Telechargé par Faruk Bilici

La France et la mer Noire sous le consulat et l'Empire: la porte du Harem ouverte

VARIA TURClCA
XXXVII
Sous la direction de
Walid ARBID, Salgur KANÇAL,
Jean-David MızRAID, Samir SAUL
MEDITERRANEE, MOYEN-ORIENT :
DEUX SIECLES DE RELATIONS INTERNATIONALES
RECHERCHES EN HOMMAGE A JACQUES THOBIE
Publiees avec le concours
de l'lnstitut Français d'Etudes Anatoliennes d'Istanbul - Georges Dumezil
de l'Universite Paris VIll Vincennes - Saint-Denis
et de l'UMR 8533 IDHE (lnstitutions et dynamiques historiques de l'economie)
CNRS-Paris VITI - Centre Jean Bouvier
de l'Universite Rennes ll 1 Haute-Bretagne
de l'Universite Paris I 1 Pantheon-Sorbonne
de l'Universite de Picardie- Jules V erne et du
Centre de Recherche sur l'Industrie, les Institutions et Ies Systemes Economiques
d'Amiens (CRIISEA)
INSTITUT FRANÇAIS D'ETUDES ANATOLIENNES
D'JSTANBUL -GEORGES DUMEZIL
L'tbrmattan
5-1, rue de I'Ecole-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
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Via Bava,37
10214 Torino
ITALIE
Calleetion Varia Turcica
Dernieres parutions
KANCAL Salgur, THOBIE Jacques, Systeme bancaire turc, Varia
Turcica XXVII, 1995.
KANCAL Salgur, THOBIE Jacques, PEREZ Roland, Enjeux et rapports
de force en Turquie et en Mediterranee occidentale, Varia Turcica
XXVIII, 1996.
DE TAPIA Stephane, L'impact regionalen Turquie des investissements
industriels des travailleurs emigres, Varia Turcica XXIX, 1996.
BACQuE-GRAMMONT, La premiere histoire de France en Turc
onoman, Varia Turcica XXX, 1997.
HITZEL Frederic (ed), Istanbul et /es langues orientales. Actes du
colloque organise par I'IFEA et 1'INALCO, Varia 'İ'urcica XXXI 1997.
Collectif, La Turquie entre trois mondes, Varia Turcica XXXII, 1998.
LELLOUCH Benjamin, YERASIMOS Stephane (eds), Les traditions
apocalyptiques au toumant de la chute de Constantinople, Varia Turcica
XXXIII, 1999.
© L'Harmattan, 2003
ISBN : 2-7475-4628-4
Faruk BİLİCİ
LA FRANCE ET LA MER NOIRE SOUS LE CONSULAT ET
L'EMPIRE : «LA PORTEDU HAREM OUVERTE »
Detourner le commerce de l' Asie au profit de la .France et au
detriment des Anglais, rebahiliter les anciens comptoirs grecs et italiens sur
les bords de la mer Noire, relier les provinces pontiques turques et russes a
Marseille, obtenir a bas prix des matieres premieres pour l'industrie, ouvrir
de nouveaux debouches pour celle-ci. .. , ce sont la quelques-uns des themes
abordes par une multitude de projets et d'ecrits rediges au cours du xvmc
siecle. Nous avons eu l'occasion de voir les nombreuses tentatives plus ou
moins fructueuses que diplomates, voyageurs et negociants :français ont
entreprises dans ce sens depuis Louis XIV jusqu 'a la Revolution :française 1•
L'acces de la Russie a la navigation et au commerce de la mer Noire a la
suite du traite de Küçük Kaynarca (1774), et surtout la creation de nouvelles
villes portuaires, la colonisation des regions septentrionales par l'apport de
communautes dynamiques et la mise en place d'une flotte militaire et
marchande au debut du xıxe siecle face a un Empire ottoman au bord de
l'abime, creent de nouveaux espoirs tout en preoccupant les dirigeants
français.
Quant ala Porte, au lieu d'organiser et de maitriser le nouveau pbenomene qui se produit sur son flanc nord, elle a prefere pendant longtemps
privilegier I' option militaire, les tracasseries administratives et fmancieres
pour lutter contre la Russie; elle a egalement ut.ilise le droit d'acces ala mer
Noire pour les autres nations comme un moyen de surencbere et une monnaie d'echange. Il etait pourtant difficile desormais a la Porte de priver les
puissances europeennes de cette possibilite.
La Revolution, puis l'expedition d'Egypte arretent toutes Jes tentatives
françaises en mer Noire, alors que la Russie continue d'elargir son territoire
sur cette côte avec le traite d'laşi (1792), et )es navires russes passent librement les Detroits pendant la periode d'alliance turco-russe, a la faveur des
h~stilites entre la France et la Porte ottomane. L' echec de Bonaparte devant
l'Egypte donne raison a ceux qui militent depuis longtemps pour une ouverture de la mer Noire aux mSgociants français. Le traite de paix :franco-russe,
signe a Paris le 8 octobre 1801, reconduit les dispositions prevues par le
traite de commerce de 1787, obligeant Ies parties contractantes a observer Jes
principes fondamentaux des droits du commerce et de la navigation
marchande des neutres sur les côtes de chacun des pays. Deja promise a
I. Faruk Bn.tcl, La po/itiquefrançaise en mer Noire (1747-1789): vicissitudes d'une implantation, Istanbul, Editions Jsis, 1992.
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Faruk Btı.ıct
1' Angleterre par la Porte en compensation de son alliance au cours de
l'expedition d'Egypte, la liberte de passage dans ie Bosphore et la navigation
en mer Noire est l'un des enjeux pour le retablissement de la paix a Paris
entre la France et l'Empire ottoman (25 juin ı802). Desormais, le champ des
privileges (Capitulations) couvre egalement la mer Noire et les articles 2 et 3
de ce traite donnent expressement la passibilite d'instaurer des consulats (de
ı 799 a 1806 on disait « commissariats des relations commerciales ») dans la
region dependante de la Porte. A ]'automne ı802, toutes les conditions
politlques semblent ainsi reunies pour la conquete du nouvel « Eldorado ».
Une politique volontariste semee d'embôches: le resean consulaire
ambitieux
Le vaste chantier qui s'ouvrait aux Français etaiten realite un terrain
inconnu. L' abondance des memoires et rapports envoyes par differents
agents en ce debut du xıxc siecle cache a peine l'ignorance des realites
economiques et politiques dans laquelle se trouvaient les dirigeants :français.
lls n'avaient pas une idee precise, ni de l'endroit oiı il fallait installer les
nouveaux consulats, ni des matieres premieres qu'ils pouvaient reellement
importer de ces regions, encore moins des produits manufactures. qu'ils
pouvaient y vencfı:e. Les negociants de Provence, theoriquement les principaux interesses, ne voulaient pas risquer leurs capitaux dans une mer dont la
navigatioiı etait reputee dangereuse et les côtes mal connues2• Henri
Fourcade3, le consul de France a Candie, dans un rapport sur la mer Noire,
enonçait le principe liberal classique en la matiere : « La seule nomination
d'un commissaire dans tel ou tel point ne suffit pas pour y creer des
etablissements commerciaux. Ces etablissements seront formes par des
negociants toujours instruits par leurs interets et le COıııı:Q.erce indiquera }es
lieux oiı le gouvernement devra placer ]es depositaires de sa protection »4 •
La seule ville pratiquee par un certain nombre de maisons de commerce,
notamment le marseillais A Anthoine, reste cependant Kherson ; elles y ont
etabii des sa foodation en ı 787 des comptoirs grace a la protection des
gouvernements :français et russe et surtout a coups de subventions du
premier. La nouvelle organisation consulaire dans cette region devait consti2. Le probleme des cartes precises de la mer Noire est une preoccupation constante de
l'ambassadeur Brune. D propose au Premier Consul d'adjoindre ıl son arnbassade - l'exemple
de l'expedition d'Egypte oblige - outre deux secretaires, un n.aıuraliste et un charge des
antiquites, un geographe pour rectifier les cartes du littoral de la mer Noire, car « celles qui
existent sont fautives et paraissent compromettre la siirete de nos batiments ». Voir, entre
autres, Archives du rninistere des Affu.ires etrangeres, Correspondance politique (desormais
AMAE, CP), Turquie, 205, fo!. 7, 4 vendemiaire an XI (26 septembre 1802).
3. D s'agit d'Henri Fourcade, fri:re de Pascal Thomas, consul generaı ıl Sinop.
4. AMAE, Memoires et documents {desormais MD), Turquie, 14, fol. 222, « Notions sur Ies
nouveaux etablissements a former sur les côtes de la mer Noire », 2 aoiit 1802.
La France et la mer Noire
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tuer une nouvelle base d'information fiable et de negociation prealable a
l'arrivee eveotuelle des negociants.
Au moment oiı avait lieu a Paris l'echange des ratifications du traire
entre la France et la Porte, dans les premiers jours de septembre 1802, un
tribun, Emile Gaudin, adressait au premier Consul un memoire sur les
avantages du commerce de la mer Noire et de tout le Levant, et proposait
done d'envoyer des agents commerciaux a Andrinople eta Varna pour le
coımnerce de la Roumelie, de la Moldavie et de la Valachie, par la voie du
Danube suivi jusque dans l'interieur du continent ; d'ouvrir une route aux
ıiıarchands a travers 1' Anatolie, d'Izmir a Teheran ·en passant par Tiflis
(Tbilissi) ; d' entrer en rapport, avec les princes persans pour inquieter les
Britanniques en Inde ; d'installer des agents dans les principales villes de
Russie, a Kiev, Mohilev, Moscou, Kazan et Astrakan ; de fonder des maisons de commerce notamment dans la Russie septentrionale, a l'instar des
jactories angJaises. Il y voyait les moyens de renouer Jes liens de la France
avec la Russie et avec l'Orient pour mieux concurrencer l'influence politique
et commerciale de l'Angleterre 5 •
Les instructions donnees au general Brune, le nouvel ambassadeur a
Istanbul, par le Premier Consuı reservent une place de choix a la mer Noire
et renvoient aux experiences merlievates :
« La mer Noire a ete dans les temps anciens un des grands
entrepôts du commerce de l'Europe et de l'Inde. Depuis qu'elle
appartient a l'Empire ottoman, elle est devenue plutôt un obstacle
qu'un moyen de communication entre le nord et le midi de l'Europe.
Des fleuves considerables aboutissent a ses rivage$. Le Danube peut y
porter les productions de la plus grande partie des Etats d' Allemagne.
Les communications possibles, et P-eut-etre prochaines, de ce fleuve
avec les autres fleuves de l'Europe 6, doivent interesser toute l'industrie des villes du continent a la fucilite et a la richesse de la navigation
de la mer Noire. Le Dniestr peut fuire arriver a Constantinople, les
productions territoriales des plus riches provinces de la Pologne. Le
Dniepr et le Boug, qui arrosent les plus anciennes et les plus riches
forets du Nord, peuvent fuire descendre dan~ les ports russes de cette
partie de l'Europe des approvisionnenıents que la marine acbeterait et
enıbarquerait ameilleur marche qu'a Riga. Le Don peut faire remonter
jusque pres de Saint-Petersbourg les productions françaises et rapporter en retour celles de la Russie ; ce fleuve, par ses communications
avec la Volga, offie de plus a DOS exportations un acces qui peut Ies
faire parvenir sur la mer Caspienne et dans les provinces septentrionales de la Perse » 1•
5. Edouard DRIAULT, La politique exterieure du Premier Consul, 1800-1803, Paris, Felix
Alcan. 1910, p. 359; AMAE, CP, Turquie, 204, fo!. 353.
6. Reference au futur canal Rhin-Main-Danube.
7. AMAE, CP, Turquie, 205, fo!. 129-143, vendemiaire an XI (septembre 1802).
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Faruk BtLlct
Bonaparte prepare en meme temps le terrain par des negociations avec
la Russie, mais sans grand succes : la Russie redoute la concurrence politique et economique de la France, et le tsar Alexandre se tient sur la reserve
en presence des avances de Bonaparte; il considere la penetration de l'influence française dans la mer Noire comme une violation de sa chasse
gardee, du« grand lac russe », suivant l'expression de l'ambassadeur russe
Istanbul, ltalinski, qui revendiquait le droit d'accorder des patentes de sante
et exigeait le rôle des equipages des navires français se dirigeant vers la mer
Noire a partir du port d'lstanbul. Tous les moyens sont utilises par ltalinski
aupres de la cour ottomane pour empecher l'installation des consuls
français 8•
Tout en laissant une certaine latitude aux ambassadeurs a Istanbuleta
Saint-Pete.rsbourg dans le choix du lieu de leur residence en fonction des
renseignements obtenus et des modifications des donnees politiques, sept
villes sont visees d'emblee dans la nouvelle organisation consulaire. Pour le
littoral anatolien, Sinop est choisie comme siege du consulat general,
Heraclee (Ereğli) et Trabzon etant les residences des vice-consulats. Pour la
partie europeenne ottomane, Vama constitue la tete de pont pour Ies Balkans
en tant que vic~consulat, tandis qu'laşi, capitale de la Moldavie, ~t . un
consulat general; Bucarest, capitale de la Valachie, et Galati (Galatz) etant
les vice-consulats. Enfin en Nouvelle Russie, Odessa est le siege du consulat
general et Taganrog celui du vice-consulat
Ces consuls doivent jouer un rôle bien au-deta de celui qui est devolu
traditionnellement aux agents cansulaires : protection des nationaux et du
commerce ; ils seront tres sollicites par Napoleon pour les informations a
caractere commercial et economique, mais ils interviennent aussi dans tes
domaines diplomatique, militaire et naval ; ils seront apssi des elements
indispensables du systeme de blocus continental. Pour le littoral anatolien, il
s'agit de surveiller d'une part les activites des Russes sur cette côte, mais
aussi les conflits armes qui opposent deux faınilles de notables, Ies Çapanoğullan et les Canikli, l'une representee par Süleyman Bey et l'autre par
Tayyar Mahm\ld pacha. Le consul de Trabzon (Trebizonde) ala charge de
couvrir par ses rapports et corresP,ondances le nord-est de la mer·Noire, la
Georgie, mais aussi Erzurum, Kars et le nord de l'Iran. Odessa et Taganrog ·
(mais aussi Theodosie et Kherson) sont au creur des activites maritimes et
commerciales de la mer Noire conquise par la Russie. Le consul general
Mure, connaisseur des echelles du Levant, en bons termes avec le duc de
Richelieu, est un veritable « ambassadeur », mais surtout un observateur de
l'evolution de la Nouvelle Russie. Ratez, plus jeune mais de formation militaire, est designe pour gerer sous la direction de Mure le commerce de
a
8./bid., fol. 476477, Bnme aTalleynınd, 19 ventôsean XI (lO mars 1803).
La France et la mer Noire
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- Taganrog et de Theodosie, tout en gardant un reil sur les activites militaires
de Sebastopol (ancienne Aktiar) et de Nicolaief sur le Boug.
En Moldavie et en Valachle, « postes d'observation d'une grande
importance, par leur position geographlque, et par la nature de la constitution
politique »9, il s'agit de creer des moyens d'influence sur tes deux princes, et
par-dela, sur la communaute (la nation) grecque tout entiere de l'Empire.
Napoleon et Talleyrand considerent que, hormis le gouvernement russe,
aucun pays europeen n'a su apprecier a sa juste valeur le poids de cette
population sur la politique ottomane ; ils lui imputent a la fois la decadence
de l'administration turque et l'ascendance que la Russie a obtenue sur la
classe politique ottomane. En relation constante avec l'ambassadeur a lstanbu~ tes consuls a Iaşi et a Bucarest sont done charges de renverser cette
situation au benetice de la France et de faire destituer les princes lpsilanti et
Mourouz~ nommes pour sept ans en 1802 par la Porte sous la pression russe,
pour les remplacer par d'autres princes acquis a la cause française, comme
Callimachi et Soutzo 10• Emın Galati en Moldavie et Varna en Bulgarie sont
des entrepôts de marchandİses venant des Balkans pour aboutir Istanbul.
C'est precisement pour cette raison que la Porte autorisera tres di.fficilement
}'installation d'un consulat dans la premiere ville et que la seconde sera
systematiquement refusee dans la periode qui nous interesse comme
residence permanente d'un vice-·consul.
En realite cette ambitieuse politique n'est nuHement accompagnee par
des moyens financiers adequats. Surtout, les consuls nommes dans tes villes
ottomanes sont pratiquement abandonnes a leur sort par Paris et par l'ambassadeur a Istanbul, dans des regions ou regne une veritable anarchle : la
securite est precaire, les consuls sont la cible de menaces et d'agressions
physiques lorsqu'ils ne sont pas isotes du reste de la population : Allier,
consut a Ereğli, sera oblige d'abandonner son poste des 1803; Fourcade fera
de meme en 1807 ; Reinhard sera arrete par les Russes lors de 1' invasion de
la Moldavie en novembre 1806. Dans les villes ottomanes, obliges de loger
dans des quartiers habites par les populations chretiennes minoritaires, ils
sont soupçonnes en permanence de complicite avec celles-ci, et traites avec
mepris. Les changements du personnet administratif au gre des nominations
et des destitutions des pachas locaux engendrent des frais considerables en
presents, qui souvent ne sont pas rembourses par Paris ou le sont avec des
retards insupportables ; ils sont obliges de payer les informateurs, de Joger
les voyageurs ou agents français en mission ; ils se deplacent pour des
observations economiques ou des recherches archeologiques. Les luttes
armees, qui eclatent ·regulierement entre tes derebeys (notables locaux), sont
le ventable canchemar de ces consuls. Les changements d'alliance du
a
9.lbid.
I O. Po ur tous ces personnages voir M. D. STURDZA, Grandes farnil/es de Grece, d'Aibanie et
de Constantinople : dictionnaire historique et gerzealogique, Paris, 1983.
60
Faruk Bn.tct
gouvemement français sont aussi des _periodes de crainte pour leur vie et
celle de leurs familles et du personnel, compose en general d'un chancelier,
d'un drogman, des domestiques et en Turquie d'un janissaire pour leur
protection. Enfin, les maladies et la peste finissent par achever leur moral :
les consuls a Trabzon et a Odessa ont exprime a maintes reprises leur crainte
lors de la grande peste de 1810-1813.
Les côtes anatoliennes : mythe et realites
Si le choix des villes anatoliennes sur le littoral de la mer Noire
correspond partieliement aux reSalites econoıniques et politiques, il semble
etre dicte davantage par une vision romantique : Trabzon est une ville de
commerce de transitentre I'Iran et la mer Noire, mais ni Sinop (capitale de
l'antique Papblagonie, ville natale de Diogene), malgre son port bien protege
des vents, et encore moins Heraclee (l'ancien Pontos Heraklea, Ereğli
d'aujourd'hui) ne sont plus ces villes ouvertes et actives dans l'antiquite eta
l'epoque medievale.
Au debut du xıxe siecle, le littoral de la mer Noire, de Sinop jusqu'en
Abkhasie, est dirige par Tayyar Mahmud Pacha, gouvemeur de Trabzon.
Demiere grande figure d'une famille de notables de Canik, une region situee
a l'ouest de Kızılırmak (l'antique fleuve Halys), Tayyar Mahmud est l'un
des trois puissants personnages de 1'Anatolie, a côte des Çapanoğlu (au
centre ei au sud) et des Karaosmanoğlu (sur la côte egeenne). MalgreS ses
manieres « europeennes », malgreS sa grande satisfaction d'avoir des consuls
français dans tes villes dont il est le gouvemeur, Tayyar Pacha n'inspire pas
confiance au gouvemement français. En 1790, lors de la guerre turco-russe,
a l'age de 16 ans, il est fait prisonnier par les Russes avec son pere Battal
Hüseyin Pacha, gouvemeur de la province de Ca.nik, et est installe en
Crimee. Catherine ll leur attribue de riches proprietes sur les terres
abandonnees par les Tatares. Neuf ans apres, a leur retour en Turquie, Battat
Pacha retrouve ses prerogatives dans I'Empire sans perdre pour autant ses
terres de Crimee. Durant son sejour dans la presqu'ile, Tayyar Mahmud avait
ete eduque a la russe et eleve au grade de colonel dans l' armee russe. A la
mort de son pere en 1801, il est nomme gouvemeur des trois provinces de
Ca.nik, Trabzon et Erzurum, et est charge de poursuivre Gürcü Osman Pacha,
gouvemeur rebelle d'Erzurum. Mais une fois la rebellion dans l'est reduite,
le gouvemement lui supprime le pachalık de cette demiere province, acte
ressenti comme une injustice par le pacha. Ennenıi hereditaire de l'autre
famille dominante en Anatolie, les Çapanoğulları de Bozok (Yozgat), Tayyar
Mahmud Pacha prend systematiquement le contre-pied de la politique de ces
derniers. C'est ainsi qu'en 1805, lorsque Selim m voulut implanter sa
nouvelle armee- Nizam-i cedid (Nouvel Ordre), Tayyar Mahmud s'y opposa
non pas par opposition aux reformes, mais parce qu'il ne voulait pas engager
de nouvelles contributions financieres {irad-i ceaıd), et surtout parce qu'il ne
La France et la mer Noire
61
voulait pas etre dans le meme camp que ses voisins ennemis. En tout cas, la
population locale ne voulut meme pas entendre la lecture du firman imperial
ordannant la creation de nouvelles casernes pour ce corps d'armee.
Pour les recompenser de leur collaboration aux reformes, mais surtout
pour eviter une concentration de pouvoir sur les rives la mer Noire, c'est-adire au voisinage des Russes, dans les mains d'un pacha intrepide et adule
par la population 11, le sultan attribue aux Çapanoğullan deux nouvelles
provinces fertiles situees sur les routes des caravanes, Amasya et Sivas. Aide
discretement par tes Russes dans sa lutte contre le sultan et ses rivaux,
Tayyara bien remporte quelques victoires sur ses ennemis en s'emparant des
villes de Tokat et de Zile, mais il est battu en mai 1805 par tes forces gouvemementales secondees par les Çapanoğullan. Sa demande de grace etant
rejetee, Tayyar Pacha s'exile au mois de septembre a la forteresse de
Sokhum, en passant par Trabzon. Dupre qui decrit tes evenements agitant la
region rapporte :
« Pendant son court sejour ici [Trebizonde], j'ai vu quelques
fois Tayyar pacha, qui m'a toujours accueilli avec cette amenite et
amitie qui le caractensent ; nous avons eu des conferences assez
longues sur ses vicissitudes, qu'il supportait avec autant de courage
que de resignation, persuade que la Porte lui rendrait justice ; je lui ai
temoigne combien je le desirais, autant par inclination, que par le
besoin que nous avions de le revoir a son poste, qu'il a aussi bien
occupe, et que lui seul peut remplir avec succes. n n'a pu desavouer
une cause qu'il a embrassee trop legerement et avec trop d'empressement, et qui etait plutôt celle des autres que la sienne »12•
En effet dans sa correspondance, Dupr~ insiste aupres des autorites
françaises en faveur de Tayyar Pacha, le seul gouverneur selon lui, capable
de diriger la region pontique sans qu'elle tombe dans l'anarchie. Son insistance aupres du charge d'affaires restera sans suite, a cause de l'attachement
du pacha a la Russie. En realite, un an auparavant, Tayyar Pacha s'etait
explique au cours d'une conference avec le consul general a Sinop de cette
relation etroite avec l'empire dutsar 13• Fourcade rapporte que le pacha s'en
defend en avançant comme argument sa presence en Turquie qu'il a regagnee de sa propre volonte, et ce malgre les offres brillantes que les Russes
lui faisaient miraiter; le pacha reconnait qu'ils le comblent toujours « d'honnetete » et lui conservent les terres de Crimee, cedees a son pere ; il affırme
aimer son pays, sans oublier les bienfaits de la Russie qu'il considere comıne
ı ı. Selon le charge d'affiüres français Parandier, <des Turcs de I'Asie Mineure appellent
Tayyar pacha leur chefsupreme, leur Bonaparte ».
12. AMAE, Correspondance politique et consulaire (desormais CPC), Trebizonde, ı, fol. 8688, Dupre aTalleyrand, 27 fructidor an X1ll (14 septembre 1805).
13. AMAE, MD, Turquie, vol. 30, fol. 348, fructidor an XII (septembre 1804).
62
Faruk BtLtct
le seul asile qui lui reste, au cas oiı il serait oblige de fuir. Meprisant les
ministres ottomans qui le traitent de Russe, Tayyar Pacha considere que
ceux-la «se prostituent » a l'ambassade moscovite, faisant allusion aux
largesses du comte Italinski. Apres le renversement de Selim m, en mai
1807, Tayyar Mahmud Pacha sera gracie par Mustafa IV et retrouver~ ses
fonctions de gouverneur de Trabzon et des sandjaks de Sinop et de Şark-i
Karahisar ; fin octobre de cette meme annee, il sera noınme vice-grand-vizir
(kaymakam) de Çelebi Mustafa Pacha. Mais sa chute sera brutale : exile
d'abord a Demotoka, puis aVama, il sera execute en juillet 1808 sur ordre
du nouveau sultan Mahmud n, pour sa collaboration dans l'assassinat de
Selim ID 14•
Sinop: l'antique capitale en decheance
Seule base navale turque sur la côte anatolienne acette epoque, Sinop
est une ville de pres de 1O000 habitants 15, essentiellement des Turcs et des
Grecs; elle est gouvernee par un mutesellim 16 (gouverneur delegue), au nom
du pacha de la province de Trabzon. En 1807, c'est le coınmandant de la
forteresse (muhafiz ou dizdar) qui assure les fonctions de gouverneur ; son
adjoint est Genç Mehmed Ağa, mutese/lim de la ville de Boyabat, au sud de
Sinop, redoutabl~ personnage qui par ses succes contre plusieurs pachas, est
plus puissant que le gouverneur de la province. Un troisieroe ağa, ttancien
mutesellim nomıne par Tayyar Mahmud, se ttouve egalement dans la ville
avec ses partisans. Au milieu et par dessus tous s'eleve le kadı (juge), seul
lettre, mais d'apres Fourcade, « idole de la canaille fanatique et le maitre du
pays. Opiniatre, riche, hypocrite, il s'est empare de l'autorite, se mele de
tout, enlace tous les bras, dirige tous les· esprits, force les militaires a le
consulter sur les choses qui ne le regardent meme pas ».
Dans sa description de la situation politique et militaire en fevrier
1807 17, Fourcade rapporte que la ville de Sinop occupe un isthme tres has et
assez etroit qui la separe du continent et l'attache a une presqu'ile tres elevee
et etroite, depourvue de moyens de defense ; la ville est mal approvisionnee,
sa garnison indisciplinee et trop nombreuse, ses ağas faibles et divises, son
kadı avide et usurpateur, son mufti fanatique... tous ingredients qui refletent
tres probablement la realite, mais surtout l'etat d' esprit d'un consul français
dans un milieu hostile.
14. Özcan MERT,« Canildi Hacı Ali Paşa Ailesi», Türldye Diyanet vakfı Islam Ansi/cJopedisi,
vol. 7, İstanbul, 1993, p. 151-154.
15. Le chiffie de 1 500 habitants donne par Pierre Dupre ne parrut pas credible, cf.
H. CoRDIER, « Voyage de Pierre Dupre de Constantinople aTrebizonde (1803) »,Bul/etin de
la Seetion de Geographie, 1917.
16. Ce que tes diptornates français notent habituellement par erreur coınme « musselim ».
17. AMAE, MD, Turquie, 30, fol. 358-359, 12 fevrier 1807.
La France et la mer Noire
63
En revanche, la pointe de la presqu'ile s'elargit vers le nord ; elle
distribue a droite et a gauche deux golfes aussi larges que profonds, celui de
droite offrant une bonne rade et un excellent mouillage. Au fond de cette
nide se trouve un petit port environne de roches qui brisent les vagues de la
mer ; les petits navires y trouvent un abri sfir et tres commode. Au chantier
naval de Sinop, on construit des vaisseaux de lignede 74 canons, et pendant
la guerre turco-russe la construction navale est activee, ainsi que les travaux
de defense. Pour financer les depenses, la communaute grecque est lourdement ·mise a contribution, tandis que les Turcs « sans exception » sont
obliges de donner leur temps aux travaux. L'interet essentiel de cette ville est
qu'elle se situe a proximite des grandes forets qui fournissent habituellement
des mats tres apprecies pour la construction des navires ; le chanvre y est
abondant ; de meme la ville se trouve+elle a quelques k.ilometres des mines
d'alun et de cuivre. Par contre, sa position strategique par rapport a la
Crimee la place parmi les centres d'interet de la Russie qui y dispose egalement d'un consulat.
Le nouveau consul general de Sinop, Pascal Thomas Fourcade, est un
connaisseur de l'Orient. Consul a La Canee (Crete) lors de l'expedition
d'Egypte, il est jete en prison av ec sa fami lle en septembre 1798, pour n' etre
libere qu'apres la cessation des hostilites. Fourcade, des son arrivee a Istanbul, prend contact avee Tayyar Pacha, qui semblait flatte de voir la France
placer des cansulats dans sa province. Les observations du nouveau consul
general concernant la situation anatolienne au debut du xıxe siecle sont
precieuses dans la mesure oiı il confırıne les luttes des gouverneurs entre eux
et contre un pouvoir central incapable d'imposer son autorite:
« Tous les seigneurs de 1'Asie sont presque independants.
Toujours en guerre avec leurs voisins, ils exercent sur leurs sujets une
autorite qui n'a d'autres limites que le caprice et les passions des
cbe:tS. lls payent quelques impôts au grand seigneur, envoient des
protestations bien respectueuses, mais ne reconnaissent la Porte
qu'afin de legitimer leur tyrannie sur les sujets et leurs pretentions sur
le territoire des voisins. Les provinces asiatiques sont gouvernees
comme l'etaient celles de France au temps de la grande feodalite. Les
douanes, !es terres, les manufactures, l'argent, tout est dans Ies mains
de ces agas dont la haine ou l'amitie peuvent ruiner ou fuire prosperer
notre commerce »18•
Aussi, par tous les moyens, Fourcade menage-t-il le pacha de Ja
province, qui est conscient de tous les avantages que peut procurer aux villes
pontiques un comınerce direct avec la France. Fourcade l'apprecie beaucoup : «Il est brave, actif, intelligent ; il estime les chretiens d'Europe et
18. AMAE, CPC, Sinop, I, fo!. S, Lettre de Fourcade
(22 mars 1803).
a Talleyrand,
ı er
genninal an XI
64
Faruk Btud
leurs usages, leurs manieres ». Selon le consul, Tayyar Pacha « a tout ce dont
nous avons besoin pour etablir des relations, pour lutter avec avantage contre
les prejuges des peuples et contre la tyrannie.des petits cbefs de horde ou des
rebelles de la côte ». Fourcade conçoit des projets grandioses sur ces côtes
« a condition que les Français trouvent protection et sôrete ». Les Français
viendraient en foule a Samsun (autre ville portuaire a l' est de Sinop), a Sinop
et a Trabzon, villes qui pourraient devenir l' entrepôt de la Perse. Il voit
meme dans le pacba de ces côtes un desc·en<Jant de « l'Empire de Trebizonde » et dans Sinop « la seconde Alexandrie et le Bagdad de 1' Anatolie ».
Cependant, l'enthousiasme des premiers mois laisse place a toute une
serie de problemes et de desagrements. Apres une periode de bonnes relations, le consul russe Manoucbenko, proche de Tayyar, ne cesse de discr6diter Fourcade aupres du pacba et de la population. Durant I'ete 1805, l' Asie
mineure orientale est le theatre d'une guerre sanglante entre Tayyar et Yusuf
Pacba, prorege de Çapanoğlu, gouverneur d' Ankara, des provinces de Tokat
et de Zile, et d'une partie du pachalık de Sivas et de Diyarbekir. Tayyar
s'enfuit et l'insecurite s'installe a nouveau dans la region. Fourcade est
oblige de reconstituer tout le reseau d'amities et de relations qu'il avait mis
en place a coup d'argent et de cadeaux. De plus, a l'automne 1805, une
maladie contagieuse cloue la famille Fourcade au lit; le consul pense qu'il
va mourir et recommande ses enfants et son personnet a Talleyrand. Dans
cette penode, les marins grecs qui naviguent en mer Noire sous la protection
russe ne cessent de harceler les babitants de la côte, et entrent en relation
avec les populations grecques locales. Les equipages de ces navires ne se
privent pas non plus de faire des incursions dans la residence du consul. En
fevrier 1806, au cours d'une de ces attaques, le consul est blesse et sa famille
serieusement inquietee.
Comble de malheur, en pleine guerre turco-russe, dans le contexte du
rapprocbement franco-russe aTilsit et de l'insurrection des janissaires et des
conservateurs contre les reformes de Selim
en 1807, Fourcade et son
cbancelier sont serieusement blesses par des Lazes. Ceux-ci se sont arretes a
Sinop a cause du mauvais temps, apres avoir depose le sultan Selim
et
massacre plusieurs ministres. Repandus dans les cafes, ils invectivent les
Français, accuses d'asservir le gouvemement ottoman et d'avoir vendu la
Roumelie aux Russes. Ce lyncbage commis sous le regard indifferent du
mutesellim et de la population locale temoigne de la tension qui regne alors
contre la France, alliee de la Russie. Malade, handicape et n'ayant pas obtenu reparation, Fourcade fuit en Crimee avec le premier batiment français, au
mois de fevrier 1809, craignant une rupture entre la Porte et la France.
Jusqu'a sa suppression en 1812, le consulat general de Sinop sera desormais
gere par l'ancien drogman de Trabzon, Simian.
·
Consul sans negociants et sans nationaux a gerer, amateur d'arch6ologie et d'bistoire ancienne, Fourcade a passe a Sinop plus de temps a faire
des recberches d'erudit qu'a devetopper les relations economiques et poli-
m
m
La France et la mer Noire
65
tiques entre la France et les côtes anatoliennes de la mer Noire. En tout cas,
la representation diplomatique a Istanbul s'est souvent montree agacee par le
style envole de sa correspondance avec Talleyrand, par des chiffres exageres, des expressions « inconvenantes, hasardees », ou encore par ses
analyses politiques ayant tendance a empieter sur le terrain de l'ambassadeur
ou du charge d'affaires, surtout lorsqu'il donnait son avis sur ce qui se
passait dans le Palais : «Il est bien extraordinaire, ecrivait Parandier, qu'un
agent français a Sinop puisse ~retendre savoir ce qui se passe dans l'interieur
du serait du Grand Seigneur » 9 .
L 'ephemere vice-consulat d'Herac/ee
(Ereğli)
Le sort du vice-consulat d'Heraclee est encore plus dramatique. En
effet, numismate et archeologue dans l'ame plus que diplomate20, le titulaire
du poste, Louis Allier, plus tard Allier de Hauteroche (1 766-1 827}, etait
l'ancien directeur de l'imprimerie française a Istanbul (en 1795-1798) et
avait voyage en Turquie et en Egypte avant d'etre nomme a ce poste.
Comme de nombreuses villes anatoliennes de cette epoque, Heraclee est egaIement dirigee par un derebey, en l'occurrence un certain Ihrahim Bey, qui
s'etait empare delaville en assassinant de sa propre main son predecesseur.
Il etait done considere par la Porte comme un rebelle.
Ihrahim Bey n'avait jamais reçu un europeen a Heraclee et n'avait
aucune idee des fonctions devolues a un consul. Voyant Allier lui presenter
un tirman d'exequatur sur lequel figurait la signature du sultan Selim ID et
des lettres d'introduction du gouvernement, il le prend pour un agent de la
Porte, capable de le faire rentrer en grace et de le confirmer dans la possession de son ağalık : il traite done d'abord Allier avec egards, puis, quand il
voit qu'il ne tirait aucun des avan~ges qu'il attendait de sa presence, son
attitude change progressivement. Les lettres qu' Allier expedie a l'ambassadeur Brune et ses examens attentifs des vieilles pierres eparses sur le sol le
rendent suspect aux yeux d'lbrahim Bey, qui finit par le prendre pour un
espion: il lui interdit alors d'envoyer et de recevoir aucun pli, de sortir apres
le coucher du soleil, l'oblige a recevoir chez lui un janissaire et un
domestique charge de le surveiller. Allier etait un quelque sorte prisonnier de
l'ağa d'Ereğli : situation bumiliante et dangereuse a laquelle il decide de
mettre fin, en prenant au mois decembre 1803 le premier batiment russe
ralliant Istanbul.
19. AMAE, CP, Turquie, 210, fol. 91, Paranruer aTalleyrand, 21 messidor an xın (10 juillet
1805).
20. Selon Henri Deberain, il fut probablement le premier Français qı.ıi decrivit !es ruines du
temple d' Apolion a Didyme ; il avait passe plusieurs semaines en Egypte. Sa collection de
medailles etait reputee. H DEHERAIN, « Les preıniers consuls de France sur la côte septentrionale de l'Anatolie », Revue de l'histoire des co/oniesfrançaises, 17 (1924), p. 302.
66
Faruk BILİCİ
Trabzon : porte de la Georgie et de 1'Iran
En revanche, le vice-consulat (puis consulat) de Trabzon aura une
existence beaucoup plus longue, puisqu'il ne sera ferme qu'en 1925. Asa
creation, ce poste est attrıbue a Pierre Dupre, ancien exploitant de bois en
Albanie et agent commercial ftançais en Grece, avaot d' etre attache a la
legation ftaoçaise a Istanbul. Apres un voyage de prospection sur la barque
Le Jeune Tropez sur les côtes anatoliennes de la mer Noire en compagnie de
Joaonin, jeune de langue, pour verifier et corriger les cartes de la mer Noire,
Dupre est nomme a Trabzon.
A cette epoque, la population de la viUe est estimee par le vice-consul
français a 16 000 habitants dont 2 500 Grecs (15,6 %) et 1500 Arıneoiens
{9,3%)21 , alors que vers 1830 elle atteindra 20000 personnes. La ville est
gouveroee par un .mutese/lim nomme par le pacha de la province.. Un kadı,
un ağa des janissaires, un dizdar ağa (commandant de la forteresse) envoye
par la Porte, et eofm deux ayans ou derebeys, Osman Ağa et Memiş Ağa, qui
ont la plus grande influence dans le p~ys et qui sont les chefs des partis lors
des con.flits, completent le tableau de l'administration.
Entrepôt des marchaudises venaot d' Alep, de Bagdad,. de-Diyarbekir,
d'Erzurum, de Perse, de Georgie, quelquefois des Indes et, pour Istanbul, de
la Crimee et au-dela de Lemberg et Dantzig, Trabzon connaitra son veritable
demarrage economique a partir de 1830. En ce debut de xı:xe siecle, outre les
articles de consommation courante, on transporte a Trabzon du ,ciJivre et du
plomb de bonne qualite; minemis raffines sur place avant d' etre exportes
vers Istanbul, voire en Europe. Les quelques riches marchands musulmans,
armeniens et grecs n'exposent aucun luxe, de crainte d'etre iınposes par les
derebey comme par le commandant de la·ville.
L'esseotiel de l'industrie consiste en la fabrication de toiles de lin
pour la confection de chemises vendues a Istanbul, et d'ustensiles de cuisine
en cuivre, doot la plus grande partie est egalement exportee. Par ailleurs, on
y produit de l'huile d'olive, du mals, des haricots blancs, des citrons, des
noix, des noisettes et divers autres ftuits, dont on fait une exportation
considerable vers Istanbul et la Crimee. La region produit un vin « sans
couleur et d'un gout peu agreable » a cause de la mauvaise qualite du raisin.
En revanche, la population rurale a trouve le moyen de tir~ parti de ce
raisin : elle en fait une liqueur appelee nardenk qui constitue la matiere
premiere d'une eau-de-vie, notaıııQıent en Crimee et a Taganrog. Le vicecoosul de Fraoce se plaint de l'absence de porta Trabzon, y compris pour les
petits bateaux que l'o~ est oblige de tirer a terre des leur arrivee. Par cootre,
21. AMAE, CPC, Trebizonde, 1, fol. 22, Dupre a Talleyrand, 2 nivose an XII (24 decembre
1803). Le denombrement de 1523 donne une population globale d'environ 6 500 habitants. ·
Ct: Stephane YERASIMOS, « la communaute grecque de Trabzon au :ıaxe siecle », CIEPO VII,
Türk Tarih Kurumu, Ankara, 1994, p. 243.
La France et la mer Noire
67
malgre une exposition aux vents de nord-est, les navires peuvent mouiller en
toute securite dans l'arriere-saison et pendant l'hiver, dans les deux rades a
l'est (Çömlekçi) eta l'ouest (Polat-Hane ou Platana) de la ville.
Dans une region en böuleversement et promise a un developpement
rapide, la presence de Dupre iı Trabzon revet un interet primordial, dans la
mesure oiı il est le seul agent occidental (exception faite d'une courte
periade de quelques mois en 1806, lorsqu'un negociant ragusais, Roubaud,
servit comme consul russe). Les informations qu'il donne sur l'histoire
locale s'averent incontournables, et les voyageurs français du debut du siecle
qui ont visite cette region, comme A. Joubert, les utilisent tres Jargement Le
vice-consul informe tres regulierement le gouvernement :français, non
seulement des evenements qui se deroulent sur les côtes de 1'Anatolie, ma is
egalement de tout ce qui se p~sse dans la region d'Erzurum et dans le
Caucase ; il entretient en outre une correspondance reguliere avec les
capucins de Georgie, mais surtout avec Salomon Il, le malheureux dernier
roi de l'Iıneretie, qui mourra en exil iı Trabzon le 13 mars 1815, apres avoir
vainement sollicite par de nombreuses lettres l'aide de la France contre la·
Russie qui avait annexe son pays en 1810 22•
Quant iı la vie politique de la province de Trabzon, Dupre est en
premiere loge pour decrire les secousses, les changements frequents de gouvemeurs, les guerres civiles entre patentats locaux. Son adıniration pour
Tayyar Pacba lui vaut d'ailleurs d'etre rappele a l'ordre par l'ambassadeur
de France a Constantinople et par Talleyrand. En effet, dans la penode oiı les
relations turco-russes se sont degradees, le gouvemement français eberche iı
ecarter du centre du pouvoir ottoman, tous ceux qui avaient eu des relations
privilegiees avec les Russes. Aussi les dernandes d'intercession de Tayyar
Pacha a Napoleon, sollicitant son intervention ?Upres de la Porte, sont-elles
restees sans suite.
Durant la guerre turco-russe de 1806-1812, Trabzon, sous-equipee et
tiraillee entre differents clans, perd une partie de sa population grecque,
comme c'est d'ailleurs le cas pour le reste de la côte ; elle est l'objet de
plusieurs attaques russes plus ou moins importantes. Dupre encourageait les
offıciers de la ville a reparer la forteresse et iı mieux placer les batteries de
4efense. Une premiere fois en juin 1807, et une seconde fois en octobre
1810, des escadres russes de debarquement composees respectivement d'une
treotaine et d'une vingtaine de navires avec a bord des Grecs, ont fait vivre iı
la population locale des heures difficiles : au premier debarquement, sans
l'intervention de l'ağa de Rize, la ville serait tombee aux mains des Russes
qui benefıciaient egalement de · ı·appui de quelques Grecs restes dans la
place23• Au cours des bombardements intensifs du quartier des communautes
chretiennes, la maison du consul fut prise pour cible et le quartier de
22. Alexandre MANvEuCHVILI, Histoire de Georgie, Paris, Toison d'Or, 1951, p. 371-378.
23. AMAE, CPC, Tribizonde, 1, fo!. 188-191, Dupre aTalleyrand, 28juin 1807.
68
Faruk BtLtct
Çömlekçi abandonne. Le vice-consul vivait dans la terreur non seulement du
fait de la guerre civile, mais aussi a cause d'un incendie· qui, le 3 octobre
1807, embrasa les faubourgs de la ville. Naturellement, durant cette guerre,
le commerce est pratiquement interrompu avec la Crimee et la Nouvelle
Russie, et la crise economique plonge la ville dans la misere. Seuls les
batiments neutres peuvent naviguer en mer Noire, comme les Français, les
Ragusais et les Autrichiens. Dupre, qui ne cache pas sa joie lorsqu'il voit
arriver des navires ragusais et autrichiens, sert de mediateur pour echanger
des prisonniers russes et turcs, et de fait gagne une certaine notoriete aupres
des autorites turques de la region. Durant l'ete 1808, dans la periode de
cessez-le-feu entre la Porte et la Russie, Dupre peut denombrer une dizaine
de batiments des Sept-İles et de Raguse, cbarges· de sel et de ble en Crimee
ou a O des sa. Mais durant cette periode, en I'absence de consul français dans
les provinces meridionales russes, c'est Dupre qui tente d'alerter les .autorites
françaises a propos des exactions que les Russes font subir aux capitaines
des Sept-iles. Dupre doit non seulement les proteger, mais aussi veiller a ce
que le pavillon français SOİt arbore St,!f les mats des navires, afin d'affirıner
la souverainete française sur les Sept-Hes.
A ces difficultes, il faut ajouter la peste qui s'est declaree surtout au
cours de 1' ete ·1811 et qui a continue jusqu' en 1813. Tout le littoral, de Sinop
a Rize, mais aussi la Georgie et la Mengrelie sont atteints. Dans ces dernieres provinces on compte pres de 250 000 morts, et dans la seule ville de
Trabzon,· 40 a 60 deces par jour en moyenne. La peSte frappe essentiellement
la population musulmane et les troupes stationnees en ville. Des villes
entieres comme Giresun (Kersunta) sont videes de leur population24•
· Les « bulletins politiques ~ militaires » envoyes par Dupre font etat
des nouvelles de Georgie, de la peste et de l' economie. Ainsi on apprend que
l'hiver 1813 f1ıt tres severe: un metre de neige, les agrumes geles; la vie est
tres chere, la disette des graines sevit et la population chretienne est lourdement taxee. Cependant, au cours de cette periode oiı Haznedar Oğlu
Süleyman Pacha gouverne la province, la ville jouit d'une tranquillite exceptionnelle. Au debut de l'annee 1812, le gouvernement supprime les deux
consulats de Sinop et d'Heraclee pour ne laisser subsister que celui de
Trabzon, transforme pour l'occasion en consulat genera~ recompensant ainsi
les e:fforts, les privations et la tenacite de Dupre. Il s'occupera desormais des
differentes revolutions georgiennes, de l'application des dispositions du
traite signe entre Ottomans et Russes, des activites des Anglais entre la
Turquie et l'lran et dans le Caucase, des relations commerciales d'Erzurum
et de Trabzon.
24. AMAE, CPC, Trebizonde, 2, fol. 27-28, Bulletin politique et militaire de Trebizonde,
n° 8, 5 aotit 1812.
La France et la mer Noire
69
La Nouvelle Russie et le duc de Richelieu
Sur l'autre rive de la mer Noire, la province meridionale russe, la
Nouvelle Russie, est une vaste region de 400 000 km2 qui compte a la fin du
xvme siecle entre 850 000 et un million d'habitants. Divisee en trois gouvernements, Kherson, Ekatirinoslav et Tauride, la province est habitee par une
multitude de populations plus ou moins enracinees, apres le deplacement et
parfois l'elimination de populations entieres (Cosaques zaporogues, Tatares
de Criınee et de Nogals) par Potemkiiıe. Sous le gouvemement de ce prince,
de 1777 a 1793, les resultats du programme de colonisation de la region
restent mitiges, et meme « une lamentable duperie et une perilleuse aventure » pour certains25•
Trop content d'avoir trouve un cbantier ala mesure de ses ambitions,
Ricbelieu se lance done dans une vaste entreprise de developpement de cette
region. La confiance _du tsar l'encourage dans cette entreprise: il veut etablir
son nom « d'une maniere solide sur les bords de la mer Noire ». Les projets
presentes par Richelieu reçoivent en general un accueil favorable de la part
de Saint-Petersbourg, malgee la jalousie de la noblesse russe. Les avantages
fiscaux offerts aux nouveaux arrivants attireİıt des colons roumains, moldaves, bulgares, grecs, allemands, suisses, sans parler des populations armenienne, russe, palonaise et juive. Selon le consul de France a Odessa, Mure,
plus de mille personnes entrent quotidiennement dans la province en 1803,
venant par terre et par le Danube. Ces colons sont acciıeillis, loges et nourris
aux frais du gouvemement,jusqu'a ce qu'on leur distribue des terres dans les
environs. Chaque famille reçoit deux paires de breufs, deux vaches, des
grains, des instruments necessaires a la culture et enfin l'assurance d'une
exoneration fıscale pendant plus de dix ans 26• .
Dans un memoire redige en 1813, Ricbelieu resume avec fierte les
resultats acquis au cours de son administration de la Nouvelle Russie : plus
de 35 000 habitants a Odessa contre simplement 7 a 8 000 en 1802 ; 2 600
maisons contre 400; 280 000 roubles de revenu de la taxe sur l'eau-de-vie
concedee a la ville contre 47 000 ; 190 000 roubles de recettes de la poste
contre 11 000 ; alors que le commerce de tous les ports de la mer Noire et de
la mer d' Azov representait en 1796 a peine un million et demi de roubles, sa
valeur est passee en 1813 a plus de 45 millions, sans compter le chiffie des
affaires haneaires a Odessa qui depasse les 25 millions de roubles.
De meme, de bourgade, Kberson est devenue une ville de 30 000
babitants et possede une flotte marcbande de pres de 200 batiments de divers
tonnages : 20 a 30 navires marcbands y sont construits chaque annee, vendus
en grande partie a Constantinople. Sous le regne de Paul ıer, la ferme de
25. Emmanuel de WARESQUIEL. Le Duc de Richelieu, Paris, Perrin, 1991, p. ı ı I.
26. AMAE, CPC, Odessa, 1, fol. 23-27, Mure a Talleyrand, 26 fructidor an XI (13 septembre
ı803).
Faruk Bn..tcl
70
l' eau-de-vie ne rapportait que 220 000 roubles pour toute la Nouvelle Russie,
alors que le bail de 1812 est de pres de 2,8 millions de roubles; de meme,
sous ce tsar, les salines de Perekop etaient affermees pour 200 000 roubles,
alors qu'elles rapportent 2,4 millions de roubles en 1813.
Ricbelieu se decerne egalement un satisfecit pour le Kouban. Aux
Cosaques zaporogues installes en 1795, Ricbelieu en fait venir 25 000 autres
en 1808, originaires de Petite Russie. Cette milice, soutenue par 4 bataillons,
suffit non seulement pour garder la frontiere durant la guerre russo-turque de
1806-1812, mais fait aussi quelques expeditions importantes en Circassie. En
Crimee, Ricbelieu reussit a former quatre regiments de cosaques tatares.
Enfın, les quelque 36 000 Nogais qui erraient sur les bords de la mer d' Azov
sont installes dans 72 villages. Malgre les pertes considerables du betaillors
de l'biver 1812 dans les trois gouvernements (102 000 cbevaux, 250 000
betes acomes et un million de moutons), l'augmentation des prix es~ a peine
visible27•
Dans ce developpement, la part des Français est importante. Radie de
la liste des emigres en 1802 et autorise par la France a servir la Russie,
Ricbelieu contribue y fonder une colonie française, composee de m~bres
de sa propre famille, - quatre de ses cousins et l'un de ses neveux, d'anciens militaires royalistes, de commerçants ou d'aventuriers. Si I' on suit
Leonce Pingaud~, en 1806, en pleine guerre franco-russe, plus demille français hab~ent Odessa, sans parler des negociants, des medecins, des eleveurs,
des cultivateurs installes dans diverses villes et villages tels que Kherson,
Caffa (fheodosie), Taganrog. Mure fait remarquer qu'il suffit d'etre français
pour avoir libre entree cbez Ricbelieu et obtenir toutes les facilites pour le
commerce. Il accorde aux negociants français des emplacements avantageux
sur le port d'Odessa pour y batir des maisons et des magasins29•
a
Odessa : riva!e de Danzig et de Trabzon
Capitale de la Nouvelle Russie, Odessa est batie a partir de ı 792 a
l'emplacement de la petite ville turque de Koca-Bey, reprise par les Russes
conformemeot au traite de Iaşi du 9 janvier ı 792; Meme si elle est fondee
par le vice-amiral Ribas, un Espagnol au service de la marine de guerre
russe, Odessa est en fait l'reuvre de Ricbelieu 30• Le duc de Richelieu, entre
27. «Memoire sur Odessa » par le duc de Richelieu, Sbornik Imperatorskogo russkogo
istoricheskogo obshchestva, vol. LIV, 1766-1822, Saint-Petersbourg, 1886, p. 369 ; voir
aussi, Boris NOIDE, La formatian de I'Empire ru.sse, Paris, t. 2, 1953, p. 258.
28. Nous ne reprendrons pas ici la foule de donnees et de noms fournis par Uonce Pı:NGAUD,
Les Français en Russie el /es Russes en France, Paris, Penin, 1886.
29. AMAE, CPC, Odessa, ı, fol. 26.
30. Richelieu (Armand-Emmanuel du Plessis, duc de), ne aParisen ı766 et morten 1822,
participa une premiere fois au siege d'Ismail en ı 790 aux côtes du prince Potemkin; il lia
La France et la mer Noire
71
au service d' Alexandre ıer apres la Revolutio~ est nomme gouvemeur de la
ville en 1803, puis de 1805 a ı814, gouvemeur general de la Nouvelle
Russie. Dans son programme de ·developpement de cette province, Richelieu
favorisera la formatian des elites par la creation d'un enseignement primaire
et secondaire pour les enfants grecs et russes. En juillet ı 805, il inaugure un
institut destine aux. membres de la noblesse, un gymnase pour les fils ·de
negociants et une ecole·de commerce. Mais sa realisation la plus connue est
le futur « Lycee Richelieu » (ce nom lui sera donne par un oukase de mai
18ı 7), cree en 1811 sous la formed'un institut, dote deseize mille ducats et
ouvert aux. enfants de toutes conditions. En 1812, cet institut compte deja
182 eleves, 115 garçons et 67 filles. Richelieu s'y engag~ personneUement :
il constitue une sorte de fondation d'utilite publique, et garde la haute
direction tout en presidant le jury des eleves qui se destinent a la carriere des
armes 31 • De nombreux enseignants sont d' origine :française. .
Cependant, apres la signature du traite turco-ottoman de ı 802, ce n' est
pas a Odessa que l'on destine le premier consulat :français, mais a Kberson et
iı Sebastopol: Kberson parce qu'avant la Revolution les premieres tentatives
commerciales y eurent lieu, surtout par la maison Antoine Anthoine dont
l'ancien commis Albrand continue son activite sous la raison sociale Louis
Albrand Jouve et Cie. Mais avant meme de partir de Toulon, le nouveau
commissaire general aux relations commerciales en mer Noire russe, Henri
Mure, demande de changer le siege du consulat general pour Odessa. Dans
le meme temps, Ratez, sous-commissaire nomme a Sebastopol, s'apercevra
assez rapidement et a ses depens que ce port etait en fait reserve iı la marine
militaire, et par suite, que tout etranger y etait considere comme suspect.
Ratez sera d'abord transfere a Kberson puis iı Taganrog.
Fils d'un bourgeois de Gieres, Henri Mqre d'Azir (1752-1826) 32 est
sans doute le consul français le plus experimente de tous ceux. qui sont
nommes sur les côtes de la mer Noire en ce debut de siecle. Forme au Caire,
pres de son :frere Jean-Baptiste, ila le titre de drogman. Sa gestion du consulat de Sale au Maroc pendant quatre ans (1782- ı 786), puis ses fonctions en
tant que consul iı Tripoli de Syrie (1786), aLa Canee (1787-1796) et a
Larnaca (1796-1798) lui valent la Legion d'Honneur en 1804. Mure demeure
a Odessajusqu'a la campagne de Russie en 1812 (apres un passage a Paris
pendant la rupture des relations franco-russes en 1807-1808). Ason arrivee a
. Odessa, contrairement aux. consuls installes sur la rive ottomane, Mure est
enthousiasme ala fois par l'activite debordante de Richelieu, l'arrivee reguliere des colons, la position avantageuse du port, les travaux d'amenagement
desonnais son sort ala Russie jusqu'a sa nomination en 1815 comme minisıre des Affuires
etrangeres par Louis xvm.
3 l. E. de WARESQUIEL, op. cil., p. 132.
32. Pour sa biographie, voir Anne MEziN, Les Consulats de France au siecle des Lumieres
(1715-1792), Direction des Archives et de la Documentation. Ministere des Affiıires
etrangeres, s.d., p. 461-462.
72
Faruk BtL1Cl
qui y sont realises, et le nombre important des navires qui y mouillent.
Connaisseur des echelles du Levant, Mure constate avant tout que les relations avec les autorites locales sont d'une autre nature que dans les villes
ottomanes : pas de depenses pour l' entretien du pavillon et de janissaires, pas
de presents obligatoires aux autorites, pas d'avanies liees au bon vouloir
d'un pacha local.
Des le 1er juin 1803, plus de 300 biitiments dediverses nations, surtout
ottomans, autrichiens et russes, mais aussi quinze franÇais, sont prets a recevoir des cargaisons de cereates· de Pologne, de Podolie et d'Ukraine. Ces
navires viennent des quatre coins de la Mediterranee, de l' Adriatique et naturellement de la mer Noire : Constantinople, Trieste, Messine, Cephalonie,
Genes, Livoume, Corfou, Barcelone, Marseille, Naples, Trabzon, Sinop, ete.
Dans sa lettre du 29 juillet 1803, Mure note:
'
« Lorsque la Porte ottomane, par son demier traite a .cede,
presque avec indifference ces terres longtemps incultes dans les mains
des Tartares, on ne s'imagina pas que la rade de Kodja-Bey, a cinq
lieues de l'embouchure du Dniestr, seconderait si bien les grandes
vues du cabinet de Saint-Petersbourg ; jusqu'a present, elles _ont ete
contrariees par ı.me infinite d'inconvenients attaclıes aux ports qu'il
possede dans la mer d'Azov et sur le Dniepr ; mais celui-ci est le seul
en effet dans la mer Noire, oiı l'on puisse reunir l'avantage d'ı.m
~ebouche des productions de ses grandes provinces et surtout de la
Pologne, de la Podolie et de l'Ukraine, a la silrete que demande le
commerce. L'Empereur russe parait decide a faire des sacrifices pour
perfectionner les travaux de ce port et ceux necessaires a l'utilite de la
population naissante d'Odessa ».
Mure rapporte egalement la participation des soldats de deux
regiments d'infanterie aux travaux, la decouverte de sources «par les soins
infatigables de M. de Richelieu », assurant deja aux habitants une abondance
d'eau. La ville semble par ailleurs en securite côte turc, puisque pres de
50 000 cosaques stationnent le long des rives du Dniestr, et elle n'a rien a
craindre du côte des Tatares, « qui ont entierement disparu et qui ont ete
remplaces par des paysans fixes dans des villages, dans Ies steppes qui
s'etendent depuis Kberson jusqu'au Dniestr ». Le consul remarque egalement l'empressement que les seigneurs polonais et ukrainiens mettent a
former des etablissements a Odessa. D'ailleurs, des capitaux considerable5
(20 millions de francs) leur sont verses a l'avance pour les futurs chargements de farine et de grain. Cependant, on reproche a plusieurs d'entre eux
de manquer a leurs promesses de satisfaire a temps les commandes. Ces
dysfonctionnements obligent certains armateurs a renvoyer a vide plusieurs
batiments, ,ce qui jette sur le commerce d'Odessa autant de mefiance que de
discredit. Ala fin de l'ete 1803, on compte neanmoins pres de 550 navires
La France et la mer Noire
73
qui sont entres et sortis du port d'Odessa, et il faut en compter antant pour le
port de Taganrog.
En ce qui concerne les batiınents français, des rannonce de la declaration de guerre avec I'Angleterre, plusieurs vont deSeharger leur cargaison a
Istanbul; d'autres ont ete vendus; d'autres encore sont desarmes, les capitaines prenant le pavillon russe et les matelots congedies retoumant en
France. Aussi le commerce français - en tout cas par voie maritime et sous
pavillon français- durant les annees 1804-1805 est-il quasiment nul, contrairement a l'accroissement de celui des Anglais et des neutres. Les quelques
batiments français naviguant sous pavillon russe viennent bien loin derriere
tes batiments anglais, imperiaux, espagnols sous pavillon napolitain, mais
aussi ragusais, ioniens, ete. ; parmi tes 500 batiments ayant visite le port
d'Odessa, les Ottomans on les Grecs, sujets ottomans libres, representent la
majorite 33 •
Comme tous les consuls français de cette periode, Mure informe le
gouvernement des mouvements militaires des Russes en mer Noire et
notamment des envois de troupes dans les iles ioniennes (la Republique de
l'Heptanes). Au mois de mai 1804, Mure indique que « plusieurs vaisseaux
de 74 canons et fregates armees en flôtes sont deja partis de Crimee et
d'Oczakov, charges de plusieurs regiments tires des garnisons de la Crimee
et de ces contrees. lls escortent des batiments marchands charges de farine et
de quelques parties d'artillerie. Il parait decide que tontes ces troupes doivent former dans ces isles un camp d' observation de douze a quinze milles
hommes »34•
.
Apres la rupture des relations diplomatiques françaises avec la Russie,
le.3 octobre 1804, la correspondance des consuls etablis sur les rives de la
mer Noire revet encore plus d'importance. lls. resterant en place jusqu'au
desaveu_du traite franco-russe par le tsar en aoôt 1805. Un oukase demande
egalement aux negociants français d'Odessa de quitter le pays sous dix jours.
Sur l'intervention de Richelieu, beaucoup restent avec obligation de cesser
toute correspondance avec la France. Cela dit, certains ressortissants français
sont partis a Istanbul, d'autres en France, et d'autres encore n'hesitent pas a
se faire inscrire comme « sujets russes ». Lors du retour a son poste au mois
d'aoôt 1808, H. Mure trouvera une situation chaotique. L'alliance de Tilsit
passait pratiquement sous silence les questions economiques et reconduisait
tout simplement le traite de commerce de 1787, mais l'oukase du ı er janvier
1807, piece maitresse de l'application du systeme continental par la Russie,
genera en realite tout le commerce des etrangers au benetice des Russes et
des Grecs, sujets turcs, assimiles aux nationaux. La guerre turco-russe
declaree le 30 decembre 1806 marquera une autre etape dans la fluctuation
33. AMAE, CPC, Odessa. l, fol. 42-43, 2 prairial an XII (22 mai 1804).
34. Ibid.
-
Faruk BlLiCl
74
commerciale de la mer Noire, la Turquie interdisant aux. neutres de passer les
detroits ou les forçant a payer des droits de donane plus eleves.
C'est la treve militaire signee le 25 aoiit ı807 entre Ottoınans et
Russes qui permettra au commerce d'Odessa d'enregistrer, surtout en ı808,
une hausse de son volume assez favorable a la Russie, comme I' indique le
tableau suivant.
Tableaul
Port d'Odessa: exportations et importations en FF (ı808-ı811)
1808
1809
1810
1811*
Exportations
Importations
9 938 756
6 072 918
8 981 930
2 995 271
6 373 957
6 383 559
12 031 117
1128 020
-/+
+3 564 799
-310641
-3 049187
+ 1867251
* Les six. premiers mois
Cette difference en ı808, d'apres Mure, a ete payee en numeraire
effectif, expedie d' Allemagne, de Turquie, ainsi que par des lettres de
change sur Saint-Petersbourg et sur Moscou. Ce commerce a ete realise par
differents groupes de negociants dans les proportions suivantes 35 :
Français, Italiens, loniens payant les droits en tant
qu' etrangers (droits dits gost , droits de visite ) .......
Les memes inscrits sujets russes ..............................
Autrichiens payant le gost ........................................
Les memes inscrits russes ........ :................................
Grecs, Turcs, sujets ottoınans libres ........................
Les memes payant le gost .........................................
Les memes inscrits russes .........................................
Russes et Polonais ......................................................
ı O%
10%
8%
8%
ı O%
ı5 %
26%
13 %
Pour cette meme annee, les produits importes les plus importants en
valeur sont les cotons files, les cotons en laine, les toiles de coton, les soies
crues et filees (ı 824 204 Fr.), le raisin see (ı475 000 Fr.), differents vins,
alcools et vinaigres (668 570 Fr.), l'huile d'olive (525 000 Fr.), les perles
fines (255 000 Fr.), le tabac (375 000 Fr.), le sucre (220 000 Fr.), les agrumes, les fruits secs, les differents bois exotiques, ete. Quant aux produits
exportes, bien entendu les cereales (ble, orge) viennent en tete pour une
valeur de 4 278 761 Fr., mais le beurre (1 440 890 Fr.), le suif fondu et les
chandelles de suif (936 220 Fr.), les toiles blanches et les toiles a voile
35. Ibid, fol. 192, 22 fevrier 1811.
La France et la mer Noire
75
(589 620 Fr.), le linge de table (553 995 Fr.), le fer en barre (519 627 Fr.),
les baricots (243 180 Fr.), le caviar d'esturgeon (193 200 Fr.), mais aussi en
plus petite quantite du miel, des pelleteries, des peaux de bceuf, du fil d'or,
de l'etain, des cuivres ouvrages, du papier d'emballage, des cables, ete. ·
Pour 1809, ces chiffres baissent legerement, mais surtout les exportations a partir d'Odessa enregistrent une baisse plus significative, dans la
mesure oiı la guerre russo-turque a repris au printemps 1809 et que jusqu'a la
paix en 1812, les besoins immenses de l'armee russe mobiliseroot toutes les
ressources locales, mais aussi bien souvent les importations36• Au cours du
terrible hiver de 1809-1810, l'armee russe doit faire face aux pires difficultes : les magasins sont vides, les hôpitaux regorgent de blesses. Richelieu
est charge d'acheter les approvisionnements pour l'armee, et Odessa est
naturellement le centre de tous ces achats. En 181 O, 1'embargo des bles de la
Nouvelle Russie sur Istanbul, qu'on voulait asphyxier par la disette pour
forcer le sultan a faire la paix, se traduit par la baisse des exportations alors
que les importations ont double par rapport a l'annee precedente.
Dans ce commerce, les navires turcs et grecs sont encore une fois tres
actifs puisque sur 398 batiments ayant transite par le port d'Odessa, 287
appartiennent aux Ottomans (essentiellement Tu res et Grecs), tandis que 34
navires sont places sous pavillon français ou italien, ll sous pavillon autrichien et 65 sous pavillon russe (un dernier americain). ll faut constater que
dans la mesure oiı les navires russes ne peuvent pas naviguer librement en
mer Noire, les Français et les Italiens ont achete Odessa 14 navires pour
realiser des operations commerciales essentiellement avec les ports turcs,
grace aux « conges » delivres par le consul general.
a
Tableaull
Port d'Odessa: Navires, entrees et sorties (1809-1811)
Pavillon
Français et Jtalien
Am ericain
Dano is
1809
30
ı
1810
34
ı
-
1811*
13 +3
-
Autrichien
ı
ll
5
Ottoman**
287
200
Russe
196
7
65
-
Total
235
398
311
Les six premiers mois ; ** Turcs et Grecs
Cette conjoncture politique defavorable de 1809-1811 n'a pas empecbe I'ouverture d'une nouvelle voie commerciale par la Galicie, via Odessa,
36. AMAE, CPC, Odessa, I, fol. 234-235. Statistiques etablies par Mure, 22 fevrier 1811.
76
Faruk Bn..tcl
ou Ies · navires amenent des cotons de Turquie. Apres l'habituelle
quarantaine, ces marchaDdises sont expediees jusqu'a Radzivilov et Brody
en Galicie, pour passer ensuite, malgre les grandes distances, en Allemagne,
en France et en ltalie. Au ı er aoılt ı808, Mure compte 25000 halles de cotons
37
arrivees par cette voie pour etre ensuite reexpediees vers l'Empire français •
Il assure au ministre que cette direction «·nous est infiniment avantageuse
dans la situation actuelle de l'Europe et que le port d'Odessa pendant la
guerre maritime est le seul point qui puisse favoriser des relations
commerciales d'une maniere aussi sfıre · qu'avantageuse pour les
38
marchandises apportees des côtes de l' Asie et de Constantinople » • U
aussi, la nature des marchaDdises ne diff'ere pas fondamentalement de celles
qui sont importees, l'essentiel consistant, par exemple en ı811, en coton
sous differentes formes, toiles rayees (alaca), cbales d'lnde et d'lstanbul
(Stamboul chali), huile d'olive, tabac, raisin see, sucre, cafe, ete.
Inversement, le transit des marchandises europeennes n'est autorise
qu' au comptt>-gouttes, par crainte de la contrebande. ll faut attendre ı 8 ı 7
pour qu'Odessa devienne un port franc. Mis a part quelques centaines de
rames de papier (1188), y compris le papier d'emballage, des velours, des
draps (2000 ballots), des verreries (1500 caisses), de l'outillage, quelques
perruques (1 100), des tabatieres (89 000), rien de tres im portant done au
cours des six premiers mois de l'annee 181 ı.
Taganrog ou Theodosie (Caffa) ?
Des le depart, la miSe en place d'un vice-consulat français sur les
côtes russes a pose probleme. Sebastopol etait un port militaire, et le viceconsul Ratez, un officier d'artillerie, commit quelques imprudences au cours
de ses observations trop attentives des· installations militaires. C'est done a
Taganrog qu'il fallut installer le vice-consulat. Habitee essentiellement par
des Grecs et des Armeniens au debut du siecle, cette ville fondee par Pierre
le Grand en 1698 sur le littoral nord de la mer d' Azov eta l'embouchure du
Don, est dans une position privilegiee pour Ies liaisons avec le sud-est de
l'Empire russe, 1'Asie et le sud de l'Europe. Dans la vision politique du tsar,
cette ville devait etre un point d'appui militaire pour les futures conquetes
sur la mer Noire, en Asie et dans le Caucase. Mais elle devait etre surtout
une etape du commerce d'Iran et d' Astrakan. Jusqu'a la paix de Küçük Kaynarca, Taganrog ne recevait que les bateaux d' Anatolie et de Constantinople.
Les bouleversements politiques sur les rives de la mer Noire, l'arrivee des
batiments europeens de gros tonnage ·ont cepenelant confere a Taganrog un
rôle qui semble depasser ses capacites. En temps normal, pres de 300
batiments attendent d'etre charges et decharges danssarade peu profoıide et
31./bid., fo!. 166-169, Mure iı. Clıampagny, 1..- aofit 1808.
38. lbid., fo!. 309, Mure aTalleyrand, 27 decembre 1810.
La France et la mer Noire
77
dangereuse. Richelieu a souligne a plusieurs reprises tes inconvenients de la
navigation dans la mer d' Azov : le detroit de Yenikale et de Kertsch a
l'entree de la mer d' Azov est trop etroit ; cette mer est emaillee de basfonds ; les gros navires de commerce sont obliges de jeter l'ancre a pres de
15 verstes au lar&e pour faire leur chargement, occasionnant ainsi des frais
supplementaires 3 • A cela il faut ajouter au moins un mo is de quarantaine,
les longues periodes de glace et les fortes tempetes qui provoquent des
naufrages trop frequents (neuffois plus qu'en Mediterranee)"0• Pour le gouverneur general de la Nouvelle Russie, l'entree libre des navires etrangers
dans la mer d' Azov augmente la propagation de la peste et les risques de
contrebande. C'est done a Caffa (fheodosie), cette ville mythique a l'epoque
genoise, qu'il fallut etablir la quarantaine, creer le port de commerce international au meme titre qu'Odessa, reservant aux Russes l'exclusivite de la
navigation de la mer d'Azov. ll n'est pas dans les intentions de Richelieu
d'etablir un protectionnisme quelconque, mais par ce biais, il escompte
augmenter les gains des nationaux par le fret, 1' assurance et autres frais de
navigation. A cette fin, le gouverneur compte utiliser les barques (lodkos,
loduces) des villes de Rostow, de Taganrog et celles des Cosaqı.ıes du Don et
de la mer Noire. Mais avant tout, Caffa « possede une tres belle rade, toutes
les commodites et siiretes possibles, la navigation est libre toute l'annee,
tandis qu'eUe ne dure p·a s plus de six mois dans la mer d'Azov ». D'ailleurs,
un etablissement commercial français y est instaUe par les freres Lagorio et
Amoretti, qui en I 805 font venir de Marseille 21 ouvriers maitres maçons,
tonneliers, serruriers, boulangers, menuisiers, saleurs, maitres cribleurs, ete.
En 181 O, Mu re propose d'y ·nommer un agent consulaire dependant
d'Odessa. Mais finalement, c'est Lagorio qui remplira cette fonction jusqu'a
la rupture franco-russe.
Malgre ces obstacles naturels, les habitudes prises depuis plus d'un
siecle et surtout l'obstination du gouvemeur de la ville Kampenhausen,
« attache a sa viUe comme une vieille laide maitresse », font de Taganrog
une place de commerce incontournable. Quelques negociants français y sont
installes et Ratez y est nomme en juin I 804 4 1• Le consul general Mure, dans
les instructions qu'il donne au vict>çonsu~ l'invite a recueillir deş inforınations sur les relations de Taganrog avec la mer Caspienne et les côtes de
la mer d' Azov. Mais Ratez, qui apparemment ne s'esi pas veritabiement fıxe
a Taganrog avant la rupture des relations franco-russes, ne partage pas l'avis
de Richelieu. En effet, Caffa, qui etait florissante a l'epoque ottomane, n'est
plus qu'un amas de ruines apres son annexion par la Russie en 1783, les
39. ı verste equivaut a 1,067 kın.
40. Sbomik lmperatorskogo russkogo istoricheskogo obshchestva, vol. LIV, p. 276-278,
Notice sur Taganrog, ıs decembre ı808, etp. 423, Memoires a composer, 1814.
41. AMAE, CPC. Odessa, ı, fo!. 44-49, Mure a Talleyrand, ı er messidor an XII (20 juin
1804).
78
Faruk B.ILtct
Turcsayant ete expulses et les Tatares etant partis. Caffa « n'est autre chose
qu'une grande rade ouverte, rapporte Ratez, les navires sous divers pavilloos
qui vieoneot y charger, sont annuellemeot au nombre de 30 a 35, l'hivernage
y est dangereux. Tout n'y est que ruioe et decombres. Le commerce qu'elle
eotreteoait avec Constantioople et la Natolle (sic) etait tres cons~ent, il est
totalement dechu depuis qu'elle a ete' conquise par la Russie »4 • En effet,
Caffa est a cette epoque uoe ville quasimeot vide. Une ceotaine de maisons
habitees esseotiellement par des Grecs sont loio de faire oublier la splendeur
de la ville a l' epoque geooise et ottomane.
Pour lui, Taganrog « aurait mente tous les regards que le gouvernement a jete sur Caffa autant par sa position commerciale que par soo ancieonete parınİ le cercle mercantile de DOS places de com.ınerce ; les echanges Y
soot tres consequeots, le commerçaot y trouve de tres grandes facilites ».
Apres Tilsit, eta la demandedu charge d' aifaires français Latour-Maubourg,
sollicite par des negociants français et italiens d'lstanbul, le gouveroement
hesite eotre un certain Ciogria, ancien consul de Raguse (septembre 1808), et
encore une fois Ratez. En fevrier 1809, celui-ci est :finalemeot choisi eu
egard a une experience de huit annees dans la carriere consulaire et parce
qu'il coonait bien les differeots ports russes de la mer Noire. Les instructions
que Mure lui donoe soulignent l'augmentation considerable enregistree par
le commerce de Taganrog depuis dix ans. Dans ce commerce, la part des
Français est negligeable du fait du blocus ınaritiıiıe aoglais ; par contre, les
marins friınçais et italiens au service des diverses nations en tirent des
beoefices confortables. Apres les recommandations habituelles (protection
des negociants et des matelots, eocouragement dans leurs activites, ete.), le
consul general note :
«M. Ratez ne tardera pas de s'apercevoir combien le commerce des sujets [français] est contrarie, dans ce moment, par les
dispositions de l'oukase du mois de janvier 1807, contre tous les
etrangers qui vienneot en Russie ; elles sont telles, suivant mon
opinion, qu'elles proooocent une.exclusion absolue a tout Français de
venir commercer eo Russie, a moins qu'il ne se soumette
des
charges trop onereuses. Je dois prevenir que j'ai fuit a ce sujet des
observations au Ministreet a l'ambassadeur a Saint-Petersbourg; elles
ont ete trouvees justes ; mais l'execution de l'oukase parut conforme
au systeme adopte par notre gouvernement dans les circonstances
politiques du momeiıt, et les choses en sont restees la. ll faut esperer
qu'a lapaix generale, cet etat des choses changera; mais en attendant
M. Ratez se dispeosera de toute observation a cet egard et suivant m on
exemple, il atteodra que le gciuvernement prenne a cet egard les
a
42. lbid., fol. 50-51, Rateza Talleyrand, 4 messidor an Xl1 (23 juin 1804).
La France et la mer Noire
79
dispositions qu'il croira convenables, lorsque le temps lui paraitra
· opportun »43•
Ratez est par ailleurs charge, mais avec injonction d'une prudence
extreme, de faire des recherches autant sur la navigation particuliere d~ Don
et ses relations avec l'inteneur de la Russie, la mer Caspienne et meme la
Siberie, que sur les speculations de la ville de Mariumpoul, les côtes du
Couban, « trop meconnues au reste de l'Europe ».
A la veille de la rupture franco-russse, le commerce de Taganrog,
malgre les di.fficultes de la navigation en mer Noire liees a la guerre turcorusse, se presentait de la façon suivante : sur 74 batiments arrives, 22 sont
sous pavillon français dont un naufrage au port, 1 ı autrichiens, un danois, 23
turco-grecs, 9 russes. Si ces demiers ont transporte des approvisionnements
pour l'armee, les navires etrangers ont exporte a Istanbul du ble, des cordages, du suif, du caviar, de la potasse, des toiles a voile, du beurre, et du
fer 44 • Au cours de l'ete 1811, les relations franco-russes se sont teliement
deteriorees que les Russes commencent a intercepter les batiments français
en mer Noire. Aussi huit d'entre eux (quatre brigantines, deux polacres, une
goelette, un e corvette), commandes par des capitaines italiens, sont arretes a
Gelincik pres de Soucuk-Kale sur la côte abkhase, et conduits a Tbeodosie
sous pretexte de violation du blocus sur cette côte et de l'interdiction du
transport de matenel de guerre pour le compte de l'armee ottomane. Il
semble que ce stratageme ait ete necessaire pour echapper a la vigilance
ottomane, car depuis deux ans, la Porte ne laissait pratiquement passer par
les Detroits aucun batiment pour la mer Noire.
Conseiller avise d' Alexandre, Richelieu sera l'un des architectes de la
paix turco-russe de Bucarest (le 27 mai 1812), ala veille du grand choc avec
la Russie. Durant la rupture franco-russe, il tente d'attenuer autant qu'il peut
la rigueur des mesures contre les Français, qui en grand nombre n'hesitent
pas a prendre la nationalite russe pour poursuivre leur activite. Mais durant
les annees 1812-1813, la peste qui avait reapparu en 1811 a Istimbul et sur
les rives anatoliennes de la mer Noire, fait de nouveaux ravages en Nouvelle
Russie. AOdessa, 26.60 personnes meurent au mois d'aofit 1812. Malgre la
multiplication des cordons sanitaires sur le Dl'ıiestr, le Boug et autour de la
ville d'Odessa, plus de cinquante mille personnes penssent a Odessa, Balta,
Elisavertgrad et Caffa en fevrier 1813. Les methodes anciennes alliees aux
progres de la science ralentissent le fleau au printemps, mais ne l'arretent
que vers la fin de I'annee.
Apres son retour en France en 1814, Richelieu continue de soutenir de
toute son autorite l'action de Langeron, qui le remplace ala tete du gouvernement general de la Nouvelle Russie de 1815 a 1844. Avant sa mort en
43. lbid., fo!. 254-255, 6 mai 1810.
44. Jbid., fo!. 385, Ratez au ministre, 9 novembre 181 I.
80
Faruk BtLict
1822, il tentera meme de fonder une compagnie française de commerce en
mer Noire. La presence française sur cette rive de la mer Noire connaitra
bien un nouvel essor jusqu'a la guerre de Crimee, mais ne beneficiera plus
jamais d'un soutien aussi efficace que celui qui lui avait ete accorde par
Richelieu.
Les principautes danubiennes : enjeux entre la Porte et la Russie
Sources d'approvisionnement de la capitale ottomane et elements
essentiels de sa defense contre la Russie, la Pologne et I' Autriche, les deux
principautes danubiennes, la Moldavie et la Valachie, sont comme la Crimee
et le Caucase J'objet de toutes les convoitises aux xvme et xıxe siecles. Le
traite de Küçük Kaynarca (1 774), et surtout l'annexion de la Criınee par
Cather~e n (1783), montraient la direction de l'extension russe au nordouest de la mer Noire. Aussi, des 1774, deux informateurs franÇ.ais, JeanPierre Nagni et Pierre de La Roche, proposent de creer a Iaşi un consulat,
pour faciliter la correspondance politique avec Constantinople et Varsovie,
en meme temps que pour mettre en valeur les ressources naturelles de la
Moldavie. Paysonnel conclut a la necessite de creer un consulat a Bucarest
Des consuls russes et autrichiens sont en effet etablis dans la capitale
valaque, l'un depuis 1779, l'autre depuis 1782. Le consul de Russie contrôle,
par l'intermediaire de ses nombreux agents, les relais de poste installes sur
les froıitieres polonaises et moldaves, et parvient a etablir par ce moyen, en
paraphrasant Germain Lebel, un veritable « rideau de fer » entre la Pologne
et l'Empire ottoman, interceptant les lettres, entravant les communications,
tracassant les voyageurs 45•
Les deux demiers partages de la Pologne rendent plus que jamais
necessaire la presence française dans les principautes. Les diplomates français a Istanbu~ a Vienne et a Saint-Petersbourg, ont besoin de connaitre Ies
veritables dispositions des peuples soumis a la domination russe et autrichienne, afin d'envisager la possibilite de creer parmi eux d'opportunes
dissensions. L'etat d' esprit des Hongrois et des Transylvains est de ce point
de we particulierement interessant a sonder. Par ailleurs, la possibilite
d'enrôler parmi les milliers de refugies polonais errant sur les bords des
rivieres du Prout, du Siret et du Dniestr, venait s'ajouter a l'aspect commercial qui pouvait s'averer interessant des lor:s que les navires français auraient
obtenu la libre navigation en mer No.ire. Autant de raisons qui rendaient
indispensable la presence de consuls reguliereınent accredites aupres des
hospodars des principautes, ces drogınans phanariotes avec lesquels les
ambassadeurs français a Istanbul avaient eu d' etroites relations.
45. Germain lEBEL, La France et/es Principauıes danuhiennes du XJI1' siec/e ala chute de
Napo/lon F, Paris, PUF, 1955, p. 199.
La France et la mer Noire
81
· La representation consulaire française aIaşi et Bucarest
Contrairement aux autres rives de la mer Noire, les premiers repr~
sentants français dans les principautes sont nommes sous la Convention
(1795), puis sous le Directoire. Agents plus ou moins secrets et depeches
pour des missions ponctuelles, ils sont choisis, soit parınİ les minoritaires
gı:ecs attaches a la France (Constantin Stamati), soit parmi les militaires
cEmile Gaudin, · Carra Saint-Cyr). La Porte, qui est sortie de la demiere
guerre cantre l'Autriche (traite de Swischtow en 1791) et la Russie (traite de
Iaşi en 1792) avec surtout la perte des steppes entre Dniepr et Dniestr, ne
veut pas etre entrainee dans un nouveau conflit a cause des agisseroents des
missions cansulaires dans la region. Elle craint egalement que les hospodars,
par la presence des consuls dans les principautes, ne se rendent encore plus
autonomes et traitent directement avec les puissances europeennes. Cela dit,
dans cette periade oiı les relations franco-turques sont excellentes, - on
discute d'un traite d'alliance o:ffensive et defensive cantre l'Autriche et la
Russie,- l'arobassadeur Aubert Dubayet reussit a faire adınettre ala Porte la
creation d 'un consulat general a Bucarest, aupres du prince Hangerliu, et
d' un vice--consulat a laşi. Ces preıniers ·postes serant occupes (1 796-1797)
par Charles Fleury, ancien membre de l'ambassade de France a Constantinople, qui, au momeıit de l'expedition d'Egypte, avait ete jete en prison,
tout comme d'ailleurs le reste du personnel diplomatique français alors en
poste sur le territoire ottoman.
Apres le traite de paix de Paris, le choix de Iaşi comme · siege du
consulat general est dicte par la position geographique de la capitale
moldave, qui en fait un excellent poste d' observation a proximite de la
frontiere russe, en meme temps que de la Pologne. Quant a Bucarest, ville
plus etendue et p1us peuplee que Iaşi, et malgre la proxiınite d'lstanbul ou
l'importance de ses relations commerciales avec la Transy1vanie et la Hongrie, elle sera releguee au second rang. Si la correspondance politique et
consulaire des annees 1802 et 1803 reflete les tergiversations et besitation.S
du gouvernement français quant a la politique a adopter dans Ies principautes, celui-ci passe neanmoins I'o:ffensive des. avant la rupture diplomatique
avec la Russie qui intervient le 3 octobre 1804. En ~ande partie politique et
ınilitaire, la mission des consuls a Iaşi comme a Bucarest, consiste selon les
instructions reçues par Nicolas Fleuıy, a « surveiller » les princes de «maniere a decouvrir leurs intelligences av ec la Russie » ; a ebereber « dans les
actes de leurs administrations ce qui peut favoriser » la politique russe, « afin
que la Porte soit eclairee sur leur infidelite » ; a les maintenir dans un etat de
crainte et d'inquietude « propre a balancer leur inciination pour l'ennemi de
leur pays » ; a profiter de la situation militaire des deux empires voisins pour
faire cannaltre au gouvemement turc « ce que la Russie voudrait lui laisser
ignorer » ; a preserver les boyards de l'influence des Russes et a « detruire
en eux cette opinion depuis longtemps inculquee qu'ils sont sujets de la
a
82
Faruk BJLtct
Russie parce que la Russie est maitresse de la Turquie » ; a faire « restituer
au nom :français la consideration qui lui est due, afin defaciliter l'ex:tension
que le pays peut procurer au commerce français; a s'efforcer d'acquerir des
renseignements sur la correspondance politique des princes avec le ministere
ottoman et de mettre le gouvernement français a portee de dejouer les
manceuvres combinees avec la Russie. Ces deux postes sont egalement int6ressants pour instruire le gouvernement de ce qui se passe dans la Pologne
russe, prussienne et autricbienne ; ces parties eloignees de la residence des
Ambassadeurs français offrent un interet certain, parce qu' cause de leur
eloignement, de leur fertilite en tout genre, elles sont ordinairement le theitre
des premiers preparatifs militaires de ces trois grandes puissances »46• Telles
sont en somme les taehes qui incombent aux agents :français installes dans
les principautes danubiennes.
Aussi, l'analyse politique que le consul Fleury fait de ces deux principautes deux ans avant le declenchement de la guerre turco-russe, principal
objectif de la diplomatie :française durant cette periode, est tres significative.
Dans sa « note sur la situation politique des provinces turques de la Moldavie et de la Valachie »47, Nicolas Fleury remarque ajuste titre que depuis
le dernier partage de la Pologne, les deux principautes ont acquis une grande
importance dans la politique de I'Europe orientale, devenant la principale
frontiere de I'Empire ottoman du côte de la Russie, alors qu'elles l'etaient
deja du côte de 1'Autriche. Suite a la perte de la Crimee et des possessions
turques riveraines de la mer Noire, et en raison aussi de l'etat incertain de
l'Egypte, les productions de ces principautes sont en outre indispensables a
l'approvisionnement de la capitale turque. Fleury pense que la perte de ces
principautes compromettrait l'existence meme de l'Empire ottoman. Or, si
l'on considerait l'histoire de chacune de ces deux principautes depuis la
guerre de 1768, on verrait que leur « envahissement » est medite par la Russie et qu'il peut etre consomme par la plus legere crise. Fleury rappelait que
par le traite de Kaynarca et sa convention explicative de 1779, la Russie
avait deja prepare l'execution de ces projets en fondant son autorite dans ces
principautes sur les sentiments religieux qui dominent les habitants, et sur
des demonstrations de bienveillance aussi capricieuses qu' attentatoires a la
souverainete ottomane. Ce principe de protection sur les orthodoxes moldaves et valaques a ete developpe et fortifie par la demiere guerre et par le
traite qui l'a suivie en 1792. L'Autriche est dans une attitude moins agressive. Elle manifeste cependant des vues contraires a la surete de ce pays. En
1774, elle a obtenu de la complaisance interessee des Russes et de la
faiblesse des Turcs, la Bukovine, faisant ainsi disparaitre pour ses armees la
barriere nature11e des deux empires. Ainsi le flot d'invasion s'avance sur le
a
46. AMAE, CPC, Jassy, 1, fol. 24-31, M~moire ajoute ala Jettre du 18 fructidor an XII
(5 septembre 1804).
41./bid.
La France et la mer Noire
83
territoire ottoman, et cette puissance comme submergee par la civilisation
toujours croissante des Etats adjacents, semble sur le point de disparaitre.
Fleury avertissait les autorites françaises que la competition des trois
empires dans ces principautes ne garantissait pas I'equilibre. Au contraire,
comme dans le cas de la Pologne, « la convoitise amenait plutôt la complicite pour la destruction que l'emulation pour la defense du pays ».La Russie
a voulu creer des droits sur les deux principautes ; elle a prepare 1' exercice
de ces droits en insinuant son autorite dans leur administration.
La namination en 1802 du prince Mourouzi en Moldavie, et celle du
prince Ipsilanti en Valachie, sont l'amvre notoire de la cour de SaintPetersbourg. D'apres Fleury, on sait meme publiquement jusqu'au prix
qu'ils ont paye a l'ambassadeur russe. La prolongation a sept ans de la duree
de leur mandat prepare l'independance des principautes et assure en tout cas
a la Russie un point d'appui solide, bien plus qu'elle ne procure a ces
territoires tes avantages d'un gouvemement stable. C'est par la Russie que
Ies princes ont ete nommes ; c' est par elle qu' ils comptent se maintenir
contre les efforts de leurs concurrents ; c'est encore sur elle qu'ils fondent
leurs espoirs. C'est dire assez qu'ils ne sont que ses agents. Car quelle consideration, quel sentiment pourrait les arracher a la puissance de ce pacte tacite
en lequel ils ont mis toute leur confiance, sur lequel ils fondent a la fois leur
securite presente et leurs perspectives d'avenir ? Pour penser que les princes
ne sont pas perfides envers le sultan ottoman, il faudrait ou fermer les yeux
sur l'evidence des faits qui etablissent leur devouement a la Russie, ou
pretendre que les intentions de cette puissance envers la Turquie sont arnicates et bienveillantes. Fleury rappelait que la promotion des deux princes
avait eu lieu en 1802, au moment ou le parti anglais darninait a SaintPetersbourg. C'est dans cette circonstance, antant que dans l'intention de
rendre exclusive l'influence de la Russie, qu'il faut chercher la source des
opinions defavorables a la France qui circulent babituellement dans les
principautes.
En contact permanent av ec l 'Europe centrale et occidentale, les deux
princes jouent un rôle determinant dans l'information du gouvemement
ottoman sur les evenements politiques et militaires europeens. lls reçoivent
les principaux journaux europeens dont les extraits traduits en turc sont
expedies quatre ou cinq fois par mois vers la capitale. Selon le consul
français, cette fonction d'information des princes aupres de la Porte est
d'ailleurs «leur principal merite », et peut-etre un des plus gros postes de
leurs depenses. La fiabilite de ces infarınations est done fondamentale dans
la definition de la politique ottomane. Selon le consul, la Russie manipule
par le biais de ces princes le gouvemement turc, accroit et cansolide ainsi
son emprise sur Istanbul et dans les Balkans. Dans ce travail de manipulation
et dans l'elargissement du champ d'influence du gouvernement de SaintPetersbourg, le principal instrument est le consul general russe a Iaşi. Celuici deploie en effet la visibilite d'un ambassadeur, ce qui en fait une autorite
84
Faruk BiLtel
du pays. Les fameux « barataires » grecs (sujets ottomans proteges par la
Russie), dont le nombre atteindrait dans la seule capitale moldave pres de
4000 personnes, et pres de 200000 dans Ies deux principautes 48,constituent
son relais privilegie. Cette faculte de pouvoir passer sous la protection russe
a ete largement elargie par les termes du dernier traite turco-russe. Aussi le
gouvernement russe a-t-il pu convaincre les principaux negociants et boyards
moldaves et valaques de passer sous sa protection. Quant aux petits marchands qui ne sont pas immatricules chez le consul general russe, ils se
declarent neanmoins conune attaches aux negociants proteges et jouissent
egalement d'une protection de complaisance. La comparaison de la situation
des deux principautes avec celle de la Crimee avant 1774 n'echappe a
personne : la Russie avait etabii sa protection sut la presqu 'ile pour obtenir
son independance, avant de l'annexer neuf ans plus tard.
Bref, avant Tilsit, la France doit chercher les moyens de faire nommer
a la tete de ces principautes des hommes « vraiment devoues a la P.orte, bien
eelaires sur Ies veritabtes interets de ces provinces et assez probes pour
laisser penetrer de cette verite que la France a des intentions aussi bienveillantes envers la Turquie que celles de la Russie Iui sont hostiles, et que si la
necessite Ies oblige a chercher dans le patTonage une protection contre les
intrigııes de Ieurs competiteurs, ce n'est pas
la Russie qu'ils doivent
recourir, parce q~e toute relation avec elle est une trahison contre leur
souverain ».
Poiır reussir dans cette mission politique, les consuls français sont
charges de faire passer sous la protection française les pretres catholiques
des deux provinces de Moldavie et de Valachie, et tout particulierement ceux
de la premiere. Au nombre de douze, Ies ecclesiastiques catholiques dans
cette province font partie de la mission evangelique du Vatican, et sont sous
la direction d'un prefet qui est reconnu par Rome. lls etaient autrefois sous la
protection de la Pologne, mais aucune des puissances copartageantes ne s'est
substituee a ce droit, de sorte qu'ils sont abandonnes a l'autorite du prince
orthodoxe. Or, en vertu des capitulations, les pretres catholiques doivent etre
proteges par les souverains français : il suffirait pour le Vatican qu'ils se
fassent immatriculer chez le consul general français. Ces pretres officient
pres de 20 000 personnes, essentiellement des rurau:x, et parcourent la Moldavie chaque annee pour y faire des predications. lls ont a laşi un hospice oiı
ils accueillent les voyageurs. Le consul Fleury pense qu' il serait tres utile
d'attribuer une subvention annuelle au prefet de cette mission, et de placer
officieusement aupres du consul general une personne sfire, qui pourrait lui
servir d'intermediaire pour l'etablissement de ses relations secretes et
l'eclairer par ses observations personnelles. Cette mesure est d'autant plus
necessaire que les demarehes de l'agent français sont observees avec ·une
attention particuliere.
a
48. Ibid., fol. 181-182, Reinhard aTalleyrand, 20 aofit 1806.
La France et la mer Noire
85
En resume, Fleuıy pense que la possession de la Valachie et de la
Moldavie est necessaire a l'existence de la puissance ottomane. Or, ces deux
provinces sont menacees, surtout par la Russie, qui a manifeste son plan tant
par ses actes diplomatiques que par l'influence qu'elle s'est assuree sur leur
gouvemement interieur et sur leurs habitants. L'action bien dirigee du consulat français a laşi do it avoir pour resultat d' opposer des obstacles aux visees
de la Russie sur cette region, d'ameliorer les relations françaises avec la
Porte ottomane, ·de procurer au gouvemement des renseignements sur une
partie interessante de l'Europe eloignee de toute surveillance.
Cette analyse semble correspondre a la ligne· politique adoptee par
Napoleonjusqu'au changement des alliances. Pour la renforcer et obtenir des
resultats concrets, a savoir la destitution des princes de Valachie et de Moldavie avant le terme de leur mandat, ainsi que la rupture turque avec la
Russie et le declenchement d'une nouvelle guerre, qui empecherait le tsar de
concentrer toutes ses forces en Allemagne et en Pologne, Napoleon eleve le
niveau de la representation française dans les principautes et nomme, apres
une periode d'hesitation (Parant est nomme entre-temps consul dans cette
ville en 1805-1806), un consul general avec titre de « resident ». Ce titre
donne a un haut fonctionnaire, Charles-Frederic Reinhard, a pour but de fiatter le prince Mourouzi, de concurrencer le consul russe, mais surtout d'irriter
la Russie, voire de la 'provoquer. C'est aussi un moyen de soustraire tes
boyards moldaves et valaques a l'influence russe au profıt de la Porte et de la
France. Or, le titre de resident est donne aux diptornates « residant » effectivement dans une cour souveraine, ce qui n'est le cas ni en Moldavie, ni en
Valachie. Si les deux premiers objectifs sont atteints, la namination de
Reinhard avec ce titre irrite egalement la Porte et met dans l'embarras le
charge d'affaires français a Istanbul. Le gouve.mement turc objecte que si
1' on introduit un tel usage pour les Français, il faudra accorder la meme
prerogative aux consuls russe et autrichien (a cette epoque le fameux
Haınıner). Finalement Talleyrand rectifıe l'erreur d'appreciation et tente de
consoler Reinhard :
« Cette province est, comme la Valachie, sous la damination
ioıınediate
de la Sublime Porte et Sa Majeste l'Empereur a reconnu,
d'apres les observations que la Porte lui a mites, qu'il y avait pour
cette puissance quelque inconvenient a cbanger l'usage d'avoir en
Moldavie un autre agent qu'un consul general. Le titre ·de resident
vous avait ete donne en consideration de vos services et des missions
que vous aviez deja remplies ; mais vous reconnaitrez vous-meme
qu'on ne pollJTiit pas vous canserver un caractere qui donnerait a la
Moldavie celui d'un Etat independant Sa Majeste veut maintenir
l'integrite du territoire et de la damination de la Sublime Porte ; elle
ne veut faire aucun acte qui ait meme l'apparence de deroger a cette
determination. (...) La privation du titre du resident n'est pas pour
vous un sacrifice. Vous retrouverez dans votre caractere personnel et
Faruk BlLlCI
86
dans l'opinion que vous ferez preodre de vous le plus siir moyen de
relever la oıission qui vous est confiee »49•
Ne a Ichomdorf, en Wurtemberg, le 2 octobre 1761, d'une famille de
pasteurs, Charles-Frederic Reinhard fait ses etudes a l'Universite de
Tubingen; il se rend ensuite en France qu'il adopte comme nouvelle patrie.
Depute de Gironde en ı79ı, il sera remarque par Talleyrand et Sieyes qui
le destinent la carriere diplomatique. Nomme successivement secretaire
d' arnbassade aLandres (15 avri11792), premier secretaire a Naples (novem. bre ı 793), chef de la JC Division au minİstere des Relations exterieures a
Paris Ganvier 1794}, puis ministre plenipotentiaire a Hambourg, il reside
dans cette ville de ı 795 a 1797. Reinhard est ensuite envoye en qualite de
ministre, puis de commissaire du gouvernement en Toscane (1798}, avant
d'acceder au portefeuille des Relations exterieures a Paris le 20 juillet 1799.
Apres le 18 brumaire, il demissionne et devient ministre a Berne (22
novembre ı 799}, puis est de nouveau accredite aupres des villes hansea~ques et du cercle de Basse-Saxe, avec residence a Hambourg (avril 1802).
Il y reste jusqu'en juin 1805. Enfin, c'est en ı806 que nous le voyons
designe comme consul general en Moldavie, avec le titre de resident 50•
Avant d'arriver a laşi, Reinhard rend visite au prince Ipsilanti a
Bucarest. Reçu avec un ceremonial digne d'un ambassadeur, Reinhard n'en
transmet pas moinS a Paris une appreciation tres negative de l'attitude de
l'ancien drogman envers la France: « C'est un homme instruit dans la politique de l'Europe, suit les evenements, inquiet de son avenir, n'ayant d'autre
principe de conduite que son interet personnel, entraine dans une opposition
contre la France par les circonstances et par son interet apparent d'alors et
desirant plutôt qu'esperant rentreren grace »51 • Reinhard prevoit deja que le
prince lpsilanti prepare ses malles pour eventuellement passer a la premiere
occasion a Saint-Petersbourg. Par cootre, l' eovoye special français ne tarit
pas d'eloges sur le prince Alexandre Mourouzi, qui eotretieot une correspondance directe avec le sultan, le preveoant de tous les mouvemeots militaires
russes sur le Dniestr. D'ailleurs, dans une lettre adressee directement par
Mourouzi a Talleyrand, le prince se justifiait par les services que sa famille
avait rendus a la France, par sa positioo delicate en Moldavie sous la double
pressioo russe et turque, et demande eo consequence a l'empereur d' etre
bienveillant a son egard52• Apres la signature du projet d'accord franco-russe
mSgocie par d'Oubril (20 juillet}, Reinhard pense que les regions du nordouest de la mer Noire « vont entrer dans un etat de repos qui ne laissera
aucune latitude ni a [soo] zeleni aux taleots », et, ınalade, il demande tout
a
49. Ibid., fol. 167-168, Talleyrand aReinhard. 1er aofıt 1806.
50. LEBEL, op. cit., p. 273.
51. AMAE, CPC, Jassy, ı, fo!. lll-112, Reinharda Talleyrand. ıeraout 1806.
52.Ihid., fol. ı 69-l 73, Mourouzi aTalleyrand. 19/3 ı janvi er ı 806.
La France et la mer Noire
87
simplement son rappel 53• A la fin du mois d'aout, il n'est pas encore au
courant du desaveu de ce traite par Alexandre ıer (le 15 aoüt), mais il sent par
la rumeur qu'il ne sera pas ratille et decrit l'atmosphere d'inquietude dans la
region dans la perspective d'une guerre prochaine. n semble bien que
Reinhard subisse les evenements plutôt qu'il ne les .prevoit. C'est l'ambassadeur Sebastiani qui remporte le succes, non seulement de la fermeture des
Detroits aux navires russes, mais aussi de la deposition des Hospodars (le 24
aout), faisant miroiter a Selim ID la recuperation des territoires perdus sur les
rives de la mer Noire, et notamment la Crimee (depuis 1774), et utilisant le
cas echeant la menace. Malgre l'opposition de la Russie, de 1'Angleterre, de
I' Autriche et de la Prusse, les deux princes sont remplaces respectivement,
en Valachie par Alecco Soutzo, ancien hospodar exile a Rhodes, et en
Moldavie par Callimachi, drogman du divan, tous deux partisans devoues de
la cause française.
Talleyrand ne cache pas le succes français dans ces nominations. Dans
ses lettres du ll octobre, adressees a Reinhard ainsi qu'a Parant, consul
français a Bucarest, le ministre considere que la deposition des deux princes
etait devenue necessaire et qu'il fallait retablir en Moldavie et en Valachie
l'autorite de la Porte, et partant arracher cette province a l'influence de la
Russie. Mais il previent egalement que les deux princes ne doivent jamais
perdre de vue le rôle qu'a tenu la France dans leur nomination. Ces deux
provinces ne doivent plus en tout cas retomber sous l'influence russe. Au
premier signal de guerre entre la Russie et la Porte ottomane, c'est en
Moldavie et en Valachie que s'ouvriraient les hostilites. Il faut que les frontieres de ces provinces soient mises en etat de defense, que tes garnisons
soient augmentees, les fortifications relevees, bref, que la Moldavie et la
Valachie, talon d' Achille de l'Empire ottoman, deviennent des aujourd'hui
de solides remparts. Les interets des princes et ceux de leur souverain sont
les memes. En meme temps, il assure les princes de toute la protection de
l'Empereur et de la confıance qu'il a dans leur devouement a la gloire du
sultan et a ses interets qui sont plus que jamais lies a ceux de la France. Le
ministre previent que l'Empereur augmentera son armee en Dalmatie, car il
n'a besoin en Allemagne que d'une petite partie de ses forces, et il veut etre
a meme de defendre la Porte en cas d'invasion54•
·
A Istanbul, le gouvernement ottoman, revenu sur sa decision, ne peut
cependant pas empecher une invasion contre laquelle, on le sait, Napoleon
ne fera rien, sauf adeclarer officiellement que la France « ne fera la paix que
lorsque la Porte ottomane aura recouvre la Moldavie et la Valachie par le
retablissement des princes Callimachi et Alexandre Soutzo ». Le ll novembre, de Berlin, Talleyrand, qui visibiement ecrit sous la dictee de Napoleon,
ordonne a Reinhard «d'exeiter le zele », de montrer que l'Empereur, a la
53. Jbid., fo!. 186-189, Reinhard ii Talleyrand, 23 aoiit 1806.
54. lbid., fo!. 232-234, Talleyrand ii Reinhard et iiParant, ll octobre 1806.
88
Faruk BtLtct
tete de 300 000 hoınmes, pourchasse les Russes et est resolu a defendre les
principautes. II lui demande aussi d'ouvrir des coınmunications directes avec
le quartier general de l'Empereur pour l'informer de toutes les operations
militaires sur le Dniestr, tout en lui recoınmandant de ne plus revenir sur ses
55
premieres impressions trop favorables concernant le prince Mourouzi •
Deux jours plus tard, le ministre revient a la charge en interdisant a Reinhard
d'avoir le moindre contact avec ce prince: «Il est l'hoınme de la Russie, pas
le prince choisi par la Porte ottomane. Lorsque le prince Callimachi aura
recouvre l'autorite, comme Sa Majeste ale droit de s'y attendre, et coınme la
sfuete de la Porte ottomane l'exige, vous rentrerez pres de lui dans l'exercice
de votre mission, qui ne doit avoir d'autre but que de conserver la Moldavie
a la Porte ottomane, et de contribuer par vos coiıseils et vos excitations a
mettre en etat de defense toute la ligne du Dniestr et de ramener au prince
.
Callimachi.l'appui des boyards qui s' en etaient eloignes »56•
Mais cette demiere lettre, Reinhard ne la recevra pas. ll est arrete par.
les Russes qui entrent a Iaşi le 28 novembre. Ignorant cette arrestation, le
ministre continue d' ecrire a Reinhard du quartier general de Posen en Pologne, pour lui annoncer que l'armee a passe la Vistule, que les Russes, battus
dans toutes les rencontres, se sont deja retires au-dela du Boug oiı l'armee
continue de les poursuivre : «La Porte doit profiter du moment oiı [les
Russes] rappellent vers cette frontiere leurs principales forces, pour porter
elle-meme toutes les siennes vers le Dniestr et pour agir au premier
signal »51: Reduits a leur plus simple expression durant l'occupation russe,
les trois consulats français fonctionneront au ralenti. A Bucarest, Lamare, de
retour a son poste en septembre 1807, est en conflit avec le general russe
Lascarev, ainsi qu'avec l'eveque de la ville. Le 29 aofit 1808, il decrit a
Champagny le elimat d'hostilite : « Tout ce qui porte ici le nom français et la
cocarde française est reduit et rabaisse au plus has degre ». Ipsilanti transfere
a Moscou, le divan de Valachie est dissout et la principaute est dirigee par un
comite provisoire, compose de quatre boyards en perpetuel desaccord. Las
de ces difficultes, Lamare rentre en France etmeurt le 16 avril1809.
Son successeur, Joseph Ledoux, a pour instruction principale de facilit~ l'acheminement du courrier pour Constantinople et d'informer Paris des
moindres incidents de la guerre russo-turque. Pour le reste, Champagny lui
conseille d' observer une stricte neutralite. Grace a ses relations, les informations militaires qu'il obtient s'averent precieuses: ayant appris le futur
assaut de Giurgiu, il transmet !'information aux Turcset l'operation echoue.
Ces agissements provoquent des plaintes de la cour de Saint-Petersbourg
contre le vice-consul qui rentre a Paris pour se justifıer. A son retour a
Bucarest, les choses s'ameliorent avec les autorites rus~es, mais peu de
55. lbid., fol. 268-269. Talleyrand aReinhard. ı ı novembre ı806.
56./bid., fol. 270, Talleyrand aReinhard. 13 novembre ı806.
51./bid., fol. 298, Talleyrand aReinhard. 6 decembre ı806.
La France et la mer Noire
89
temps apres, la guerre est declaree eotre la Fraoce et la Russie, et Ledoux se
refugie it Vieone. Enjanvier 1813, il rejoint soo poste, apres une ceremonie
d'accueil organisee par le prince de Valachie, Karagea. Mais pendant la
periode de la Petite Restauration, les relations se degradent et Talleyraod
nomme Ledoux au poste de vice·consul it Rhodes {24 septembre 1814).
C'est seulement le 8 mars 1816 que le nouveau consul Formont est nomme
en Valachie.
A Iaşi, apres l'arrestatioo de Reinhard, le consulat est reste vacant
jusqu'en juin 1810, date it laquelle Martin, vice.consul de Galatz, y est
provisoirement nomme. Tombe malade, celui-ci est remplace par le drogman
Fornetty en septembre 1811. Jusqu'au printemps 1812, Fometty fournit de
nombreuses informations sur les negociations de paix entre Turcs et Russes,
tout en indiquant les deploiements de troupes russes au-delil du Dniestr.
Apres la campagne de Russie, le consul retoume a son poste, muni des
instructions du duc de Bassaoo. Celui-ci lui demande d' observer « tout ce
qui paraitra devoir etre de la plus legere utilite pour le service de l'Empereur »58, de combattre les bruits de progres des Russes en Europe, et
d'inspirer aux esprits la confiaoce dans l'avenir de la France et de l'Empe.
reur. Assurement, ces progres ont completement change·l'appreciation de la
population et du prince envers la Russie, et ont marque « de la tiedeur pour
tout ce qui arapport aux affaires des Français ». Au printemps 1813, alors
que Napoleon a de graodes difficultes en Allemagne du Nord et en Pologne,
.il eberche
reproduire le meme schema qu'en 1806 pour ·declencher
eventueliement des hostilites entre la Porte et la Russie. Mais celle-c~ visiblement rassuree des dispositions de la Porte, fixe son attention vers la
Baltique et prepare l'inexorable chute de l'Empire napoleonien.
Les premieres mesures prises par le nouveau regime de Restauration
sont de diminuer la representation française en supprimant· le consulat
general de Iaşi et en laissant vacant le vice-consulat de Bucarest C'est l'idee
d'un abandon tacite des principautes danubieones it la Russie auquel le viceconsul Fometty contribue. Il ecrit en effet que la Moldavie presente peu
d'interet pour la France. Les exportations se limitent au betail, la foire de
Leipzig fournissant les objets d'importation. Quelques articles de Fraoce tels
que le tabac, le vin et divers objets de mode pourraient bien preter it des
sp~ulations en arrivaot par Galatz, mais la peste qui regne dans la region
depuis plusieurs mois fait fuir les etrangers59•
a
Vama : la ville impossible
Parmi les villes europeeones de la mer Noire, c'est Vama qui semble
·avoir pose le plus de problemes aux Français pour I' etablissement d'un
58. MAE, CPC, Jassy, 2, foI. 8, duc de Bassano aFometty, 28 fevrier I 813.
59. Ibid., fol. 51, Jassy, Fometty au Duc de Richelieu, 20 decembre 1815.
90
Faruk BlLtct
consulat. Theoriquement pourvue d'un vice-consulat des 1803, Varna a fait
l'objet de nombreuses tractations entre la Porte et l'ambassade pour la
nemination effective d'un agent consulaire. Parant, titulaire officiel du poste,
ne peut s'y rendre a cause des « puissantes raisons » opposees par la Porte.
En effet, celle-ci, malgre le traite, fait representer a l'ambassadeur Brune que
«jusqu'a present, aucune nation n'avait eu d'agent dans cette ville ; que
cette innovation ruinerait le pays et que le grand vizir avait recours a [ses]
amities pour [le] prier de representer a [son] gouvernement, qu' il serait tres
agreable a la Porte que cet etablissenıent n'efit pas lieu »ro, car des qu'on
introduit une habitude pour une puissance, les autres veulent avoir la meme
prerogative. A la conference du I 4 deScembre 1803 61 avec le Re 'is ül-küttab,
Mahmud RaifEfend~ l'ambassadeur Brune tente de justifier cette demande
par les avantages economiques et commerciaux que la Porte poumiit retirer
d'une telle. entreprise, tout en menaçant implicitenıent le gouvernement
ottoman:
« Cette institution, en donnant au commerce des points fixes,
fucilite les ecbanges, excite l'industrie et l'agriculture, fuit crôıtre la
population, grossit le tresor du souverain par les droits des douanes et
la consommation, augmente la consideration des etrangers et des
musulmans memes pour le gouvemement de ·Sa Hautesse ; c' est la
verite, la France ne peut recueillir des ce moment les avantages de
cette institution ; les hostilites de 1'Angleterre viennent de troubler les
rapports commerciaux de toute l'Europe ; mais des considerations
passageres ne peuvent alterer Ies vues de mon gouvernement ; et en
multipliant ainsi, au moment de la guerre, ses commissaires au
Levant, ne semble-t-il pas donner aSa Hautesse, une garantie formelle
de son amitie ? Cette mesure, loin de. trouver des obstacles, devrait
done etre accueillie avec satisfuction. Votre Exeellence voudra bien
remarquer que c'est comme ami que je presente ces reflexions. Car
comme ambassadeur, je dois me tenir a la Jettre du traite et en
dernander l'execution fidele ».
Mais la veritab1e raison du refus du gouvernement ottoman est cette
vieille peur de voir sa capitale privee de l'approvisionnement pour lequel
Varna constitue veritabiement un entrepôt. Le Re 'is ül-küttab, dans cette
meme conference, l'explique d'ailleurs clairenıent : « Varna est un port
d'approvisionnement pour Constantinople. L'etablissement des etrangers
amenerait plus de concurrence, ainsi loin d'etre un profit, ce serait un ınal.
Des qu' il y aurait un commissaire français, Ies autres nations demanderaient
a en avoir. D y aurait done a Varna, douze commissaires, avec vingt-quatre
drogınans ou proteges qui ont des privileges pour les douanes et autres
60. AMAE, CP, Turquie, 207, fol. 172, Bnıne a Talleyrand, 18 frimaire an XII.(IO decembre
1803).
61. lbid., fol. 191-192, Bnıne aTalleyrand, 22 frimaire an XII (14 decembre 1803).
La France et la mer Noire
91
droits. Ce qui est avantage dans les pays de l'Europe, serait ici desordre par
la concnrrence et les protections... [Outre les graines], il nous vient de
Varna, le beurre, les legumes, Ies bceufs ; et on ponrrait Ies exporter, non
seniement a l'etranger, mais dans 1' Archipel principalement ». Devant
l'impasse, le ministre ottoman prend la decision de s'adresser directement a
Paris ponr dernander en quelque sorte une derogation au traite de 1802, par
laquelle les engagements pris par le gonvernement :français ne seraient pas
non plus entierement executes, notamment en ce qui concerne les tarifs
douaniers. Dans une note datee du 3 ramadan 1218 de l'hegire (18 decembre
1803), la Porte expose directement a Paris ses motifs de refus en repetant
que Vama ne peut etre assimilee aux antres echelles :
« Elle est le point central et l'entrepôt de tous les genres de
comestibles exclusivement destines a la residence iınpenale et a
l'approvisionnement de la capitale; et qu'il est de notoriete publique
que jamais il n'a paru a Vama ni commerçant etranger, ni navire
europeen, et qu'a l'exception des mouvements pour les besoins de la
Subliıne Porte, il n'est point encore arrive que dans cette echelle un
etranger quelconque ait fuit le commerce ; il n' existe en consequence
aucun motif qui puisse necessiter d'y etablir un commissaire. Si un tel
droit etait accorde a la Republique ftançaise, il est bien evident que Ies
autres puissances, saisissant cet exemple, pretendraient au meme
avantage ; qu'il en resulterait l'etablissement du commerce et de la
navigation des etrangers dans le port de Varna, ce qui ne pourrait que
desequilibrer les mesures prises pour l'approvisionnement de la
residence iınperiale, y occasionner la disette, et porter prejudice aux
droits de souverainete et aux interets majeurs de la Subliıne Porte.
Presuroant done la bienveillance et l'amitie de la R.epublique ftançaise, qu'elle n'insistera pas sur une demande susceptible de si
fiicheuses consequences, la Sublime Porte n 'hesite point a fuire ici a
notre ami l'ambassadeur l'expose sineere des considerations qui la
concernent specialement »62•
En defınitive, cette affaire trainera pendant deux ans, jusqu'a ce que
Parant puisse se rendre officieusement a Varna oiı il est si mal accueilli que
son seni desir sera d' en repartir. Avant son depart, sa description de la ville,
des habitants, et des disputes armees entre l'ağa de Roustchouk et le pacha
de Silistrie, reflete son etat d' esprit:
« Varna est un repaire sinistre oiı, seul europeen, je me
trouverais continuellement en butte aux outrages, amille perus. Cette
ville est renommee dans tout l'Empire turc pour ses revoltes et la
barbarie de ses habitants. Elle est la terreur des pays voisins. On n' en
parle jamais de sang-ftoid Les voyageurs les plus aguerris de ces
62. lbid., fo!. 226.
Faruk Btı.ıci
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contrees n'y passent qu'en fremissaot. Un consul nısse ya deja peri,
· victime de ses fonctions et deux conı.otissaires russes y ont successivement ete insultes, maltraites, encore l'annee derniere. Quant aux
babitants [...] ils ne vous demandent jamais de nouvelles de votre
sante, saııs porter d' abord la main sur wı de leurs pistolets »63•
Aussi les differents sejours que Parant a pu y faire se sont tous soldes
par des deceptions et aucune correspondance n~guliere n'a pu etre etahlie
entre Paris et le vice-consulat. n mourra en 1815 dans la misere, et pour le
consulat de Varna, il faudra attendre le traite de Berlin pour y voir un consul
français etahli de façon permanente.
Conclusion
Le hilan de ces dehuts de la presence française en mer Noire est
·mitige. Les resultats ne sont pas a la hauteur des amhitions des divers projets
economiques et politiques initiaux ; ils sont entraves essentiellement par les
conflits annes internationaux et locaux. Si le travail acharne et desinteresse
du ~uc de Richelieu pendant plus de dix ans a indiscutahlement favorise la
presence française sur les rives de la mer Noire, il n'est pas a mettre au
compte de la politique française, mais plutôt a celui d'une conjoncture
favorahle qu' Alexandre ıer a su utiliser. Mais la presence française a pour
m6rite d'avoir ouvert a l'econonıİ:e mondiale un hassin qui fonctionnait un
peu jusque ıa en vase clos. La contrihution des Français a la connaissance de
la geographie physique et humaine, comme a l'histoire locale, ne sont pas les
moindres retomhees, sans parler de l'amelioration des techniques de navigation, de l'infrastructure et du developpement culturel. L'entree en mer
Noire de la France et del' Angleterre en 1802 deviendra une regle generale
pour tous les navires de commerce avec le traite turco-russe d'Edirne en
1829. "L'internationalisation de cette mer et l'utilisation des Detroits continueroot de faire l'ohjet d'apres discussions au cours du xıxe et au debut du
:xxc siecle 64, sans apporter de v6ritahle reponse au devenir du hassin
pontique. Avec diverses interrogations et incertitudes, celui-ci fait de
nouveau l'actualite avec l'apparition de nouveaux enjeux consecutifs a la
·
dislocation du hloc de l'Est et de l'URSS 65•
63. LEBEL , op. cil.
64. Pour ıme histoire diplomatique de la question de la mer Noire et des Detroits voir l'ouvrage de Cemal TınaN, Osmanlı Imparatorluğu Devrinde Boğazlar Meselesi, İstanbul, 1947.
65. La quinzieme livraison (1993) des Cahi~rs d'etudes sur la Mediterranee orientale et le
monde turco-iranien (CEM011), consacree a la « Zone de cooperation economique des pays
riverains de la mer Noire », s'interroge precisement sur le devenir de la region sous le feu de
cette actualite.
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