MYSTIQUE PAR DÉFAUT - JAMES SWARTZ

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MYSTIQUE PAR
DÉFAUT
JAMES SWARTZ
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CHAPITRE 1 : LE PAYS DE LUMIÈRE
‘’Votre foyer est là votre cœur se situe.’’
Alors que le bateau décrépit passait à côté de pétroliers gériatriques rouillés et
apathiques ancrés dans le port et que la ville apparaissait comme un fantôme surgi
hors de la brume étouffante du milieu de journée, mon esprit fut submergé par des
fantasmes glanés au fil de mes années de lecture de romans victoriens.
Charmeurs de serpents, fakirs, swamis parés de joyaux, négriers blancs, danseuses,
envahisseurs moghols, cartels de grands criminels et d'escrocs chapeautant une
myriade de formes de corruption, ruelles grouillantes de brigands à la peau brune,
fumeries d'opium à chaque étage, malheureux émaciés expirant dans les rues...
Même mes fantasmes spirituels récemment acquis furent engloutis par l’atmosphère
torpide, torride.
La hauteur immaculée du trip de la traversée de l’Océan Indien depuis Mombasa
refusait de déteindre sur la métropole gargantuesque. J’avais travaillé sur la moitié
de la planète, subi d’innombrables indignités, frôlé la mort à trois reprises au cours
de ces deux derniers mois, et tout ça pour ça ?
Nous accostâmes à côté de la Porte de l’Inde, un tribut à la gloire du roi. Jadis un
monument qui en jetait, il était maintenant dans un état de délabrement désespéré.
Sa dégradation de l’orgueil à la pauvreté l’avait transformé en havre pour les
colporteurs, les voleurs et les pickpockets, lieu de promenade pour les foules et
terrain de jeu pour d'innombrables rats qui s'adonnaient hardiment à leurs activités à
la lumière du jour.
Je conjurai néanmoins, avec effort, une image du vice-roi, tiré à quatre épingles,
entouré par sa garde, une compagnie de troupes équestres toutes pimpantes et
reluisantes, et une fanfare disposée sous son arche généreuse pour accueillir des
dignitaires venus d’Angleterre, peut-être la reine ou le ministre des affaires
étrangères débarquant d’une élégante goélette en bois, ses voiles blanches bien
amidonnées claquant sous la brise. On ne s’attendrait pas à ce que Mother India
s’enorgueillisse d’un symbole de son asservissement, même si le Victoria Memorial
de Calcutta conserve encore la plus grande partie de sa grandeur, mais au moins, il
n’a pas été rasé dans un accès de ferveur révolutionnaire à l’époque de
l’Indépendance. Il subit plutôt le sort de la plupart des biens immobiliers indiens : on
le laisse s’écrouler tout doucement en terre, victime de Kala, du Temps, le grand
dévoreur.
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Quittant le port endormi et pénétrant dans le dédale des rues malodorantes, le long
du front de mer, je me branchai sur le cœur et le pouls de la ville, les sens submergés
par un formidable grondement, mélange de vibrations innombrables dans une
profusion d'énergie irrépressible et secouante dix millions d'âmes grattant et
s'agrippant désespérément pour survivre. Bien que l'ombre de son moi actuel,
contrairement à ma première impression, le Bombay de la fin des années 60 était une
ville dynamique, excitante et cosmopolite et à la différence de nos grandes villes, le
soleil brillait toute l'année et les rues à trois heures du matin étaient
remarquablement sûres.
Déambulant tranquillement et à l’affût pour trouver un logement convenable, je fus
accosté par toute une série de vendeurs et de revendeurs qui me présentèrent des
deals ‘’fabuleux’’. Un petit moustachu, impeccablement vêtu proposa avec
enthousiasme de me cirer les pompes pour 1 roupie, à peu près 8 cents. Je lui montrai
mes sandales en caoutchouc qui ne cachaient pas grand-chose de mes pieds, mais il
ne parut pas impressionné.
‘’Très bon cirage, sahib, travail de pro !’’
Pour 50 annas 4 cents un Rajasthani filiforme, borgne et enturbanné me
proposa de me curer les oreilles avec un long instrument métallique crochu
ressemblant à une aiguille auquel était attaché un petit tampon d’ouate.
Un jeune garçon avec un large sourire qui était désireux de réserver mon voyage à
Srinagar, au Cachemire, m’informa que je serais l’invité d’honneur de son oncle
un homme très réputé sur un ancien house-boat construit à l’époque des derniers
jours du Raj. Il me présenta fièrement une vieille photo sale et usée d’un hippie qui
fumait un chillum sur la véranda d’un bateau délabré sur le Lac Dal avec au loin, une
esquisse de montagnes enneigées que je pris pour les Himalayas.
‘’Le paradis !’’, dit-il, manifestement coaché par des voyageurs occidentaux.
‘’Seulement 2000 roupies !’’
Je continuai à avancer, le prix chutant en cascade à chaque pas.
‘’OK, dernier prix, 1000 roupies !’’
‘’500 roupies, tout dernier prix ! Petit-déjeuner compris !’’
Un lépreux sans nez, sans doigts, à face de lion et qui boitillait en s’appuyant sur une
béquille artisanale agitait agressivement son moignon rugueux, craquelé,
sanguinolent et putréfié en direction de mon visage tout en exigeant un bakchich.
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Plus loin, un amputé fourré dans un petit chariot en bois en forme de caisse souleva
en l’air ses moignons sans jambes en geignant pitoyablement depuis sa position sous
un immense banian qui jouxtait des latrines publiques puantes et un petit sanctuaire
consacré au dieu singe.
‘’Bakchich, sahib, bakchich !’’
Exigeant 5 roupies, une rançon de roi, une petite fille, pieds nus aux yeux chassieux
qui n’avait guère plus de 5 ans et qui était vêtue de loques et pleine de toupet se
précipita dans la circulation chaotique en transportant son petit frère morveux qui
suçait son pouce et qui était nu, à l’exception d’une ficelle ceignant un ventre
protubérant, à laquelle était attachée une petite amulette de cuivre cylindrique qui
contenait un mantra sacré pour éloigner le mauvais œil. Lorsque je singeai ses gestes
pathétiques de son estomac vers sa bouche, elle éclata de rire, puis elle s’éloigna en
chantant une chanson de film après d’âpres négociations qui lui rapportèrent une
demi roupie.
Un petit garçon vêtu d’un blanc immaculé et aux yeux doux pleins de lumière
souleva un grand plateau en cuivre sur lequel était posé un autel artistiquement
élaboré, avec des guirlandes de jasmin frais et sur lequel trônait l’image du grand
dieu Rama, orgueil de la race des rois solaires, avec le dieu singe Hanuman
agenouillé devant lui. Un morceau de camphre de la taille d’une hostie brûlait dans
un tas de cendres sacrées à côté de quelques pièces. Silencieusement, il attira une
roupie hors de ma poche.
Une musulmane grisonnante et voûtée me présenta un morceau de papier tout plié
et rédigé avec l’aide d’un étranger, attestant de son état de pauvreté. Elle informait
des donateurs potentiels qu’un généreux zamindar, un propriétaire terrien, lui avait
fait don d’une petite parcelle de terrain. Pour couronner le tout, par la grâce d'Allah,
le lecteur devait avoir l'honneur de contribuer ― à hauteur de dix mille roupies, une
somme princière à l'époque ― à la construction d'un bungalow pour sa retraite.
Ils n’étaient pas comme les gens de la rue, en Occident. Les demandes d’argent mises
à part, personne n’avait d’œuf à peler, ni un agenda issu d’une faible estime de soi.
On ne s'attendait pas à ce que je me sente coupable de nos destins différents ; le
karma était le karma - le mien étant d’être riche et le leur, d’être pauvre. Aussi
indigents qu'ils étaient, je réalisai vite que tous ces pleurs, ces lamentations, ces
grimaces et ces gémissements formidables étaient simplement du grand art. A la
seconde j’étais passé, leurs vies reprenaient sans crier gare. La vie était une lîla, un
jeu divin, et des deux côtés de l’équation, les mendiants et les mandarins, nous étions
distribués pour être superbement indifférents, des dieux qui se divertissaient sur la
Terre. En quelques jours, je devins invisible. La nouvelle s’était propagée. Il sait ce
qui se passe.
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Dans le domaine de l'immobilier, on dit parfois que les acheteurs décident d'acheter
dans les dix premières minutes après avoir vu la propriété. Je n'étais pas en quête
d’une maison, mais dans les deux premières heures qui suivirent mon arrivée,
j'acquis un foyer, une culture et un concept qui me servirait pendant le restant de ma
vie, un concept que j’appréhendai vaguement tout en parcourant cette ville
multiculturelle fascinante, les yeux écarquillés devant le bidonville de Dharavi niché
à l'ombre de gratte-ciel de plusieurs millions de dollars, un quart de million de
personnes vivant dans moins d'un kilomètre carré, l’élégante architecture indo-
sarrasine, les bazars colorés et animés, les demeures coloniales, les bâtiments
pompeux et impériaux du Raj, le quartier chaud bouillant des néons, les milliers de
temples, de sanctuaires et de mosquées, et surtout cette humanité qui n’arrêtait
jamais des fourmis frénétiques propulsées par un soleil tropical impitoyable.
Au fil des années, je rencontrai des dizaines de personnes qui ne purent survivre aux
premières vingt-quatre heures et qui s’envolèrent vers des destinations moins
éprouvantes, un jour après leur atterrissage, mais je trouvai l’Inde éperdument
charmante, dès le départ. Comme l’Afrique, elle abritait de nombreuses cultures,
mais contrairement à l’Afrique, c’était une civilisation qui se maintenait depuis des
milliers d’années grâce à un mystère spirituel qui se déployait en permanence.
J’étais rentré chez moi.
Initialement, j’ignorais comment faire face à la pauvreté, et motivé d’une part par la
compassion et d’autre part, par la culpabilité, je donnai souvent plus que nécessaire.
L'ampleur du problème engendra pourtant une étrange indifférence. Un
commentaire classique à ce sujet était que "dix minutes dans les rues de Bombay
feraient faire faillite même à Lakshmi, la déesse de la richesse" ! De nombreux
mendiants étaient des professionnels, issus de familles ayant des générations
d'expérience dans le ‘’métier’’. Les parents vendaient leurs enfants pour une somme
dérisoire pour les voir marqués de cicatrices et brutalement déformés afin de les
rendre particulièrement précieux. Après mûre réflexion, je budgétisai une somme
fixe quotidienne comme dîme.
En cherchant un hôtel, je m’arrêtai à un restaurant pour déjeuner et j’engageai la
conversation avec un homme d’affaires.
‘’Qui prend soin d’eux ? Ils doivent bien manger !’’, demandai-je, tout en
engloutissant mon somptueux repas.
‘’Nous le faisons, bien entendu’’, dit-il. ‘’Tout le monde donne un petit quelque
chose, mais rien ne change. Nous avons peu de ressources et une population
importante. Le gouvernement décourage de donner pour que les étrangers n’aient
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