son billet de retour,
une idée qui me vint brusquement à l’esprit, tandis que je me regardais dans le
miroir, rongé par l’inquiétude.
Ma chance semblait se tarir. Peut-être était-il temps de se casser, mais la voix, qui
faisait des heures supplémentaires, ces temps-ci, dit : ‘’Tiens bon. Accroche-toi, Jim’’
‘’OK’’, pensai-je. ‘’Cela ne peut pas être pire.’’
Mais je me trompais lourdement.
Alors que mes vêtements traditionnels réservés pour les visas et pour les occasions
spéciales recevaient un coup de fer bien nécessaire chez le tailleur du coin, je dégottai
le dealer local et j’achetai suffisamment d’opium que pour tuer un cheval, puis je me
fis couper les cheveux. De retour à l’hôtel, je pris une douche et me changeai, de
bédouin en homme d’affaires, en un clin d’œil.
En passant par la réception pour déposer la clé, l’employé montra des signes de ce
qu’on ne pourrait qualifier que de stupeur teintée d’admiration. Qu’il s’agisse de
mon relooking, de l’histoire des événements de la nuit ou d’une combinaison des
deux, je ne le saurai jamais.
Je descendis donc dans un hôtel chic de style colonial avec du parquet, des salles de
bain carrelées immaculées, de hauts plafonds avec des ventilateurs en laiton et des
pales en acajou foncé, de grandes fenêtres généreuses aux volets à persiennes,
d’énormes lits à baldaquin, un personnel très collet monté et des tarifs à l’avenant.
A l’instar du scientifique qui se procure des produits chimiques pour procéder à une
expérience ou d’un docteur qui délivre une ordonnance, c’était la connaissance, et
pas la dépravation, qui m’envoya dans la rue pour m’acheter ce qu’il fallait. Ainsi,
quand je me dévêtis et quand je m’allongeai sur les draps blancs propres et frais sous
le ventilateur, une douce lumière et les bruits de la ville filtrant à travers les épais
volets en bois, en ingérant cet opium, je n’étais pas en train de tâtonner aveuglément
125
pour parvenir au nirvana. Je savais exactement où c’était et comment y arriver. Grâce
au pavot, ma conscience s’éleva en dehors du corps jusqu’à un stade où les piqûres
étaient trop éloignées pour que je puisse les gratter. Endéans quelques minutes, je
redécouvris l’espace intérieur où le plaisir pétille et bouillonne en vagues
autogénérées infinies en effaçant même jusqu’au souvenir de la douleur.
Deux jours plus tard, je réintégrai mon corps. Les piqûres, toujours aussi laides que le
péché, avaient perdu presque tout leur caractère cuisant et le paquet d’opium avait
maintenant la taille d’un raisin. J’étais impatient de reprendre ma vie d’avant ;
néanmoins, je ne me sentais pas bien. Je n’avais pas mangé depuis deux jours et je
ressentais de fortes douleurs dans les intestins. Après examen, mes selles qui
d’ordinaire constituent un déchet inerte, s’avérèrent abriter des centaines de petits
vers blancs qui se tortillaient comme des asticots.
Comme on pourrait le suspecter, le tiers monde a une approche plutôt simple de la
santé publique. Au Rajasthan, le désert occidental de l’Inde, le dentiste s’accroupit au
bord de la route sur une petite natte, entouré par les outils de sa profession : un
panneau peint à la main arborant des lèvres rouges et des dents blanches, des
râteliers poussiéreux qu’il consentira gracieusement à frotter avec un pan de sa
chemise sale si, par hasard, vous voudriez en installer un, quelques cure-dents
métalliques et plusieurs pinces. Pour la somme dérisoire d’environ un dollar, vous
pouvez vous débarrasser d’une molaire récalcitrante ou d’une incisive gênante. Vous
vous accroupissez la bouche ouverte, et il jette un coup d’œil, il identifie la coupable,
il prend ses pinces et tire d’un coup sec.
A cette époque, le système des soins de santé égyptien du niveau de la rue était sans
doute comparable à celui de l’Inde. A ma connaissance, il n’existait aucune Food and
Drug Administration destinée à protéger la santé de la population. Il serait au moins
juste de dire que les gens avec lesquels j’entrai en contact dans ma quête d’un remède
n’avaient pas accès aux tous derniers produits pharmaceutiques. Les vieilles recettes
que l’on trouve dans le bazar devraient suffire. L’étrange liquide brun que je me
procurai, probablement apparenté à de l’acide carbolique, n’avait clairement pas été
examiné de trop près, ni été analysé, ni rigoureusement testé par des équipes de
scientifiques du gouvernement avant de recevoir finalement l’approbation de
l’autorité. L’homme qui me le vendit ne savait qu’une petite chose : il était
suffisamment toxique pour tuer tous les petits vers blancs qui s’ébattaient dans mes
entrailles, mais pas suffisamment que pour pouvoir me tuer.
Tandis que j’endurais le remède et que des légions de parasites rencontraient une
mort prématurée, je contemplai les options qui me restaient : le plan A me verrait
prendre le prochain vol disponible pour New York, la solution de facilité et une fuite.
Le plan B me verrait réserver un billet sur le prochain vol disponible pour Bombay,
une idée fort raisonnable. Et le plan C me ferait remonter le Nil jusqu’au Soudan,
126
passer en Ouganda, traverser le Kenya, puis l’Océan Indien jusqu’à Bombay – une
folie totale, mais le désir de mon cœur.
Même si depuis, j’ai fait évoluer ma philosophie et j’ai appris à limiter mes pertes, je
ne pouvais pas me voir rentrer aux Etats-Unis, la queue entre les jambes. Et les vols à
destination de Bombay se réservaient un mois à l’avance, ce qui éliminait d’office
cette option. Alors, sans même rendre visite aux pyramides, je pris le premier train
qui se dirigeait vers le sud, en me figurant sur la base d’informations que j’avais
recueillies dans la rue que je pourrais me procurer un visa soudanais à Assouan, et
en espérant qu’avec un peu de chance, l’Egypte serait bientôt de l’histoire ancienne.
Dans ma précipitation pour partir, je pris un genre d’omnibus, un wagon sans
fenêtres disposant de rangées serrées de bancs en bois à dossier droit. Tandis que le
train quittait lentement la gare, je me demandai s’il était réellement plus judicieux de
risquer ma vie au pays des pharaons plutôt que de l’assujettir au monde vide de sens
de la TV, du kleenex et de l’élasthanne Lycra. Ma haine du plastique, qui raille une
psyché nourrie avec des millions d’années de vie organique, avait-elle été le principal
vecteur de cette torture ambiante : côtoyer les êtres humains les plus dépourvus
d’humour, les plus renfrognés et les plus abandonnés de Dieu que j’aie jamais
rencontrés ? Après à peine quelques secondes, je souhaitais assurément être de retour
dans la cuisine en formica de Maman et siroter un coca.
Pendant deux heures, personne ne parla. Une hostilité si dense qu’on aurait pu la
couper au couteau faisait mentir la notion généreuse de la paysannerie brave, simple
et qui aime s’amuser. J’avais manifestement lu trop de propagande marxiste au
collège. Ces gens étaient aussi durs que les bancs sur lesquels ils étaient assis, aussi
insensibles que le vent du désert qui fait pleuvoir du sable piquant sur les visages.
Pourtant, j’étais malgré tout heureux de quitter une ville qui semblait n’avoir que de
la rancune à l’égard d’un voyageur au bon cœur, mais naïf.
Voyager est un jeu étrange. Vous trouvez votre destin qui se déroule comme un
ruban devant et le passé qui s’éloigne derrière. Le truc, c’est de trouver le point
immobile, l’instant, ici et maintenant, où tout se situe dans un équilibre parfait.
Précipitez-vous ou retombez dans le passé et vous souffrez. A l’instar d’une perche
qu’un funambule utilise pour maintenir son équilibre, vous syntonisez
soigneusement le passé et l’avenir pour garder l’esprit éveillé et centré. Si vous êtes
habile, à un moment donné, votre vision change, les choses sont connues pour ce
qu’elles sont et la profondeur simple de l’existence est pleinement appréciée.
Pendant quelques heures, j’atteignis un tel état, en dépit de la douleur dans mes
tripes et des conditions pénibles. Le souvenir de cette ville laide s’éloigna dans le
passé, contrebalancé par la vision de l’ancienne Egypte : Thèbes, Louxor et Abou
Simbel. Peut-être avais-je fait le bon choix, après tout. A un moment donné, quelques
127
heures plus tard, le voyage parut presque festif, quand le train s’arrêta au beau
milieu d’un champ de cannes à sucre, en permettant aux passagers de se soulager et
de récolter autant de cannes à sucre qu’ils pourraient en emporter.
Les choses semblèrent s’améliorer, quand je trouvai un siège dans un compartiment
de 2ème classe à côté d’une fenêtre, mais ma joie ne dura pas. Au bout d’une heure,
environ, je remarquai que tout le monde me regardait avec suspicion dans le
compartiment, ce qui réveilla des souvenirs beaucoup trop récents. J’essayai
d’ignorer cela, mais sans succès. Quand la tension atteignit un certain seuil, comme
s’il avait reçu des ordres, un soldat qui tenait une arme et qui était assis près de la
porte, de l’autre côté du compartiment, vint jusqu’à moi et il exigea de voir le sac qui
était coincé entre mes pieds. Aurais-je été poussé par une force occulte à acheter ce
sac de l’armée française datant de la Première Guerre Mondiale, il y a quelques mois,
dans un marché aux puces de Paris, simplement pour éveiller les soupçons d’un
soldat égyptien paranoïaque ?
Je défis les sangles et je sortis doucement ma couverture, tous les yeux étant rivés sur
le moindre de mes mouvements, puis je retirai la couverture en velours de mon Yi
King, j’en feuilletai quelques pages et je le soulevai en direction du ciel en disant
‘’Allah’’ pour indiquer qu’il s’agissait d’un livre saint.
Au moment où je prononçai le Nom du Seigneur, un homme bien habillé qui passait
dans le couloir s’arrêta pour regarder.
Je présentai ma chemise habillée et ma cravate. Aucun sourire, mais l’énergie
n’empirait pas. Puis, je me brossai les dents à sec avec ma brosse à dents jaune et
juste au moment où j’allais tomber à court d’articles et d’idées, l’homme qui était
dans le couloir annonça : ‘’Bien joué ! Bravo ! Une excellente interprétation !’’, dans
un anglais parfait.
Il entra et remplit le compartiment de sa présence, en s’exprimant en arabe,
réprimandant ou grondant les passagers, les rendant dociles comme des agneaux. Je
poussai un soupir de soulagement et je le rejoignis pour prendre le thé dans le
wagon-restaurant.
‘’Que leur avez-vous dit ?’’, demandai-je, une fois que nous fûmes confortablement
assis dans le wagon-restaurant.
‘’Je leur ai dit qu’ils devraient se conduire, comme si vous étiez un invité. Dans notre
tradition, les étrangers doivent être traités comme des hôtes.’’
128
‘’Je suis très content que vous soyez passé par là’’, dis-je. ‘’Je ne sais pas comment
vous remercier. On dirait qu’où que j’aille, je me retrouve dans une situation
compliquée. Les gens sont très en colère.’’
‘’C’est la guerre. Ils ne peuvent pas oublier l’humiliation. On ne peut pas les blâmer.’’
‘’Mais vous ? Comment vous sentez-vous ? Etes-vous égyptien ?’’
‘’Eh bien, oui et non’’, dit-il d’une manière énigmatique.
‘’Que voulez-vous dire ?’’
‘’Ici, nous avons deux Egypte : une Egypte arabe et la véritable Egypte. Ce que vous
avez vu dans ce compartiment, c’est l’Egypte arabe.’’
‘’Et la véritable Egypte ?’’
‘’La raison pour laquelle je suis intervenu, c’était pour la véritable Egypte.’’
‘’Vous voulez dire les pharaons, les pyramides, le Nil ?’’
‘’Oui.’’
‘’L’Egypte spirituelle ?’’
‘’Oui’’, dit-il et mes cellules vibrèrent de félicité.
Une part de moi attendait cette conversation depuis longtemps.
J’entendis sa voix dire : ‘’Je suis intervenu, parce que je vous dois une faveur.’’
‘’Une faveur ? Mais je ne vous connais pas !’’, répondis-je, en réalisant que ceci n’était
pas vrai, dès que ce fut dit.
‘’Dans la mesure où cette vie est concernée’’, répondit-il.
‘’Cette vie ?’’
‘’Il y a longtemps, pas très loin d’ici’’, dit-il en faisant un signe vers l’amont, nous
étions les meilleurs amis du monde et vous m’avez aidé. Aujourd’hui, c’était à mon
tour de rembourser ma dette.’’
‘’Mais comment savez-vous cela ?’’
129
‘’C’est difficile à dire. Quelque chose en moi m’a dit de me lever et de traverser le
train et quand je vous ai vu en train de divertir ces idiots, je me suis souvenu de
quelque chose. Je ne sais pas comment, exactement. Je vous ai reconnu. Je vous
connaissais.’’
‘’Vous me connaissiez ?’’
‘’Oui, pas votre corps, mais vous, le vous réel, votre âme. Je vous connaissais et je
savais pourquoi vous étiez revenu.’’
Je lui parlai de mes premiers jours en Egypte et je suggérai que j’étais venu pour
souffrir. Il rit.
‘’Non, ce n’est pas ce que je veux dire’’, dit-il. ‘’Vous allez souffrir, sans aucun doute,
mais ce n’est pas la raison pour laquelle vous êtes ici.’’
Lorsqu’il dit ‘’ici’’, j’eus le sentiment qu’il voulait dire ‘’sur la Terre’’ ou ‘’dans cette
vie’’.
‘’Vous êtes à la recherche de quelque chose et une pièce du puzzle est ici.’’
Je vis dans un flash que rien dans ma vie n’avait fonctionné comme je pensais que
cela aurait dû fonctionner, puisque Dieu avait ses propres idées sur ce qui était bon
pour moi. Je ne m’échappais pas ou je ne me rebellais pas pour les raisons que je
pensais. Les paroles de la fille aux cakes à la banane flashèrent dans mon esprit :
‘’Dieu est le summum bonum, le top du top !’’
Je Le cherchais et tout ceci faisait nécessairement intégralement partie de cela.
J’entendis la voix de Dieu qui s’exprimait à travers lui.
‘’Vous avez oublié qui vous êtes. C’est tout’’, dit-il avec compassion, ‘’et vous vous
en souviendrez bientôt.’’
‘’Alors, qui suis-je ?’’
‘’Cela, c’est à vous de le découvrir’’, dit-il en souriant, ses yeux remplis de lumière.
RETOUR AU CAIRE
Parce qu’ils payaient les coûts du barrage, les Russes faisaient la pluie et le beau
temps à Assouan. Présenter mon passeport dans quelques-uns des meilleurs hôtels
130
s’avéra futile et je dus donc me rabattre sur un bouge arabe, et comme je pouvais m’y
attendre, le matin, je me retrouvai couvert de piqûres. Pour couronner le tout,
l’ambassade m’informa que les visas soudanais n’étaient disponibles qu’au Caire !
Contr(a)i(n)t, je pris le train du retour. Alors que je pensais bien en avoir terminé
avec l’Egypte, elle n’en avait manifestement pas fini avec moi.
Je réservai ma place jusqu’au Caire, mais je me sentis inspiré de descendre à Thèbes.
A côté de ce qui avait été jadis un bassin de baignade, je tombai sur un grand noir
mince avec une coiffure afro, qui était assis en méditation au soleil à côté d’une petite
tente orange, et nu à l’exception d’un string.
Je m’assis et j’attendis qu’il ouvre les yeux.
‘’Qu’est-ce qui se passe, mec ?’’
‘’Pas grand-chose, je glande’’, répondit-il.
‘’Je parie que tu soignes ton bronzage !’’, dis-je.
Il sourit.
‘’Alors, que se passe-t-il ?’’
‘’Je médite, je médite.’’
‘’Bon, d’accord, mais de quoi s’agit-il ? Sur quoi médites-tu ?’’
‘’C’est une longue histoire.’’
‘’Raconte-la-moi. Tu sais, j’ai le temps. Je t’offrirai une bière.’’
Il dressa l’oreille.
‘’Cela fait une trotte jusqu’à la prochaine bière. Fumons plutôt.’’
‘’D’accord.’’
Nous nous installâmes donc à l’ombre d’un temple en ruines, où nous fumâmes un
joint et puis, il commença.
‘’Je travaillais pour un organisme d’épargne et de crédit à Los Angeles. Ce n’était pas
grand-chose, juste un job pour payer mon loyer. Un jour, pendant la pause du
déjeuner, je me suis rendu à la bibliothèque et j’ai feuilleté un grand livre d’art sur
131
l’Egypte. En tournant les pages, j’ai senti une étrange énergie me parcourir, comme si
je savais déjà tout sur le sujet. Au milieu du livre, il y avait un buste de Néfertiti sur
une page entière qui m’a complètement captivé. En le contemplant, l’image est
devenue vivante. Mon regard a été attiré par un endroit sur son cou juste en dessous
de son oreille et quand je me suis concentré là-dessus, je me suis tout à coup retrouvé
dans l’ancienne Egypte. Et j’ai réalisé que je n’étais pas qui je pensais être.
A partir de là, je n’ai plus su supporter mon job. Quelque chose me disait qu’il était
temps de le quitter, mais je ne pouvais compter sur rien du tout. J’avais du mal à
joindre les deux bouts et je vivais comme un esclave, au jour le jour, quand bien
même je portais un veston et une cravate. Et je ne pouvais plus m’enlever l’image de
la déesse de la tête. C’était comme une obsession. Il y avait des fois où je me mettais
dans un tel état que je ‘’voyageais’’ et que je revivais des vies antérieures. Tout cela
était très réel, mais je ne pouvais en parler à personne. Les gens avec qui j’étais
m’auraient ridiculisé.
Et puis un jour, je suis tombé sur une nana blanche du genre hippie à la plage, qui
m’a pris en sympathie et donc, j’ai saisi l’opportunité de lui parler de ce qui se
passait. Elle a dit que je vivais un éveil spirituel et que si je voulais de l’aide, je
devrais réciter un mantra. Elle faisait partie d’une secte bouddhiste japonaise et elle
m’a donné au petit autel appelé ‘’gohonzon’’ ainsi qu’un rosaire et elle m’a appris ce
chant, ‘’Nam-myoho-renge-kyo12’’. Elle a dit que si tu le psalmodiais, tu obtiendrais le
désir de ton cœur.’’
‘’Qu’est-ce que cela signifie ?’’, dis-je.
‘’Hommage au Sutra du Diamant.’’
12
Mantra de l’école bouddhiste japonaise Nichiren et voici ce qu’en dit précisément cette école :
La récitation de Nam-myoho-renge-kyo, également appelée Daimoku (« titre » en japonais), est la pratique
principale du bouddhisme de Nichiren. Elle permet de révéler l’état de Bouddha inhérent à la vie, qui se
manifeste par l'émergence naturelle de joie, de vitalité, de courage, de sagesse et de compassion.
Le principe de l’invocation de Nam-myoho-renge-kyo a été établi par Nichiren, le 28 avril 1253. ‘’Myôhô Renge
Kyô’’ est, littéralement, le titre japonais du Sûtra du Lotus. Mais pour Nichiren, ces mots représentent bien plus
que le titre d'un texte bouddhique. Ils sont l'expression de la Loi de la vie à laquelle le Bouddha s'est éveillé.
Nam-myoho-renge-kyo ne représente qu’une seule expression, mais ce n’est pas une expression ordinaire car
elle est l’essence de tout le Sûtra. C’est le cœur de tout le Sûtra et la substance de ses huit volumes.
Succinctement, Nam-myoho-renge-kyo pourrait se traduire par : ‘’Je me consacre à la Loi merveilleuse du Sûtra
du Lotus’, ou encore : ‘’Je mets ma vie en harmonie avec la vie de l'univers’’, NDT.
132
‘’Le Sutra du Diamant ?’’
‘’L’Illumination.’’
Il poursuivit : ‘’Cela semblait dingue et donc, j’ai rangé le rosaire sur une étagère et je
l’ai oublié. Mais pas lui. Une nuit, je me suis réveillé vers deux heures, et en
regardant le plafond, je me suis rendu compte qu'une lumière venait de la direction
de l'étagère. Je croyais rêver ou que mon esprit me jouait des tours. Je me suis levé et
je suis allé jusque-là et c’était hallucinant ! Il y avait une lumière surnaturelle qui
entourait les perles du rosaire et je l’ai pris et le mantra a commencé à jaillir
spontanément et mes doigts faisaient avancer les perles automatiquement. Je n’avais
jamais éprouvé autant de force.
C’est ainsi que j’ai commencé à réciter le mantra tous les jours et j’ai découvert que
j’en recevais beaucoup de paix. Ma vie, qui ne pétillait pas beaucoup jusque-là, a
commencé à décoller. A peu près un mois plus tard, j’ai reçu un appel d’un pote qui
avait été un de mes bons amis, quelques années auparavant. Nous avions eu une
bisbrouille, parce qu’il n’avait pas remboursé une dette et il s’est avéré qu’il était en
train de mettre de l’ordre dans sa vie, et même s’il n’avait pas d’argent, il voulait me
donner une Mercedes qu’il avait reçue en héritage. J’ai vendu la Mercedes qui valait
beaucoup plus que ce qu’il me devait, j’ai quitté mon travail et j’ai acheté un billet
pour Le Caire.’’
Danny avait l’intention de remonter le Nil jusqu’en Ouganda et au Congo et donc,
nous unîmes nos forces. Après toutes ces expériences récentes, j’étais heureux d’avoir
un compagnon. Même si elle n’était pas un atout en Egypte, sa peau noire pourrait
avoir ses avantages au Soudan et plus au sud. Il semblait que les choses allaient enfin
mieux.
Nous passâmes plusieurs jours à Thèbes à nous imprégner de l’atmosphère et à
échanger des idées et puis nous prîmes le train pour Le Caire, le vendredi. Le lundi
était un jour férié et il fallait trois jours pour obtenir le visa et donc, nous avions une
semaine à tuer. Etant donné que Danny avait déjà vu les pyramides, j’y allai seul.
Je pris le sentiment profond qui était apparu, quand je les avais vues depuis l’avion,
comme la confirmation de ma conviction que les anciens connaissaient Dieu. Il était
bien vrai que la culture qui avait créé ces symboles puissants du divin avait disparu,
mais j’étais pleinement convaincu que de vrais Egyptiens parcouraient encore
aujourd’hui la Terre en orientant les esprits qui Le cherchaient vers Dieu, la
133
pyramide intérieure sacrée. Sinon, qu’est-ce qui pourrait expliquer l’homme du
train ? Et Danny ? Ce n’était pas des gens ordinaires pris dans la réalité du visible.13
Bien que trop cynique pour me considérer comme religieux, au fond de mon cœur, je
pris le bus pour aller à Gizeh, comme pour aller à l'église.
Lorsqu’elles apparurent, cette fois, je ressentis un mouvement subtil au fond de moi
et je remarquai que le monde était soudainement baigné par une pluie de lumière
surnaturelle ! Et lorsque je descendis, les gens agglutinés à la base ressemblaient plus
à des personnages de dessins animés télétransportés depuis un monde étranger et
superposés à l’écran de la réalité intemporelle qu’à des chameliers, des vendeurs de
cacailles et des touristes étrangers. Expérimentant des moments d’extases, j’escaladai
la face de la pyramide de Khéops jusqu’à une petite entrée qui menait au tombeau
via une longue volée d’escaliers légèrement inclinés.
Au sommet, j’arrivai dans une petite pièce qui contenait le sarcophage du pharaon,
une profonde boite de pierre rectangulaire dépourvue de couvercle, soit pas grandchose à voir. Je m’assis sur un coin et je commençai à jouer de la flûte. Tandis que la
musique, dont je ne pouvais que deviner la source, jaillissait de l’intérieur et que des
courants de joie traversaient mon corps, des images d’un passé lointain, comme des
souvenirs récupérés, flottèrent dans ma conscience. Comme Danny, j’avais déjà été
en Egypte auparavant.
Ma rêverie fut interrompue par la silhouette à contre-jour d’une élégante femme
noire qui se tenait à l’entrée du tombeau, comme statufiée et ensorcelée par la
musique.
La mélodie envoûtante s’arrêta et je me retrouvai au 20ème siècle, confronté à une
destinée intéressante.
Manifestement émue par la musique, elle demanda : ‘’Qui êtes-vous ?’’
‘’Je n’en suis pas sûr’’, répondis-je. ‘’De la manière dont les choses se passent, je suis
tout à fait sûr que je ne suis pas moi !’’
Elle rit.
‘’Cette musique…Où l’avez-vous apprise ?’’
‘’Je ne sais pas comment le dire. Vous allez penser que je suis fou.’’
13
Je songe aussi à un autre livre que j’ai traduit, ‘’Mon approche de Dieu’’ d’Ingegerd Lindblad, une
égyptologue suédoise, qui évoque notamment ses vies antérieures en Egypte et tout un cheminement
passionnant et instructif qui repassera par-là, NDT.
134
‘’Ne vous inquiétez pas’’, dit-elle. ‘’Je suis ouverte à tout.’’
‘’Je ne l’ai pas apprise. Elle s’est simplement produite. Tout ce que je sais, c’est qu’elle
est venue d’un lointain passé.’’
‘’Ҫa, c’est sûr’’, répondit-elle. ‘’C’était tellement familier. Pendant une minute, il m’a
semblé que je n’étais plus du tout ici et j’ai commencé à me souvenir de quelque
chose…Je ne sais pas…Comme si j’avais déjà été ici auparavant…Comme si j’étais
rentrée chez moi…C’était très étrange.’’
‘’C’est aussi ce que j’ai ressenti. C’était comme passer par une faille temporelle.’’
Je sautai en bas du sarcophage et nous nous touchions presque dans cette petite salle.
‘’Je devrais y aller’’, dis-je, un peu embarrassé. ‘’J’imagine que vous aimeriez être ici
un peu tout de seule.’’
‘’Non, pas du tout’’, répondit-elle. ‘’Il n’y a pas grand-chose à voir, n’est-ce pas ?
Nous pouvons discuter, si vous voulez.’’ Elle me prit par la main, ce qui réveilla une
énergie pas si mystique que cela.
Nous descendîmes tout doucement, en intercalant des bribes de conversation
nerveuse pour diffuser la tension sexuelle. Dans ce passage étroit et non ventilé, le
parfum de son corps était irrésistible. L’ancienne tranquillité céda la place à
l’excitation du moment.
Lorsque nous sortîmes à l’air libre, je fus bluffé par sa beauté : des traits raffinés
précieusement sculptés encadrés par une coupe afro ample, un grand corps
parfaitement proportionné et des mains et des bras minces et élégants, à l’instar de
ceux de la déesse Nout qui tient le ciel cosmique.
‘’J’aimerais bien les voir à distance, depuis le désert’’, dit-elle.
‘’Nous pouvons louer deux de ces chevaux’’, répondis-je.
Arrivés en bas, je m’assis au soleil en bordure de la pyramide en songeant aux
vicissitudes du destin, pendant qu’elle allait prévenir le guide touristique. Moins
d’un mois auparavant, l’amour m’avait béni à Benghazi et il était de nouveau là et
me scrutait.
Chose inhabituelle, je ressentis un tiraillement dans ma conscience, qui fut suivi par
la réalisation frappante que ce à quoi je pensais n’était pas de l’amour. Ces
sentiments n'étaient que du toc, à l’image de la scène humaine qui se jouait en
135
contrebas – les stupides touristes, les rabatteurs et les vendeurs de cacailles. Etonné
par la clarté et par le détachement avec lesquels j’observais ces pensées, il me vint à
l’esprit que quelque part en cours de route, une part de moi s’était détachée pour
devenir un témoin désintéressé.
‘’Allons faire un tour à cheval !’’, dit-elle avec enthousiasme en me prenant par la
main et en m’arrachant à ma rêverie.
Nous galopâmes dans le désert.
‘’C’est formidable !’’, dit-elle, après que nous nous soyons retournés pour admirer les
pyramides. ‘’Comment penses-tu qu’ils les ont fabriquées ?’’
‘’Je n’achète pas le concept matérialiste suivant lequel il s’agirait de monuments
dédiés à l’ego colossal des pharaons. Je pense qu’ils avaient une vision spirituelle de
la vie, toute une philosophie de réincarnation et de transcendance. Les pyramides
étaient l’expression d’un profond sentiment religieux.’’
‘’Je n’y avais jamais songé ainsi’’, dit-elle, ‘’mais cela a du sens.’’
Nous nous promenâmes à cheval pendant un moment avant de reprendre le bus
pour retourner en ville, puis nous déambulâmes dans les rues pendant l’après-midi,
nous dînâmes et nous flânâmes, bras dessus bras dessous, le long du Nil avant de
rentrer au Hilton.
Un homme qui nous suivait depuis quelques blocs nous rattrapa et il nous proposa
du hashish : ‘’Très bon prix ! Cinq dollars !’’
‘’Je veux fumer un joint’’, dit Amanda. ‘’Tu te joins à moi ?’’
‘’J’essaye d’arrêter, mais d’accord, pourquoi pas ?’’
Je retirai le tabac d’une cigarette à l’aide d’un cure-dent, je le mélangeai au hashish et
je remis le tout, alors que nous étions tous les deux assis dans un canapé luxueux
avec vue sur le Nil. Elle se pencha pour examiner l’affaire, sa poitrine m’effleurant
légèrement.
‘’Tu veux boire un verre ?’’, demanda-t-elle.
‘’Tu penses qu’ils savent faire des margaritas ?’’
Elle appela le service d’étage et le garçon apporta les boissons.
136
‘’A cette magnifique journée !’’, dit-elle en levant son verre. ‘’Tu as été tellement
gentil. Tu m’as beaucoup donné.’’
‘’Tu es de bonne compagnie’’, répondis-je. ‘’Tout le plaisir est pour moi.’’
‘’Et je voudrais aussi te donner quelque chose de spécial’’, répondit-elle en me
plantant un baiser pulpeux sur la joue.
J’allumai le joint et je lui passai.
Au bout de quelques minutes, elle se leva et elle quitta la pièce. Trop défoncé que
pour y prêter particulièrement attention, je pensai au gros diamant à son annulaire et
j’envisageai de ruiner la soirée en demandant ce qui était évident, mais avant que je
ne puisse me décider, elle dit, ‘’Voudrais-tu venir ici ?’’ sur un ton qui ne se refusait
pas.
Je regardai en direction de la chambre à coucher. Elle se tenait sur le seuil,
complètement nue.
‘’Certainement’’, répondis-je avant de m’exécuter.
*******
‘’Alors, où étais-tu ?’’, dit Danny.
‘’J’ai visité les principales attractions et je me suis baladé, rien d’extraordinaire.’’
‘’Tu m’as l’air d’être un touriste vachement heureux !, répondit-il.
‘’J’ai eu un peu de chance avec la gent féminine’’, si tu veux savoir la vérité.
‘’Une dame de la nuit, peut-être ?’’
‘’Pas mon style, Danny. Une touriste de New York qui fait un voyage autour du
monde. Nous nous sommes rencontrés aux pyramides.’’
Percevant un soupçon de jalousie, je changeai de sujet. En particulier, je ne voulais
pas mentionner la couleur de sa peau. Plus tard, lorsque nous serions un peu plus
proches, je pourrais peut-être lui raconter toute l’histoire.
Les visas arrivèrent enfin et nous parvînmes à Assouan sans incident. Je réservai une
cabine de luxe sur le pont supérieur du bateau qui sillonnait l’arrière du barrage,
mais Danny dut se contenter d’une place exiguë sur une barge arrimée à l’avant du
137
bateau à vapeur, qui transportait des chèvres, des poulets, du bétail à longues cornes,
ainsi qu’une foule bigarrée d’humanité touchée par la pauvreté.
Nous étions tranquillement assis, la soirée envahissant le désert, nos orteils traînant
dans l’eau cristalline, tandis que la barge progressait lentement vers le cœur de
l’Afrique. Subjugué par l’immensité du Sahara, le bleu intense du ciel nocturne dans
lequel un croissant de lune se levait à l’est, la dignité placide du bétail dont les cornes
élégantes et les têtes majestueuses se découpaient dans le ciel, le bourdonnement
mantrique du moteur, et les effluves des repas du soir qui cuisaient sur de petits feux
de charbon, je me retrouvai en train de voyager intérieurement vers le point
immobile, le centre illimité à partir duquel le monde est projeté.
Je quittai la barge, rayonnant, et je rejoignis les passagers de première classe pour le
dîner où je m’assis à côté d’un jeune couple de Californie, d’anciens hippies qui, à la
suite d’événements miraculeux, avaient été entraînés dans l’orbite de la Mère, une
Française et compagne de l’un des géants spirituels de l’Inde du 20ème siècle, Sri
Aurobindo. Aurobindo était un Tamoul de haute caste qui, au terme de ses études à
Oxford, rentra pour participer à la lutte pour l’indépendance de l’Inde. Pour sa peine,
il atterrit en prison où il expérimenta l’Illumination, et il troqua le monde politique
pour le monde spirituel. Finalement, il s’installa à Pondichéry, une enclave française
sur l’Océan Indien, où un ashram qui répondait aux besoins de milliers de personnes
de l’intelligentsia indienne et d’intellectuels européens s’était développé. Lorsqu’il
mourut, la Mère qui était visionnaire fonda une cité spirituelle appelée Auroville, où
des aspirants d’élite pourraient se préparer pour le prochain grand saut évolutif de la
conscience humaine. Barbara et Mark se sentaient ‘’appelés’’ et ils étaient en route
pour participer à cette expérience grandiose, une idée qui ne m’attirait pas
spécialement.
Alors que la soirée avançait, je leur parlai de mes expériences récentes : le voyage
astral au Maroc, la lévitation en Tunisie et l’expérience de la réincarnation dans la
grande pyramide. Mark se rendit dans sa cabine et revint avec un livre intitulé,
‘’L’aventure de la conscience’’14.
‘’Cela mettra tes expériences en perspective’’, me dit-il.
‘’Tu veux dire que tu penses que je ne deviens pas fou ?’’, dis-je en exprimant un
doute que partagent tous ceux qui s’éveillent à leur vraie nature.
‘’Pas du tout. En réalité, je t’envie. Je donnerais n’importe quoi pour que des choses
comme celles-là m’arrivent.’’
14
De Satprem, NDT
138
Quelle était la probabilité qu’un Américain du Montana trouve des réponses à ses
questions existentielles dans un livre écrit par un dévot français d’un guru indien qui
lui avait été offert par un couple de Californiens sur un bateau à roue à aubes qui
remontait lentement le Nil au cours d’un périple au cœur de l’Afrique ? Il opère
mystérieusement pour accomplir Ses merveilles.
Leur soutien et le livre qui indiquait que mes expériences étaient relativement
courantes sur la voie spirituelle contribuèrent grandement à dissiper mes doutes
concernant ma santé mentale et générèrent un sentiment de détermination et de
confiance en moi qui s’avéra utile durant les semaines qui suivirent. La réalisation
que j’allais faire l’expérience d’une culture qui vénérait le mysticisme rendait mon
pèlerinage solitaire beaucoup plus supportable.
Le lendemain matin, nous accostâmes à Abou Simbel, dont la vision provoqua de
manière prévisible des vibrations sismiques dans mon âme, qui me convainquirent
une fois encore que j’avais été égyptien, il y a longtemps.
KHARTOUM
Nous fûmes retardés à Wadi Halfa par une altercation entre un groupe de sept
bédouins, dont on racontait qu’ils transportaient de l’or pour une valeur d’un quart
de million de dollars sur la route du marché aux chameaux de Khartoum, et les
fonctionnaires soudanais. Les fonctionnaires décrétèrent que tous les passagers de la
barge seraient passés au crible avant de pouvoir entrer, un acte de discrimination
flagrant. Les négociants étaient des hommes forts aux yeux d’acier armés jusqu’aux
dents et rien qu’à les regarder, on pouvoir voir qu’ils étaient aussi implacables que
leur environnement désertique. La polémique prit fin, quand les négociants sortirent
leurs armes. Les fonctionnaires reculèrent, au grand soulagement de tous.
A l’époque, Wadi Halfa était un avant-poste poussiéreux et délabré à la frontière
égypto-soudanaise, un simple endroit pour prendre le train pour Khartoum. Nous
embarquâmes avec enthousiasme en jouant des coudes et en poussant comme les
autochtones pour obtenir des sièges dans des rangées de bancs sans dossiers
boulonnés au sol, mais l’absence de vitres aux fenêtres – un must dans le désert –
permit au sable, à la fumée et aux cendres de déferler dans le wagon et en arrivant à
Khartoum, mon histoire d’amour avec les trains du désert n’avait pas fait long feu.
Mark et Barbara, que je croiserais de nouveau à Delhi quelques mois plus tard,
optèrent pour un vol pour Nairobi, mais Danny qui voulait aller en Ouganda et au
Congo pour explorer ses ‘’racines’’ me parla d’un bateau hebdomadaire qui
remontait le Nil vers le Sud jusqu’à une ville appelée Djouba, non loin de la frontière
ougandaise, ce qui piqua ma curiosité. La mauvaise nouvelle, c’était qu’une guerre
139
civile particulièrement brutale faisait rage — toujours en cours aujourd’hui — et que
Djouba était un avant-poste assiégé au cœur d’un territoire rebelle. C’était un cas
classique de nettoyage ethnique. Les Soudanais islamiques qui contrôlaient la partie
nord du pays tentaient d’éradiquer les animistes du sud. La route terrestre de Djouba
vers le sud était impraticable et la seule option était un vol hebdomadaire vers
Entebbe.
La guerre était un risque que nous étions prêts à prendre pour traverser l’un des
environnements les plus mystérieux et les plus isolés de la planète, un risque qui
faillit nous coûter la vie. Voyager était interdit sans l’autorisation du gouvernement
et une telle autorisation requérait des pots-de-vin.
Nous nous installâmes dans un hôtel relax où les tourbillons avaient accumulé et
concentré une collection étrange de laissés-pour-compte de la rivière de la vie : un
duo incertain d’Afghans prétendant être des réfugiés politiques, mais qui étaient
manifestement impliqués dans du trafic de drogue ; une infirmière anglaise coincée
et qui louchait en mission humanitaire ; un travesti mulâtre sud-africain au visage
lunaire qui disparaissait au crépuscule ; un intellectuel suisse barbu, amateur de
pipes, et qui avait reçu une bourse afin d’étudier les besoins soudanais en matière
d’irrigation ; un junkie italien sur le retour et sa femme enfant, une jeune fille nubile
de treize ans avec un QI de lézard ; un marin argentin de la marine marchande au
torse bombé en quête d’aventures ; un couple de commerçants indiens et d’autres.
Notre arrivée y ajouta deux hippies : un hippie américain noir et un hippie américain
blanc et deux fidèles de la Mère. Un couple d’Indiens pieux gérait l’hôtel, dont les
murs étaient recouverts d’images de dieux et de déesses aux bras multiples. Une
bougie votive brûlait éternellement dans le bureau, et l’air était chargé d’encens.
Nous nous pointâmes au bureau du gouvernement à la première heure.
‘’Vous voulez aller à Djouba ?’’, dit le bureaucrate avec un mépris non dissimulé et
en nous reluquant de la tête aux pieds, alors que nous nous tenions docilement
devant son bureau encombré.
‘’Oui, monsieur.’’
‘’C’est impossible. C’est interdit ! Pourquoi voulez-vous aller là-bas ?’’
‘’Simplement pour voir le sud. Nous avons fait tout ce chemin depuis l’Amérique
pour voir le sud.’’
‘’Mais c’est la guerre ! Ce n’est pas possible. Je ne peux pas garantir votre sécurité.’’
140
‘’Je comprends que vous êtes en train de gagner la guerre’’, dit Danny en masquant
son mépris pour le gouvernement islamique. ‘’On disait la nuit passée à la radio qu’il
ne restait plus que de petites poches de résistance.’’
‘’C’est vrai’’, dit le bureaucrate, flatté que nous nous intéressions à ce qui se passait
dans son pays.
Danny insista : ‘’Voyez-vous, nous voulons simplement prendre le bateau sans nous
arrêter et quand nous arriverons à Djouba, nous prendrons l’avion pour Entebbe. Le
bateau est sûr et Djouba aussi et donc, cela ne devrait pas poser de problème. Qui
plus est, qu’est-ce que les rebelles voudraient obtenir de nous ? Je suis sûr qu’il doit
bien y avoir un moyen pour nous d’obtenir l’autorisation de prendre ce bateau’’, ditil en glissant discrètement un billet de vingt dollars sous les papiers couvrant son
bureau.
‘’Eh bien, voyez-vous, monsieur’’, continua le bureaucrate, ‘’c’est effectivement
possible pour certaines personnes, mais pas pour les touristes. Peut-être que si vous
revenez demain, je pourrai voir si c’est possible.’’
Le lendemain, la conversation reprit.
‘’J’ai reçu pour instruction de vous faire remplir un formulaire’’, dit-il, ‘’ce qui ne
veut pas dire que vous recevrez automatiquement l’autorisation. C’est une zone
sensible et nous devons régler toutes les demandes avec le ministère de la défense et
donc, cela prendra du temps et il y a beaucoup de paperasse.’’
‘’Voilà une très bonne nouvelle ! Je comprends qu’il est possible que l’autorisation ne
nous soit pas octroyée, mais permettez-moi de vous donner ce petit quelque chose
pour aider à huiler les rouages’’, dit-il diplomatiquement en déposant un autre billet
de vingt dollars sur le bureau.
Le bureaucrate hocha la tête en signe d’acquiescement, se leva, puis nous serra la
main en lorgnant furtivement vers le billet de vingt dollars. ‘’Eh bien, messieurs,
revenez vendredi et je vous tiendrai au courant des progrès de votre demande.’’
Vendredi, la requête était toujours en cours de traitement et nous repartîmes un peu
moroses.
Danny fit face à sa frustration en fumant du bango, une variété particulièrement
psychédélique d’herbe africaine digne de son nom, mais personnellement, je me
détendis en déambulant en ville, en flânant au bord du Nil en songeant à Dieu, en
pratiquant des exercices de yoga et en lisant la Bhagavad Gita, la Bible des hindous,
un cadeau du propriétaire de l’hôtel, M. Patel, dont je cultiverais l’amitié.
141
‘’Voyez-vous’’, dit-il, ‘’ce livre est des plus auspicieux. C’est quelque chose que tout
le monde devrait lire. Il révèle la Brahma Vidya.’’
‘’Excusez-moi, M. Patel, mais qu’est-ce que la Brahma Vidya ?’’
‘’C’est une bonne question, jeune homme, et je suis content que vous me l’ayez
posée ! Brahma Vidya, c’est la science de la réalisation divine.’’
‘’La science ?’’, répondis-je avec scepticisme. ‘’Qu’est-ce que la science et Dieu ont à
voir l’un avec l’autre ?’’
‘’Lisez donc, simplement’’, me dit-il avec beaucoup d’amour en allumant un
nouveau bâton d’encens. ‘’Lisez donc simplement et vous verrez.’’
*******
‘’Tu n’es plus drôle !’’, dit Danny lorsqu’il entra dans ma chambre pour fumer un
joint et qu’il me retrouva debout sur la tête. ‘’Tu deviens religieux avec moi. Fais
gaffe ou tu finiras comme Mark et Barbara !’’
Au terme de la deuxième semaine, le formulaire était toujours embourbé quelque
part dans les marais de la bureaucratie, ce qui accrut notre cafard.
Le vendredi à 17 heures de la troisième semaine, il devint manifeste que nous avions
été roulés dans la farine. Je me réveillai déprimé, samedi vers neuf heures et je restai
au lit avec l’horloge qui décomptait les dernières heures. A 11h30, mon coup de
déprime s’évapora et je me levai pour aller réserver un vol pour Nairobi. Alors que
j’entrais dans le hall de l’hôtel où Danny était affalé dans un canapé et feuilletait un
livre sur le hatha yoga que m’avait donné M. Patel pour tuer le temps jusqu’à ce que
son car ne parte pour Addis-Abeba, une voiture s’arrêta dans un crissement de pneus
devant l’hôtel et notre fonctionnaire arriva en courant.
‘’Les voilà ! Les papiers sont arrivés ! Venez avec moi. Je vais vous conduire jusqu’au
bateau. Il n’y a pas de temps à perdre !’’
Nous arrivâmes sur le quai d’embarquement à midi moins cinq.
LE SUD
Le sud est une zone de l’Ouganda que traverse le Nil dans son long parcours depuis
l’Afrique subsaharienne jusqu’à la Mer Méditerranée. Ce n’est pas tant un fleuve
qu’un gigantesque marécage avec de grands îlots de végétation flottants qui abritent
142
d’innombrables espèces, comme des crocodiles, des hippopotames, des serpents, des
poissons géants, et une faune aviaire tapageuse, des oiseaux de toutes les formes, de
toutes les tailles et de toutes les couleurs. Le bateau, un autre vapeur à roue à aubes,
le seul lien entre les tribus vivant dans le sud et Khartoum, prenait et déposait les
gens, principalement des soldats et des commerçants, ainsi que des marchandises au
cours de son périple de dix jours.
Sur le plan physique, nous ne vîmes aucune évidence de la guerre, mais les visages,
le langage corporel et une atmosphère particulièrement tendue ne laissaient guère de
doute quant au fait que la peur et la haine étaient les émotions dominantes dans le
marécage.
Le deuxième jour, à portée de voix d’un village, le capitaine souffla dans une corne
pour signaler notre arrivée et comme sur une photo du National Geographic, une
foule tribale illettrée pratiquant un mode de vie ancien de plusieurs milliers d’années
se rassembla sur le quai.
Du point de vue local, en plus du commerce, le bateau donnait l’occasion d’avoir des
nouvelles du monde extérieur et de zieuter le personnel civil et militaire bien habillé
et bien nourri qui se rassemblait sur le pont à chaque escale. Avant même que nous
ne soyons solidement arrimés, des enfants nus et émaciés entreprirent de mendier
depuis la rive, et en réaction à leurs supplications, des passagers jetèrent des
morceaux de pain rassis dans les eaux boueuses — juste hors de portée — ce qui
contraignit les enfants à braver des courants traîtres. La famine, une des armes les
plus efficaces du gouvernement, faisait fonctionner le ‘’jeu’’.
Inévitablement, la compétition pour le pain entraîna que les gosses se donnent des
coups de pied, des coups de poing et se griffent — pour le plus grand plaisir des
passagers, et bien vite, des adultes qui ne pouvaient pas supporter les injustices que
d’autres enfants infligeaient à leurs propres ouailles furent attirés dans la bataille, et
il s’ensuivit alors une mêlée homérique qui encouragea davantage encore les
passagers rigolards qui jetèrent diaboliquement encore plus de pain depuis le pont.
Quand il fut clair que quelqu’un allait finir par être gravement blessé, un colosse de
plus de deux mètres, aux muscles saillants et armé d’un fouet arriva du village et il se
posta sur la berge, surplombant la foule en train de se battre. L’extrémité du fouet
fusa, comme la langue d’un serpent et frappa le dos d’un jeune garçon qui hurla de
douleur. Pressentant la fin de leur divertissement, les passagers jetèrent encore plus
de pain dans l’eau.
Appréciant manifestement son travail, le vigile s’en prit alors implacablement à tout
le monde. Par à-coup, la distance avec un corps était si parfaitement calculée et la
force du coup de fouet si puissante qu’un geyser de sang jaillissait de la victime sous
143
les acclamations d’approbation des passagers. Ce rituel se répéta trois ou quatre fois
au cours du périple de dix jours.
Un jour, le bateau fit une escale, la passerelle fut abaissée et je pénétrai dans la rue
principale d’un village qui comptait une cinquantaine ou une soixantaine de huttes
de boue et en clayonnage aux toits couverts d’herbes.
Mon apparence suscitait invariablement beaucoup d’amusement chez les gens du
coin qui pour la plupart n’avaient encore jamais vu d’Européen. J’étais alors devenu
sensible à la nature du conflit et ma sympathie allait du côté des membres des
communautés tribales. Je m’étais délesté de ma djellaba, de toute façon trop chaude,
en faveur d’un pantalon rayé multicolore et d’un t-shirt vert citron trouvé sur un
marché de Khartoum. Néanmoins, mon accoutrement pouvait difficilement rivaliser
avec celui d’un jeune homme aristocratique qui s’approchait depuis l’autre bout du
village — peut-être le seul membre de la contreculture soudanaise dans l’histoire du
pays. Avoisinant le mètre quatre-vingt-dix, il portait une lance et un long tambour
étroit, probablement fabriqué à partir d’une racine évidée. Dans ses cheveux coupés à
ras avaient été tressés deux élastiques auxquels étaient fixés une demi-douzaine de
plumes aux couleurs vives qui oscillaient, plongeaient et frémissaient, quand il
marchait. La partie supérieure de son corps était couverte par un déshabillé
transparent en nylon rose, manifestement réalisé sur commande par le tailleur du
village, et les parties inférieures du corps par un sous-vêtement similaire à un slip de
sport. Il portait aussi des lunettes sans verre à monture dorée, du style John Lennon,
et une radio à ondes courtes cabossée avec une antenne en fil de fer branchée sur une
station de Nairobi, d’où Creedence Clearwater Revival braillait sa chanson fétiche,
‘’Proud Mary’’. Un regard complice éclaira son visage, quand nous nous croisâmes.
Un frère.
De l’aube au crépuscule, nous passions notre temps assis dans des fauteuils sur le toit
du bateau, à l’abri d’une moustiquaire qui nous protégeait efficacement contre tout
un assortiment féroce d’insectes des marais. Même depuis ce point de vue privilégié,
il était souvent impossible de distinguer les limites du fleuve, dont les courants
puissants semblaient refléter les courants d’énergie subtile et de lumière qui circulent
à l’intérieur. Alors que j’observais les hippopotames qui mâchonnaient des jacinthes
d’eau et les crocodiles qui se prélassaient sur les berges, je réalisai que mes sens
internes, qui étaient encore plus perçants que mes sens externes, se développaient en
se tournant vers une contrée spirituelle mystérieuse et exotique, et je me sentis
profondément reconnaissant, quand je compris que Dieu me bénissait en m’offrant
une vision panoramique sur ma petite vie qui, à l’instar du bateau, serpentait dans
son périple intemporel de retour vers la Source.
L’euphorie prit fin et la peur devint un élément plus ou moins permanente du
paysage intérieur, lorsqu’au dixième jour, à quelques kilomètres en amont de
144
Djouba, j’aperçus un groupe de vautours qui tournoyaient au-dessus d’un cadavre
humain à moitié submergé, sur lequel des charognards de plus petite taille,
principalement des corbeaux, festoyaient plantureusement.
Djouba est l’un des endroits sur terre les plus isolés, une Tombouctou verte. Il y a
probablement une route qui va vers le sud vers l’Ouganda, mais on nous avait
explicitement dit à Khartoum qu’en raison de la guerre, la seule sortie possible était
un vol hebdomadaire pour Entebbe. Extérieurement, ce qui ressemblait à un poste
avancé provincial assez délabré semblait normal.
Nous descendîmes dans un hôtel et nous étions en train de déballer nos affaires,
quand une voiture de police s’arrêta et il en sortit un agent en uniforme qui traversa
rapidement le hall, monta les escaliers et frappa bruyamment à la porte.
‘’Vous avez un rendez-vous avec le chef de la police à 9h30, demain matin !’’, me ditil, pince-sans-rire, dès que j’ouvris la porte. ‘’Soyez là.’’ Nous ne doutions pas qu’il
était sérieux.
Nous sirotâmes de la bière et nous discutâmes jusqu’à la nuit tombée. A un moment
donné, je me réveillai d’un sommeil agité au son de tirs d’armes légères au loin, ce
qui, associé au souvenir du cadavre bouffi et bouffé dans le fleuve, ne favorisait pas
une nuit paisible. Et ce n’était pas un secret que quelques centaines de kilomètres
plus au sud, Idi Amin Dada, l’un des dictateurs les plus sanguinaires de l’ère
moderne, vivait à Kampala, la destination de notre vol. Quand il fut finalement
contraint de fuir, les troupes conquérantes découvrirent dans sa résidence un
congélateur rempli de restes humains.
Le matin, nous prîmes le petit-déjeuner à l’hôtel, nous nous pointâmes à temps et
nous présentâmes nos documents. Tout comme son émissaire, le chef de la police
était un homme peu bavard avec une guerre sur les bras.
‘’Vous êtes dans une zone de guerre’’, dit-il. ‘’Vos vies sont en danger et je n’ai pas le
temps de m’occuper de vous. Je vais vous dire comment survivre jusque jeudi,
lorsque votre avion décollera pour Entebbe.
Vous serez approchés par de nombreuses personnes. Vous pouvez parler autant que
vous voulez mais, quoi qu'il arrive, il vous est interdit de donner de l'argent ou
d'acheter de la nourriture et des fournitures médicales pour qui que ce soit. Les
rebelles ont besoin d'aide et ils vous contacteront. Nous les surveillerons. Si vous ne
suivez pas ces instructions, vous serez tués."
Il sourit, puis fit un signe de la tête en direction de la porte. En me levant, il me tendit
un bout de papier avec son nom et avec son numéro. Après lui avoir certifié que nous
145
nous conformerions à la lettre à ses instructions, nous sortîmes, quelque peu
ébranlés.
‘’Il est vraiment charmant, ce mec’’, dis-je à Danny en sortant.
‘’Nous savons au moins à quoi nous en tenir’’, répondit-il. ‘’En fait, je l’aime bien,
pour quelque raison. Ne perds pas le numéro. Il pourrait être utile. Cela réarrange un
peu méninges et ménage, pour ainsi dire, mais je ne vais pas rester terré dans ce trou
toute une semaine. Nous devrons la jouer cool, voilà tout. Tu n’as pas l’air trop
sonné…Qu’y a-t-il ?’’
‘’La voix, Danny.’’
Il tourna la tête.
‘’Elle a juste dit, ‘’Pas de souci, Jim, tout va bien ! Et puis quelque chose à propos
d’une chèvre.’’
‘’Si cela ne m’arrivait pas à moi aussi, je penserais que tu es cinglé !’’, dit-il.
Nous dégottâmes un petit café dans la rue principale où nous sirotâmes du thé
pendant une heure. Danny avait envie de traîner dans le coin et moi j’avais envie de
faire la sieste et donc, je réglai la note, mais en sortant dans la rue, je me retrouvai
face à une chèvre énorme qui me barrait la route et quand je fis un pas dans la
direction opposée, elle vint se replacer devant moi. La réalité tentait de me dire
quelque chose.
C’est alors que, claire comme du cristal, la voix dit : ‘’Ceci n’est pas une chèvre, Jim !’’
Je la regardai droit dans les yeux et j’eus tout de suite l’intime conviction qu’un être
conscient qui n’était pas un animal habitait ce corps de chèvre !
Il me vint soudain à l’esprit que s’il y avait bien un endroit sur Terre où des animaux
pouvaient être les véhicules de puissances supérieures, une croyance subsaharienne
courante connue sous le nom d’animisme, c’était à Djouba, et même si ce n’était pas
ce que je croyais, l’idée d’un animal de compagnie était émotionnellement attirante,
compte tenu du stress. Des études ont prouvé que les prisonniers atteignent un
niveau acceptable d'adaptation à la vie carcérale, quand ils sont autorisés à s'occuper
d'un animal de compagnie.
En quelques minutes, nous étions amis pour la vie. Je lui achetai des bananes et nous
fîmes le tour de la ville pendant environ une heure en jouant les touristes jusqu’à ce
que nous butions contre Danny.
146
‘’Alors, qu’en penses-tu, frérot ?’’, dit-il en parlant de la ville.
‘’Pas grand-chose, Danny. C’est un bled assez rustique et je ne peux pas m’imaginer
la raison pour laquelle ils se battent pour ça.’’
‘’Je déteste les musulmans’’, dit-il. ‘’Ils ne font jamais rien de bon. J’ai envie de
rejoindre les rebelles. Qu’est-ce que c’est que cette bête ?’’
Je lui fis part de ce que je pensais.
‘’T’as pris trop de dope !’’, répondit-il. ‘’Toutes ces Owsleys violettes t’ont courtcircuité le cerveau. Ce n’est qu’une chèvre, mec. Tu lui as donné des bananes et elle
t’aime. Tracasse-toi pas ! On tiendra le coup jusque jeudi.’’
‘’Fais-moi rire, Danny.’’
Nous retournâmes au café. Quelques minutes plus tard, un type au regard fuyant qui
était assis dans un coin vint nous demander dans un anglais haché s’il pouvait se
joindre à nous. Il prétendait être étudiant et je sentais bien que Danny qui se laissait
toujours embobiner par les histoires tristes s’attendrissait. Lorsqu’il proposa à
l’homme de s’asseoir, la chèvre entra, saisit ma manche entre ses dents et m’arracha
presque de la chaise. Les clients d’une table voisine ricanèrent, mais je le pris comme
la façon de la chèvre de me dire que ce mec signifiait les ennuis et je suggérai que
nous partions, mais Danny ne voulut rien entendre.
‘’On se voit plus tard’’, dit-il en se retournant vers l’homme.
Je partis donc en suivant la chèvre.
Alors que la chèvre était couchée à l’ombre dehors, je passai quelques heures à l’hôtel
à lire la Bhagavad Gita en pensant à un verset approprié qui disait que Dieu était en
chacun et en chaque chose, et en me demandant nerveusement comment Danny s’en
tirait. A un moment donné, je me levai pour voir si la chèvre était toujours là et je vis
un Danny très agité qui entrait dans la cour, accompagné par un étranger. Lorsqu’il
apparut dans l’encadrement de la porte, je distinguai une énorme marque de coup
sur le côté de sa tête.
‘’Doux Jésus ! Que t’est-il arrivé ?’’
‘’C’’est une longue histoire’’, répliqua-t-il. ‘’Tu peux m’apporter une bière ?’’
‘’Bien sûr. Qui était-ce ?’’
147
‘’Un flic. Un des espions du chef de la police qui m’a sauvé la vie. Il a au moins sauvé
mon passeport et mon argent. Ma bière, s’il te plaît’’, dit-il de mauvaise humeur.
Je descendis et j’envoyai un employé chercher une bière. Danny était devant le miroir
et il était en train d’examiner sa bosse, à mon retour. Je m’assis et je l’observai
pendant quelques minutes.
‘’Alors, que s’est-il passé ?’’
‘’J’y arrive !’’, répondit-il, irrité.
‘’Le mec m’a parlé de sa vie misérable, de sa mère malade, de son frère qui avait
disparu dans des circonstances mystérieuses, de sa sœur qui avait dû quitter l’école
pour aider la famille, de son père décédé. Tout cela était bien triste et malheureux et
j’ai tout gobé. Il m’a dit qu’il ne voulait rien du tout, seulement quelqu’un avec qui
pratiquer son anglais. Il était très gentil et très convaincant. Au bout d’un moment, il
m’a invité chez lui pour dîner avec sa famille. J’ai dit d’accord en pensant que c’était
là une bonne occasion pour voir un peu la vie villageoise. Et il m’a emmené dans un
quartier très pauvre et quand nous avons tourné au coin d’une rue, un grand type
m’a frappé avec un bâton sur le côté de la tête. J’étais presque K.O., mais j’ai pu rester
conscient et je les ai repoussés pendant quelques minutes. Alors qu’ils étaient en train
de prendre le dessus, un homme s’est pointé et il a tiré quelques coups de feu. Ils ont
pris la fuite et il a blessé celui du café, mais le plus grand est parvenu à s’enfuir.
Nous avons transporté le blessé à la prison et puis, le flic m’a escorté jusqu’ici.
Il nous a surveillés pendant toute la journée et je ne l’ai jamais vu. Ils nous utilisent
comme des appâts ! Quelle putain de ville de merde !’’
Il reprit une grande rasade de bière et dit : ‘’Tu n’as pas manqué de te barrer, quand
ce type s’est pointé.’’
‘’Je n’aimais pas ses vibrations. Et la chèvre, Danny. Elle ne voulait pas que nous
restions là.’’
‘’T’es givré, mec ! Toi et ta putain de chèvre !’’
Le lendemain matin, la chèvre attendait devant l’hôtel, lorsque nous sortîmes.
‘’Oh merde !’’, dit Danny en faisant des gestes menaçants que la chèvre observa avec
une suprême indifférence. ‘’Je ne peux pas supporter cette satanée créature !’’
Nous allâmes au café prendre notre petit-déjeuner et nous nous attardâmes quelques
heures, pendant que la chèvre se reposait tout à son aise tout près de la porte
148
d’entrée. Plusieurs hommes s’approchèrent de nous et tentèrent bien d’engager la
conversation, mais la barrière de la langue empêchait toute communication réelle.
Alors que nous étions sur le point de partir, un homme très inquiétant avec des yeux
de serpent entra, s’assit et commença à nous regarder.
‘’Je n’aime pas l’air de ce type’’, dit Danny. ‘’Il me fout les boules.’’
‘’Absolument’’, dis-je. ‘’Cassons-nous.’’
Soudain, je sentis qu’on tirait sur ma manche.
La résistance de Danny à l’égard de la chèvre s’évapora. Pendant les quatre jours qui
suivirent, nous la laissâmes prendre les choses en main et rien ne se passa, ce qui
était exactement ce que nous voulions.
Deux jours avant notre vol, la chèvre ne réapparut pas. Nous prîmes le petit-déjeuner
au café et nous nous attardâmes pendant presque toute la matinée en buvant du thé.
Vers le milieu de l’après-midi, Danny suggéra une balade du côté du fleuve. Les
choses étant paisibles, nous remontâmes son cours et nous nous assîmes non loin
d’un groupe de huttes de boue et d’herbe où quatre villageoises se baignaient.
Epatamment, elles nous firent signe de nous approcher et nous initièrent à une
variété de bango très puissante qui provoqua beaucoup de rires, tandis que nous
nous nous efforcions de communiquer en langue des signes. Soudain, je me rendis
compte que le soleil était en train de se coucher.
‘’Hé, mec’’, dis-je à Danny, ‘’nous devons partir. Il fera noir dans pas longtemps et
c’est une petite trotte jusqu’à la ville et tu sais bien ce qui se passe ici après la tombée
de la nuit.’’
‘’T’es pas fou ?’’, répondit-il. ‘’Nous n’en sommes juste qu’à l’échauffement.
Accroche-toi et on est sûr de s’envoyer en l’air !’’
‘’C’est toi qui es maboul !’’, répondis-je. ‘’Je ne fricoterai pas avec ces femmes, croismoi. Nous avons passé un bon moment, mais maintenant, partons, alors qu’il en est
encore temps.’’
Mais il ne voulut rien entendre. J’attendis encore quelques minutes en insistant.
‘’Putain, mec ! Tu pars et moi je reste !’’, dit-il, déterminé.
‘’Fais comme tu veux, Danny’’, répondis-je. ‘’Moi, je me barre.’’
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Je tournai les talons et je filai rapidement le long du fleuve. Quelques minutes plus
tard, je l’entendis rappliquer.
‘’Bon Dieu ! T’es un p’tit blanc sacrément coincé !’’, dit-il en me rattrapant.
‘’Je ne pense pas avec ma bite, Danny. Je n’entends pas me mélanger aux gens du
cru. Cet endroit est mauvais et j’entends bien prendre mon vol demain. Je n’aime pas
toute cette angoisse. S’il arrive quelque chose, on sera détenu et ce ne sera pas drôle.
C’est ça le chemin ?’’
En raison de l’obscurité croissante, de la dope et de notre irritation mutuelle, nous
nous égarâmes.
‘’Restons près du fleuve’’, dis-je. ‘’La ville est en bordure du fleuve et nous finirons
par y arriver.’’
‘’Hé !’’, dit Danny. ‘’C’est ici que l’on doit tourner. Je m’en souviens. Nous sommes
presque arrivés.’’
Nous tournâmes et nous parcourûmes environ une centaine de mètres, lorsque ma
pire crainte se matérialisa. Un homme hurla un ordre qui ne pouvait signifier
qu’arrêtez ou je tire !
Nous restâmes figés sur place. Une lampe puissante s’alluma et je pus distinguer des
hommes en uniforme portant des fusils d’assaut qui s’approchaient de nous. Il n’y
avait rien à faire, à part lever les mains en l’air et attendre qu’ils nous encerclent. Ils
nous conduisirent au bout d’une centaine de mètres jusqu’à un poste avancé de
l’armée où nous présentâmes nos passeports et où nous fûmes invités à nous asseoir
sur un banc en bois à côté d’un mur. Au bout de quelques minutes, un officier de
grande taille au visage cruel et qui parlait un anglais rudimentaire entra.
Nous lui exposâmes les faits, ce qu’il ne comprit pas ou qu’il ne crut pas. Il fit signe à
l’un des soldats qui me frappa sur le côté de la tête avec la crosse de son arme, en
m’envoyant au sol. Je pense que le choc a été si grand que j’ai dû quitter mon corps,
parce que je n’ai rien senti. Tandis que je m’efforçais de me relever, ils s’en prirent à
Danny en le frappant à plusieurs reprises. Je ressentis pour lui une grande
admiration, parce qu’il le prit très stoïquement. J’étais presque sur pieds, lorsqu’un
des soldats me balança un coup de pied vicieux sur le côté qui m’envoya m’écraser
contre le mur.
C’est alors que la voix dit clairement : ‘’Montre-leur le papier, Jim.’’
Je fouillai dans ma poche et j’en extrait le papier avec le nom du chef de la police et
son numéro. L’officier le prit et quitta la pièce, suivi par ses acolytes.
150
‘’Tu vas bien ?’’, demandai-je.
‘’Ҫa va’’, répondit Danny. ‘’Et toi ?’’
‘’J’ai un horrible mal de tête, mais je survivrai’’, répondis-je. ‘’Que crois-tu qu’il va se
passer ?’’
‘’Je pense que le chef de la police va nous tirer d’affaire.’’
Une heure plus tard, le chef de la police fit son entrée avec un grand sourire.
‘’Je vous avais prévenus qu’on ne rigolait pas. Que s’est-il passé ?’’
Nous lui racontâmes toute l’histoire et il rit.
‘’Venez’’, dit-il gentiment. ‘’Je vais vous reconduire. Peut-être que vous ne devriez
pas fumer tant de hashish.’’
Le lendemain matin, Danny suggéra que nous passions remercier le chef de la police
avant le décollage. ‘’Il est peut-être du mauvais côté, mais c’est un type bien.’’
‘’Pas une mauvaise idée’’, dis-je.
Le chef de la police fut content de nous voir et surpris que nous soyons passés et il
proposa de nous conduire à l’aéroport.
L’OUGANDA
Si le Soudan était dangereux, l’Ouganda, sous le règne vicieux d’Idi Amin Dada, était
un cauchemar kafkaïen. La capitale, Kampala, jadis une ville coloniale élégante, était
un beau gâchis : des magasins barricadés avec des planches, des montagnes
d'ordures pourrissant dans les rues, des bandes d'hommes armés et des services
publics inexistants. Les gens marchaient rapidement, la tête baissée et le regard
détourné.
Nous trouvâmes un hôtel bon marché, puis nous sortîmes prendre une bière et
j’invitai Danny à venir en Inde.
‘’Désolé, mec, mais l’Inde, ce n’est pas mon truc. Je veux aller au Zaïre. Tu avais
raison concernant l‘Ouganda. C’est l’enfer, ici. J’aurai besoin de quelques jours pour
mettre les choses en place. Reste jusqu’à mon départ, veux-tu ? Deux valent mieux
qu’un.’’
151
J’acquiesçai. Alors que nous marchions dans une longue rue étroite en direction de la
gare des bus pour vérifier l’horaire, une Mercedes dernier modèle arriva au coin de
la rue et s’arrêta en faisant crisser ses pneus devant un magasin, à moins d’une
quarantaine de mètres. Deux soldats en sortirent précipitamment, leurs armes
braquées et ils entrèrent dans le magasin.
Mécaniquement, nous fîmes demi-tour et remontâmes rapidement la rue, nous
tournâmes au coin de la rue et nous poussâmes un soupir de soulagement. Ne
pouvant pas résister, nous jetâmes un coup d’œil en arrière pour apercevoir un
homme qui sortait du magasin sous la menace d’une arme. Alors qu’il s’approchait
de la voiture, il tenta brusquement de s’enfuir et les jeunes soldats ouvrirent le feu.
Bien après sa mort, ils continuèrent à transpercer son corps de balles.
Nous nous planquâmes dans une ruelle jusqu’à ce que la situation semble plus sûre.
‘’Doux Jésus !’’, dit Danny. ‘’Cela ne présage rien de bon. Descendons jusqu’au fleuve
où nous pourrons réfléchir.’’
‘’As-tu remarqué qu’ils ne se souciaient pas du tout de savoir si quelqu’un les
voyait ?’’, dis-je.
‘’Ils n’ont même pas jeté un regard aux alentours ni essayé d’être discrets. Il n’y a
aucune loi, ici.’’
‘’Pour le dire ainsi, c’était là la loi’’, dit Danny.
Au bout d’une trentaine de minutes, nous arrivâmes au bord du fleuve et nous
trouvâmes un endroit isolé, non loin de ce qui paraissait être une station de pompage
d’eau. Encore secoués, nous nous assîmes en silence pendant quelques minutes.
‘’Qu’est-ce que c’est ?’’, dit Danny en indiquant une construction en ciment
cylindrique non loin de la berge.
‘’Cela ressemble à une station de pompage. On va voir ?’’ Après avoir emprunté une
passerelle jusqu’à la station, nous arrivâmes à la porte de la salle de pompage qui
était entrouverte. Une odeur de chair en décomposition remplissait l’air. Nous
regardâmes en bas et nous aperçûmes deux corps en décomposition pris dans la
grille d’admission.
152
UN TRAJET EN TAXI
Le lendemain matin à la gare routière, en observant le car de Danny qui s’éloignait,
un verset de la Bhagavad Gita de M. Patel me vint à l’esprit : ‘’Le Soi n’est pas tué à
la mort du corps’’, accompagné par une grande vague de paix, et dans le silence,
j’entendis la voix dire : ‘’Quelle importance ? Ils ne savent pas ce qu’ils font.’’
A la place de partir immédiatement, je visitai les célèbres grottes de chauve-souris de
Kampala qui s’avérèrent être très surestimées, une expérience sombre et puante. Sur
le chemin du retour, je m’arrêtai pour prendre une bière avant de reprendre la route.
A la sortie, une jeune femme grande et forte s’approcha de moi et me prit le bras.
‘’Hé, tu m’aimes ?’’, dit-elle avec entrain.
Avant que je ne puisse répondre, elle ajouta : ‘’Tu veux baiser ?’’
‘’Je ne pense pas’’, répondis-je aussi poliment que possible en accélérant l’allure.
Elle resserra sa prise, resta au contact et tint la cadence.
‘’Tu ne veux pas baiser ? C’est pas cher du tout !’’
‘’Je regrette, mais je n’ai pas d’argent’’ dis-je.
‘’Pas de problème’’, dit-elle de manière assez surprenante, en caressant mon dos avec
sa main. ‘’Pour toi, c’est gratuit !’’
‘’Merci beaucoup ! C’est très gentil de votre part, mais pas aujourd’hui. Peut-être
demain !’’, répondis-je en tentant de me dégager de son emprise.
‘’Je ne veux pas demain !’’
Plus je m’efforçais de me dépatouiller et plus elle s’accrochait.
Persuadée que l’argent était le problème, elle répéta : ‘’C’est gratuit, c’est gratuit !’’
‘’C’est très gentil de votre part’’, dis-je sans enthousiasme. ‘’Pourquoi ne voulez-vous
pas d’argent ?’’
‘’Vous, homme blanc ! Moi aimer baiser homme blanc, aimer vos cheveux !’’, dit-elle
en passant ses doigts dans mes cheveux.
153
Réalisant que les mots ne feraient pas l’affaire, je tournai dans une ruelle où je
pourrais débloquer la situation sans être vu. Je n’aurais certainement pas la tâche
facile, car elle était grande et très musclée. Alors que j’étais sur le point de m’y
attaquer, elle me fit tomber et tâtonna dans ma région génitale, mettant ainsi à nu ma
ceinture avec mon argent. Je feignis d’être excité et elle se détendit un peu en tirant
ma chemise en dehors de mon pantalon, et alors, je lui donnai un coup de genou de
toutes mes forces dans l’estomac qui la projeta contre un mur, puis je me remis
debout et je courus dans la rue, ses malédictions résonnant à mes oreilles.
Secoué, je rentrai à l’hôtel, puis je pris mon sac, je marchai jusqu’en bordure de la
ville et je levai le pouce. Au bout d’une vingtaine de minutes, un professeur d’anglais
qui se rendait dans son village natal situé à une bonne trentaine de km de la frontière
kenyane me prit en stop. Il eut la délicatesse de ne pas me demander ce que je
pensais de son pays et moi le bon goût de ne pas discuter de ce que j’avais vu.
Lorsque nous arrivâmes chez lui, sa mère nous prépara du poulet, puis nous
passâmes la soirée à bavarder. Mes histoires de vie en Amérique le divertirent
beaucoup. Le lendemain matin, il me proposa de me conduire à la frontière, mais je
refusai pour lui épargner ce désagrément.
Je n’attendais pas depuis dix minutes qu’un taxi tout cabossé avec deux grandes
malles sur le toit et trois passagers masculins à son bord s’arrêta et il me fut proposé
de me conduire jusqu’à Nairobi pour 10 dollars.
La frontière était un petit bâtiment, avec une voiture de police déglinguée garée
devant. Nous nous arrêtâmes et je présentai mon passeport à un policier souriant qui
le tamponna immédiatement. Le chauffeur paraissait connu, mais les documents des
passagers faisaient défaut. Pas de souci. De telles situations sont faites sur mesure
pour le bakchich, la sève de la bureaucratie.
Les policiers indiquèrent les malles et il s’ensuivit alors une discussion animée. Les
hommes cachaient manifestement quelque chose. Le chauffeur fut invité à se ranger
et on nous demanda de descendre. Lorsque les malles furent détachées, les hommes
devinrent nerveux et quand je vis l’un d’eux mettre sa main furtivement à l’intérieur
de sa veste, je réalisai qu’il était armé.
Ces malles contenaient des peaux d’animaux, de l’ivoire et deux pattes d’éléphant.
Réalisant qu’ils pouvaient toucher le gros lot, les policiers inspectèrent les bagages
dans le coffre et fouillèrent le taxi. Au bout de quelques minutes, une grande pile
d’objets de contrebande était exposée par terre devant nous.
Il s’ensuivit alors une nouvelle discussion et je compris que les policiers menaçaient
de confisquer le tout, ce qui en clair signifiait qu’ils réclamaient un pot-de-vin. Leurs
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exigences étant de toute évidence excessives, les contrebandiers refusèrent. Le ton
monta, le langage corporel devint agressif. Comme j’étais droit dans mes bottes, je ne
me sentais guère enclin à assister aux procédures et j’entrepris de reculer
discrètement.
Je ne le jurerais pas, mais je suis d’avis que ma présence avait permis de contenir les
choses, car dès que je sortis, les contrebandiers s’emparèrent de leurs armes, prenant
les fonctionnaires par surprise. J’étais arrivé au coin du bâtiment, lorsqu’un coup de
feu retentit. Chacun plongea se mettre à l’abri et je filai à l’anglaise, puis je
m’encourus sur la route en direction de Nairobi avec mon sac en main. J’entendis
plusieurs coups de feu suivis d’un long silence.
Faire de l’auto-stop ne serait clairement pas prometteur tant que le contentieux ne
serait pas résolu, aussi flânai-je en profitant du paysage, heureux de m’en être sorti
indemne.
Environ une heure plus tard, le taxi arriva en brinquebalant, mais sans une partie
significative des bagages. Les contrebandiers étaient plutôt maussades, surtout l’un
d’entre eux qui avait une blessure au bras enveloppée dans un paquet de chiffons
sales. Le chauffeur réclama 10 dollars supplémentaires, ce qui était un peu gonflé,
mais j’acceptai, une décision qui sembla les réconforter un peu. Pour quelle raison ne
m’ont-ils pas volé, je ne le saurai jamais. Inch’Allah.
Je fus ravi de voir Nairobi, une grande ville moderne où la peau blanche n’était plus
un objet d’intérêt, mais je m’y ennuyai vite, aussi fis-je du stop jusqu’à Mombasa, une
aire de détente relax située au bord de l’Océan Indien, où je passai mon temps à
manger des fruits de mer et des fruits tropicaux, à lire des romans anglais du 19ème
siècle provenant des libraires de Nairobi, à remballer les putes, et à discuter avec les
autochtones et avec toute une clique hétéroclite de voyageurs qui attendaient le
bateau bimensuel pour les Seychelles, Karachi et Bombay.
Il ne se passa rien, ni extérieurement, ni intérieurement, à mon grand soulagement.
Les petits détails de la vie se déroulèrent à la perfection, comme si un hôte aimable
avait planifié chaque minute de ma visite. L’environnement tropical purifia mon
esprit jusqu’à ce que chaque perception baigne dans un fin halo de lumière diaphane.
Le bateau était vieux et lent, mais ce voyage de dix jours aurait pu durer
éternellement, en ce qui me concerne. Je me souviens que je veillais la nuit dans une
tranquillité parfaite, en écoutant le bourdonnement des moteurs et en observant le
ciel nocturne, pour ensuite m’endormir une heure ou deux avant l’aurore et me
réveiller, enthousiaste et énergique, avec le soleil qui surgissait au-dessus de
l’horizon, illuminant les corps argentés des poissons volants qui s’étaient posés sur le
pont pendant la nuit.
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Chacun expérimente la vie de cette manière immédiate pleinement consciente à un
moment ou l’autre. Je sais désormais qu’il s’agit de l’expérience divine — notre état
naturel. Comme il était ironique que je l’expérimente, tout en l’ignorant et bien sûr, il
était doublement ironique que je me rende en Inde pour y chercher Dieu.
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CHAPITRE 5 : LE VOYAGE INTÉRIEUR
‘’Une fois que vous vous rendez là-bas, vous ne retournez jamais.’’
-
La Bhagavad Gita
Mon énergie revint au bout de trois semaines passées chez Khalil, le Pakistanais qui
m’avait sauvé de la mort au Pendjab. Tôt, un matin, je rêvai que j’assistais à une
conférence sur le Védanta donnée par un saint homme hindou barbu vêtu de soie
orange, à San Francisco. Je me réveillai et j’aperçus Khalil qui montait les escaliers
avec un petit sac. Il s’assit sur le bord du lit et il dit : ‘’Par la Volonté d’Allah, tu iras à
Kaboul aujourd’hui. Voilà un peu d’argent et de la nourriture pour le voyage. Et
prends ceci’’, dit-il, en me remettant une bague en or. ‘’Elle te sera utile. Je dois partir,
à présent. Le chauffeur te conduira à l’autocar. Que tout aille pour le mieux !’’ Nous
nous serrâmes la main et il s’en alla rapidement, de sorte que je ne puisse voir ses
sentiments.
L’autocar avançait cahin-caha et il semblait que la route que l’on m’avait attribuée
était aussi dure et inhospitalière que la terre montagneuse et rocailleuse que nous
traversions et cependant, elle avait sa propre beauté, comme dans le défilé de
Khaïber où nous fîmes une pause et où les passagers purent descendre et puis se
tourner vers La Mecque, dérouler leurs tapis et prier. En les regardant avec intérêt, je
réalisai que ma connaissance de Dieu était très différente de la leur. Alors que leurs
corps se tournaient vers l’ouest et que leurs têtes touchaient le sol à plusieurs
reprises, je m’émerveillai de leur foi tellement profonde en un Dieu qu’ils ne
pouvaient pas voir, parce que pour moi, Allah rayonnait dans chaque pierre et dans
chaque montagne. Je pouvais Le sentir dans l’air, L’entendre dans le vent et Le voir
dans le visage rude et tanné des Afghans.
Une fois arrivé à Kaboul éreinté par le long voyage, je trouvai un petit hôtel et tombai
dans un sommeil agité. En plein milieu de la nuit, je fus réveillé par mes propres cris.
Une lampe s’alluma dans la chambre à côté et j’entendis frapper à ma porte. C’était
Jack, mon ami du Maroc et de Manali !
‘’J’ai entendu tes cris et j’ai reconnu ta voix’’, dit-il. ‘’Que s’est-il passé ? Tu as
vraiment une tête de déterré !’’
Nous passâmes environ trois semaines à Kaboul à faire de longues promenades en
ville et à la campagne. Je passais la majorité de mon temps à dormir et à lire, et Jack
lisait et fumait du hashish.
157
Un jour, assis sur une des collines qui entouraient la ville après une longue escalade,
il me proposa de la dope que je refusai.
‘’Que se passe-t-il, mec ?’’, dit-il. ‘’Tu étais le roi de la came. Tu me fais la morale ?’’
Je me rappelai une conversation similaire avec Danny.
‘’Je ne crois pas que cela soit bon pour moi actuellement’’, dis-je. ‘’Mon corps est
encore assez faible.’’
‘’Je ne sais pas, mec, mais la façon dont tu as fait l’escalade jusqu’ici me laisse penser
que tu es en assez bonne forme.’’
‘’Tu as raison’’, répondis-je. ‘’Ce n’est pas mon corps. J’aime l’odeur et j’ai souvent
envie de fumer, mais cela déboussole l’esprit.’’
‘’C’est exactement ça’’, dit-il en passant à côté. ‘’Cela fait du bien à l’esprit.’’
‘’Uniquement à court terme, Jack. Au bout d’un moment, il s’émousse tellement que
tu ne peux plus penser correctement. Je ne serais pas dans le mauvais pas dans lequel
je suis aujourd’hui, si je n’avais pas fumé cette dope à Kulu. Cela coupe ma vision de
Dieu.’’
Il me regarda d’une manière incrédule. Même si c’était un bon pote, je ne lui avais
pas parlé de mes expériences religieuses, car je savais qu’il ne comprendrait pas.
‘’Ta vision de Dieu ?’’, dit-il sarcastiquement.
‘’Je ne t’en ai pas parlé avant, car je connais tes sentiments concernant la religion et
Dieu.’’
Il ne répondit pas et me regarda d’un air interrogateur.
‘’Il ne s’agit pas de religion, Jack, crois-moi’’, continuai-je. ‘’Je partage tes sentiments
là-dessus, mais Dieu, c’est différent. Je L’ai vu. Je Le vois souvent. Il est dans mon
esprit. S’il est clair, je Le vois. S’il n’est pas clair, je me sens perdu.’’
‘’Perdu ?’’, répondit-il.
‘’Perdu. Malheureux. Seul.’’
‘’T’es incroyable !’’, répondit-il. ‘’L’hépatite doit t’avoir dérangé l’esprit.’’
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‘’Je ne pense pas, Jack’’, répondis-je.
‘’Le bonheur que tu imagines provenir de la drogue vient en réalité de Dieu.’’
Il rit.
‘’Maintenant, je sais que tu es cinglé !’’, répondit-il.
Mais c’était simplement son ego qui tentait de garder les choses sous contrôle. Son
cœur écoutait.
‘’Les gens pensent toujours que je suis fou’’, dis-je, ‘’mais je vois autre chose. C’est
quelque chose de très intime.’’
Il y eut une longue pause pendant laquelle je pus le voir réfléchir.
‘’Alors, qu’est-ce que c’est que cette histoire de Dieu ?’’, finit-il par demander.
‘’Je ne sais pas si je peux expliquer cela très clairement. Tout cela est si neuf. Quelque
chose arrive à ma conscience. Je ne suis plus la même personne que j’étais.’’
‘’Plus la même personne ? Tu m’as l’air tout à fait le même !’’
‘’C’est vrai’’, répondis-je. ‘’Mais uniquement en surface. Dans la profondeur, mon
âme change. Lorsque des plaques tectoniques bougent, tu as un tremblement de
terre. Et bien, j’ai des tremblements de terre dans ma conscience, des choses
incontrôlables. Et toutes mes idées et toutes mes convictions changent, en
conséquence. Dans quelques années, tu ne me reconnaîtras plus !’’
Il ne fut pas convaincu. Peu importe ce que je le contraignis à supporter, son énergie
fraternelle était ce que le médecin avait ordonné pour me préparer à la prochaine
étape du voyage, et quand le moment vint de poursuivre ma route, il me donna de
l’argent pour me rendre jusqu’à Istamboul.
Le voyage fut sans histoire. Après quelques jours passés à Téhéran, l’argent se fit
rare, aussi traversai-je la Turquie en auto-stop en m’invitant dans un camion rapide à
la frontière. La vision du Mont Ararat qui, de façon prévisible, provoqua des
vibrations sismiques dans mon âme, fut le seul événement digne d’intérêt. Ensuite, je
me reposai pendant une semaine à Istamboul, je vendis la bague en or, j’achetai un
kilo de hashish que je cousis à l’intérieur d’une veste, et je pris un billet de première
classe en couchette à bord de l’Orient Express jusqu’à Amsterdam, où je vendis le
hashish et où j’achetai un billet de retour pour la Californie.
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UN TROU DANS LA TÊTE
Je n’appréciais pas vraiment l’Amérique avant d’être rentré de voyage. En
descendant de l’avion, j’avais envie d’embrasser la terre ! Quel plaisir de dormir dans
mon propre lit sans punaises, de prendre des douches chaudes, de manger la cuisine
insipide de Maman, de parler au téléphone, de me balader dans l’une des grosses
bagnoles de Papa et de rendre visite au médecin de famille.
Après quelques semaines, je quittai l’Idaho pour San Francisco. Un jour, je
déambulais au sud de Market Street dans une zone soigneusement réservée à la lie
de la société. Assis dans une gargote où je réfléchissais à mon prochain plan d’action,
j’observais toute une clique de personnages issus des bas-fonds qui faisaient leurs
numéros. Je m’émerveillais de l’ironie de l’attitude à laquelle m’avaient récemment
habitué pas mal d’Américains de la classe moyenne, suivant laquelle l’infortune
économique disqualifiait en quelque sorte l’Inde en tant que pays civilisé.
Pourtant, toute personne ayant des yeux pouvait voir que très peu de pays
connaissaient la misère humaine comme les Etats-Unis. À l'exception de l'Afrique
subsaharienne, la violence, la colère, l'aliénation et le désespoir que j'ai observés ici
étaient infiniment pires. En réalité, la manière dont l’Inde gérait sa pauvreté était de
très loin supérieure à la manière dont nous gérions notre prospérité.
En traversant le terminal des autocars Greyhound, je passai devant un homme obèse
et odoriférant, vêtu d’un minuscule t-shirt sale et d’un short hawaïen, qui
tambourinait vainement sur les portes d’une rangée de casiers à bagages. Tout près
de là, un jeune homme maigre avec une barbe de plusieurs jours et des yeux
enfoncés, probablement un junkie qui tremblait comme une feuille sous la brise, était
assis dans une rangée de chaises en plastique, à côté de deux noirs qui dormaient,
évaluant les clients, en quête d’un pigeon. A côté du guichet, deux putes blondes
décolorées et potelées en débardeurs, jeans moulants et talons aiguilles et qui
fumaient à la chaîne discutaillaient avec l’employé dans l’espoir d’obtenir un
remboursement. Sortant dans la rue jonchée de détritus, je fus abordé par un ivrogne
qui bavait et qui réclamait de la monnaie.
Mais quelque part en cours de route, j’avais renoncé à ma réactivité – du moins vis-àvis des choses à l’extérieur de moi-même. Je n’étais ni froid, ni dur, je pouvais
ressentir la douleur du monde, mais quelque part, mon voyage s’était intériorisé et
j’établissais un lien avec mes propres affaires, non encore examinées et guéries, les
parties de mon esprit touchées par la pauvreté, arnaqueuses, accros et putes.
Mon frère, toujours un bon pote, me permit d’avoir une charmante petite chambre à
l’arrière de sa maison de Redwood City, où je pus réfléchir à quoi faire, tout à loisir.
Quand bien même j’aurais été intéressé, la fête psychédélique se terminait et l’herbe
se normalisait, perdant de son attrait. La cocaïne, qui ne vaut pas la peine d’être
160
mentionnée, faisait justement son apparition. Les troupes se préparaient à la
révolution sexuelle, mais fort heureusement, j’avais déjà jeté ma gourme, comme le
dit curieusement ma mère.
Pendant un moment, dans un accès de folie, j’envisageai réellement de terminer mes
études et de prendre ma place dans la société, mais ce que celle-ci pourrait bien être,
cela, je ne pouvais pas l’imaginer. Il ne pouvait s’agir là d’une prise en considération
sérieuse, parce que mes voyages intérieurs et extérieurs m’avaient éveillé à un degré
tel que je ne pouvais plus me rendormir suffisamment longtemps que pour prendre
au sérieux le rêve américain. Mais vers quoi pouvais-je me tourner, l’option candide
du christianisme n’étant pas une possibilité. Je me demandai si l’intensité de la vie
sur la route n’était pas responsable des épiphanies, mais je n’étais pas prêt à repartir
pour tester la théorie. Des mois passèrent et il ne se passa rien. Je trouvai une petite
amie et je découvris que l’adresse de mon frère avait connu son quart d’heure de
gloire nationale à cause de moi.
Un an auparavant, je lui avais envoyé un colis-cadeau qui contenait plusieurs
articles, dont une bougie bourrée de hashish, depuis Madrid. Dans l’intervalle, le
Président avait décidé d’aider les douanes à obtenir du Congrès des crédits plus
importants pour semer l’effroi chez les barons de la drogue de partout. La presse
avait été conviée à assister à une démonstration télévisée à l’échelle nationale depuis
la pelouse de la Maison Blanche concernant la capacité remarquable des chiens à
détecter de la drogue, dernière arme lourde du gouvernement dans sa guerre contre
les drogues. Cinq ou six colis avaient été sélectionnés au hasard dans le courrier et
mêlés au colis incriminé. Libéré par ses maîtres, le chien fonça sur le colis ciblé, les
officiels sourirent et Nixon parut satisfait, mais le chien – un véritable professionnel –
ne s’arrêta pas en si bon chemin et il en flaira un second qui, bien entendu, était mon
colis ! Les officiels eurent l’air embarrassé et Nixon était furieux ! Quelques semaines
plus tard, le FBI se pointa et demanda où je me trouvais.
‘’Quelque part entre Casablanca et Katmandou !’’, dit mon frère en leur offrant une
bière. Les choses n’allèrent pas plus loin.
Un jour, j’en eus marre de tuer le temps et à l’encontre de mon meilleur jugement, je
décidai d’ignorer mon désir frustrant de Dieu et de retourner dans le monde.
‘’Il est vraiment temps ! Il faut que tu grandisses un jour, James’’, dit ma mère, quand
je lui téléphonai pour lui annoncer la nouvelle. Le lendemain matin, je me levai, puis
j’entrai dans la salle de bains et j’accrochai un petit miroir sur le mur de la douche
pour pouvoir tailler ma barbe, j’actionnai la douche et je réfléchis à ma journée.
Après le déjeuner, je me rendrais sur le campus pour y chercher une demande
d’admission.
161
Au beau milieu de ce courant de pensées très ordinaires, mon esprit se vida
brusquement et je ressentis d’étranges et puissantes vibrations qui émanaient du
plexus solaire. Un silence surnaturel, aussi dense que le brouillard matinal, se
répandit dans la pièce, et j’entendis le mantra Om Namah Shivaya qui s’élevait
spontanément des profondeurs en apportant une paix profonde et en inondant mon
âme de douceur. Je regardai dans le miroir et je vis un visage transfiguré baignant
dans une radiance irréelle. Dans l’espace entre et au-dessus de mes sourcils apparut
un minuscule point noir de jais. Le mantra continua à travailler et le point se dilata
pour atteindre la taille d’une pièce de dix cents, s’ouvrit et devint un trou ! La chair
du front se liquéfia, puis cascada à l’intérieur du trou à une vitesse incroyable. Tout
mon visage, y compris les yeux, devint une rivière d’énergie vibrante et miroitante et
se dissout dans le néant !
En observant mon corps disparaître, je me retrouvai dans le corps de mon âme qui se
précipitait délibérément vers l’inconnu. En quelques nanosecondes, mon petit sac de
conscience éclata et se dissout.
Ce n’est pas que j’étais dénué d’un soi. Je n’étais plus un sac de conscience limité,
mais j’étais redevenu ce que j’avais toujours été, un Œil illimité voyant dans toutes
les dimensions dans un royaume d’une lumière spirituelle infinie ! Simultanément,
un fil de conscience ténu me liait encore miraculeusement à un corps qui s’épongeait
dans une douche sur une planète minuscule d’un système solaire insignifiant,
quelque part dans l’une des myriades de galaxies qui s’étendaient à l’infini devant
moi.
Intronisé dans mon royaume caché rempli de lumière, puissant et glorieux, je vis le
corps que j’avais autrefois cru être le mien sortir de la douche, s’habiller et sortir sur
la route. Une voiture s’arrêta et le conducteur, un parfait inconnu que je reconnus
comme étant moi-même, me proposa de m’emmener.
‘’Je vous déposerai à Bayshore’’, dit-il, tandis que le petit moi acquiesçait. Son esprit
fut immédiatement gagné par la paix et nous descendîmes, confortablement assis,
jusqu’en bas de la colline, intimement liés, mais silencieux, comme un vieux couple
marié. A peine étais-je sorti sur la bretelle d’accès en direction de San Francisco
qu’une autre voiture s’arrêta et que le conducteur me proposa jovialement de
m’emmener en ville. Il me déposa dans le centre et je parcourus les rues sans but,
guidé par une main invisible.
Béni par une vision universelle, je vis des vies, les miennes, comme celles d’autres
personnes, qui remontaient dans l’histoire jusqu’à l’époque où l’âme jaillit comme
une étincelle du feu éternel. Précédée d’une vague de paix, émettant de l’énergie
comme un transformateur suralimenté, ma présence augmentait sans distinction les
vibrations de tous ceux qui m’entouraient. Des gens s’éveillaient de leur sommeil de
162
l’état de veille, regardaient tout autour d’eux d’un air perplexe en expérimentant
fraîchement un monde neuf et poursuivaient leur route avec un objectif renouvelé.
Des rayons de la Lumière que Je Suis se réfléchissaient à partir du miroir parfait de
mon Esprit, communiquant des messages et semant des graines qui serviraient dans
leurs longs voyages de retour chez eux. Le ‘’Je’’ réel fit plus de bien en l’espace de
quelques minutes que le petit ‘’je’’ en avait fait au cours de sa vie entière, et pendant
tout ce temps-là, J’étais parfaitement caché, tel un brigand dans la nuit,
inconcevablement infime et cependant vaste au-delà de toute limite.
Alors que le soir tombait, je me retrouvai en train de remonter Market Street,
complètement dans l’instant présent, une grande joie débordant du cœur. Un
autobus qui avait terminé son service s’arrêta. La porte s’ouvrit et le chauffeur qui
avait des cheveux longs dit : ‘’Montez ! Je ne suis plus en service. Je vous emmène.
Ne me dites pas où vous allez. Je le saurai !’’
Nous parcourûmes des rues pendant une dizaine de minutes, puis l’autobus s’arrêta
dans une avenue à l’est d’un parc.
‘’Nous y sommes’’, dit-il. ‘’C’est juste ?’’
Je n’en n’avais aucune idée, mais je le remerciai et j’acquiesçai. N’importe quel
endroit faisait l’affaire. Il s’éloigna en souriant. Sans volonté, le corps descendit la
rue, puis gravit les marches d’une petite maison pour entrer dans une vie d’où je ne
ressortirais plus jamais.
J’ouvris la porte et je vis une foule d’une trentaine de personnes tranquillement
assises et qui faisaient face à une estrade surélevée. A mon entrée, les têtes se
tournèrent, comme si j’étais attendu. Je pris place au second rang et le silence
s’approfondit à tel point que quelques personnes remuèrent et toussèrent
nerveusement.
Je me syntonisai sur un yogi indien vêtu d’orange qui était assis juste en face de moi
et je réalisai que nous étions dans le même état ! Une lumière radieuse rayonnait de
chaque cellule de son corps. Il se leva pour parler et le rêve du dix-septième jour de
mon rétablissement sur un toit de Lahore envahit ma conscience.
Celui-ci était devenu réalité.
J’avais trouvé mon maître.
Je fus terriblement impressionné par sa dignité et par sa présence. Chaque idée
semblait s’appliquer à moi. Il dit que cet état merveilleux de Conscience divine qui se
situe juste au-delà des états de veille, de rêve et de sommeil, était la nature de chaque
163
être humain. De même que les yeux et les oreilles étaient nécessaires pour connaître
les formes et les sons, le védanta ou la brahma vidya, la science de la connaissance du
Soi pouvait procurer la connaissance et l’expérience de Dieu et libérer l’âme de la
souffrance et des limites. Les paroles de M. Patel, de l’hôtel de Khartoum, me
traversèrent l’esprit. Tandis qu’il fournissait le concept global et général soudant
toutes mes épiphanies, je pus voir comment chaque épisode de ma vie pointait vers
ce moment.
L’exaltation de notre rencontre engendra une clarté délicate, ses mots soigneusement
choisis concentrant les rayons de mon esprit en un magnifique mandala. Tel un petit
enfant soulevé par un parent affectueux pour voir par la fenêtre, il me montra un
paysage qui s’étendait à l’infini dans toutes les directions en offrant des perspectives
innombrables, en m’instillant une confiance en moi sans limites. Simultanément,
j’éprouvais une profonde humilité et je réalisai qu’hormis ce moment et d’autres
moments en présence de Dieu, mes trente courtes années avaient été un formidable
gâchis. Avec chaque idée noble, chaque parole éloquente et chaque geste grâcieux, la
connaissance de Dieu jaillissait par ce canal extraordinaire. Voyant en lui la parfaite
expression de mon désir le plus intime, je fis le vœu d’obtenir la connaissance de qui
j’étais et de rendre mon état permanent.
Lorsque je sortis dans la nuit encore chaude, chaque objet paraissait creux et vide et
la réalité physique, une image unidimensionnelle réfléchie sur l’écran de la
Conscience infinie. Je compris toute de suite l’idée tirée des Ecritures d’après laquelle
seule cette radiance omniprésente qui imprègne le monde, et non le monde, était
réelle. Un homme et son chien sortis faire une promenade ressemblaient plus à un
film, à quelque idée en mouvement, qu’à des êtres de chair et d’os, et voir les pensées
qui les animaient comme des pantins, me fit éclater de rire.
Endéans quelques minutes, le silence absorba les pensées générées par l’exposé et les
mastiqua soigneusement pour les raffiner en une énergie réfléchie. Je savais ce qu’il
fallait faire, me riant de l’ironie de l’idée de devoir retourner à l’université. Par la
grâce de Dieu, j’avais été enrôlé dans une école tout à fait différente.
En allant prendre le bus, je tombai sur une jeune femme contusionnée qui saignait,
qui gémissait et qui criait en poursuivant un homme ivre vêtu de cuir vers le bas de
la rue. Griffant et jetant des coups de pied, elle l’attaqua et le saisit par le bras en
tentant de le retenir. Il l’injuria violemment, se libéra, la frappa sauvagement avant
de se barrer avec une vigueur renouvelée. La scène se répéta à plusieurs reprises,
tandis qu’ils descendaient la rue. Je pensai un moment à intervenir, mais je réalisai
que tout était ‘’parfait’’ entre eux, qu’ils avaient inconsciemment conçu ce jeu
grotesque pour des raisons connues d’eux seuls. Ou pas. Dans moins d’une heure, ils
s’agripperaient passionnément l’un à l’autre en ‘’faisant l’amour’’. Contemplant leur
drame pitoyable qui ressemblait à une métaphore de la vie, je compris que la seule
164
issue, c’était de voir ce que je voyais. Leurs personnages de dessins animés
disparurent dans une ruelle et je poursuivis ma route, perdu dans la gloire de Dieu.
UN GRAND HOMME
Swami Chinmaya était un saint homme indien très renommé et très respecté. Hindou
éduqué de haute caste provenant du Kerala, il avait renoncé à une carrière naissante
dans le journalisme afin d’étudier la spiritualité avec Swami Shivananda, l’un des
saints les plus appréciés de l’Inde du siècle dernier, devant l’ashram duquel j’avais
traversé le Gange. Par la suite, il avait remonté le Gange jusqu’Uttarkasi, où il avait
rencontré son guru, Swami Tapovan, un sage des Himalayas d’une grande sagesse et
d’une grande pureté, et quelque part, durant son séjour de sept ans, il avait atteint
l’Illumination.
Lorsqu’il fut temps pour lui de s’activer, le guru suggéra qu’il reste dans les
Himalayas pour y mener une vie simple. Il dit : ‘’Pourquoi courir partout dans les
plaines en quête de fidèles ? Reste ici et ceux qui sont destinés à recevoir quelque
chose de toi viendront.’’
Exceptionnellement dynamique et charismatique, un génie hors normes, le swami
était incapable de garder sa lumière sous le boisseau, aussi ignora-t-il le conseil de
son guru et il descendit dans les plaines. Son premier discours attira cinq personnes,
mais il eut tôt fait de les réveiller par milliers, ce qui n’est pas inhabituel pour un
orateur exceptionnel doté d’une énergie immense dans un pays où la spiritualité est
un aimant. Les Indiens n’avaient plus emprunté la voie de la connaissance avec un
tel enthousiasme depuis que Vivekananda avait fondé la Mission Ramakrishna.
Inspiré par un amour intense de la culture védique, il n’aurait pas pu apparaître sur
la scène à un meilleur moment. L’élite instruite et la classe moyenne émergente, pour
qui la culture séculière britannique équivalait à une forte identité religieuse, s’étaient
privés de leurs droits spirituels dans un pays dont l’unique revendication de gloire
était Dieu. Aspirant à retourner à leurs racines, ils mordirent à la présentation
anglaise de leur héritage comme des poissons mordant à l’hameçon.
L’enseignement était qualifié de jnana yagna, des termes sanskrits qui signifient le
sacrifice de la connaissance. Parce qu’il est cohérent avec un concept de la vie
reposant sur le devoir, la colonne vertébrale de la société indienne, et parce qu’il
évoque la puissance, le mystère et la spiritualité de l’ère védique, le concept du
sacrifice résonne puissamment dans l’esprit indien. Le ‘’sacrifice de la connaissance’’
comprenait ses discours sur la Bhagavad Gita et sur les Upanishads, la source du
Védanta. Pendant mon séjour auprès de lui, j’ai rencontré bon nombre de disciples
éclairés. Une fois qu’ils avaient réalisé le Soi, la majorité restaient dans la Mission
165
Chinmaya à transmettre la tradition sous la direction de leur guru qui devint
rapidement une personnalité nationale.
Dans les années 60, il fut prêt à diffuser le message à l’étranger et fit son premier
voyage en Occident, en 1965. Cette nuit fatidique au Shivananda Center était la
première escale de son deuxième voyage en Occident. Quelle ironie d’entreprendre
un long pèlerinage en Inde à la recherche d’un guru pour le rencontrer à 1 km à peine
du Family Dog, où l’on m’avait informé deux ans plus tôt que Dieu, et non la dope,
était ‘’ce qu’il y a de plus cool’’ !
Ainsi que le destin l'a voulu, je n'avais pas d'attaches et j'avais de l'argent à la
banque, et donc, quand le swami s’est remis en route, je l'ai suivi.
Subjuguante et intense, l’expérience divine se prolongea. Complètement inspiré et
vibrant d’énergie, j’étais heureux comme un coq en pâte. Il ne me fallut pas beaucoup
de temps pour réaliser que ma situation était unique.
Un après-midi, je demandai au swami : ‘’Y a-t-il des degrés dans l’expérience
divine ? Certaines personnes ne semblent qu’en avoir un aperçu, alors que d’autres
sont totalement absorbées. Pourquoi est-ce ainsi ?’’
‘’A strictement parler’’, répondit-il, ‘’il n’y a pas de degrés. Vous en faites
l’expérience ou non. Mais vous avez aussi raison. L’esprit est l’instrument par lequel
on expérimente le Soi. Imaginez que vous contempliez le soleil. Si le ciel est limpide,
vous le voyez dans tout son éclat. S’il y a une fine couche de nuages, vous le voyez,
mais pas clairement. Si les nuages sont épais, vous ne le voyez pas du tout.
Similairement, si l’esprit est pur, vous expérimenterez le Soi intensément, etc. C’est
pourquoi je parle autant de pratique spirituelle. Elle purifie l’esprit pour que
l’expérience divine soit claire. Si vous faites l’expérience du Soi directement, vous
pourrez Le reconnaître comme étant votre Soi.’’
‘’Je n’ai pas fait beaucoup de pratique spirituelle et pourtant, mon expérience est si
forte que je pense parfois ne pas pouvoir la supporter, et j’ai rencontré des fidèles qui
pratiquent depuis longtemps et qui admettent ne pas avoir beaucoup d’expérience.
Comment expliquez-vous cela ?’’
‘’Eh bien’’, dit-il, ‘’parfois les gens vivent d’une manière telle qu’inconsciemment, ils
purifient l’esprit et quand vient l’Eveil, il est intense, alors que d’autres pratiquent
dans un mauvais esprit et donc, rien ne se passe.’’
‘’Mais monsieur’’, répondis-je, ‘’mon expérience est intense et je n’ai pas du tout vécu
une vie pure.’’
166
A ma grande surprise, il ne répondit pas à la question.
‘’Voyez-vous’’, dit-il, ‘’ce n’est pas une bonne idée d’attirer l’attention sur votre
expérience. Ce dont vous faites l’expérience n’a pas vraiment d’importance. Le
Védanta n’est pas une question d’expérience. Il concerne ce que vous connaissez.
Vous faites l’expérience du Soi pendant toute la journée, car il s’agit d’une réalité
non-duelle faite de Conscience, mais sans la connaissance d’être le Soi, cela ne vous
fait aucun bien. Vous avez probablement connu de multiples expériences
transcendantes, mais qui ont pris fin.’’
J’acquiesçai.
‘’C’est parce que le Soi n’était pas connu pour ce qu’Il est. Quand le Soi est connu
comme étant soi-même, son expérience continue tout le temps, parce que c’est vous.
Quand cessez-vous jamais d’exister ? L’expérience spirituelle, c’est bien, tant que
l’ego n’essaye pas de la récupérer. Il pensera qu’il est spécial, parce qu’il fait
l’expérience de Dieu.’’
Il me regarda sciemment et poursuivit.
‘’En réalité, le Soi est tout et tout est le Soi. Il n’y a pas de dualité, d’expérience du Soi
distincte de l’expérience du monde. Tout ce que vous expérimentez, que vous
l’appeliez spirituel ou pas, c’est le Soi. Vous recherchez l’expérience du Soi, parce que
vous pensez que ce monde et que toutes vos expériences du monde ne sont pas aussi
le Soi. Ainsi, ce que vous essayez de résoudre par une nouvelle expérience ne peut
être résolu qu’en comprenant que tout est la Conscience non-duelle.’’
C’était donc ça ! J’avais rêvé d’un genre d’expérience particulière. Pour demeurer
dans cet état, il me fallait la connaissance. Mais quelle était précisément cette
connaissance ?
‘’Il ne s’agit pas d’une connaissance comme nous imaginons la connaissance’’,
répondit-il le lendemain pendant un satsang en m’abreuvant de sourires. ‘’Il y a deux
types de connaissance : la connaissance relative et la connaissance absolue. La
connaissance relative, c’est la connaissance qui se produit, quand un sujet entre en
contact avec un objet. L’ego fait l’expérience du monde et la connaissance en résulte.
Cette connaissance est imparfaite et elle est sujette à l’erreur, le sujet et les objets
étant conditionnés par le temps. Par ailleurs, la connaissance absolue est non duelle
et en dehors du temps, son objet, la Conscience, étant éternel. Elle supprime l’idée
fausse d’être le complexe corps-mental et elle révèle le Soi. Une fois que vous avez ce
type de connaissance, vous n’oubliez plus jamais qui vous êtes.’’
167
Après dix jours passés à San Francisco, nous nous installâmes dans un cadre
idyllique dans les collines de Napa pour une retraite, en partageant l’endroit avec un
autre groupe spirituel. Isolé par le bizness, la dope et mon pèlerinage solitaire, je ne
me rendais pas compte de l’ampleur du bouillonnement spirituel qui se produisait
en Californie. De nombreux swamis indiens, dont notamment le Maharishi et Swami
Satchitananda, estimèrent que l’Amérique était mûre pour l’enseignement et ils
rassemblèrent de nombreux adeptes, du jour au lendemain. Les bouddhistes étaient à
pied d’œuvre et en trente ans, le Dalaï Lama deviendrait une célébrité médiatique
mondiale. Des jeunes filles en débardeurs déambulaient dans les centres
commerciaux des banlieues avec un OM tatoué sur le dos. Des groupes occultes et
ésotériques de tout acabit poussaient comme des champignons après la pluie. Des
dizaines, peut-être des centaines de milliers de pionniers psychédéliques comme
moi-même, dont l’expérience les avait ouverts à des idées plus élevées, constituaient
un terreau fertile pour les enseignements prébibliques que l’on qualifierait par la
suite de ‘’New Age’’.
Je crois que la conviction qui provient d’expériences spirituelles légitimes induites
par des drogues — qu’il y a quelque chose au-delà du royaume des sens et des folles
envies du mental de plaisir et de sécurité (et non pas des drogues elles-mêmes) — est
l’héritage le plus durable et le plus important des années soixante et est à la base
d’une révolution spirituelle qui se poursuit aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, une semaine avant notre arrivée, un psychologue qui avait fait le
vœu de ne pas bouger de là avant d’atteindre l’Illumination, s’enferma dans une
cabane et entreprit de méditer et quelques jours plus tard, alertés par ses cris, les
autorités firent irruption à l’intérieur et le conduisirent à l’asile d’aliénés situé à
quelques kilomètres de là.
‘’Il est périlleux d’adopter ce type d’attitude’’, commenta le swami à propos de
l’incident. ‘’L’Illumination ne surviendra pas, simplement parce que vous le voulez.
Vous devez être préparé. C’est la raison pour laquelle, dans notre pays, nous avons la
lignée guru-disciple. Le disciple se doit de cultiver les normes éthiques et morales
requises, un sens du discernement aigu, le détachement et un esprit calme. Et il
devrait avoir un maître, quelqu’un qui a déjà suivi la voie avec succès. Ce cas est
typique de l’approche de la vie indépendante et égocentrique en Amérique.’’
La retraite ressemblait à une réunion de famille. Observant davantage de visages
heureux en dix jours que je n’en n’avais vu au cours des dix dernières années, je
passais toute la journée en sa présence à écouter la science de la connaissance du Soi.
‘’Pourquoi est-ce une science ?’’, demandai-je, un après-midi pendant la période de
discussions informelles, en espérant en apprendre plus que ce que M. Patel n’avait
proposé. ‘’Cela ressemble plus à une religion.’’
168
‘’C’est une science en ce sens-ci’’, répondit-il. ‘’En ce qui concerne la science, vous
avez des théories qui doivent être prouvées par de l’expérimentation avant de
pouvoir être acceptées comme des connaissances. Le Vedanta proposa la théorie
suivant laquelle il y a un Dieu, que nous appelons le Soi, et il fournit les méthodes
pour vérifier le bien-fondé de cette théorie. Adéquatement utilisées, les pratiques et
les techniques favoriseront l’expérience et la connaissance de Dieu.
La religion demande simplement que vous croyiez en l’existence de quelque chose,
que vous ne pouvez pas vérifier pratiquement’’, continua-t-il. ‘’On vous promet la
délivrance plus tard, au Paradis, mais l’idée de connaître réellement Dieu intimement
et directement, comme votre propre Soi est considéré comme un blasphème. Notre
idée, c’est que Dieu doit être d’une utilité pratique. La foi seule n’est pas suffisante.
Nous voulons faire l’expérience de Dieu et vivre en Dieu, comme Dieu. Ce n’est
qu’alors que nous pouvons accepter la théorie de l’existence de Dieu, qui à ce
moment-là, n’est plus une théorie, mais une connaissance.15
Bien sûr, Dieu ne peut jamais mourir, mais Dieu est mort ici, parce que la foi l’a tué.
Si vous croyez que Dieu ne peut être connu que par l’intermédiaire de la foi, vous
vous privez de l’expérience de Dieu, ici et maintenant.
L’Occident entretient l’idée que l’univers physique est la réalité et qu’il n’est
constitué que de matière. Et la conscience est supposée provenir de la matière. Pour
nous, c’est une idée ridicule, parce que la matière est insensible. Comment la
Conscience pourrait-elle provenir de la matière ? Le Vedanta soutient que l’univers
est la Conscience, depuis le tout début. En fait, avant son commencement, même. Elle
n’est pas le produit d’une évolution, une fois que l’univers matériel atteint un certain
stade. Si c’était le cas, comment l’univers évoluerait-il sans Conscience ? L’évolution,
tout type de changement requiert la Conscience ou l’Energie.
Vous pensez donc que la seule réalité, c’est le monde matériel et vous l’explorez. La
façon dont vous l’explorez s’appelle la science, et vous avez très bien réussi à
l’explorer et à l’expliquer en utilisant la méthode scientifique. Nous ne sommes pas
en désaccord avec vous sur ce point. En pratique, votre utilisation de la science a
dépassé la nôtre, c’est pourquoi votre niveau de vie est bien meilleur que le nôtre,
mais bien avant l’existence de la civilisation occidentale, nos sages exploraient le
monde intérieur, le monde de l’esprit ou de la conscience avec une mentalité
scientifique. Ainsi, au cours de milliers d’années, nous avons développé une science
subjective éprouvée. Il ne s’agit pas seulement de théories. Ce n’est pas l’opinion ou
le système d’un homme brillant, comme Nietzsche, Sartre ou Freud, ni un dogme
15
Le mystique chrétien, Angelus Silesius, disait dans ‘’Le pèlerin chérubinique’’ : ‘’Avant d’être moi en tant que
moi, j’étais Dieu en Dieu. Je peux donc l’être à nouveau, à condition d’être mort à moi-même’’, NDT.
169
religieux, mais la connaissance et l’expérience accumulées par des dizaines de
milliers de scientifiques subjectifs.
Notre science va au-delà de la vôtre. Nous acceptons la connaissance qui provient de
la méthode scientifique et des sens. Aujourd'hui, la psychologie essaye de s'établir
sur une base scientifique. Le grand public finira par accepter l'existence du subjectif
comme un fait, une réalité égale à celle de la matière, grâce à la science. Nous
acceptons déjà totalement l'existence de l'esprit. Nous avons très soigneusement
documenté sa réalité, comment il fonctionne, comment il interagit avec la matière,
mais nous sommes également allés au-delà du mental. Notre science comprend trois
divisions : l'univers matériel, l'univers psychologique et la Conscience, le Soi."
Cette information était terriblement importante, parce qu’elle signifiait qu’il existait
une méthode pour intégrer mon expérience de Dieu dans ma vie. Grâce à l’aide de ce
sage extraordinaire, l’énigme était sur le point d’être résolue.
‘’S’il vous plaît, ne pensez que je polémique avec vous, Monsieur’’, dis-je, ‘’mais vous
avez dit que le but de la vie spirituelle était de vivre en Dieu, comme Dieu, mais ceci
n’est sûrement pas possible, parce que je ne suis certainement pas le créateur de
l’univers.’’
‘’Très bien réfléchi, Ram ! Il semble bien y avoir une contradiction. Par ‘’Dieu’’, je
n’entendais pas le Créateur de l’univers, bien que ce soit le sens conventionnel du
mot. J’entendais Cela grâce à quoi il a été possible qu’une création se produise, la
pure Conscience. Notre idée de la création est assez radicale, comparé à la vision
religieuse d’un Dieu extérieur et d’une création extérieure. Je n’ai guère le temps
d’examiner cela maintenant, parce qu’il s’agit d’un sujet très subtil qui nécessite
beaucoup d’informations contextuelles, mais si tu continues ton étude du Vedanta,
cela deviendra clair.’’
*******
Soudain, j’avais une vie. Chaque jour, je participais à tous les exposés, à toutes les
méditations et à tous les satsangs et pendant mon temps libre, je priais, je méditais et
j’étudiais les Ecritures. Mon expérience du Soi était exaltante et quasiment constante.
Lorsque j’étais en phase, le swami était toujours ‘’là’’, contrairement au yogi de
Rishikesh. Je me demandais comment il pouvait conserver une façade humaine
impeccable et un esprit clair, alors que des occurrences aussi formidables se
produisaient en lui. J’étais souvent tellement pris par mon déploiement intérieur
sidérant que je ne pouvais ni correctement penser, ni parler, tandis que lui servait
nonchalamment des exposés brillants et détaillés sur chaque aspect de la science de
la réalisation du Soi sans compromettre sa méditation. Plus tard, je découvrirais que
pour lui, conformément à l’enseignement selon lequel il s’agissait d’une réalité non170
duelle, il n’y avait pas de séparation entre ‘l’’intérieur’’ et ‘’l’extérieur’’ et qu’il n’y
avait aucune méditation à poursuivre. Il ne se passait rien en lui. Il était la
Conscience vide, mais pleine, dont il parlait, et non pas une personne qui
l’expérimentait.
Son enseignement était une véritable œuvre d’art. Les idées étaient si intelligemment
agencées et si habilement exprimées que simplement en étant attentif, un moment
arrivait inéluctablement où presque tous les esprits dans la pièce se transcenderaient
et où la vision du Soi s’ensuivrait. Mais cela ne durait jamais. Quand ils
redescendaient, ils s’agglutinaient à nouveau à ses pieds pour un nouveau trip dans
l’au-delà.
‘’N’importe quel imbécile peut s’asseoir avec un rosaire au bord du Gange et réaliser
Dieu en un rien de temps !’’, déclara le swami avec une hyperbole caractéristique.
‘’Le problème, c’est d’y rester. L’inconscient est très puissant. Il produira une
formidable pression extravertie et forcera le mental à revenir et accepter sa vision
limitée de la réalité. L’idée, c’est d’apprendre à vivre dans cet état. Un grand travail
est nécessaire avant que le mental puisse se défaire de son identification et de son
attachement à l’ego et son système de pensées. On appelle ‘’sadhana’’ un tel travail, le
moyen de l’accomplissement.’’
Le tableau était complet. Une fois le dernier obstacle éliminé, l’expérience serait
permanente. Bien que je me rendrais compte ultérieurement qu’il s’agissait là d’une
formulation assez grossière d’une vérité beaucoup plus subtile, elle était parfaite
pour moi à l’époque, car elle canalisait mon énergie phénoménale dans une
entreprise qui me tenait réellement à cœur. J’avais trouvé ma vocation.
Quand j’appris que le swami partait pour Hawaï, je vendis ma voiture, je rompis
avec ma petite amie et je téléphonai à mes parents. Papa ne semblait guère s’en
soucier. Je crois qu’il avait fait une croix sur moi depuis longtemps, mais Maman,
comme d’habitude, était déçue. Avoir donné naissance à un fils qui, à l’âge de vingtneuf ans, allait trainasser en Inde avec un swami noiraud aux cheveux longs, vêtu
d’orange flamboyant frisait l’insupportable. Comment ceci allait-il être perçu par
Mildred et Mona autour d’un thé ?
J’étais peut-être grisé, mais pas idiot. Encore aujourd’hui, je suis méfiant à l’égard des
fortes personnalités. Chez le swami, tout était brillant, à la limite de l’extravagant, et
s’opposait à ma vision minimaliste des âmes illuminées. Sans doute avais-je lu un
peu trop de littérature zen. Même si ses prospectus le présentaient comme un
spécialiste des Ecritures et ne faisaient aucune déclaration spirituelle grandiose, tout
chez lui paraissait proclamer ‘’Je suis Dieu’’ sur tous les toits. A plusieurs reprises, en
petit comité, il utilisa le pronom ‘’Je’’/’’je’’ pour se désigner comme Dieu. L’ego
revendiquait-il la divinité ou Dieu parlait-Il vraiment ?
171
Moi aussi, je me sentais divin pendant mes expériences mystiques, mais qu’est-ce
que cela signifie de dire que vous êtes Dieu ? Même si vous n’êtes pas séparé de
Dieu, ce qui est le cas dans notre Être le plus intime, comment une telle déclaration
pouvait-elle se vérifier objectivement ? Et si ce n’était pas possible, alors à quoi bon le
prétendre, si ce n’est pour donner de l’importance à votre ego ?
De nombreux adeptes, dont j’admirais la spiritualité réfléchie, affirmaient qu’ils le
voyaient comme Dieu, et quand je vis les grandes foules qui venaient pour son
darshan en Inde, il était difficile d’écarter cette opinion. En outre, j’avais acquis la
conviction, sans l’ombre d’une preuve – hormis l’intuition – qu’il m’avait ‘’appelé’’
avec le mantra sous la douche et qu’il avait provoqué les événements miraculeux qui
m’avaient conduit jusqu’à lui. Il était improbable qu’un être humain ait pu faire de
telles choses, et à ma connaissance, les êtres humains ne servaient pas le monde
d’une manière aussi désintéressée.
Par exemple, un matin frisquet, nous sommes arrivés à six heures pour méditer dans
une école locale et nous avons trouvé porte close. Pendant que l’organisateur se
mettait précipitamment à la recherche du concierge, le swami, qui commençait
toujours à l’heure, s’est assis sur le béton froid à côté d’une poubelle, vêtu d’un fin
dhoti et d’un châle en soie, et il a commencé son exposé, complètement oublieux du
cadre environnant. Un ego solennel ne s’assiérait probablement jamais à côté d’une
poubelle — à moins de faire de l’esbroufe pour faire valoir son point de vue — mais
Dieu le pourrait.
Tout bien considéré, cependant, j'avais encore des doutes. Même si je ne pouvais pas
le savoir à l'époque, ma connaissance de Dieu — et non le swami — avait encore
besoin d’être travaillée.
UN HONNÊTE HOMME
Un groupe de fidèles prospères souriants et bien habillés l’entourèrent de guirlandes
à sa sortie du terminal d’Honolulu et l’emmenèrent rapidement dans une automobile
du modèle le plus récent jusqu’à une suite située au dernier étage d’un des meilleurs
hôtels de bord de mer d’Hawaï, puis il donna une conférence devant une foule
attentive dans un auditoire bondé de l’Université d’Hawaï. Afin d’entretenir le feu
après son départ, des groupes d’étude se formèrent et il fut question, comme de
coutume, d’établir un ‘’centre’’. A la fin de l’événement de dix jours, des enveloppes
de dons remplissaient deux grandes boites. La recette se montait probablement à des
dizaines de milliers de dollars, soit beaucoup d’argent à l’époque.
Alors que tout était ensoleillé et beau, un nuage sombre apparut. Il est dans
l’habitude des fidèles de rôder autour des installations d’un mahatma pour
172
l’apercevoir, quand il transite d’un endroit à l’autre, à l’image de fans de rock stars et
de célébrités de partout, mais plutôt que de réclamer un autographe, ils baignent
dans son aura et peut-être que, s’ils en ont le courage, ils demandent une petite
bénédiction personnelle.
Un jour, je me trouvais avec un groupe de fidèles, quand le swami finit de déjeuner
chez le promoteur du yagna et puis sortit, sublimement rayonnant, pour attendre au
bout de l’allée qu’on le conduise à la prochaine réception. Nous nous agglutinâmes
autour de lui, comme de la limaille attirée par un aimant. Quand la voiture s’arrêta,
j’ouvris la portière, je fis un pas en arrière et puis namaskar, une salutation
révérencieuse. Soudain, il est devenu très sérieux, il m’a regardé avec une intensité
effrayante et il a presque crié : ‘’Ne fais pas namaskar !’’ Puis il est entré dans le
véhicule, il a fait signe au chauffeur et la voiture s’est éloignée rapidement.
Qu’avais-je fait de mal ? A un moment, il donne beaucoup d’amour et puis, l’instant
suivant, il me crie dessus en m’embarrassant devant les fidèles. Que voulait-il dire ?
La pensée de retourner en Californie me traversa l’esprit. Cette histoire de guru
n’était-elle simplement qu’un autre de mes pitoyables excès ?
Je marchai jusqu’à la plage de Waikiki et je m’assis sur le sable, presque au même
endroit où j’avais rencontré Mme Zora, deux ans auparavant, et je m’éclaircis l’esprit.
Alors, la voix prononça ces paroles remarquables : ‘’Il veut un disciple, pas un dévot,
Ram.’’
Comme cela arrivait souvent, quand j’avais une question, il y fut répondu avant que
je ne puisse la poser. Le lendemain, au cours d’un satsang, l’après-midi, je fus surpris,
quand quelqu’un demanda quelle était la différence entre un dévot et un disciple !
‘’Un dévot entre dans une relation émotionnelle avec Dieu’’, dit-il. ‘’C’est la voie la
plus courante, parce que la personne moyenne se situe au niveau émotionnel,
réagissant aux situations et aux gens avec ses sentiments. Ces personnes
subordonnent souvent la raison à leurs sentiments, elles perdent leur propre
discernement et elles se retrouvent dans l’incapacité de contrôler leur propre vie,
mais si elles peuvent apprendre à aimer d’une manière désintéressée et à
s'abandonner à Lui, leur vie fonctionnera bien et elles finiront par atteindre l'union
avec Dieu.
Le disciple, en revanche, garde la raison à la place du conducteur. Il doit avoir
l’esprit clair pour pouvoir distinguer le réel de l’irréel, la voie sûre vers la réalisation
du Soi. Une telle personne ne veut pas dépendre de qui que ce soit en dehors d’ellemême, hormis peut-être le guru, pour une brève période. Le danger sur cette voie,
c’est que le cœur peut s’étioler et que l’ego peut se magnifier.’’
173
C’était donc ça ! Ma dévotion était une manifestation d’amour personnel, plutôt
qu’une dévotion au principe qu’il représentait. Le cœur apprend lentement, voulant
ce qu’il veut, quoi qu’il advienne. Un an plus tard, il semble que je n’avais toujours
pas compris. Nous nous trouvions à Haridwar, une ancienne cité où le Gange quitte
les Himalayas et où il entreprend son long périple à travers les plaines chaudes et
poussiéreuses. Après une journée particulièrement bonne, je fis preuve d’une
familiarité excessive devant les invités pendant le dîner, ce qui le poussa à remettre
les pendules à l’heure par une déclaration qui me revient encore régulièrement à
l’esprit :
‘’Je pense que tu t’égares, Ram’’, dit-il d’un ton glacial. ‘’Je ne suis pas une personne.
Je suis une institution.’’
Un jour, vers la fin de son séjour à Honolulu, j’assistai à un satsang, un après-midi à
son hôtel. Le swami apparut fatigué et tendu et demanda s’il y avait des questions. En
l’écoutant, je me surpris à être irrité par ses réponses. Il paraissait utiliser les
questions pour parler de ce dont il voulait parler, et pas pour éclaircir le doute de la
personne. J’observais le visage de chaque interlocuteur pour voir si cela faisait tilt,
mais rien ne se produisait. La réponse à la question suivante, une explication
simpliste des trois états de conscience parut complètement passer à côté du sujet.
Lorsqu’il aborda la troisième question, je cessai de faire attention et je l’étudiai avec
détachement, comme un lézard observant un insecte ou un chat observant une
sauterelle. Il semblait coupé du monde, enfermé dans son propre univers privé. Les
mots sonnaient creux et je me demandai si toute cette affaire n’était pas un énorme
bluff. Il est vrai qu’il ne semblait pas amasser des millions sur un compte en banque
suisse, ni tripatouiller les nombreuses femmes manifestement éprises qui étaient
toujours agglutinées autour de lui, mais peut-être n’était-il qu’un gros égocentrique à
la recherche de pouvoir et de gloire. Mon dieu avait-il des pieds d’argile ?
Il termina une réponse qui semblait à peine plus appropriée que la dernière, prit une
pincée de tabac à priser, puis demanda quelle était la question suivante. Un voyant
rouge s’alluma. Comment cette habitude du tabac à priser cadrait-elle avec la voie
spirituelle ? S’il en éprouvait le désir, c’est-à-dire fréquemment, il en extrayait une
pincée d’une belle boite en or ciselée à la main, puis l’aspirait dans son nez
gargantuesque avec délectation, en effectuant les préparatifs avec élégance. Tout
d’abord, il sortait de sa poche un mouchoir orange immaculé et soigneusement plié,
puis il curait indifféremment les résidus noirs et morveux sans embrouiller le flot de
ses idées, ni déranger un seul mot dans son débit impeccable. Puis, il ouvrait le
couvercle, prenait nonchalamment une pincée de tabac à priser qu’il secouait pour se
débarrasser des grains excessifs, et quand il avait une seconde entre deux idées, il
aspirait avec beaucoup de délectation. Comment justifiait-il une pareille habitude
manifestement non spirituelle et purement et simplement malsaine ?
174
Je me mis à suspecter qu’une concoction psychédélique orientale exotique était la
source de son inspiration. Ayant tenu des amis sous le charme pendant des heures,
quand je planais sous acide, je savais bien ce que la dope pouvait faire.
Fort heureusement, j’eus assez de bon sens pour me rendre compte que j’étais peutêtre simplement en train d’élucubrer quelque chose, aussi m’assis-je sur mes
soupçons en espérant qu’ils disparaîtraient, mais il était trop tard. Le swami,
indépendamment de son état d’esprit, semblait savoir ce que chacun pensait à tout
moment et il semblait aussi apprécier causer des problèmes.
Il acheva de traiter une question, me regarda droit dans les yeux et en indiquant la
boite dorée, il dit : ‘’Tu as des doutes concernant ceci, Ram ?’’
Mon premier réflexe fut de nier, mais je m’entendis dire : ‘’En effet !’’
Toutes les têtes se tournèrent dans la salle. J’avais enfreint une règle cardinale de la
dévotion : ne jamais défier le guru. Si ses exposés engendraient un état méditatif, ce
n’était rien comparé au silence provoqué par ma réponse. Je décidai d’aller jusqu’au
bout.
‘’J’aimerais savoir ce qu’il y a dans la boite’’, dis-je calmement.
‘’Du tabac à priser’’, dit-il, le regard pétillant. ‘’Voudrais-tu y goûter ?’’
‘’Assurément’’, dit-je.
La foule se tortillait.
Il me fit signe de venir jusque-là et je me frayai soigneusement un chemin dans la
masse des corps.
‘’Tu sais comment on prend ça, je suppose ?’’, dit-il en me tendant la boite. N’ayant
jamais caché mon passé de drogué, je savais qu’il me faisait marcher.
‘’Je crois bien que oui !’’, dis-je en étalant habilement une ligne sur le dos de ma
main, puis en l’inspirant dextrement.
Lorsque son tabac à priser atteignit mon palais, il me fallut tout mon self-contrôle
pour ne pas éternuer sur le dhoti en soie du swami soigneusement repassé.
‘’Cela semble bien être ce que vous dites’’, dis-je en essuyant les larmes de mes yeux.
175
Il sourit affablement, puis demanda quelle était la question suivante. Pendant qu’une
femme formulait sa question, il me regarda droit dans les yeux, comme seul un
mahatma sait le faire, son regard débordant de compassion, avant d’enfoncer le pieu
au cœur de mon ego : ‘’Fais-moi confiance, Ram. Je suis un honnête homme.’’
*******
Cet incident dissipa beaucoup de résistance subconsciente, élevant par-là mes
vibrations en me projetant dans une orbite plus rapprochée du centre de mon Être. Je
remarquai alors une aura permanente entourant mon corps, qui était devenu
particulièrement souple et gracieux depuis que je l’avais rencontré et capable de
demeurer assis pendant de longues périodes sans bouger. Ma peau rayonnait de la
fraîcheur de la jeunesse et mes sens devenaient remarquablement aiguisés.
Notablement, le pouvoir de résoudre non verbalement les doutes se manifesta en me
remémorant un film de science-fiction que j’avais vu, des années auparavant, et qui
mettait en scène une créature visqueuse ressemblant à un cerveau avec un seul œil
énorme, une idée hollywoodienne de l’intelligence cosmique flottant dans un fluide
ambroisien au centre d’une salle d’un autre monde au cœur d’une galaxie lointaine.
La race des mutants au service du cerveau songeait simplement à ses problèmes et
subito presto, la réponse en sortait ! Ma réponse n’était pas toujours une parole ou
une idée, mais une expérience ou une connaissance qui clarifierait l’esprit.
De nombreuses choses étranges se produisaient. Une fois, sans raison apparente, je
me réveillai en pleine nuit et je pris brusquement conscience que le swami était dans
la pièce, non pas physiquement, mais comme une présence ! Était-il réellement là ou
s’était-il si profondément établi dans ma conscience qu’il semblait être là ? Ou était-il
simplement mon symbole personnel de la Présence qui éclairait toutes les activités de
mon monde intérieur ? Endéans une semaine et à des milliers de kilomètres de là,
l’expérience se reproduirait avec une tournure inhabituelle.
176
CHAPITRE 6 : LE TOURNANT
En me demandant comment le swami réagirait, je décidai unilatéralement de
participer au prochain yagna.
Quand je pénétrai dans la cabine des 1ère classe du vol pour Hong Kong, le visage du
swami s’illumina et il dit : ‘’Ram, Ram, Hong Kong aussi ?’’
‘’Hong Kong aussi, Swamiji’’, répondis-je. ‘’Ce Vedanta, c’est du bon !’’
En me tournant vers mon siège, un courant d’énergie passa de son chakra frontal
dans le mien et me projeta hors de mon corps dans une profonde méditation. Je
titubai jusqu’à mon siège, de délicieuses vagues de béatitude remontant des
profondeurs.
Planant tout en planant, je passai les cinq heures suivantes, perdu dans l’extase à
contempler les mystères du ciel intérieur, puis à observer la beauté chatoyante tout
autour, dans la magnifique construction de l’aile et ses rangées de rivets parfaitement
espacés, la qualité de la tablette, la riche texture du tissu du siège, la luminosité
cachée dans les cœurs des passagers et l’Êtreté de toute chose.
Je n‘avais pas demandé l’autorisation pour venir, car je ne voulais pas qu’il me
prenne pour un dévot nécessiteux. Je l’avais vu rouler des yeux, quand ils
s’insinuaient furtivement dans sa chambre avec leurs problèmes personnels.
‘’Devrais-je vendre ma maison, Swamiji ?’’ ‘’Devrais-je quitter mon travail ?’’ C’était
là des manifestations charmantes d’une dévotion innocente, peut-être, mais futiles au
bout du compte, puisque l’objectif de la voie spirituelle, telle qu’elle est enseignée par
Sa Sainteté, c’est de développer le discernement et se libérer de la dépendance des
objets, ce qui inclut le guru. En outre, c’était loin d’être une aventure, puisque j’avais
déjà été à Hong Kong des dizaines de fois.
C’était là une décision que prendrait une personne mûre et qui s’accordait bien avec
mon conditionnement. J’avais été l’unique enfant à venir à l’école le premier jour
sans sa mère. Lorsqu’on me demanda où elle était, je répondis : ‘’Elle est occupée. Je
peux répondre à vos questions.’’ J’étais complètement ahuri qu’ils insistent pour que
j’aille chercher ma mère. ‘’Tout le monde a sa mère, le premier jour’’, dirent-ils.
Un incident survenu à San Francisco quelques jours après notre rencontre éclaire un
peu ma psychologie. Alors que le swami psalmodiait répétitivement un mantra
pendant la méditation du soir, je ressentis une surcharge d’énergie et une pression
intense à l’intérieur du corps, comme si le sommet de ma tête était sur le point
177
d’exploser. L’inconfort me força à quitter la salle en dérangeant l’assemblée. Une fois
dehors, l’énergie se dissipa dans le firmament rempli d’étoiles et je me sentis mieux.
Quelques minutes plus tard, j’étais de retour, attiré comme un papillon vers la
flamme, dérangeant les méditants, essayant de me mettre à l’aise, mais la
claustrophobie revint en force et incapable de m’en empêcher, je ressortis.
Lorsque je réapparus une seconde fois dans l’embrasure de la porte, j’entendis la voix
irritée du swami : ‘’De quoi s’agit-il ?’’
Je ressortis, plein de honte.
Je pense que c’était juste la réaction de mon ego à mes sentiments forts pour lui.
L’ego, qui n’avait jamais aimé un homme de cette façon pure, sauf en tant qu’enfant,
ne pouvait pas le supporter et me força à sortir. Une fois calmé, le cœur reprit le
contrôle et me permit de revenir, mais l’ego se réaffirma et m’éjecta à nouveau.
Quelle drôle de combat ! Pour l’ego, l’amour signifiait la peur du contrôle par l’objet
de l’amour, d’où son estime pour l’indépendance. Après y avoir réfléchi durant un
certain temps, je conclus que cette tendance était effectivement une bénédiction, bien
qu’il n’y eût aucune raison pour cela dans ce cas, parce qu’il ne profiterait jamais de
sa relation avec quelqu’un. Il était trop noble. Je lus une fois un sutra qui renforça ma
conviction. Celui-ci disait : ‘’Le désir d’aimer et d’être aimé est la cause de toute
souffrance.’’
Quelques semaines auparavant, alors qu’on lui avait innocemment demandé
combien d’adeptes il avait, il regarda la questionneuse, comme si elle était folle, et
sur un ton frisant le mépris, il répondit : ‘’Aucun ! Vous ne pouvez pas m’être
dévoué. Je ne suis rien. Si vous êtes un adepte, vous êtes un adepte de la Vérité. La
Vérité est le guru.’’ J’appréciais cette idée, parce que s’en remettre à un principe est
beaucoup moins bordélique que s’en remettre à un être humain avec toutes ses
particularités, ses préférences et ses manies. Mais alors, au sens le plus élevé, Dieu et
la parole de Dieu ne font qu’un, aussi le consulter sur mon avenir serait revenu à
consulter la vérité. Cependant, Dieu est Dieu, et s’Il se pliait à chaque peur
névrotique et à chaque désir des êtres humains, toute la création cesserait rapidement
de fonctionner.
Peut-être que le doute sur qui était responsable de ma vie provenait de la richesse
des sentiments conflictuels engendrés par notre relation extraordinaire. A certains
moments, j’avais l’impression qu’il était mon père spirituel et à d’autres, ma mère.
Parfois, je le voyais comme mon fils, un sentiment inapproprié et compliqué, compte
tenu de la situation. Peu de temps après notre rencontre, je réalisai qu’une partie
féminine de moi l’aimait avec passion, une découverte choquante ! Des sentiments
178
tendres, presque de matrone, jamais connus en présence d’un homme,
commencèrent à faire surface en enrichissant incommensurablement mon expérience.
Au fur et à mesure que cet aspect de notre relation se développait, même mon
apparence devenait plus féminine. Je mis d’abord cela sur le compte de la mode
unisexe, le concept du mélange des genres qui faisait fureur à l’époque, mais lorsque
je lus la biographie de Ramakrishna Paramahamsa qui relatait une phase de la vie du
grand mahatma au cours de laquelle son identification avec le divin l’avait fait se vêtir
et se conduire comme une femme, je réalisai qu’un tel sentiment n'avait rien
d'inquiétant.
Les énergies féminines passent au premier plan, quand le chemin se rapproche de la
source, car l’esprit s’abandonne à Dieu. Le christianisme projette une divinité
masculine et les fidèles, indépendamment de leur genre, se conçoivent souvent
comme les épouses du Christ. Pareillement en Inde, les saints hommes portent des
châles à la manière des femmes pour symboliser le mariage et la soumission à Dieu.
Aurais-je voulu sortir des sentiers battus, j’aurais pu rejoindre une secte hindoue
vishnouite appelée les ‘’Shakti-Bhavas’’, qui entretiennent un sentiment profond et
passionné pour la Mère divine. Les dévots vouent un culte à Radha, la consort de
Krishna, un des nombreux symboles populaires de l’amour divin. J’ai trouvé le
passage suivant dans un livre intitulé ‘’Krishna, the divine lover’’, qui décrit leur
genre de culte particulier :
"Cette secte jouit de la faveur de ceux qui ont une tournure d'esprit efféminée. La foi
des membres de cet ordre se focalise sur Radha, la consort de Sri Krishna. Ils se
déclarent ses compagnes dans l'idée de lui rendre hommage et d'établir une identité
avec elle, en allant jusqu'à adopter la manière de parler, la démarche, les gestes et les
vêtements des femmes. À intervalles mensuels, à la manière des femmes en période
de menstruation, ils revêtent des vêtements de couleur rouge, comme s’ils étaient
affectés par la menstruation et passent trois jours dans cet état. Au terme de la
période de "menstruation", ils prennent un bain cérémoniel. À la manière des
femmes mariées désireuses de s'unir physiquement à leur mari, comme le
prescrivent les Écritures, la quatrième nuit, ils prennent sur eux une peinture de Sri
Krishna et s'étirent dans une pose érotique. Soulevant les deux jambes, ils poussent
des "ah" et des "oh’’, adoptent des manières timides et crient à haute voix : "Ah,
Krishna, je meurs ! Krishna, je meurs !" Par de telles pratiques, ils croient gagner un
grand mérite et plaire au Seigneur en s'occupant pendant toute la nuit."
La crainte que je ne fugue et que je ne rejoigne les Shakti-Bhavas a dû avoir poussé le
swami à me réprimander en public, alors que j’étais assis du côté des femmes pendant
la méditation, un jour. ‘’N’oublie jamais que tu es un homme !’’, cria-t-il, tandis que je
regagnais la section des hommes.
179
Plus sérieusement, le sentiment le plus courant qui surgissait était fraternel, à la
manière de Krishna et d’Arjuna, deux géants spirituels particulièrement vénérés en
Inde et deux amis de toute une vie, le premier étant une âme réalisée et le second, un
chercheur de vérité. Krishna transmit toute sa lumière à Arjuna au cours d’une
grande guerre civile.16
Il aurait été peu sincère de dire que je n’aurais pas aimé une relation personnelle avec
le swami, mais les relations personnelles sont pratiquement impossibles avec ce genre
de mahatma, parce qu’ils ne se considèrent pas comme des personnes ou si c’est le cas,
la personne est une identité subordonnée, et pas l’identité essentielle. Dans son cas, il
aurait probablement été juste de dire qu’en fonction des milliers de personnes avec
lesquelles il entrait en contact tous les mois, il aurait été impossible de cultiver plus
qu’une relation extrêmement ténue avec une minuscule fraction d’entre elles. Je
pense qu’il aimait les humains, en général. Comme il l’admit d’une manière
étonnante dans un moment rare : ‘’Je ne suis pas bon en tête-à-tête.’’ Je n’ai pas à me
plaindre, puisqu’il fut là chaque fois que j’eus besoin de lui, jusqu’à la fin.
Quoi qu’il en soit, notre relation, comme peut-être la plupart des relations, ne
semblait souvent guère être plus qu'une communication entre moi et mes projections
spirituelles. Au bout du compte, toute l’idée de la relation s’avéra être nulle,
puisqu’au final, il n’y avait simplement aucune différence entre nous.
Finalement, il était inutile de me tracasser par rapport à la décision de me rendre à
Hong Kong, car, swami ou pas, j’avais l’autorisation du Seigneur intérieur dans ma
lutte pour me libérer du fardeau de l’ignorance. Il savait plus sûrement que moi que
la Libération dépendait de ce swami mobile. Le problème était que je n'avais pas
vraiment réalisé que j'étais le Seigneur, même si l'expérience suivante semblait
suggérer que je l'étais.
Un jour, juste avant notre départ pour Hawaï, j'étais assis sur mon lit pendant l'aprèsmidi, complètement absorbé dans la paix profonde et parfaite du Soi intérieur,
inondé de lumière, plein d'énergie, chaque cellule étant saturée de félicité, lorsque le
corps disparut ! Ceci n'était pas un problème pendant que je dormais, mais c'était
16
Dans le livre du Dr Charanjit Ghooi, ‘’Human Values and Health’’, une gynécologue obstétricienne mariée et
adepte de Sathya Sai Baba, pratiquant le yoga et engagée sur la voie de la bhakti, on peut lire ceci : ‘’ Aux âmes
qui se sont abandonnées au Divin, Dieu ne manque jamais de communiquer des choses élevées. Si nous
développons une relation émotionnelle aimante avec Dieu, Il établira littéralement un contact avec nous sous
la forme que nous aurons choisie – mère, père, enfant, frère ou sœur, ami(e), amant(e) ou époux(se). Pour les
dévots qui aspirent à Dieu sous la forme du (de la) Bien-Aimé(e), l’Energie divine peut les contacter à tous les
niveaux, physiquement, spirituellement et mentalement, sous la forme d’une présence féminine ou masculine,
selon leurs désirs.’’ (Voir l’article intitulé ‘’La relation à Dieu : différentes perspectives’’, NDT.
180
certainement étrange à l'état de veille. Je demeurai sans corps pendant un moment et
tout à coup... je ne fus plus là !
Absurde, bien entendu, puisque comment savais-je que je n’étais plus là, à moins que
je ne sois là ? Mais c’était absolument vrai : la personne que je pensais être avait été
automatiquement remplacée par un ‘’Je’’ sans corps et sans mental et ce ‘’Je’’ était
vivant sans respirer le moins du monde ! Etant donné que je n’avais ni sens, ni
mental, Je ne pouvais ni voir, ni entendre quelque chose de spécifique, mais Je
pouvais Me ‘’voir’’, comme une Lumière infinie et ‘’M’entendre’’ comme un Silence
illimité.
Combien de temps dura cette non-expérience, qui devait devenir de plus en plus
fréquente avec les progrès dans ma pratique, je ne puis le dire.17 Peut-être quelques
secondes, peut-être quelques minutes, mais quand le ‘’je’’ familier réapparut, je
pensai qu’il devait s’agir de l’Illumination. Le résultat était la connaissance que le
‘’Je’’ était au-delà de toute chose : moi, mon guru et les enseignements. Même si je
n’étais pas encore tout à fait arrivé, je compris que rien dans le monde — pas même
être renvoyé par mon maître, qui était l’unique objet d’amour dans ma vie — ne
pourrait Me changer.
L’expérience engendra un sentiment indescriptible d’extranéité. Lorsque j’arrivai à
Hong Kong et lorsque je pris une photo de visa (4 pour 1 dollar) dans une cabine sur
les quais près du Star Ferry, je sursautai. Ces yeux étranges voyaient, mais ils ne
voyaient plus rien ! Il n’y avait plus personne, là.
Je la montrai à une fidèle qui devint visiblement agitée.
17
Il s’agit du nirvikalpa samadhi. Voici ce qu’en dit Osho, par exemple : ‘’Dans l’état de samadhi, il n’y a plus
d’objet extérieur. On ne peut donc pas dire qu’il y ait connaissance. Ce n’est pas une connaissance dans le sens
de ‘’savoir’’, mais ce n’est évidemment pas non plus de l’ignorance. IL N’Y A PLUS RIEN À SAVOIR. Le samadhi
est différent du savoir et du non savoir, puisqu’il n’y a plus d’objet à connaître ou à ignorer. C’est l’état de
subjectivité pure. N’existe plus que Celui qui connaît, la Conscience pure sans contenu, CELA.’’ Et voici ce que
raconte Jean Herbert à propos de Mâ Ananda Moyi : ‘’Lorsque Mâ (Ananda Moyi) entrait en samadhi, ses yeux
s’ouvraient tout grands, mais son regard devenait fixe et toute expression s’évanouissait peu à peu. Son corps
devenait froid comme de la glace. Toute vie semblait s’être éloignée d’elle mais son visage et peu à peu son
corps tout entier resplendissaient d’un éclat divin. Parfois dix ou douze heures s’écoulaient ainsi et nul ne
parvenait à la faire sortir de son samadhi tant que le moment n’était pas venu. Progressivement sa respiration
devenait plus profonde et lorsqu’elle revenait à son état normal, son être tout entier semblait submergé de
joie.’’ Il est aussi bien connu et bien documenté que le grand saint indien, Ramakrishna entrait régulièrement
en nirvikalpa samadhi rien qu’en entendant des bhajans, des kirtans ou les Noms divins, par exemple, et cela,
pendant des périodes de temps très variables. Précisons encore qu’il ne s’agit pas du stade ultime et que le
sadhaka doit atteindre l’état du sahaja samadhi, avec l’élimination définitive de l’ego, où il pourra demeurer
dans le Soi tout en pouvant fonctionner normalement et librement dans le monde, NDT.
181
‘’Qu’y a-t-il ?’’, dis-je.
‘’C’est flippant, Ram, c’est flippant. Qui es-tu ?’’
Elle se referma comme une huitre et elle m’évita à partir de là, comme si elle venait
tout juste de voir une affichette avec les types les plus recherchés dans un bureau de
poste. Depuis lors, j’ai appris à ne plus partager mes expériences intérieures. Peu
importe leur niveau de spiritualité ou leur proximité, ceux qui n’ont pas fait
l’expérience du grand Vide ne comprennent jamais.
Nous débarquâmes à Guam et nous nous assîmes dans le hall des départs avec le
swami pendant le ravitaillement en carburant. Bien que nous avions été ensemble
tous les jours durant un mois, il n’avait jamais posé une question personnelle. Contre
toute attente, il m’interrogea sur ma profession.
‘’Le commerce, Swamiji’’, dis-je, un peu gêné.
‘’Il n’y a rien de mal à faire des affaires, Ram’’, dit-il. ‘’C’est un métier noble.
Quelqu’un doit bien créer de la richesse pour la société. S’il n’y avait pas d’hommes
d’affaires, il n’y aurait pas de Mission18. En outre, cela t’a permis d’arriver jusqu’ici.
Tout dépend de ta façon de penser. Si tu n’es là-dedans que pour l’argent, ce n’est
pas bien. Mais si tu fais cela comme un service, pour ton développement spirituel,
c’est aussi bon que n’importe quelle pratique spirituelle. Ne sois pas dédaigneux à
cet égard.’’
‘’N’importe quelle pratique spirituelle, Swamiji ?’’
‘’Oui, certainement. La spiritualité ne concerne pas ce que tu fais. Nous avons de
grands saints qui furent bouchers, tisserands, rois, et même prostituées.19 Ce n’est pas
ce que tu fais, mais l’état d’esprit dans lequel tu le fais. Tu ne peux pas toujours agir
sur son karma, mais tu peux changer ton attitude. Si tu dédies ton travail au Soi et si
18
La Chinmaya Mission, NDT. Voici ce qu’on peut lire actuellement sur son site web :
‘’La Chinmaya Mission, organisation spirituelle et à but social, a été fondée en Inde en 1951 par des disciples de Swami
Chinmayananda, et compte aujourd'hui plus de 300 centres dans le monde. Elle est à présent dirigée par Swami
Tejomayananda, depuis 1993. La Chinmaya Mission est un mouvement qui continue de toucher et de transformer tous les
aspects de la vie humaine. En tant que mouvement spirituel, qui vise l’épanouissement intérieur au niveau individuel et
collectif, la Mission propose un vaste éventail d’activités permettant l’étude et la pratique du Vedanta. Mais aussi, la
Mission encourage les activités artistiques et mène de nombreux projets sociaux : programmes de développement rural,
écoles, hôpitaux, dispensaires, formations d'infirmière, maisons pour les personnes âgées, programmes de plantation
d'arbres, actions pour les enfants défavorisés (des bidonvilles ou en zones rurales)….A ce jour, ce sont des millions
d’individus à travers le monde qui bénéficient directement ou indirectement des activités de la Chinmaya Mission : centres
d'enseignement du Vedanta, ashrams, temples, services, projets…’’, NDT.
19 Pour ce qui est des bouchers, je me souviens d’un magnifique exemple dans l’œuvre complète du taoïste, TchouangTseu ; le grand saint Kabir (à la fois hindou et musulman !) était tisserand ; Janaka était roi et il est notamment l’un des
protagonistes de ‘’L’Astavakra Gita ou la connaissance de l’absolu’’, d’Al Drucker ; et ‘’L’Uddhava Gita, ultime enseignement
de Krishna’’, de Swami Ambikananda Saraswati, narre la belle histoire d’une prostituée en voie de sanctification, NDT.
182
tu travailles d’une manière désintéressée, cela te purifiera aussi sûrement que la
méditation ou que toute autre pratique.’’
Au cours d’une interruption dans la conversation, un cafard de la taille d’une petite
souris traversa tranquillement le hall et s’arrêta devant le swami, en agitant ses
antennes.
‘’Il veut son darshan20 !’’, dis-je.
Le swami rit.
Shanti, qui s’était tue jusqu’à présent, demanda quelle attitude adopter à l’égard du
sexe.
‘’Tu ne peux pas arrêter d’un seul coup’’, dit-il. ‘’Les tendances sont trop fortes. Cela
troublera ton mental, si tu essayes d’exercer un contrôle total. A ce stade, il te faut
‘’pécher intelligemment’’, utiliser ton discernement et continuer à pratiquer ta
spiritualité.21 Pour finir, tu te rendras compte que tu commences à te sentir bien à
l’intérieur et la soif de sexe se tarira. Si tu comptes là-dessus pour obtenir du plaisir,
tu ne goûteras pas la grande béatitude du Soi. A un moment donné, il se détachera
tout naturellement. C’est le but.’’22
Tandis que nous remontions à bord de l’avion, je m’émerveillais du concept de
‘’péché intelligent’’. Il ne volerait certainement pas bien haut dans les milieux
chrétiens, mais il était parfaitement sensé. Pourquoi donc se stresser en réprimant des
pulsions naturelles ? Et pourquoi se déchaîner comme une bête à les satisfaire ?
Choisir ses moments avec discernement. Quelle idée sublime et merveilleuse !23
Un riche agent de change indien, le sponsor du yagna, et une poignée de fidèles
souriants nous accueillirent au terminal, ornèrent le swami d’une guirlande, puis
nous emmenèrent rapidement sur l’île de Hong Kong dans une limousine Mercedes
noire. J’étais déterminé à m’occuper de Shanti, puisque c’était la première fois qu’elle
sortait du pays et je demandai à ce que l’on me dépose dans la rue pour trouver un
hôtel, mais le swami en toucha deux mots aux organisateurs. Après qu’ils l’aient
installé dans un appartement en hauteur sur l’île, on nous conduisit dans un temple
sikh à quelques kilomètres de là, où l’on nous donna des chambres. L’hôtel où furent
20
La vision d’un saint. Soit dit en passant, le fait de baigner dans l’aura d’un sage ou d’un saint peut permettre
de faire très rapidement des progrès spirituels, NDT.
21
Des pratiques comme la récitation de mantras ou des Noms divins sont très efficaces : le désir de sexe
diminue progressivement et simultanément, la béatitude intérieure qui provient directement du Soi augmente,
NDT.
22
L’article intitulé ‘’Plaisir, bonheur et béatitude’’, d’Osho, traite également de cette question, NDT.
23
Concernant cette question, voir l’excellent article de Sandra Heber-Percy, intitulé ‘’Spiritualité : la chasteté
est-elle un must ou une occurrence consécutive ?’’, NDT
183
données les conférences était le même hôtel où, à peine trois ans plus tôt, j’avais
passé de nombreux week-ends romantiques et bien arrosés en compagnie de ma
petite amie philippine.
Ma méditation s’était alors stabilisée et je ne faisais plus de va-et-vient dans et en
dehors de l’état divin, mais avec l’aide du swami, j’y plongeais toujours plus
profondément. Je participais avec enthousiasme à chaque activité officielle, je
m’asseyais à l’avant, je restais focalisé à l’intérieur et j’observais avec une attention
soutenue le déploiement de chaque pétale du lotus divin.
Un matin, pendant le cours sur les Upanishads, je sentis une fragrance si subtile que
je faillis me pâmer. Initialement, je pensai que l‘une des Indiennes du cours portait
un puissant parfum exotique, mais l’arôme persista pendant que je retournais à pied
au temple en suivant une artère animée noyée sous le smog. Le lendemain, j’entendis
de la musique céleste qui émanait des profondeurs, alors que des vagues successives
d’une énergie béatifique et picotante me parcouraient le corps.
Durant la séance de questions, je racontai au swami ce qui s’était passé.
‘’C’est bon signe, Ram. L’esprit devient subtil. Notre littérature yoguique documente
abondamment ces expériences. En elles-mêmes, ces expériences miraculeuses ne sont
que de simples phénomènes psychiques temporaires, mais cela montre que tu es sur
la bonne voie. Tu dois aller au-delà jusqu’à la Source.’’24
Le fait que le mental, qui s’oppose par principe à la connaissance du Soi, car elle
supprime en fait ses désirs, commençait à penser spirituellement était le véritable
24
Par rapport à de telles expériences, voici ce que dit Chandra Swami : ‘’S’il vous arrive de voir, d’entendre ou
d’expérimenter quelque chose d’extraordinaire quand vous méditez, n’essayez pas d’interpréter, contentezvous d’observer ce qui se passe. Les expériences surviennent, lorsque votre mental est calme et tranquille. Elles
sont là pour changer quelque chose en vous. Ne faites rien ; elles seront intégrées par votre être intérieur.
N’essayez pas de les interpréter ; ne laissez pas votre mental se mêler de leur travail.’’
Paul Brunton ajoute à propos de Ramana Maharshi : ‘’En entendant quelqu’un lui parler de ses expériences
yoguiques (visions de lumières, sons de cloches, etc.), Maharshi dit qu’elles disparaîtraient comme elles sont
venues. ‘’Conservez la position de témoin. J’ai eu moi-même des milliers d’expériences similaires, mais je
n’avais personne pour me les expliquer.’’
Et encore ce dernier extrait tiré de la biographie de Chandra Swami : ‘’Il eut des visions du Christ, du Seigneur
Rama pendant son exil en forêt, de Swami Ram Teerth, de Swami Vivekananda, de Mère Durga chevauchant le
lion, et du Seigneur Shiva. Il eut également la vision d’Hermès Trismégiste d’Egypte (dont Swamiji put décrire
l’étonnante coiffe alors qu’il n’avait jamais vu de pharaon égyptien). Il eut des visions de quelques êtres réalisés
qui lui étaient totalement inconnus. Ces visions se produisaient spontanément, et Swamiji ne médita jamais sur
l’un ou l’autre de ces saints ou dieux pendant sa pratique. La nuit, il lui arrivait souvent d’avoir la vision d’une
lumière radieuse qui resplendissait dans sa chambre d’un éclat d’or. Cette vision ne durait que quelques
secondes. Plus tard, il dépassa tous ces plans, et les visions s’arrêtèrent. Elles furent remplacées par une joie
profonde qui ne fit qu’augmenter avec le temps. Sa conscience s’éleva vers des niveaux de plus en plus élevés.
Il avait enfin réalisé l’Atman éternel et immuable comme étant sa nature essentielle et son Être véritable’’,
NDT.
184
miracle, et pas les petites expériences yoguiques. Un jour, je remarquai que je
commençais à aimer Shanti d’une manière moins que platonique. Ces sentiments ne
voulaient pas s’en aller, peu importe à quel point j’essayais de les ignorer et donc, je
décidai de les examiner pour voir de quoi il s’agissait réellement et au bout de
quelques minutes, au terme d’une séquence particulièrement juteuse de pensées
inspirées par l’émotion, le mental dit avec une grande assurance : ‘’Ce n’est rien. Tu
n'es pas le corps. C’est le Soi en elle que tu aimes.’’25 Le désir se tarit immédiatement.
Lorsque je fis part de ceci au swami, il me fit un petit speech : ‘’Bien !’’, dit-il avec
l’enthousiasme qui le caractérise. ‘’Le mental se ravise. Tu dois continuer à méditer
sur les enseignements pour qu’ils t’appartiennent en propre. L’expérience du Soi est
naturelle, mais la capacité de pouvoir l’introduire au cœur de la vie est rare. Ces
enseignements réforment le mental et ils le sèvrent de son alliance impie avec l’ego
en lui apprenant à penser à partir du point de vue du Soi.
Notre travail consiste à montrer au mental comment résoudre ses problèmes. La
science spirituelle se base sur la Réalité, et non sur la fausse réalité dans laquelle le
mental est pris. Les problèmes sont là, car le mental pense de manière irréaliste. Il
veut que les choses soient conformes à sa volonté, et non comme elles sont, et donc, il
est toujours en colère, frustré, déçu et morose. Mais s’il apprend à réfléchir à partir
d’une prémisse différente, du point de vue du Soi, il en arrivera enfin à connaître le
25
James avait certainement retenu la leçon de la Brihadaranyaka Upanishad. Dans la Brihadaranyaka
Upanishad, nous trouvons ce dialogue éclairant entre le sage Yajnavalkya et son épouse, Maitreyi. Le
sage lui explique la nature du Soi et des relations mondaines :
‘’O Maitreyi, tu m’étais également chère auparavant, mais en cherchant de cette manière, tu me le
deviens encore plus. Ecoute ce que j’ai à te dire :
L’époux est aimé, non pour l’époux, mais pour le Soi présent dans l’époux.
L’épouse est aimée, non pour l’épouse, mais pour le Soi présent dans l’épouse.
L’ami est aimé, non pour l’ami, mais pour le Soi présent dans l’ami.
Les dieux sont aimés, non pour les dieux, mais pour le Soi présent dans les dieux.
Une chose est aimée, non pour la chose, mais pour le Soi présent dans la chose.
Seul ce Soi existe partout. Il ne peut être connu, car Il est Lui-même le Connaissant.’’
Tel fut l’enseignement profond du sage Yajnavalkya ! Suite à ces enseignements, Maitreyi devient
rapidement une érudite éclairée des temps védiques, au côté de Gargi, une autre femme érudite de
cette époque, à la cour du roi Janaka de Mithila’’ (Extrait de l’article intitulé ‘’L’équanimité, la vraie
sagesse via les Vedas et la Bible’’, de Sri S Suresh Rao, NDT.
185
Soi, et ses problèmes diminueront et disparaîtront. Il ne s’agit pas d’un lavage de
cerveau, parce que le Soi est la Vérité. C’est la Réalité.
La plupart des gens étudient un peu les Ecritures, écoutent quelques conférences,
récitent quelques mantras et s’ils n’obtiennent pas immédiatement des résultats, ils
passent à un autre enseignement ou à un autre guru. Le secret, c’est de s’en tenir à
une seule voie, de l’approfondir, d’entendre les mêmes idées, encore et encore,
suivant différentes perspectives à des moments différents en les comparant à ton
expérience. C’est barbant, mais c’est le seul moyen. J’ai passé sept ans avec mon guru.
Au bout de six mois, je connaissais toutes les idées, mais ce n’était pas assez. Le
mental doit être rééduqué et les connaissances doivent être intégrées par la
contemplation et donc, je suis resté sept ans.’’26
Ce non-événement subtil, une petite mais importante victoire, signifiait que la
réforme avait commencé. Finalement, comme l’ouroboros, le mental se consumera
aussi vite qu’il a grandi. Entre-temps, les miracles continuaient.
Hong-Kong fut un tournant décisif pour Shanti qui doutait sérieusement de
continuer à suivre le swami. Un soir, nous discutions de ses préoccupations et je
l’encourageai à persévérer envers et contre tout et je lui proposai de lui prêter
l’argent nécessaire pour aller en Inde. Le lendemain, après le cours du matin, le
sponsor du yagna nous informa que nous avions été invités par le swami à participer à
un satsang, l’après-midi, dans son appartement.
Aucune expérience dans ce monde, y compris la joie du sexe, ne peut se comparer au
darshan d’un mahatma dans une extase transcendante.27 Quand nous entrâmes,
l’atmosphère était électrique et le swami était assis, droit comme un i, sur un sofa à
26
C’est ce que l’on appelle en sanskrit ‘’sravana, manana et nididhyasana’’.
‘’Sravana, manana et nididhyasana, c.-à-d. écouter, méditer sur ce que l’on a entendu et mettre en pratique ce
qui est dicté par l’esprit transfusé de la sorte, est la méthode par laquelle on peut vaincre les tendances
diaboliques. Quelles sont-elles ? La concupiscence, l’avidité, les désirs immodérés pour tout ce qui a trait au
monde sensoriel, l’égoïsme, etc.’’, précise Sathya Sai Baba dans ‘’La sadhana, le chemin de l’intériorité’’. Il
ajoute : ‘’Il vous faut bien réfléchir, essayer de connaître ce que vous avez entendu et savoir dans quelle
mesure vous allez le mettre en pratique. Votre cœur ne pourra pas parvenir à l‘état de sainteté par le biais de
la simple écoute. Vous devez également réfléchir et méditer par rapport à cela. Cela s’appelle ‘’manana’’ et
après manana vient ‘’nididhyasana’’. Ce n’est qu’après nididhyasana que vous pourrez avoir le bénéfice de
‘’sravana’’ ou de l’écoute. Aujourd’hui, 99 % des gens pensent avoir fait leur travail en écoutant et n’essayent
pas de pratiquer manana et nididhyasana. Sravana, l’écoute peut être comparée à la cuisson qui s’effectue
dans la cuisine. Puis, si nous apportons ce qui a été cuisiné dans la salle à manger pour le manger, on peut
comparer ceci à manana, à la réflexion. Et après avoir mangé, lorsque nous essayons de digérer ce que nous
avons mangé, c’est comparable à nididhyasana. Ce n’est que par l’accomplissement de l’ensemble de ces trois
actions que nous procurons de la force au corps et que nous l’alimentons’’.
Ce point important est encore développé d’une autre façon dans l’article de fond intitulé ‘’La manifestation
divine de l’éducation moderne…Unir l’ancien et le nouveau’’, un article Heart2Heart de Radio Sai Global
Harmony, NDT.
27
Un fait qui est abondamment corroboré dans ‘’Les entretiens de Ramakrishna’’, de son disciple ‘’M’’, par
exemple, NDT.
186
côté d’une baie vitrée offrant une vue spectaculaire sur le port de Hong Kong.
Entouré par une aura blanche aveuglante28, ses yeux luisant comme des charbons
ardents, sa voix puissante ciselait le silence, chaque mot étant fort, précis, éloquent et
imprégné d’amour. ‘’Seul le Soi est réel’’, disait-il, lorsque nous entrâmes. ‘’Ce
monde n’est réel, qu’en apparence.’’
J’avais le sentiment que nous participions à un événement d’une grande importance.
Il nous fit signe d’approcher jusqu’à la zone énergétiquement élevée et les fidèles
firent de la place. A la fin de l’enseignement, quelqu’un posa une question. Il réfléchit
une minute, et puis dit : ‘’Supposez que Ram, ici, et que Shanti discutaient hier soir et
qu’il lui ait dit…’’ Et à ce moment-là, il répéta mot pour mot suffisamment du
contenu de la conversation pour nous faire savoir qu’il avait de toute évidence été là,
alors même qu’en termes de réalité physique, il était à 8 km de là, quand la
conversation eut lieu ! Et puis sans sourciller, il intégra la conversation dans sa
réponse. L’ego n’aima pas envisager les conséquences d’un tel incident, car cela
signifiait qu’il n’y avait nulle part où se cacher. Toutes ses vilaines petites pensées et
ses émotions avides étaient-elles aussi accessibles à cet extraordinaire hommeDieu ?29
Sentant qu’il me tancerait si j’en parlais, puisque parler de miracles était tout à fait
découragé, je n’en pipai mot, non pas que de telles choses puissent être bien
expliquées, de toute façon. Peut-être ces pouvoirs faisaient-ils partie de sa vie depuis
si longtemps qu’il ne pensait pas qu’ils étaient extraordinaires.30
LA BOUTEILLE D’OXYGÈNE
Le swami souffrit d’une crise cardiaque, quelques années avant notre rencontre et
quelques années plus tard, il subirait un triple pontage à Houston après une seconde
crise cardiaque. Pendant des années, les médecins lui conseillèrent de se reposer, une
option qui n’était pas à l’ordre du jour pour un homme qui avait un monde à éclairer
et qui, fidèle à lui-même, finirait par mourir à la tâche.
Pas étonnant que sa santé fut mauvaise. Au moment de notre rencontre, il enseignait
sans relâche depuis plus de 25 ans, de l’aube jusqu’à minuit, 365 jours par an, sans
aucun break, si ce n’est la journée ou les deux journées de voyage entre deux
endroits. Il répondait personnellement à tout son courrier, consacrant les heures
28
Si ce phénomène vous intéresse, vous pouvez consulter l’article du Dr Frank G. Baranowski, de l’Université
d’Arizona, intitulé, ‘’L’aura de la divinité’’, NDT.
29
Il s’agit d’un siddhi dont disposent beaucoup de sages ou de saints hommes de l’Inde, NDT.
30
Tous les pouvoirs ou siddhis sont mentionnés dans les Yoga Sutras de Patanjali et les sages déconseillent
toujours aux sadhakas de les rechercher, car ils peuvent renforcer l’ego et éloigner de la réalisation du Soi,
NDT.
187
entre trois et cinq heures du matin à cette tâche. Je n'ai aucune idée de la taille de la
Mission, mais en dépit de son organisation relativement souple, il y avait beaucoup à
faire sur un plan pratique et le swami, comme un PDG, assurait la cohésion. Son
programme de voyages internationaux, qui était fixé un an et demi à l'avance,
requérait qu’il saute d'une ville à l'autre ou d'un pays à l'autre, tous les dix jours. Bien
qu'il ait pris des mesures pour y remédier, quand je l'ai rencontré, son régime
alimentaire se composait d’une nourriture épicée et de thé sucré au lait. Il souffrait de
diabète, sniffait de grandes quantités de tabac à priser, évitait religieusement
l'exercice et parlait huit ou dix heures par jour. Avec délectation, il décrivait souvent
le corps comme "un seau puant d'excréments et d'urine, de la nourriture pour les
vers". Le fait qu'il ait vécu presque quatre-vingts ans est un hommage à la grâce de
Dieu et aux merveilles de la science médicale.
Quelques jours avant de partir pour Bombay, il m’appela dans sa chambre. Je touchai
ses pieds et il m’invita à m’asseoir. Bien que je n’avais pas discuté de mes projets, il
me dit : ‘’Tu viens aussi en Inde, Ram ?’’
‘’Oui, Swamiji, si vous êtes d’accord’’, répondis-je.
‘’Eh bien, puisque tu es venu aussi loin, il serait dommage que tu repartes
maintenant.’’
‘’C’était très bien, Swamiji. Beaucoup mieux que je ne l’avais jamais espéré. Je pense
avoir compris, mais j’ai besoin de plus de pratique. J’ai déjà été en Inde auparavant et
j’ai vécu beaucoup d’expériences intéressantes, mais sans savoir vraiment ce qui se
passait. C’était un tâtonnement capricieux et aléatoire. J’avais besoin d’un système
global comme le Vedanta pour intégrer le tout.’’
‘’Oui’’, dit-il et il se tut.
Je sentis que quelque chose d’important allait se produire.
‘’Tu sais que j’ai un problème cardiaque, Ram ?’’
‘’Oui, Swamiji, les fidèles en parlent souvent.’’
Il prit une petite bouteille d’oxygène verte et la regarda d’un air amusé. ‘’Parfois, je
n’ai plus assez d’oxygène et je m’évanouis et donc, les docteurs m’ont donné cette
bouteille. Inutile de dire que je ne peux pas la porter en permanence et donc, j’ai
besoin de quelqu’un qui s’en charge. S’il semble que je suis sur le point de
m’évanouir, tu me la donnes et si je suis déjà inconscient, tu introduits cet embout de
plastique dans ma bouche et puis, tu ouvres la valve. Tu n’auras probablement pas à
t’en servir, mais c’est par précaution. Tu as compris ?’’
188
‘’Combien faut-il vous en donner ?’’, dis-je.
‘’Je ne sais pas’’, répondit-il. ‘’Utilise ton propre jugement.’’
Je n’aimais pas cette idée d’assumer pour lui cette responsabilité, mais je ne dis rien.
‘’Est-ce trop de responsabilité pour toi, Ram ?’’, dit-il avec un soupçon de sarcasme.
‘’As-tu peur que je ne meure dans tes bras ?’’
‘’Je pense que je peux assumer, Swamiji’’, dis-je. ‘’Après tout, ce n’est que le corps.’’
Il rit.
Mon tout nouveau petit seva, comme on dit en Inde, était l’équivalent spirituel de
toucher le gros lot à la loterie, car un accès quasi constant à un grand mahatma
m’avait été accordé, ce qui eut pour effet que je devins au courant de chaque pensée,
de chaque sentiment et de chaque fluctuation de son énergie, une promotion
inestimable, puisque plus j’étais intimement en phase avec son appareil, ainsi qu’il se
plaisait à l’appeler, plus vite j’évoluais.
Mon tout nouveau job soulignait aussi le fait qu’il pouvait tomber raide mort à tout
moment et laisser insatisfaite mon aspiration à la Liberté, et il me fit aussi réaliser
que ma passion incontrôlable et mal orientée vers l’expérience était vraiment un désir
illimité de connaître qui j’étais. En conséquence, je devins encore plus un fanatique
de l’Illumination. Le fait de reconnaître pleinement ce désir me maintint fermement
sur la voie, comme une flèche volant vers sa cible.
A peu près un an plus tard, juste avant la fin de ma formation de disciple, je tournais
autour du swami en brûlant d’une telle intensité qu’il se retourna, alors qu’il était
occupé ailleurs.
‘’Qu’y a-t-il, Ram ?’’, dit-il avec irritation.
‘’Qu’y-a-t-il, Swamiji ???’’, dis-je, inconscient de mon désir.
Il parut perplexe, réalisa ce qui se passait et avec un regard d’étonnement
authentique, il dit : ‘’Je n’ai jamais vu quelqu’un ayant un tel désir.’’ Peut-être que
cela lui rappela lui-même au même âge.’’31
31
Dans le Shri Sai Satcharita, on retrouve les qualifications requises pour obtenir la sagesse absolue ou
l’autoréalisation, d’après Shirdi Sai Baba, et comme première qualification, on a mumukshu ou le désir intense
de se libérer : celui qui pense qu’il est attaché et qu’il devrait se libérer de l’esclavage et qui s’y emploie
sincèrement, sérieusement et résolument et qui ne se préoccupe de rien d’autre est qualifié pour la vie
spirituelle, NDT.
189
SA SAINTETÉ
Il serait impossible de décrire le sentiment d’excitation et de promesse au moment où
le jet atterrit sur le tarmac de Bombay International Airport. La dernière fois, debout
sur le pont du vieux bateau en provenance de Mombasa qui entrait dans le port
maritime, je n’étais juste qu’un hippie romantique en quête d’aventure, mû par les
paroles fatidiques de la fille au granola lors de la sainte jam. Cette fois-ci, je profitais
de la compagnie d’un mahatma et j’avais la chance d’avoir les idées claires par
rapport à ce que je cherchais.
Nous entrâmes dans le terminal, le swami devant, Shanti et moi derrière, la bouteille
à oxygène à portée de main. De l’autre côté de la salle, derrière la vitre, une grande
foule de fidèles attendait impatiemment, guirlandes à la main, que le swami ne passe
la douane.
J’aperçus deux fonctionnaires qui se dirigeaient droit sur le swami, certains qu’ils
allaient chopper un riche guru exporté essayant de passer en douce avec une
quantité de montres, d’appareils photo, d’or et de transistors. En réalité, il n’avait que
ses tuniques en soie et ses Ecritures. Quand ils s’approchèrent de lui, il tourna la tête
et je vis distinctement une onde d’énergie similaire à un rayon de lumière passer de
son esprit dans le leur. Ils eurent comme une absence, s’arrêtèrent, regardèrent tout
autour sans plus pouvoir se souvenir de ce qu’ils s’apprêtaient à faire, avant de s’en
retourner tranquillement dans leur bureau. Le swami, indifférent comme de coutume,
franchit les portes pour être accueilli par les fidèles qui le saluèrent et qui
l’entourèrent de guirlandes en chantant des versets sanskrits traditionnels à la gloire
du guru.
Sur le chemin de l’ashram, nous traversâmes l’un des pires bidonvilles de l’Inde et je
fus étonné que notre entourage d’automobiles dernier modèle, avec des gens
prospères qui chantaient le nom de Dieu, n’ait pas attiré davantage l’attention. En
Occident, on aurait pu s’attendre à ce qu’un mécontent en proie à la pauvreté ne
balance une pierre dans un parebrise dans ce genre de situation, mais rien de tel ne
se produisit. A un moment donné, dans un embouteillage, un mendiant passa bien sa
main par une vitre ouverte, mais il s’éloigna avec indifférence, lorsque son désir ne
fut pas exaucé. Il y en a qui semblaient apprécier les chants. A un carrefour, un jeune
garçon dansait sur la musique et un homme enturbanné, avec un singe sur son
épaule souriait.
Situé dans un cadre ressemblant à un parc tout près d’un petit lac au cœur de collines
ondulantes, l’ashram est niché parmi de grands arbres derrière une petite colline,
tout près d’un lac artificiel. Il est doté d’allées généreuses et de jardins bien
entretenus et il pouvait loger environ cent-cinquante étudiants. En plus de deux
dortoirs de trois étages, il compte un réfectoire, une salle de conférence, la petite case
190
du swami, une librairie et quelques autres bâtiments. Au sommet d’une colline offrant
une magnifique vue se dresse un remarquable temple de Shiva en marbre blanc.
A l’exception d’une équipe réduite au strict minimum, l’ashram était désert. De toute
évidence, un certain nombre de riches fidèles qui ne s’attendaient pas à ce qu’il
survive lui retirèrent leur soutien, après qu’il eut subit sa première crise cardiaque,
annulant de facto tous les programmes, mais il les surprit en se relevant tel un phénix
rempli de zèle messianique, et celui-ci prit son envol autour du monde à la recherche
de pâturages plus verts. Endéans un an, l’ashram serait totalement opérationnel et
proposerait un programme résidentiel de deux ans d’études védiques, donné par son
disciple numéro un.
On m’attribua une chambre ombragée par un énorme manguier dans l’un des
dortoirs périphériques. Elle avait des fenêtres avec des barreaux et elle était meublée
d’un lit pas trop confortable, d’une table, d’une chaise et d’une moustiquaire. Dieu
merci, elle possédait l’accessoire le plus indispensable en Asie — le ventilateur au
plafond ! Je me rendis vite compte que garder de petits objets sur le rebord de la
fenêtre était futile, puisque des groupes de singes balayaient périodiquement
l’ashram en subtilisant tout ce qu’ils repéraient. L’un des garçons me dit que le singe
était appelé ‘’hari’’, le voleur, et c’est aussi l’un des noms de Dieu le plus courant, le
singe caché dont l’amour transcendant vole le cœur.
La vie dans l’entourage du swami suivait son cours, comme une mécanique bien
huilée. Un deuxième cours, le matin, et des éléments dévotionnels, comme le culte du
temple, les chants et d’autres petits rituels s’ajoutèrent au programme. Par exemple,
nous mangions tous en silence après avoir chanté le 15ème chapitre de la Bhagavad
Gita, la ‘’Bible’’ hindoue, un rituel émouvant.
Le swami s’était clairement retenu en tournée, acceptant la réticence de l’Occident à
vénérer les saints hommes en se présentant comme un conférencier érudit sur la
philosophie indienne. Il avait même coupé ses longs cheveux. Il était comme un
canard hors de l’eau qui expérimentait l’idée étrange et menaçante d’être bien en
apparence(s). Il n’y a rien à obtenir ici sur la terre. Occasionnellement, il rencontrait
de l’hostilité et un manque de respect. Mais l’Inde fabrique Dieu, comme les Japonais
des voitures et les Français de la nourriture. La première fois, j’en avais déjà eu
quelques aperçus, mais cette fois-ci, je pus observer la superpuissance spirituelle du
monde dans toute sa gloire.
Planant trop haut pour dormir beaucoup, je me réveillai à l’aurore d’un matin
brumeux de l’Inde ancienne. Je pris un bain, mis mon dhoti et mon tilak, je pris mon
châle, puis je suivis le chemin jusqu’à la case du swami, un bungalow de trois pièces
sans prétention, avec des sols en granito et des fenêtres grillagées, d’où une seule
lumière qui provenait de sa chambre diffusait un calme surnaturel. Je restai dans le
191
jardin, enchanté par le parfum des frangipaniers, à égrener mon rosaire en attendant
qu’il sorte.
Endéans les vingt minutes qui suivirent, il apparut dans l’embrasure de la porte dans
une tenue en soie fraîchement repassée, son mala en main, clairement toujours
absorbé dans son état intérieur, des ondes lumineuses cristallines émanant de son
corps. La poignée de fidèles qui attendaient tout près s’approchèrent, offrirent des
fleurs, touchèrent ses pieds, puis se retirèrent sans mot dire. Nous nous rangeâmes
derrière lui, bientôt rejoints par d’autres fidèles ensommeillés qui convergeaient vers
le temple, pendant qu’il traversait lentement les jardins en murmurant
occasionnellement le nom du Seigneur.
En montant le long escalier raide, le swami s’arrêtait souvent pour reprendre son
souffle et pour contempler par-dessus la cime des palmiers le lac au loin, où se
reflétaient les premiers rayons de la lumière du matin. Je pouvais voir qu’il était
visiblement ému par Mother India et par la perspective de méditer dans son propre
temple, au terme d’une longue visite au pays des barbares. Il poussa un profond
soupir et tendit la main vers le matin, comme pour saluer un vieil ami, le nom du
Seigneur aux lèvres, ‘’Narayana, Narayana’’.
Le parfum du jasmin saturait l’air et les lampes à huile clignotaient dans le
sanctuaire. Un prêtre brahmane, nu à partir de la taille et portant le cordon sacré,
psalmodiait des versets sanskrits du Shiva Purana, une œuvre dévotionnelle
ancienne. Le swami s’approcha lentement de l’autel et il se prosterna gracieusement
devant la forme en marbre blanc luisante d’un Shiva souriant en posture de
méditation. "Ce n'est pas devant la statue que nous nous inclinons", disait-il
fréquemment, "mais bien devant Cela qu'elle symbolise".
Nous fîmes le tour de l’autel, puis nous nous assîmes sur le sol en marbre immaculé,
le swami prenant place sur une estrade sur le côté du temple où les rayons du soleil
viendraient bientôt le réchauffer. Après avoir attendu que tout le monde se soit
installé, il dit quelques mots sur la méditation et nous conduisit dans la caverne du
cœur. Une paix profonde enveloppa la pièce, alors que quarante corps étaient assis
sans bouger, le silence n’étant interrompu que par le croassement des corneilles et
par un coup de klaxon occasionnel sur la route dans le lointain.
Des larmes de dévotion s’écoulèrent sur mon visage, en réalisant que j’avais
découvert une religion non dogmatique avec un sens de la véritable révérence. Issu
d’un pays où les églises se confondent aisément avec des cliniques dentaires et où le
chant dévotionnel s’accompagne de guitares électriques, j’étais plus que ravi de
découvrir la vraie sainteté. La raison pour laquelle on appelait le swami ‘’Sa Sainteté’
était désormais parfaitement claire.
192
Après la méditation, nous descendîmes lentement la colline jusqu’à la cuisine pour
prendre le thé avant le cours sur les Upanishads. Personne ne parlait, chacun étant
absorbé dans son monde intérieur.
LE PAPE DE L’INDE
L’Inde est une faille temporelle. Invariablement, le filtre moderne s’y dissout et vous
êtes transporté à une autre époque. Si vous tombez sur un temple vieux de mille
deux cents ans et si vous assistez aux anciens rituels, vous comprendrez vite que rien
n’a changé, y compris les vêtements et les coiffures, depuis des centaines, voire des
milliers d'années. Contrairement à la nôtre, qui se débarrasse sans discernement de
tout ce qui est bon ou mauvais au bout d’une courte lune de miel, et puis qui
entreprend de le réinventer, la culture indienne a préservé l'héritage le plus
important de l'humanité... l'amour de la Vérité.
La culture védique repose sur l’idée que tous les noms et toutes les formes de ce
monde ne sont rien que la Conscience qui, sans vouloir trop entrer dans les subtilités,
équivaut plus ou moins à Dieu. Dieu n’est pas une divinité extraterrestre qui siège
dans un Paradis lointain, d’après la science de la connaissance de soi. Dieu a créé le
monde à partir de sa propre Conscience, comme une araignée tisse une toile à partir
de son corps. Dieu est la substance de la création et l’Intelligence qui la façonne et
l’objectif de la vie consiste à nous dépatouiller des fils collants de la toile de la vie en
explorant la nature de la réalité, et ceux qui y parviennent vivent des vies libres et
comblées.
Plusieurs milliers d’années avant l’ère chrétienne, cette révélation, ainsi que plusieurs
révélations complémentaires obtenues par un groupe d’ascètes forestiers appelés
‘’rishis’’, furent conservées précieusement dans les Védas, les plus anciens textes
existants sur la science de la connaissance de Dieu. Un rishi, c’est quelqu’un qui
’’voit’’ ou qui ‘’connaît’’ Dieu directement. Les rishis fondèrent des académies
forestières, où ceux qui avaient une inclination spirituelle venaient réaliser la Vérité.
Puisque la connaissance de Dieu est la connaissance ultime et que le moyen de la
réaliser s’est avéré efficace depuis des milliers d’années, il demeure intact jusqu’à ce
jour. Toutes les lignées d’âmes illuminées remontent finalement à l’ère védique et audelà.
Par la grâce de Dieu, j’étais tombé sur un authentique rishi et son académie forestière.
On pourrait croire que, parce qu’elle se situait dans la banlieue de Bombay et que
parce que le rishi volait en jet et qu’il portait une montre Omega, les choses avaient
changé, mais la Vérité est la Vérité et elle se transmet, comme elle l’a toujours fait.
Rien que le fait d’entrer dans la classe décorée avec des images de grands mahatmas,
incluant à la place d’honneur le guru du swami, mon grand-père spirituel, et puis
193
entendre les textes en sanskrit, le langage de l’Esprit, inchangé depuis des milliers
d’années, c’était être transporté jusqu’à la source.
Aussi attrayants qu’ils aient été pour moi en Occident, les enseignements devinrent
infiniment plus riches en Inde. Au fur et à mesure que j’appréhendais graduellement
l’idée qui anime le monde du visible, j’en arrivai à comprendre que l’on pouvait
gratter la surface de n’importe quel rituel culturel indien et découvrir le mandala de
Dieu caché en-dessous, une réalisation qui élimina le peu de pessimisme que j’avais
concernant l’avenir de la race humaine. La Vérité serait pour toujours gardée en vie,
parce qu’Elle offre la plénitude.
Dès le deuxième jour, un flot continu d’humanité se fraya un chemin jusqu’à sa
porte. Je fus autorisé à me tenir dans un coin derrière son bureau, lorsqu’il reçut les
fidèle, les invités, les visiteurs et les travailleurs de la Mission. Quel privilège d’être
témoin du profond respect et de l’amour pour l’institution et d’observer la manière
subtile dont ses paroles les soutenaient en dissipant leurs soucis et leurs malheurs, en
donnant un nouveau sens à leur quête.
Il était facile de voir comment il s’était attiré une si large suite. Un jour, nous étions
seuls pendant quelques minutes et je lui fis remarquer qu'il avait une affaire plutôt
pépère, que tout ce qu'il avait à faire, c’était attendre et laisser le Seigneur tout faire.
Il déposa son stylo, ôta ses lunettes, se frotta les yeux et puis dit avec lassitude : ‘’Ce
n’est pas le cas, Ram. C’est ce qu’il te semble en raison de ton état élevé, mais tu ne
sais pas ce qu’il y a derrière tout cela. Je suis parti de rien. Cinq personnes ont assisté
à mon premier exposé. J’ai travaillé dur pendant vingt-cinq ans à bâtir tout cela,
brique par brique. Ce n’est pas du tout un miracle, juste beaucoup de travail.
Pourquoi crois-tu que ce corps soit une telle épave ?’’
Quelques jours plus tard, je compris ce qu’il voulait dire. J’étais tellement énergisé
par mes expériences mystiques que je dormais à peine. Toujours le bad boy, un
après-midi, tandis que tout le monde faisait la sieste, je décidai de me glisser en
dehors de l’ashram pour aller prendre une tasse de thé dans un parc voisin et en
approchant du portail de l’ashram, j’entendis le swami élever la voix. Je me dissimulai
derrière un arbre pour voir ce qui se passait avant de jeter un coup d’œil. Il se tenait
debout au milieu du chemin sous le soleil accablant de l’après-midi, tel un prophète
de l’Ancien Testament, la sueur dégoulinant de son visage, argumentant
passionnément avec un jeune brahmane, un prêtre du temple qui voulait quitter
l’ashram et rentrer chez lui. Le garçon n’était pas intéressé par ce que le swami avait à
dire et répondait à ses invectives par des regards moroses et vindicatifs. Néanmoins,
finalement, sous la pression de la logique du swami et de la force de sa personnalité, il
accepta bon gré, mal gré et à son corps défendant de persévérer envers et contre tout.
Grand homme ou pas, pour le garçon, il était simplement un autre Indien.
194
Cela montrait aussi que les Indiens ont tendance à ne pas prendre la spiritualité pour
argent comptant, celle-ci constituant une part tellement évidente de leur culture.
Quelques jours plus tard, je discutais avec un fidèle, un homme d’affaires de
Bombay, sur l’urgence de parvenir à l’Illumination.
‘’Pourquoi se presser ?’’, demanda-t-il avec jovialité. ‘’Nous avons tout notre temps.
Vous devriez d’abord en profiter, avoir une famille et faire quelque chose de valable
pour la société. Si vous n’y arrivez pas cette fois-ci, vous pourrez y parvenir à
l’occasion de votre prochaine naissance. Pourquoi se précipiter ? A quoi bon ? Nous
avons des mahatmas depuis longtemps et regardez ce pays. C’est sacrément honteux !
Nous ne savons même pas nous occuper de nous-mêmes, comme il faut. Nous étions
mieux lotis sous les Britanniques. Ces yogis devraient sortir de leurs grottes et
trouver un travail honnête. Les meilleurs et les plus brillants esprits de la société sont
assis dans des ashrams à la recherche de moksha."
‘’Oui, mais vous êtes un fidèle. Vous devez travailler à votre Illumination. Le swami
parle jour et nuit de moksha.’’
‘’Eh bien, moksha n’est pas quelque chose à acquérir’’, dit-il. ‘’C’est quelque chose qui
vient de Dieu. Seuls les gens riches peuvent s’offrir le loisir de rechercher moksha.’’
‘’Alors, pourquoi suivez-vous le swami ?’’, dis-je, intrigué.
‘’C’est un grand homme, voyez-vous. Il nous apprend à penser par nous-mêmes, pas
à être embobinés par la religion.
‘’Embobinés par la religion ?’’
‘’Oui, la religion, c’est le fléau de la société indienne. Elle représente tout ce qui est
arriéré, superstitieux. La religion est la force la plus puissante et la plus corrompue
du pays. Pas un seul gouvernement n’a eu le courage de tenir tête à la religion. Les
prêtres contrôlent totalement la vie des gens.’’
‘’Mais ceci, c’est de la religion !’’, argumentai-je en faisant référence à la Chinmaya
Mission.
‘’Oui, mais c’est ainsi que la religion était du temps des rishis. C’est une religion pour
l’homme qui réfléchit et qui rend quelque chose à la société. Le swami est un grand
homme. Il nous restitue notre héritage.’’
Je ne me rendis pas au stand de thé par crainte d’encourir la colère du swami. En fait,
bien que j’eusse parfois goûté au fouet, j’avais tendance à oublier qu’il y avait un
guerrier spirituel redoutable derrière la façade paisible. Je me souviens d’un article
195
d’un journal australien qui l’appelait ‘’le pape de l’Inde’’ et qui disait que ce n’était
pas un bisounours peace and love, mais un vrai tigre.
En plus de confirmer sa déclaration que l’enseignement était un travail difficile, je
réalisai que saint ne voulait pas dire pieux et gentil, mais bien entier et total. Cela ne
veut pas dire qu'il n'était pas aussi incroyablement doux, gentil et très aimable. Et
même si le swami décrivait l’objectif du travail spirituel comme une Conscience sans
désirs, j’étais secrètement heureux de savoir qu’il entretenait de puissants
désirs…pour la bonne cause…parce que le désir était un langage que je comprenais
bien, quoiqu’il semblait y avoir là une contradiction. S’il était le Soi toujours paisible
et toujours bienheureux, alors pourquoi tout ce ramdam pour une si petite chose, un
garçon qui a le mal du pays et qui veut abandonner son devoir ? Je ne réalisais pas
alors que pour quelqu’un qui a la vision non-duelle, il n’y a ni grand, ni petit. Tout a
la même importance, si tant est que cela soit important.
Les doutes générés par l’incident furent résolus quelques jours plus tard, lorsqu’un
fidèle demanda : ‘’Quelle est la bonne attitude à adopter à l’égard du guru,
Swamiji ?’’
‘’Le guru’’, dit-il vivement, ‘’n’est qu’une aide psychologique provisoire. Il est
supposé détenir les enseignements qui révèlent le Soi. S’il donne des conseils, ce
seront des conseils génériques : rechercher le Soi et pratiquer le discernement.
Lorsque le Soi est connu, le Soi devient le guru. Vous ne pouvez pas compter sur le
guru extérieur pour résoudre vos problèmes. Que sait le guru des détails de votre vie,
particulièrement les gurus qui ont beaucoup de fidèles ? Le védanta présuppose que
vous êtes une personne mature, que vous savez comment négocier les courants de
l’existence. Vous devriez vous méfier des gurus qui sont désireux de s’occuper de vos
problèmes. Si vous gardez le détachement et le discernement et si vous permettez à
la vérité d’être le guru, vous progresserez rapidement vers le but. N’avalez pas tout
ce que le guru dit ou fait.’’
Il me regarda droit dans les yeux, puis le regard pétillant, en caressant sa longue
barbe d’une manière théâtrale, il dit : ‘’Quand on a affaire à des gurus, voici une
bonne règle à suivre : plus leur barbe est longue et plus vous devriez douter de leur
identité !’’
Toutefois, comme pour tant de questions apparemment importantes et facilement
mal comprises, mes inquiétudes concernant l’ego du guru s’avérèrent être une perte
de temps, car j’avais reçu l’assurance intérieure inébranlable que je trouverais la
réalisation par son entremise, aussi suivis-je l’approche de le prendre avec tous ses
défauts. Quand je dépassai mon désir de vouloir un saint, je découvris un homme
très intéressant et complexe, extérieurement joyeux et qui aimait s’amuser, mais
intérieurement en acier trempé. Parfois, je le voyais comme un énorme rapace perché
196
sur une haute falaise dans l’attente qu’une proie apparaisse et souvent, mon ego
jouait le rôle du rat, mais jamais il ne jouait avec moi, pas plus qu’il ne paraissait
apprécier ces attaques, à l’instar d’un chat, mais il me dépeçait plutôt
impersonnellement et mécaniquement avec sa logique imparable, comme une
araignée qui enserre indifféremment un papillon de nuit voletant dans sa toile. Que
ces attaques aléatoires proviennent de son ego ou pas, celles-ci m’étaient utiles. Je
prenais ce que j’estimais valable et je laissais le reste.
UNE QUESTION DE POURCENTAGE
Après avoir suppléé aux besoins des fidèles de Bombay, nous visitâmes d’autres
villes et bourgades, en répétant la routine de dix jours avec une régularité mantrique.
Etant jeune et inspiré, j’avais l’énergie pour suivre le programme, mais le swami
n’était pas en bonne santé et il était contraint de puiser dans ses maigres réserves. Un
jour, les docteurs pesèrent collectivement de tout leur poids en insistant pour qu’il
fasse une pause. Je reçus l’autorisation de l’accompagner, mais il disparut sans
donner de détails, aussi me retrouvai-je à faire le planton dans l’ashram pendant
qu’il avait filé à Hyderabad. Ou bien les fidèles avaient été tenus dans l’ignorance ou
bien ils avaient reçu comme instruction de ne pas donner l’adresse, aussi décidai-je
de le retrouver par moi-même.
J’avais à peine franchi les grilles de l’ashram qu’un taxi s’arrêta et il me conduisit à
Andheri où le train pour Bombay venait d’entrer en gare. Nous arrivâmes en ville
une heure avant le départ du train pour Hyderabad. Bien que n’ayant qu’un billet de
troisième classe, le contrôleur me proposa gracieusement une couchette en première
classe et j’arrivai reposé et fringant, le lendemain matin.
Le numéro de la Mission était hors service — un coup dur pour mes plans. Bien que
le téléphone arabe en Inde fonctionnait comme nulle part ailleurs et bien que le swami
était très célèbre, toutes mes recherches s’avérèrent inutiles. Je m’assis, désabusé,
puis je commandai un thé dans un petit café et je décidai finalement de trouver un
hôtel et de réfléchir à mes options. Je réglai la note, puis je pris une rue latérale étroite
où je remarquai un petit sanctuaire consacré au dieu éléphant, Ganesh, qui élimine
les obstacles, l’un des dieux les plus anciens et les plus populaires du panthéon
hindou. On lui avait récemment rendu un culte avec des fleurs et de l’encens. Il y
avait quelques pièces sur un plateau ornemental en étain posé devant ses pieds
potelés. Il paraissait vivant et un sourire béatifique illuminait son gracieux visage
éléphantesque. Après avoir déposé une roupie sur le plateau, je demandai que tout
ce qui faisait obstacle à ma recherche soit éliminé.
Le coup de blues disparut et mon esprit entra dans un état méditatif.
197
Soudain, tout cela me parut ridicule. Comment pouvais-je chercher quelque chose
que j'avais déjà ? Il était mon lien avec le Seigneur, sans nul doute - mais le Seigneur
était là dans mon cœur.
Mon désir disparut et je sentis comme une infusion d’énergie miraculeuse. Le corps
qui semblait lourd et substantiel auparavant semblait subitement léger et
insubstantiel, puis, sans aucune aide de ma part, il se leva pour descendre la rue ! Il
marcha avec une certitude insouciante pendant une dizaine de minutes en tournant
automatiquement ici et là, jusqu’à ce qu’il s’arrête devant la porte d’une demeure de
l’ère Raj.
‘’Sonne, Ram’’, dit la voix.
Un serviteur ouvrit la porte. La voix dit : ‘’Je suis un fidèle de Swami Chinmaya’’ et
on me fit entrer. J’entrai dans la pièce de façade juste au moment où Swamiji entrait
depuis un corridor sur la gauche, avec un regard de surprise authentique sur son
visage habituellement impénétrable.
‘’Comment m’as-tu trouvé ?’’, dit-il. ‘’J’avais donné comme instruction que personne
ne vienne.’’
‘’Vous aviez dit que je pouvais venir’’, répondis-je.
‘’Mais qui t’a mis au courant ?’’, demanda-t-il soupçonneusement.
‘’Personne, Swamiji. Vous aviez oublié de laisser des instructions, aussi ai-je décidé
de vous retrouver par moi-même. J’ai pris le train hier et j’ai erré dans les rues
aujourd’hui, mais sans être verni. Quand j’ai demandé à Ganesh de vous trouver, le
corps a su exactement où aller, comme un pigeon voyageur qui rentrait chez lui.’’
Il marqua un temps d’arrêt pendant une seconde pour intégrer le tout et puis, il
secoua la tête et il dit ‘’Hare Ram !’’, ce qui peut se traduire approximativement par
‘’Bonté divine !’’ ou bien encore ‘’La vache !’’, et puis il dit à l’un des serviteurs qui
gravitaient autour de me donner une chambre.
Chaque matin je me levais quelques minutes avant quatre heures, je prenais une
douche, et puis je regardais dans le corridor pour voir s’il y avait de la lumière qui
passait en dessous de la porte du swami. Puis je rôdais dans le corridor jusqu’à ce que
je sois sûr qu’il ait terminé sa toilette et je m’introduisais dans sa chambre sous le
prétexte de lui apporter une tasse de thé. Une fois à l’intérieur, je me tenais comme
une ouvreuse dans un coin, baignant dans son énergie et méditant sur le Soi.
198
La manière dont Dieu m’avait conduit jusqu’à lui en déplaçant quasiment le corps
dans les rues sans aucune participation de ma part me convainquit que je pouvais
totalement compter sur le swami intérieur, et donc mon attachement à la présence
physique du swami extérieur commença à se dissoudre à cette époque et je parvins à
un stade où la seule pensée de lui me gardait en méditation.
C’est facile de penser constamment à quelqu’un que vous aimez. Plus je l’aimais,
plus il faisait partie de moi, tant et si bien qu’à un moment donné, nous nous mîmes
même à nous ressembler physiquement. Heureusement, je ne souffris point de
l’anxiété de l’amour, cependant, ayant compris que tout le processus faisait partie de
ma sadhana et constituait la volonté de Dieu.
Pas plus tard qu'un mois auparavant, j'avais secrètement passé plusieurs nuits à
dormir sous sa fenêtre dans le jardin, comme un chien fidèle, craignant de perdre le
contact. Je savais que je ne serais pas découvert, premièrement parce que personne
ne serait aussi dingue et deuxièmement, parce que c'était la volonté de Dieu. De
retour en Occident, je l’avais complètement intériorisé et il faisait autant partie de
moi que mon propre esprit, ce qui me laissa toute latitude de quitter sa présence
physique pendant une courte période pour aller m'occuper d'un petit karma familial,
puis de revenir sans interrompre la transmission.
En méditant sur lui au fil des mois, une forme pure apparut dans mon esprit, forme
qui correspondait à mes propres qualités spirituelles, car sur le plan qui dépasse la
personnalité, nous sommes tous la même Personne divine. Fixer mon attention sur
cette image qui jouait dans mon esprit me conduisait invariablement au Soi, la
Lumière qui l’animait.
Le swami était mon guru, parce que son énergie interne éveillait la mienne. Le courant
subtil d’énergie divine entre une âme et une autre est l’unique relation qui plaît à
Dieu et à un vrai Maître. Les gourous de moindre facture se contentent de compter
les corps, de baigner dans l’adoration des fidèles, de dire aux gens ce qu’ils doivent
faire et de tirer satisfaction de leur statut de gourou, mais pas le swami qui soutint
avec zèle sa part de l’équation, une fois que la shakti fut activée. A mesure que notre
relation progressait, je compris qu’il était aussi dévoué que moi à mon Illumination.
Généralement, si je franchissais un nouveau palier, il le reconnaissait, d’une façon ou
d’une autre. Après avoir séjourné à Hyderabad pendant environ une semaine, nous
étions seuls dans le salon en attendant que les fidèles arrivent pour le satsang et je
réfléchissais à notre relation.
‘’A quoi penses-tu ?’’, dit-il d’une manière surprenante, car ce fut la seule fois où il
me posa jamais une telle question.
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‘’Je réfléchis à la relation guru-disciple, Swamiji.’’
‘’Oui, et alors ? Je ne lis pas dans les pensées’’, dit-il d’une manière presque
provocante. Je pouvais sentir qu’une leçon se préparait.
‘’Diriez-vous que je suis votre disciple ?’’, dis-je. Souvent, quand la conversation
semblait se diriger vers une dimension personnelle, la compréhension lui faisait
défaut, commodément, et il prenait la tangente ou il se dissimulait.
Mais il me regarda directement et sur un ton très sérieux, il répondit obliquement :
‘’Eh bien, Ram, le disciple donne 90 % et le guru 10 %. Est-ce que c'est compris ?"
Il me fallut une minute pour piger, car une transaction était une manière plutôt
indirecte de répondre, mais une fois que la pièce fut tombée, j’étais aux anges.
Accomplir 90 % ou plus du travail ne m’effrayait pas, car j’étais capable de tout. Mon
cœur allait pouvoir arriver à ses fins.
De retour à Bombay, le swami avait accepté de faciliter le renouvellement de mon
visa. L’échéance approchait et j’étouffais mon agitation, car il me semblait malpoli de
réitérer ma demande. Il devait expirer un mardi et le lundi, rien n’avait été fait, bien
que je n’avais eu de cesse d’y penser en espérant qu’il s’en rende compte.
Le lundi après-midi, vers trois heures, il avait organisé un satsang avec quelques
fidèles, mais mon esprit refusa de suivre la discussion. Vers quatre heures, un
homme d’âge moyen et bien habillé se présenta, toucha les pieds du swami et s’assit.
Ils discutèrent pendant quelques minutes, puis le swami se leva pour partir et je
commençai à ressentir une angoisse intense. Je provenais d’un milieu juridique et
nous avions toujours nos papiers en ordre. Lorsqu’il arriva sur le seuil de la porte, le
swami se retourna, me montra du doigt et dit à l’homme : ‘’Le visa de Ram est sur le
point d’expirer. Pourriez-vous arranger ça ?’’
L’homme — le chef de la police — y consentit allègrement et nous sortîmes
ensemble, et je pus rentrer à temps pour le dîner, mon visa ayant été prolongé. Le
swami souriait à mon arrivée et il dit : ‘’Tu m’as l’air d’un matou qui vient d’avaler un
canari !’’
‘’Merci !’’, dis-je, ‘’je pensais que vous aviez oublié.’’
‘’Même si c’était le cas’’, dit-il malicieusement, ‘’tu aurais pu méditer dans la prison.
C’est sympa et tranquille, là.’’
‘’Alors, tu les as mis dans ta poche ?’’, demanda-t-il après une courte pause.
200
‘’Dans ma poche ?’’, Swamiji.
‘’Tu as donné le darshan aux flics ?’’
‘’Naturellement, Swamiji ! Et ils ont tous obtenu la Libération, maintenant ! Demain,
il va y avoir une vague de crimes dans toute la ville !’’
LE DARSHAN DE RAMAKRISHNA
Le swami reprit son programme de séjours de dix jours dans différentes villes et
bourgades. Un jour, après avoir pris la parole à l’occasion d’une cérémonie religieuse
à la Mission Ramakrishna, le moine responsable nous faisait visiter l’ashram et nous
arrivâmes devant un petit sanctuaire qui abritait une icône rayonnante de
Ramakrishna. Je fus fortement attiré par cette image et je rompis les rangs et je quittai
ma place derrière le swami. Alors que je me tenais devant celle-ci, je fus submergé par
une puissante énergie, puis transporté en un clin d’œil dans une dimension connue
sous le nom de siddha loka, d’où émanent les corps subtils des âmes illuminées.
Ramakrishna était assis en lotus, les bras tendus, et il me souhaitait la bienvenue. Je
répondis à son geste et entrai dans son chakra du cœur, où je me dissolus dans l’Être
pur en nirvikalpa samadhi.
Quelques minutes plus tard, je fus rappelé à la réalité par un garçon de la Mission,
qui me secouait par l’épaule. Submergé par l’extase, j’ouvris les yeux et je m’aperçus
que j’étais tombé par terre. Swamiji, qui avait l’air très contrarié, se tenait à proximité,
les bras croisés.
En guise d’explication, il dit au moine : ‘’Ram vient juste d’avoir le darshan de
Ramakrishna. Il est très émotif. Il a de la dévotion pour tous les saints.’’
Le moine sourit.
Ensuite, il se tourna vers moi, me tendit un mouchoir orange propre, et en indiquant
la poussière sur mon dhoti blanc, il me dit : ‘’Eh bien, essuie cela ou cela n’ira pas !
Nous déjeunons avec la maharani.’’
J’interprétai cette expérience comme signifiant que j'allais bientôt devenir un siddha,
un être accompli.
201
L’ŒIL DU POISSON
Au cours de cette période, de nombreuses expériences intérieures extraordinaires,
dont j'ai oublié la plupart - ce qui est normal – se produisirent. Elles baignaient toutes
dans un rayonnement subtil, une lumière qui paraissait pulser et se décliner en
plusieurs couleurs éthérées et subtiles, même si aujourd’hui, elle est claire et
immobile. Et toutes s’accompagnaient d’une vibration constante au centre de la
poitrine, que je reconnus comme étant celle de l’amour. Au fur et à mesure que les
jours passaient, je me retrouvai de plus en plus absorbé dans la lumière, et moins
intéressé par les expériences qu’elle générait.
‘’La réalisation du Soi n’est pas une expérience’’, dit un jour le swami en réponse à
une question. ‘’C’est la connaissance que tu es le Soi, la Lumière. Dans le Soi, il n’y a
pas de toi, ni d’expérience. C’est une expérience sans expérience.’’
Je ne fis pas grand cas des expériences, si ce n'est pour m'en émerveiller et les
apprécier au fur et à mesure qu'elles se produisaient. La libération signifie se libérer
même de ces merveilleux trucs intérieurs. Le psychédélisme m’avait fourni
suffisamment d’exotisme spirituel pour remplir une dizaine de journaux intimes,
mais à part indiquer la dimension au-delà du physique, quelle avait été son utilité ?
Les expériences spirituelles surviennent pour préparer l'esprit à la connaissance, et
ma contemplation de la kyrielle de symboles spirituels de la culture védique, celle
des "dieux", contribua aussi à purifier mon cœur et mon esprit. Les dieux peuvent
être considérés comme des entités indépendantes, mais je les considérais comme des
personnifications du Soi sans forme et omniprésent.
Par exemple, la réalisation du Soi équivaut à l'amour pur. Ainsi, nous avons Krishna,
‘’Celui qui attire’’, un a(i)mant divin qui avait 16 283 épouses, d’après la légende, un
symbole du pouvoir immense de l’amour. Radha, la consort de Krishna, incarne le
sentiment passionné de la création pour le Créateur, la colle amoureuse qui maintient
ensemble tous les mondes.
Autre symbole du Soi, Vishnou est le calme infini et omniprésent, la paix qui dépasse
l'entendement. Vishnou repose sur les anneaux d’un serpent au milieu d’un océan
infini de lait dans le sommeil yoguique de l’autoréalisation. Les serpents, l’un des
symboles spirituels les plus courants en Inde, représentent le pouvoir caché ou non
manifesté du Soi, car ils vivent sans être vus, de même que le Soi est caché dans le
royaume au-delà des sens. En vertu de leur immensité, les océans en sont venus à
symboliser la nature illimitée du Soi, et le lait nourricier représente l’amour, l’essence
du divin qui nourrit l’âme, comme le lait maternel nourrit l’enfant.
202
Le talent de l’Inde pour créer des symboles évocateurs n’est nulle part ailleurs plus
évident que dans le nom du temple Meenakshi (temple ‘’de l’œil du poisson’’), situé
à Madurai, dans l’Etat du Tamil Nadu. Je me suis longtemps demandé comment un
édifice aussi merveilleux avait pu recevoir un nom aussi curieux et apparemment
profane. Un jour, je rencontrai un pandit indien du sud de l’Inde qui confirma mes
soupçons : puisqu’'il n'a pas de paupières, l'œil du poisson, comme le Soi, ne dort
jamais.
Plus profondément je plongeais dans mon Être intérieur et plus je commençais à tout
voir comme un symbole du Soi, pas juste les qualités subtiles de mon guru et les
symboles conventionnels, mais chaque aspect de la vie indienne. La terre elle-même,
foulée par les saints et par les sages depuis des temps immémoriaux, semblait
imprégnée de Conscience. À presque chaque coude où une rivière retourne vers sa
source et à chaque coin de rue, on rencontre un temple ou un sanctuaire, le rappel le
plus omniprésent du Soi. Des vaches parées de guirlandes, comme des déesses, au
cours de petits rituels matinaux se pavanent régulièrement dans les rues en arborant
un troisième œil en pâte de santal. La version indienne de nos camions sans âme est
décorée comme les chars des dieux et porte souvent le nom de l'un des nombreux
aspects du Pouvoir omniprésent. Les tableaux de bord des innombrables bus et taxis
incluent invariablement des autels ornés de fleurs en plastique et de minuscules
lumières colorées, et le culte est le premier ordre du jour avant le début d’un trajet.
Presque tous les noms propres ou leurs racines font référence à Dieu. On a
continuellement l'occasion de voir des sadhus vêtus d'orange, des ascètes errants,
dont la vie, comme celle de nos moines, est exclusivement consacrée à la recherche de
la Vérité.
Le feu qui brûlait dans mon cœur voyait partout son reflet.
Un jour, un panneau publicitaire porté par un homme-sandwich, qui était constellé
de symboles étranges et qui faisait la promotion des services d’un chiromancien
tantrique attira mon attention, alors que je descendais une rue animée de
Trivandrum, dans le Kerala, dans le sud de l’Inde. La curiosité me poussa à monter
un escalier usé et branlant, au sommet duquel j’entrai dans ce que l’on pourrait
justement appeler l’antre d’un nécromancien, une pièce sombre saturée d’encens et
décorée de symboles occultes, d’images de dieux et de saints et de totems bizarres.
Derrière un bureau encombré au milieu de la pièce était assis un homme portant des
lunettes d'une quarantaine d'années, d’une grande intensité. Comme je n'accordais
aucun crédit à l'occultisme et comme la lecture de la main coûtait mille roupies,
j'optai pour le spécial à cinquante roupies, juste pour le plaisir. Avant de commencer,
je reçus pour instruction de m'approcher d'un autel élaboré situé sur le côté de la
pièce, puis d'extraire un gros fil de soie de l'un des deux bols en laiton poli placés
sous une photo de Sathya Sai Baba, l'avatar que j'avais vu précédemment vomir un
203
lingam de pierre dans le film joué lors de la sainte jam32, quelques années plus tôt. Je
fis ce que l’on m’avait demandé avant de retourner à ma chaise devant son bureau,
puis je reçus ensuite comme instruction de le déposer sur la paume de ma main
droite et de la refermer en un poing.
‘’Maintenant, placez votre poing au milieu de votre poitrine, fermez les yeux et
récitez votre mantra vingt-et-une fois’’, dit-il.
Après une ou deux répétitions silencieuses, je fus submergé par une puissante
énergie surnaturelle. Au terme de cette récitation, il me fut demandé de rouvrir la
main et à ma grande surprise, vingt-et-un nœuds étaient apparus sur le cordon, à
intervalles réguliers !
LE DÉMON EGO
Etant donné que la date de la troisième tournée mondiale du swami approchait, je
devais m’organiser matériellement et donc, je me rendis en ville pour effectuer des
réservations. Sur le chemin du retour, j’achetai du haschich pour dix roupies à un
vendeur de rue, et quelques jours plus tard, je me retrouvai assis sur le toit du dortoir
de l’ashram à fumer furtivement en pleine nuit ! Si l’on m’avait découvert, on
m’aurait indiqué la porte, sans crier gare.
L’incident était troublant, car je me rendis compte que je n'étais pas aux commandes,
la mascarade semblant se dérouler toute seule, comme si j'avais été possédé par une
énergie obscure et malveillante. Et malgré la prière et une vigilance accrue, des forces
subconscientes allaient bientôt m'attirer dans une situation encore plus humiliante.
32
C’est un épisode qui est souvent très mal compris et particulièrement, quand on le ressort du tout contexte.
Chez Sathya Sai Baba, toute la production de miracles (et en particulier les matérialisations de lingams) n’était
destinée qu’à renforcer la foi des fidèles et elle est plutôt anecdotique par rapport à l’ensemble de son œuvre
et à tout ce qu’il aura légué à l’humanité, notamment via ses institutions et ses organisations de service. Voici
un lien vers un film qui présente le fameux Lingodbhavam, l’histoire du Lingam :
https://www.youtube.com/watch?v=T31tabmwtwM.
Par ailleurs, Swami Chinmayananda tenait Sathya Sai Baba en très haute estime. Les deux leaders spirituels
s’étaient notamment rencontrés à Madras, en décembre 1965, et Sathya Sai Baba avait rendu visite à la
Chinmaya Mission et avait même prononcé un discours pour l’occasion.
(https://sathyasaiwithstudents.blogspot.com/2014/12/when-swami-chinmayananda-called-on-sri.html), NDT.
204
CHAPITRE 7 : LE MONDE BRILLANT DE LA
CONNAISSANCE
RIEN QUE LE MEILLEUR
Lorsque nous arrivâmes à Hong Kong, j’étais prêt à me rendre au temple sikh, mais
le swami m’invita à séjourner auprès de lui dans son appartement luxueux. Cette
invitation confirma mon soupçon que j’étais presque autant une inspiration pour lui
qu’il l’était pour moi.
Un après-midi, j’étais assis dans le living et j’étais en train de rédiger mon journal
intime, lorsque mon stylo cassa.
‘’Ces fichus stylos indiens de pacotille !’’, pestai-je en le jetant dans la corbeille à
papier.
Le swami leva les yeux avec un regard amusé sur sa figure patricienne et dit : ‘’Tu as
un problème, Ram ?’’
‘’Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur, l’Inde est un pays inefficient. Elle
ne sait même pas produire un stylo décent !’’
Il se leva pour aller dans sa chambre et il revint quelques minutes plus tard avec un
stylo Cross en or tout neuf et dans sa boite.
‘’Que fabriquais-tu avec ce stylo ?’’, demanda-t-il.
‘’Je ne sais pas, Swamiji. C’était juste ce que le Seigneur m’a envoyé à ce moment-là.’’
‘’Ce n’était pas assez bon. Et oublie le Seigneur !’’, répondit-il en me tendant le stylo.
‘’Rien que le meilleur pour un homme spirituel !’’.
Quelques mois auparavant, j'avais fait lire mon thème astral par un astrologue
retraité qui vivait à l'ashram et avant la lecture, il m’avait révélé une demi-douzaine
de petits faits sur mes parents et sur ma vie de famille antérieure que je ne lui avais
pas communiqués.
‘’Voyez-vous’’, dit-il, ‘’je ne vous raconte pas ces choses pour vous impressionner,
comme les chiromanciens dans la rue, mais simplement pour vous montrer que c’est
dans votre thème astral.’’
205
Et il procéda à une lecture qui, au fil des ans, s'est avérée exceptionnellement précise.
‘’En conclusion’’, dit-il, le regard pétillant, ‘’ce thème astral prouve que vous êtes
effectivement un grand roi.’’
Je souris et il dit : ‘’Malheureusement, personne n’a assisté au couronnement.’’
Lorsque le swami m’offrit le stylo, j’eus le sentiment que la seule personne qui
comptait avait placé la couronne sur ma tête.33
UN MEMBRE IMPUISSANT
La veille du vol pour Hawaï, je tombai sur le petit sachet tout plat de haschich, pas
plus de quelques grammes, pris en sandwich entre les pages des Ecritures, et je
réalisai que je l’avais inconsciemment transporté via la douane de Hong Kong. Ma
réaction immédiate fut de vouloir m’en débarrasser, non seulement parce que c’était
de la drogue de mauvaise qualité dont je ne voulais pas, mais aussi parce que sa
découverte par la douane aurait mis un terme à ma relation avec le swami et m’aurait
causé de nombreux problèmes judiciaires et peut-être même un court séjour derrière
les barreaux.
Chose incroyable, je ne pus m’en séparer, comme s’il s’agissait d’un membre infirme
ou d’une cicatrice et en lieu et place, je le glissai au milieu d’une pile de billets de cent
dollars tout neufs dans mon portefeuille.
Au moment d’embarquer sur le vol à destination d’Honolulu, le swami m’invita à
m’asseoir avec lui en première classe.
‘’Je n’ai pas de billet de première classe, Swamiji. Ils me demanderont de partir.’’
‘’Ne t’inquiète pas pour ça, Ram. Si on te le demande, tu pourras partir’’, dit-il
sereinement.
Mon mental commença à s’agiter, alors que l’hôtesse s’approchait. Le swami se
contenta de lui lancer un regard et son esprit se vida complètement.
33
Dans le Bhagavata Vahini de Sathya Sai Baba que j’ai eu le privilège de traduire, notamment dans l’épisode
du couronnement du roi Parikshit et de l’établissement de son thème astral, on peut remarquer toute la
considération dont jouit l’astrologie indienne, quand elle est bien pratiquée, NDT.
206
Elle hésita, comme si elle essayait de se rappeler ce qu’elle pensait et elle dit : ‘’Il est
temps d’attacher votre ceinture, Monsieur’’ en me tendant un oreiller avec le sourire.
‘’Nous sommes sur le point de décoller.’’
Je me tournai vers le swami qui me rendit une œillade malicieuse.
‘’Souviens-toi, Ram, rien que le meilleur.’’
Après le décollage, il m’estomaqua une seconde fois en commandant un bourbon
avec de la glace qu’il sirota avec grand plaisir.
‘’Si seulement les fidèles pouvaient le voir maintenant !’’, songeai-je.
Ensuite, il décida de papoter, un nouvel écart important par rapport à la forme. Peutêtre essayait-il d’être un type normal et je m’en sentis honoré.
Mais en y pensant, je compris qu'il disait qu'il ne fallait pas trop s'enfermer dans
l'idée que l'on se fait de sa propre personne, que même les grands swamis doivent
‘’pécher intelligemment’’ pour garder la raison.
Nous débarquâmes avant de passer l’immigration et de faire la queue devant la
douane. Je me dis que tant que j’étais dans sa bulle d’énergie, il n’y aurait pas de
problème, mais un autre guichet s’ouvrit et il avança là-bas au signal d’un agent en
me laissant derrière, accroché à la bouteille d’oxygène. Quand mon tour arriva, il
avait disparu dans les entrailles du terminal.
Les cheveux longs, les vêtements indiens et la bouteille d’oxygène, tout cela faisait un
peu trop pour les agents des douanes et ils passèrent mes bagages au peigne fin
avant de me conduire dans une pièce spéciale où je dus subir une fouille corporelle,
après m’être déshabillé. Pendant que je me rhabillais, l’agent demanda à voir mon
portefeuille, que je lui présentai sans trahir ma nervosité. Il examina l’intérieur, mais
sans toucher à l’argent, craignant peut-être d’être accusé de vol, et il me le restitua
avec un air de déception sincère.
Après avoir déposé le hachisch dans une poubelle, j'appelai la personne de contact
pour savoir où le swami séjournait. Ananda Ma, la marraine du yagna, qui était
originaire d’Honolulu et très aisée, l’avait logé dans une suite à 200 $/jour au dernier
étage de l’un des meilleurs hôtels de Waikiki. Je sonnai à la porte et je me retrouvai
confronté à une femme blanche, belle et bien habillée, avec des cheveux grisonnants,
un air contrit et la psychologie d’un pit-bull, l’antithèse même de son nom de ‘’Mère
béatifique’’.
207
"Qu'est-ce que vous voulez ?" dit-elle en me regardant soupçonneusement à travers
l’entrebâillement de la porte, telle une mé(na)gère avisant un marchand ambulant
qui faisait du porte-à- porte.
‘’Veuillez dire à Swamiji que Ram est ici, je vous prie’’, dis-je en lui envoyant un peu
d’amour qui s’étiola et qui mourût aussitôt qu’il toucha son aura. Je la vis tourner les
talons, tout en se demandant comment m’envoyer balader.
‘’Qui est-ce ?’’, demanda le swami qui était au courant de son jeu.
‘’C’est Ram’’, dit-elle, dépitée.
‘’Faites-le entrer.’’
Certaines Ecritures assurent qu’une personne qui ment à son guru passera mille vies
en enfer. Jusqu’à présent, je ne m’étais encore jamais mis dans une telle situation,
mais cette fois-ci, je n’en fus pas bien loin.
‘’Des problèmes avec la douane, Ram ?’’, demanda-t-il en levant les yeux de son
travail.
‘’Oui, Swamiji. C’était mon attirail. Ils ont pensé que j’étais anormal’’, dis-je en lui
tendant la bouteille d’oxygène.
‘’Il n’y a pas de loi contre les fringues. Que voulaient-ils ?’’
‘’Ils ont leurs profils, Swamiji. Cela veut dire que s’ils n’aiment pas votre look, ils
peuvent vous enquiquiner.’’
‘’Que voulaient-ils ?’’, répéta-t-il.
‘’Ils cherchaient de la drogue.’’
‘’Eh bien, c’est une bonne chose que tu n’en n’avais pas’’, dit-il d’une manière telle
que je pensai qu’il savait. Peut-être était-ce une projection de ma culpabilité.
‘’Ils ont été déçus. Ils m’ont même fait me déshabiller, en fait. Vous ont-ils causé des
problèmes ?’’, dis-je en poursuivant la conversation.
‘’Ceci n’est pas mon karma’’, dit-il énigmatiquement en retournant à son travail et en
me faisant signe de m’asseoir.
208
Je ne pouvais dire ce qu’il pensait. La façon dont il dit ‘’Ceci n’est pas mon karma’’
me fit penser que cette déclaration avait une signification autre que l’évidence.
C’était un maître du sous-entendu. Je me souviens qu’une fois, après une conférence
en Amérique, un petit gourou indien était venu lui présenter ses respects,
accompagné de quatre ravissantes jeunes fidèles. Celui-ci se présenta, et indiquant
les femmes en tentant d’impressionner le swami, il dit : ‘’Et voici mes adeptes,
Swamiji !’’. ‘’Et quelle est la suite ?’’, répondit le swami. Peut-être étais-je là un peu
paranoïaque, mais cela n’avait pas d’importance, car cela s’arrêta là.
Je pris place sur le canapé et j’entrepris d’égrener mon rosaire, avec la Mère
béatifique qui respirait comme un dragon à proximité. Au bout de quelques minutes,
je m’installai et posai mes pieds nus sur le bord de la table basse, un geste
décidément bien impoli.
‘’Enlevez-moi ça !’’, dit-elle avec véhémence. ‘’Qui pensez-vous donc être ?’’
Je la regardai d’un air indifférent et les laissai quelques secondes de trop, ce qui
l’incita à m’envoyer une bordée d’injures qui aurait fait rougir une poissonnière.
‘’Pourquoi ne dites-vous rien ?’’, lança-t-elle, lorsqu’il fut clair que je ne mordrais pas
à l’appât.
‘’Qu’y-a-t-il à dire ?’’, répondis-je. ‘’Clairement, vous avez une dent contre moi. Je ne
souhaite pas entrer dans une polémique, mais si vous voulez mon avis, je pense que
vous n’êtes pas en colère pour la raison que vous croyez.’’
Les oreilles du swami se dressèrent.
‘’Et qu’est-ce que cela pourrait être ?’’, dit-elle avec dédain.
‘’Je n’en suis pas certain, mais cela ne peut pas avoir de rapport avec moi, puisque
vous ne me connaissez même pas.’’
‘’Je n’ai pas besoin de vous connaître pour savoir que vous avez de mauvaises
manières !’’, répliqua-t-elle sèchement.
‘’C’est une affaire d’opinion’’, répondis-je. ‘’Moi, j’ai simplement le sentiment qu’un
si petit manquement à l’étiquette ne devrait pas susciter une telle colère. Mon
sentiment, c’est que vous êtes en colère, parce que vous ne pouvez pas garder le
swami pour vous toute seule.’’
J’avais manifestement fait mouche, parce qu’elle tourna les talons et elle sortit en
trombe, furibarde.
209
Le swami éclata de rire, et en me regardant affectueusement, il dit : ‘’Très bien Ram,
ça plane pour toi !’’
UN GENRE DE BÉATITUDE DIFFÉRENT
Selon la légende, Bouddha, comme de nombreuses âmes illuminées, lutta
vaillamment contre une tentatrice appelée Mara, qu’il vainquit juste avant
d’atteindre l’Illumination. Par la grâce de Dieu, j’avais terrassé le démon de la
drogue, mais une nouvelle leçon pleine d’ironie m’attendait. Ma Mara était une
femme d’une trentaine d’années nommée Maria qui fit preuve d’un intérêt fort peu
spirituel à mon égard pendant le premier yagna d’Hawaï.
Je venais juste de prendre place pour l’exposé du soir, lorsqu’elle apparut, telle une
star de cinéma, et prit place ostensiblement à côté de moi.
‘’Comment ça va, Ram ?’’, dit-elle, la voix gorgée d’amour en me saisissant la main.
‘’Comme c’est bon de te revoir !’’
‘’Très bien, Maria’’, répondis-je en pouvant à peine masquer ma nervosité.
‘’Tu es toujours avec le swami ?’’, dit-elle en soulignant l’évidence.
‘’Je n’en n’ai jamais assez !’’, répondis-je. ‘’Et je ne partirai pas tant que je n’aurai pas
obtenu moksha.’’
‘’Mais tu m’as l’air complètement libéré !’’, dit-elle en me caressant affectueusement
le dos de la main.’’
‘’Certes, cela a été formidable l’Inde avec Swamiji’’, répondis-je. ‘’Mais il y a plus.’’
‘’J’aimerais t’entendre parler de ton voyage’’, dit-elle.
‘’Eh bien, pourquoi pas ?’’
‘’Peut-être que nous pourrions nous rencontrer après la conférence’’, dit-elle.
‘’Il y a un satsang à l’hôtel’’, répondis-je.
‘’Mon Dieu, tu es vraiment assidu. J’aime cela. Et demain ?’’
‘’A peu près le seul moment de libre que j’ai, c’est l’après-midi.’’
210
‘’Alors, déjeunons ensemble !’’
Nous nous retrouvâmes pour déjeuner au Royal Hawaiian et nous nous assîmes à
l'extérieur sous un parasol, sur la véranda qui surplombait la plage, et nous nous
délectâmes d’un bon repas. Je lui fis part de mes expériences spirituelles, en espérant
qu'elle comprendrait que je n'étais plus sur le marché, mais ma spiritualité parut
l'exciter encore plus.
‘’C’est incroyable !’’, dit-elle, lorsque j’eus terminé. ‘’Et la façon dont tu le racontes le
rend si vivant ! Viens, allons nous promener.’’
Saisissant ma main, elle m’attira sur la plage. C’était une femme séduisante, plus
âgée que moi de quelques années, bien habillée et manifestement riche. Je voudrais
pouvoir rapporter que mon esprit resta solidement ancré aux pieds du Seigneur,
mais il se mit immédiatement à contempler un toute autre genre de béatitude. Nous
arpentâmes la plage, bras dessus, bras dessous en papotant et en flirtant.
‘’Je dois y aller, maintenant’’, dis-je après que nous ayons fait l’aller et retour jusqu’à
Diamond Head. ‘’Le swami va bientôt terminer sa sieste et le satsang va débuter dans
quelques minutes.’’
‘’N’y va pas aujourd’hui, Ram’’, susurra-t-elle. ‘’Viens plutôt chez moi prendre une
tasse de café. Il y a beaucoup d’autres choses que je désire connaître à ton sujet.’’
Une voie totalement différente s’ouvrait devant moi et je devais être clair.
‘’Je regrette, Maria. J’aimerais bien, mais je ne peux pas rater le satsang. Le swami va
m’attendre.’’
‘’T’attendre ?’’, dit-elle dubitativement. ‘’Je n’imagine pas qu’il attende qui que ce
soit.’’
‘’Eh bien, tu as d’un certain point de vue raison’’, répondis-je, ‘’mais il a des idées
très traditionnelles et si je rate un seul satsang, il va me demander ce que je fabrique
et je ne souhaite pas devoir lui dire que j’étais en train de prendre le café chez une
dame charmante pendant le satsang, ce qui ne passerait pas trop bien.’’
‘’Tu te moques de moi ?’’, dit-elle, très déçue. ‘’Qui est-il donc ? Ton père ?’’
‘’Pas exactement, Maria, mais il s’agit plus que de simples conférences, ici. C’est un
grand mahatma et je suis son disciple. Je dois agir, comme il l’entend.’’
‘’Cela me semble très étrange’’, dit-elle.
211
‘’Ne me comprends pas mal’’, répondis-je. ‘’Je veux agir, comme il l’entend. Je ne suis
pas un crétin, Maria. Je sais ce que je veux et j’ai besoin de lui. Et il veut pour moi ce
que je veux et donc, ce n’est pas comme si j’étais juste là par devoir ou par simple
curiosité. Il a fait beaucoup pour moi et je n’en serais pas là où j’en suis aujourd’hui
sans lui. Je ne peux pas le décevoir, car il m’a conduit là où je n’aurais jamais pu
arriver seul. Je dois respecter certaines règles ou alors, tout passe à la trappe.’’
‘’A la trappe ?’’
‘’Moksha et la relation avec le swami.’’
‘’T’es incroyable !’’, dit-elle.
‘’Pourquoi ?’’
‘’Tu crois vraiment ce truc de Libération ?’’
‘’Je n’y crois pas, Maria. Je sais ce que c’est. J’y ai goûté. Je l’ai, la plupart du temps. Il
y a juste encore quelques petits doutes qui s’interposent. Pourquoi ne devrais-je pas y
croire ?’’
‘’T’es incroyable !’’, dit-elle, incapable de cacher son irritation. ‘’Tu es très
grandiloquent. Tu penses réellement pouvoir obtenir ce que le swami a. Comment
peux-tu seulement te comparer à lui !’’
‘’Le swami était juste un mec normal, quand il avait mon âge, Maria. Il n’est pas
devenu ainsi du jour au lendemain. Il a travaillé dur sur lui-même pendant plus de
vingt-cinq ans. C’est possible, je le sais, et je suis bien en chemin. Je dois faire
correctement les choses. Je serais ravi de te rencontrer l’après-midi, mais je ne peux
rien rater.’’
‘’Je dois dire que j’admire ton courage’’, répondit-elle, l’amour revenant dans le ton
de sa voix. ‘’Puis-je te déposer à l’hôtel ?’’
‘’Je dois passer par ma chambre pour y prendre ma Bhagavad Gita pour ce soir’’,
répondis-je.
‘’Pas de problème. Je t’emmène.’’
N’étant pas quelqu’un à qui l’on disait non, Maria se rendit compte que j’étais
vulnérable. Peut-être qu’elle aimait les défis. Aussitôt que je pris place pour la
conférence du soir, elle apparut et s’installa. Le swami avait l’esprit vif et n’était pas
212
naïf. Il remarquerait un profil et il en tirerait les conclusions. Je ne voulais pas qu’il se
fasse des idées.
‘’Comme c’est chouette de te rencontrer ici !’’, dit-elle d’une voix sexy.
‘’Salut, Maria. Tu vas bien ?’’
‘’Super ! Vraiment super ! Je ne puis dire à quel point j’apprécie de m’asseoir à côté
de toi. Tu as tellement d’énergie’’, dit-elle en me caressant le dos de la main,
provoquant la panique.
‘’Merci du compliment.’’
‘’Oh, ce n’est pas un compliment, Ram. C’est la vérité. Tu possèdes une énergie
formidable’’, répondit-elle en caressant mon ego dans le sens du poil.
‘’A propos’’, poursuivit-elle. ‘’Que fais-tu après la conférence ?’’
‘’Je vais au satsang, comme à l’accoutumée’’, dis-je.
‘’Oh’’, dit-elle, ‘’je viens juste de parler à Ma et elle m’a dit que le swami avait besoin
de se reposer et qu’il ne donnerait aucun satsang, ce soir. Il prendra son repas et il ira
dormir tôt. Alors, pourquoi ne passerais-tu pas chez moi pour m’en dire plus à
propos de ton voyage en Inde ? Je songe à y aller.’’
‘’Je verrai bien après la conférence’’, dis-je en ôtant ma main. A présent, c’est le
moment de ma méditation’’, mentis-je, car j’étais déjà en méditation.
Lorsque nous sortîmes dans la chaude soirée tropicale, elle me prit par le bras et
suggéra une promenade sur la plage. Trop confus que pour résister, j’y consentis. Si
on m’avait attrapé avec de la drogue, on m’aurait placé en détention et j’aurais alors
eu le bon sens de ne plus jamais me représenter, mais là, c’était différent. Si je
couchais avec elle, le bruit se répandrait et je serais démoli. Et les choses évoluaient
de la sorte que, si je ne couchais pas avec elle, elle pourrait rancunièrement raconter à
la Mère béatifique que j’avais bien couché avec elle en lui offrant une occasion en or
de se venger. Je me sentais piégé et déçu de ne pas être aussi loin au-delà de ma
sexualité que je ne le pensais.
J’eus soudain la nostalgie de l’Inde, le pays originaire du Kama Sutra où
ironiquement, la tentation n’avait pas été un problème. Une femme n'aurait jamais
fait connaître ses sentiments à un homme en dehors du mariage. Et les vues du swami
sur la sexualité ne correspondaient pas du tout à la philosophie d’avoir le beurre,
l’argent du beurre et le sourire de la crémière en prime ! Il me considérait comme un
213
homme maître de ses sens. Pour lui, Dieu était Dieu et le sexe était le sexe, un
‘’cloaque puant de sensualité’’. Toutefois, j’étais dans la fleur de l’âge et de retour en
Amérique, où la révolution sexuelle battait son plein et dans la position flatteuse de
disciple d’un Maître spirituel.
Je réussis à la tenir à distance avec un discours inspiré sur des sujets plus élevés
pendant le restant de la soirée, mais au moment de nous quitter, elle m’embrassa
avec une telle fougue que mon corps tremblait comme une feuille sous la b(r)ise, en
montant les escaliers vers ma chambre.
Si j’avais aimé mon Maître autant que je m’aimais moi-même, je n’aurais pas accordé
à Maria le temps de cette journée. Non pas parce que je partageais ses vues assez
primitives, mais compréhensibles sur le sexe, mais parce que le sexe n’était pas dans
mon contrat. Et secundo, cette attirance n'avait rien à voir avec le véritable amour.
Au fond de lui-même, je pense bien que le swami n’en n’avait rien à foutre, mais
c’était un maître spirituel, un personnage public et un hindou conservateur qui vivait
une vie morale impeccable, et tout ce que je faisais se reflétait sur lui et donc, je
n’aurais jamais dû, ne fût-ce que prendre cela en considération.
Le verset du cours du matin était tiré d’un texte ancien intitulé ‘’Narada Bhakti
Sutra’’. Il établit la distinction entre l’amour de Dieu et celui d’une maîtresse. Même
dans mon état confus, l’ironie était incontournable. Après, luttant toujours avec mon
désir, j’allai me promener sur la plage et fidèle à lui-même, l’ego s’efforça
puérilement de me convaincre que je pourrais donner à Maria ce qu’elle voulait sans
en subir des conséquences fâcheuses.
Je quittai la plage et comme au bon vieux temps j’arrivai sur l’International Market
Place qui venait d’ouvrir pour les affaires. Cette belle matinée fraîche, avec le soleil
qui filtrait à travers les palmiers en illuminant les gouttes de pluie qui s’accrochaient
toujours aux feuilles vertes des plantes tropicales, me rappela cette matinée où le
Seigneur avait interrompu mon désespoir et reprit le contrôle de ma vie devant le
bureau de poste, à peine à deux blocs de là.
À une vingtaine de mètres, devant moi, je remarquai une jeune femme qui arrivait
dans ma direction. Tandis qu’elle se rapprochait, je pouvais sentir l’énergie sexuelle
se concentrer à un point tel que je crus avoir un orgasme. Et puis soudain, alors
qu’elle se trouvait à à peu près cinq mètres de moi, elle monta le long de la colonne
vertébrale et devint de plus en plus fine jusqu’à ce qu’elle s’arrête dans le chakra
frontal, où elle se transforma en une puissante lumière radieuse et elle resta là
pendant une fraction de seconde. Puis juste quand nous étions sur le point de nous
croiser, mon esprit se mit comme en phase avec le sien et la lumière transperça son
chakra frontal, tel un laser. Elle se fendit immédiatement d’un sourire éclatant et
214
accourut vers moi en s’exclamant : ‘’C’est vous ! C’est vous ! C’est vous qui avez fait
cela !’’
‘’Non’’, répondis-je. ‘’Cela s’est juste produit.’’
‘’Mais c’est venu de vous. J’ai pu le sentir. Mon Dieu, qu’est-ce qui m’arrive ?’’, ditelle, prise dans une merveilleuse expérience intérieure. Qui êtes-vous ? Qui êtesvous ? Qu’est-ce qui se passe ?’’
Je l’invitai à s’asseoir sur un banc proche.
‘’C’est merveilleux !’’, dit-elle. ‘’Sensationnel ! Qu’est-ce que c’est ?’’
‘’L’expérience du Soi intérieur’’, répondis-je.
‘’Le Soi intérieur ?’’
‘’Oui, tout comme vous avez un moi extérieur, un corps et un mental, vous avez un
Soi intérieur, spirituel.’’
‘’C’est incroyable, absolument incroyable ! Je ne me suis jamais sentie aussi bien !’’
‘’Nous appelons cela la félicité, la joie du Soi’’, répondis-je.
‘’Nous ? De quelle religion êtes-vous ?’’
‘’Je n’ai pas de religion. Je suis le disciple d’un swami indien et je suis la voie de la
connaissance de soi.’’
‘’Mais comment avez-vous fait cela ?’’, demanda-t-elle.
‘’Je n’ai rien fait. Ceci fut autant une surprise pour moi que pour vous. Je marchais
simplement en pensant à certaines choses, quand j’ai senti cette puissante énergie qui
s’élevait et qui se concentrait. Et avant que je n’aie pu comprendre ce qui se passait,
elle vous a été transmise. C’était entièrement la volonté de Dieu.’’
‘’Dieu ? Je ne crois pas en Dieu !’’, répondit-elle.
‘’Cela n’a aucune importance. Dieu croit en vous et Il voulait que vous
L’expérimentiez.’’
‘’Etes-vous fou ? Personne n’expérimente Dieu. C’est juste la croyance de certaines
personnes.’’
215
‘’"Peu importe comment vous L'appelez", dis-je. "Peut-être que Dieu n'est pas le
meilleur terme. Nous L'appelons le Soi. C'est un genre d'Energie spirituelle
dynamique sans forme. Je ne l'aurais pas cru non plus, mais cela m'est arrivé trop de
fois pour en douter."
‘’Par l’entremise de votre gourou ?’’, dit-elle, dubitativement.
‘’Oui. Quand le Soi intérieur est éveillé, beaucoup de choses étranges se produisent,
des choses qui peuvent provoquer beaucoup de confusion. C’est ainsi qu’il est bon de
se trouver dans l’entourage de quelqu’un qui connaît le monde intérieur, qui peut
vous aider à décoder ce qui se passe, un guide.’’
‘’Je pense que vous devez être mon guru’’, dit-elle.
‘’Non’’, répondis-je. ‘’Je ne suis pas un guru. J’ai encore beaucoup à apprendre. Ce
genre de choses se produit, lorsque l’esprit se concentre. Ce n’est pas quelque chose
que je contrôle. Je suis juste un étudiant.’’
‘’Alors, où est votre guru ? Peut-être que je pourrais le voir.’’
Je lui parlai des conférences, lui donnai une accolade et je continuai mon chemin,
rempli d’émerveillement. Ce ne fut pas avant la fin de l’après-midi que je songeai à
Maria. Le désir avait totalement disparu.
Le cours du soir consista en un exposé du swami sur les versets suivants de la
Bhagavad Gita :
‘’Quand l’esprit s’attarde sur les objets des sens, il s’ensuit de l’attachement.
De l’attachement naît le désir qui suscite de la colère.
La colère génère de la confusion qui résulte en perte de mémoire.
La perte de mémoire anéantit l’intelligence et l’âme périclite.
Mais celui qui maintient la discipline en se mouvant parmi les objets des sens avec les sens
libérés de l’attraction et de la répulsion et sous le contrôle du Soi atteint l’état le plus élevé.’’
A la fin de la conférence, Karen, la femme du marché, s’approcha et dit : ‘’J’ignore ce
qui se passe, mais c’est vraiment merveilleux ! Cela continue toujours. Pensez-vous
que je pourrais parler au swami ?’’
‘’Il y a une petite réunion, ce soir, après la conférence. Je vous y emmènerai. On
pourra y poser des questions.’’
‘’Je ne sais pas comment vous remercier’’, dit-elle, avec un sentiment réel.
216
‘’Ne me remerciez pas. Remerciez le Seigneur !’’
Alors que nous sortions, Maria arrivait, tirée à quatre épingles et belle à croquer.
‘’Voici Karen’’, dis-je. ‘’Nous allons au satsang. Voudrais-tu nous accompagner ?’’
‘’Non merci, Ram’’, dit-elle, manifestement déçue. ‘’J’avais espéré que nous
pourrions aller nous promener.’’
‘’Que dirais-tu d’aller déjeuner demain au Royal Hawaiian ?’’, dis-je.
‘’D’accord !’’, dit-elle en dressant l’oreille. ‘’A midi ?’’
‘’OK, à midi. A bientôt, alors.’’
‘’Qui était-ce ?’’, dit Karen avec intérêt.
‘’Une dame qui en pince pour moi’’, répondis-je. ‘’Je dois l’envoyer promener, mais je
déteste blesser les sentiments d’autrui et je m’en occuperai demain.’’
‘’Ainsi donc, être un disciple signifie que vous avez votre lot de femmes superbes !’’,
dit-elle.
‘’J’en ai besoin — comme d’un trou dans la tête. Je ne suis pas un saint !’’
L’intérêt de Karen se reporta sur le swami pendant le satsang et je respirai plus
librement.
Le lendemain, pendant que nous sirotions un café après le déjeuner, Maria dit : ‘’Tu
sais, Ram, je pense que je te dois des excuses.’’
‘’Pourquoi ?’’, dis-je, surpris.
‘’Pour ne pas avoir apprécié à quel point tu t’investis dans la spiritualité. Je n’ai
jamais rencontré quelqu’un d’aussi focalisé là-dessus.’’
‘’Pas aussi focalisé que cela, Maria’’, répondis-je. ‘’Jusqu’à hier, j’en pinçais vraiment
pour toi.’’
‘’C’est vrai ? Je n’aurais pas su le dire. C’est difficile de savoir où tu en es. Pourquoi
jusqu’à hier ?’’
217
‘’La nuit précédente, j’ai tout remis entre les mains du Seigneur et hier, un poids m’a
été enlevé.’’
‘’Un poids ?’’, demanda-t-elle.
‘’Le conflit entre mon chemin spirituel et l’amour d’une femme.’’
‘’Doit-il y avoir un conflit ?’’, répondit-elle.
‘’A un certain niveau, je suppose que non. Mais j’en suis là où je dois être sûr d’avoir
suffisamment d’amour-propre pour pouvoir durer. Je ne peux pas tenter de l’obtenir
de l’extérieur, de quelqu’un d’autre. Quand je serai à 100 % sûr que je suis l’amour et
qu’il ne peut jamais s’en aller, je pourrai aimer quelqu’un d’autre purement.’’
‘’Je n’aime pas trop ce que j’entends’’, dit-elle, émue, ‘’mais j’apprécie ton honnêteté.
J’en pince aussi pour toi, mais tu as raison. Ҫa ne fonctionnera jamais. Nous ne
vivons même pas au même endroit. J’aime la spiritualité, mais je ne suis pas prête à
vivre comme toi et le swami. J’ai toujours mes désirs. J’espère que tu obtiendras ce
que tu veux.’’
À partir de ce moment-là, je n'ai plus regardé de femme avant d’avoir obtenu ce que
je voulais.
À COUPER LE SOUFFLE
Après le yagna de San Francisco, qui était comme un retour à la maison, je rendis
visite à mes parents, juste pour les rassurer quant au fait que je n’étais pas ‘’parti en
vrille’’, comme disait ma mère. Le swami ne sourcilla pas, lorsque je l’informai que je
prenais congé. Il leva simplement la tête pendant une seconde.
Elle pensait certainement que j’étais ‘’parti en vrille’’, mais elle m’aimait quand
même. J’avais été un problème pour elle, toute ma vie durant. J’avais essayé de
l’intéresser à la voie spirituelle, mais elle n’en voulait pas.
‘’Je ne suis pas mécontente de ce que je suis, ni de ma vie, James. Cette affaire
spirituelle, c’est très bien, mais le Seigneur ne ramène pas l’oseille à la maison.’’
Comme je voulais toujours avoir le dernier mot, je lui répondis que le Seigneur était
l’oseille.
218
Une autre fois, elle fut sur le point de craquer, lorsqu’elle me retrouva en dhoti dans
le salon, avec un troisième œil en pâte de santal, assis en posture de méditation, en
train de psalmodier un mantra sanskrit.
‘’Je ne comprends pas, James. Qu’est-ce qui ne va pas avec ta propre religion ?’’ Et
ceci de la part d’une femme qui prétendait avoir de sérieux doutes par rapport à la
divinité du Christ.
Mais je pouvais comprendre son point de vue. Après avoir échoué dans tout ce qui
était important à ses yeux, j’avais commis l’ultime rébellion avec ma métamorphose
de protestant blanc anglo-saxon en hindou blanc anglo-saxon. J’allais devoir encore
attendre pendant douze longues années avant qu’elle ne comprenne. Ainsi, quelques
mois avant sa mort, elle dit : ‘’Peut-être que j’entretenais de fausses attentes par
rapport à toi. Je réalise à présent que chacun doit trouver sa propre voie. Je pense que
tu fais du bon boulot et que tu t’es bien ressaisi, James.’’
Papa, toujours un type décent qui m’a toujours aimé, quoi qu’il advienne, était d’avis
que je devrais me soucier de mon avenir, mais ne me critiquait pas, comme Maman,
et quand le moment de partir arriva, il me glissa en douce quelques centaines de
dollars.
Etant donné que j’étais contraint de m’appuyer totalement sur le Soi, le fait d’être
séparé du swami consolida ma méditation. Au cours de cette visite, je me retrouvai
souvent en état de nirvikalpa samadhi.
La culture védique a systématiquement identifié et catalogué tous les états de
conscience. Le samadhi est un terme décrivant un état d’esprit dans lequel tous les
objets expérimentés possèdent une valeur égale. Un exemple pittoresque tiré des
Ecritures dit qu’une personne en samadhi ne voit aucune différence entre un morceau
d'or et les excréments d'une vache.
Le samadhi est classé en deux catégories : le savikalpa samadhi et le nirvikalpa samadhi.
‘’Savi’’ signifie "avec’’ et ‘’vikalpa’’ signifie en gros l'activité mentale, c'est-à-dire la
pensée ou le sentiment. Le savikalpa samadhi est donc un état de méditation où on
observe l'activité mentale depuis la plate-forme du Soi, comme si l’on était le soleil
qui resplendit au-dessus d’un océan turbulent. Les âmes autoréalisées voient tout de
manière égale et considèrent tout et tout le monde de la même manière.
‘’Nir’’ veut dire ‘’sans’’. Le nirvikalpa samadhi est donc un état où l'esprit a arrêté
d'émettre des pensées et s'est fondu dans le Soi, comme un océan sans vagues. Dans
cet état, on ne fait pas l'expérience du monde extérieur ni du mental et donc, il n'y a
rien à considérer de la même façon que tout le reste. Parce que le langage est dualiste,
cet état non duel est indescriptible. L'expérience rapportée dans le dernier chapitre,
219
lorsque je me suis retrouvé vivant sans respirer, est le mieux que je puisse faire pour
le décrire.
J’étais alors en savikalpa samadhi, qui est le seul samadhi approprié pour réaliser le Soi,
pendant 95 % du temps. Ce n’est qu’en de rares occasions que je m’identifiais au
mental pendant quelques heures. La sadhana intense que j’avais pratiquée avait brûlé
une partie des tendances inconscientes, ce qui avait libéré un peu d’espace et ôté un
peu de pression mentale, de sorte que le mental se dissolvait parfois simplement
dans sa source, la Conscience.
Quelque part pendant les années cinquante, un yogi arriva dans un petit village de
l’Inde orientale, y fit construire une hutte avant d’y entrer et de s’y installer. Vingtcinq ans plus tard, il n’avait toujours pas bougé, mangé, ni dormi, le seul changement
observable étant la longueur de ses cheveux et de ses ongles. Au bout de dix ans, un
autre yogi était arrivé et s’était installé à côté de lui. Le temps passa. Leur renommée
se répandit. Ils devinrent connus comme étant des frères yogis, gagnèrent le statut de
dieux et devinrent des objets de vénération. Finalement déclarés trésors nationaux,
on les conserva sous clé et une fois par an, le jour de l’anniversaire de Shiva, un
fonctionnaire du gouvernement ouvrait la porte en permettant aux pèlerins qui
arrivaient par milliers de toute l’Inde de défiler respectueusement devant eux pour
avoir leur darshan.
Ce n’est pas que je me situais à ce niveau-là, ni même que je voulais qu’il en soit
ainsi, mais la vie chez Papa et Maman rendait possible ce samadhi, puisqu’hormis
faire la vaisselle, il n’y avait rien à faire. Je me rendais dans les collines en bordure de
la ville où j'avais l'habitude de me promener avec mon chien, quand j'étais enfant, je
m'asseyais sur un rocher et je disparaissais.
LA MÉDITATION
Le swami marqua un temps d’arrêt, quand il entra dans la salle de conférence et me
trouva assis à ma place habituelle. Je pouvais voir qu’il était ravi que je me sois
présenté pour la dernière danse.
‘’Ram, Ram !’’, dit-il avec beaucoup d’affection. ‘’Tu es ici !’’
Quand Bouddha atteignit l’Illumination, on raconte que des fleurs pleuvaient du
Ciel. Je crois que cela veut dire qu’étant donné que l’univers est une extension du Soi
qui s’oublie provisoirement dans l’espace-temps, il se réjouit, lorsqu’une petite part,
un être humain, franchit son seuil et se rappelle qui il est. Peut-être qu'une meilleure
façon de le dire, c’est de dire que lorsque vous vous approchez du centre de
l'existence, vous vous mettez à vibrer avec la vibration de l'ensemble du cosmos,
220
comme un diapason. Jusque-là, en dehors de quelques exceptions notables, le
sentiment d’observer les choses, de les contempler depuis une dimension cachée
avait caractérisé mon expérience, mais quand j’arrivai en Inde, la troisième fois, ce
subtil sentiment spirituel de séparation commença à se dissoudre et un sentiment
océanique d’identité avec tout et tous se manifesta.
Quelques semaines après mon arrivée, le swami me fit appeler dans sa chambre. Il
s’assit sur le bord du lit et je me tins debout devant lui, à la manière d’un disciple. La
pièce baignait dans la lumière et le temps s’arrêta. Je pouvais entendre mon cœur qui
battait et observer avec une clarté cristalline chaque pensée qui jaillissait, puis
disparaissait dans la Conscience. Une corneille se posa sur une branche proche,
poussa quelques cris perçants et regarda intensément dans la pièce. Le swami
demeura longtemps assis en silence. Le soleil se couchait derrière les manguiers et la
chaleur du jour commençait à se dissiper. Je remarquai à quel point il était fatigué et
âgé, frêle et délicat, rattaché à la vie par le fil le plus ténu. Je comprenais son
héroïsme, sa volonté de se crucifier jour après jour sur la croix de l’ignorance du
monde. Je ressentis une grande vague de tendresse, suivie par la pensée que je devais
finir ma sadhana avant qu’il ne meure. J’ai aimé ces moments plus que tout, juste
nous deux, pleinement conscients, totalement un, les participants d’un rituel
immuable, celui du passage du flambeau.
Il leva la tête et dit : ‘’Je veux que tu médites.’’
‘’Swamiji ?’’, dis-je, complètement surpris. ‘’Je médite depuis que nous nous sommes
rencontrés, à quelques jours près, ici et là.’’
‘’C’est vrai, Ram, mais en vertu de mon rayonnement’’, dit-il sans aucune trace
d’égoïsme. ‘’Tu as compris comment te brancher sur moi, mais je veux à présent que
tu trouves cet état par toi-même en utilisant les connaissances qui t’ont été
transmises. Ces états que tu expérimentes se sont juste produits. Il importe de savoir
exactement comment y parvenir, pas juste pour toi, mais pour que tu puisses le
montrer à d’autres.’’
J’acquiesçai.
Il continua. ‘’Je ne serai pas toujours là et tu ne peux pas compter sur ta relation avec
moi. L’accès au Soi ne devrait pas dépendre du guru. Tu dois trouver par toi-même.’’
J’acquiesçai.
‘’La façon dont je le comprends, Swamiji, c’est que je vais simplement rester dans cet
état jusqu’à ce que mes tendances se consument complètement et alors, il n’y aura
plus jamais besoin de venir ici. Je m’assieds souvent pour méditer.’’
221
"Cela n'est pas de la méditation. Juste un petit apaisement de l'esprit’’, dit-il. ‘’Tu dois
aller complètement au-delà du mental. Tu dois développer ton propre yoga."
La discussion était terminée. Il leva les yeux, qui débordaient d’amour. Je réalisai que
je le connaissais depuis de nombreuses vies et que c’était presque la dernière fois que
nous nous rencontrions.
‘’Tu peux y aller, maintenant, Ram’’, dit-il en me congédiant pour que je ne puisse
pas voir ses sentiments.
*******
Un peu confus, je retournai dans ma chambre pour y réfléchir, parce que le swami
était un védantin, et pas un maître de méditation. Le lendemain, au cours d’un
satsang informel, un nouveau venu qui avait été submergé par la puissance de la
méditation demanda : ‘’Quelle est votre technique de méditation, Swamiji ?’’
Surpris et amusé, le swami dit : ‘’Technique ? Je n’ai pas de technique. Je suis la
technique.’’ Une idée parfaitement cohérente avec le védanta, où la méditation est le
résultat de la connaissance du Soi. Maintenant, il parlait de yoga, de la connaissance
du Soi par la méditation. Cela semblait étrange.
Mais il avait raison. Je n’étais pas maître de mon esprit. Je n’avais jamais essayé
d’atteindre le Soi à l’aide d’une technique de méditation, à moins d’appeler l’amour
de Dieu une technique. Jusqu’alors, j’avais simplement accepté ma méditation
comme étant la grâce de Dieu. Depuis mon initiation sous la douche à Redwood City,
les choses s’étaient passées si facilement que je m'étais contenté de les suivre en
présumant qu'en temps voulu, tout serait révélé. En temps voulu, c’était de toute
évidence maintenant. Ses instructions étaient bien entendu tout à fait conformes à
son enseignement dans un autre sens : la spiritualité était une science. On faisait des
expériences pour obtenir certains résultats et la méditation était l’expérience
suivante.
‘’La méditation dépend de la connaissance’’, dit-il l’après-midi suivant, en me
regardant directement. ‘’Il est vrai que vous pouvez simplement suivre une
technique et que des choses se produiront, mais sans la connaissance du Soi,
comment pouvez-vous savoir quel est l’état final ? Beaucoup trouvent une certaine
paix, une certaine félicité en calmant leur esprit et présument que c’est tout ce qu’il y
a dans la méditation et donc, ils s’arrêtent avant d’avoir atteint le but ultime. Les
Upanishads donnent une définition très claire de ce que nous cherchons. Si vous
tombez sur une expérience ou un état intérieur, vous pouvez contrôler celui-ci à
l’aide de vos connaissances. On distingue ainsi le mental du Soi. La pratique de la
méditation n’est qu’une situation provisoire, une technique qui vous montre le Soi.
222
Une fois que vous en avez fait l’expérience et que vous l’avez identifié comme votre
Soi, quel besoin y a-t-il de méditer ? La méditation, c’est votre nature.’’
Je savais tout cela, mais je reçus ce que je cherchais dans l’idée suivante.
‘’Toutes les techniques possèdent des éléments communs, parce que le complexe
corps-mental-ego est universel. Toutes impliquent de travailler avec la respiration, de
la synchroniser avec le mental, de soustraire l’attention des revêtements matériels34
(koshas), de se concentrer sur le Soi, etc. Bien qu’il y ait de nombreuses techniques, le
chercheur doit être prêt à expérimenter par lui-même. Il devrait travailler avec la
respiration et le mental en se basant sur l’idée que là où s’arrête le flot des pensées, le
mental se fond dans sa source, le Soi.’’
Ses conseils s’avérèrent utiles. La première fois que j’essayai, le lendemain après le
cours du matin, la porte du Soi s’ouvrit. Je me sentis habilité, autonomisé, parce que
je compris que je n’étais plus attaché à une voie extérieure. Je n’avais pas l’intention
de renoncer à notre relation ni au védanta, car quelque chose en moi savait qu’il y
avait quelque chose au-delà de la méditation, quelque chose qui devait venir par le
guru. Et je l’aimais alors tellement que j’aurais été prêt à rester là pour toujours, à
profiter de sa présence. Quoi qu’il en soit, j’étais ravi d’avoir pu utiliser avec succès
mes propres connaissances du corps et du mental pour parvenir à la transcendance.
‘’A quoi cela sert-il de pratiquer toute votre vie ?’’, disait souvent le swami. ‘’La
religion peut devenir aussi emprisonnante que la vie mondaine. Un homme croisa
une fois un lion qui avait marché sur une épine et qui souffrait horriblement. Il s’en
émut, proposa d’enlever l’épine et le lion y consentit.
‘’Il y a une chose que j’ai oublié de te dire’’, dit l’homme, ‘’c’est que cela va faire
mal.’’
‘’Ce n’est rien’’, dit le lion. ‘’Si je ne peux plus marcher, je mourrai’’.
‘’L’homme prit une autre épine acérée, l’introduisit dans la blessure et extirpa la
première épine, au grand soulagement du lion.
Et que fit-il de la seconde épine ? Il la jeta. Pareillement, la religion extirpe l’épine de
la souffrance du monde et puis, vous pouvez vivre libre. A quoi sert-elle, une fois
que vous savez qui vous êtes ?’’
34
C’est-à-dire les cinq koshas : annamaya kosha, la gaine alimentaire ; pranamaya kosha, la gaine énergétique ;
manomaya kosha, la gaine mentale, vijnanamaya kosha, la gaine discriminante et anandamaya kosha, la gaine
béatifique, NDT.
223
J’étais désormais si près de ce que je cherchais que je pouvais presque y goûter. Il ne
s’agissait pas d’une connaissance que l’on pouvait transmettre oralement, ni
comprendre intellectuellement. J’avais assez l’expérience du Soi pour savoir de quoi
il s’agissait. En fait, mon âme se tenait humblement et dans l’attente devant le
Seigneur, tout comme je me tenais devant le swami, lorsqu’il donnait des instructions.
Le fait que je voyais le Soi plus ou moins constamment et que je faisais l’expérience
de sa grâce sans réserve n’était cependant pas suffisant. Il manquait un élément
d'information essentiel. La méditation était un divertissement excitant et ludique. En
sondant plus profondément les couches causales de l'esprit, je découvris des lokas
extraordinaires, des champs d'expérience où les graines de la destinée de l'âme
dorment, prêtes à germer, lorsqu’elles sont activées par le karma - des mondes d’une
indescriptible beauté, d'une part, le royaume des dieux, et des mondes de damnation
et de tourment, d'autre part, le royaume des enfers.
Au cours d’une séance, je revisitai le siddha loka, où j’avais eu cette expérience avec
Ramakrishna, un plan peuplé par les formes subtiles d’âmes réalisées. J’avais
rencontré beaucoup d’entre elles au cours de vies passées. Un sentiment de
reconnaissance se manifesta en réalisant que sans elles, je ne serais jamais arrivé
jusqu’à ce stade de mon évolution.
Une autre fois, j’entrai dans un monde élémentaire protéen infernal, irradié par une
étrange lumière d’arc et peuplé d’âmes obscures émettant des sons bizarres, torturés.
Ces êtres tourmentés, qui étaient dotés de corps plasmiques longs et filamenteux,
fusaient de toute part en tentant de se libérer de leur univers étroit et incandescent.
Plus j’observais le mental et plus je devenais conscient de l’observateur, le Soi, et une
fusion se produisait invariablement, un ‘’clic’’ subtil, quand je passais de l’espacetemps dans la réalité intemporelle et sans espace et quand je commençais à être le
Témoin, en tant que Soi.
J’appris comment arrêter le mental, en détournant de lui mon attention et en la fixant
dans le Soi. Un verset des Ecritures, ‘’Quand la pure Conscience se mêle à une pensée
dans l’intellect, l’expérience de la connaissance se produit’’, confirma ce qui se
passait. Si je retirais la Conscience du mental, il mourait en ne laissant que la pure
Conscience, le Soi rayonnant de toute sa splendeur. Retourner l’attention au mental
provoquait l’apparition du monde, comme un film sur un écran !
Le contrôle du mental généra un afflux de félicité, une extase si forte que je
demeurais allongé pendant des heures, sans bouger. La vie, le guru et ma quête
devinrent soudainement parfaitement inintéressants et je trouvais difficile d’assister
aux cours. Toutefois, il était impensable de faire l’école buissonnière. Quand bien
même il se considérait comme un swami ‘’moderne’’, Chinmaya était à peu près aussi
224
moderne que Moïse. En dehors de la brève visite familiale, je n’avais pas raté un seul
cours, un seul satsang, ni une seule cérémonie officielle, d’aucune sorte. Il persévérait,
envers et contre tout et donc, je persévérai, envers et contre tout.
Un soir, au cours d’une conférence en pleine air organisée à Bombay dans le stade
près de Churchgate Station, à laquelle assistèrent des milliers de personnes, il ne
parvenait pas à trouver une citation pour illustrer le sens d’un verset et il fit appel au
public pour obtenir une réponse, mais personne ne semblait savoir, et même si je
savais, j’étais assis trop loin de lui pour qu’il entende. Il haussa les épaules et
poursuivit.
Le lendemain matin, j’étais simplement trop fatigué pour sortir du lit et je manquai la
première méditation. Prêt à tâter du fouet, je me dirigeai vers sa hutte où il donnait le
darshan. Quand j’entrai, il arrêta tout, me considéra d’un œil torve et il me demanda
où j’étais.
‘’Vous rappelez-vous la citation que vous cherchiez hier soir à Bombay, Swamiji ?’’,
dis-je.
‘’Oui, et alors ?’’, dit-il, manifestement irrité.
‘’Eh bien, celle-ci s’applique dans mon cas’’, dis-je. ‘’Voulez-vous l’entendre ?’’
‘’D’accord, Ram, mais il vaudrait mieux qu’elle soit bonne…’’
‘’Elle l’est, Swamiji.’’
Les dévots s’agitèrent, car parler familièrement au guru était une violation de la
coutume.
‘’Si l’esprit était volontaire, la chair, elle, était faible’’, dis-je.
Il éclata de rire. ‘’Très bien, Ram !’’, dit-il de bon cœur. ‘’Tu es pardonné.’’
LA SADHANA DU PAILLASSON
Une après-midi, pendant la sieste, dans un état de Conscience divine très exalté, je
faisais le tour des jardins en égrenant mon rosaire. Le soleil dardait, aussi décidai-je
d’aller prendre un rafraîchissement dans le parc, tout près de l’ashram. Il n’y avait
personne. ‘’Seuls des chiens fous et des Anglais sortent sous le soleil de midi’’ et
donc, je pris le chemin du parc et je m’assis à l’ombre pour siroter un Limca, une
225
version cancérigène de soda au citron vert. Au bout d’un quart d’heure, je retournai à
l’ashram, apparemment sans être vu.
Le lendemain, dimanche, au cours d’un satsang au temple qui était suffisamment
grand pour accueillir la foule du week-end qui arrivait de Bombay, un homme
demanda qu’on lui explique le concept de l’ego.
‘’L’ego, c’est le besoin d’être différent, de penser que vous êtes spécial’’, dit le swami
en me regardant ostensiblement. J’éprouvai brusquement le serrement de cœur qui
accompagne le fait de savoir que vous êtes sur le point d’être complètement mis à nu
et j’espérai vainement qu’il ne m’humilierait pas devant la foule. J’avais déjà pu
goûter au fouet précédemment et je l’avais pris virilement, mais cette attaque fut
remarquable pour sa férocité. Et à ce jour, même s’il y avait là-dedans une certaine
part de vérité, je ne pense pas que c’était juste. Il y avait là-dedans quelque chose de
personnel, quelque chose qui signalait un changement.
Ce n’est pas que je n’avais pas conscience de mon ego et de ses tendances arrogantes.
J’aurais pu souffrir quasiment tout pour m’en débarrasser, une fois pour toutes, mais
ça ne marche pas comme ça. L’ego est une surimposition sur le Soi, une fausse
personnalité qui s’est construite sur des vies entières, une structure de peur et de
désir soigneusement conçue pour se protéger des agressions et des cruautés du
monde. Aucune dynamite spirituelle ne pourra la démolir en quelques secondes et si
on la démolit, elle se reconstitue miraculeusement. Contrairement à un membre
atrophié, on ne peut pas chirurgicalement l’enlever, mais elle doit être patiemment
démantelée, pensée après pensée, sur une longue période.
‘’Ram pense qu’il est spécial’’, dit-il avec beaucoup de dédain, tandis que 250 têtes se
tournaient dans ma direction.
‘’Il pense être au-delà des règles. Il est convaincu qu’il n’est plus un simple être
humain. Il s’habille comme un yogi et se pavane en plein milieu de l’après-midi
jusqu’au stand de thé en faisant tourner ostensiblement son mala. Il veut que le
monde entier sache qu’il est quelqu’un de spirituel.’’
En fait, j’avais juste soif et j’étais sûr qu’il n’y avait personne dans les environs. Il
marqua une pause pour que cela rentre. Je restai assis, totalement détaché, écoutant
attentivement et ignorant sa colère.
‘’Mais pour qui te prends-tu ?’’, dit-il rhétoriquement, avec un mépris cinglant.
‘’Tu penses être un don de Dieu pour la race humaine, tu crois qu’il n’y a jamais eu
personne d’aussi formidable que toi, tu t’imagines que le monde devrait accourir à
tes pieds et t’adorer ! Quelle absurdité ! La spiritualité ne consiste pas à édifier l’ego,
226
mais à le détruire. Tu étais un grand pécheur et à présent, tu te prends pour un saint
et tu veux que le monde le reconnaisse !’’
Il marqua à nouveau une pause pour que cela rentre et poursuivit : ‘’Tu n’es
personne ! Tu n’es rien ! Sais-tu ce que tu devrais penser ? Tu devrais te prendre pour
un paillasson ! Un paillasson, tu m’entends ?’’
Il criait le plus fort possible.
‘’Tu devrais laisser le monde te fouler aux pieds à chaque instant de la journée,
s’essuyer les pieds sur toi, t’écraser par terre. Ceci n’est pas de la spiritualité. Tu
t’imagines être si futé et merveilleux, mais à tort. Tu n’es rien d’autre qu’un
paillasson, comprends-tu ? Un paillasson !’’
J’acquiesçai.
La tempête se calma et il continua à parler d’une voix posée.
J’aurais dû être effondré, mais bizarrement, je me sentais très bien. Non pas que je
pensais qu’il avait raison, ce qui était plus ou moins le cas, ni parce que son assaut
énergétique m'avait poussé plus haut, ce qui était le cas, mais parce que je compris
qu'il projetait en partageant sa solution personnelle au problème d'ego. Il avait le
même type d'ego et le gardait sous contrôle en servant le monde – c-à-d la sadhana du
paillasson, si vous voulez. C'était là une bonne leçon.
Mais ce fut le commencement de la fin de notre relation et de ma quête spirituelle.
Le changement était inévitable, parce que j’avais appris l’essentiel de l’autoinvestigation et donc, je n’avais plus aucun besoin d’être ici. Ensuite, il n’y avait plus
aucun danger que je retourne jamais à mon ancien mode de vie. Et enfin, je pense
qu’il était mal à l’aise par rapport au fait que je commençais à le connaître un peu
trop bien sur le plan relatif.
Je ne dis pas cela parce que je me considère comme quelqu’un de très perspicace,
mais parce que j’étais probablement la seule personne sans attachement qui
l’observait continuellement et quotidiennement dans toutes les situations, du matin
au soir. La plupart des gens le voyaient dans des situations publiques très organisées,
pendant les cours ou les satsangs ou pour de brefs entretiens. De plus, la relation
guru-disciple indienne s’établit de part et d’autre d’un large fossé de respect, de
superstition, de crainte et de besoin. Le guru est un genre de monarque absolu, qui
est toujours partiellement dissimulé derrière un voile de mystère. Ainsi, vous n’avez
jamais affaire à une personne réelle. Il était selon ses propres termes ‘’une
institution’’. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas là une personne réelle, mais que
227
cette personne servait fidèlement la tradition de l’enseignement et qu’elle ne pouvait
pas se permettre d’être une personne normale. Cela aurait trop prêté à confusion.
Ainsi, des choses qu’il aurait sans doute dû considérer ne l’étaient pas en raison de sa
position. C’est toujours le cas, quand vous êtes si engagé dans le monde.
Je ne guettais pas ses faiblesses ou ses incohérences, mais mon esprit était ouvert et
donc, je voyais tout. Je ne suggère pas qu’il avait quoi que ce soit à cacher. Ce n’était
pas un petit gourou inculte qui courait après le pouvoir, la richesse, la renommée ou
le plaisir. C’était quelqu’un de très classe et de très digne, mais aussi étrange que cela
puisse paraître, je pense que la conscience intense que je focalisais sur lui fit
apparaître des choses auxquelles il était mal préparé à faire face.
Un jour, un mois peut-être avant la fin, j’étais assis pendant le cours dans un état
extraordinaire. Le corps prenait automatiquement des posture yoguiques complexes
et l’esprit était si éclatant et rayonnant de conscience qu’il affectait subtilement les
autres étudiants. En réaction à une telle énergie, les étudiants qui se trouvaient assis
tout près de moi s’éloignèrent graduellement jusqu’à ce qu’il y ait un anneau
remarquable d’espace vide autour de moi. Je pense qu’ils devaient avoir l’impression
inconsciente que quelqu’un les espionnait ! Tel est le pouvoir de la Conscience. Je
sortis de mon absorption pendant une minute et constatai que le swami me regardait
d’une manière peu amène, comme si j’avais consciemment fait quelque chose pour
interférer avec l’énergie de la classe, vis-à-vis de laquelle il était très possessif.
Simultanément, j’avais le sentiment que je l’attirais. Peut-être était-il
momentanément envieux ? Quoi qu’il en soit, je réalisai que ma place n’était plus là.
Je devenais tout simplement trop puissant.
Je dis ‘’momentanément envieux’’, puisque je pense que le fait de me voir ainsi, plus
un dieu qu’un être humain, a dû attirer son attention sur le côté négatif de sa propre
situation. Son karma de grand mahatma illustre faisant partie du jetset sollicitait
tellement son esprit que cela pesait souvent sur lui au point de le rendre revêche et
irritable et parfois carrément désagréable. Son corps n’était pas en bonne santé et
requérait une bonne dose d’énergie mentale pour le soutenir, une énergie qu’il aurait
probablement dû investir ailleurs ; mon corps était jeune et fort, un atout, pas un
boulet. C’était un hindou de haute caste, né au début du siècle dernier dans une
culture terriblement conservatrice et qui suivait strictement le dharma du sannyasi, les
règles du renoncement ; j’étais libre de faire ce que je voulais, comme si j’étais un
esprit transparent et irréel, non affecté par la réalité physique. Je n’avais pas à lever le
petit doigt et je ne parlais que rarement. Je pouvais m’envoler et planer dans le ciel
transcendantal, me dissoudre dans la vacuité et expérimenter toute la journée,
comme bon me semblait. Pendant qu'il dépensait tout son capital à un rythme effréné
en aidant les autres, je gérais le mien en l'investissant égoïstement en pure
méditation. Et pour finir, il devait vivre en sachant qu'il s’approchait de la fin de son
incarnation, alors que je renaissais dans une toute nouvelle vie.
228
Mes spéculations sont peut-être erronées, mais ma perception était exacte : notre
relation commençait à devenir beaucoup trop humaine. Il ne fait aucun doute que je
le comblais profondément, mais je commençais aussi à être un problème. Pourtant,
lorsque le moment vint de donner le coup de grâce, il joua son rôle avec une classe
consommée, comme le grand homme qu'il était vraiment.
UNE BAIGNADE DANS LE GANGE
Un jour, après le déjeuner, je m’assis sur ma couchette et sombrai sans effort dans
une méditation profonde. A cette époque, l’inconscient avait été si fortement
programmé par les impressions de méditation que ce n'était plus qu'une question de
minutes et parfois de secondes avant d’atteindre la transcendance. J'expérimentai
tous les effets habituels : paix profonde, lumière radieuse, félicité intense et perte du
moi. Le corps, qui avait été purifié par deux années d'austérités, était plus Esprit que
chair.
Les chakras apparurent en vibrant dans l’espace intérieur. Beaucoup croient que les
chakras sont situés dans le corps physique, mais le corps physique existe en fait dans
le corps subtil, qui est fait de matière subtile, la chitta, et les chakras sont des vortex,
des centres d’énergie dans la chitta. Soudain et sans avertissement, une force
puissante qui, je le réaliserais plus tard, était le corps subtil d'un yogi, fit irruption
dans ma conscience via le chakra racine, éveillant un irrésistible sentiment de désir,
illuminant de rouge la méditation. En une fraction de seconde, sa conscience perça le
chakra racine et entra dans le Cœur en s'y attardant pendant quelques secondes,
comme pour prendre de l'élan. Une couleur dorée accompagnée d'un incroyable
sentiment d'amour inonda ma conscience. L'énergie poursuivit son ascension en
perçant les chakras de la gorge et des sourcils, pour se dissoudre dans une lumière
blanche en sortant du corps subtil et en entrant dans le lotus aux mille pétales, appelé
sahasrar, le Soi. À ce stade, la conscience de l'intérieur et de l'extérieur disparut et
seule demeura la pure Conscience.
À l’époque, l'expérience du Soi ne suscitait plus autant d'émerveillement
qu'auparavant. C'était un état familier, naturel. Mais la percée des chakras fut
vraiment extraordinaire, une expérience de la kundalini, avec un nouveau tour. A la
place d'une force cinétique impersonnelle à la base de la colonne vertébrale, comme
les textes le décrivent, dans mon cas, ce fut le corps subtil d'un yogi de l'Himalaya.
Qui cela pouvait-il bien être ? Deux indices remarquables m'intriguèrent pendant des
jours. Mon corps émit pendant des jours l’odeur incomparable du tabac et mon esprit
était imprégné d'une image du Gange et des contreforts de l'Himalaya.
229
Deux semaines plus tard, nous partîmes en voyage à l'ashram du swami à Uttarkashi,
un des lieux saints de l'Inde, situé en altitude dans l'Himalaya. La région étant
interdite aux étrangers, je devais l'accompagner jusqu'à Rishikesh. Nous prîmes
l'avion pour Delhi, où nous séjournâmes pendant une semaine, le temps qu’il y
bénisse les fidèles enthousiastes, puis nous continuâmes en voiture jusqu’à
Haridwar.
Les routes artisanales de l'Inde étant encombrées de tous les objets mobiles
imaginables, le trajet depuis Delhi jusqu’au Gange, d'une longueur d'environ 150 km,
nécessite six heures éreintantes, et pour éviter les embouteillages et gagner deux
heures sur le total, le voyage devait débuter à trois ou quatre heures du matin.
Sous l’œil d’un couple de corneilles juchées sur une branche voisine, je rejoignis le
groupe des fidèles qui frissonnaient dans le matin froid et brumeux, le silence de
notre méditation étant ponctué par les bruits de la ville qui s’éveillait. Le swami sortit,
enveloppé dans un châle, l’air sévère, une splendide aura dorée entourant sa forme
élégante. Les fidèles s'approchèrent pour prendre la poussière de ses pieds de lotus
avec beaucoup d'émotion. Patiemment, il attendit qu'ils terminent le rituel, touchant
parfois un dos courbé, prononçant "Narayana, Narayana", d'une manière profonde et
éthérée, chaque répétition apportant une douce extase à l'esprit. Lorsqu’ils eurent
terminé, ils formèrent un cercle autour de lui, leurs mains jointes orientées vers le
ciel, comme les flèches d’une cathédrale. Il s’avança et le cercle se brisa pour le laisser
passer. J’ouvris la portière de la voiture, il se glissa à l’intérieur et nous nous
éloignâmes en silence dans les rues désertes.
Au bout de deux heures, durant lesquelles pas plus d’une demi-douzaine de paroles
furent prononcées, nous fîmes une pause devant un stand de thé, quelque part au
milieu des terres agricoles plates et fertiles, vers le nord. Tout le monde sortit et
commanda un petit-déjeuner, à l’exception du swami qui m’envoya chercher un chai
en cachette, parce que les fidèles avaient reçu l’ordre des médecins de ne pas accéder
à ce type de demande. Je lui en rapportai un subrepticement qu’il sirota avec
délectation. Une concoction sucrée écœurante excessivement bouillie, le chai fait
autant partie de l’Inde que le grand dieu Shiva.
Endéans quelques minutes, les gens commencèrent à arriver et avant qu'il n’ait pu
finir son thé, nous étions entourés par des curieux. Nous étions sur le point de partir,
quand une paysanne accourut en tenant son bébé au-dessus de la foule pour lui
donner le darshan du swami.
On appelle souvent Haridwar la Bénarès du nord et elle est mentionnée dans les
notes d’un voyageur chinois d’il y a plus de deux mille ans. Haridwar est située à un
endroit où les contreforts de l’Himalaya s’ouvrent sur la grande plaine du Gange. En
regardant vers l’amont depuis les ghats, on a le sentiment qu’un profond mystère
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commence ici. Un trek en amont finirait par rejoindre le Mont Kailash, la source du
Gange et demeure du dieu ascétique, Shiva, et le Gange cascade à partir de sa
chevelure emmêlée.
Ce n’est pas une grande ville, suivant les normes indiennes. On pourrait facilement la
parcourir de bout en bout en une demi-heure. En plus de la rue principale bruyante,
poussiéreuse et chaotique, des centaines de petites échoppes desservies par un
dédale de ruelles étroites s'agglutinent le long de la rivière. Beaucoup d'entre elles
vendent des articles religieux — des statues et des images de dieux et de déesses, de
l’encens, du kumkum (une poudre de couleur vive pour styliser le troisième œil), de la
cendre sacrée, l’accoutrement du yogi et des livres spirituels.
Elles alternent avec des stands de yoghourt aux énormes woks en fer, avec du lait
brûlant qui chauffe doucement sur des feux au gaz, des étals de sucreries infestés de
mouches et d’abeilles proposant un vaste assortiment diabolique de produits sucrés
(le diabète est l'un des problèmes de santé les plus graves en Inde), des dharmashalas
(logements bon marché pour les pèlerins), des magasins de musique, des restaurants,
de petits sanctuaires et des magasins de bracelets et de saris.
Les ruelles étroites grouillent de Pendjabis, de Râjasthânis, de Gujaratis et de
Bengalis vêtus de couleurs vives et d'employés de bureau de la classe moyenne de
Delhi habillés à l’occidentale, qui rivalisent avec les chiens, les vaches, les chèvres, les
singes et les mendiants pour se faire de la place et se frayer un chemin jusqu’aux
ghats.
En sortant du dédale de rues, on aperçoit à gauche un ancien temple au sommet du
dernier petit contrefort de l'Himalaya et à droite le ghat Hari Ki Pyari (la Lumière du
Seigneur), qui fait la renommée de la ville et qui est l'un des lieux les plus sacrés de
l'Inde.
Selon la légende, il y a longtemps, les dieux apprirent qu’un calice de nectar — qui
symbolise le Soi – gisait au fond d’un océan profond — l’esprit. Et celui qui
parviendra à récupérer ce calice et boira son contenu obtiendra l’immortalité. Les
dieux tentèrent bien de retrouver le calice, mais en vain.
Découragés, ils se rendirent alors auprès de Vishnou, l’Être suprême omniprésent et
omniscient, et ils lui firent part de leur désir. Faisant preuve de compassion, Vishnou
accepta de les aider.
‘’Barattez l’océan jusqu’à ce que le calice revienne à la surface’’, dit-il.
‘’Baratter l’océan ? C’est impossible !’’, dirent-ils.
231
‘’Je regrette’’, dit le Seigneur, ‘’mais c’est l’unique moyen. Réfléchissez à cela et peutêtre que vous aurez une idée.’’
En ce temps-là, les montagnes avaient des ailes et volaient en faisant ce que font les
montagnes, quand elles ont du temps libre, et Indra, le roi des dieux aperçut une
montagne sacrée qui volait à l’entour et il eut une idée.
‘’Hé !’’, s’écria-t-il. ‘’Mont Mandara ! Descend un peu par ici ! Nous voulons te
parler.’’
La montagne, qui était toujours prête à tailler une bavette avec le roi des dieux,
s’approcha et se posa tout près.
Après lui avoir expliqué la situation, Indra dit : ‘’Ainsi, vois-tu, tu constituerais
vraiment la baratte parfaite. Tu te déposerais au milieu de l’océan et il en ressortirait
assez de toi pour que nous puissions enrouler une corde autour de ton cou et tirer.
Alors, qu’en dis-tu ?’’, dit-il, satisfait de son idée.
‘’Pourquoi pas ?’’, répondit la montagne d’un ton aimable. ‘’Du moment que cela ne
prend pas trop de temps, parce que j’ai des choses à faire, la semaine prochaine.’’
‘’Pas trop de temps, du tout’’, renchérit Indra qui n’avait aucune idée de ce qu’était le
temps, car il vivait dans l’intemporalité. ‘’Nous te sortirons de là, dès que nous
aurons trouvé le trésor. Pas de souci.’’
La journée avait été chaude et Mandara avait volé toute la matinée, aussi l’idée de se
rafraîchir dans l’océan de lait était attirante. Elle se dirigea vers le milieu de l’océan et
s’y déposa.
‘’Jusqu’ici, tout va bien’’, déclara Indra. ‘’A présent, nous avons besoin d’une corde.’’
‘’Nous n’avons pas de corde aussi longue au ciel’’, dirent les dieux. ‘’Oublions ça.’’
‘’Je n’aime pas l’admettre, mais je pense que vous avez raison’’, dit Indra en
s’asseyant sans guère plus d’espoir.
Juste alors, Vasuki, le serpent cosmique passa tout près de là et Indra eut une
nouvelle idée.
‘’Hé ! Vasuki !’’, dit Indra, en lui faisant signe de s’approcher. ‘’Je voudrais te parler.’’
‘’D’accord’’, dit Vasuki. ‘’Que se passe-t-il ?’’
232
Indra lui expliqua la situation et Vasuki consentit à les aider, sortit de l’océan de lait,
et vint s’enrouler autour du sommet de la montagne qui en ressortait, sa tête
reposant sur une rive et sa queue sur l’autre rive. Un groupe de dieux se saisit de la
tête et l’autre de la queue. Ils tirèrent et ils tirèrent, mais rien ne se produisit.
Découragés, ils se rendirent alors auprès de Vishnou qui leur suggéra de mobiliser
l’aide des démons, une idée qui leur répugnait, mais ils finirent par y consentir.
Indra invita les démons à tirer la queue, ce qu’ils prirent comme un affront et ils
refusèrent. ‘’Vous tirez la queue. Nous voulons la tête !’’, assénèrent-ils.
Les dieux ne voulaient pas non plus de la queue et une furieuse altercation éclata.
Pour résoudre le problème, Vishnou proposa de tirer à pile ou face. Les dieux
obtinrent la tête et donc, les démons consentirent, bon gré mal gré, à tirer la queue.
Après avoir baratté avec beaucoup d’ardeur pendant longtemps, un calice vert
émeraude qui étincelait d’une lumière éthérée surgit des profondeurs sous les
acclamations de tous les participants.
Pendant la discussion qui s’ensuivit concernant le partage du butin, les démons
s’emparèrent du calice et s’enfuirent avec et les dieux entreprirent alors de les
poursuivre. Ils finirent par les rattraper quelque part au-dessus de l’Inde et ils
reprirent le calice et dans la lutte, quatre gouttes de nectar tombèrent sur la Terre
dans des rivières sacrées à Haridwar, Nasik, Allahabad et Ujjain.
C’est ainsi que ces endroits sont maintenant considérés comme étant
particulièrement sacrés, et en plus de servir de centres de pèlerinage, ils accueillent la
Kumba Mela, un festival d’une importance énorme qui attire des millions de
personnes. Des astrologues ont calculé à la minute près le moment où chaque goutte
a touché l’un de ces endroits, et l’on croit que prendre un bain dans la rivière à ce
moment-là purifie de tous les péchés. Même s’il est bien organisé, il arrive tout de
même occasionnellement qu’à l’instant propice où les foules se précipitent dans la
rivière, beaucoup de personnes meurent. Le fait de mourir dans de telles
circonstances est toutefois considéré comme chanceux, car on pense que cela libère
l’âme de son attachement à la roue éternelle des naissances et des morts. A cause de
cette légende, des centaines de temples et d’ashrams ont poussé comme des
champignons à Haridwar et de nombreux mahatmas et yogis y résident et
contribuent à une ambiance déjà propice.
Bien qu’assis sur un ghat au bord du Gange et discutant avec les Etats-Unis sur mon
portable, il y a deux ans, à l’époque, l’autoroute de l’information n’existait pas, pas
plus que la télévision, les téléphones fonctionnaient à peine et la poste était
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notoirement lente, mais le téléphone arabe rendait byzantines les fibres optiques
actuelles, et c’est ainsi que vers le milieu de l’après-midi, les fidèles commencèrent à
arriver, comme des fourmis attirées par le sucre.
Vers 16 heures, l’après-midi suivant, le swami entra dans ma chambre et dit avec un
air de conspirateur : ‘’Viens avec moi, Ram.’’
Nous nous glissâmes subrepticement à l’extérieur du bungalow et nous montâmes
dans la voiture, après avoir réveillé le chauffeur qui dormait sur le siège arrière. Dix
minutes plus tard, nous étions sur la rive du Gange.
‘’Nous nous baignerons ici’’, dit-il avec beaucoup d’amour.
Je ne l’avais jamais vu en pleine nature, seul, loin des fidèles. Nous faisions toujours
des allées et venues entre les amphithéâtres universitaires, les salles de conférence
des hôtels, les maisons des fidèles, les jets ou les automobiles, entourés de centaines
de personnes. Comme il était aberrant, presque drôle de le voir seul au bord de la
rivière sans tout le battage spirituel, comme un être humain ordinaire, indiscernable
des centaines de milliers de sadhus parcourant l’Inde. Je touchai ses pieds.
Nous nous dévêtîmes et nous entrâmes dans les eaux glacées et rapides et je pris le
côté aval, de peur qu’il ne perde pied dans le courant. On ne me l’aurait jamais
pardonné, s'il s'était noyé, non pas, je pense, que ceci l'aurait dérangé, la tradition
voulant que les mahatmas soient immergés dans le Gange à leur mort.
Après nous être baignés, nous nous assîmes en méditation, et comme la brise
soufflait dans ma direction par rapport au swami, je sentis l’odeur de son tabac à
priser. L’épisode du perçage des chakras me revint brusquement à l’esprit. Ainsi,
c’était donc lui mon bienfaiteur secret ! Par un genre de yoga incroyable, il avait
percé mes chakras, une sorte d’initiation mystique qui me prépara pour ce qui devait
suivre.
Je vis soudain son passé, ses années de lutte pour découvrir le Soi, sa discipline de
disciple et sa libération de la ronde des naissances et des morts. Je réalisai ce que cela
avait dû signifier pour lui d’ignorer les conseils de son guru et de descendre des
Himalayas dans la folie de la vie indienne pour apporter la connaissance du Soi au
peuple. Et comment était-il possible que je sois parvenu à me frayer un chemin à
travers une vie aussi chaotique et en apparence aussi mal dirigée pour m’asseoir au
bord du Gange en compagnie de cet homme du sud de l’Inde qui allait bientôt me
libérer ? Toute la signification de ce qui était en train de se produire me tomba dessus
avec le poids d’une tonne de briques pendant que nous étions assis en méditation
profonde, bercés par les bruits de la rivière.
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La méditation aurait pu durer éternellement, mais elle fut interrompue par le bruit
d’une voiture. Je regardai vers l’aval et j’aperçus une Ambassador blanche remplie
de dévots exubérants qui remontait à plein pot la route parallèle à la rivière dans un
nuage de poussière.
Il me regarda avec lassitude, roula des yeux, puis haussa les épaules, les mains levées
dans un geste de résignation.
‘’Qu’y faire ?’’, dit-il en souriant.
LE DÉTACHEMENT
Le lendemain matin, j’étais debout à trois heures, prêt pour le trajet jusqu’à
Rishikesh. A 3h50, le swami surgit, regarda sa montre, scruta la cour et dit
impatiemment : ‘’Où sont les chauffeurs ?’’
‘’Derrière, Swamiji. Ils prennent leur chai. Ils devraient arriver d’une minute à
l’autre’’, répondis-je.
‘’Cela ne va pas !’’, dit-il avec colère.
‘’VA LES CHERCHER IMMÉDIATEMENT I’’, cria-t-il avec une force inimaginable.
Je ne me souviens pas d'avoir été engueulé de la sorte. Ma première pensée fut que
mon sentiment de détachement était imparfait. J'aurais peut-être dû veiller à ce que
les véhicules soient parqués devant, lorsqu'il est sorti, mais en faisant le tour en
courant vers l’arrière, je compris qu'il était tout simplement de mauvais poil, un
enfant gâté qui avait peur de ne pas obtenir ce qu'il voulait, quand il le voulait. Un
grand sentiment d'amour m'envahit alors et je trouvai charmant de me voir rappeler
une fois de plus que mon Dieu avait des pieds d'argile.
Nous partîmes à quatre heures pile et une demie heure plus tard, je me tenais au
bord de la route dans la lumière de l’aube. Un magnifique chant védique, le Ganesha
Suprabhatam, qui provenait d’un temple voisin saturait l’air matinal frisquet. Mon
esprit s’intériorisa. Il entra dans la caverne du Cœur et il explosa en méditation.
Je me rendis à l’ashram du premier disciple du swami, le troisième mahatma que j’ai
rencontré. Chaque mahatma était différent en surface, chacun ayant sa personnalité
propre et son karma unique, mais quelque chose était parfaitement identique, en ce
qui les concerne tous. Et cette similitude apparut clairement pendant mon séjour, une
similitude que je pouvais maintenant voir en moi. Cette réalisation qui était
simplement la connaissance contribua à dissoudre mon attachement à l’égard du
swami.
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Abandonner la voie spirituelle — une béquille en or — fut difficile, l’attachement
étant l’attachement. Il serait inapproprié de dire que j’ai renoncé au guru, aux bons
moments, à la romance avec l’Inde, à la quête et aux enseignements, mais
l’attachement à cet égard commença à s’estomper naturellement, à l’époque. C’était
un moyen pour une fin, et non la fin. Me considérer comme un chercheur signifiait
que je n’étais pas l’objet de la recherche. Être un ‘’amant’’ signifiait que je n’étais pas
le Bien-Aimé. Toutes les limitations devaient partir, et en particulier le sentiment
qu’une part de moi n’était pas comprise dans mon expérience de Dieu, cette part qui
aspirait à l’union et qui était attachée au swami et à la vie ‘’spirituelle’’.
Alors que le train traversait à toute vitesse le plateau du Deccan en direction de
Bombay, je réalisai qu’abandonner des choses extérieures ne suffirait pas encore. J'en
étais arrivé au point subtil où, comme toute personne animée par un rêve, je devais
non seulement laisser partir le rêve, mais également le rêveur lui-même.
La contemplation d’une vie sans le moi nécessiteux et quêteur entraîna une vague de
doutes et je perdis courage momentanément. Quand bien même il avait été un grand
sot et quand bien même il avait commis tout un tas d’erreurs, je ressentais à son
égard une grande affection, même s’il n’était guère plus qu’une image de pacotille
constituée à partir de bribes de mémoire et de bouts de souvenirs par un enfant
ignorant. Mais, il avait été ‘’moi’’ pendant si longtemps que je ne pouvais pas
imaginer la vie sans lui.
Telles étaient mes pensées, au moment où le train s’arrêta dans une gare, avec le
tumulte habituel qui s’ensuivit. Les passagers se bousculaient pour monter et
descendre. Une marée de mendiants et d’enfants afflua er reflua dans les wagons,
avec les mains tendues. Des porteurs criaient en se frayant un chemin en jouant des
muscles à travers la foule. Un couple de chèvres sauta sur le quai et une famille de
singes courait partout dans les poutrelles métalliques qui soutenaient le toit.
Tout à coup et en dépit de l’agitation du moment, l’esprit se vida et ma vision se
modifia. Tout devint transparent, fantomatique, et je réalisai que le Soi me rappelait
de nouveau à quel point la vie était réellement insubstantielle. Ainsi que je l’avais
déjà vu si souvent, ma réalité n’était pas du tout la réalité, mais simplement un
éphémère jeu d’idées dans la Conscience. Je m’examinai — la personne à laquelle
j’étais si attaché, à peine quelques minutes auparavant — et je redécouvris qu’elle
n’était que l’ombre d’une ombre.
J’éclatai d’un rire profond et chaleureux, attirant par là un mendiant dans la main
duquel je fourrai toutes les roupies que j’avais en poche, une rançon de roi pour lui. Il
parut confus, comme si ce n’était peut-être pas de l’argent réel, ce qui me fit rire de
plus belle.
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Quelle plaisanterie toute cette affaire spirituelle avait été ! Que d’efforts sérieux !
Comment pouvais-je devenir aussi sentimental et accrocheur par rapport à une
simple pensée, un fantôme qui apparaissait dans la Conscience ? A quoi servaient
toutes ces études, toute cette méditation et toute cette discipline ? Qu’y avait-il à
gagner ? Etais-je différent pour autant ?
Il était là devant moi, figé dans le temps, sa main tendue qui débordait de roupies,
une image de la vie qui cherchait à obtenir une bénédiction qui était déjà en sa
possession, une manifestation de Dieu empreinte d’une fine radiance, d’un
rayonnement éternel que je reconnus comme étant moi-même. J’étais cette Lumière
autogénératrice et infiniment bienheureuse qui se projetait depuis le centre de
l’esprit, et non le pauvre petit moi affamé similaire à un rêve qu’elle illuminait. Il n’y
avait à renoncer à rien, et rien à comprendre. En tant que cette Lumière, je possédais
tout — et je ne possédais rien. En tant que cette Lumière, je connaissais tout ce qu’il
fallait savoir — et je ne connaissais rien. En tant que cette Lumière, je brillerais à tout
jamais.
Une famille, des petites bulles de lumière, pénétra dans le compartiment. Je les saluai
d’un signe de tête, en les accueillant comme mon Soi. Tandis que le train quittait la
gare, je savais que la fin d’un très long périple approchait.
LE ROYAUME DES CIEUX
En arrivant à l’ashram, j’allai immédiatement présenter mes respects au swami, qui
n’était plus le grand guru. Le masque était tombé. La seule façon de le décrire, c’était
qu’il était moi – la Lumière.
‘’Ram, Ram !’’, dit-il avec beaucoup d’amour.
‘’Hari Om, Swamiji !’’, dis-je, en m’adressant à moi-même.
Tandis que je prenais place dans un coin de la pièce bondée, toute ma vie repassa
devant mes yeux en un éclair, chaque expérience se superposant à cette Lumière
radieuse et éternelle.
Si ma quête avait été passionnante jusqu’à ce point, ce ne fut rien, comparé à ce qui se
passa ensuite. Je fus littéralement soulevé dans un état qui transcendait tellement
mon équipement, comme le swami appelait le corps-mental, que je ne puis
honnêtement plus me souvenir de ce qui se produisit dans le monde physique, parce
que l’expérimentateur, le moi se désagrégeait, comme une poupée de sel coulant
dans l’océan.
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Pendant trois jours, une pluie incessante de lumière dorée et rayonnante se répandit
depuis un ciel intérieur invisible, emportant toute trace d’un moi, chaque pensée,
chaque sentiment et chaque émotion jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien.
Quand le corps s’allongea pour dormir, l’expérience se prolongea, avec des nappes
de lumière en cascade, apparemment sans fin. Quand le corps se leva pour aller
vaquer à ses occupations, la lumière n’en fut pas affectée. Elle ne cessait de se
diffuser. Incapable de contenir cet océan de lumière, le corps, ce petit récipient, la
diffusa dans le monde, bénissant par-là la table, la chaise, le chemin et les âmes
encore raides ou rigides comiquement assises devant le swami et qui tentaient
d’appréhender la vérité. Je voulus leur crier que c’était elles, mais je fus plus avisé.
Au bout de trois jours, cette pluie dorée s’interrompit. Quelqu’un frappa à la porte de
ma chambre. L’un des garçons, vêtu de blanc, vraiment un ange, dit : ‘’Swamiji veut
vous voir.’’
Il s’agissait de mes toutes dernières instructions.
Je suivis l’allée jusqu’à sa hutte et j’entrai dans sa chambre. Le silence était si
assourdissant que je pouvais entendre battre mon cœur et le sang pulser dans mes
veines. Tel un océan de miséricorde, il leva la tête, sourit et m’indiqua une chaise.
‘’Quelle quantité de nourriture consommes-tu chaque jour ?’’, demanda-t-il.
Je le regardai, incrédule, et je pensai : ‘’Quelle absurdité ! Qu’est-ce que c’est que ces
propos concernant la nourriture ?’’
Sous mon châle, mes côtes saillaient. J’étais un ascète. Ce vice avait été maîtrisé, au
moins pour le moment.
Un sourire apparut sur son visage, tandis qu’il observait ma réaction.
‘’Je ne sais pas, Swamiji. Tout ce qu’on me donne. Je vais au réfectoire avec les
garçons, je prends ma place et je mange tout ce qu’on dépose sur mon plateau.’’
La réponse paraissait superfétatoire.
Il marqua une pause, regarda par la fenêtre, puis se retourna vers moi en plaçant ses
mains en coupe et dit : ‘’Dorénavant, tu n’en consommeras pas plus que tu ne
pourrais en tenir dans tes mains.’’
‘’Quelle drôle d’exigence’’, pensai-je.
238
‘’Swamiji ?’’, dis-je.
Après une longue pause, il prononça les paroles que j’espérais bien entendre depuis
des vies.
‘’Je te rends à ta forme originelle.’’
Un frisson intense me parcourut et mon corps se remplit d’extase sauvage. J’avais
envie de sauter et de danser la gigue.
J’étais arrivé au bout de la voie.
‘’Tu peux aller, maintenant’’, dit-il.
Je me levai, touchai ses pieds, et je sortis.
Trois jours plus tard, vers une heure de l'après-midi, alors que j'étais assis sur mon
lit, c'est arrivé.
La logique de ma vie de fou et toutes les expériences intérieures et extérieures
spectaculaires qui sont rapportées présagent d’un crescendo dramatique où la milice
céleste chanterait hosanna au plus haut des cieux, une explosion cosmique ou
quelque chose d’autre d’incroyable, mais Dieu merci, il n’en fut rien. Ce fut le nonévénement le plus simple, le plus sain, le moins spectaculaire, le plus antiparoxystique de ma vie, un non-événement qui s’est prolongé sans relâche jusqu’à ce
jour, un non-événement qui ne fluctuera et qui ne s’arrêtera jamais.
Je m’éveillai dans un monde intemporel où le seul Je existait, point immobile de
l’existence. Je regardai à l’entour, et chaque chose était telle qu’elle avait toujours été :
le mur, juste un mur, le lit, un lit, et moi, moi. Rien n’était caché et rien ne manquait.
Je sus, sans l’ombre d’un doute, qu’il n’était plus nécessaire de faire quoi que ce soit,
d’aller où que ce soit, ni de rechercher quoi que ce soit. Tout ce qui était désirable
était en moi — la paix infinie, l’amour infini et la liberté inconditionnelle. Je compris
que j’étais complet et parfait et que je ne pourrais jamais changer et que je ne
changerais jamais.
Bien que les mots ne soient jamais justes, c'était comme si la lumière qui avait jailli de
toutes les expériences, bonnes et mauvaises, spirituelles et matérielles, au cours de
mes trente courtes années, s'était fondue en une simple Conscience pour devenir une
caractéristique permanente de mon expérience. Elle ne partirait jamais, parce qu’elle
était moi. Je vivais à présent dans une capsule qui était hermétiquement fermée, dans
un état de sécurité et de certitude totales. Non. J'étais la capsule. Je ne serais plus le
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"moi", recherchant le Soi dans son cœur et assujetti aux fluctuations du mental.
Désormais, j’étais le Soi qui contemplait le monde à travers le ‘’moi’’.
Mon guru avait supprimé le voile.
Je quittai le monde de l’action pour entrer dans le monde rayonnant de la
connaissance du Soi et ne plus jamais souffrir de la maladie de l’ignorance.
Le corps se leva et sortit sous le soleil brûlant de l’après-midi. L’ashram était calme.
On ne voyait pas âme qui vive. Derrière le réfectoire, deux corneilles se disputaient
les restes du repas de midi. Je suivis l’allée jusqu’au parc, et je tombai sur le corps
d’un homme qui venait tout juste de mourir et qui arborait un air parfaitement
paisible. Le reconnaissant comme étant moi-même, je continuai mon chemin en
appréciant l’esthétisme du Soi.
Le garçon du stand de thé était assis devant et il écoutait la radio. Lorsqu’il me vit
arriver, il se leva et commença à préparer le thé le plus délicieux que j’aie jamais bu.
240
CHAPITRE 7 : APRÈS L’ILLUMINATION
En ce qui concerne les histoires, la quête de l'Illumination était facile à relater,
l'intrigue, avec ses rebondissements particuliers, s'acheminant inexorablement vers
son apogée. A présent, depuis le sommet de ma montagne sacrée, un paysage
accueillant et lumineux s'étendait à l'infini devant moi, les limites qui me
définissaient par le passé - et qui me confinaient - ayant été effacées par cette
connaissance secrète.
Savoir que vous êtes sans limites vous rend intrépide et révèle que vos désirs sont
aussi insubstantiels qu’un mirage. Qu’y a-t-il à faire, sachant que rien ne peut ajouter
ni retirer à votre bonheur, de quelque manière que ce soit ? Vous devenez oisif et
satisfait. Que dire, sachant que rien d’important, c’est-à-dire vous, ne va changer - à
tout jamais ? Quels mots, si éloquents soient-ils, peuvent-ils bien éclairer le Verbe qui
rayonne éternellement dans tout ce que vous voyez ?
Paradoxalement, l’accomplissement de l’Illumination est également un nouveau
départ. Je suis pur et parfait, sans aucun doute, et le serai toujours, mais une petite
part de moi-même avait encore besoin des instructions pas toujours tendres que la
vie avait à offrir. C’est à vous de décider si je m’en suis bien sorti. Ou pas. Pour moi,
l'évaluation des résultats est complexe. Une appréciation fine de ce qui n'est pas
résolu constitue l'un des avantages de l'Illumination. La vie est vaste. Elle emporte
nos petits véhicules vers des destinations inconnues. De manière incompréhensible,
elle les ramasse, comme un grand vent, et souffle vers des lieux que nous ne
pourrions jamais imaginer.
UNE DISGRÂCE NÉCESSAIRE
Quelques semaines après ces instants d’éternité sur mon lit, le swami me donna
comme instruction de m’inscrire à un cours de deux ans de védanta donné par son
premier disciple, Swami Dayananda, des instructions que je reçus avec des
sentiments mitigés. L’idée d’apprendre le sanskrit correctement et d’étudier
systématiquement les Ecritures était séduisante, mais j’avais atteint tout ce que
révèlent les védas. Comme rien de ce qu’il faisait n’était irréfléchi, je supposai qu’il
voulait que je devienne un maître de védanta en Occident. La Mission Chinmaya est
très exigeante et elle fournit des gurus professionnels hautement qualifiés, dont à ma
connaissance, aucun n’a été impliqué dans de sordides scandales sexuels et financiers
qui semblent toujours accabler les swamis hindous. Ne sachant pas ou ne me souciant
pas particulièrement de ce que je voulais faire du reste de ma vie et désirant faire
plaisir à la personne qui m’avait tant donné, j’acceptai. Cependant, je me rappelle
241
distinctement m’être senti chagriné en retournant dans ma chambre, parce que si
vous faites bien les choses, le discipulat ne s’accomplit qu’une seule fois.
Le cours débuta et je pris place parmi les garçons, de jeunes indiens de castes
supérieures provenant de familles de la classe moyenne. La manière d’enseigner de
Dayananda différait beaucoup de celle du swami, bien que le message fût le même –
vous êtes tout ce qu’il y a, et au fil des ans, mes idées sur la façon la plus efficace de
transmettre le védanta se sont plus ou moins alignées sur les siennes. Non pas que
Chinmaya eut été un communicateur inefficace. Ses paroles qui jaillissaient
spontanément depuis les profondeurs spirituelles et qui étaient en phase avec les
Ecritures, ainsi que son extraordinaire silence qui imprégnait tout son être ont éveillé
et éclairé beaucoup de monde.
Chinmaya se présentait comme un swami moderne pour des raisons qui ne devinrent
claires que beaucoup plus tard. Je pense qu’il se voyait comme un réformateur, un
Shankara moderne, dont la mission était de remettre au goût du jour le monde
conservateur, guindé et rigide de la spiritualité hindoue, en étant le fer de lance
d’une renaissance védantique dans l’Inde postcoloniale. Ses enseignements furent
reconnus comme du védanta moderne, peut-être pour augmenter leur attrait dans un
pays arriéré luttant pour entrer dans l’ère moderne, mais sur le plan doctrinal, ce
védanta moderne brouillait la frontière entre le yoga et le védanta.
Dayananda voyait la nécessité de purger le védanta des idées yoguiques qui
tentaient de l’assimiler. Dans les années exubérantes qui suivirent mon Illumination,
je n'ai pas beaucoup réfléchi aux enseignements, préférant les utiliser pour éveiller
ceux qui étaient attirés par mon énergie. La plupart de ceux qui venaient étaient des
personnes de niveau débutant, et ils fonctionnaient bien à ce niveau. Mais alors que
j’évoluais vers plus de calme et que la lumière pénétrait jusqu’aux confins de mon
esprit, je me replongeai dans les textes anciens et réalisai qu’au plus haut niveau de
l’évolution spirituelle, le yoga et le védanta devaient se distinguer.
En tout cas, j’étais impressionné par les enseignements de Dayananda et je décidai
d’enregistrer ses exposés. Je ne savais pas qu’enregistrer était interdit et je l’appris
par l’un des garçons. Je ne sais pas non plus ce qui m’a pris, parce que j’ai vertement
rabroué le pauvre garçon. Peut-être me sentis-je en droit de critiquer la manière
rétrograde qui caractérise tant l’approche de la vie en Inde, mais ce fut en réalité le
Seigneur qui utilisa mon arrogance pour me faire avancer.
Quelques jours plus tard, après avoir discuté avec le swami, je fus renvoyé. Bien
qu’humilié, j’étais secrètement soulagé. Quelque chose en moi savait que je n’allais
pas passer des années dans la banlieue de Bombay à étudier d’anciens textes
sanskrits, mais pour sauver la face, j’allai trouver Chinmaya et demandai à être
réintégré. Il me regarda avec beaucoup d’amour et oubliant commodément que le
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cours était au départ son idée, il cria presque : ‘’Non ! Tu vas dynamiter la société
avec cette connaissance ! Retourne en Californie et assieds-toi sous un arbre dans un
parc. Elle viendra à toi.’’
Voilà.
Après avoir payé fidèlement pendant trois ans, Magdalena retira la prise et je fus
rapidement fauché, mais j’avais des droits. Couchés par écrit. J’aurais pu lui faire des
histoires, mais je m’en fichais. D’une façon ou d’une autre, il paraissait juste que je
recommence tout avec rien. Il me restait toujours suffisamment pour rester en Inde
pendant quelque temps, et je décidai alors de visiter l’ashram de Baba Muktananda
qui vivait tout près dans un petit village du Maharashtra appelé Ganeshpuri.
Alors que le vieil autobus brinquebalant ahanait sur la route cahoteuse qui serpentait
dans l’ancienne beauté de ce paysage rural aride, je fus touché, à quelques kilomètres
de l’ashram, par un éclair d’énergie transcendante émis par Baba, qui satura mon
corps d’une telle félicité que je crus que j’allais exploser. Lorsque vingt minutes plus
tard, je descendis devant le temple, le monde paraissait flotter dans l’espace,
manifesté magiquement à partir du néant. L’ashram avait une vague qualité de rêve,
un peu théâtrale, comme s’il avait été édifié par l’imagination et les sentiments d’un
esprit plein d’humour et d’amour, toute la scène baignant dans une pluie douce de
particules d’une pure lumière bleue, de chit shakti, qui semblaient se dissoudre et se
recréer spontanément sans raison.
Je déposai mon sac après être entré, je m’inclinai devant l’autel et puis j’avançai dans
une petite cour de marbre ombragée derrière le temple, où quelques personnes, en
majorité des Occidentaux, étaient assises en silence. Un petit homme vêtu d’un dhoti
en soie orange qui était assis en tailleur sur une estrade en marbre blanc se tourna
alors vers moi. Nos regards se croisèrent et je pus sentir sa vision à rayons X pénétrer
mon âme. Un courant profond de prema, d’amour divin m’envahit, tandis que je
traversais la cour, m’inclinais et touchais ses pieds. Il me regarda et me dit avec
beaucoup d’amour : ‘’Qui êtes-vous ?’’
‘’Le Soi infini’’, répondis-je en sanskrit, en souriant.
Il rit et passa sa main derrière lui et me couronna d’une manière impromptue avec
un joli chapeau violet royal à paillettes fait main.
Sachant que je n'aurais pas pu atteindre la Libération sans aucune aide, il me
demanda qui était mon guru et hocha pensivement la tête, lorsque je lui répondis, et
il accepta volontiers ma demande de rester.
243
Swami Muktananda, Baba, comme on l’appelait affectueusement, était le disciple de
Bhagavan Nityananda, un des géants spirituels de l’Inde, de tous temps, un mahatma
étrange et extraordinaire, un avadhuta, une classe d’êtres réalisés qui vivent sans
possessions et souvent sans vêtements et qui vagabondent ici et là en ignorant
l’univers physique et en laissant dans leur sillage une pléthore de miracles.
Baba, pour qui je développai une grande affection jusqu’à ce que je découvre ses
exploits sexuels, de nombreuses années plus tard, était un guru shaktipat dans la
tradition du bhakti yoga. Il parlait rarement, à l’inverse de Chinmaya, et il provoquait
des changements miraculeux via la transmission d’une énergie divine appelée shakti.
Quelques mois plus tard, mon visa étant sur le point d’expirer, il m’envoya chez le
magistrat local.
‘’Dis-lui que Baba dit de régler cela’’, dit-il.
Le magistrat ne voulut pas m’accorder la prolongation du visa tant que mon certificat
de santé n’était pas à jour et il me renvoya à la clinique locale, une case crasseuse et
délabrée, pour m’y faire vacciner. Le docteur me demanda de m’asseoir sur une
chaise à côté d’une petite table sur laquelle était posé un plateau en porcelaine
piqueté contenant des seringues usagées et des boules de coton ensanglantées. Avant
même que je ne puisse réaliser ce qui se passait, il me piqua avec une seringue
usagée provenant du plateau et le lendemain, je me réveillai avec une infection
douloureuse dans la partie supérieure du bras qui enflait rapidement et
anormalement.
Naturellement, je n'avais pas une confiance aveugle dans le système médical indien,
aussi ne retournai-je pas à la clinique pour m’y faire soigner, et je décidai plutôt de
m’en remettre au grand Médecin du ciel. Après le deuxième jour, l’infection ne
montrait aucun signe d’amélioration et je commençai à réévaluer mon point de vue
en envisageant un trajet ardu jusqu’à Bombay, mais tout bien considéré, je me résolus
à tenir bon, un jour de plus.
L’après-midi suivant, j’étais assis dans la cour en train de méditer, lorsque Baba sortit
et s’assit devant un groupe de femmes de basse caste accroupies et qui étaient en
train de reluquer avec convoitise une pile de saris récemment offerts par un
marchand de Bombay. Ne loupant jamais une opportunité de dire quelques mots sur
les gloires du Seigneur, il entreprit de parler de la nécessité de chanter le saint Nom.
Quelques minutes plus tard, une rafale de vent souleva mon léger châle en coton
blanc et exposa l'infection, et le mouvement attira son attention. Il se retourna et
continua à parler aux femmes, dont le faible niveau de conscience et la seule
préoccupation pour les saris allaient fournir une couverture pour ce qui allait se
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passer. Endéans quelques minutes, il se tourna à nouveau vers moi, tout en
s’adressant toujours aux femmes, et fit un geste ressemblant à une seringue avec sa
main, ce qui associé à un regard interrogateur, me fit comprendre qu'il recherchait la
cause de l'infection, comme le sadhu de Rishikesh l'avait fait deux ans plus tôt.
J'acquiesçai et il se retourna vers ses auditrices, sans interrompre ses propos.
Puis tout en parlant, il tourna légèrement la tête dans ma direction et avec mes yeux
physiques, je vis un rayon de lumière blanche jaillir de l’espace intersourcillier et
frapper le bras enflé qui se mit tout de suite à dégonfler. Une bouffée d’énergie
chaude et picotante m’envahit, détendant les muscles. La peau se resserra et la petite
croûte où l’aiguille avait pénétré tomba. Le bras était parfaitement normal !
Il parla encore une ou deux minutes, distribua les saris et il se releva avant de
disparaître chez lui par une petite porte.
Baba m’appréciait et me fit de nombreux cadeaux qui s’avéreraient utiles plus tard.
Parfois, quand je travaillais sur un problème particulièrement subtil, je savais qu’il
était sur le point d’être résolu, quand son petit chien se pointait dans ma chambre,
suivi de Baba, qui se tenait dans l’encadrement de ma porte, son aura remplissant la
pièce et silencieusement, il transmettait des informations vitales. Pendant mon
séjour, je vécus de nombreuses expériences intéressantes et je rencontrai trois
personnes qui allaient bientôt figurer en bonne place dans ma vie.
UNE EXPÉRIENCE
J’arrivai à San Francisco, complètement fauché, et j’appelai Jack, le marin de la
marine marchande que j’avais rencontré au Maroc, en Inde et en Afghanistan. Le
destin voulut qu’il soit en ville et qu’il m’invite à séjourner chez lui. Je pus dormir
par terre, et si ma mémoire est bonne, il me fit don d’une vieille Ford Fairlane.
Le swami tenta de me mettre en relation avec un importateur indien, mais je n’étais
guère disposé à travailler pour cinq dollars de l’heure. Je préférais sillonner les rues
et fouiller dans les conteneurs et j’emmenais mon butin sur le marché aux puces de
Sausalito, où je le déchargeais pour tout ce que cela pourrait bien me rapporter. Et il
me faut admettre que je n’étais pas contre le fait d’emporter les surplus du week-end
qui débordaient des dépôts Goodwill, de m’introduire clandestinement dans des
appartements victoriens condamnés à la recherche de vieux meubles et d’accessoires
ou encore d’entuber des brocanteurs idiots et de leur subtiliser leurs biens les plus
précieux. Avec les bons d’alimentation, je réussissais à joindre les deux bouts.
Un dimanche après-midi, dans un terrain vague au sud de Market Street, je fis la
connaissance d’une danseuse de flamenco volcanique qui avait un goût pour
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l’occulte, lors d’un bal. Elle fut très touchée par ce que j’avais à dire et nous devînmes
rapidement de bons amis et des amants. Il y avait de la marge entre la récup, les gros
billets de Waikiki et la vie glamour avec un guru de la jet-set, mais je passai quelquesuns des jours les plus heureux de ma vie à arpenter les rues en quête de camelote
avec Felicia à mes côtés qui sirotait du café. J’ai le doux souvenir d’un tas de
restaurants mexicains où nous écoutions de la salsa, où nous mangions des burritos
et où nous parlions de Dieu, et d’avoir traîné dans des clubs de flamenco de North
Beach où je la regardais danser. Elle était un peu folle, mais elle avait des yeux
divins.
Lorsque nous tombions sur un container vide, nous l’indiquions sur un plan de la
ville et le samedi, nous nous présentions en milieu de matinée avant qu’il ne soit
rempli, de manière à ce que je puisse rencontrer les occupants de la maison et avoir
accès au lieu. Je pouvais soit proposer de les débarrasser du contenu ou d’acheter
tout ce qui avait de la valeur. Un soir, à Chinatown, je tombai sur tout un assortiment
d’antiquités orientales de valeur dans un container. Il ne fallut pas beaucoup de
temps avant que je n’aie une grosse liasse de billets dans ma poche et une petite
réserve coquette à la banque.
Tom, un mec que j’avais rencontré à l’ashram de Muktananda, revint d’Inde. Nous
louâmes un appartement dans Cole Street dans Haight Ashbury. C’était un jeune
homme intelligent et droit qui se dévouait à sa pratique spirituelle. Je l’aimais
beaucoup, mais il y avait quelque chose de menaçant et d’imprévisible chez lui qui
me mettait parfois mal à l’aise et qui finirait pas affecter le résultat de l’expérience.
L’expérience était ma tentative de focaliser si intensément un certain nombre
d’esprits sur l’idée de la réalisation du Soi de manière à ce qu’elle survienne.
Quelle ironie que trois ans après mon séjour psychédélique dans Haight Ashbury, je
finisse par habiter dans un grand appartement victorien juste à côté de Haight
Street ! A cette époque, nous avions été rejoints par Terry, que j’avais également
rencontré à l’ashram de Muktananda, à Ganeshpuri. Terry était un type bien, brillant
et honnête, qui servit fidèlement l’expérience pendant des années. Il avait été officier
au Vietnam, et sa carrière militaire était prometteuse, mais ce qu'il vit le perturba
tellement qu’il ne renouvela pas son engagement à la fin de sa mission là-bas. Il a dû
traverser pas mal d’épreuves, car il m’a montré une fois une photo de lui en tenue
militaire de grand apparat au côté d’une Morgan restaurée rouge vif, l’image même
de l’arrogance et de la morgue, et quand je l’ai rencontré, il n’était plus que l’ombre
de lui-même, un dévot efflanqué et de plus en plus dégarni vivant de bananes dans
l’ashram d’un saint, faisant pénitence et recherchant l’Illumination.
Nous eûmes un bonus avec Terry, une éblouissante artiste italienne appelée Sophia,
au passé sombre et malheureux, et qui était prête à poncer beaucoup de meubles
pour exorciser ses démons. Cindy, l’ex-petite amie de Jack, une ballerine, rejoignit
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aussi le groupe. C’était une belle personne, une fille du quartier pour qui la vie
spirituelle n’avait pas été simple. D’autres encore arrivèrent et l’appartement n’a pas
tardé à être plein.
Celui-ci était situé tout près du Parc Panhandle, à côté d'une maison victorienne de
trois étages squattée par les White Panthers, une bande de bikers malotrus, dealers
de drogue et fornicateurs, des Hells Angels politisés qui roulaient des mécaniques.
Ma spécialité, c’est de voir la lumière dans chacun, même si elle se dissimule
habilement sous des couches épaisses de paresse et de stupidité, mais là j’ai dû me
concentrer longtemps et durement pour détecter la plus petite lueur chez l’un d’entre
eux. Leurs femmes étaient toutes aussi peu ragoûtantes et l’endroit était envahi de
chiens et de gosses malodorants, mal nourris, geignards et à moitié nus.
Pendant qu’ils faisaient la grasse matinée après avoir follement fait la bringue dans
leur bastion crasseux et bien fortifié, leurs gros cubes chromés et rutilants parqués à
la queue leu leu devant l’entrée, nous étions tranquillement assis à côté. Nous
méditions et nous chantions des mantras sacrés. Contrairement aux affirmations de
la MT suivant lesquelles la méditation a le pouvoir merveilleux de changer le monde,
à ma connaissance, aucune vibration sacrée n’a jamais réussi à se frayer un chemin
chez nos voisins.
Un jour, vers minuit, un des Panthers décida de réparer sa voiture. Il la gara au
milieu de la rue, la monta sur un cric, puis il alluma la radio à fond et se glissa en
dessous avec ses outils et un pack de six bières. A deux heures du matin, j’en eus ras
le bol et je lui criai de baisser la radio. Il m’ignora et je me dirigeai alors vers le gardemanger, où je pris un gros bocal en verre que je balançai sur le trottoir, telle une
grenade, depuis une fenêtre du deuxième étage en le mitraillant d’éclats de verre. Je
suis le premier à admettre qu’il ne s’agissait pas là d’un comportement très éclairé,
mais il attira son attention. Je lui dis que s’il ne baissait pas sa radio, j’appellerais les
flics, une menace bien téméraire si j’avais l’intention de continuer à vivre dans le
quartier. Après quelques contre-menaces pour sauver la face, il s’exécuta, car il y
avait sans doute un mandat d’arrêt en cours le concernant. Nous utilisâmes la porte
de derrière pendant quelques jours jusqu’à ce que l’incident soit noyé dans les
brumes épaisses de son esprit drogué.
Un jour, je rentrais chez moi en voiture pour déjeuner, le long du Parc Panhandle,
lorsque j’eus la vision d’une femme assise à la table de la cuisine. Lorsque nous
entrâmes dans l’appartement, l’une des plus belles femmes que j’aie jamais vues était
assise dans la cuisine dans un état de conscience très élevé, et quand elle me regarda,
il y eut beaucoup plus qu’une connexion, il y eut une transmission. Non, plus que
cela : la compréhension qu’elle était le Soi se fit jour en elle et ne la quitterait plus.
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C'était une danseuse qui avait eu de nombreuses expériences intérieures étranges et
merveilleuses. Ses amis et sa famille, qui n'avaient aucune idée de ce qui se passait,
pensaient qu'elle était folle. Une des tragédies de la culture matérialiste est son
incapacité à distinguer la folie de l'expérience spirituelle, même si celles-ci ne
s’excluent pas toujours mutuellement. Au lieu de recevoir le soutien et les conseils
d’aînés avisés, les personnes lunatiques et éveillées sont souvent renvoyées chez des
psys et dans des instituts psychiatriques, le monde craignant ce qu'il ne comprend
pas.
Je passai l’après-midi à discuter avec elle, à m’assurer qu’elle comprenait que son
Eveil était naturel et à lui apprendre comment vivre dans le monde avec le feu de la
Conscience qui rayonne dans son cœur. Six années plus tard, nous nous marierions et
nous embarquerions dans l’une des expériences les plus tragiques, bizarres et
enrichissantes de ma vie.
L’argent continuait d’affluer et tout le monde s’amusait et donc, nous prîmes un
appartement plus grand dans un meilleur quartier de Scott Street, près du ghetto.
Nous transformâmes la pièce de devant en salle de méditation, nous pratiquions
l’assise silencieuse tous les matins et nous travaillions douze heures par jour. Nous
mangions ensemble de la nourriture végétarienne et il y avait toujours des rires et
beaucoup de camaraderie.
Un jour, Terry demanda si une femme d'Europe de l'Est qu'il avait rencontrée en
Inde pouvait venir séjourner chez nous. Je supposai qu'elle était du genre spirituel,
puisqu'elle était en relation avec Maurice Frydman, un fidèle de Nisargadatta
Maharaj, à qui l’on doit le livre, ‘’JE SUIS’’, qui est maintenant considéré comme un
classique du védanta. J’acquiesçai sans me rendre compte que la spiritualité figurait
tout en bas de la liste de ses priorités. Tout n’était pas perdu pourtant parce que,
quand elle apparut, je sus que j’avais trouvé là ma prochaine petite amie. C’était une
belle jeune femme, brillante, cultivée et bien élevée, une petite aristocrate issue d’un
pays du Rideau de Fer. Le seul problème : que faire de Felicia ? Avec un peu de
karma familial, le bon Seigneur solutionna le problème.
Peu après l’arrivée de Victoria, mon père appela de l’Idaho pour m’inviter à assister à
la Série mondiale à Oakland. Je ne m’intéressais plus au base-ball, mais assister à des
matchs avec lui à Lewiston faisait partie de mes plus beaux souvenirs d’enfance et
donc, j’acceptai volontiers. Je l’hébergeai dans une jolie chambre à côté de la salle de
méditation. Il a dû penser que nous étions tous dingues, mais il était toujours aussi
poli et amical. Le matin, il sortit manger du bacon et des œufs dans l’un des restos
noirs de la rue Divisidero, parce que notre gruau spartiate végétarien n’était pas à
son goût. Je demandai à Felicia de rafraîchir sa chambre et de mettre des fleurs sur la
commode. Quelques minutes plus tard, elle se tenait dans l’embrasure de la porte
avec des yeux comme des soucoupes.
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‘’Que se passe-t-il ?’’, dis-je.
‘’Il va mourir’’, répondit-elle.
Trois semaines plus tard, je reçus un appel de ma mère m’informant de sa mort.
La série se poursuivit jusqu’à la totalité des sept matchs, me semble-t-il, et à la fin de
la septième manche, je pouvais sentir qu’il voulait dire quelque chose.
‘’Permets-moi t’offrir un hot-dog, Jim’’, dit-il.
‘’Bien sûr, Papa. Tout ce que tu veux’’, répondis-je.
Il retourna au bout de quelques minutes et nous entreprîmes de dévorer avec
satisfaction les hot-dogs sous les accords de ‘’Take me out to the ballgame’’. A la fin
de la chanson, il plaça son bras autour du dossier de mon siège et il dit : ‘’Tu sais,
fiston, je voulais te parler de quelque chose.’’
‘’OK, Papa’’, répondis-je. ‘’Vas-y’’.
Il hésita un peu, puis dit : ‘’Tu sais, fiston, ta mère et moi, nous avons pensé à ton
avenir.’’
‘’Et à quoi avez-vous pensé ?’’, dis-je en tentant de lui faciliter les choses.
‘’A la poste, Jim. Ils ont de très bons jobs à la poste.’’
Je fis le maximum pour m’empêcher de rire.
‘’C’est vrai, Papa ? Et que proposent-ils ?’’
‘’Eh bien, il y a plusieurs grades, tu sais. Les premiers ne sont pas mal avec ± 1500 $
par mois, et tu peux monter en grade. Il y a un examen, mais je pense bien que tu
peux le réussir. Tu t’es bien débrouillé à l’université. Et ils ont de bonnes retraites
aussi. Tu serais surpris. Alors, qu’en dis-tu ?’’
Je mis la main dans ma poche et j’en sortis une liasse de billets de 100 $, une bonne
quinzaine. ‘’Tu vois ça, Papa ?’’, dis-je. ‘’Eh bien, c’est ce que j’ai gagné pour une
seule transaction, il y a quelques jours.’’
Il en resta bouche bée. A ma connaissance, il n’y avait pas eu un seul homme
d’affaires des deux côtés de la famille depuis des générations, si tant est qu’il y en eut
jamais un. Tout le monde semblait préférer la sécurité du travail salarié.
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‘’Mais tu sais, Papa, je ne suis pas contre l’idée. Peut-être que si je tombe à court
d’argent, je poserai ma candidature. On ne sait jamais, avec l’incertitude économique,
et tout ça. Merci pour ta suggestion.’’
QUELQUES SOUVENIRS
Cela sembla le satisfaire et pendant que nous regardions tranquillement le reste du
match, mon esprit dériva vers les années quarante et les dimanches après-midi dans
le nord de l’Idaho. Après un week-end idyllique à la campagne à camper et à pêcher,
on rentrait peinardement à la maison dans notre berline Plymouth de 1936, mon frère
et moi assis derrière avec le chien sur les sièges cossus en mohair brun. Nous
admirions le superbe paysage, pétillants de bons sentiments dans l’attente de la
soirée du dimanche. Sitôt arrivés, nous enfourchions nos vélos et nous disparaissions
dans le quartier pour une soirée de frasques. Notre retour tardif inévitable nous
valait une réprimande et entraînait une punition, généralement une corvée
hebdomadaire supplémentaire. Puis sans entrain, nous nous exercions au piano et
nous faisions nos devoirs, puis nous veillions la moitié de la nuit en lisant des récits
d’aventures, Robinson Crusoé et compagnie, sous les couvertures, avec une lampe de
poche.
Les fausses pistes gâchaient les soirées du dimanche. On roulait tranquillos, avec
Papa qui sifflotait des airs à l’eau de rose, comme ‘’My darling Clementine’’, et
Maman réfléchissant à ses pensées (toujours pragmatiques), quand la voiture
s’arrêtait abruptement, généralement une quarantaine ou une cinquantaine de mètres
au-delà d’une route secondaire étroite qui partait provisoirement en pleine nature.
Papa enclenchait alors la marche arrière en conduisant de la main gauche, pendant
qu’il farfouillait dans le vide-poche pour en extraire une carte locale. Lorsque nous
étions parvenus à un endroit stratégique, il étalait alors la carte dans l’espace qui les
séparait sur le siège avant et il l’étudiait avec la désaffection d’un sage. Maman
restait silencieuse en exerçant un self-contrôle herculéen et s’agitait délibérément
pour lui montrer son mécontentement, sachant ce qu’il avait en tête.
Totalement absorbé par la carte et apparemment inconscient de son humeur, Papa
marmonnait par bribes : "Raccourci par le dessus…, cette partie du bois…, Sperry
Grade…, je me demande s’ils ont réparé le pont…’’
Incapable de se contenir davantage, Maman disait : ‘’Tu ne penses tout de même pas
à prendre cette route, n’est-ce pas, Jim ?’’
Trop accaparé que pour répondre, il regardait la route, puis la carte, plusieurs fois de
suite, comme un général planifiant une attaque, et quand il jugeait le moment
propice, ce qui bien sûr n’arrivait jamais, il se décalait de son côté, déposait
250
solennellement la carte sur ses genoux avec beaucoup de respect, comme s’il
consultait le commandant en chef, puis il indiquait d’un air qui en disait long une
portion de nature sauvage dépourvue de route. S’ensuivait alors une pause théâtrale
et puis alors, conspiratoirement, il disait : ‘’Qu’en penses-tu ? Cela ne ressemble-t-il
pas au raccourci qui aboutit juste au-dessus d’Elk City ? Carl a dit que l’on avait
réparé le pont après les inondations et si on le prend, on gagnera une bonne heure.’’
Maman voyait bien où ceci allait aboutir et elle répétait fermement : ‘’On ne prend
pas cette route, Jim !’’
Papa était buté. Avec un torse et des épaules massifs et musclés, une grosse tête et
des hanches étroites, il ressemblait un peu à un taureau. Et Maman, qui était née sous
le signe du Cancer, savait s’accrocher à sa position, comme personne. Commençait
alors une discussion civilisée, mais qui devenait vite négative — le signal pour que
mon frère et moi, nous commencions à nous disputer. Et quand leur guerre atteignait
son paroxysme, le chien aboyait de manière incontrôlable.
Quelques instants avant de craquer et de déverser son torrent de larmes
généralement peu sincères, Maman sortait l'arme lourde de son formidable arsenal :
la culpabilité. "Te sens-tu obligé de me faire subir tout ça, Jim ? C'est simplement trop
injuste. Ne vois-tu pas que c’est une nouvelle chasse au dahu ?’’
Mais c’était justement le but.
‘’Fais-moi confiance’’, disait Papa, comme un vendeur de voiture patenté, ‘’et nous
gagnerons une heure, une heure et demie.’’
Une heure ? Peut-être bien. Une heure et demie ? Sûrement pas. La demi-heure
supplémentaire était destinée à adoucir la pilule. Pour être honnête, Maman, que les
surprises n’intéressaient pas, ne voulait jamais de cette bonne heure et demie
supplémentaire, de toute façon. Pour son esprit pratique du Midwest, s'en tenir à ce
qui a fait ses preuves et arriver à l'heure sans incident était infiniment supérieur à
prendre une route non balisée et de toute évidence très médiocre en fin d’après-midi,
uniquement par curiosité.
En dépit de sa taille très modeste, elle n’était le dindon de la farce de personne. Dans
les années 20, bien avant l’avènement du féminisme, elle obtint une maîtrise avec
mention à l’Université de Chicago. Puis, à la manière d’une aristocrate, elle fit le tour
de l’Europe avec ses malles et sa sœur cadette qui l’accompagnait, un fameux
accomplissement pour une jeune fermière de Fargo, dans le Dakota du nord.
Mais Papa qui travailla dans les mines du nord de l’Idaho et le chargement des
navires de la marine avait été drillé dans une ferme poussiéreuse loin d’être rentable,
251
à mi-chemin sur le flanc d'un contrefort des Rocheuses balayé par le vent. On peut
comprendre qu’il était un peu macho. S’écraser devant la raison ne payait pas de
mine, pas devant ses fils et donc, la voiture empruntait la route et une nouvelle
chasse au dahu commençait.
Je ne me rappelle pas du pourcentage de ces incursions dans l’inconnu qui
atteignirent réellement leur objectif déclaré et de celles qui ne furent que de simples
chasses au dahu. En ce qui concerne celle à laquelle je pense, le pont qui se trouve au
nord d’Elk City et qui avait été emporté par les inondations du printemps n’avait pas
été réparé, en dépit des informations contraires de l’oncle Carl, et nous fûmes forcés
de faire demi-tour. La bonne heure et demie de gagnée devint une fichue heure et
demie de perdue, ce qui, une fois de plus, donna raison à Maman, un fait qui
n’impressionna guère Papa, qui vivait dans un monde où l’information était reine.
L’information suivant laquelle le pont était toujours debout justifiait de toute
manière le temps perdu et resurgirait dans toutes les conversations avec ses pairs
pendant trois semaines.
La chasse au dahu aurait pu être mortelle, parfois. Un dimanche après-midi, sur le
chemin du retour, nous arrivâmes à un petit embranchement à l’approche d’un pont,
et la route semblait suivre la rivière Clearwater, perpendiculairement à la route
principale.
‘’Je parie que cette route coupe au court par derrière Lapwai et débouche dans les
vergers, juste au-dessus de la fabrique’’, dit-il avec une conviction visionnaire en
quittant la route principale.
La route suivit innocemment la rivière pendant quelques kilomètres et elle escalada
le flanc d’une montagne aride en devenant de plus en plus étroite, au fur et à mesure,
et pour finir, nous avancions comme des escargots à du 5 km/h, avec une vue
plongeante sur la rivière, trois cent mètres en contrebas. La route devint alors si
étroite que Papa dut sortir bouger les rochers qui étaient tombés pour continuer. ‘’Ne
penses-tu pas que c’est un signe que cette route est manifestement impraticable ?’’,
dit Maman qui voulait masquer son irritation derrière une façade de logique.
‘’Mais elle est parfaite, cette route ! C’est ce fichu gouvernement !’’, maugréa-t-il. ‘’Je
paye mes impôts et ils ne savent même pas entretenir les routes ! Je vais écrire une
lettre au journal. C’est un scandale !’’, dit-il, pendant que la voiture se traînait
‘’comme une limace’’, pour citer ma mère.
Finalement, à l’approche du sommet, elle disparut et nous étions dans l’incapacité de
tourner. En fait, le côté du passager était tellement proche du précipice que sortir
normalement était impossible.
252
‘’Eh bien ça, c’est la goutte qui fait déborder le vase !’’, dit Maman avec rage en
utilisant une autre de ses bonnes vieilles métaphores. ‘’Comment oses-tu mettre nos
vies en danger ? Sors ! Les enfants et moi, nous rentrons à pied !’’ Il se glissa à
l’extérieur, la portière ne pouvant pas plus que s’entrouvrir en raison de la proximité
du flanc de la montagne, suivi par Maman qui nous fit sortir.
Papa, qui n’avait absolument aucune crainte, parut s’étonner de sa réaction. ‘’Qu’estce que tu fabriques ? Il n’y a pas de problème ! Je me demande pourquoi ils n’ont pas
continué jusqu’à Lapwai’’, dit-il avec nonchalance. ‘’Je crois que je vais devoir faire
marche arrière.’’
Qu’était-il arrivé à cet homme aventureux et enthousiaste ? De toute évidence, même
lui ne s’en souvenait pas. Les années qui s’étaient écoulées entretemps avaient été
englouties par d’interminables heures de bureau et d’assoupissements digestifs
devant le téléviseur, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien, sinon un vieil homme gentil
qui aurait été fou de joie de voir son fils travailler à la poste.
UN NOUVEL ESSOR
Après plusieurs séjours nocturnes au bout du corridor dans la chambre de Victoria, il
était parfaitement clair que j’avais résolu la moitié du problème de la petite amie.
Cependant, l’autre moitié, Felicia, réclamait une solution.
Un matin, à sept heures, tout le monde se réunit dans la salle de méditation, à
l’exception de Felicia. J’attendis un peu avant de commencer en pensant qu’elle
arriverait bientôt, mais après cinq minutes, il n’y avait toujours aucun signe d’elle.
‘’Où est Felicia ?’’, dis-je.
Tout le monde haussa les épaules.
‘’Va la chercher, s’il te plaît’’, dis-je à Tom.
Il revint au bout d’une minute. ‘’Elle ne veut pas venir’’, dit-il.
‘’Elle doit venir’’, dis-je. ‘’Tout le monde médite.’’
Il haussa les épaules et se rassit.
Je me levai pour aller dans sa chambre au bout du corridor. Elle était dans son lit et
elle lisait.
253
‘’Bouge ton cul. Tout le monde médite’’, dis-je.
‘’Va te faire foutre, Ram. Je n’irai pas !’’
Il me fallait l’admirer. Elle avait du cran, comme disait ma mère.
‘’As-tu une raison particulière ?’’, dis-je en jetant un coup d’œil au bout du corridor
où plusieurs têtes dépassaient et écoutaient.
‘’Je n’en n’ai tout simplement aucune envie. Voilà.’’
‘’OK, tu n’en n’as aucune envie. Maintenant, et si c’était le cas de chacun ? Alors,
méditerions-nous ou pas ?’’
‘’Je ne pense pas.’’
‘’Et si nous ne méditons pas, aurions-nous une raison d’être ici dans cette maison ?’’
‘’Va te faire foutre, mec ! Ne me sers pas tout ton baratin intellectuel et malin.’’
‘’Bien. Alors, disons-le ainsi. Ou bien tu viens méditer avec nous ou bien tu fais tes
bagages.’’
‘’Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement’’, dit-elle. ‘’Je ne m’en irai pas !’’
Je me rappelai qu’elle m’avait fréquemment confié avoir été une reine dans au moins
une bonne dizaine de ses vies antérieures et je me demandai si elle n’était pas un peu
confuse par rapport à son statut dans celle-ci.
‘’OK. C’est ta dernière chance. Tu viens méditer et nous parlerons de ce qui t’ennuie
plus tard. Si tu ne médites pas, tu t’en vas.’’
‘’Et qui va me mettre à la porte ?’’, dit-elle. Elle me rappelait un chat que j’avais eu et
qui pensait être un être humain. Si vous l’enquiquiniez d’une certaine manière, il
vous attaquait comme un petit démon enragé. Elle ne mesurait guère plus d’1,50 m et
elle pesait probablement une quarantaine de kilos, toute mouillée, et je mesure
presque 1,80 m pour environ 90 kg.
‘’Allez, Felicia’’, dis-je en essayant le charme. ‘’Quoi de plus simple que de
simplement te lever, suivre le corridor et t’asseoir pendant une demi-heure, comme
nous tous !’’ Il ne m’était toujours pas venu à l’esprit que c’était l’occasion rêvée de
ne plus l’avoir dans les pattes.
254
‘’Va te faire foutre, Ram !’’
Je m’approchai d’elle, l’attrapai et l’entraînai au bout du corridor, tandis qu’elle se
débattait, jetait des coups de pieds, griffait, hurlait et mordait. Je n’arrivais pas croire
la quantité d’obscénités qui sortaient de sa bouche.
Après l’avoir déposée sur le porche, je verrouillai la porte, puis je retournai dans sa
chambre et je rassemblai toutes ses possessions, ce qui ne me prit que cinq minutes,
et je les lui rendis. Un jeune et riche fidèle de l’est qui nous rendait visite prit pitié
d’elle, la conduisit à l’ashram de Muktananda à Oakland et régla la note de sa
chambre. Je la revis quelquefois au fil des ans et je tentai de rabibocher les choses,
mais en vain. Au bout de vingt ans, après des dizaines de tentatives, je laissai tomber.
Quinze ans plus tard, j’étais assis dans un café, et elle y entra. Je l'appelai et nous
eûmes une conversation agréable. Le temps guérit toutes les blessures.
Je sais que c’est difficile à croire, mais ce n’est qu’après qu’elle soit partie que j’ai
réalisé que je venais de résoudre mon problème. Il n’y aurait plus aucun déplacement
furtif dans un corridor obscur au milieu de la nuit. Guru Jim devenait respectable.
Et même si Victoria n’était pas du type spirituel, elle avait suffisamment de qualités
spirituelles pour que nous restions ensemble pendant les années qui suivirent, et nos
besoins physiques s’accordaient parfaitement. Par ‘’spirituel’’, je veux dire la
compréhension qu’il y a un moyen intérieur de résoudre le besoin de sécurité et
d’amour, que la Carte Verte, un petit boulot peinard et l’amour d’un homme ne
suffisent pas à combler les aspirations de l’âme.
Un jour, Tom me dit que sa mère, une veuve séduisante qui avait la quarantaine,
hésitait entre épouser un joueur sexy ou un avocat respectable. Je lui dis de
recommander l’avocat, car je savais qu’elle ne pourrait que souffrir avec le joueur.
L'avocat, quant à lui, n'était pas très beau et il manquait un peu de style, mais c'était
un homme riche, honnête et moral qui ferait un bon compagnon pour ses vieux jours.
Elle opta pour l'avocat et nous nous installâmes dans une belle maison de Sea Cliff.
Sea Cliff, l’un des endroits les plus prestigieux de San Francisco, était un lieu
improbable pour un groupe de personnes comme nous. Il ne s’agissait pas de l’un
des manoirs situés le long de l’océan, mais d’une fort belle maison de deux étages de
la classe moyenne supérieure sur la 28ème avenue. Si ma mémoire est bonne, nous
n'eûmes pas eu un seul incident désagréable avec les voisins — un fait remarquable
si l'on considère que nous chantions tous les jours et que nous avions un atelier de
restauration de meubles anciens au sous-sol. Je qualifiai cette expérience de ‘’yoga’’
et procédai à une sélection impitoyable qui écartait les inadaptés, les farfelus, les
fainéants et les rebelles. Chacun devait s'habiller classiquement et se comporter
convenablement. L'idée à laquelle je crois fermement aujourd'hui est bien résumée
255
dans un vieux dicton de la tradition zen : "Après les bonnes manières, l’Illumination
est la chose la plus importante au monde."
La mère de Tom nous fit un prix pour le loyer et elle nous vendit finalement la
maison pour un prix très correct. Nous mangions ensemble, nous méditions le matin,
nous chantions souvent et nous travaillions comme de beaux diables sur nos vieux
meubles. Un sens réel de la communauté se développa et je ne crois pas avoir jamais
ri autant dans ma vie, hormis pendant mes études universitaires à Berkeley. Certes, il
y avait de temps à autre des petits problèmes, mais l'atmosphère était tellement
positive qu'ils ne se transformaient jamais en conflits sérieux.
L'inspiration constante qui circule dans l'esprit, quand on sait qui on est, soulève
beaucoup de montagnes, mais travailler avec les gens est compliqué. Ayant atteint la
transcendance si rapidement, je n’ai pas été en mesure de purifier totalement mon
esprit au préalable et donc, garder sous contrôle mes tendances égoïstes pour le bien
de l’expérience nécessitait des efforts supplémentaires. Je ne regrette pas un seul
moment de cette période de ma vie, mais si c’était à refaire, j’aurais ignoré les
instructions du swami – comme il avait ignoré celles de son guru – et j’aurais porté le
cilice pendant au moins dix ans avant même d’envisager de ‘’dynamiter’’ la société. Il
resta sept ans auprès de son guru dans les Himalayas et ne pouvait plus attendre de
descendre dans les plaines et de commencer à enseigner, une fois le Soi réalisé, mais
le guru, un grand sage de la vieille école, qui comprenait ses ambitions, la nature de
l’esprit et le but de la tradition, lui dit de rester sur place. ‘’S’ils sont destinés à
recevoir quelque chose’’, dit-il, ‘’ils viendront à toi’’, mais il ne pouvait pas attendre.
C’était un homme qui avait une mission.
Je ne m’en rendais pas compte alors, mais à la place de trouver ma propre voix, je ne
faisais vraiment qu’imiter le style missionnaire dynamique du swami. C’est assez
normal, puisque c’était tout ce que je connaissais. Mais si c’était à refaire, j’aurais pris
le temps de laisser pousser quelques cheveux gris et de veiller à ce que mon ambition
d’illuminer le monde soit un peu moins forte avant de me lancer.
A ce moment-là, nous étions une dizaine à vivre dans des chambres meublées assez
cossues. Un samedi matin de 1972, je circulais sur le Fisherman’s Wharf, quand je
repérai un conteneur vide. Je me garai de l’autre côté de la rue, puis je m’approchai
pour regarder à l’intérieur. Une vingtaine de cadres Art Nouveau, en parfait état, et
d'une valeur avoisinant les trois cents dollars, étaient éparpillés au fond. Je me hissai
par-dessus et je m’accroupis pour les examiner. Alors que j’appréciais leur beauté et
que je m’émerveillais de ma bonne fortune, un autre lot du même acabit vola pardessus le conteneur et atterrit sur ma tête ! Je sursautai, regardai à l’extérieur et je
remarquai une jolie femme blonde qui se dirigeait vers la devanture d’un magasin. Je
la hélai et elle se retourna, toute étonnée de voir une tête étrangère qui la regardait
depuis le conteneur.
256
Je sautai par-dessus le conteneur et lui demandai ce qu’elle faisait. Elle me dit que
son mari était mort récemment et que le propriétaire insistait pour qu’elle paie le
loyer de son magasin ou qu’elle vide les lieux immédiatement. Je lui demandai si je
pouvais examiner la boutique et elle accepta. Son mari était une personnalité locale
qui, dans une précédente incarnation, avait été un marin de la marine marchande
avec un penchant pour les antiquités orientales. En faisant rapidement le tour de la
boutique, je constatai que j’étais arrivé à bon port. Je lui dis qu’elle était sotte de jeter
ça et la persuadai de me laisser remplir la Ford et d’emmener le contenu au marché
aux puces. Elle accepta de faire moitié-moitié. Je passai chez elle dans la soirée et je
lui remis neuf cents dollars. Je ne me souviens plus du montant de ma part
concernant le magasin, probablement plus de vingt mille dollars, mais ce fut un gros
coup de pouce financier.
Après la liquidation du magasin, je reçus un appel de la femme qui m’invita un soir à
dîner chez elle. Elle habitait dans un grand appartement victorien à North Beach avec
vue sur la baie. L’appartement était rempli de fond en comble d’antiquités. Après un
délicieux repas italien fait maison, nous nous retrouvâmes dans le salon pour
prendre un verre. Elle finit par dire : "Je parie que vous vous demandez de quoi il
s'agit, n'est-ce pas ?"
J’opinai du bonnet en m’attendant à ce qu’elle me fasse une proposition romantique.
‘’Eh bien, je suis très satisfaite de la manière dont vous m’avez aidée et j’ai une autre
affaire à vous proposer, si cela vous intéresse.’’
‘’Certainement’’, dis-je, surpris, mais intéressé.
‘’Comme vous l’avez sans aucun doute constaté, cet appartement déborde
d’antiquités, qui étaient la passion de mon mari. Je détestais mon mari et je déteste
les antiquités et je souhaiterais vous les proposer aux mêmes conditions.’’
Je m’empressai d’accepter et je lui demandai comment elle projetait de décorer
l’appartement.
‘’En mobilier danois moderne’’, dit-elle.
Avec plus d’argent, je fus en mesure d’acheter du meilleur brol et de faire des affaires
à un niveau supérieur. Un jour, j’étais dans l’atelier en train de poncer une commode
en chêne, quand un ami commerçant entra et me demanda si je ne serais pas
intéressé par une vitrine. Je lui répondis ne pas vouloir me casser la tête à m’occuper
d’une clientèle, six jours par semaine.
257
‘’Allez, Sunny Jim, viens jeter un coup d’œil. Je pense que tu l’aimeras’’, dit-il. Je ne
sais plus pourquoi j’ai accepté de venir regarder. Peut-être que j’étais fatigué de
poncer des meubles et que je voulais sortir de mon atelier pendant une petite heure,
mais j’acceptai. Nous nous rendîmes dans Divisadero Street devant une devanture
victorienne qui était située entre le ghetto et Pacific Heights, puis nous parcourûmes
les salles remplies de brol.
‘’Alors, qu’en penses-tu ?’’, dit mon ami.
‘’Qu’est-ce que j’en pense de quoi ?’’, répondis-je.
‘’Du magasin. Est-ce que tu le veux ?’’
‘’Rhino, je t’ai dit que je ne voulais pas de magasin. C’est une plaie.’’
‘’Celui-là, tu le voudras’’, dit-il.
‘’Et pourquoi ?’’
‘’Parce que je te l’offre.’’
‘’Allez, Rhino. Quelle entourloupe y a-t-il là-dedans ?’’
‘’Aucune entourloupe, Sunny Jim. Aucune entourloupe.’’
‘’Alors, pourquoi ?’’
‘’Parce que le mec qui s’en occupe n’est pas fiable et que mon magasin sur California
Street rapporte gros’’ – j’apprendrais ultérieurement que son trafic de drogue pour
lequel le magasin n’était qu’une couverture rapportait gros, en fait – ‘’et qu’il m’est
trop compliqué de m’en occuper. Et donc, je te donne la clé et tu payes le loyer et la
facture de téléphone et il est à toi avec tout ce qu’il y a dedans.’’
‘’Pourquoi moi, Rhino ?’’
‘’Parce que je t’aime bien, Sunny Jim.’’
‘’C’est tout ?’’
‘’C’est tout.’’
‘’Merci. Alors, donne-moi la clé.’’
258
C’était une belle maison victorienne de style Eastlake avec de grandes fenêtres. Sur
l’enseigne était écrit ‘’VIEILLERIES’’. Il y avait une copie décolorée d'une page d'un
numéro des années 60 du magazine Time, avec un article sur le magasin collée sur le
mur de la cuisine. Je louai l’étage à un ami que j’avais rencontré en m’occupant des
vaches dans l'ashram de Muktananda à Ganeshpuri, un restaurateur de luminaires
anciens qui s’appelait Michael, et nous remplîmes les salles avec nos meilleurs objets.
En peu de temps, nous eûmes un magasin d'antiquités de grande classe et l'argent se
mit à affluer.
Pendant quelques années, rien ne changea. De nouvelles personnes arrivèrent
jusqu’à ce que la maisonnée atteigne une taille critique et devienne une casserole à
pression spirituelle. Quelque chose allait se produire. Je maintenais l’énergie à un
degré élevé et j’observais avec intérêt. Ou tout le monde allait s’éveiller, ou tout allait
s’effondrer, comme une étoile qui implose. Ou les deux.
Le swami vint en ville et il me dit de prendre mes distances par rapport au côté
commercial. Avant que je n’aie eu le temps de réfléchir à la manière de mener cela à
bien, les choses commencèrent à tourner.
Le succès est un compagnon volatil et exigeant. Parce que vous le générez par des
actions habiles, vous êtes toujours tenté de croire que vous avez le contrôle, et vous
l'avez — jusqu'à un certain point. Mais il arrive un moment où il acquiert une vie
propre et vous arrache le contrôle des mains. Et si vous êtes attaché à ce qu'il offre, à
partir de ce moment-là, vous êtes autant sa victime que son auteur. Ou vous
succombez à ses séductions, ou vous cherchez le moyen de vous en sortir.
Même s’il semblait que j’étais pris, j’étais prêt à tout lâcher. Je m’étais gavé de succès
à Hawaï et je me sentais toujours vide. Et si j’avais besoin qu’on me rappelle ses
inconvénients redondants, tout ce que j’avais à faire, c’était réfléchir au karma du
swami. Indépendamment de tout cela, j’avais dans ma manche ma carte maîtresse, la
connaissance du Soi. Ce qui arrive à votre petite vie n’a pas d’importance. En vertu
de qui vous êtes, vous êtes toujours libre par rapport à tout. Ainsi, je ne m’étais pas
amouraché de ce qui avait été créé. C’eut été insensé.
J’espère bien ne pas me tromper dans la séquence suivante des événements, parce
que beaucoup d’eau est passée sous les ponts depuis lors. Ma première erreur – qui
n’en fut pas une – fut provoquée par mon amour de la beauté. Un matin, un jour de
la semaine, vers neuf heures, un homme se pointa pour me vendre un très élégant
vitrail ancien à un prix raisonnable. Dès que je le vis, je le visualisai immédiatement
derrière l’autel dans la salle de méditation. L’homme paraissait respectable et son
histoire avait l’air correcte, et donc je l’ai acheté.
259
Au cours de l’année suivante, je lui achetai une vingtaine ou une trentaine de pièces,
et je n’en vendis aucune. Je ne me rappelle pas quand j’ai commencé à avoir des
soupçons concernant la provenance du vitrail, mais j’ai fini par comprendre que cela
brûlait. Mon fournisseur était un junkie très athlétique qui l’avait subtilisé dans un
bâtiment public aux petites heures. J’étais dans l’embarras. Je ne savais pas quoi faire.
J’aurais dû appeler les flics et le dénoncer, mais j’y étais attaché, aussi hésitai-je et je
décidai de déménager ma collection dans un espace de stockage sécurisé, mais avant
de pouvoir le faire, les poulets débarquèrent pour un retour de manivelle.
Un matin, Carlos, le junkie, m’apporta une lampe victorienne en verre taillé
exceptionnellement rare et remarquablement belle, en parfait état, qui valait
facilement des milliers de dollars. En dépit de mon vœu de vouloir me sevrer, je fus
incapable de résister. Le lendemain, je reçus un appel du magasin. Deux inspecteurs
de police voulaient me parler. J’avais largement le temps de me débarrasser de la
lampe, mais je décidai de la leur restituer. Lorsqu’ils me demandèrent s’il y avait
d’autres objets, je leur parlai du vitrail. Ils furent stupéfaits par mes aveux. Ils
n’avaient pas fait de lien entre la lampe et les vitraux. En fait, je suspecte que très peu
de vitraux ont été signalés, parce qu’ils provenaient d’immeubles d’habitation jadis
élégants, mais délabrés appartenant à des propriétaires de taudis absents. Ils
m’arrêtèrent, je payai la caution et le beau-père de Tom nous trouva un bon avocat. Je
passai un accord avec les flics pour balancer le junkie, plaidai coupable pour un délit
de recel et ce fut tout.
Mes aveux n’étaient pas une preuve de courage. J’avais fait deux rapides calculs
pendant que les inspecteurs de police étaient en route. Tout d’abord, j’avais un casier
judiciaire vierge et il était peu probable que je ne reçoive davantage qu’un coup de
règle sur les doigts. Deuxièmement, même si Tom était dans le coup, le magasin était
enregistré à son nom, et l’expérience aurait été compromise, s’il avait été inculpé,
puisque notre licence commerciale n’aurait pas été renouvelée. En outre, il n’aurait
sans doute jamais flirté avec le côté obscur, s’il n’avait pas été mon associé et donc, je
ne voulais pas l’impliquer là-dedans.
Cet incident eut un côté positif. Etant donné que la majorité des vitraux n’avaient pas
été signalés, après la période d’attente appropriée, la police organisa une vente aux
enchères et elle gagna un peu d’argent pour sa lutte contre le crime et il s’avéra que
le junkie reçut l’opportunité de suivre un programme de désintoxication, et quand je
le regardai au tribunal, il souriait.
Ai-je des regrets ? Oui. Referais-je une chose aussi stupide ? Non.
Deuxième erreur, même s’il n’y a pas d’erreur. Tout ici sert une finalité. Mais
adoptons le point de vue conventionnel et appelons ma décision suivante une erreur.
La seconde erreur était l’attachement au plaisir. Un des grands saints du 19ème siècle,
260
Ramakrishna Paramahamsa, disait souvent qu’il y a deux obstacles sur la route de
l’Illumination : les femmes et l’or. Je puis rectifier cela et dire avant et après
l’Illumination.
LA QUESTION DE L’AMOUR
C’est un domaine que j’avais besoin d’un peu travailler. Pour appeler un chat un
chat, comme nous le savons tous, il y a essentiellement deux genres d’amour :
l’amour conditionnel et l’amour inconditionnel. L’amour conditionnel, c’est une
question de négociation : j’ai mes besoins et tu as les tiens et si ceux-ci coïncident plus
ou moins et si nous sommes suffisamment dans le besoin, nous convenons de
prendre soin de nos besoins mutuels et pour bien nous sentir par rapport à cela, nous
appelons cela de l’amour.
L'amour inconditionnel signifie que je t'aime pour ce que tu es, avec tous tes défauts,
quoi qu'il arrive. Et si tu ne me donnes pas ce que je veux, je t'aime quand même. Je
savais ceci intellectuellement alors, mais je restais la victime d’une légère confusion,
qui allait se dissiper au cours du chapitre suivant de ma vie.
La relation avec Victoria était parfaite pour celui que j’étais alors. En plus d’admirer
ses nombreuses qualités et de la respecter pour le service qu’elle me rendait, ainsi
qu’au groupe, je l’appréciais sincèrement. Je la trouvais également extrêmement
séduisante en tant que femme. Mon seul regret, c’était son manque d’intérêt pour la
vie spirituelle. Il n’y avait rien à faire à ce sujet. La spiritualité, contrairement à la
religion, n’est pas une question de croyance. Ce n’est qu’en évaluant correctement les
limites qu’implique la recherche du bonheur dans le monde que l’on commence à
regarder ailleurs.
Quoi qu’il en soit, un jour, elle me dit qu’elle avait besoin de rentrer chez elle pour
s’occuper d’affaires familiales. Je lui demandai de retarder sa visite, car les
circonstances étaient un peu hasardeuses, mais elle dit que c’était urgent et donc, j’y
consentis.
L’énergie dans la maison était intense et elle attira l’une des plus belles jeunes
femmes que j’ai eu le plaisir de connaître, le genre de personne ouverte d’esprit,
innocente et enthousiaste qui ne se présente que tous les trente-six du mois. Sandy
s’avéra être comme un poisson dans l’eau avec le concept d’Illumination et en un ou
deux mois, elle réalisa qui elle était. Et comme le destin le voulut, nous devînmes
amants. Comment aurais-je pu résister à quelqu’un qui avait tout ce que Victoria
avait – et qui savait qui elle était ?
261
Il ne faut pas être un génie pour comprendre comment ces deux développements
purent provoquer de l’agitation dans l’esprit de certains membres du groupe, même
s’il s’avéra en fin de compte que Victoria aussi avait été infidèle. Cependant, tout le
monde s’amusait tellement que personne n’était prêt à tuer la poule aux œufs d’or
pour quelques incartades – à l’exception de Tom qui était jeune, bien-pensant et
tourmenté par des sentiments puissants.
C’est peut-être parce que je vis sans honte et sans remords que j’ai été
périodiquement victime de jalousies. Un jour, je l’entendis au téléphone avec
quelqu’un qui voulait me parler d’une affaire. Il proposa de s’en occuper, mais
quand la personne insista pour me parler, il répondit avec colère : ‘’Quelle
différence ? Je puis m’en occuper !’’
Je compris alors à quel point il voulait ce qu’il pensait que j’avais. Pour moi, le
pouvoir constituait un fardeau et non une source de satisfaction.
En y réfléchissant maintenant, presque quarante ans plus tard, peut-être aspirait-il
simplement à bénéficier davantage de ma compagnie. Nous avions été très proches
initialement, mais au fur et à mesure de notre réussite, j’étais de plus en plus
dispersé. Je n’avais simplement plus le temps d’investir le même degré d’attention
dans ma relation avec lui.
La troisième erreur qui n'en était pas une était mon attachement à la compassion.
Depuis mon enfance, j'avais une profonde sympathie pour les personnes souffrant
d'un handicap mental ou physique. Sophia arriva pendant les premiers jours où nous
habitions dans le Haight et elle semblait tout à fait normale. Elle était de type
méditerranéen, mince et belle, avec une peau olive, des traits raffinés et une
personnalité charmante et fantasque. Je la trouvais tout à fait charmante. Elle tomba
amoureuse de Terry et ils sont toujours ensemble aujourd'hui. Je ne sais pas
comment elle a pu passer sous mon radar, parce que j'évitais soigneusement les
personnes ayant des problèmes psychologiques. Peut-être les symptômes ne se sontils développés qu'après qu'elle ait rejoint le groupe. Quoi qu'il en soit, en l'espace de
quelques années, j'avais une véritable anorexique sur les bras.
Vu la manière dont les choses tournèrent, personne ne crut que j’avais pour elle un
amour aussi fort, mais c’était bien le cas. Et j’ai fait ce que j’ai fait, non seulement
pour moi, mais pour elle. L’expérience durait alors depuis cinq ans. Des personnes
s’éveillaient. Je ne peux pas m’en attribuer le mérite et je ne le ferais pas, si je le
pouvais, puisque c’était vraiment la puissance d’un concept et de la méthode
traditionnelle qui l’avait engendré. Il est vrai que sans ma détermination à garder les
esprits orientés dans la bonne direction, cela ne serait pas arrivé, mais il s’agissait
plus de volonté et d’inspiration que d’une expertise.
262
Il s’agissait là d’un événement spirituel merveilleux, sans aucun doute, mais comme
toute chose dans la vie, il entraînait des changements. Quand vous vous éveillez,
vous n’êtes plus la même personne que celle qui s’était endormie, même si vos
anciennes tendances demeurent pendant quelque temps. Et vous n’avez plus besoin
non plus de ce qui vous a amené jusque-là. En fait, certains éléments spirituels
extérieurs, et le guru en particulier, doivent être abandonnés, si vous voulez atteindre
votre plein potentiel spirituel. J’avais été le point de focalisation de leur spiritualité et
je n’étais plus nécessaire. L’incident avec Sophia, mon ‘’désamour’’ de Victoria et
l’incident du vitrail couplé à la jalousie de Tom constituèrent la scène du dernier acte.
Il est inutile de détailler les symptômes de l’anorexie, qui sont bien connus, de nos
jours. Cela me brisait le cœur de voir une si belle jeune femme réduite à ce que l’on
pourrait raisonnablement appeler un cadavre ambulant. Je tentai de comprendre la
cause de son comportement bizarre. De nos conversations, il ressortit que le
problème avait commencé autour de la puberté, et je subodorai qu’elle se privait
peut-être de nourriture pour paraître moins attirante pour son père qui avait fait
montre d’un intérêt sexuel inapproprié à son égard à cette époque. A son insu, je
consultai plusieurs psychiatres et psychologues, mais sans rien trouver d’utile.
Voulant comprendre, j’appelai sa famille en Europe, mais sans résultats. J’essayai de
la raisonner, mais ses défenses étaient trop fortes. Au bout du compte, je compris que
si rien n’était fait, je risquais d’avoir un décès sur les bras et un énorme bourbier
judiciaire. Pouvez-vous imaginer ce qu’un avocat ambitieux aurait pu faire avec
l’idée d’un culte du guru ? Je décidai donc de résoudre le problème, d’une manière
ou d’une autre.
Devant tout le monde, je lui dis que si elle souhaitait rester, elle devrait manger. Je lui
dis qu’elle devrait s’alimenter un peu tous les jours et qu’au fur et à mesure que son
corps s’adapterait, nous augmenterions graduellement sa consommation jusqu’à ce
qu’elle revienne à la normale. Elle y consentit à contrecœur et le programme
commença. Nous mangions tous ensemble et chaque jour, la nourriture qui se
trouvait dans son assiette disparaissait sous mon regard vigilant. Je nourrissais
beaucoup d’espoirs au départ, mais je ne remarquai aucun changement dans son
apparence ou dans son niveau d’énergie au fil du temps. Je me demandai
longuement quel en était bien la raison sans pouvoir trouver aucune explication
raisonnable. Et puis un jour que je m’étais attardé après le repas et que je discutais
avec un ami, une des femmes qui était en train de faire la vaisselle s’exclama :
‘’Beurk ! Qu’est-ce que c’est que ça ?’’ Je levai les yeux au moment où elle retournait
une assiette qui prouvait que le repas très soigneusement mastiqué de Sophia avait
été collé sous son assiette ! Pourquoi elle n’avait pas été en mesure de s’en
débarrasser était un mystère. De toute évidence, il était temps qu’elle se fasse
prendre.
263
J’appelai Marlena qui disposait d’une grande maison dans laquelle logeait un petit
groupe de gens du théâtre, et elle accepta d’y accueillir Sophia pour me faire une
faveur, du bout des lèvres. Ceci ne contribua pas à améliorer ma réputation de
personne éclairée et compatissante et apporta encore du grain à moudre à la faction
qui s’était constituée autour de Tom et de Terry dans leur campagne pour me faire
tomber.
Peut-être pensaient-ils que toute cette expérience se produisait comme par magie et
que si je n’étais pas mis sous contrôle, je pourrais tout foutre en l’air, mais la réalité
était que je me levai à quatre heures du matin et que je travaillai sans relâche jusque
tard dans la nuit, sept jours sur sept, trois cent soixante-cinq jours par an, pendant
plus de cinq ans. Je ne restais pas assis sur un trône à agiter une plume de paon pour
bénir les fidèles. Si j'avais reçu un dollar chaque fois que j'avais donné un conseil
impartial et avisé, sorti quelqu'un du trente-sixième dessous, pris une décision
commerciale intelligente ou évité un problème avant qu'il n’en devienne un, j'aurais
été multimillionnaire.
Peut-être que si j’avais insisté pour être traité comme un roi, comme tant de gourous
à l’esprit étroit, ou que si je leur avais fait goûter au fouet, cela aurait suscité
davantage de sympathie — non pas que j’en avais besoin ou que je la désirais. J’avais
ma petite chambre, quelques vêtements de rechange, et je conduisais un vieux pickup Chevy déglingué. Je manipulais des milliers de dollars par semaine et je ne
prenais jamais un centime pour moi. La rumeur courut après la rupture que j’avais
détourné cent cinquante mille dollars ! En fait, au bout du compte, je repartis avec
trois mille dollars et un pick-up rempli d’antiquités pour ma peine. L’opinion
dominante était que j’avais la grosse tête et qu’il fallait me freiner avant qu’une
catastrophe majeure ne se produise. Ils voulaient un saint et je n’étais qu’un mec
normal.
Dommage que je n’avais pas connaissance du concept de la folle sagesse qui était sur
le point d’apparaître sur la scène spirituelle américaine. La folle sagesse dit que les
gourous attachés à leurs mauvaises habitudes peuvent transformer les vices en
vertus en convainquant leurs étudiant(e)s que les péchés du gourou sont des
enseignements compatissants destinés à choquer des egos stupides pour les amener à
l’Illumination. Baiser un(e) fidèle élève sa kundalini ou équilibre ses chakras. Les
soulager de leur argent gagné à la sueur de leur front brise leur attachement au toutpuissant dollar. Pour leur propre bien.
Je crois que le terme alors en vogue dans les cercles spirituels, c’était que j’étais
impur. Je puis comprendre leurs craintes. Je ne faisais rien pour ressembler à un
chevalier blanc, hormis leur permettre de vivre comme des dieux. Remarquez, je ne
me souciais pas de ce qu’ils pensaient. Je n’étais pas un politicien qui se nourrit de
l’opinion d’autrui, et j’avais fait l’expérience de ce genre de choses tout au long de
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ma vie, certaines étant justifiées, la plupart ne l’étant pas. Quand vous êtes un
personnage public, vous apprenez que vous n’existez vraiment que comme une
projection dans l’esprit des autres. Le public n’a aucun moyen de savoir qui vous êtes
vraiment ou de comprendre ce qui se passe dans votre tête. Aussi, tout ce que je
pouvais faire, c’était suivre ma voie et ne pas tout prendre pour argent comptant :
‘’Par le pouvoir de la Conscience, garde une équanimité parfaite face aux louanges et
aux blâmes, à la vertu et au vice, aux préférences et aux aversions’’, a dit un grand
sage.
Je ne me rappelle pas si un incident particulier précipita la confrontation. Je ne le
pense pas, mais à l’occasion de l’une de nos réunions régulières, Tom, qui avait le
soutien de plusieurs membres du groupe, me dit que les choses allaient changer. Plus
spécifiquement, je ne mènerais plus le jeu exclusivement. Nous allions développer un
mode de leadership plus démocratique.
Une chose qu’ils ignoraient, c’est que la démocratie et la réalisation du Soi n’ont rien
à voir l’une avec l’autre. Si les choses fonctionnèrent si bien pendant si longtemps,
c’est parce qu’un idéal élevé opérait derrière nos activités et que j’étais en mesure de
le montrer à d’autres esprits et de les inspirer à l’atteindre. Sans un but noble, l’esprit
se perd dans une kyrielle de rituels insatisfaisants. La réalisation du Soi ne s’obtient
pas par consensus, mais par la connaissance qui provient de l’expérience. Celle-ci me
fut transmise d’une manière traditionnelle par le swami. La tradition signifie qu’une
voie praticable s’est développée sur une longue période. Il ne s’agit jamais d’inventer
quelque chose de neuf, auquel cas toute une série d’opinions pourraient être
sollicitées avec profit et de nouvelles voies testées, mais d’appliquer une méthode
éprouvée par le temps.
Il n'y a pas de meilleur moyen. Il y a peut-être d'autres voies qui fonctionnent, mais il
n'y a pas de meilleure voie moderne. Je me suis toujours senti un peu désolé pour
ceux qui prétendent avoir atteint l'Illumination en dehors d'une tradition parce que,
sans rien pour les guider, ils sont souvent obligés d'inventer leurs propres
enseignements spirituels, et quand cela se produit, on se retrouve invariablement
avec des gourous avec des egos énormes et boursouflés, qui s’imaginent être les
sauveurs du monde, mais qui à terme n'auront même pas droit à une note de bas de
page dans l'histoire de la spiritualité.
J’ai appris une méthode ancienne et efficace en observant le swami travailler sur moi
et sur d’autres. Il s’agit d’une méthode d’Illumination si simple et élégante qu’elle
passe sous le radar de nombreux types soi-disant très évolués. Je n’ai rien inventé et
je n’ai rien ajouté, hormis mon propre enthousiasme, et cet enthousiasme émanait
directement de l’intérieur, de savoir à quel point celle-ci avait transformé ma vie, et
non pas parce que des gens étaient impressionnés par mes brillants enseignements.
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Et par ailleurs, ils ne savaient pas que je souffrais d’une certaine lassitude et que j’en
avais plein le dos de toute cette affaire de guru et de monde spirituel obnubilé par
lui-même. L’expérience avait réussi au-delà de toutes mes espérances les plus folles
et j’avais besoin de vivre une vie différente et donc, je leur dis qu’ils pouvaient
continuer sans moi.
266
CHAPITRE 8 : AUSTÉRITÉ CONFORTABLE
En 1948, mon père avait acheté une cabane en rondins bâtie sur la rive sud de la
rivière Big Blackfoot, dans les contreforts des Montagnes Rocheuses, à une vingtaine
de km en amont de Missoula, dans le Montana. La Big Blackfoot, une opulente
rivière à truites acquit sa réputation dans les cercles littéraires et pêcheurs, il y a pas
mal d’années, grâce au roman de Norman Maclean, ‘’La rivière du sixième jour’’.
Récemment, un film qui porte le même nom l’a fit connaître au grand public.
Pour avoir accès à la cabane, on se garait sur la rive nord de la rivière, puis on
traversait un pont pittoresque et branlant. Elle était nichée dans une forêt ancienne
au pied d'une montagne, dans un peuplement de magnifiques pins ponderosas, au
bord d’un cours d’eau cristalline et si pure qu'à ce jour, on peut y boire en toute
confiance. Notre demeure était l’unique habitation localisée sur la rive sud de la
rivière sur plusieurs kilomètres, et nous avions comme seuls et uniques voisins des
cerfs, des élans, des orignaux, des lynx, des couguars, des ours et de nombreuses
petites créatures : des marmottes, des mouffettes, des coyotes, des écureuils, des
écureuils volants, des porcs-épics et des rats porteurs. Les aigles, les balbuzards, les
pics, les martins-pêcheurs, les jaseurs, les tétras et les colibris régnaient en maîtres sur
les cieux.
J’y passai au moins un tiers de mes soixante ans et il serait impossible d’exprimer par
des mots l’amour que je lui porte. La vertu principale de la cabane, en plus des
splendeurs naturelles qui l’entouraient, c’était son isolement. L’électricité arriva au
cours des années 50. Le pont fut emporté par une énorme inondation, au printemps,
à la fin des années 60, puis remplacé par un transport par câble primitif. Le téléphone
ne fut pas installé avant le milieu des années 80. Dans les années 90, nous perdîmes le
transport par câble, ce qui ne permettait plus que l’accès par barque. La famille et les
amis venaient pour quelques semaines, l’été, mais pendant la plus grande partie de
l’année, j’étais seul avec ma canne à pêche, ma tronçonneuse et mon propre esprit. Et
quand le temps devenait froid en octobre, je partais pour l’Inde et je revenais après le
ruissellement des eaux, au printemps, pour l’éclosion des mouches à saumon, un
rituel qui perdura pendant plus de vingt ans. Pendant une période de 19 jours, je ne
parlai pas à un seul être humain.
A trente-six ans, il était temps de regarder en face une partie négligée de moi-même.
Débarrassé du stress engendré par mes ambitions mondaines et spirituelles, je
trouvai dans la cabane une austérité confortable, une vie simple et purifiante, celle
qui retourne naturellement l'esprit sur lui-même. Ce qui avait été accompli
jusqu'alors au prix de grands efforts était bien suffisant : les incursions débridées et
extravagantes dans l'amour passionnel, les affaires, les drogues psychédéliques, les
voyages dans le monde et le statut de gourou. J'étais profondément satisfait. Mais
267
pendant que je pêchais, que je coupais du bois et que je transportais de l'eau, mon
attention s’arrêta sur un minuscule grain de sable qui irritait les tissus de mon esprit.
Je suis bien clair par rapport à ceci : le mental est moi, mais je ne suis pas le mental.
La Conscience que je suis l’illumine à travers une frontière invisible, mais sûre. Au
cours des années qui suivirent mon Illumination, j’ignorai plus ou moins le mental en
me délectant plutôt de la Félicité illimitée du Soi. Lorsqu’on vit dans le Soi en tant
que Soi, les actions sont motivées par une force pure, un pouvoir qui crée
graduellement un nouvel esprit lumineux.
Bien souvent, des tendances héritées de la vie passée dans l’ombre de l’ignorance
sans commencement et connues seulement de nous-mêmes se perpétuent. Elles ne
créeront plus de karma dans le monde, parce que la zone tampon entre vous et elles,
le détachement qui est la caractéristique de la réalisation du Soi, vous offre le luxe de
pouvoir les examiner et d’y renoncer avant d’agir. Pratiquement, vous ne devez rien
faire en ce qui les concerne. C’est uniquement entre vous et vous-même. Mais comme
j’aime les défis, que je suis une personne qui va au fond des choses et que je n’avais
rien de mieux à faire, j’entrepris de les éliminer, comme une sorte de divertissement
ou de passe-temps, en fait.
L'esprit est remarquablement résistant au changement, mais il veut changer, si ce
qu'il vit n'est pas un bonheur parfait. S'il veut changer, il écoutera la raison. La
volonté ne suffit pas. La prière est toujours utile. Mais, en ce qui concerne mon esprit,
la compréhension est reine. Si je peux démontrer, sur la base de l'expérience,
comment penser crée des problèmes, il essayera le remède.
Le remède est direct. L’accompagner à chaque instant, comme un coach et un ami.
Lui apprendre patiemment à penser du point de vue du Soi. Finalement, il
s’harmonisera complètement avec sa Source. La purification du mental, bien qu’elle
se ponctue de moments divertissants, est la sale besogne de la vie spirituelle et je ne
vous bassinerai pas avec mes efforts. Le travail se poursuivit inlassablement pendant
de nombreuses années, lorsqu’un procédé improbable et remarquable purifia
totalement les tendances irritantes.
Entretemps, une vie extérieure plus riche m’apporta son lot de divertissements.
LA DIVINE MARLENA
Après plusieurs mois passés dans la cabane, je retournai à San Francisco pendant
quelques semaines pour y gagner de l’argent facilement et rapidement. Une fois le
travail terminé, je me renseignai concernant Marlena, la danseuse que j’avais
rencontrée dans le Haight Ashbury, cinq ans auparavant, et on m’orienta vers un
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grand appartement dans le Mission District, où vivaient un travesti homosexuel qui
se prostituait, un couple de junkies chicanos et un couple de hippies fauchés. Le
travesti me conduisit dans une petite chambre au fond de l’appartement. Marlena
était couchée sur un petit lit de camp, à un mètre du mur. Son corps était entouré par
une remarquable aura blanche. Elle ne paraissait pas consciente de ma présence. En
m’approchant d’elle, je constatai qu’elle se trouvait dans un état modifié de
conscience — et c’est le moins qu’on puisse dire. Son corps avait des convulsions
rythmiques, je pouvais entendre craquer ses os et son visage changeait de la manière
la plus extraordinaire qui soit. Sa chair n’était plus de la chair. Elle s’était transformée
en une rivière d’énergie lumineuse, et de cette rivière émergeaient personnalité après
personnalité qui vivaient pendant une seconde et puis qui s’y dissolvaient à
nouveau. En l’espace de quelques minutes, elle devint des dizaines d’entités,
certaines bénignes et d’autres horribles, certaines que je reconnus et d’autres issues
de mondes qui dépassent l’entendement humain. L’énergie était tellement intense
que je crus que j’allais perdre connaissance et puis, miraculeusement, son corps flotta
en dehors du lit et tomba sur le sol, lorsqu’il heurta le mur voisin !
En la voyant dans des conditions aussi sordides et subissant un destin aussi terrible,
je m’oubliai et je décidai de m’en occuper. Je récupérai quelques vêtements à elle,
puis je la ramassai, je la déposai dans le van et nous prîmes la direction du Montana.
‘’Que se passe-t-il ?’’, dis-je un jour que nous nous trouvions dans la cabane et qu’elle
vivait un nouvel épisode.
‘’J’ai le mauvais corps.’’
‘’Le mauvais corps ?’’
‘’Oui. Il appartient à quelqu’un d’autre. Ce n’est pas le mien. C’est pourquoi il
change. Il se reconstruit, cellule après cellule. Il correspondra bientôt à mon âme.’’
J’essayai d’argumenter avec elle, mais finalement, j’arrivai à la conclusion que son
explication était aussi bonne que n’importe quelle autre et je laissai tomber. Cinq ans
plus tard, je découvrirais la vérité.
Pendant ce temps-là, nous tombâmes profondément amoureux l’un de l’autre et nous
nous passâmes la bague au doigt.
‘’Pourquoi m’aimes-tu ?’’, lui demandai-je un jour.
‘’Parce que tu es moi’’, répondit-elle.
269
Je n’étais pas du genre à me marier, mais ce mariage me convenait et je serais
toujours marié aujourd’hui, si les choses avaient tourné différemment. Pourquoi
l’avoir fait ? Je pensais que mon amour l’aiderait à guérir. Je voulais plaire à ma mère
qui vieillissait. Et j’étais incapable de ne pas aimer passionnément une personne dont
la vision du Soi était aussi pure et aussi intense que la mienne.
Une autre fois, elle dit : ‘’Tu m’aimes, tout comme tu aimes tout le monde, n’est-ce
pas ?’’
‘’Oui’’, dis-je. ‘’Quelle est ton impression par rapport à cela ?’’
‘’C’est bien’’, répondit-elle. ‘’Si c’était particulier, cela ne ferait que nourrir mon ego
et cela ne durerait pas.’’
Au cours des deux premières années, les épisodes, qui étaient toujours une variation
du premier dont j’avais été témoin, furent peu fréquents, même s’ils pouvaient durer
pendant plusieurs jours. Je tentai de la persuader d’aller voir des professionnels de la
santé mentale, mais elle ne voulut pas en entendre parler. Même quand je réussis
enfin à la convaincre de voir un psychologue, elle dissimula complètement son état,
et le psychologue laissa entendre que c’était peut-être moi qui avais besoin d’une
aide ! Après une nouvelle tentative, je décidai de faire face à son état, comme si celuici était normal – et nous continuâmes donc à vivre, comme si de rien n’était.
Elle était non seulement une grande présence spirituelle, mais également une artiste
et une poétesse accomplie. Quand nous nous étions rencontrés, six ans plus tôt, elle
donnait cours à l’Université de San Francisco et elle dansait pour une compagnie
locale — Dance Spectrum. Plus tard, pour exprimer la créativité que lui inspirait son
éveil, elle créa une petite compagnie de danse-théâtre expérimentale. Un jour, elle me
dit vouloir contribuer à notre situation financière et proposa de monter un numéro
pour night-clubs. Nous nous rendîmes à Las Vegas, où elle travailla la chorégraphie
et la musique, et je concevais et fabriquais les costumes. Lorsque tout fut prêt, nous
invitâmes un agent important à venir voir le numéro et il l’engagea immédiatement
et la programma dans les meilleurs clubs du monde.
Ainsi, nous passions les étés splendides des Montagnes Rocheuses à la cabane, nous
programmions des spectacles pendant six ou huit semaines au printemps et en
automne et nous passions l’hiver en Inde. J’espérais secrètement que nous
tomberions sur quelqu’un qui pourrait la guérir, mais cela n’est jamais arrivé. Quoi
qu’il en soit, elle aimait l’Inde et elle était toujours courtoise et aimable avec moi.
Pendant cette période, nous attirâmes beaucoup de personnes, mais rien ne
fonctionna, parce que ses épisodes étranges rebutaient les gens, et je finis par
entendre dire que j’étais d’une manière ou d’une autre responsable de son état ! D’un
270
côté, c’était compréhensible, car toute personne un tant soit peu sensible pouvait voir
que c’était un être extraordinaire. Sa beauté, sa pureté, son intelligence, sa
compassion et son altruisme étaient naturellement évidents. Il semblait impossible
qu’une âme aussi exaltée puisse être affligée d’une folie inexplicable. En outre, je ne
suis pas du genre à attirer la sympathie. Ceci, ajouté aux tendances obscures que
j’étais en train d’apurer, permettait à un certain type d’esprit de tirer la conclusion
que j’étais un genre de magicien noir qui lui avait jeté un sort.
Pendant la quatrième année, les choses commencèrent à se dégrader. Les épisodes
s’intensifièrent et se prolongèrent. Il existe une littérature volumineuse sur la peur,
mais elle ne m’a jamais attiré, et je suis donc mal équipé pour décrire ce que je vivais,
quand la folie faisait irruption. Je suppose qu’un diagnostic grossier pourrait être
celui d’une possession diabolique, qui n’est qu’une façon d’évoquer des peurs
primales. Toutefois, elle se situait toujours au-delà du mental, et il serait donc plus
juste de dire que le mental était possédé. C’est un point subtil, mais il y a un monde
de différence.
Quoi qu’il en soit, pendant ces épisodes, beaucoup de choses étranges se
produisaient. Les éléments semblaient déboussolés. Des horloges s’arrêtaient, puis
repartaient inexplicablement. Des objets se déplaçaient d’un lieu à l’autre, de leur
propre initiative. Un jour, elle était allongée sur une chaise longue à l’extérieur,
lorsqu’un violent orage s’approcha, remontant la rivière. J’observais depuis la cabane
et je m’attendais à ce qu’elle se lève et qu’elle rentre à l’intérieur, mais elle ne bougea
pas. Il pleuvait à seaux et il y avait de puissantes rafales de vent, mais pas une seule
goutte ne tomba sur elle et pas un seul de ses cheveux ne remua ! Et lorsque je lui
parlai de l’orage au dîner, elle me dit : ‘’Quel orage ?’’
Ces événements étaient pour moi une source d’intérêt. Rien ne détonne depuis mon
état. En outre, mon expérience avec les substances psychédéliques m’aidait à cultiver
une appréciation du bizarre. Quelques années plus tard, lorsque je vis le film
‘’Ghostbusters’’, je reconnus chacun des démons, puisque dans un sens, ils avaient
été comme des animaux familiers.
Et puis un jour, au cours de la cinquième année, je réalisai qu’il n’y avait plus aucun
espoir. Tout au long de notre relation, j’avais persisté à discuter de ce qui se passait
avec elle. J’avais toujours supposé que ces épisodes se produisaient involontairement
et que ses explications étranges étaient des tentatives pour les étayer après coup.
Mais ce jour-là, elle me dit que c’était elle qui provoquait les convulsions.
‘’C’est toi qui les provoques ?’’, dis-je, incrédule. ‘’Et pour quelle raison ?’’
‘’Je fabrique mon nouveau corps. Je ne peux plus attendre.’’
271
‘’Alors, que fais-tu exactement ?’’
‘’Je le transforme, cellule par cellule et bientôt, il correspondra parfaitement à qui je
suis.’’
‘’Tu pourrais arrêter, alors ?’’, demandai-je.
‘’Oh, oui ! Mais je ne le ferai pas, parce qu’il est absolument nécessaire que j’aie un
corps approprié.’’
‘’Nécessaire pour qui ?’’
‘’Pour le monde. Lorsque j’aurai le corps approprié, le monde saura qui je suis et ils
seront tous heureux.’’
A ce moment-là, les épisodes étaient devenus la vie normale, et la vie normale un
épisode occasionnel. Sa santé déclina et elle se retrouva dans l’incapacité de
travailler. Mais le plus triste pour moi fut la réalisation que mon amour pour elle
n’était plus utile. A partir de là, son mental demeura sous l’emprise d’une force
indéniable et finalement, elle se retrouva au lit dans un état dramatique.
Je lui demandai comment elle se sentait.
‘’Je ne peux plus continuer !’’, dit-elle. ‘’Je veux mourir. S’il te plaît, laisse-moi
mourir !’’
‘’Je comprends’’, dis-je. ‘’Tu peux mourir. Personne ne devrait souffrir ainsi. Mais tu
dois penser à moi.’’
‘’Que veux-tu dire ?’’, dit-elle.
‘’Si tu meurs ici dans cette cabane isolée sans des soins médicaux appropriés, je serai
accusé d’homicide involontaire. Je suis ton mari. C’est mon devoir de m’occuper de
toi. Tu as résolument résisté à mes tentatives pour trouver de l’aide. J’ai respecté ton
souhait, mais à présent, tu dois me laisser te conduire à l’hôpital pour que la société
prenne ses responsabilités à ton égard et tu pourras mourir là-bas, si tel est ton
destin.’’
‘’Conduis-moi, s’il te plaît’’ dit-elle. ‘’Je n’en peux plus.’’
Je la fis hospitaliser en Californie et j’attendis pour voir ce qui allait se passer. Les
docteurs enlevèrent son intestin, qui avait été détruit par la maladie de Crohn et
quand il fut clair qu’elle était tirée d’affaire, je partis pour l’Inde. A mon retour, au
272
printemps, elle avait disparu. J’allai voir sa mère, mais celle-ci avait déménagé. Par
hasard, je décidai d’aller voir son oncle. Sa cousine ouvrit la porte.
‘’Je cherche Marlena’’, dis-je.
‘’Entrez’’, dit-elle cordialement.
A un moment donné, dans la conversation, sa cousine dit : ‘’Alors, vous ne saviez
pas ?’’
‘’Je ne savais pas quoi ?’’, dis-je.
‘’Pourquoi elle est ainsi.’’
‘’Non. Pourquoi ?’’
‘’Notre famille est une grande et vieille famille italienne, qui remonte à bien loin, et il
y a beaucoup de tragédies et de squelettes dans le placard. Toute la famille était
contre.’’
‘’Contre ?’’
‘’Contre le mariage de Stefano et Maureen.’’
‘’Pourquoi ?’’
‘’Ils sont cousins germains. C'est la même chose que l'inceste. Les enfants qui sont nés
dans une telle situation sont souvent hémophiles ou ils deviennent fous plus tard
dans leur vie. Marlena a commencé à perdre la tête à l'âge de vingt-sept ans
environ...''
UN VÉRITABLE MAHATMA
Ma mère décéda quelques mois avant la fin de mon mariage avec Marlena et me
laissa un petit héritage, qui me permettait de ne pas travailler, surtout si on considère
que le bail de la cabane coûtait cent cinquante dollars par an et que l'Inde n'était pas
beaucoup plus chère. L'été suivant, je rencontrai le swami à l’occasion de l’une de ses
tournées annuelles en Occident et je lui demandai de me recommander un mahatma
dans la tradition de la bhakti.
‘’Alors, je ne suis plus assez bon, hein, Ram !’’, plaisanta le swami.
273
‘’Ne soyez pas bête, Swamiji’’, dis-je. ‘’Vous êtes toujours le numéro un pour moi,
mais à présent, j’ai le temps et l’argent pour aller en Inde, comme je n’ai jamais pu le
faire et je voudrais mieux connaître la bhakti.’’
‘’Va à Trivandrum. Il y a un mahatma là-bas. Il a un ashram près du temple de
Padmanabhaswamy. Il s’appelle Swami Abhedananda. Tu pourrais penser que je
suis quelqu’un, mais je ne suis qu’un homme d’affaires spirituelles de piètre qualité,
comparé à lui. C’est un véritable mahatma de la vieille école. Dis-lui que c’est moi qui
t’envoie.’’
Avec l’arrivée du gel, je barricadai la cabane avec des planches, puis je pris l’avion
pour l’Inde. J’appris que le swami se trouvait dans son ashram à la campagne, à une
quarantaine de minutes de Trivandrum. A environ un kilomètre de l’ashram, je
remarquai une sensation merveilleuse dans mon cœur, comme si les pétales d’un
lotus s’ouvraient lentement aux premières lueurs du jour. Les vibrations étaient
béatifiques, rythmées et intenses et continuent encore, à ce jour. Quand je pénétrai
dans l’enceinte de l’ashram, un yagna était en cours et une centaine de fidèles
complètement absorbés faisaient cercle autour du feu sacrificiel, pendant que les
prêtres psalmodiaient et offraient aux dieux tous les articles prescrits. Sur le côté, je
distinguai un homme très digne, d’une septantaine d’années, qui émettait un tel
rayonnement que je pouvais difficilement supporter de le regarder directement. A la
fin du sacrifice, un fidèle me conduisit auprès du swami qui me demanda qui j’étais et
ce que je voulais. ‘’C’est Swami Chinmaya qui m’envoie’’, dis-je. Il acquiesça et
demanda au fidèle de me donner une chambre.
Quand vous comprenez la nature de la réalité, vous savez qu’il n’y a pas de
distinctions réelles, mais uniquement des distinctions apparentes. Il n’y a pas d’êtres
illuminés, comme il n’y a pas d’êtres qui ne le sont pas. Néanmoins, le glissement
d’identité qu’est l’Illumination n’élimine pas miraculeusement les tendances
subconscientes qui définissent une personne.
La personnalité possède un statut ontologique particulier : elle n’est ni réelle, ni
irréelle. Elle n’est pas réelle dans le sens où vous ne pouvez jamais mettre le doigt
dessus et dire de façon concluante ‘’voici ce que c’est’’. Il s’agit juste de l’idée d’un
‘’je’’ attribué de manière irréfléchie à un complexe de tendances en constante
évolution. Ainsi, même s’il n’y a réellement personne ‘’là’’, à part la Conscience, il
nous semble faire l’expérience d’un individu distinct(if). En ce sens, l’individu
possède une certaine réalité limitée. Il existe, mais il n’est pas réel, c’est-à-dire
substantiel et durable.
On accorde beaucoup d’importance à l’individu que l’on appelle ‘’je’’. L'une des
caractéristiques les plus marquantes des individus pris dans le rêve de la dualité est
le besoin de se distinguer les uns des autres sur la base de divers critères. On pourrait
274
espérer que ce ne soit pas le cas, mais le monde prétendument spirituel est aussi
conscient de son statut que n'importe quel monde racial, social, religieux ou
politique.
Autant que nous le voudrions, nous ne pouvons pas sommairement imposer ce qui
relève de la réalité à la réalité apparente. Dans la mesure où nous nous trouvons dans
le rêve, nous devons y fonctionner suivant les règles en vigueur dans le rêve. C'est
pourquoi il est souvent utile de faire des distinctions entre les choses apparemment
réelles. Si j'ai un problème particulièrement subtil ou complexe, je dois m'adresser à
un expert ; il ne servira à rien de m'adresser au voisin, bien que tous les deux ne
soient rien d'autre que la Conscience.
La norme généralement admise pour évaluer la spiritualité des êtres humains est liée
à la qualité et à la quantité de leurs impressions subconscientes. En gros, il existe un
rapport direct entre le type et le nombre d’impressions et le niveau d’évolution. Une
personne proche de la sainteté comptant peu d’impressions, légères et pures, se
situerait en haut de l’échelle, alors que les personnes comptant beaucoup
d’impressions actives et ternes se situeraient en bas. Et quoiqu’il y ait une corrélation
importante entre l'Illumination et le haut de l'échelle, il est possible pour quelqu'un
d'atteindre l'Illumination, même s’il reste encore quelques impressions grossières,
parce que l'Illumination est simplement la compréhension pure et simple que "Je suis
la Conscience ordinaire, inactive et illimitée." Et il faut comprendre qu'un
comportement saint n'indique pas nécessairement l’Illumination.
Un autre argument soutient que la plus haute classe d'êtres éclairés n'interfère pas
avec le fonctionnement de ses tendances, parce que leur vision révèle que les
tendances, qu'elles soient pures ou impures, ne sont rien d'autre que la Conscience
non-duelle, ce qu'elles seraient, si c’est une réalité non-duelle - ce qu'elle est. Cet
argument a du mérite, mais il a traditionnellement été la cause de grands troubles,
parce qu’il est souvent utilisé par des personnes éclairées et non éclairées pour
justifier un comportement malsain, des violations du dharma, etc., bien qu'un
individu éclairé dont la connaissance est ferme ne violerait jamais le dharma.
L’argument de la non-élimination des impressions subconscientes grossières ne
s'applique pas aux individus qui ne sont pas des gurus, puisque leur comportement
n'a pas plus d'effet que celui de toute personne non éclairée, mais la question de la
pureté se pose, lorsqu’on entreprend d'enseigner l'Illumination à d'autres. Par
conséquent, le meilleur critère d'évaluation des individus est lié au degré de pureté
de leur esprit et de leur cœur, et non au fait qu'ils soient éclairés ou pas. Il est
incompréhensible que, de nos jours, les gens affluent vers des gourous arrogants, mal
275
dégrossis, extravertis, égocentriques, faisant leur propre promo et remplis de désirs,
alors que l’on peut trouver ce type de personnes à tous les coins de rue.35
Swami Chinmaya avait raison. Swami Abhedananda, dont le nom (la Félicité de la
non-différenciation) dit tout, était tout simplement hors norme. Dans le meilleur des
mondes possibles, on imagine bien que de telles âmes existent, mais on n’en n’est
jamais sûr, à moins d’avoir la toute bonne fortune d’en rencontrer une. Nous n’avons
en réalité aucun moyen de le savoir, puisque toutes les déclarations sur
l’accomplissement spirituel sont suspectes en raison de la tendance des esprits non
réalisés à projeter leurs fantasmes spirituels, mais il est possible que le Bouddha, le
Christ, Ramana Maharshi, Bhagavan Nityananda et d’autres se situaient à un tel
niveau. Certainement pas au-dessus, parce qu’en termes d’évolution humaine, il n’y
a simplement pas d’au-dessus.
Vivre dans l’ashram, c’était vivre dans un océan d’amour désintéressé, et pas l’amour
intéressé et flagorneur d’acteurs de la spiritualité. Au cours de mon séjour, je ne fus
témoin d’aucune dispute, d’aucune algarade. Personne n’avait de problème. Chaque
personne que j’ai pu rencontrer était une âme pure au caractère moral le plus élevé et
parfaitement consciente de l’immense bonne fortune qui lui avait été octroyée en
vertu de son association avec le swami.
Lorsqu’il sortait le matin et s’asseyait dans la cour, je jurerais que les petits buissons
et les plantes tout près de son siège se penchaient doucement vers lui, comme pour le
protéger et l’entourer. L’ashram était presque totalement silencieux, mais ce n’était
pas le précieux silence affecté et contrôlé que l’on trouve souvent dans les groupes
spirituels qui s’adressent aux débutants qui s’efforcent d’effacer leur mental. C’était
le silence toujours libre de la pure Conscience. Le sentiment d’absence d’altérité
qu’évoquait la présence du swami était si irrésistible que tout esprit qui s’approchait
de lui se couchait immédiatement, comme un chiot satisfait. Le renoncement n’était
pas facultatif et se produisait sans effort.
Le matin, nous lisions le Srimad Bhagavatam, la ‘’Bible des bhaktas’’. Un bhakta est un
amoureux de Dieu. Bien que j’étais le seul étranger et que le texte était en malayalam,
le swami en fit traduire chaque verset pour moi. La philosophie de la bhakti, de
l’amour pur, se fiche des philosophies de la Libération, parce qu’elle aborde le
problème de la souffrance d’une manière totalement différente. Elle dit que si vous
vous aimez vous-même, l’idée que vous devez vous libérer de quoi que ce soit ne se
présentera jamais. Et comment s’aime-t-on ? En aimant Dieu. Lorsque vous aimez
Dieu, vous en arrivez à comprendre que Dieu est tout le monde et toute chose, y
compris vous-même. Ainsi, l’amour de soi est inclus dans l’amour de Dieu.
35
Concernant toute cette thématique délicate et subtile, on pourra consulter l’excellent article intitulé
‘’Maîtres es folle sagesse’’ qui envisage encore dans le détail d’autres paramètres, NDT
276
Comment l’attachement à l’égard de quoi que ce soit dans le monde peut-il être
douloureux, alors que tout est votre Bien-Aimé ? Pourquoi voudriez-vous être libre
de vous-même, si votre nature, c’est l’amour ? Quel genre de problèmes aurez-vous
avec le monde, si tout ce qui s’y trouve est vous ?
Ainsi, la pratique, si tant est que l’on puisse la qualifier de telle, c’était l’adoration de
Dieu. L’adoration est très différente de la prière, en ce sens que l’on ne se sent pas
contraint de demander quoi que ce soit. Il s’agit d’une pure gratitude. Il en est ainsi,
parce que l’on apprécie le fait d’être modelé à l’image de Dieu et qu’ainsi, on dispose
toujours de tout ce que l’on pourrait avoir besoin.
Nul ne vénère Dieu, comme Dieu. Lorsque le swami chantait, nous étions transportés
dans des domaines d’une béatitude lumineuse. J’ai vécu beaucoup de choses
merveilleuses dans la vie, mais chanter le Nom de Dieu avec ce groupe d’âmes pures
les surpasse toutes. Les dévots prétendaient qu’il était une incarnation de Sri
Chaitanya, un Bengali du seizième siècle, dont l’amour de Dieu et son identité avec
Lui étaient si grands qu’ils éveillèrent l’amour de Dieu de millions d’âmes et
revivifièrent une ancienne lignée de dévots ayant réalisé Dieu.
Je suis quelqu’un de pratique et d’apparemment cynique, qui déteste la glorification
des êtres humains en fonction de critères choisis, mais il n’y a aucun doute dans mon
esprit qu'il existe quelques rares âmes purement divines. En Inde, on les appelle des
Incarnations ou des Avatars. Il ne s’agit pas de personnes qui ont besoin de se libérer
puisque, quand elles apparaissent ici, elles sont déjà libres. Elles n'ont pas besoin
d'apprendre quoi que ce soit, sachant déjà tout ce qu’il faut savoir. Elles n'ont rien à
gagner, ni à perdre.
Elles viennent révéler le Soi par leur Présence et par un talent particulier. Ce sont des
personnes du calibre moral le plus élevé, qui sont entièrement dépourvues de vanité.
Il est regrettable que le mot ‘’Avatar’ ait été fortement souillé, ces derniers temps, en
devenant le statut spirituel autoattribué de beaucoup d’idiots ambitieux qui veulent
se faire un nom pour eux-mêmes. Aujourd’hui, même des pédophiles prétendent être
des Avatars.36
Le guru d’Abhedananda était un yogi qui s’appelait Chatambi Swami. Chatambi
Swami était un homme extraordinaire qui est encore vénéré aujourd’hui dans le sud
de l’Inde. On raconte beaucoup d’histoires à son sujet. Un jour, un fidèle le vit en
train de déambuler dans une rue et il l’invita à déjeuner. En Inde, on considère
36
Sathya Sai Baba, que beaucoup considèrent comme un Avatar et qui incidemment était le recteur de
l’Université Sri Sathya Sai (une université parmi les mieux cotées en Inde, suivant le système de cotation officiel
qui émane d’un organisme de l’Etat indien) a lui-même été accusé de pédophilie. Je ne sais pas si James Swartz
le vise indirectement sans le citer, mais je rappelle comment son propre guru, Swami Chinmaya, le considérait
(voir la note de bas de page n’32) et d’autres gurus éminents (voir la note de bas de page n°4) NDT.
277
comme un grand honneur de nourrir un mahatma. Le swami dit : ‘’D’accord, je
viendrai, mais j’amènerai avec moi treize amis.’’ La femme du dévot prépara un
somptueux festin et le fidèle déposa par terre quatorze feuilles de bananier et il
attendit que le swami arrive. Les feuilles de bananier servent d’assiette dans le sud de
l’Inde. Le swami arriva, immédiatement suivi par une ribambelle de chiens qui
entrèrent et qui s’installèrent. Quand la nourriture fut servie, le swami chanta les
prières appropriées. Puis les chiens commencèrent à manger et à la fin du repas, les
chiens ramassèrent leurs feuilles et les déposèrent à l’extérieur, ainsi que le veut la
coutume dans les ashrams du sud de l’Inde.
Une autre fois, un groupe de villageois prit au piège un gros tigre du Bengale. Ils
étaient en train de discuter de ce qu’ils allaient en faire, lorsque le swami arriva.
‘’Laissez-le moi !’’, dit le swami qui craignait pour la vie du tigre. Il s’approcha de la
fosse, il retira les branchages et il poussa un rondin dans le fond de la fosse pour que
le tigre puisse remonter. Quand le tigre en sortit, il s’assit devant le swami qui
entreprit de lui parler. Au bout d’un bref entretien, le swami s’éloigna dans les
collines avec le tigre qui suivait derrière, respectueusement.
Abhedananda ne rencontra Chatambi Swami qu’une seule fois et il passa une demiheure avec lui dans une grotte des Ghâts occidentaux. Une des fonctions d’un Avatar
est d’insuffler une nouvelle vie dans les institutions spirituelles existantes, c’est
pourquoi ils s’engagent dans des rituels humains. L’institution guru-disciple est de la
plus haute importance pour le monde, car elle sert à éveiller les gens à Dieu. Ainsi,
même les Avatars prennent souvent des gurus. Même si Abhedananda n’était pas une
Incarnation, c’était un adhikari, une personne hautement qualifiée pour obtenir
l’Illumination, comme Ramana Maharshi. C’est la raison pour laquelle diksha,
l’enseignement, si c’est ce qui s’est passé dans la grotte, prit moins d’une demi-heure.
Dans la tradition de la bhakti, il y a de nombreux modes d’adoration et nous les
pratiquions tous, mais le mode privilégié était l’amour passionné de Dieu. Les chants
qui avaient lieu le soir à Trivandrum étaient des événements spirituels
extraordinaires, et des dizaines de fidèles du swami y participaient. Beaucoup étaient
des musiciens accomplis et ils chauffaient la foule et quand tout le monde se trouvait
dans un état d’amour intense, le swami reprenait le chant. Il est impossible de décrire
la folle exaltation, la joie vibrante et transcendante et la sainteté bouleversante
qu’évoquait son chant. Je ne pense pas qu’une seule personne, y compris moi-même,
ne se sentit pas tout à fait honorée d’avoir pu participer à ces soirées. L’énergie était
si pure et omniprésente qu’elle éliminait tout sentiment de dualité et que vous ne
quittiez pas les lieux avec le doute d’être séparé de Dieu. Lorsque nous sortions
silencieusement en chancelant dans la nuit, le monde entier rayonnait et irradiait de
prema, d’amour divin.
278
En certaines occasions, nous quittions l’ashram à pied et nous arpentions les routes
en chantant les Noms de Dieu. Une personne dirigeait les chants pendant une demiheure et puis c’était le tour d’une autre. L’énergie était intense et elle attirait des
foules de gens qui quittaient leur maison et leur travail pour avoir le darshan du
swami. Les gens se jetaient à ses pieds et les femmes apportaient leurs bébés pour
qu’ils soient bénis. Nous chantions continuellement jusqu’à midi et nous nous
arrêtions dans le temple d’un village où un repas avait été préparé. Après le
déjeuner, nous faisions une petite sieste et puis nous nous remettions à marcher
pendant tout l’après-midi et nous arrivions dans un ancien temple au coucher du
soleil, où nous célébrions le culte et où nous prenions le prasad, la nourriture bénie.
Souvent, le soir, une réunion était organisée avec des chants et parfois quelques mots
du swami, qui parlait rarement. Les mots sont simplement superflus en présence du
divin. On me demandait fréquemment de m’adresser à la foule et on me traitait avec
beaucoup de respect, car les gens appréciaient mon grand amour de leur culture.
A d'autres moments, nous faisions des pèlerinages dans divers lieux saints. L'un des
endroits préférés du swami était Courtallam, au pied des Ghâts occidentaux, près de
la frontière entre le Tamil Nadu et le Kerala. C'était l'hiver, ce qui signifiait que les
températures étaient plutôt fraîches, et la ville était déserte. Il y avait beaucoup
d'hôtels vides et nous n'avions pas de problème pour trouver un logement.
Je trouvais très intéressant que le swami ne faisait jamais de réservations de trains ou
d’hôtels, quel que soit le nombre de personnes qui l’accompagnaient. Nous
embarquions simplement dans un train et il y avait toujours de la place et lorsque
nous arrivions à destination, quelqu’un apparaissait toujours à l’improviste pour
nous guider vers un hébergement confortable. On avait constamment l’impression
qu’il y avait des petites créatures magiques qui planaient autour dans l’atmosphère,
que l’univers était bienveillant et conscient et qu’il veillait sur tous nos besoins. Et le
swami n'avait pas non plus d'argent sur lui. Lorsque nous n'avions plus d'argent,
nous nous arrêtions simplement et quelques minutes plus tard, quelqu'un venait
nous proposer de nous donner ce dont nous avions besoin. Un jour, nous étions assis
dans la cour, lorsqu'une Ambassador blanche pénétra dans l'enceinte de l'ashram. Le
chauffeur en sortit, puis il ouvrit la portière à un homme très digne qui remonta
l’allée en apportant un très grand plateau d’argent. Il s'approcha directement du
swami et il lui tendit le plateau, sur lequel était entassé une montagne de billets de
cent roupies.
Il n'était pas du tout attaché à ses dévots, à son ashram ou à sa position au sommet
de la société indienne. Maitli, un sannyasi qui l'a servi pendant de nombreuses
années, me raconta qu'une fois, il quitta l'ashram sans rien d'autre que son bâton et
son châle. Les fidèles supposèrent qu'il allait faire une promenade et pour une raison
quelconque, ils ne se sentirent pas enclins à le suivre. Six mois plus tard, il n'était
toujours pas rentré et personne n'avait reçu des nouvelles de lui. Et puis un jour, un
279
fidèle parti en pèlerinage au Mont Kailash revint à Trivandrum et rapporta qu'il avait
aperçu le swami assis au bord du Gange près d’Haridwar avec un groupe de sadhus.
Il s'approcha alors de lui et lui dit : "Swamiji, que faites-vous ici ? Vos fidèles sont
chagrinés et ils s'inquiètent pour vous. Vous devez retourner les voir à l’ashram !"
‘’Oh, j’ai oublié !’’, dit-il. Quelques semaines plus tard, il réapparut à l’ashram. Le
swami était le guru de plusieurs gurus et il comptait de nombreux dévots éclairés. Une
petite dizaine de mahatmas venaient le voir, toutes les semaines. Nous visitions
souvent des foyers où toute la famille était éveillée. Je rencontrai beaucoup de
femmes, des femmes au foyer ordinaires, qui étaient parfaitement éclairées. Il
semblait avoir un genre de sixième sens, qui pouvait ressentir l’aspiration du cœur,
et il apparaissait toujours au moment le plus opportun dans le parcours d’une
personne pour la faire passer au niveau suivant ou la libérer complètement. Mais
personne n’en parlait jamais. C’était mal considéré. C’était juste une connaissance
secrète partagée, quelque chose de très naturel.
Les chutes de Courtallam sont alimentées par un magnifique cours d’eau qui s’écoule
depuis les Ghâts occidentaux. La jungle est particulièrement virginale, encore de nos
jours. Un jour, nous nous baignâmes dans les chutes, puis nous célébrâmes le culte
au temple. Puis, le swami entreprit d’escalader un sentier escarpé à côté des chutes.
Puisque j’étais grand, fort et énergique, le devoir m’incombait de rester juste derrière
lui et de le rattraper, au cas où il tomberait. La plupart du temps, il était dans un état
si exalté qu’il n’avait presqu’aucune conscience corporelle ou terrestre. Que ce devoir
m’incombât était un grand honneur, puisque cela signifiait que je me trouvais
directement dans son champ d’énergie, ce qui maintenait mon esprit en phase avec le
sien et ce qui me permit d’expérimenter de nombreuses choses incroyables.
Au sommet des chutes, le sentier suivait le cours d’eau dans les montagnes. La
beauté des lieux était extraordinaire et nous avancions en silence en remontant
lentement la vallée. Environ tous les quarts d’heure, un sadhu apparaissait
miraculeusement en sortant de la jungle au moment où nous passions. Je pouvais
dire, par leurs vibrations et leurs corps, que ces hommes étaient des ascètes du
calibre le plus élevé, qui vivaient quelque part dans la jungle, et le swami était leur
guru. Chacun s’approchait du swami, touchait ses pieds et se tenait debout
silencieusement pour recevoir son darshan, et une fois la transmission terminée, ils se
fondaient à nouveau dans la jungle, sans un mot. Au bout d’une heure environ, nous
arrivâmes à un petit affluent et le swami entreprit de longer prudemment le ruisseau.
Après quelques minutes, nous arrivâmes devant une merveilleuse grotte et l’on
pouvait sentir la présence des devas. Sur un rocher du ruisseau, il y avait une image
de Sri Ram, l’une des déités les plus aimées de l’Inde (le swami et ses ouailles étaient
vishnouites) et à côté d’elle, il y avait une très vieille femme qui avait peut-être plus
de nonante ans et qui vénérait le dieu avec de l’encens et de beaux mantras. En
apercevant le swami, elle fut submergée par la dévotion. Avec des larmes qui
280
coulaient le long de ses joues, elle tomba par terre devant lui et saisit ses pieds.
Aucune parole ne fut échangée, mais j’eus le sentiment qu’elle venait juste de
recevoir ses dernières instructions et qu’elle pouvait maintenant mettre un terme à
son incarnation pour ne plus jamais revenir. La situation me rappela une histoire des
Puranas, où après avoir tué Ravana, Sri Ram retourna dans un endroit pas si éloigné
d’ici pour accorder la Libération à une vieille dévote appelée Shabari.
Un peu plus tard, nous traversâmes une clairière et nous arrivâmes au pied d’une
autre chute d’eau. A une extrémité de la clairière se trouvait un petit temple qui était
fermé pour la saison hivernale. Le swami s’en approcha résolument et au moment
même où nous entrions dans la cour, un prêtre apparut en sortant de la jungle !
Aujourd’hui encore, j’ignore s’il s’agissait là d’un prêtre en chair et en os ou d’une
apparition manifestée par Dieu pour plaire au swami, qui voulait avoir le darshan de
la déité. Le prêtre déverrouilla la porte et nous pûmes entrer pour le darshan.
Après Courtallam, nous nous rendîmes en voiture à Papanasam, une petite ville
rurale située à une cinquantaine de kilomètres de là. Plutôt que d’entrer dans la ville
même, dont les grands gopurams étaient visibles dans le lointain, nous bifurquâmes et
nous arrivâmes dans un ashram assez grand avec un temple, situé sur la rive d’un
joli cours d’eau qui provenait des montagnes, au loin. Comme le petit temple près de
la chute d’eau, il avait été fermé pour l’hiver. Le swami envoya quelqu’un en ville
pour aller chercher le gardien qui apparut une heure plus tard avec les clés et un
groupe d’adeptes impatients d’avoir le darshan du swami. Nous passâmes là-bas
quelques journées particulièrement agréables à ne rien faire de spécial, la plupart du
temps assis sous un doux soleil au bord de la rivière à lire les Ecritures et à chanter.
Sur une île minuscule au milieu du cours d’eau, qui faisait peut-être douze mètres de
large, un petit sanctuaire avait été érigé. Les déités indiennes sont traitées comme des
êtres vivants. Elles sont nourries, baignées, habillées et promenées en dehors du
temple pour voir le monde et pour se laisser vénérer. Dans de nombreux complexes
de temples du sud de l’Inde, il y a un petit temple au milieu d’un grand bassin de
baignade, où la déité est conduite en bateau lors de certaines occasions importantes
pour une sortie. A l’évidence, les dieux se lassent d’être constamment vénérés et ils
ont besoin d’un jour de congé et d’un pique-nique au bord de l’eau.
Un jour, je plongeai dans la rivière et je nageai jusqu’au sanctuaire. Le swami était
assis tout près et il m’observait avec intérêt. Je pouvais voir qu’il voulait me
rejoindre, aussi l’appelai-je. ‘’Allez, Swamiji, l’eau est bonne !’’
‘’Mais il ne sait pas nager. Il va se noyer !’’, dit Maitli en essayant de dissuader le
swami qui s’approchait du bord de l’eau.
‘’Je vais lui apprendre’’, dis-je, sous le regard horrifié des dévots.
281
‘’OK, Swamiji’’, dis-je. ‘’Regardez bien ceci.’’ Et je fis la nage du chien sur quelques
mètres avant de revenir. ‘’Maintenant, à votre tour d’essayer.’’
Sans réfléchir, il entra dans la rivière et il suivit mes instructions à la lettre pour
finalement se retrouver sur l'autre rive. Une fois arrivé, il s'assit au bord de l'eau,
rayonnant comme un enfant fier de son accomplissement.
‘’Comment était-ce, Ram ? Bien ?’’
‘’Super, Swamiji !, dis-je en levant le pouce.
Une autre fois, nous nous rendîmes à Rajapalayam, une grande ville poussiéreuse
située dans les plaines à l'est des Ghâts. Nous séjournâmes auprès d’une riche famille
de dévots qui parrainait un archana. Un archana est un long rituel qui requiert de
chanter le nom de Dieu des centaines de milliers de fois, voire même des millions de
fois. L’endroit était un grand hall avec des piliers blanchis à la chaux dans un
complexe de temples datant du 11ème siècle. Chaque fidèle, au nombre de plusieurs
centaines, était assis en rang devant une grande lampe à huile en laiton et offrait une
fleur avec chaque mantra. La lampe représente le Soi, Dieu, et les flammes, les cinq
éléments qui constituent le cosmos. Tandis que le rituel se déroulait, un petit
monticule de fleurs se formait devant la lampe de chaque fidèle. Une fois qu'une
fleur avait été offerte, elle ne pouvait plus l'être à nouveau. Toutes les quelques
heures, un grand camion rempli de dizaines de paniers de fleurs en osier s'arrêtait
sur le site. Des jeunes hommes et des jeunes femmes déchargeaient les paniers et ils
longeaient les rangs pour enlever les fleurs usagées et pour en fournir de nouvelles
aux fidèles. Les chants se poursuivirent durant trois jours. Ce genre de rituel est
particulièrement puissant, parce que l'atmosphère se charge intensément de shakti,
d'énergie spirituelle. Tandis que l'énergie s'intensifie avec la répétition continue des
mantras, l'esprit s’intériorise et il se purifie sous une pluie intérieure de Conscience.
Un jour, nous étions assis tout près du swami et quelqu’un m’apporta un télégramme.
Le swami me dit de l’ouvrir et demanda ce qu’il contenait. ‘’Ma mère vient de mourir
et je dois rentrer aux Etats-Unis’’, dis-je. ‘’Un conseil ?’’ Il me regarda, sourit et leva la
main en signe d’abaya mudra, le geste de l’intrépidité et il dit : ‘’Vas-y mollo.’’ Ce fut
là une instruction précieuse, car cela détruisit toute trace d’ambition spirituelle. A
mon retour, quelques mois plus tard, il était mort. Je demandai à Maitli comment
cela s’était passé.
‘’Il voulait qu’on le rende au Gange. Tout s’est passé comme prévu, mais il s’est passé
quelque chose de très étrange. Comme tu le sais, on place le corps dans une posture
yoguique juste avant que la rigidité cadavérique ne se forme, de manière à ce qu’il
soit raide et qu’il puisse être transporté dans les rues pour qu’on puisse lui rendre
hommage, puis jusqu’au ghats ou jusqu’au champ de crémation pour les derniers
282
rites. Mais dans son cas, la rigidité cadavérique ne s’est pas produite. Son corps est
resté aussi flexible et souple que lorsqu’il était encore en vie. Nous avons dû trouver
des cordes et un charpentier pour qu’il érige un mât sur le chariot pour qu’il l’y
attache en position assise. Ensuite, nous l’avons conduit jusqu’au Gange et nous
l’avons immergé.’’
Sa mort ne brisa pas notre lien. Quelques années plus tard, alors que je me trouvais
dans la cabane dans le Montana et que je travaillais sur un problème
particulièrement subtil, je décidai de demander au swami si ma conclusion était
bonne. Je me dirigeai vers la commode où je gardais un autel. Sa photo était sur le
mur derrière la commode, et il y avait une bougie, quelques centimètres en dessous
et devant celle-ci. Je lui adressai une prière, lui communiquant mon idée et je
demandai un signe, si elle était bonne. Il régnait dans la pièce un silence de mort et
mes yeux étaient rivés sur la bougie. A la place de s’écouler le long de la bougie vers
la tablette de la commode, la cire commença à s’accumuler en formant un arc et à
croître en direction de sa photo, défiant la loi de la gravité. Et elle opéra une courbe
gracieuse et s’arrêta, lorsqu’elle toucha son cœur.
*******
Je crois qu’il est presque temps d’arrêter mon histoire. Parce que ma vie jusque-là
s’est avérée si intéressante, les gens se figurent que les trente années qui suivirent
furent tout aussi intéressantes, et depuis que j’ai écrit ceci, j’ai reçu des tas de
demandes pour poursuivre la narration de l’histoire. Les trente dernières années
furent tout aussi intéressantes, mais d’une manière très différente. La vie est
intéressante, si vous vous intéressez à elle, et j’aime la vie, aussi l’intérêt est toujours
là.
La vie relatée ici fut ce qu’elle a été, parce qu’il ne pouvait pas en être autrement. Je
souffrais de la maladie de l’ignorance et j’avais besoin d’apprendre mes leçons. Mais
une fois diplômé, elle n’avait plus rien à enseigner. La connaissance du Soi est ‘’la
connaissance qui met fin à la quête de la connaissance’’. Non, je ne désire pas
connaître le moindre fait concernant l’existence, même si c’est possible. Dieu sait
tout, et je suis parfaitement heureux de laisser Dieu s’occuper de son savoir et de le
mettre en pratique. Grâce à Lui, les mondes naissent et meurent et les créatures vont
et viennent au cours de cycles temporels éternels. Je n’ai pas besoin de savoir, parce
que je sais tout cela sans connaître tous les faits. Je connais l’Essence, ce qui rend la
connaissance possible. Etant elle, je la connais.
Certains lisent mon histoire et se demandent si elle est vraie, parce qu’elle semble
tout à fait improbable. Ces personnes pensent généralement que je suis un type futé,
doué pour le baratin, doté d’une imagination hyperactive qui veut impressionner les
gens. Il est naturel de penser de la sorte, si vous n’avez pas encore été amené à savoir
283
pourquoi nous sommes ici. Nous sommes tous des mystiques par défaut, mais en
menant votre propre vie suivant vos propres lumières, il est possible que le mode par
défaut ne s’active jamais et que vous ne soyez jamais conduit sur cette voie
dangereuse vers la liberté. Lorsque vous êtes emporté dans les bras de l’existence,
vous ne tirez plus les ficelles. L’existence sait comment s’y prendre avec vous, et
lorsque cela arrive, la vérité est parfois beaucoup plus étrange que la fiction.
J’ai écrit ceci, il y a des années, quand ma mémoire des événements était encore
raisonnablement fraîche. J’ai écrit ceci, parce que je commençais à me lasser de le
répéter, quand on m’interrogeait. Les gens pensent que quelque chose ne va pas, s’ils
ne peuvent plus se souvenir de quelque chose, mais en général, il n’y a rien de mal.
Le Soi efface gracieusement les mémoires qui n’ont plus d’utilité pour lui et laisse
l’esprit libre pour accumuler de nouvelles expériences. J’ai écrit mon histoire, car elle
était en train de me quitter. J’étais content de la laisser partir. Elle ne signifie rien
pour moi. C’est un reliquat d’une vie bien vécue. Je l’ai gardée, parce que c’est une
bonne histoire. Je l’ai gardée pour vous. Si elle est trop dure à avaler en tant que
vérité, considérez-la comme une fiction. Pas de problème. Tout ici, y compris ce que
ceux qui sont perdus dans le rêve de la vie pensent être vrai, est une fiction concoctée
par la maladie de l’ignorance. Vérité ou fiction, le message est clair et net.
Tout ce qui reste à dire, c’est que, quand vous savez qui vous êtes, la vie s’écoule sans
obstruction jusqu’à sa destination. Ce qui arrive n’a aucune importance, parce que
vous êtes confiant pour faire face à n’importe quelle tempête. Je vais donc la conclure
après ceci. Ne pensez pas qu’une expérience mystique soit requise pour atteindre
l’Illumination. Ces expériences peuvent être une aubaine ou une malédiction. Parce
que le Soi est toujours présent, Il peut être réalisé par n’importe qui à n’importe quel
moment, en supposant certaines qualifications, qui n’ont rien à voir avec certaines
expériences particulières.37
Je fais toujours la navette entre l’Inde et l’Occident et je conserve un petit
appartement à Tiruvannamalai, aux pieds de la sainte montagne, Arunachala, dans
l’Etat du Tamil Nadu. Et qu’est-ce que je fabrique ? Je touche un peu de la sécu et
j’attends patiemment mon infarctus ou tout autre moyen par lequel la vie sera
heureuse de faire de la place pour une autre âme. En attendant, je m’installe dans
mon café préféré pour regarder le spectacle qui passe et discuter avec des amis. Je
parle de védanta et je commente les Ecritures. Quelques personnes viennent écouter
ce que j’ai à dire et puis, elles s’en vont. Au bout d’un certain temps, d’autres
personnes arrivent, qui ont vu comment le védanta a transformé leurs amis. Elles
aussi s’assoient, écoutent et puis s’en vont...38
37
C’est une question très subtile et très délicate. Si vous voulez l’approfondir et l’étudier sous des angles
différents, vous pouvez consulter l’article collectif intitulé ‘’L’expérience mystique et l’Illumination’’, NDT.
38
Il s’agit du processus appelé ‘’sravana, manana, nididhyasana’’, déjà mentionné plus tôt. Dans ‘’La sadhana,
le chemin de l’intériorité, Sathya Sai Baba dit ceci :
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‘’Sravana, manana et nididhyasana, c.-à-d. écouter, méditer sur ce que l’on a entendu et mettre en pratique ce
qui est dicté par l’esprit transfusé de la sorte est la méthode par laquelle on peut vaincre les tendances
diaboliques. Quelles sont-elles ? La concupiscence, l’avidité, les désirs immodérés pour tout ce qui a trait au
monde sensoriel, l’égoïsme, etc.
Il vous faut bien réfléchir, essayer de connaître ce que vous avez entendu et savoir dans quelle mesure vous allez
le mettre en pratique. Votre cœur ne pourra pas parvenir à l‘état de sainteté par le biais de la simple écoute.
Vous devez également réfléchir et méditer par rapport à cela. Cela s’appelle ‘’manana’’ et après manana vient
‘’nididhyasana’’. Ce n’est qu’après nididhyasana que vous pourrez avoir le bénéfice de ‘’sravana’’ ou de l’écoute.
Aujourd’hui, 99 % des gens pensent avoir fait leur travail en écoutant et n’essayent pas de pratiquer manana et
nididhyasana. Sravana, l’écoute peut être comparée à la cuisson qui s’effectue dans la cuisine. Puis, si nous
apportons ce qui a été cuisiné dans la salle à manger pour le manger, on peut comparer ceci à manana, à la
réflexion. Et après avoir mangé, lorsque nous essayons de digérer ce que nous avons mangé, c’est comparable à
nididhyasana. Ce n’est que par l’accomplissement de l’ensemble de ces trois actions que nous procurons de la
force au corps et que nous l’alimentons’’, NDT.
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