VARIA TURClCA XXXVII Sous la direction de Walid ARBID, Salgur KANÇAL, Jean-David MızRAID, Samir SAUL MEDITERRANEE, MOYEN-ORIENT : DEUX SIECLES DE RELATIONS INTERNATIONALES RECHERCHES EN HOMMAGE A JACQUES THOBIE Publiees avec le concours de l'lnstitut Français d'Etudes Anatoliennes d'Istanbul - Georges Dumezil de l'Universite Paris VIll Vincennes - Saint-Denis et de l'UMR 8533 IDHE (lnstitutions et dynamiques historiques de l'economie) CNRS-Paris VITI - Centre Jean Bouvier de l'Universite Rennes ll 1 Haute-Bretagne de l'Universite Paris I 1 Pantheon-Sorbonne de l'Universite de Picardie- Jules V erne et du Centre de Recherche sur l'Industrie, les Institutions et Ies Systemes Economiques d'Amiens (CRIISEA) INSTITUT FRANÇAIS D'ETUDES ANATOLIENNES D'JSTANBUL -GEORGES DUMEZIL L'tbrmattan 5-1, rue de I'Ecole-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'tbrmattan Hoııgrit Haıgiıau.3 1026 Budapest HONGRIE L'tbrmattaD JtaU. Via Bava,37 10214 Torino ITALIE Calleetion Varia Turcica Dernieres parutions KANCAL Salgur, THOBIE Jacques, Systeme bancaire turc, Varia Turcica XXVII, 1995. KANCAL Salgur, THOBIE Jacques, PEREZ Roland, Enjeux et rapports de force en Turquie et en Mediterranee occidentale, Varia Turcica XXVIII, 1996. DE TAPIA Stephane, L'impact regionalen Turquie des investissements industriels des travailleurs emigres, Varia Turcica XXIX, 1996. BACQuE-GRAMMONT, La premiere histoire de France en Turc onoman, Varia Turcica XXX, 1997. HITZEL Frederic (ed), Istanbul et /es langues orientales. Actes du colloque organise par I'IFEA et 1'INALCO, Varia 'İ'urcica XXXI 1997. Collectif, La Turquie entre trois mondes, Varia Turcica XXXII, 1998. LELLOUCH Benjamin, YERASIMOS Stephane (eds), Les traditions apocalyptiques au toumant de la chute de Constantinople, Varia Turcica XXXIII, 1999. © L'Harmattan, 2003 ISBN : 2-7475-4628-4 Faruk BİLİCİ LA FRANCE ET LA MER NOIRE SOUS LE CONSULAT ET L'EMPIRE : «LA PORTEDU HAREM OUVERTE » Detourner le commerce de l' Asie au profit de la .France et au detriment des Anglais, rebahiliter les anciens comptoirs grecs et italiens sur les bords de la mer Noire, relier les provinces pontiques turques et russes a Marseille, obtenir a bas prix des matieres premieres pour l'industrie, ouvrir de nouveaux debouches pour celle-ci. .. , ce sont la quelques-uns des themes abordes par une multitude de projets et d'ecrits rediges au cours du xvmc siecle. Nous avons eu l'occasion de voir les nombreuses tentatives plus ou moins fructueuses que diplomates, voyageurs et negociants :français ont entreprises dans ce sens depuis Louis XIV jusqu 'a la Revolution :française 1• L'acces de la Russie a la navigation et au commerce de la mer Noire a la suite du traite de Küçük Kaynarca (1774), et surtout la creation de nouvelles villes portuaires, la colonisation des regions septentrionales par l'apport de communautes dynamiques et la mise en place d'une flotte militaire et marchande au debut du xıxe siecle face a un Empire ottoman au bord de l'abime, creent de nouveaux espoirs tout en preoccupant les dirigeants français. Quant ala Porte, au lieu d'organiser et de maitriser le nouveau pbenomene qui se produit sur son flanc nord, elle a prefere pendant longtemps privilegier I' option militaire, les tracasseries administratives et fmancieres pour lutter contre la Russie; elle a egalement ut.ilise le droit d'acces ala mer Noire pour les autres nations comme un moyen de surencbere et une monnaie d'echange. Il etait pourtant difficile desormais a la Porte de priver les puissances europeennes de cette possibilite. La Revolution, puis l'expedition d'Egypte arretent toutes Jes tentatives françaises en mer Noire, alors que la Russie continue d'elargir son territoire sur cette côte avec le traite d'laşi (1792), et )es navires russes passent librement les Detroits pendant la periode d'alliance turco-russe, a la faveur des h~stilites entre la France et la Porte ottomane. L' echec de Bonaparte devant l'Egypte donne raison a ceux qui militent depuis longtemps pour une ouverture de la mer Noire aux mSgociants français. Le traite de paix :franco-russe, signe a Paris le 8 octobre 1801, reconduit les dispositions prevues par le traite de commerce de 1787, obligeant Ies parties contractantes a observer Jes principes fondamentaux des droits du commerce et de la navigation marchande des neutres sur les côtes de chacun des pays. Deja promise a I. Faruk Bn.tcl, La po/itiquefrançaise en mer Noire (1747-1789): vicissitudes d'une implantation, Istanbul, Editions Jsis, 1992. 56 Faruk Btı.ıct 1' Angleterre par la Porte en compensation de son alliance au cours de l'expedition d'Egypte, la liberte de passage dans ie Bosphore et la navigation en mer Noire est l'un des enjeux pour le retablissement de la paix a Paris entre la France et l'Empire ottoman (25 juin ı802). Desormais, le champ des privileges (Capitulations) couvre egalement la mer Noire et les articles 2 et 3 de ce traite donnent expressement la passibilite d'instaurer des consulats (de ı 799 a 1806 on disait « commissariats des relations commerciales ») dans la region dependante de la Porte. A ]'automne ı802, toutes les conditions politlques semblent ainsi reunies pour la conquete du nouvel « Eldorado ». Une politique volontariste semee d'embôches: le resean consulaire ambitieux Le vaste chantier qui s'ouvrait aux Français etaiten realite un terrain inconnu. L' abondance des memoires et rapports envoyes par differents agents en ce debut du xıxc siecle cache a peine l'ignorance des realites economiques et politiques dans laquelle se trouvaient les dirigeants :français. lls n'avaient pas une idee precise, ni de l'endroit oiı il fallait installer les nouveaux consulats, ni des matieres premieres qu'ils pouvaient reellement importer de ces regions, encore moins des produits manufactures. qu'ils pouvaient y vencfı:e. Les negociants de Provence, theoriquement les principaux interesses, ne voulaient pas risquer leurs capitaux dans une mer dont la navigatioiı etait reputee dangereuse et les côtes mal connues2• Henri Fourcade3, le consul de France a Candie, dans un rapport sur la mer Noire, enonçait le principe liberal classique en la matiere : « La seule nomination d'un commissaire dans tel ou tel point ne suffit pas pour y creer des etablissements commerciaux. Ces etablissements seront formes par des negociants toujours instruits par leurs interets et le COıııı:Q.erce indiquera }es lieux oiı le gouvernement devra placer ]es depositaires de sa protection »4 • La seule ville pratiquee par un certain nombre de maisons de commerce, notamment le marseillais A Anthoine, reste cependant Kherson ; elles y ont etabii des sa foodation en ı 787 des comptoirs grace a la protection des gouvernements :français et russe et surtout a coups de subventions du premier. La nouvelle organisation consulaire dans cette region devait consti2. Le probleme des cartes precises de la mer Noire est une preoccupation constante de l'ambassadeur Brune. D propose au Premier Consul d'adjoindre ıl son arnbassade - l'exemple de l'expedition d'Egypte oblige - outre deux secretaires, un n.aıuraliste et un charge des antiquites, un geographe pour rectifier les cartes du littoral de la mer Noire, car « celles qui existent sont fautives et paraissent compromettre la siirete de nos batiments ». Voir, entre autres, Archives du rninistere des Affu.ires etrangeres, Correspondance politique (desormais AMAE, CP), Turquie, 205, fo!. 7, 4 vendemiaire an XI (26 septembre 1802). 3. D s'agit d'Henri Fourcade, fri:re de Pascal Thomas, consul generaı ıl Sinop. 4. AMAE, Memoires et documents {desormais MD), Turquie, 14, fol. 222, « Notions sur Ies nouveaux etablissements a former sur les côtes de la mer Noire », 2 aoiit 1802. La France et la mer Noire 57 tuer une nouvelle base d'information fiable et de negociation prealable a l'arrivee eveotuelle des negociants. Au moment oiı avait lieu a Paris l'echange des ratifications du traire entre la France et la Porte, dans les premiers jours de septembre 1802, un tribun, Emile Gaudin, adressait au premier Consul un memoire sur les avantages du commerce de la mer Noire et de tout le Levant, et proposait done d'envoyer des agents commerciaux a Andrinople eta Varna pour le coımnerce de la Roumelie, de la Moldavie et de la Valachie, par la voie du Danube suivi jusque dans l'interieur du continent ; d'ouvrir une route aux ıiıarchands a travers 1' Anatolie, d'Izmir a Teheran ·en passant par Tiflis (Tbilissi) ; d' entrer en rapport, avec les princes persans pour inquieter les Britanniques en Inde ; d'installer des agents dans les principales villes de Russie, a Kiev, Mohilev, Moscou, Kazan et Astrakan ; de fonder des maisons de commerce notamment dans la Russie septentrionale, a l'instar des jactories angJaises. Il y voyait les moyens de renouer Jes liens de la France avec la Russie et avec l'Orient pour mieux concurrencer l'influence politique et commerciale de l'Angleterre 5 • Les instructions donnees au general Brune, le nouvel ambassadeur a Istanbul, par le Premier Consuı reservent une place de choix a la mer Noire et renvoient aux experiences merlievates : « La mer Noire a ete dans les temps anciens un des grands entrepôts du commerce de l'Europe et de l'Inde. Depuis qu'elle appartient a l'Empire ottoman, elle est devenue plutôt un obstacle qu'un moyen de communication entre le nord et le midi de l'Europe. Des fleuves considerables aboutissent a ses rivage$. Le Danube peut y porter les productions de la plus grande partie des Etats d' Allemagne. Les communications possibles, et P-eut-etre prochaines, de ce fleuve avec les autres fleuves de l'Europe 6, doivent interesser toute l'industrie des villes du continent a la fucilite et a la richesse de la navigation de la mer Noire. Le Dniestr peut fuire arriver a Constantinople, les productions territoriales des plus riches provinces de la Pologne. Le Dniepr et le Boug, qui arrosent les plus anciennes et les plus riches forets du Nord, peuvent fuire descendre dan~ les ports russes de cette partie de l'Europe des approvisionnenıents que la marine acbeterait et enıbarquerait ameilleur marche qu'a Riga. Le Don peut faire remonter jusque pres de Saint-Petersbourg les productions françaises et rapporter en retour celles de la Russie ; ce fleuve, par ses communications avec la Volga, offie de plus a DOS exportations un acces qui peut Ies faire parvenir sur la mer Caspienne et dans les provinces septentrionales de la Perse » 1• 5. Edouard DRIAULT, La politique exterieure du Premier Consul, 1800-1803, Paris, Felix Alcan. 1910, p. 359; AMAE, CP, Turquie, 204, fo!. 353. 6. Reference au futur canal Rhin-Main-Danube. 7. AMAE, CP, Turquie, 205, fo!. 129-143, vendemiaire an XI (septembre 1802). 58 Faruk BtLlct Bonaparte prepare en meme temps le terrain par des negociations avec la Russie, mais sans grand succes : la Russie redoute la concurrence politique et economique de la France, et le tsar Alexandre se tient sur la reserve en presence des avances de Bonaparte; il considere la penetration de l'influence française dans la mer Noire comme une violation de sa chasse gardee, du« grand lac russe », suivant l'expression de l'ambassadeur russe Istanbul, ltalinski, qui revendiquait le droit d'accorder des patentes de sante et exigeait le rôle des equipages des navires français se dirigeant vers la mer Noire a partir du port d'lstanbul. Tous les moyens sont utilises par ltalinski aupres de la cour ottomane pour empecher l'installation des consuls français 8• Tout en laissant une certaine latitude aux ambassadeurs a Istanbuleta Saint-Pete.rsbourg dans le choix du lieu de leur residence en fonction des renseignements obtenus et des modifications des donnees politiques, sept villes sont visees d'emblee dans la nouvelle organisation consulaire. Pour le littoral anatolien, Sinop est choisie comme siege du consulat general, Heraclee (Ereğli) et Trabzon etant les residences des vice-consulats. Pour la partie europeenne ottomane, Vama constitue la tete de pont pour Ies Balkans en tant que vic~consulat, tandis qu'laşi, capitale de la Moldavie, ~t . un consulat general; Bucarest, capitale de la Valachie, et Galati (Galatz) etant les vice-consulats. Enfin en Nouvelle Russie, Odessa est le siege du consulat general et Taganrog celui du vice-consulat Ces consuls doivent jouer un rôle bien au-deta de celui qui est devolu traditionnellement aux agents cansulaires : protection des nationaux et du commerce ; ils seront tres sollicites par Napoleon pour les informations a caractere commercial et economique, mais ils interviennent aussi dans tes domaines diplomatique, militaire et naval ; ils seront apssi des elements indispensables du systeme de blocus continental. Pour le littoral anatolien, il s'agit de surveiller d'une part les activites des Russes sur cette côte, mais aussi les conflits armes qui opposent deux faınilles de notables, Ies Çapanoğullan et les Canikli, l'une representee par Süleyman Bey et l'autre par Tayyar Mahm\ld pacha. Le consul de Trabzon (Trebizonde) ala charge de couvrir par ses rapports et corresP,ondances le nord-est de la mer·Noire, la Georgie, mais aussi Erzurum, Kars et le nord de l'Iran. Odessa et Taganrog · (mais aussi Theodosie et Kherson) sont au creur des activites maritimes et commerciales de la mer Noire conquise par la Russie. Le consul general Mure, connaisseur des echelles du Levant, en bons termes avec le duc de Richelieu, est un veritable « ambassadeur », mais surtout un observateur de l'evolution de la Nouvelle Russie. Ratez, plus jeune mais de formation militaire, est designe pour gerer sous la direction de Mure le commerce de a 8./bid., fol. 476477, Bnme aTalleynınd, 19 ventôsean XI (lO mars 1803). La France et la mer Noire 59 - Taganrog et de Theodosie, tout en gardant un reil sur les activites militaires de Sebastopol (ancienne Aktiar) et de Nicolaief sur le Boug. En Moldavie et en Valachle, « postes d'observation d'une grande importance, par leur position geographlque, et par la nature de la constitution politique »9, il s'agit de creer des moyens d'influence sur tes deux princes, et par-dela, sur la communaute (la nation) grecque tout entiere de l'Empire. Napoleon et Talleyrand considerent que, hormis le gouvernement russe, aucun pays europeen n'a su apprecier a sa juste valeur le poids de cette population sur la politique ottomane ; ils lui imputent a la fois la decadence de l'administration turque et l'ascendance que la Russie a obtenue sur la classe politique ottomane. En relation constante avec l'ambassadeur a lstanbu~ tes consuls a Iaşi et a Bucarest sont done charges de renverser cette situation au benetice de la France et de faire destituer les princes lpsilanti et Mourouz~ nommes pour sept ans en 1802 par la Porte sous la pression russe, pour les remplacer par d'autres princes acquis a la cause française, comme Callimachi et Soutzo 10• Emın Galati en Moldavie et Varna en Bulgarie sont des entrepôts de marchandİses venant des Balkans pour aboutir Istanbul. C'est precisement pour cette raison que la Porte autorisera tres di.fficilement }'installation d'un consulat dans la premiere ville et que la seconde sera systematiquement refusee dans la periode qui nous interesse comme residence permanente d'un vice-·consul. En realite cette ambitieuse politique n'est nuHement accompagnee par des moyens financiers adequats. Surtout, les consuls nommes dans tes villes ottomanes sont pratiquement abandonnes a leur sort par Paris et par l'ambassadeur a Istanbul, dans des regions ou regne une veritable anarchle : la securite est precaire, les consuls sont la cible de menaces et d'agressions physiques lorsqu'ils ne sont pas isotes du reste de la population : Allier, consut a Ereğli, sera oblige d'abandonner son poste des 1803; Fourcade fera de meme en 1807 ; Reinhard sera arrete par les Russes lors de 1' invasion de la Moldavie en novembre 1806. Dans les villes ottomanes, obliges de loger dans des quartiers habites par les populations chretiennes minoritaires, ils sont soupçonnes en permanence de complicite avec celles-ci, et traites avec mepris. Les changements du personnet administratif au gre des nominations et des destitutions des pachas locaux engendrent des frais considerables en presents, qui souvent ne sont pas rembourses par Paris ou le sont avec des retards insupportables ; ils sont obliges de payer les informateurs, de Joger les voyageurs ou agents français en mission ; ils se deplacent pour des observations economiques ou des recherches archeologiques. Les luttes armees, qui eclatent ·regulierement entre tes derebeys (notables locaux), sont le ventable canchemar de ces consuls. Les changements d'alliance du a 9.lbid. I O. Po ur tous ces personnages voir M. D. STURDZA, Grandes farnil/es de Grece, d'Aibanie et de Constantinople : dictionnaire historique et gerzealogique, Paris, 1983. 60 Faruk Bn.tct gouvemement français sont aussi des _periodes de crainte pour leur vie et celle de leurs familles et du personnel, compose en general d'un chancelier, d'un drogman, des domestiques et en Turquie d'un janissaire pour leur protection. Enfin, les maladies et la peste finissent par achever leur moral : les consuls a Trabzon et a Odessa ont exprime a maintes reprises leur crainte lors de la grande peste de 1810-1813. Les côtes anatoliennes : mythe et realites Si le choix des villes anatoliennes sur le littoral de la mer Noire correspond partieliement aux reSalites econoıniques et politiques, il semble etre dicte davantage par une vision romantique : Trabzon est une ville de commerce de transitentre I'Iran et la mer Noire, mais ni Sinop (capitale de l'antique Papblagonie, ville natale de Diogene), malgre son port bien protege des vents, et encore moins Heraclee (l'ancien Pontos Heraklea, Ereğli d'aujourd'hui) ne sont plus ces villes ouvertes et actives dans l'antiquite eta l'epoque medievale. Au debut du xıxe siecle, le littoral de la mer Noire, de Sinop jusqu'en Abkhasie, est dirige par Tayyar Mahmud Pacha, gouvemeur de Trabzon. Demiere grande figure d'une famille de notables de Canik, une region situee a l'ouest de Kızılırmak (l'antique fleuve Halys), Tayyar Mahmud est l'un des trois puissants personnages de 1'Anatolie, a côte des Çapanoğlu (au centre ei au sud) et des Karaosmanoğlu (sur la côte egeenne). MalgreS ses manieres « europeennes », malgreS sa grande satisfaction d'avoir des consuls français dans tes villes dont il est le gouvemeur, Tayyar Pacha n'inspire pas confiance au gouvemement français. En 1790, lors de la guerre turco-russe, a l'age de 16 ans, il est fait prisonnier par les Russes avec son pere Battal Hüseyin Pacha, gouvemeur de la province de Ca.nik, et est installe en Crimee. Catherine ll leur attribue de riches proprietes sur les terres abandonnees par les Tatares. Neuf ans apres, a leur retour en Turquie, Battat Pacha retrouve ses prerogatives dans I'Empire sans perdre pour autant ses terres de Crimee. Durant son sejour dans la presqu'ile, Tayyar Mahmud avait ete eduque a la russe et eleve au grade de colonel dans l' armee russe. A la mort de son pere en 1801, il est nomme gouvemeur des trois provinces de Ca.nik, Trabzon et Erzurum, et est charge de poursuivre Gürcü Osman Pacha, gouvemeur rebelle d'Erzurum. Mais une fois la rebellion dans l'est reduite, le gouvemement lui supprime le pachalık de cette demiere province, acte ressenti comme une injustice par le pacha. Ennenıi hereditaire de l'autre famille dominante en Anatolie, les Çapanoğulları de Bozok (Yozgat), Tayyar Mahmud Pacha prend systematiquement le contre-pied de la politique de ces derniers. C'est ainsi qu'en 1805, lorsque Selim m voulut implanter sa nouvelle armee- Nizam-i cedid (Nouvel Ordre), Tayyar Mahmud s'y opposa non pas par opposition aux reformes, mais parce qu'il ne voulait pas engager de nouvelles contributions financieres {irad-i ceaıd), et surtout parce qu'il ne La France et la mer Noire 61 voulait pas etre dans le meme camp que ses voisins ennemis. En tout cas, la population locale ne voulut meme pas entendre la lecture du firman imperial ordannant la creation de nouvelles casernes pour ce corps d'armee. Pour les recompenser de leur collaboration aux reformes, mais surtout pour eviter une concentration de pouvoir sur les rives la mer Noire, c'est-adire au voisinage des Russes, dans les mains d'un pacha intrepide et adule par la population 11, le sultan attribue aux Çapanoğullan deux nouvelles provinces fertiles situees sur les routes des caravanes, Amasya et Sivas. Aide discretement par tes Russes dans sa lutte contre le sultan et ses rivaux, Tayyara bien remporte quelques victoires sur ses ennemis en s'emparant des villes de Tokat et de Zile, mais il est battu en mai 1805 par tes forces gouvemementales secondees par les Çapanoğullan. Sa demande de grace etant rejetee, Tayyar Pacha s'exile au mois de septembre a la forteresse de Sokhum, en passant par Trabzon. Dupre qui decrit tes evenements agitant la region rapporte : « Pendant son court sejour ici [Trebizonde], j'ai vu quelques fois Tayyar pacha, qui m'a toujours accueilli avec cette amenite et amitie qui le caractensent ; nous avons eu des conferences assez longues sur ses vicissitudes, qu'il supportait avec autant de courage que de resignation, persuade que la Porte lui rendrait justice ; je lui ai temoigne combien je le desirais, autant par inclination, que par le besoin que nous avions de le revoir a son poste, qu'il a aussi bien occupe, et que lui seul peut remplir avec succes. n n'a pu desavouer une cause qu'il a embrassee trop legerement et avec trop d'empressement, et qui etait plutôt celle des autres que la sienne »12• En effet dans sa correspondance, Dupr~ insiste aupres des autorites françaises en faveur de Tayyar Pacha, le seul gouverneur selon lui, capable de diriger la region pontique sans qu'elle tombe dans l'anarchie. Son insistance aupres du charge d'affaires restera sans suite, a cause de l'attachement du pacha a la Russie. En realite, un an auparavant, Tayyar Pacha s'etait explique au cours d'une conference avec le consul general a Sinop de cette relation etroite avec l'empire dutsar 13• Fourcade rapporte que le pacha s'en defend en avançant comme argument sa presence en Turquie qu'il a regagnee de sa propre volonte, et ce malgre les offres brillantes que les Russes lui faisaient miraiter; le pacha reconnait qu'ils le comblent toujours « d'honnetete » et lui conservent les terres de Crimee, cedees a son pere ; il affırme aimer son pays, sans oublier les bienfaits de la Russie qu'il considere comıne ı ı. Selon le charge d'affiüres français Parandier, <des Turcs de I'Asie Mineure appellent Tayyar pacha leur chefsupreme, leur Bonaparte ». 12. AMAE, Correspondance politique et consulaire (desormais CPC), Trebizonde, ı, fol. 8688, Dupre aTalleyrand, 27 fructidor an X1ll (14 septembre 1805). 13. AMAE, MD, Turquie, vol. 30, fol. 348, fructidor an XII (septembre 1804). 62 Faruk BtLtct le seul asile qui lui reste, au cas oiı il serait oblige de fuir. Meprisant les ministres ottomans qui le traitent de Russe, Tayyar Pacha considere que ceux-la «se prostituent » a l'ambassade moscovite, faisant allusion aux largesses du comte Italinski. Apres le renversement de Selim m, en mai 1807, Tayyar Mahmud Pacha sera gracie par Mustafa IV et retrouver~ ses fonctions de gouverneur de Trabzon et des sandjaks de Sinop et de Şark-i Karahisar ; fin octobre de cette meme annee, il sera noınme vice-grand-vizir (kaymakam) de Çelebi Mustafa Pacha. Mais sa chute sera brutale : exile d'abord a Demotoka, puis aVama, il sera execute en juillet 1808 sur ordre du nouveau sultan Mahmud n, pour sa collaboration dans l'assassinat de Selim ID 14• Sinop: l'antique capitale en decheance Seule base navale turque sur la côte anatolienne acette epoque, Sinop est une ville de pres de 1O000 habitants 15, essentiellement des Turcs et des Grecs; elle est gouvernee par un mutesellim 16 (gouverneur delegue), au nom du pacha de la province de Trabzon. En 1807, c'est le coınmandant de la forteresse (muhafiz ou dizdar) qui assure les fonctions de gouverneur ; son adjoint est Genç Mehmed Ağa, mutese/lim de la ville de Boyabat, au sud de Sinop, redoutabl~ personnage qui par ses succes contre plusieurs pachas, est plus puissant que le gouverneur de la province. Un troisieroe ağa, ttancien mutesellim nomıne par Tayyar Mahmud, se ttouve egalement dans la ville avec ses partisans. Au milieu et par dessus tous s'eleve le kadı (juge), seul lettre, mais d'apres Fourcade, « idole de la canaille fanatique et le maitre du pays. Opiniatre, riche, hypocrite, il s'est empare de l'autorite, se mele de tout, enlace tous les bras, dirige tous les· esprits, force les militaires a le consulter sur les choses qui ne le regardent meme pas ». Dans sa description de la situation politique et militaire en fevrier 1807 17, Fourcade rapporte que la ville de Sinop occupe un isthme tres has et assez etroit qui la separe du continent et l'attache a une presqu'ile tres elevee et etroite, depourvue de moyens de defense ; la ville est mal approvisionnee, sa garnison indisciplinee et trop nombreuse, ses ağas faibles et divises, son kadı avide et usurpateur, son mufti fanatique... tous ingredients qui refletent tres probablement la realite, mais surtout l'etat d' esprit d'un consul français dans un milieu hostile. 14. Özcan MERT,« Canildi Hacı Ali Paşa Ailesi», Türldye Diyanet vakfı Islam Ansi/cJopedisi, vol. 7, İstanbul, 1993, p. 151-154. 15. Le chiffie de 1 500 habitants donne par Pierre Dupre ne parrut pas credible, cf. H. CoRDIER, « Voyage de Pierre Dupre de Constantinople aTrebizonde (1803) »,Bul/etin de la Seetion de Geographie, 1917. 16. Ce que tes diptornates français notent habituellement par erreur coınme « musselim ». 17. AMAE, MD, Turquie, 30, fol. 358-359, 12 fevrier 1807. La France et la mer Noire 63 En revanche, la pointe de la presqu'ile s'elargit vers le nord ; elle distribue a droite et a gauche deux golfes aussi larges que profonds, celui de droite offrant une bonne rade et un excellent mouillage. Au fond de cette nide se trouve un petit port environne de roches qui brisent les vagues de la mer ; les petits navires y trouvent un abri sfir et tres commode. Au chantier naval de Sinop, on construit des vaisseaux de lignede 74 canons, et pendant la guerre turco-russe la construction navale est activee, ainsi que les travaux de defense. Pour financer les depenses, la communaute grecque est lourdement ·mise a contribution, tandis que les Turcs « sans exception » sont obliges de donner leur temps aux travaux. L'interet essentiel de cette ville est qu'elle se situe a proximite des grandes forets qui fournissent habituellement des mats tres apprecies pour la construction des navires ; le chanvre y est abondant ; de meme la ville se trouve+elle a quelques k.ilometres des mines d'alun et de cuivre. Par contre, sa position strategique par rapport a la Crimee la place parmi les centres d'interet de la Russie qui y dispose egalement d'un consulat. Le nouveau consul general de Sinop, Pascal Thomas Fourcade, est un connaisseur de l'Orient. Consul a La Canee (Crete) lors de l'expedition d'Egypte, il est jete en prison av ec sa fami lle en septembre 1798, pour n' etre libere qu'apres la cessation des hostilites. Fourcade, des son arrivee a Istanbul, prend contact avee Tayyar Pacha, qui semblait flatte de voir la France placer des cansulats dans sa province. Les observations du nouveau consul general concernant la situation anatolienne au debut du xıxe siecle sont precieuses dans la mesure oiı il confırıne les luttes des gouverneurs entre eux et contre un pouvoir central incapable d'imposer son autorite: « Tous les seigneurs de 1'Asie sont presque independants. Toujours en guerre avec leurs voisins, ils exercent sur leurs sujets une autorite qui n'a d'autres limites que le caprice et les passions des cbe:tS. lls payent quelques impôts au grand seigneur, envoient des protestations bien respectueuses, mais ne reconnaissent la Porte qu'afin de legitimer leur tyrannie sur les sujets et leurs pretentions sur le territoire des voisins. Les provinces asiatiques sont gouvernees comme l'etaient celles de France au temps de la grande feodalite. Les douanes, !es terres, les manufactures, l'argent, tout est dans Ies mains de ces agas dont la haine ou l'amitie peuvent ruiner ou fuire prosperer notre commerce »18• Aussi, par tous les moyens, Fourcade menage-t-il le pacha de Ja province, qui est conscient de tous les avantages que peut procurer aux villes pontiques un comınerce direct avec la France. Fourcade l'apprecie beaucoup : «Il est brave, actif, intelligent ; il estime les chretiens d'Europe et 18. AMAE, CPC, Sinop, I, fo!. S, Lettre de Fourcade (22 mars 1803). a Talleyrand, ı er genninal an XI 64 Faruk Btud leurs usages, leurs manieres ». Selon le consul, Tayyar Pacha « a tout ce dont nous avons besoin pour etablir des relations, pour lutter avec avantage contre les prejuges des peuples et contre la tyrannie.des petits cbefs de horde ou des rebelles de la côte ». Fourcade conçoit des projets grandioses sur ces côtes « a condition que les Français trouvent protection et sôrete ». Les Français viendraient en foule a Samsun (autre ville portuaire a l' est de Sinop), a Sinop et a Trabzon, villes qui pourraient devenir l' entrepôt de la Perse. Il voit meme dans le pacba de ces côtes un desc·en<Jant de « l'Empire de Trebizonde » et dans Sinop « la seconde Alexandrie et le Bagdad de 1' Anatolie ». Cependant, l'enthousiasme des premiers mois laisse place a toute une serie de problemes et de desagrements. Apres une periode de bonnes relations, le consul russe Manoucbenko, proche de Tayyar, ne cesse de discr6diter Fourcade aupres du pacba et de la population. Durant I'ete 1805, l' Asie mineure orientale est le theatre d'une guerre sanglante entre Tayyar et Yusuf Pacba, prorege de Çapanoğlu, gouverneur d' Ankara, des provinces de Tokat et de Zile, et d'une partie du pachalık de Sivas et de Diyarbekir. Tayyar s'enfuit et l'insecurite s'installe a nouveau dans la region. Fourcade est oblige de reconstituer tout le reseau d'amities et de relations qu'il avait mis en place a coup d'argent et de cadeaux. De plus, a l'automne 1805, une maladie contagieuse cloue la famille Fourcade au lit; le consul pense qu'il va mourir et recommande ses enfants et son personnet a Talleyrand. Dans cette penode, les marins grecs qui naviguent en mer Noire sous la protection russe ne cessent de harceler les babitants de la côte, et entrent en relation avec les populations grecques locales. Les equipages de ces navires ne se privent pas non plus de faire des incursions dans la residence du consul. En fevrier 1806, au cours d'une de ces attaques, le consul est blesse et sa famille serieusement inquietee. Comble de malheur, en pleine guerre turco-russe, dans le contexte du rapprocbement franco-russe aTilsit et de l'insurrection des janissaires et des conservateurs contre les reformes de Selim en 1807, Fourcade et son cbancelier sont serieusement blesses par des Lazes. Ceux-ci se sont arretes a Sinop a cause du mauvais temps, apres avoir depose le sultan Selim et massacre plusieurs ministres. Repandus dans les cafes, ils invectivent les Français, accuses d'asservir le gouvemement ottoman et d'avoir vendu la Roumelie aux Russes. Ce lyncbage commis sous le regard indifferent du mutesellim et de la population locale temoigne de la tension qui regne alors contre la France, alliee de la Russie. Malade, handicape et n'ayant pas obtenu reparation, Fourcade fuit en Crimee avec le premier batiment français, au mois de fevrier 1809, craignant une rupture entre la Porte et la France. Jusqu'a sa suppression en 1812, le consulat general de Sinop sera desormais gere par l'ancien drogman de Trabzon, Simian. · Consul sans negociants et sans nationaux a gerer, amateur d'arch6ologie et d'bistoire ancienne, Fourcade a passe a Sinop plus de temps a faire des recberches d'erudit qu'a devetopper les relations economiques et poli- m m La France et la mer Noire 65 tiques entre la France et les côtes anatoliennes de la mer Noire. En tout cas, la representation diplomatique a Istanbul s'est souvent montree agacee par le style envole de sa correspondance avec Talleyrand, par des chiffres exageres, des expressions « inconvenantes, hasardees », ou encore par ses analyses politiques ayant tendance a empieter sur le terrain de l'ambassadeur ou du charge d'affaires, surtout lorsqu'il donnait son avis sur ce qui se passait dans le Palais : «Il est bien extraordinaire, ecrivait Parandier, qu'un agent français a Sinop puisse ~retendre savoir ce qui se passe dans l'interieur du serait du Grand Seigneur » 9 . L 'ephemere vice-consulat d'Herac/ee (Ereğli) Le sort du vice-consulat d'Heraclee est encore plus dramatique. En effet, numismate et archeologue dans l'ame plus que diplomate20, le titulaire du poste, Louis Allier, plus tard Allier de Hauteroche (1 766-1 827}, etait l'ancien directeur de l'imprimerie française a Istanbul (en 1795-1798) et avait voyage en Turquie et en Egypte avant d'etre nomme a ce poste. Comme de nombreuses villes anatoliennes de cette epoque, Heraclee est egaIement dirigee par un derebey, en l'occurrence un certain Ihrahim Bey, qui s'etait empare delaville en assassinant de sa propre main son predecesseur. Il etait done considere par la Porte comme un rebelle. Ihrahim Bey n'avait jamais reçu un europeen a Heraclee et n'avait aucune idee des fonctions devolues a un consul. Voyant Allier lui presenter un tirman d'exequatur sur lequel figurait la signature du sultan Selim ID et des lettres d'introduction du gouvernement, il le prend pour un agent de la Porte, capable de le faire rentrer en grace et de le confirmer dans la possession de son ağalık : il traite done d'abord Allier avec egards, puis, quand il voit qu'il ne tirait aucun des avan~ges qu'il attendait de sa presence, son attitude change progressivement. Les lettres qu' Allier expedie a l'ambassadeur Brune et ses examens attentifs des vieilles pierres eparses sur le sol le rendent suspect aux yeux d'lbrahim Bey, qui finit par le prendre pour un espion: il lui interdit alors d'envoyer et de recevoir aucun pli, de sortir apres le coucher du soleil, l'oblige a recevoir chez lui un janissaire et un domestique charge de le surveiller. Allier etait un quelque sorte prisonnier de l'ağa d'Ereğli : situation bumiliante et dangereuse a laquelle il decide de mettre fin, en prenant au mois decembre 1803 le premier batiment russe ralliant Istanbul. 19. AMAE, CP, Turquie, 210, fol. 91, Paranruer aTalleyrand, 21 messidor an xın (10 juillet 1805). 20. Selon Henri Deberain, il fut probablement le premier Français qı.ıi decrivit !es ruines du temple d' Apolion a Didyme ; il avait passe plusieurs semaines en Egypte. Sa collection de medailles etait reputee. H DEHERAIN, « Les preıniers consuls de France sur la côte septentrionale de l'Anatolie », Revue de l'histoire des co/oniesfrançaises, 17 (1924), p. 302. 66 Faruk BILİCİ Trabzon : porte de la Georgie et de 1'Iran En revanche, le vice-consulat (puis consulat) de Trabzon aura une existence beaucoup plus longue, puisqu'il ne sera ferme qu'en 1925. Asa creation, ce poste est attrıbue a Pierre Dupre, ancien exploitant de bois en Albanie et agent commercial ftançais en Grece, avaot d' etre attache a la legation ftaoçaise a Istanbul. Apres un voyage de prospection sur la barque Le Jeune Tropez sur les côtes anatoliennes de la mer Noire en compagnie de Joaonin, jeune de langue, pour verifier et corriger les cartes de la mer Noire, Dupre est nomme a Trabzon. A cette epoque, la population de la viUe est estimee par le vice-consul français a 16 000 habitants dont 2 500 Grecs (15,6 %) et 1500 Arıneoiens {9,3%)21 , alors que vers 1830 elle atteindra 20000 personnes. La ville est gouveroee par un .mutese/lim nomme par le pacha de la province.. Un kadı, un ağa des janissaires, un dizdar ağa (commandant de la forteresse) envoye par la Porte, et eofm deux ayans ou derebeys, Osman Ağa et Memiş Ağa, qui ont la plus grande influence dans le p~ys et qui sont les chefs des partis lors des con.flits, completent le tableau de l'administration. Entrepôt des marchaudises venaot d' Alep, de Bagdad,. de-Diyarbekir, d'Erzurum, de Perse, de Georgie, quelquefois des Indes et, pour Istanbul, de la Crimee et au-dela de Lemberg et Dantzig, Trabzon connaitra son veritable demarrage economique a partir de 1830. En ce debut de xı:xe siecle, outre les articles de consommation courante, on transporte a Trabzon du ,ciJivre et du plomb de bonne qualite; minemis raffines sur place avant d' etre exportes vers Istanbul, voire en Europe. Les quelques riches marchands musulmans, armeniens et grecs n'exposent aucun luxe, de crainte d'etre iınposes par les derebey comme par le commandant de la·ville. L'esseotiel de l'industrie consiste en la fabrication de toiles de lin pour la confection de chemises vendues a Istanbul, et d'ustensiles de cuisine en cuivre, doot la plus grande partie est egalement exportee. Par ailleurs, on y produit de l'huile d'olive, du mals, des haricots blancs, des citrons, des noix, des noisettes et divers autres ftuits, dont on fait une exportation considerable vers Istanbul et la Crimee. La region produit un vin « sans couleur et d'un gout peu agreable » a cause de la mauvaise qualite du raisin. En revanche, la population rurale a trouve le moyen de tir~ parti de ce raisin : elle en fait une liqueur appelee nardenk qui constitue la matiere premiere d'une eau-de-vie, notaıııQıent en Crimee et a Taganrog. Le vicecoosul de Fraoce se plaint de l'absence de porta Trabzon, y compris pour les petits bateaux que l'o~ est oblige de tirer a terre des leur arrivee. Par cootre, 21. AMAE, CPC, Trebizonde, 1, fol. 22, Dupre a Talleyrand, 2 nivose an XII (24 decembre 1803). Le denombrement de 1523 donne une population globale d'environ 6 500 habitants. · Ct: Stephane YERASIMOS, « la communaute grecque de Trabzon au :ıaxe siecle », CIEPO VII, Türk Tarih Kurumu, Ankara, 1994, p. 243. La France et la mer Noire 67 malgre une exposition aux vents de nord-est, les navires peuvent mouiller en toute securite dans l'arriere-saison et pendant l'hiver, dans les deux rades a l'est (Çömlekçi) eta l'ouest (Polat-Hane ou Platana) de la ville. Dans une region en böuleversement et promise a un developpement rapide, la presence de Dupre iı Trabzon revet un interet primordial, dans la mesure oiı il est le seul agent occidental (exception faite d'une courte periade de quelques mois en 1806, lorsqu'un negociant ragusais, Roubaud, servit comme consul russe). Les informations qu'il donne sur l'histoire locale s'averent incontournables, et les voyageurs français du debut du siecle qui ont visite cette region, comme A. Joubert, les utilisent tres Jargement Le vice-consul informe tres regulierement le gouvernement :français, non seulement des evenements qui se deroulent sur les côtes de 1'Anatolie, ma is egalement de tout ce qui se p~sse dans la region d'Erzurum et dans le Caucase ; il entretient en outre une correspondance reguliere avec les capucins de Georgie, mais surtout avec Salomon Il, le malheureux dernier roi de l'Iıneretie, qui mourra en exil iı Trabzon le 13 mars 1815, apres avoir vainement sollicite par de nombreuses lettres l'aide de la France contre la· Russie qui avait annexe son pays en 1810 22• Quant iı la vie politique de la province de Trabzon, Dupre est en premiere loge pour decrire les secousses, les changements frequents de gouvemeurs, les guerres civiles entre patentats locaux. Son adıniration pour Tayyar Pacba lui vaut d'ailleurs d'etre rappele a l'ordre par l'ambassadeur de France a Constantinople et par Talleyrand. En effet, dans la penode oiı les relations turco-russes se sont degradees, le gouvemement français eberche iı ecarter du centre du pouvoir ottoman, tous ceux qui avaient eu des relations privilegiees avec les Russes. Aussi les dernandes d'intercession de Tayyar Pacha a Napoleon, sollicitant son intervention ?Upres de la Porte, sont-elles restees sans suite. Durant la guerre turco-russe de 1806-1812, Trabzon, sous-equipee et tiraillee entre differents clans, perd une partie de sa population grecque, comme c'est d'ailleurs le cas pour le reste de la côte ; elle est l'objet de plusieurs attaques russes plus ou moins importantes. Dupre encourageait les offıciers de la ville a reparer la forteresse et iı mieux placer les batteries de 4efense. Une premiere fois en juin 1807, et une seconde fois en octobre 1810, des escadres russes de debarquement composees respectivement d'une treotaine et d'une vingtaine de navires avec a bord des Grecs, ont fait vivre iı la population locale des heures difficiles : au premier debarquement, sans l'intervention de l'ağa de Rize, la ville serait tombee aux mains des Russes qui benefıciaient egalement de · ı·appui de quelques Grecs restes dans la place23• Au cours des bombardements intensifs du quartier des communautes chretiennes, la maison du consul fut prise pour cible et le quartier de 22. Alexandre MANvEuCHVILI, Histoire de Georgie, Paris, Toison d'Or, 1951, p. 371-378. 23. AMAE, CPC, Tribizonde, 1, fo!. 188-191, Dupre aTalleyrand, 28juin 1807. 68 Faruk BtLtct Çömlekçi abandonne. Le vice-consul vivait dans la terreur non seulement du fait de la guerre civile, mais aussi a cause d'un incendie· qui, le 3 octobre 1807, embrasa les faubourgs de la ville. Naturellement, durant cette guerre, le commerce est pratiquement interrompu avec la Crimee et la Nouvelle Russie, et la crise economique plonge la ville dans la misere. Seuls les batiments neutres peuvent naviguer en mer Noire, comme les Français, les Ragusais et les Autrichiens. Dupre, qui ne cache pas sa joie lorsqu'il voit arriver des navires ragusais et autrichiens, sert de mediateur pour echanger des prisonniers russes et turcs, et de fait gagne une certaine notoriete aupres des autorites turques de la region. Durant l'ete 1808, dans la periode de cessez-le-feu entre la Porte et la Russie, Dupre peut denombrer une dizaine de batiments des Sept-İles et de Raguse, cbarges· de sel et de ble en Crimee ou a O des sa. Mais durant cette periode, en I'absence de consul français dans les provinces meridionales russes, c'est Dupre qui tente d'alerter les .autorites françaises a propos des exactions que les Russes font subir aux capitaines des Sept-iles. Dupre doit non seulement les proteger, mais aussi veiller a ce que le pavillon français SOİt arbore St,!f les mats des navires, afin d'affirıner la souverainete française sur les Sept-Hes. A ces difficultes, il faut ajouter la peste qui s'est declaree surtout au cours de 1' ete ·1811 et qui a continue jusqu' en 1813. Tout le littoral, de Sinop a Rize, mais aussi la Georgie et la Mengrelie sont atteints. Dans ces dernieres provinces on compte pres de 250 000 morts, et dans la seule ville de Trabzon,· 40 a 60 deces par jour en moyenne. La peSte frappe essentiellement la population musulmane et les troupes stationnees en ville. Des villes entieres comme Giresun (Kersunta) sont videes de leur population24• · Les « bulletins politiques ~ militaires » envoyes par Dupre font etat des nouvelles de Georgie, de la peste et de l' economie. Ainsi on apprend que l'hiver 1813 f1ıt tres severe: un metre de neige, les agrumes geles; la vie est tres chere, la disette des graines sevit et la population chretienne est lourdement taxee. Cependant, au cours de cette periode oiı Haznedar Oğlu Süleyman Pacha gouverne la province, la ville jouit d'une tranquillite exceptionnelle. Au debut de l'annee 1812, le gouvernement supprime les deux consulats de Sinop et d'Heraclee pour ne laisser subsister que celui de Trabzon, transforme pour l'occasion en consulat genera~ recompensant ainsi les e:fforts, les privations et la tenacite de Dupre. Il s'occupera desormais des differentes revolutions georgiennes, de l'application des dispositions du traite signe entre Ottomans et Russes, des activites des Anglais entre la Turquie et l'lran et dans le Caucase, des relations commerciales d'Erzurum et de Trabzon. 24. AMAE, CPC, Trebizonde, 2, fol. 27-28, Bulletin politique et militaire de Trebizonde, n° 8, 5 aotit 1812. La France et la mer Noire 69 La Nouvelle Russie et le duc de Richelieu Sur l'autre rive de la mer Noire, la province meridionale russe, la Nouvelle Russie, est une vaste region de 400 000 km2 qui compte a la fin du xvme siecle entre 850 000 et un million d'habitants. Divisee en trois gouvernements, Kherson, Ekatirinoslav et Tauride, la province est habitee par une multitude de populations plus ou moins enracinees, apres le deplacement et parfois l'elimination de populations entieres (Cosaques zaporogues, Tatares de Criınee et de Nogals) par Potemkiiıe. Sous le gouvemement de ce prince, de 1777 a 1793, les resultats du programme de colonisation de la region restent mitiges, et meme « une lamentable duperie et une perilleuse aventure » pour certains25• Trop content d'avoir trouve un cbantier ala mesure de ses ambitions, Ricbelieu se lance done dans une vaste entreprise de developpement de cette region. La confiance _du tsar l'encourage dans cette entreprise: il veut etablir son nom « d'une maniere solide sur les bords de la mer Noire ». Les projets presentes par Richelieu reçoivent en general un accueil favorable de la part de Saint-Petersbourg, malgee la jalousie de la noblesse russe. Les avantages fiscaux offerts aux nouveaux arrivants attireİıt des colons roumains, moldaves, bulgares, grecs, allemands, suisses, sans parler des populations armenienne, russe, palonaise et juive. Selon le consul de France a Odessa, Mure, plus de mille personnes entrent quotidiennement dans la province en 1803, venant par terre et par le Danube. Ces colons sont acciıeillis, loges et nourris aux frais du gouvemement,jusqu'a ce qu'on leur distribue des terres dans les environs. Chaque famille reçoit deux paires de breufs, deux vaches, des grains, des instruments necessaires a la culture et enfin l'assurance d'une exoneration fıscale pendant plus de dix ans 26• . Dans un memoire redige en 1813, Ricbelieu resume avec fierte les resultats acquis au cours de son administration de la Nouvelle Russie : plus de 35 000 habitants a Odessa contre simplement 7 a 8 000 en 1802 ; 2 600 maisons contre 400; 280 000 roubles de revenu de la taxe sur l'eau-de-vie concedee a la ville contre 47 000 ; 190 000 roubles de recettes de la poste contre 11 000 ; alors que le commerce de tous les ports de la mer Noire et de la mer d' Azov representait en 1796 a peine un million et demi de roubles, sa valeur est passee en 1813 a plus de 45 millions, sans compter le chiffie des affaires haneaires a Odessa qui depasse les 25 millions de roubles. De meme, de bourgade, Kberson est devenue une ville de 30 000 babitants et possede une flotte marcbande de pres de 200 batiments de divers tonnages : 20 a 30 navires marcbands y sont construits chaque annee, vendus en grande partie a Constantinople. Sous le regne de Paul ıer, la ferme de 25. Emmanuel de WARESQUIEL. Le Duc de Richelieu, Paris, Perrin, 1991, p. ı ı I. 26. AMAE, CPC, Odessa, 1, fol. 23-27, Mure a Talleyrand, 26 fructidor an XI (13 septembre ı803). Faruk Bn..tcl 70 l' eau-de-vie ne rapportait que 220 000 roubles pour toute la Nouvelle Russie, alors que le bail de 1812 est de pres de 2,8 millions de roubles; de meme, sous ce tsar, les salines de Perekop etaient affermees pour 200 000 roubles, alors qu'elles rapportent 2,4 millions de roubles en 1813. Ricbelieu se decerne egalement un satisfecit pour le Kouban. Aux Cosaques zaporogues installes en 1795, Ricbelieu en fait venir 25 000 autres en 1808, originaires de Petite Russie. Cette milice, soutenue par 4 bataillons, suffit non seulement pour garder la frontiere durant la guerre russo-turque de 1806-1812, mais fait aussi quelques expeditions importantes en Circassie. En Crimee, Ricbelieu reussit a former quatre regiments de cosaques tatares. Enfın, les quelque 36 000 Nogais qui erraient sur les bords de la mer d' Azov sont installes dans 72 villages. Malgre les pertes considerables du betaillors de l'biver 1812 dans les trois gouvernements (102 000 cbevaux, 250 000 betes acomes et un million de moutons), l'augmentation des prix es~ a peine visible27• Dans ce developpement, la part des Français est importante. Radie de la liste des emigres en 1802 et autorise par la France a servir la Russie, Ricbelieu contribue y fonder une colonie française, composee de m~bres de sa propre famille, - quatre de ses cousins et l'un de ses neveux, d'anciens militaires royalistes, de commerçants ou d'aventuriers. Si I' on suit Leonce Pingaud~, en 1806, en pleine guerre franco-russe, plus demille français hab~ent Odessa, sans parler des negociants, des medecins, des eleveurs, des cultivateurs installes dans diverses villes et villages tels que Kherson, Caffa (fheodosie), Taganrog. Mure fait remarquer qu'il suffit d'etre français pour avoir libre entree cbez Ricbelieu et obtenir toutes les facilites pour le commerce. Il accorde aux negociants français des emplacements avantageux sur le port d'Odessa pour y batir des maisons et des magasins29• a Odessa : riva!e de Danzig et de Trabzon Capitale de la Nouvelle Russie, Odessa est batie a partir de ı 792 a l'emplacement de la petite ville turque de Koca-Bey, reprise par les Russes conformemeot au traite de Iaşi du 9 janvier ı 792; Meme si elle est fondee par le vice-amiral Ribas, un Espagnol au service de la marine de guerre russe, Odessa est en fait l'reuvre de Ricbelieu 30• Le duc de Richelieu, entre 27. «Memoire sur Odessa » par le duc de Richelieu, Sbornik Imperatorskogo russkogo istoricheskogo obshchestva, vol. LIV, 1766-1822, Saint-Petersbourg, 1886, p. 369 ; voir aussi, Boris NOIDE, La formatian de I'Empire ru.sse, Paris, t. 2, 1953, p. 258. 28. Nous ne reprendrons pas ici la foule de donnees et de noms fournis par Uonce Pı:NGAUD, Les Français en Russie el /es Russes en France, Paris, Penin, 1886. 29. AMAE, CPC, Odessa, ı, fol. 26. 30. Richelieu (Armand-Emmanuel du Plessis, duc de), ne aParisen ı766 et morten 1822, participa une premiere fois au siege d'Ismail en ı 790 aux côtes du prince Potemkin; il lia La France et la mer Noire 71 au service d' Alexandre ıer apres la Revolutio~ est nomme gouvemeur de la ville en 1803, puis de 1805 a ı814, gouvemeur general de la Nouvelle Russie. Dans son programme de ·developpement de cette province, Richelieu favorisera la formatian des elites par la creation d'un enseignement primaire et secondaire pour les enfants grecs et russes. En juillet ı 805, il inaugure un institut destine aux. membres de la noblesse, un gymnase pour les fils ·de negociants et une ecole·de commerce. Mais sa realisation la plus connue est le futur « Lycee Richelieu » (ce nom lui sera donne par un oukase de mai 18ı 7), cree en 1811 sous la formed'un institut, dote deseize mille ducats et ouvert aux. enfants de toutes conditions. En 1812, cet institut compte deja 182 eleves, 115 garçons et 67 filles. Richelieu s'y engag~ personneUement : il constitue une sorte de fondation d'utilite publique, et garde la haute direction tout en presidant le jury des eleves qui se destinent a la carriere des armes 31 • De nombreux enseignants sont d' origine :française. . Cependant, apres la signature du traite turco-ottoman de ı 802, ce n' est pas a Odessa que l'on destine le premier consulat :français, mais a Kberson et iı Sebastopol: Kberson parce qu'avant la Revolution les premieres tentatives commerciales y eurent lieu, surtout par la maison Antoine Anthoine dont l'ancien commis Albrand continue son activite sous la raison sociale Louis Albrand Jouve et Cie. Mais avant meme de partir de Toulon, le nouveau commissaire general aux relations commerciales en mer Noire russe, Henri Mure, demande de changer le siege du consulat general pour Odessa. Dans le meme temps, Ratez, sous-commissaire nomme a Sebastopol, s'apercevra assez rapidement et a ses depens que ce port etait en fait reserve iı la marine militaire, et par suite, que tout etranger y etait considere comme suspect. Ratez sera d'abord transfere a Kberson puis iı Taganrog. Fils d'un bourgeois de Gieres, Henri Mqre d'Azir (1752-1826) 32 est sans doute le consul français le plus experimente de tous ceux. qui sont nommes sur les côtes de la mer Noire en ce debut de siecle. Forme au Caire, pres de son :frere Jean-Baptiste, ila le titre de drogman. Sa gestion du consulat de Sale au Maroc pendant quatre ans (1782- ı 786), puis ses fonctions en tant que consul iı Tripoli de Syrie (1786), aLa Canee (1787-1796) et a Larnaca (1796-1798) lui valent la Legion d'Honneur en 1804. Mure demeure a Odessajusqu'a la campagne de Russie en 1812 (apres un passage a Paris pendant la rupture des relations franco-russes en 1807-1808). Ason arrivee a . Odessa, contrairement aux. consuls installes sur la rive ottomane, Mure est enthousiasme ala fois par l'activite debordante de Richelieu, l'arrivee reguliere des colons, la position avantageuse du port, les travaux d'amenagement desonnais son sort ala Russie jusqu'a sa nomination en 1815 comme minisıre des Affuires etrangeres par Louis xvm. 3 l. E. de WARESQUIEL, op. cil., p. 132. 32. Pour sa biographie, voir Anne MEziN, Les Consulats de France au siecle des Lumieres (1715-1792), Direction des Archives et de la Documentation. Ministere des Affiıires etrangeres, s.d., p. 461-462. 72 Faruk BtL1Cl qui y sont realises, et le nombre important des navires qui y mouillent. Connaisseur des echelles du Levant, Mure constate avant tout que les relations avec les autorites locales sont d'une autre nature que dans les villes ottomanes : pas de depenses pour l' entretien du pavillon et de janissaires, pas de presents obligatoires aux autorites, pas d'avanies liees au bon vouloir d'un pacha local. Des le 1er juin 1803, plus de 300 biitiments dediverses nations, surtout ottomans, autrichiens et russes, mais aussi quinze franÇais, sont prets a recevoir des cargaisons de cereates· de Pologne, de Podolie et d'Ukraine. Ces navires viennent des quatre coins de la Mediterranee, de l' Adriatique et naturellement de la mer Noire : Constantinople, Trieste, Messine, Cephalonie, Genes, Livoume, Corfou, Barcelone, Marseille, Naples, Trabzon, Sinop, ete. Dans sa lettre du 29 juillet 1803, Mure note: ' « Lorsque la Porte ottomane, par son demier traite a .cede, presque avec indifference ces terres longtemps incultes dans les mains des Tartares, on ne s'imagina pas que la rade de Kodja-Bey, a cinq lieues de l'embouchure du Dniestr, seconderait si bien les grandes vues du cabinet de Saint-Petersbourg ; jusqu'a present, elles _ont ete contrariees par ı.me infinite d'inconvenients attaclıes aux ports qu'il possede dans la mer d'Azov et sur le Dniepr ; mais celui-ci est le seul en effet dans la mer Noire, oiı l'on puisse reunir l'avantage d'ı.m ~ebouche des productions de ses grandes provinces et surtout de la Pologne, de la Podolie et de l'Ukraine, a la silrete que demande le commerce. L'Empereur russe parait decide a faire des sacrifices pour perfectionner les travaux de ce port et ceux necessaires a l'utilite de la population naissante d'Odessa ». Mure rapporte egalement la participation des soldats de deux regiments d'infanterie aux travaux, la decouverte de sources «par les soins infatigables de M. de Richelieu », assurant deja aux habitants une abondance d'eau. La ville semble par ailleurs en securite côte turc, puisque pres de 50 000 cosaques stationnent le long des rives du Dniestr, et elle n'a rien a craindre du côte des Tatares, « qui ont entierement disparu et qui ont ete remplaces par des paysans fixes dans des villages, dans Ies steppes qui s'etendent depuis Kberson jusqu'au Dniestr ». Le consul remarque egalement l'empressement que les seigneurs polonais et ukrainiens mettent a former des etablissements a Odessa. D'ailleurs, des capitaux considerable5 (20 millions de francs) leur sont verses a l'avance pour les futurs chargements de farine et de grain. Cependant, on reproche a plusieurs d'entre eux de manquer a leurs promesses de satisfaire a temps les commandes. Ces dysfonctionnements obligent certains armateurs a renvoyer a vide plusieurs batiments, ,ce qui jette sur le commerce d'Odessa autant de mefiance que de discredit. Ala fin de l'ete 1803, on compte neanmoins pres de 550 navires La France et la mer Noire 73 qui sont entres et sortis du port d'Odessa, et il faut en compter antant pour le port de Taganrog. En ce qui concerne les batiınents français, des rannonce de la declaration de guerre avec I'Angleterre, plusieurs vont deSeharger leur cargaison a Istanbul; d'autres ont ete vendus; d'autres encore sont desarmes, les capitaines prenant le pavillon russe et les matelots congedies retoumant en France. Aussi le commerce français - en tout cas par voie maritime et sous pavillon français- durant les annees 1804-1805 est-il quasiment nul, contrairement a l'accroissement de celui des Anglais et des neutres. Les quelques batiments français naviguant sous pavillon russe viennent bien loin derriere tes batiments anglais, imperiaux, espagnols sous pavillon napolitain, mais aussi ragusais, ioniens, ete. ; parmi tes 500 batiments ayant visite le port d'Odessa, les Ottomans on les Grecs, sujets ottomans libres, representent la majorite 33 • Comme tous les consuls français de cette periode, Mure informe le gouvernement des mouvements militaires des Russes en mer Noire et notamment des envois de troupes dans les iles ioniennes (la Republique de l'Heptanes). Au mois de mai 1804, Mure indique que « plusieurs vaisseaux de 74 canons et fregates armees en flôtes sont deja partis de Crimee et d'Oczakov, charges de plusieurs regiments tires des garnisons de la Crimee et de ces contrees. lls escortent des batiments marchands charges de farine et de quelques parties d'artillerie. Il parait decide que tontes ces troupes doivent former dans ces isles un camp d' observation de douze a quinze milles hommes »34• . Apres la rupture des relations diplomatiques françaises avec la Russie, le.3 octobre 1804, la correspondance des consuls etablis sur les rives de la mer Noire revet encore plus d'importance. lls. resterant en place jusqu'au desaveu_du traite franco-russe par le tsar en aoôt 1805. Un oukase demande egalement aux negociants français d'Odessa de quitter le pays sous dix jours. Sur l'intervention de Richelieu, beaucoup restent avec obligation de cesser toute correspondance avec la France. Cela dit, certains ressortissants français sont partis a Istanbul, d'autres en France, et d'autres encore n'hesitent pas a se faire inscrire comme « sujets russes ». Lors du retour a son poste au mois d'aoôt 1808, H. Mure trouvera une situation chaotique. L'alliance de Tilsit passait pratiquement sous silence les questions economiques et reconduisait tout simplement le traite de commerce de 1787, mais l'oukase du ı er janvier 1807, piece maitresse de l'application du systeme continental par la Russie, genera en realite tout le commerce des etrangers au benetice des Russes et des Grecs, sujets turcs, assimiles aux nationaux. La guerre turco-russe declaree le 30 decembre 1806 marquera une autre etape dans la fluctuation 33. AMAE, CPC, Odessa. l, fol. 42-43, 2 prairial an XII (22 mai 1804). 34. Ibid. - Faruk BlLiCl 74 commerciale de la mer Noire, la Turquie interdisant aux. neutres de passer les detroits ou les forçant a payer des droits de donane plus eleves. C'est la treve militaire signee le 25 aoiit ı807 entre Ottoınans et Russes qui permettra au commerce d'Odessa d'enregistrer, surtout en ı808, une hausse de son volume assez favorable a la Russie, comme I' indique le tableau suivant. Tableaul Port d'Odessa: exportations et importations en FF (ı808-ı811) 1808 1809 1810 1811* Exportations Importations 9 938 756 6 072 918 8 981 930 2 995 271 6 373 957 6 383 559 12 031 117 1128 020 -/+ +3 564 799 -310641 -3 049187 + 1867251 * Les six. premiers mois Cette difference en ı808, d'apres Mure, a ete payee en numeraire effectif, expedie d' Allemagne, de Turquie, ainsi que par des lettres de change sur Saint-Petersbourg et sur Moscou. Ce commerce a ete realise par differents groupes de negociants dans les proportions suivantes 35 : Français, Italiens, loniens payant les droits en tant qu' etrangers (droits dits gost , droits de visite ) ....... Les memes inscrits sujets russes .............................. Autrichiens payant le gost ........................................ Les memes inscrits russes ........ :................................ Grecs, Turcs, sujets ottoınans libres ........................ Les memes payant le gost ......................................... Les memes inscrits russes ......................................... Russes et Polonais ...................................................... ı O% 10% 8% 8% ı O% ı5 % 26% 13 % Pour cette meme annee, les produits importes les plus importants en valeur sont les cotons files, les cotons en laine, les toiles de coton, les soies crues et filees (ı 824 204 Fr.), le raisin see (ı475 000 Fr.), differents vins, alcools et vinaigres (668 570 Fr.), l'huile d'olive (525 000 Fr.), les perles fines (255 000 Fr.), le tabac (375 000 Fr.), le sucre (220 000 Fr.), les agrumes, les fruits secs, les differents bois exotiques, ete. Quant aux produits exportes, bien entendu les cereales (ble, orge) viennent en tete pour une valeur de 4 278 761 Fr., mais le beurre (1 440 890 Fr.), le suif fondu et les chandelles de suif (936 220 Fr.), les toiles blanches et les toiles a voile 35. Ibid, fol. 192, 22 fevrier 1811. La France et la mer Noire 75 (589 620 Fr.), le linge de table (553 995 Fr.), le fer en barre (519 627 Fr.), les baricots (243 180 Fr.), le caviar d'esturgeon (193 200 Fr.), mais aussi en plus petite quantite du miel, des pelleteries, des peaux de bceuf, du fil d'or, de l'etain, des cuivres ouvrages, du papier d'emballage, des cables, ete. · Pour 1809, ces chiffres baissent legerement, mais surtout les exportations a partir d'Odessa enregistrent une baisse plus significative, dans la mesure oiı la guerre russo-turque a repris au printemps 1809 et que jusqu'a la paix en 1812, les besoins immenses de l'armee russe mobiliseroot toutes les ressources locales, mais aussi bien souvent les importations36• Au cours du terrible hiver de 1809-1810, l'armee russe doit faire face aux pires difficultes : les magasins sont vides, les hôpitaux regorgent de blesses. Richelieu est charge d'acheter les approvisionnements pour l'armee, et Odessa est naturellement le centre de tous ces achats. En 181 O, 1'embargo des bles de la Nouvelle Russie sur Istanbul, qu'on voulait asphyxier par la disette pour forcer le sultan a faire la paix, se traduit par la baisse des exportations alors que les importations ont double par rapport a l'annee precedente. Dans ce commerce, les navires turcs et grecs sont encore une fois tres actifs puisque sur 398 batiments ayant transite par le port d'Odessa, 287 appartiennent aux Ottomans (essentiellement Tu res et Grecs), tandis que 34 navires sont places sous pavillon français ou italien, ll sous pavillon autrichien et 65 sous pavillon russe (un dernier americain). ll faut constater que dans la mesure oiı les navires russes ne peuvent pas naviguer librement en mer Noire, les Français et les Italiens ont achete Odessa 14 navires pour realiser des operations commerciales essentiellement avec les ports turcs, grace aux « conges » delivres par le consul general. a Tableaull Port d'Odessa: Navires, entrees et sorties (1809-1811) Pavillon Français et Jtalien Am ericain Dano is 1809 30 ı 1810 34 ı - 1811* 13 +3 - Autrichien ı ll 5 Ottoman** 287 200 Russe 196 7 65 - Total 235 398 311 Les six premiers mois ; ** Turcs et Grecs Cette conjoncture politique defavorable de 1809-1811 n'a pas empecbe I'ouverture d'une nouvelle voie commerciale par la Galicie, via Odessa, 36. AMAE, CPC, Odessa, I, fol. 234-235. Statistiques etablies par Mure, 22 fevrier 1811. 76 Faruk Bn..tcl ou Ies · navires amenent des cotons de Turquie. Apres l'habituelle quarantaine, ces marchaDdises sont expediees jusqu'a Radzivilov et Brody en Galicie, pour passer ensuite, malgre les grandes distances, en Allemagne, en France et en ltalie. Au ı er aoılt ı808, Mure compte 25000 halles de cotons 37 arrivees par cette voie pour etre ensuite reexpediees vers l'Empire français • Il assure au ministre que cette direction «·nous est infiniment avantageuse dans la situation actuelle de l'Europe et que le port d'Odessa pendant la guerre maritime est le seul point qui puisse favoriser des relations commerciales d'une maniere aussi sfıre · qu'avantageuse pour les 38 marchandises apportees des côtes de l' Asie et de Constantinople » • U aussi, la nature des marchaDdises ne diff'ere pas fondamentalement de celles qui sont importees, l'essentiel consistant, par exemple en ı811, en coton sous differentes formes, toiles rayees (alaca), cbales d'lnde et d'lstanbul (Stamboul chali), huile d'olive, tabac, raisin see, sucre, cafe, ete. Inversement, le transit des marchandises europeennes n'est autorise qu' au comptt>-gouttes, par crainte de la contrebande. ll faut attendre ı 8 ı 7 pour qu'Odessa devienne un port franc. Mis a part quelques centaines de rames de papier (1188), y compris le papier d'emballage, des velours, des draps (2000 ballots), des verreries (1500 caisses), de l'outillage, quelques perruques (1 100), des tabatieres (89 000), rien de tres im portant done au cours des six premiers mois de l'annee 181 ı. Taganrog ou Theodosie (Caffa) ? Des le depart, la miSe en place d'un vice-consulat français sur les côtes russes a pose probleme. Sebastopol etait un port militaire, et le viceconsul Ratez, un officier d'artillerie, commit quelques imprudences au cours de ses observations trop attentives des· installations militaires. C'est done a Taganrog qu'il fallut installer le vice-consulat. Habitee essentiellement par des Grecs et des Armeniens au debut du siecle, cette ville fondee par Pierre le Grand en 1698 sur le littoral nord de la mer d' Azov eta l'embouchure du Don, est dans une position privilegiee pour Ies liaisons avec le sud-est de l'Empire russe, 1'Asie et le sud de l'Europe. Dans la vision politique du tsar, cette ville devait etre un point d'appui militaire pour les futures conquetes sur la mer Noire, en Asie et dans le Caucase. Mais elle devait etre surtout une etape du commerce d'Iran et d' Astrakan. Jusqu'a la paix de Küçük Kaynarca, Taganrog ne recevait que les bateaux d' Anatolie et de Constantinople. Les bouleversements politiques sur les rives de la mer Noire, l'arrivee des batiments europeens de gros tonnage ·ont cepenelant confere a Taganrog un rôle qui semble depasser ses capacites. En temps normal, pres de 300 batiments attendent d'etre charges et decharges danssarade peu profoıide et 31./bid., fo!. 166-169, Mure iı. Clıampagny, 1..- aofit 1808. 38. lbid., fo!. 309, Mure aTalleyrand, 27 decembre 1810. La France et la mer Noire 77 dangereuse. Richelieu a souligne a plusieurs reprises tes inconvenients de la navigation dans la mer d' Azov : le detroit de Yenikale et de Kertsch a l'entree de la mer d' Azov est trop etroit ; cette mer est emaillee de basfonds ; les gros navires de commerce sont obliges de jeter l'ancre a pres de 15 verstes au lar&e pour faire leur chargement, occasionnant ainsi des frais supplementaires 3 • A cela il faut ajouter au moins un mo is de quarantaine, les longues periodes de glace et les fortes tempetes qui provoquent des naufrages trop frequents (neuffois plus qu'en Mediterranee)"0• Pour le gouverneur general de la Nouvelle Russie, l'entree libre des navires etrangers dans la mer d' Azov augmente la propagation de la peste et les risques de contrebande. C'est done a Caffa (fheodosie), cette ville mythique a l'epoque genoise, qu'il fallut etablir la quarantaine, creer le port de commerce international au meme titre qu'Odessa, reservant aux Russes l'exclusivite de la navigation de la mer d'Azov. ll n'est pas dans les intentions de Richelieu d'etablir un protectionnisme quelconque, mais par ce biais, il escompte augmenter les gains des nationaux par le fret, 1' assurance et autres frais de navigation. A cette fin, le gouverneur compte utiliser les barques (lodkos, loduces) des villes de Rostow, de Taganrog et celles des Cosaqı.ıes du Don et de la mer Noire. Mais avant tout, Caffa « possede une tres belle rade, toutes les commodites et siiretes possibles, la navigation est libre toute l'annee, tandis qu'eUe ne dure p·a s plus de six mois dans la mer d'Azov ». D'ailleurs, un etablissement commercial français y est instaUe par les freres Lagorio et Amoretti, qui en I 805 font venir de Marseille 21 ouvriers maitres maçons, tonneliers, serruriers, boulangers, menuisiers, saleurs, maitres cribleurs, ete. En 181 O, Mu re propose d'y ·nommer un agent consulaire dependant d'Odessa. Mais finalement, c'est Lagorio qui remplira cette fonction jusqu'a la rupture franco-russe. Malgre ces obstacles naturels, les habitudes prises depuis plus d'un siecle et surtout l'obstination du gouvemeur de la ville Kampenhausen, « attache a sa viUe comme une vieille laide maitresse », font de Taganrog une place de commerce incontournable. Quelques negociants français y sont installes et Ratez y est nomme en juin I 804 4 1• Le consul general Mure, dans les instructions qu'il donne au vict>çonsu~ l'invite a recueillir deş inforınations sur les relations de Taganrog avec la mer Caspienne et les côtes de la mer d' Azov. Mais Ratez, qui apparemment ne s'esi pas veritabiement fıxe a Taganrog avant la rupture des relations franco-russes, ne partage pas l'avis de Richelieu. En effet, Caffa, qui etait florissante a l'epoque ottomane, n'est plus qu'un amas de ruines apres son annexion par la Russie en 1783, les 39. ı verste equivaut a 1,067 kın. 40. Sbomik lmperatorskogo russkogo istoricheskogo obshchestva, vol. LIV, p. 276-278, Notice sur Taganrog, ıs decembre ı808, etp. 423, Memoires a composer, 1814. 41. AMAE, CPC. Odessa, ı, fo!. 44-49, Mure a Talleyrand, ı er messidor an XII (20 juin 1804). 78 Faruk B.ILtct Turcsayant ete expulses et les Tatares etant partis. Caffa « n'est autre chose qu'une grande rade ouverte, rapporte Ratez, les navires sous divers pavilloos qui vieoneot y charger, sont annuellemeot au nombre de 30 a 35, l'hivernage y est dangereux. Tout n'y est que ruioe et decombres. Le commerce qu'elle eotreteoait avec Constantioople et la Natolle (sic) etait tres cons~ent, il est totalement dechu depuis qu'elle a ete' conquise par la Russie »4 • En effet, Caffa est a cette epoque uoe ville quasimeot vide. Une ceotaine de maisons habitees esseotiellement par des Grecs sont loio de faire oublier la splendeur de la ville a l' epoque geooise et ottomane. Pour lui, Taganrog « aurait mente tous les regards que le gouvernement a jete sur Caffa autant par sa position commerciale que par soo ancieonete parınİ le cercle mercantile de DOS places de com.ınerce ; les echanges Y soot tres consequeots, le commerçaot y trouve de tres grandes facilites ». Apres Tilsit, eta la demandedu charge d' aifaires français Latour-Maubourg, sollicite par des negociants français et italiens d'lstanbul, le gouveroement hesite eotre un certain Ciogria, ancien consul de Raguse (septembre 1808), et encore une fois Ratez. En fevrier 1809, celui-ci est :finalemeot choisi eu egard a une experience de huit annees dans la carriere consulaire et parce qu'il coonait bien les differeots ports russes de la mer Noire. Les instructions que Mure lui donoe soulignent l'augmentation considerable enregistree par le commerce de Taganrog depuis dix ans. Dans ce commerce, la part des Français est negligeable du fait du blocus ınaritiıiıe aoglais ; par contre, les marins friınçais et italiens au service des diverses nations en tirent des beoefices confortables. Apres les recommandations habituelles (protection des negociants et des matelots, eocouragement dans leurs activites, ete.), le consul general note : «M. Ratez ne tardera pas de s'apercevoir combien le commerce des sujets [français] est contrarie, dans ce moment, par les dispositions de l'oukase du mois de janvier 1807, contre tous les etrangers qui vienneot en Russie ; elles sont telles, suivant mon opinion, qu'elles proooocent une.exclusion absolue a tout Français de venir commercer eo Russie, a moins qu'il ne se soumette des charges trop onereuses. Je dois prevenir que j'ai fuit a ce sujet des observations au Ministreet a l'ambassadeur a Saint-Petersbourg; elles ont ete trouvees justes ; mais l'execution de l'oukase parut conforme au systeme adopte par notre gouvernement dans les circonstances politiques du momeiıt, et les choses en sont restees la. ll faut esperer qu'a lapaix generale, cet etat des choses changera; mais en attendant M. Ratez se dispeosera de toute observation a cet egard et suivant m on exemple, il atteodra que le gciuvernement prenne a cet egard les a 42. lbid., fol. 50-51, Rateza Talleyrand, 4 messidor an Xl1 (23 juin 1804). La France et la mer Noire 79 dispositions qu'il croira convenables, lorsque le temps lui paraitra · opportun »43• Ratez est par ailleurs charge, mais avec injonction d'une prudence extreme, de faire des recherches autant sur la navigation particuliere d~ Don et ses relations avec l'inteneur de la Russie, la mer Caspienne et meme la Siberie, que sur les speculations de la ville de Mariumpoul, les côtes du Couban, « trop meconnues au reste de l'Europe ». A la veille de la rupture franco-russse, le commerce de Taganrog, malgre les di.fficultes de la navigation en mer Noire liees a la guerre turcorusse, se presentait de la façon suivante : sur 74 batiments arrives, 22 sont sous pavillon français dont un naufrage au port, 1 ı autrichiens, un danois, 23 turco-grecs, 9 russes. Si ces demiers ont transporte des approvisionnements pour l'armee, les navires etrangers ont exporte a Istanbul du ble, des cordages, du suif, du caviar, de la potasse, des toiles a voile, du beurre, et du fer 44 • Au cours de l'ete 1811, les relations franco-russes se sont teliement deteriorees que les Russes commencent a intercepter les batiments français en mer Noire. Aussi huit d'entre eux (quatre brigantines, deux polacres, une goelette, un e corvette), commandes par des capitaines italiens, sont arretes a Gelincik pres de Soucuk-Kale sur la côte abkhase, et conduits a Tbeodosie sous pretexte de violation du blocus sur cette côte et de l'interdiction du transport de matenel de guerre pour le compte de l'armee ottomane. Il semble que ce stratageme ait ete necessaire pour echapper a la vigilance ottomane, car depuis deux ans, la Porte ne laissait pratiquement passer par les Detroits aucun batiment pour la mer Noire. Conseiller avise d' Alexandre, Richelieu sera l'un des architectes de la paix turco-russe de Bucarest (le 27 mai 1812), ala veille du grand choc avec la Russie. Durant la rupture franco-russe, il tente d'attenuer autant qu'il peut la rigueur des mesures contre les Français, qui en grand nombre n'hesitent pas a prendre la nationalite russe pour poursuivre leur activite. Mais durant les annees 1812-1813, la peste qui avait reapparu en 1811 a Istimbul et sur les rives anatoliennes de la mer Noire, fait de nouveaux ravages en Nouvelle Russie. AOdessa, 26.60 personnes meurent au mois d'aofit 1812. Malgre la multiplication des cordons sanitaires sur le Dl'ıiestr, le Boug et autour de la ville d'Odessa, plus de cinquante mille personnes penssent a Odessa, Balta, Elisavertgrad et Caffa en fevrier 1813. Les methodes anciennes alliees aux progres de la science ralentissent le fleau au printemps, mais ne l'arretent que vers la fin de I'annee. Apres son retour en France en 1814, Richelieu continue de soutenir de toute son autorite l'action de Langeron, qui le remplace ala tete du gouvernement general de la Nouvelle Russie de 1815 a 1844. Avant sa mort en 43. lbid., fo!. 254-255, 6 mai 1810. 44. Jbid., fo!. 385, Ratez au ministre, 9 novembre 181 I. 80 Faruk BtLict 1822, il tentera meme de fonder une compagnie française de commerce en mer Noire. La presence française sur cette rive de la mer Noire connaitra bien un nouvel essor jusqu'a la guerre de Crimee, mais ne beneficiera plus jamais d'un soutien aussi efficace que celui qui lui avait ete accorde par Richelieu. Les principautes danubiennes : enjeux entre la Porte et la Russie Sources d'approvisionnement de la capitale ottomane et elements essentiels de sa defense contre la Russie, la Pologne et I' Autriche, les deux principautes danubiennes, la Moldavie et la Valachie, sont comme la Crimee et le Caucase J'objet de toutes les convoitises aux xvme et xıxe siecles. Le traite de Küçük Kaynarca (1 774), et surtout l'annexion de la Criınee par Cather~e n (1783), montraient la direction de l'extension russe au nordouest de la mer Noire. Aussi, des 1774, deux informateurs franÇ.ais, JeanPierre Nagni et Pierre de La Roche, proposent de creer a Iaşi un consulat, pour faciliter la correspondance politique avec Constantinople et Varsovie, en meme temps que pour mettre en valeur les ressources naturelles de la Moldavie. Paysonnel conclut a la necessite de creer un consulat a Bucarest Des consuls russes et autrichiens sont en effet etablis dans la capitale valaque, l'un depuis 1779, l'autre depuis 1782. Le consul de Russie contrôle, par l'intermediaire de ses nombreux agents, les relais de poste installes sur les froıitieres polonaises et moldaves, et parvient a etablir par ce moyen, en paraphrasant Germain Lebel, un veritable « rideau de fer » entre la Pologne et l'Empire ottoman, interceptant les lettres, entravant les communications, tracassant les voyageurs 45• Les deux demiers partages de la Pologne rendent plus que jamais necessaire la presence française dans les principautes. Les diplomates français a Istanbu~ a Vienne et a Saint-Petersbourg, ont besoin de connaitre Ies veritables dispositions des peuples soumis a la domination russe et autrichienne, afin d'envisager la possibilite de creer parmi eux d'opportunes dissensions. L'etat d' esprit des Hongrois et des Transylvains est de ce point de we particulierement interessant a sonder. Par ailleurs, la possibilite d'enrôler parmi les milliers de refugies polonais errant sur les bords des rivieres du Prout, du Siret et du Dniestr, venait s'ajouter a l'aspect commercial qui pouvait s'averer interessant des lor:s que les navires français auraient obtenu la libre navigation en mer No.ire. Autant de raisons qui rendaient indispensable la presence de consuls reguliereınent accredites aupres des hospodars des principautes, ces drogınans phanariotes avec lesquels les ambassadeurs français a Istanbul avaient eu d' etroites relations. 45. Germain lEBEL, La France et/es Principauıes danuhiennes du XJI1' siec/e ala chute de Napo/lon F, Paris, PUF, 1955, p. 199. La France et la mer Noire 81 · La representation consulaire française aIaşi et Bucarest Contrairement aux autres rives de la mer Noire, les premiers repr~ sentants français dans les principautes sont nommes sous la Convention (1795), puis sous le Directoire. Agents plus ou moins secrets et depeches pour des missions ponctuelles, ils sont choisis, soit parınİ les minoritaires gı:ecs attaches a la France (Constantin Stamati), soit parmi les militaires cEmile Gaudin, · Carra Saint-Cyr). La Porte, qui est sortie de la demiere guerre cantre l'Autriche (traite de Swischtow en 1791) et la Russie (traite de Iaşi en 1792) avec surtout la perte des steppes entre Dniepr et Dniestr, ne veut pas etre entrainee dans un nouveau conflit a cause des agisseroents des missions cansulaires dans la region. Elle craint egalement que les hospodars, par la presence des consuls dans les principautes, ne se rendent encore plus autonomes et traitent directement avec les puissances europeennes. Cela dit, dans cette periade oiı les relations franco-turques sont excellentes, - on discute d'un traite d'alliance o:ffensive et defensive cantre l'Autriche et la Russie,- l'arobassadeur Aubert Dubayet reussit a faire adınettre ala Porte la creation d 'un consulat general a Bucarest, aupres du prince Hangerliu, et d' un vice--consulat a laşi. Ces preıniers ·postes serant occupes (1 796-1797) par Charles Fleury, ancien membre de l'ambassade de France a Constantinople, qui, au momeıit de l'expedition d'Egypte, avait ete jete en prison, tout comme d'ailleurs le reste du personnel diplomatique français alors en poste sur le territoire ottoman. Apres le traite de paix de Paris, le choix de Iaşi comme · siege du consulat general est dicte par la position geographique de la capitale moldave, qui en fait un excellent poste d' observation a proximite de la frontiere russe, en meme temps que de la Pologne. Quant a Bucarest, ville plus etendue et p1us peuplee que Iaşi, et malgre la proxiınite d'lstanbul ou l'importance de ses relations commerciales avec la Transy1vanie et la Hongrie, elle sera releguee au second rang. Si la correspondance politique et consulaire des annees 1802 et 1803 reflete les tergiversations et besitation.S du gouvernement français quant a la politique a adopter dans Ies principautes, celui-ci passe neanmoins I'o:ffensive des. avant la rupture diplomatique avec la Russie qui intervient le 3 octobre 1804. En ~ande partie politique et ınilitaire, la mission des consuls a Iaşi comme a Bucarest, consiste selon les instructions reçues par Nicolas Fleuıy, a « surveiller » les princes de «maniere a decouvrir leurs intelligences av ec la Russie » ; a ebereber « dans les actes de leurs administrations ce qui peut favoriser » la politique russe, « afin que la Porte soit eclairee sur leur infidelite » ; a les maintenir dans un etat de crainte et d'inquietude « propre a balancer leur inciination pour l'ennemi de leur pays » ; a profiter de la situation militaire des deux empires voisins pour faire cannaltre au gouvemement turc « ce que la Russie voudrait lui laisser ignorer » ; a preserver les boyards de l'influence des Russes et a « detruire en eux cette opinion depuis longtemps inculquee qu'ils sont sujets de la a 82 Faruk BJLtct Russie parce que la Russie est maitresse de la Turquie » ; a faire « restituer au nom :français la consideration qui lui est due, afin defaciliter l'ex:tension que le pays peut procurer au commerce français; a s'efforcer d'acquerir des renseignements sur la correspondance politique des princes avec le ministere ottoman et de mettre le gouvernement français a portee de dejouer les manceuvres combinees avec la Russie. Ces deux postes sont egalement int6ressants pour instruire le gouvernement de ce qui se passe dans la Pologne russe, prussienne et autricbienne ; ces parties eloignees de la residence des Ambassadeurs français offrent un interet certain, parce qu' cause de leur eloignement, de leur fertilite en tout genre, elles sont ordinairement le theitre des premiers preparatifs militaires de ces trois grandes puissances »46• Telles sont en somme les taehes qui incombent aux agents :français installes dans les principautes danubiennes. Aussi, l'analyse politique que le consul Fleury fait de ces deux principautes deux ans avant le declenchement de la guerre turco-russe, principal objectif de la diplomatie :française durant cette periode, est tres significative. Dans sa « note sur la situation politique des provinces turques de la Moldavie et de la Valachie »47, Nicolas Fleury remarque ajuste titre que depuis le dernier partage de la Pologne, les deux principautes ont acquis une grande importance dans la politique de I'Europe orientale, devenant la principale frontiere de I'Empire ottoman du côte de la Russie, alors qu'elles l'etaient deja du côte de 1'Autriche. Suite a la perte de la Crimee et des possessions turques riveraines de la mer Noire, et en raison aussi de l'etat incertain de l'Egypte, les productions de ces principautes sont en outre indispensables a l'approvisionnement de la capitale turque. Fleury pense que la perte de ces principautes compromettrait l'existence meme de l'Empire ottoman. Or, si l'on considerait l'histoire de chacune de ces deux principautes depuis la guerre de 1768, on verrait que leur « envahissement » est medite par la Russie et qu'il peut etre consomme par la plus legere crise. Fleury rappelait que par le traite de Kaynarca et sa convention explicative de 1779, la Russie avait deja prepare l'execution de ces projets en fondant son autorite dans ces principautes sur les sentiments religieux qui dominent les habitants, et sur des demonstrations de bienveillance aussi capricieuses qu' attentatoires a la souverainete ottomane. Ce principe de protection sur les orthodoxes moldaves et valaques a ete developpe et fortifie par la demiere guerre et par le traite qui l'a suivie en 1792. L'Autriche est dans une attitude moins agressive. Elle manifeste cependant des vues contraires a la surete de ce pays. En 1774, elle a obtenu de la complaisance interessee des Russes et de la faiblesse des Turcs, la Bukovine, faisant ainsi disparaitre pour ses armees la barriere nature11e des deux empires. Ainsi le flot d'invasion s'avance sur le a 46. AMAE, CPC, Jassy, 1, fol. 24-31, M~moire ajoute ala Jettre du 18 fructidor an XII (5 septembre 1804). 41./bid. La France et la mer Noire 83 territoire ottoman, et cette puissance comme submergee par la civilisation toujours croissante des Etats adjacents, semble sur le point de disparaitre. Fleury avertissait les autorites françaises que la competition des trois empires dans ces principautes ne garantissait pas I'equilibre. Au contraire, comme dans le cas de la Pologne, « la convoitise amenait plutôt la complicite pour la destruction que l'emulation pour la defense du pays ».La Russie a voulu creer des droits sur les deux principautes ; elle a prepare 1' exercice de ces droits en insinuant son autorite dans leur administration. La namination en 1802 du prince Mourouzi en Moldavie, et celle du prince Ipsilanti en Valachie, sont l'amvre notoire de la cour de SaintPetersbourg. D'apres Fleury, on sait meme publiquement jusqu'au prix qu'ils ont paye a l'ambassadeur russe. La prolongation a sept ans de la duree de leur mandat prepare l'independance des principautes et assure en tout cas a la Russie un point d'appui solide, bien plus qu'elle ne procure a ces territoires tes avantages d'un gouvemement stable. C'est par la Russie que Ies princes ont ete nommes ; c' est par elle qu' ils comptent se maintenir contre les efforts de leurs concurrents ; c'est encore sur elle qu'ils fondent leurs espoirs. C'est dire assez qu'ils ne sont que ses agents. Car quelle consideration, quel sentiment pourrait les arracher a la puissance de ce pacte tacite en lequel ils ont mis toute leur confiance, sur lequel ils fondent a la fois leur securite presente et leurs perspectives d'avenir ? Pour penser que les princes ne sont pas perfides envers le sultan ottoman, il faudrait ou fermer les yeux sur l'evidence des faits qui etablissent leur devouement a la Russie, ou pretendre que les intentions de cette puissance envers la Turquie sont arnicates et bienveillantes. Fleury rappelait que la promotion des deux princes avait eu lieu en 1802, au moment ou le parti anglais darninait a SaintPetersbourg. C'est dans cette circonstance, antant que dans l'intention de rendre exclusive l'influence de la Russie, qu'il faut chercher la source des opinions defavorables a la France qui circulent babituellement dans les principautes. En contact permanent av ec l 'Europe centrale et occidentale, les deux princes jouent un rôle determinant dans l'information du gouvemement ottoman sur les evenements politiques et militaires europeens. lls reçoivent les principaux journaux europeens dont les extraits traduits en turc sont expedies quatre ou cinq fois par mois vers la capitale. Selon le consul français, cette fonction d'information des princes aupres de la Porte est d'ailleurs «leur principal merite », et peut-etre un des plus gros postes de leurs depenses. La fiabilite de ces infarınations est done fondamentale dans la definition de la politique ottomane. Selon le consul, la Russie manipule par le biais de ces princes le gouvemement turc, accroit et cansolide ainsi son emprise sur Istanbul et dans les Balkans. Dans ce travail de manipulation et dans l'elargissement du champ d'influence du gouvernement de SaintPetersbourg, le principal instrument est le consul general russe a Iaşi. Celuici deploie en effet la visibilite d'un ambassadeur, ce qui en fait une autorite 84 Faruk BiLtel du pays. Les fameux « barataires » grecs (sujets ottomans proteges par la Russie), dont le nombre atteindrait dans la seule capitale moldave pres de 4000 personnes, et pres de 200000 dans Ies deux principautes 48,constituent son relais privilegie. Cette faculte de pouvoir passer sous la protection russe a ete largement elargie par les termes du dernier traite turco-russe. Aussi le gouvernement russe a-t-il pu convaincre les principaux negociants et boyards moldaves et valaques de passer sous sa protection. Quant aux petits marchands qui ne sont pas immatricules chez le consul general russe, ils se declarent neanmoins conune attaches aux negociants proteges et jouissent egalement d'une protection de complaisance. La comparaison de la situation des deux principautes avec celle de la Crimee avant 1774 n'echappe a personne : la Russie avait etabii sa protection sut la presqu 'ile pour obtenir son independance, avant de l'annexer neuf ans plus tard. Bref, avant Tilsit, la France doit chercher les moyens de faire nommer a la tete de ces principautes des hommes « vraiment devoues a la P.orte, bien eelaires sur Ies veritabtes interets de ces provinces et assez probes pour laisser penetrer de cette verite que la France a des intentions aussi bienveillantes envers la Turquie que celles de la Russie Iui sont hostiles, et que si la necessite Ies oblige a chercher dans le patTonage une protection contre les intrigııes de Ieurs competiteurs, ce n'est pas la Russie qu'ils doivent recourir, parce q~e toute relation avec elle est une trahison contre leur souverain ». Poiır reussir dans cette mission politique, les consuls français sont charges de faire passer sous la protection française les pretres catholiques des deux provinces de Moldavie et de Valachie, et tout particulierement ceux de la premiere. Au nombre de douze, Ies ecclesiastiques catholiques dans cette province font partie de la mission evangelique du Vatican, et sont sous la direction d'un prefet qui est reconnu par Rome. lls etaient autrefois sous la protection de la Pologne, mais aucune des puissances copartageantes ne s'est substituee a ce droit, de sorte qu'ils sont abandonnes a l'autorite du prince orthodoxe. Or, en vertu des capitulations, les pretres catholiques doivent etre proteges par les souverains français : il suffirait pour le Vatican qu'ils se fassent immatriculer chez le consul general français. Ces pretres officient pres de 20 000 personnes, essentiellement des rurau:x, et parcourent la Moldavie chaque annee pour y faire des predications. lls ont a laşi un hospice oiı ils accueillent les voyageurs. Le consul Fleury pense qu' il serait tres utile d'attribuer une subvention annuelle au prefet de cette mission, et de placer officieusement aupres du consul general une personne sfire, qui pourrait lui servir d'intermediaire pour l'etablissement de ses relations secretes et l'eclairer par ses observations personnelles. Cette mesure est d'autant plus necessaire que les demarehes de l'agent français sont observees avec ·une attention particuliere. a 48. Ibid., fol. 181-182, Reinhard aTalleyrand, 20 aofit 1806. La France et la mer Noire 85 En resume, Fleuıy pense que la possession de la Valachie et de la Moldavie est necessaire a l'existence de la puissance ottomane. Or, ces deux provinces sont menacees, surtout par la Russie, qui a manifeste son plan tant par ses actes diplomatiques que par l'influence qu'elle s'est assuree sur leur gouvemement interieur et sur leurs habitants. L'action bien dirigee du consulat français a laşi do it avoir pour resultat d' opposer des obstacles aux visees de la Russie sur cette region, d'ameliorer les relations françaises avec la Porte ottomane, ·de procurer au gouvemement des renseignements sur une partie interessante de l'Europe eloignee de toute surveillance. Cette analyse semble correspondre a la ligne· politique adoptee par Napoleonjusqu'au changement des alliances. Pour la renforcer et obtenir des resultats concrets, a savoir la destitution des princes de Valachie et de Moldavie avant le terme de leur mandat, ainsi que la rupture turque avec la Russie et le declenchement d'une nouvelle guerre, qui empecherait le tsar de concentrer toutes ses forces en Allemagne et en Pologne, Napoleon eleve le niveau de la representation française dans les principautes et nomme, apres une periode d'hesitation (Parant est nomme entre-temps consul dans cette ville en 1805-1806), un consul general avec titre de « resident ». Ce titre donne a un haut fonctionnaire, Charles-Frederic Reinhard, a pour but de fiatter le prince Mourouzi, de concurrencer le consul russe, mais surtout d'irriter la Russie, voire de la 'provoquer. C'est aussi un moyen de soustraire tes boyards moldaves et valaques a l'influence russe au profıt de la Porte et de la France. Or, le titre de resident est donne aux diptornates « residant » effectivement dans une cour souveraine, ce qui n'est le cas ni en Moldavie, ni en Valachie. Si les deux premiers objectifs sont atteints, la namination de Reinhard avec ce titre irrite egalement la Porte et met dans l'embarras le charge d'affaires français a Istanbul. Le gouve.mement turc objecte que si 1' on introduit un tel usage pour les Français, il faudra accorder la meme prerogative aux consuls russe et autrichien (a cette epoque le fameux Haınıner). Finalement Talleyrand rectifıe l'erreur d'appreciation et tente de consoler Reinhard : « Cette province est, comme la Valachie, sous la damination ioıınediate de la Sublime Porte et Sa Majeste l'Empereur a reconnu, d'apres les observations que la Porte lui a mites, qu'il y avait pour cette puissance quelque inconvenient a cbanger l'usage d'avoir en Moldavie un autre agent qu'un consul general. Le titre ·de resident vous avait ete donne en consideration de vos services et des missions que vous aviez deja remplies ; mais vous reconnaitrez vous-meme qu'on ne pollJTiit pas vous canserver un caractere qui donnerait a la Moldavie celui d'un Etat independant Sa Majeste veut maintenir l'integrite du territoire et de la damination de la Sublime Porte ; elle ne veut faire aucun acte qui ait meme l'apparence de deroger a cette determination. (...) La privation du titre du resident n'est pas pour vous un sacrifice. Vous retrouverez dans votre caractere personnel et Faruk BlLlCI 86 dans l'opinion que vous ferez preodre de vous le plus siir moyen de relever la oıission qui vous est confiee »49• Ne a Ichomdorf, en Wurtemberg, le 2 octobre 1761, d'une famille de pasteurs, Charles-Frederic Reinhard fait ses etudes a l'Universite de Tubingen; il se rend ensuite en France qu'il adopte comme nouvelle patrie. Depute de Gironde en ı79ı, il sera remarque par Talleyrand et Sieyes qui le destinent la carriere diplomatique. Nomme successivement secretaire d' arnbassade aLandres (15 avri11792), premier secretaire a Naples (novem. bre ı 793), chef de la JC Division au minİstere des Relations exterieures a Paris Ganvier 1794}, puis ministre plenipotentiaire a Hambourg, il reside dans cette ville de ı 795 a 1797. Reinhard est ensuite envoye en qualite de ministre, puis de commissaire du gouvernement en Toscane (1798}, avant d'acceder au portefeuille des Relations exterieures a Paris le 20 juillet 1799. Apres le 18 brumaire, il demissionne et devient ministre a Berne (22 novembre ı 799}, puis est de nouveau accredite aupres des villes hansea~ques et du cercle de Basse-Saxe, avec residence a Hambourg (avril 1802). Il y reste jusqu'en juin 1805. Enfin, c'est en ı806 que nous le voyons designe comme consul general en Moldavie, avec le titre de resident 50• Avant d'arriver a laşi, Reinhard rend visite au prince Ipsilanti a Bucarest. Reçu avec un ceremonial digne d'un ambassadeur, Reinhard n'en transmet pas moinS a Paris une appreciation tres negative de l'attitude de l'ancien drogman envers la France: « C'est un homme instruit dans la politique de l'Europe, suit les evenements, inquiet de son avenir, n'ayant d'autre principe de conduite que son interet personnel, entraine dans une opposition contre la France par les circonstances et par son interet apparent d'alors et desirant plutôt qu'esperant rentreren grace »51 • Reinhard prevoit deja que le prince lpsilanti prepare ses malles pour eventuellement passer a la premiere occasion a Saint-Petersbourg. Par cootre, l' eovoye special français ne tarit pas d'eloges sur le prince Alexandre Mourouzi, qui eotretieot une correspondance directe avec le sultan, le preveoant de tous les mouvemeots militaires russes sur le Dniestr. D'ailleurs, dans une lettre adressee directement par Mourouzi a Talleyrand, le prince se justifiait par les services que sa famille avait rendus a la France, par sa positioo delicate en Moldavie sous la double pressioo russe et turque, et demande eo consequence a l'empereur d' etre bienveillant a son egard52• Apres la signature du projet d'accord franco-russe mSgocie par d'Oubril (20 juillet}, Reinhard pense que les regions du nordouest de la mer Noire « vont entrer dans un etat de repos qui ne laissera aucune latitude ni a [soo] zeleni aux taleots », et, ınalade, il demande tout a 49. Ibid., fol. 167-168, Talleyrand aReinhard. 1er aofıt 1806. 50. LEBEL, op. cit., p. 273. 51. AMAE, CPC, Jassy, ı, fo!. lll-112, Reinharda Talleyrand. ıeraout 1806. 52.Ihid., fol. ı 69-l 73, Mourouzi aTalleyrand. 19/3 ı janvi er ı 806. La France et la mer Noire 87 simplement son rappel 53• A la fin du mois d'aout, il n'est pas encore au courant du desaveu de ce traite par Alexandre ıer (le 15 aoüt), mais il sent par la rumeur qu'il ne sera pas ratille et decrit l'atmosphere d'inquietude dans la region dans la perspective d'une guerre prochaine. n semble bien que Reinhard subisse les evenements plutôt qu'il ne les .prevoit. C'est l'ambassadeur Sebastiani qui remporte le succes, non seulement de la fermeture des Detroits aux navires russes, mais aussi de la deposition des Hospodars (le 24 aout), faisant miroiter a Selim ID la recuperation des territoires perdus sur les rives de la mer Noire, et notamment la Crimee (depuis 1774), et utilisant le cas echeant la menace. Malgre l'opposition de la Russie, de 1'Angleterre, de I' Autriche et de la Prusse, les deux princes sont remplaces respectivement, en Valachie par Alecco Soutzo, ancien hospodar exile a Rhodes, et en Moldavie par Callimachi, drogman du divan, tous deux partisans devoues de la cause française. Talleyrand ne cache pas le succes français dans ces nominations. Dans ses lettres du ll octobre, adressees a Reinhard ainsi qu'a Parant, consul français a Bucarest, le ministre considere que la deposition des deux princes etait devenue necessaire et qu'il fallait retablir en Moldavie et en Valachie l'autorite de la Porte, et partant arracher cette province a l'influence de la Russie. Mais il previent egalement que les deux princes ne doivent jamais perdre de vue le rôle qu'a tenu la France dans leur nomination. Ces deux provinces ne doivent plus en tout cas retomber sous l'influence russe. Au premier signal de guerre entre la Russie et la Porte ottomane, c'est en Moldavie et en Valachie que s'ouvriraient les hostilites. Il faut que les frontieres de ces provinces soient mises en etat de defense, que tes garnisons soient augmentees, les fortifications relevees, bref, que la Moldavie et la Valachie, talon d' Achille de l'Empire ottoman, deviennent des aujourd'hui de solides remparts. Les interets des princes et ceux de leur souverain sont les memes. En meme temps, il assure les princes de toute la protection de l'Empereur et de la confıance qu'il a dans leur devouement a la gloire du sultan et a ses interets qui sont plus que jamais lies a ceux de la France. Le ministre previent que l'Empereur augmentera son armee en Dalmatie, car il n'a besoin en Allemagne que d'une petite partie de ses forces, et il veut etre a meme de defendre la Porte en cas d'invasion54• · A Istanbul, le gouvernement ottoman, revenu sur sa decision, ne peut cependant pas empecher une invasion contre laquelle, on le sait, Napoleon ne fera rien, sauf adeclarer officiellement que la France « ne fera la paix que lorsque la Porte ottomane aura recouvre la Moldavie et la Valachie par le retablissement des princes Callimachi et Alexandre Soutzo ». Le ll novembre, de Berlin, Talleyrand, qui visibiement ecrit sous la dictee de Napoleon, ordonne a Reinhard «d'exeiter le zele », de montrer que l'Empereur, a la 53. Jbid., fo!. 186-189, Reinhard ii Talleyrand, 23 aoiit 1806. 54. lbid., fo!. 232-234, Talleyrand ii Reinhard et iiParant, ll octobre 1806. 88 Faruk BtLtct tete de 300 000 hoınmes, pourchasse les Russes et est resolu a defendre les principautes. II lui demande aussi d'ouvrir des coınmunications directes avec le quartier general de l'Empereur pour l'informer de toutes les operations militaires sur le Dniestr, tout en lui recoınmandant de ne plus revenir sur ses 55 premieres impressions trop favorables concernant le prince Mourouzi • Deux jours plus tard, le ministre revient a la charge en interdisant a Reinhard d'avoir le moindre contact avec ce prince: «Il est l'hoınme de la Russie, pas le prince choisi par la Porte ottomane. Lorsque le prince Callimachi aura recouvre l'autorite, comme Sa Majeste ale droit de s'y attendre, et coınme la sfuete de la Porte ottomane l'exige, vous rentrerez pres de lui dans l'exercice de votre mission, qui ne doit avoir d'autre but que de conserver la Moldavie a la Porte ottomane, et de contribuer par vos coiıseils et vos excitations a mettre en etat de defense toute la ligne du Dniestr et de ramener au prince . Callimachi.l'appui des boyards qui s' en etaient eloignes »56• Mais cette demiere lettre, Reinhard ne la recevra pas. ll est arrete par. les Russes qui entrent a Iaşi le 28 novembre. Ignorant cette arrestation, le ministre continue d' ecrire a Reinhard du quartier general de Posen en Pologne, pour lui annoncer que l'armee a passe la Vistule, que les Russes, battus dans toutes les rencontres, se sont deja retires au-dela du Boug oiı l'armee continue de les poursuivre : «La Porte doit profiter du moment oiı [les Russes] rappellent vers cette frontiere leurs principales forces, pour porter elle-meme toutes les siennes vers le Dniestr et pour agir au premier signal »51: Reduits a leur plus simple expression durant l'occupation russe, les trois consulats français fonctionneront au ralenti. A Bucarest, Lamare, de retour a son poste en septembre 1807, est en conflit avec le general russe Lascarev, ainsi qu'avec l'eveque de la ville. Le 29 aofit 1808, il decrit a Champagny le elimat d'hostilite : « Tout ce qui porte ici le nom français et la cocarde française est reduit et rabaisse au plus has degre ». Ipsilanti transfere a Moscou, le divan de Valachie est dissout et la principaute est dirigee par un comite provisoire, compose de quatre boyards en perpetuel desaccord. Las de ces difficultes, Lamare rentre en France etmeurt le 16 avril1809. Son successeur, Joseph Ledoux, a pour instruction principale de facilit~ l'acheminement du courrier pour Constantinople et d'informer Paris des moindres incidents de la guerre russo-turque. Pour le reste, Champagny lui conseille d' observer une stricte neutralite. Grace a ses relations, les informations militaires qu'il obtient s'averent precieuses: ayant appris le futur assaut de Giurgiu, il transmet !'information aux Turcset l'operation echoue. Ces agissements provoquent des plaintes de la cour de Saint-Petersbourg contre le vice-consul qui rentre a Paris pour se justifıer. A son retour a Bucarest, les choses s'ameliorent avec les autorites rus~es, mais peu de 55. lbid., fol. 268-269. Talleyrand aReinhard. ı ı novembre ı806. 56./bid., fol. 270, Talleyrand aReinhard. 13 novembre ı806. 51./bid., fol. 298, Talleyrand aReinhard. 6 decembre ı806. La France et la mer Noire 89 temps apres, la guerre est declaree eotre la Fraoce et la Russie, et Ledoux se refugie it Vieone. Enjanvier 1813, il rejoint soo poste, apres une ceremonie d'accueil organisee par le prince de Valachie, Karagea. Mais pendant la periode de la Petite Restauration, les relations se degradent et Talleyraod nomme Ledoux au poste de vice·consul it Rhodes {24 septembre 1814). C'est seulement le 8 mars 1816 que le nouveau consul Formont est nomme en Valachie. A Iaşi, apres l'arrestatioo de Reinhard, le consulat est reste vacant jusqu'en juin 1810, date it laquelle Martin, vice.consul de Galatz, y est provisoirement nomme. Tombe malade, celui-ci est remplace par le drogman Fornetty en septembre 1811. Jusqu'au printemps 1812, Fometty fournit de nombreuses informations sur les negociations de paix entre Turcs et Russes, tout en indiquant les deploiements de troupes russes au-delil du Dniestr. Apres la campagne de Russie, le consul retoume a son poste, muni des instructions du duc de Bassaoo. Celui-ci lui demande d' observer « tout ce qui paraitra devoir etre de la plus legere utilite pour le service de l'Empereur »58, de combattre les bruits de progres des Russes en Europe, et d'inspirer aux esprits la confiaoce dans l'avenir de la France et de l'Empe. reur. Assurement, ces progres ont completement change·l'appreciation de la population et du prince envers la Russie, et ont marque « de la tiedeur pour tout ce qui arapport aux affaires des Français ». Au printemps 1813, alors que Napoleon a de graodes difficultes en Allemagne du Nord et en Pologne, .il eberche reproduire le meme schema qu'en 1806 pour ·declencher eventueliement des hostilites entre la Porte et la Russie. Mais celle-c~ visiblement rassuree des dispositions de la Porte, fixe son attention vers la Baltique et prepare l'inexorable chute de l'Empire napoleonien. Les premieres mesures prises par le nouveau regime de Restauration sont de diminuer la representation française en supprimant· le consulat general de Iaşi et en laissant vacant le vice-consulat de Bucarest C'est l'idee d'un abandon tacite des principautes danubieones it la Russie auquel le viceconsul Fometty contribue. Il ecrit en effet que la Moldavie presente peu d'interet pour la France. Les exportations se limitent au betail, la foire de Leipzig fournissant les objets d'importation. Quelques articles de Fraoce tels que le tabac, le vin et divers objets de mode pourraient bien preter it des sp~ulations en arrivaot par Galatz, mais la peste qui regne dans la region depuis plusieurs mois fait fuir les etrangers59• a Vama : la ville impossible Parmi les villes europeeones de la mer Noire, c'est Vama qui semble ·avoir pose le plus de problemes aux Français pour I' etablissement d'un 58. MAE, CPC, Jassy, 2, foI. 8, duc de Bassano aFometty, 28 fevrier I 813. 59. Ibid., fol. 51, Jassy, Fometty au Duc de Richelieu, 20 decembre 1815. 90 Faruk BlLtct consulat. Theoriquement pourvue d'un vice-consulat des 1803, Varna a fait l'objet de nombreuses tractations entre la Porte et l'ambassade pour la nemination effective d'un agent consulaire. Parant, titulaire officiel du poste, ne peut s'y rendre a cause des « puissantes raisons » opposees par la Porte. En effet, celle-ci, malgre le traite, fait representer a l'ambassadeur Brune que «jusqu'a present, aucune nation n'avait eu d'agent dans cette ville ; que cette innovation ruinerait le pays et que le grand vizir avait recours a [ses] amities pour [le] prier de representer a [son] gouvernement, qu' il serait tres agreable a la Porte que cet etablissenıent n'efit pas lieu »ro, car des qu'on introduit une habitude pour une puissance, les autres veulent avoir la meme prerogative. A la conference du I 4 deScembre 1803 61 avec le Re 'is ül-küttab, Mahmud RaifEfend~ l'ambassadeur Brune tente de justifier cette demande par les avantages economiques et commerciaux que la Porte poumiit retirer d'une telle. entreprise, tout en menaçant implicitenıent le gouvernement ottoman: « Cette institution, en donnant au commerce des points fixes, fucilite les ecbanges, excite l'industrie et l'agriculture, fuit crôıtre la population, grossit le tresor du souverain par les droits des douanes et la consommation, augmente la consideration des etrangers et des musulmans memes pour le gouvemement de ·Sa Hautesse ; c' est la verite, la France ne peut recueillir des ce moment les avantages de cette institution ; les hostilites de 1'Angleterre viennent de troubler les rapports commerciaux de toute l'Europe ; mais des considerations passageres ne peuvent alterer Ies vues de mon gouvernement ; et en multipliant ainsi, au moment de la guerre, ses commissaires au Levant, ne semble-t-il pas donner aSa Hautesse, une garantie formelle de son amitie ? Cette mesure, loin de. trouver des obstacles, devrait done etre accueillie avec satisfuction. Votre Exeellence voudra bien remarquer que c'est comme ami que je presente ces reflexions. Car comme ambassadeur, je dois me tenir a la Jettre du traite et en dernander l'execution fidele ». Mais la veritab1e raison du refus du gouvernement ottoman est cette vieille peur de voir sa capitale privee de l'approvisionnement pour lequel Varna constitue veritabiement un entrepôt. Le Re 'is ül-küttab, dans cette meme conference, l'explique d'ailleurs clairenıent : « Varna est un port d'approvisionnement pour Constantinople. L'etablissement des etrangers amenerait plus de concurrence, ainsi loin d'etre un profit, ce serait un ınal. Des qu' il y aurait un commissaire français, Ies autres nations demanderaient a en avoir. D y aurait done a Varna, douze commissaires, avec vingt-quatre drogınans ou proteges qui ont des privileges pour les douanes et autres 60. AMAE, CP, Turquie, 207, fol. 172, Bnıne a Talleyrand, 18 frimaire an XII.(IO decembre 1803). 61. lbid., fol. 191-192, Bnıne aTalleyrand, 22 frimaire an XII (14 decembre 1803). La France et la mer Noire 91 droits. Ce qui est avantage dans les pays de l'Europe, serait ici desordre par la concnrrence et les protections... [Outre les graines], il nous vient de Varna, le beurre, les legumes, Ies bceufs ; et on ponrrait Ies exporter, non seniement a l'etranger, mais dans 1' Archipel principalement ». Devant l'impasse, le ministre ottoman prend la decision de s'adresser directement a Paris ponr dernander en quelque sorte une derogation au traite de 1802, par laquelle les engagements pris par le gonvernement :français ne seraient pas non plus entierement executes, notamment en ce qui concerne les tarifs douaniers. Dans une note datee du 3 ramadan 1218 de l'hegire (18 decembre 1803), la Porte expose directement a Paris ses motifs de refus en repetant que Vama ne peut etre assimilee aux antres echelles : « Elle est le point central et l'entrepôt de tous les genres de comestibles exclusivement destines a la residence iınpenale et a l'approvisionnement de la capitale; et qu'il est de notoriete publique que jamais il n'a paru a Vama ni commerçant etranger, ni navire europeen, et qu'a l'exception des mouvements pour les besoins de la Subliıne Porte, il n'est point encore arrive que dans cette echelle un etranger quelconque ait fuit le commerce ; il n' existe en consequence aucun motif qui puisse necessiter d'y etablir un commissaire. Si un tel droit etait accorde a la Republique ftançaise, il est bien evident que Ies autres puissances, saisissant cet exemple, pretendraient au meme avantage ; qu'il en resulterait l'etablissement du commerce et de la navigation des etrangers dans le port de Varna, ce qui ne pourrait que desequilibrer les mesures prises pour l'approvisionnement de la residence iınperiale, y occasionner la disette, et porter prejudice aux droits de souverainete et aux interets majeurs de la Subliıne Porte. Presuroant done la bienveillance et l'amitie de la R.epublique ftançaise, qu'elle n'insistera pas sur une demande susceptible de si fiicheuses consequences, la Sublime Porte n 'hesite point a fuire ici a notre ami l'ambassadeur l'expose sineere des considerations qui la concernent specialement »62• En defınitive, cette affaire trainera pendant deux ans, jusqu'a ce que Parant puisse se rendre officieusement a Varna oiı il est si mal accueilli que son seni desir sera d' en repartir. Avant son depart, sa description de la ville, des habitants, et des disputes armees entre l'ağa de Roustchouk et le pacha de Silistrie, reflete son etat d' esprit: « Varna est un repaire sinistre oiı, seul europeen, je me trouverais continuellement en butte aux outrages, amille perus. Cette ville est renommee dans tout l'Empire turc pour ses revoltes et la barbarie de ses habitants. Elle est la terreur des pays voisins. On n' en parle jamais de sang-ftoid Les voyageurs les plus aguerris de ces 62. lbid., fo!. 226. Faruk Btı.ıci 92 contrees n'y passent qu'en fremissaot. Un consul nısse ya deja peri, · victime de ses fonctions et deux conı.otissaires russes y ont successivement ete insultes, maltraites, encore l'annee derniere. Quant aux babitants [...] ils ne vous demandent jamais de nouvelles de votre sante, saııs porter d' abord la main sur wı de leurs pistolets »63• Aussi les differents sejours que Parant a pu y faire se sont tous soldes par des deceptions et aucune correspondance n~guliere n'a pu etre etahlie entre Paris et le vice-consulat. n mourra en 1815 dans la misere, et pour le consulat de Varna, il faudra attendre le traite de Berlin pour y voir un consul français etahli de façon permanente. Conclusion Le hilan de ces dehuts de la presence française en mer Noire est ·mitige. Les resultats ne sont pas a la hauteur des amhitions des divers projets economiques et politiques initiaux ; ils sont entraves essentiellement par les conflits annes internationaux et locaux. Si le travail acharne et desinteresse du ~uc de Richelieu pendant plus de dix ans a indiscutahlement favorise la presence française sur les rives de la mer Noire, il n'est pas a mettre au compte de la politique française, mais plutôt a celui d'une conjoncture favorahle qu' Alexandre ıer a su utiliser. Mais la presence française a pour m6rite d'avoir ouvert a l'econonıİ:e mondiale un hassin qui fonctionnait un peu jusque ıa en vase clos. La contrihution des Français a la connaissance de la geographie physique et humaine, comme a l'histoire locale, ne sont pas les moindres retomhees, sans parler de l'amelioration des techniques de navigation, de l'infrastructure et du developpement culturel. L'entree en mer Noire de la France et del' Angleterre en 1802 deviendra une regle generale pour tous les navires de commerce avec le traite turco-russe d'Edirne en 1829. "L'internationalisation de cette mer et l'utilisation des Detroits continueroot de faire l'ohjet d'apres discussions au cours du xıxe et au debut du :xxc siecle 64, sans apporter de v6ritahle reponse au devenir du hassin pontique. Avec diverses interrogations et incertitudes, celui-ci fait de nouveau l'actualite avec l'apparition de nouveaux enjeux consecutifs a la · dislocation du hloc de l'Est et de l'URSS 65• 63. LEBEL , op. cil. 64. Pour ıme histoire diplomatique de la question de la mer Noire et des Detroits voir l'ouvrage de Cemal TınaN, Osmanlı Imparatorluğu Devrinde Boğazlar Meselesi, İstanbul, 1947. 65. La quinzieme livraison (1993) des Cahi~rs d'etudes sur la Mediterranee orientale et le monde turco-iranien (CEM011), consacree a la « Zone de cooperation economique des pays riverains de la mer Noire », s'interroge precisement sur le devenir de la region sous le feu de cette actualite. ·