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Dans le domaine de l'immobilier, on dit parfois que les acheteurs décident d'acheter
dans les dix premières minutes après avoir vu la propriété. Je n'étais pas en quête
d’une maison, mais dans les deux premières heures qui suivirent mon arrivée,
j'acquis un foyer, une culture et un concept qui me servirait pendant le restant de ma
vie, un concept que j’appréhendai vaguement tout en parcourant cette ville
multiculturelle fascinante, les yeux écarquillés devant le bidonville de Dharavi niché
à l'ombre de gratte-ciel de plusieurs millions de dollars, un quart de million de
personnes vivant là dans moins d'un kilomètre carré, l’élégante architecture indo-
sarrasine, les bazars colorés et animés, les demeures coloniales, les bâtiments
pompeux et impériaux du Raj, le quartier chaud bouillant des néons, les milliers de
temples, de sanctuaires et de mosquées, et surtout cette humanité qui n’arrêtait
jamais ― des fourmis frénétiques propulsées par un soleil tropical impitoyable.
Au fil des années, je rencontrai des dizaines de personnes qui ne purent survivre aux
premières vingt-quatre heures et qui s’envolèrent vers des destinations moins
éprouvantes, un jour après leur atterrissage, mais je trouvai l’Inde éperdument
charmante, dès le départ. Comme l’Afrique, elle abritait de nombreuses cultures,
mais contrairement à l’Afrique, c’était une civilisation qui se maintenait depuis des
milliers d’années grâce à un mystère spirituel qui se déployait en permanence.
J’étais rentré chez moi.
Initialement, j’ignorais comment faire face à la pauvreté, et motivé d’une part par la
compassion et d’autre part, par la culpabilité, je donnai souvent plus que nécessaire.
L'ampleur du problème engendra pourtant une étrange indifférence. Un
commentaire classique à ce sujet était que "dix minutes dans les rues de Bombay
feraient faire faillite même à Lakshmi, la déesse de la richesse" ! De nombreux
mendiants étaient des professionnels, issus de familles ayant des générations
d'expérience dans le ‘’métier’’. Les parents vendaient leurs enfants pour une somme
dérisoire pour les voir marqués de cicatrices et brutalement déformés afin de les
rendre particulièrement précieux. Après mûre réflexion, je budgétisai une somme
fixe quotidienne comme dîme.
En cherchant un hôtel, je m’arrêtai à un restaurant pour déjeuner et j’engageai la
conversation avec un homme d’affaires.
‘’Qui prend soin d’eux ? Ils doivent bien manger !’’, demandai-je, tout en
engloutissant mon somptueux repas.
‘’Nous le faisons, bien entendu’’, dit-il. ‘’Tout le monde donne un petit quelque
chose, mais rien ne change. Nous avons peu de ressources et une population
importante. Le gouvernement décourage de donner pour que les étrangers n’aient