Géopolitique des religions
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-- Les numéros - 106 - Religions et géopolitique (troisième semestre 2002) --
106 - Religions
et géopolitique
(troisième
semestre 2002) Géopolitique des
religions
Yves LACOSTE
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Géopolitique des religions
La géopolitique, telle que nous l'entendons, étant l'analyse des rivalités de pouvoirs sur des
territoires, compte tenu des rapports de force, mais aussi des arguments que mettent en avant
chacun des protagonistes de ces conflits, que faut-il entendre par géopolitique des religions ? Il s'agit
principalement de rivalités territoriales entre des forces politiques qui se réclament de façon explicite
ou implicite de représentations religieuses plus ou moins différentes.
L'analyse géopolitique de phénomènes religieux peut aussi porter sur le dispositif spatial d'un
pouvoir religieux ou sur l'organisation religieuse d'une société (comme le montre ci-après Jean-Luc
Racine, pour le système des castes en Inde). Mais il sera surtout question dans ce numéro
d'Hérodote de rivalités territoriales de plus ou moins grande envergure entre des ensembles
politiques désignés, à tort et à raison, par des appellations religieuses, chacun d'eux légitimant ses
positions ou revendications territoriales, ses craintes ou ses ambitions démographiques, par l'idée
qu'il détient la seule vraie religion, la plus valable des civilisations et qu'il peut tout craindre des
fanatiques de la religion rivale.
S'il est surtout question aujourd'hui des conflits géopolitiques entre le monde musulman et l'Occident
"judéo-chrétien" comme disent les Arabes, c'est-à-dire l'Europe et l'Amérique, il est à noter que les
rivalités religieuses se développent aussi en Afrique tropicale, au Nigéria notamment, au fur et à
mesure de l'expansion de l'Islam. La population de cet ensemble géopolitique qui s'étend de
l'Atlantique au Pacifique est de plus en plus nombreuse - plus d'un milliard - et il a les plus riches
gisements de pétrole de la planète. Aussi les champions du monde musulman ne craignent-ils pas,
pour l'avenir, la confrontation avec l'Occident et notamment autour de la Méditerranée. Mais à l'Est, il
va leur falloir de plus en plus envisager le risque d'une confrontation brutale avec un milliard
d'Hindous.
Début 1990, Hérodote avait titré son nº 56 "Églises et géopolitiques". On y traitait d'ailleurs guère de
l'Islam (hormis l'affaire des "fichus islamiques" qui commençait à se poser dans les écoles
françaises) car, à proprement parler, il n'y a pas d'organisations ecclésiales ni de clergé, sauf en
Iran. 1990, c'était un an avant ce que l'on allait appeler "la guerre du Golfe", celle que la plupart des
musulmans considèrent depuis comme la plus massive agression "judéo-chrétienne" contre l'Islam,
même si ce conflit eut pour origine l'invasion de Koweït par une armée arabe, celle de Saddam
Hussein. 1990, c'était la fin de la "guerre froide", un an avant que la Yougoslavie ne commence à
être déchirée par la guerre acharnée qu'allaient se faire des Croates catholiques, des Serbes
orthodoxes et des Bosniaques musulmans, des hommes et des femmes parlant la même langue,
mais brusquement opposés selon leur religion.
Au Liban, en 1990, venait enfin de s'achever la guerre civile et surtout religieuse qui, depuis 1975,
opposait des Chrétiens maronites, des Sunnites libanais mais aussi palestiniens, des Chiites et des
Druzes, chacune de ces communautés étant de surcroît déchirée par des luttes intestines entre
grandes familles et manipulée par des influences extérieures, qu'il s'agisse de services secrets
israéliens, iraniens ou ceux des pays arabes voisins. Cette guerre du Liban, où les Palestiniens
jouèrent un rôle majeur pour lutter contre Israël, fut la première où se déchaînèrent les unes contre
les multiples communautés religieuses libanaises, toutes pourtant de langue arabe.
En Algérie, allait se développer à partir de 1991 un autre type de guerre religieuse, celles qui se
déroulent férocement entre fanatiques et modérés au sein d'un même ensemble religieux, en
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l'occurrence celui de l'Islam sunnite (et de surcroît de même rite malékite). Ceux que l'on appelait
désormais les "islamistes" exigeaient le pouvoir au nom de Dieu pour appliquer la charia, la loi
coranique, et ils dénonçaient quasiment comme apostats dépravés les Algériens pour qui les
principes de la démocratie "à l'occidentale" n'étaient pas contraire à ceux de l'Islam. La guerre du
Golfe menée par les Occidentaux fut un coup dur pour les démocrates algériens et une aubaine pour
les islamistes qui allaient gagner les élections municipales, puis le premier tour des élections
législatives. Le fait que les militaires, alors cautionnés par la plupart des démocrates, décident l'arrêt
du processus électoral allait être un des prétextes au déchaînement de la guerre civile et religieuse
qui ensanglante l'Algérie depuis dix ans.
Si j'évoque rétrospectivement, à partir de 1990, c'est-à-dire depuis la fin de la guerre froide, ces
conflits où les rivalités religieuses tiennent une grande place, c'est qu'ils se sont multipliés et
accentués pour la plupart. Si j'ai pris le prétexte de ce numéro 56 d'Hérodote "Église et géopolitique"
paru début 1990, c'est que j'y ai reproduit un texte d'une grande violence, pour faire mesurer à quel
degré d'exécration en étaient alors parvenues les représentations que des militants islamistes se
faisaient de l'Occident chrétien qui n'était pourtant pas directement impliqué dans la guerre civile
libanaise, mais qu'ils considéraient surtout comme l'allié des Juifs. Il s'agit d'extraits des déclarations
successives faites en janvier-février 1990 devant les juges du Palais de justice de Paris par Fouad
Ali Saleh. Ce Tunisien né en France, converti au chiisme, était jugé comme organisateur d'une partie
des attentats terroristes commis à Paris en 1985-1986, en relation avec des péripéties de la guerre
civile libanaise. La presse française, pour ne pas scandaliser l'opinion, évite depuis plusieurs années
de diffuser ce genre de déclaration. Si je republie ces imprécations, c'est qu'aujourd'hui avec la
seconde Intifada qui se déroule en Palestine et surtout après la réussite spectaculaire des attentats
d'Al Qaïda du 11 septembre 2001 à New York, elles sont sans doute lancées par un bien plus grand
nombre de combattants de la "guerre sainte".
"Au nom de Dieu tout-puissant, destructeur de l'Occident, que soient maudits les fils mécréants
d'Israël et de Jésus [...]. Je ne m'appelle pas Fouad Ali Saleh, je m'appelle la mort de l'Occident [...].
Les juifs et les chrétiens, fils de porcs, n'ont pas le droit de parler quand un musulman s'exprime, [...]
ces chrétiens anthropophages qui mangent leur Dieu au cours d'un rituel maçonnique, ils le mangent
dans l'Eucharistie [...]. Il faut mener la guerre sainte pour purifier la Terre de la puanteur
judéo-chrétienne [...]. Le sida est le chef-d'œuvre de l'esthétique judéo-chrétienne [...]. L'Occident n'a
plus le droit à l'existence ! Les crimes que vous avez commis depuis des siècles justifient votre
anéantissement total [...]. Le terrorisme, c'est le prêche, c'est la guerre sainte ! Dieu ordonne de
posséder des armes pour se défendre. Comment les Afghans ont-ils fait et les Vietnamiens et les
Algériens ? Je prêche la guerre sainte contre l'Occident qui menace les musulmans. Les juifs veulent
faire de la planète un camp de concentration, avec les chrétiens comme gardiens et comme
bourreaux [...]. La pérestroïka, voilà le terrorisme, c'est un complot contre l'Islam [...]. L'Occident sera
sanctionné sans pitié jusqu'à l'extermination du dernier Européen de la planète, judéo-chrétien,
gréco-romain blanc et occident [...] .C'est la guerre sainte. Il est fini l'Occident. 14 millions d'enfants
sont morts cette année à cause de l'Occident [...]. Le Hezbollah vous écrasera. Faîtes votre deuil et
préparez votre cercueil, chrétiens, vous les ennemis de Dieu. Je suis là pour votre malheur [...].
Musulmans, attaquez les centrales nucléaires, les usines chimiques. Que la justice déferle par
vagues. L'Islam a tout le temps. De l'Iran, nos frères partiront livrer bataille et iront sur Paris, Londres
et Washinghton..." (extraits des déclarations de Fouad Ali Saleh publiées dans Le Monde et
Libération les 30 et 31 janvier, 5 et 11 février 1990).
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Les journalistes qui ont rapporté ces imprécations, tout à la fois religieuses et très clairement
géopolitiques, ont estimé qu'elles étaient le fait d'un individu exalté. Il les a pourtant énoncées à
plusieurs reprises durant son procès et, à ma connaissance, elles ne furent pas récusées par des
organisations musulmanes ou des intellectuels arabes se trouvant en France. Du point de vue
géopolitique, il importe de noter que si l'auteur de ces menaces était impliqué dans la guerre civile
libanaise, il est né en France ; comme bien d'autres, il y a choisi d'y vivre, au milieu de ces chrétiens
qui lui font horreur, et c'est à Paris qu'il a organisé ses attentats. Dans la guerre sainte dont il se
réclame, il ne s'agit pas tant de défendre le territoire de l'Islam que de porter des coups dans un pays
où un grand nombre de musulmans sont venus vivre.
Ces imprécations, par leur violence, me paraissent annoncer la détermination beaucoup plus froide,
mais combien plus efficace, d'un Oussama Ben Laden. Il est en effet l'organisateur du réseau
occulte qui a réalisé à 14 000 km de distance de Kaboul, où il était basé, cette extraordinaire
performance que furent les attaques exactement synchronisées du 11 septembre par dix-neuf
"kamikazes" qui pour l'Islam avaient choisi de mourir en portant la mort ; performance tout à la fois
technique et mystique.
Entre les vitupérations en 1990 d'un Ali Saleh, agent terroriste du Hezbollah libanais à Paris et les
attentats du 11 septembre 2001, il y a surtout eu, début 1990, la guerre du Golfe. Les musulmans la
considèrent paradoxalement comme une agression délibérée de l'Occident et des sionnistes contre
le monde arabe, alors que l'intervention de l'ONU - et des États-Unis pour l'essentiel - se porta au
secours des pétromonarchies arabes affolées par l'annexion du Koweït par Saddam Hussein. Non
moins paradoxale est la personne d'Oussama Ben Laden. On sait qu'il est issu des éléments
richissimes de la société saoudienne du fait des énormes profits réalisés avec les milieux d'affaires
américains, et qu'il est lui-même riche à milliards. Cependant il se dresse contre les États-Unis, et
organise contre leurs ambassades à l'étranger plusieurs attentats terroristes, tout d'abord parce que
les bases aériennes qu'ils ont établies depuis 1990 sur les côtes du golfe persique et de la Mer
rouge, sont à ses yeux comme à ceux des dignitaires fondamentalistes de la confrérie wahhabite,
une violation de ce territoire sacré (horm) qu'est l'Arabie, formellement interdit par les musulmans
aux non-musulmans, tout comme le sont les villes de La Mecque et de Médine.
Mais la revendication géopolitique majeure d'Oussama Ben Laden, comme celle des
fondamentalistes musulmans porte sur la Palestine dont ils veulent chasser les Juifs, et surtout sur
Jérusalem. Les musulmans la considèrent comme la troisième ville sainte de l'Islam, parce que s'y
trouvent la fameuse Coupole du Rocher, le premier monument musulman et la non moins fameuse
mosquée Al Aqsa que firent construire les premiers califes.
Puisque les États-Unis, où la communauté juive est influente, sont les grands alliés d'Israël, tout en
soutenant l'Arabie saoudite, Ben Laden dénonce l'impérialisme américain et c'est en cela que
nombre de commentateurs de ses propos, notamment en France, y voient des prises de positions
"tiers mondistes" ou "anti-mondialisation". Mais en vérité ce multimilliardaire ne se soucie guère
d'inégalités économiques et ce qui lui importe, c'est l'expansion territoriale de l'Islam, et tout d'abord
soutenir les musulmans partout où ils sont en conflit avec des chrétiens, des juifs, des hindous ou
des Chinois. L'aggravation, depuis 2001, de la seconde Intifada, dénommée l'Intifada Al Aqsa,
beaucoup plus religieuse que la première et bien plus meurtrière, avec la succession des
attentats-suicides et la répression de l'armée israélienne, explique sans doute la décision de Ben
Laden d'aller faire frapper les États-Unis de la façon la plus spectaculaire sur le Pentagone et les
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tours du World Trade Center.
Le fait que le Djihad ait pu être ainsi projeté de l'autre côté de l'Atlantique a fourni aux médias
l'argument majeur pour affirmer que l'affrontement de l'Islam et du monde judéo-chrétien ne se situait
plus seulement au Moyen-Orient et autour de la Méditerranée, mais qu'il avait pris désormais une
dimension mondiale. Il se trouve qu'aux États-Unis, les milieux politiques et intellectuels en
débattaient déjà depuis quelques années, à la suite des publications d'un universitaire Samuel
Huntington.
Tollé contre les thèses d'Huntington
En France, depuis la publication en 1997 du Choc des civilisations (chez Odile Jacob) il est presque
de règle, à droite comme à gauche, de dénoncer le soi-disant "simplisme" de cet ouvrage et surtout
d'y voir l'expression des thèses américaines les plus dangereuses ; le fait que le professeur
Huntington de l'université de Harvard ait "travaillé pour le département d'État" (sur des scénarios de
relations internationales) confirmait ce point de vue. Or c'est au sein même des milieux dirigeants
américains que dès l'été 1993 un article d'Huntington, "The Clash of Civilisations ?", publié dans
l'importante revue Foreign Affairs, suscita de violentes critiques qui furent largement reprises dans la
presse. En effet dans les années qui suivaient la guerre du Golfe, à laquelle avaient participé, plus
ou moins symboliquement aux côtés des Américains, plusieurs États arabes, le Koweït et l'Arabie
saoudite, mais aussi l'Égypte et la Syrie notamment, l'idée officielle était que l'Irak de Saddam
Hussein avait été mis au ban par l'ONU de la plupart des pays, y compris musulmans.
Aussi était-il fâcheux, pour les dirigeants américains, qu'un universitaire de renom dans une revue
qui exprime souvent des idées proches du département d'État se demande "si la politique mondiale
ne va pas être dominée désormais par un clash des civilisations et si les lignes de front du futur ne
seront pas les lignes de fracture entre les civilisations" et tout d'abord "entre la civilisation
musulmane la civilisation occidentale". C'était somme toute confirmer le point de vue des très
nombreux musulmans qui considéraient que la guerre du Golfe avait été, à partir du prétexte de
l'invasion du Koweït, une véritable attaque de l'Occident contre le monde arabe et plus largement
musulman.
L'article d'Huntington fit l'objet d'un véritable tir de barrage aux Etats-Unis. "Traduire les évidentes
différences et rivalités entre civilisations en une question de politique étrangère et stratégique est
une erreur terrible et potentiellement pernicieuse", déclare un brillant éditorialiste qui poursuit : "Je ne
crois pas que le professeur Huntington réalise vraiment ce qu'il a fait. Il a fourni un raisonnement
pour quelque chose qui ressemble à une guerre raciale. Car l'adhérence à une civilisation comme
l'appartenance à une race n'est pas sujette au compromis ou à la négociation". Le scandale fit que
l'article fut de proche en proche traduite en vingt-six langues.
Le nombre et la violence des critiques furent telles (Foreign Affairs y consacra un numéro entier) que
Samuel Huntington décida de développer son article dans un livre The Clash of Civilisations and the
Remaking of World Order publié en 1996 (qui fut traduit en français en 1997). Mais les critiques
s'enflèrent de plus belle et si l'ouvrage provoqua un vrai tollé aux États-Unis et dans les pays
occidentaux, il suscita en revanche un grand intérêt dans les pays musulmans. Les attentats du 11
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