Les paradoxes de Hausdorff-Banach-Tarski
Cours donné en MPSI 833 en juin 2011
Table des matières
1 Quelques groupes 2
2 Découpages 3
3 Paradoxes dans le groupe SO(3) 4
4 Le paradoxe de la sphère 7
5 Le paradoxe de Banach-Tarski 9
Énoncé sous une forme un peu naïve, le paradoxe de Banach-Tarski exprime qu’on
peut découper un petit pois en un nombre fini de morceaux, rassembler les morceaux
différemment, comme dans un puzzle, et obtenir une boule aussi grosse que le soleil ! Ou
encore que l’on peut découper une orange en un nombre fini de morceaux puis obtenir
par réarrangement deux copies de l’orange initiale. Historiquement, ce paradoxe est à
situer dans le contexte du développement de la théorie de la mesure par Henri Lebesgue
(1875-1941), dans les premières années du vingtième siècle (1901), avec notamment la
question de savoir si l’on peut attribuer à toute partie bornée Xde R3un élément de
R+, appelé volume de Xet noté vol(X), et vérifiant les conditions naturelles suivantes.
(i)Le volume est finiment additif : si X1, . . . , Xnsont des parties bornées de R3deux
à deux disjointes, alors 1
vol n
G
i=1
Xi!=
n
X
i=1
vol(Xi).
(ii)Le volume est invariant par les isométries : si XR3est bornée et gest une
isométrie de R3, alors vol(g(X)) = vol(X).
(iii)Enfin, le volume de la boule unité fermée de R3est égal à 4
3π.
Naturellement, la même question a un sens dans Rou dans R2(il faut alors remplacer
4
3πpar 2ou π).
1. Le symbole tdésigne une union disjointe.
1
Les paradoxes qu’on va expliquer dans la suite ont été découverts par Felix Hausdorff
(1868-1942) en 1914 puis, sous leurs formes les plus spectaculaires, par Stefan Banach
(1892-1945) et Alfred Tarski (1901-1983) en 1924.
1 Quelques groupes
On introduit ici les groupes qui nous seront utiles dans la suite. Il s’agit d’abord du
groupe SO(3) des rotations vectorielles de l’espace euclidien R3(muni de sa structure
euclidienne canonique). Si on identifie matrices et endomorphismes, SO(3) est l’ensemble
des matrices semblables à une matrice de la forme
1 0 0
0 cos θsin θ
0 sin θcos θ
,
avec matrice de passage orthogonale. L’analogue bi-dimensionnel du groupe SO(3) est le
groupe SO(2) des rotations planes. Ce groupe possède une propriété qui le distingue ra-
dicalement de SO(3) : il est abélien. Plus précisément, SO(2) est l’ensemble des matrices
de la forme cos θsin θ
sin θcos θ
(pas besoin de matrice de passage). Un élément rde SO(2) peut être représentée en
complexes par r(z) = ez. On en déduit un fait très simple, mais qui nous sera très
utile : si θest incommensurable à π(au sens où θ
π/Q) et si z6= 0, alors les rn(z),n0
sont deux à deux distincts.
On utilisera aussi, plus ponctuellement, le groupe Is+(3) des déplacements de R3. Ses
éléments sont les applications affines de la forme x7→ r(x) + c, où rSO(3) et cR3.
Pour commencer à bien comprendre à quel point SO(3) est peu commutatif, fixons
deux rotations ret r0distinctes de l’identité, d’axes respectifs Det D0, et supposons
qu’elles commutent. La droite D= ker(rid)est alors stabilisée par r0. Si on fixe un
vecteur directeur unitaire ede D, on a donc ou bien r0(e) = e, ou bien r0(e) = e. Dans
le premier cas, D=D0. Dans le second, Det D0sont orthogonaux : en effet, si e0est un
vecteur directeur unitaire de D0, alors
he, e0i=hr0(e), r0(e0)i=−he, e0i.
On a donc r0(e) = eet r0(e0) = e0. Complétons (e, e0)en une base orthonormale (e, e0, e00)
de R3. Le vecteur r0(e00)est orthogonal à eet e0, donc de la forme ±e00. Pour des raisons
de déterminant, r0(e00) = e00, ce qui prouve que r0est un demi-tour. Par symétrie, il en
est de même de r. Après réciproque, on peut conclure : deux rotations de R3commutent
si et seulement si elles ont même axe, ou si elles sont des demi-tours d’axes orthogonaux.
C’est donc plutôt rare...
2
2 Découpages
Formalisons l’idée de découpage évoquée dans l’introduction. Deux parties Xet Yde
R3seront dites superposables s’il existe gIs+(3) telle que g(X) = Y. Elles seront dites
équidécomposables si l’on peut partitionner Xet Yen un même nombre fini de parties :
X=
n
G
i=1
Xiet Y=
n
G
i=1
Yi,
de sorte que, pour chaque i,Xiet Yisoient superposables. Ainsi, Xet Ysont équidéom-
posables si elles sont « superposables par morceaux ». Dans ce cas, on écrira XY. On
peut vérifier que est une relation d’équivalence sur l’ensemble des parties de R3.
Vérifions la transitivité. Supposons que XYet YZ. On peut alors écrire
X=
m
G
i=1
giYi,Y=
m
G
i=1
Yi=
n
G
i=1
Y0
iet Z=
n
G
i=1
hiY0
i.
gi, hiIs+(3). On a alors
Y=G
i,j
(YiY0
j),
et G
i,j
gi(YiY0
j) = G
i
giYiG
i
giY=XG
i
giY
| {z }
FigiYi=X
=X.
De même, G
i,j
hj(YiY0
j) = Z,
d’où
Z=G
i,j
ki,j gi(YiY0
j),
avec ki,j =hjg1
i. Cela prouve que XZ.
Regardons quelques exemples en dimension 1. Les déplacements de Rsont très simples :
ce sont les translations τx:t7→ t+x!
Exemple 1. Montrons que RR. Pour cela, il suffit de noter que
R= (R\N)tN(R\N)tτ1(N) = (R\N)tN=R.
On montre de la même manière que Rest équidécomposable à R\X, pour toute partie
finie X.
Exemple 2. Montrons un peu mieux : que R\QR. Pour cela, fixons αun réel
irrationnel, et posons
D=[
n0
τn
α(Q).
3
Comme αest irrationnel, cette union est en réalité disjointe, et on a
τα(D) = [
n1
τn
α(Q) = D\Q.
Dès lors,
R= (R\D)tD(R\D)tτα(D)=(R\D)t(D\Q) = R\Q.
Dans ces deux exemples, on a utilisé l’idée (dite de « l’hôtel de Hilbert ») qui consiste
à « décaler pour faire de la place ». On la verra réapparaître plus loin.
3 Paradoxes dans le groupe SO(3)
Considérons les deux éléments de SO(3) définis par
φ=
001
01 0
100
et ψ=
1
23
20
3
21
20
0 0 1
.
Si on note (e1, e2, e3)la base canonique de R3, il s’agit des rotations d’axes orientés
respectivement par e1+e3
2et e3, et d’angles respectifs πet 2π
3. Ces deux rotations ne
commutent pas (leurs axes font un angle de π
4), mais elles vérifient les relations non
triviales φ2=ψ3=id (d’où : φ=φ1et ψ2=ψ1). On va dans un premier temps
montrer que ces relations sont moralement les seules, puis fabriquer à partir de φet ψ
deux nouvelles rotations qui ne vérifient aucune relation non triviale. Commençons par
un lemme technique.
Lemme 1. Soit pun entier 1, et ε1, . . . , εpdes éléments de {−1,1}. Alors
ψε1φψε2φ···ψεpφ=1
2p
p1i13i2
p23i3i43
p3p43p5
.(1)
En particulier, ψε1φψε2φ···ψεpφest distinct de id, φ,ψet ψ1.
Démonstration. Le résultat est vrai pour p= 1, car
ψ±1φ=
0±3
21
2
01
2±3
2
1 0 0
.
Fixons ensuite p1, et supposons le résultat vrai au rang p. Alors
ψε1φψε2φ···ψεpφψεp+1 φ=1
2p+1
2i2(εp+1p1+i1)3p1+ 3εp+1i1
2i43 2εp+1p2+i3(p2+εp+1i3)3
2p5(εp+1p3+p4)3p3+ 3εp+1p4
,
ce qui clôt la récurrence.
4
Posons alors a=ψφψ et b=φψφψφ, et considérons l’ensemble (appelé alphabet)
A={a, a1, b, b1}.
Remarquons que les éléments de Asont deux à deux distincts. Par exemple, a6=a1,
sinon a2=idE, soit ψφψ2φψ =id, ou encore ψφψ1φ=ψ1, ce que le lemme 1 exclut.
Soit alors `un entier 1. Par définition, un mot réduit de longueur `écrit sur
l’alphabet Aest un élément mde SO(3) qui s’écrit m=u1u2. . . u`, où uiA, avec
uiui+1 6=id pour 1i`1. On évite donc les simplifications évidentes. On conviendra
que l’identité est le mot réduit vide (ou de longueur nulle). Il est facile de vérifier que
l’ensemble des mots réduits est un groupe ; c’est-même le plus petit sous-groupe de SO(3)
contenant aet b. On le notera ha, bi.
Théorème 1. Tout mot réduit non vide écrit sur l’alphabet Aest distinct de l’identité.
Démonstration. Commençons par étudier la forme d’un mot réduit non vide. Un tel mot
est une succession d’un nombre fini de « blocs », chaque bloc étant constitué d’une seule
lettre répétée un certain nombre de fois. Par exemple :
m=aaa
|{z}
=a3
bab1b1
| {z }
=b2
a1a1a1a1
| {z }
=a4
bab.
Bien entendu, comme le mot est réduit, un bloc formé de plusieurs copies de la lettre a
ne peut être précédé ou suivi que d’un bloc de lettres toutes égales à bou b1. Or, si
k1, on peut écrire
ak= (ψφψ)(ψφψ)···(ψφψ).
Comme ψ2=ψ1, le bloc akpeut s’écrire comme une succession de 3k(k1) = 2k+1
symboles, égaux à φ,ψou ψ1, bordée par deux ψ, deux symboles consécutifs n’étant
jamais égaux ou inverses. On montre de même que le bloc bkpeut s’écrire comme une
succession de 5k3(k1) = 2k+3 symboles, égaux à φ,ψou ψ1, bordée par deux φ, avec
la même condition sur les symboles consécutifs. La forme des blocs (a1)ket (b1)ks’en
déduit instantanément. Par suite, tout mot réduit non vide est une succession d’au moins
3symboles φ,ψet ψ1, deux symboles consécutifs n’étant jamais égaux ou inverses. On
peut mettre un tel mot sous la forme
φεψε1φ···ψεpφψε0,
p1,ε∈ {0,1},εi∈ {−1,1}et ε0∈ {−1,0,1}.
On peut alors terminer la preuve. Supposons un instant que
φεψε1φ···ψεpφψε0=id.
Si jamais ε= 0 ou ε0= 0, le lemme 1 fournit une contradiction.
5
1 / 12 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !