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Choc des civilisations et conflit israélopalestinien

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LE CHOC DES CIVILISATIONS ET LE CONFLIT ISRAÉLOPALESTINIEN
Pascal Boniface
Armand Colin | « Revue internationale et stratégique »
2004/1 n° 53 | pages 11 à 23
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pascal Boniface, « Le choc des civilisations et le conflit israélo-palestinien », Revue
internationale et stratégique 2004/1 (n° 53), p. 11-23.
DOI 10.3917/ris.053.0011
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ISSN 1287-1672
ISBN 2130543529
La revue internationale et stratégique, n° 53, printemps 2004
Le choc des civilisations
et le conflit israélo-palestinien
Pascal Boniface*
PASCAL BONIFACE
LA REVUE INTERNATIONALE ET STRATÉGIQUE
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L’accord de Genève signé le 1er décembre 2003 après trois ans de négociations
secrètes par l’ancien ministre israélien Yossi Beilin, et le palestinien, Yasser Abed
Rabbo, prévoyant un plan de paix au Proche-Orient, n’est certes pas un document
officiel, mais il constitue cependant un puissant motif d’espoir de régler un conflit qui
désespère les meilleures volontés. Il a été de ce fait largement salué et suscite un mouvement de soutien dans les opinions publiques du monde entier, même s’il n’est pas
accepté par Yasser Arafat et Ariel Sharon1.
Cet accord va bien plus loin dans les détails que tous ceux qui l’ont précédé. Il prévoit même de statuer immédiatement sur les questions les plus sensibles, telles que le
statut de Jérusalem et le problème des réfugiés palestiniens. Va-t-il amener enfin la
paix ou va-t-il rejoindre sur l’étagère des espoirs gravement déçus la « Feuille de
route » et les accords d’Oslo ? Il faut souhaiter que cette sombre perspective soit
écartée, et ce, pas uniquement pour le sort des peuples israélien et palestinien.
Désormais, ce qui se joue dépasse en effet ce seul enjeu. Ce qui ne constituait
qu’une prise de gages territoriale de circonstance en 1967 – le gouvernement israélien
voulant faire des territoires occupés un éventuel moyen de négociation avec les Palestiniens – ou un peuple (les Palestiniens) dont personne, y compris dans le monde
arabe, ne se souciait guère, sont devenus, et sans qu’un événement particulier ne
vienne créer un marqueur de l’histoire, l’épicentre d’un éventuel choc des civilisations. Sans doute est-ce un effet dérivé de la globalisation, qui est également une réalité pour les peuples arabes. Depuis la seconde moitié des années 1990, les télévisions
satellitaires arabes ont créé un espace public qui réunit les élites et les classes moyennes des différents pays arabes, ainsi que les diasporas2. À force de voir chaque jour à
la télévision des chars israéliens dans les rues palestiniennes, des soldats tirant sur des
civils, des maisons détruites (9 000 depuis le début de la seconde Intifada), des oliviers arrachés, des files interminables d’attente aux check points, et d’entendre incessamment les récits concrets d’actes de répression, la cause palestinienne est devenue
la cause arabe et même musulmane.
* Directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). L’auteur peut être contacté à
l’adresse e-mail suivante : [email protected]
1. À la date du 16 février 2004.
2. Alors même que les régimes gardent le contrôle sur les médias nationaux, les réseaux transnationaux
offrent une alternative. Plus que la « rue arabe », ce sont les élites intellectuelles et les classes moyennes qui
constituent l’enjeu en termes d’opinion. Voir Marc Lynch, « Taking Arabs Seriously », Foreign Affairs,
vol. 82, no 5, septembre-octobre 2003.
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Aussi la présidente indonésienne, Megawati Sukarnoputri, considérée comme la
dirigeante modérée du pays musulman le plus peuplé du monde, déplorait-elle, le
23 septembre 2003 devant l’Assemblée générale des Nations unies, qu’une politique
injuste et unilatérale au Proche-Orient ne développe un climat de violence. Elle estimait que les puissances occidentales, dont les citoyens devenaient la principale cible
des groupes terroristes, devaient réviser leurs politiques antiterroristes notamment en
s’attaquant au problème israélo-palestinien et en s’assurant que toutes les parties
soient traitées de façon équitable.
Le problème palestinien est aujourd’hui à l’épicentre des principales fractures stratégiques du globe : Orient/Occident, Nord/Sud, monde musulman/chrétiens.
L’unité arabe, quant à elle, c’est-à-dire la communauté des croyants musulmans,
est souvent mise en avant par les dirigeants de ces pays. Toutefois, ces derniers sont
en réalité profondément divisés politiquement, économiquement et stratégiquement.
Par l’effet du hasard et de la nécessité (trouver une cause commune), « la cause palestinienne » a pris une importance suprême qui dépasse tous les clivages existants. Pour
les peuples arabes et même musulmans, plus encore que pour leurs dirigeants, la noncréation d’un État palestinien est perçue comme le symbole parfait et ultime du mauvais sort qui leur est fait, ainsi que du refus de leur reconnaître les mêmes droits
qu’aux autres peuples.
À cet égard, on peut affirmer que le conflit israélo-palestinien sert d’exutoire facile
à certains régimes arabes1, leur permettant de canaliser l’énergie des foules et la
détourner par ce biais des problèmes de politique intérieure2. C’est vrai, mais il n’en
reste pas moins qu’un constat s’impose de façon éclatante : en raison de la nonrésolution de ce conflit, le sort des Palestiniens est chaque jour un peu plus une cause
majeure de frustration dans les pays musulmans, ainsi que de ressentiment à l’égard
des pays occidentaux et principalement des États-Unis. Ces derniers donnent en effet
l’impression de laisser Israël absolument libre d’agir à sa guise. Ce sentiment est bien
sûr subjectif. Il est néanmoins devenu si fort au sein des opinions arabes et musulmanes – et dans de larges cercles des opinions européennes – qu’il constitue désormais
un élément objectif de ce conflit.
DEUX DANGERS : SELF-FULFILLING PROPHECY ET WISHFUL THINKING
En 1993, Samuel P. Huntington, universitaire sérieux et peu avide de sensationnalisme, lançait un pavé dans la mare en publiant dans la revue Foreign Affairs un
article intitulé : « Le choc des civilisations ? »3.
Au moment où les combats dans les Balkans faisaient rage dans une Europe
convaincue que la fin de la guerre froide avait mis fin à toute perspective de conflit
1. Le 20 octobre 2003, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) publiait un
Rapport du développement humain dans le monde arabe 2003, New York, PNUD, 2003. Rédigé « par des
Arabes, à l’attention des Arabes », il mettait en avant trois handicaps : la liberté d’expression, l’accès au
savoir et l’émancipation des femmes. Selon le rapport, « l’effet le plus grave de la guerre contre le terrorisme est peut-être d’avoir fourni [aux régimes arabes] une justification spécieuse à la réduction des libertés
par le biais d’une définition élargie du terrorisme ». Il mettait également en avant le fait que certains gouvernements exploitent le conflit israélo-palestinien en étouffant les libertés civiques et l’opposition intérieure au nom d’une mobilisation contre l’ennemi. Corine Lesnes, « Le développement du monde arabe
s’est ralenti depuis le 11 septembre », Le Monde, 23 octobre 2003.
2. Ce n’est pas par hasard si c’est dans le monde arabe qu’il y a eu le moins de manifestations antiguerre avant le déclenchement du conflit. La liberté de manifester n’y existe guère et les gouvernements les
ont empêchées, craignant qu’elles ne se transforment en manifestations antirégime.
3. Samuel P. Huntington, « The Clash of Civilizations ? », Foreign Affairs, vol. 72, no 3, été 1993,
p. 22-49.
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armé, il donnait une grille de lecture globale des guerres à venir. Cette thèse allait
certainement être la plus abondamment commentée en relations internationales au
cours de la décennie suivante. La grande majorité des commentateurs la réfutaient,
mais rarement une thèse aussi contestée n’aura été (et demeure aujourd’hui encore)
aussi largement débattue.
Ainsi, selon l’auteur, les affrontements entre civilisations constituent la dernière
phase dans l’évolution des conflits. Ces derniers opposaient auparavant princes et
rois, puis les nations entre elles après la Révolution française. Au XXe siècle, les guerres se sont déroulées entre idéologies antagonistes (fascisme, nazisme, communisme,
démocraties). Au XXIe siècle, les guerres se feront entre les civilisations, à savoir principalement entre la civilisation occidentale, dominante, et la civilisation musulmane,
en expansion et contestant cette domination.
Deux erreurs sont fréquemment commises en rapport avec cette théorie. La première est de croire à son inéluctabilité, au fait de penser qu’il s’agit d’un futur auquel
on ne peut échapper, et auquel il faut donc se préparer. Rien n’est plus faux. Il n’y a
pas plus d’automaticité ou de déterminisme de conflit entre les civilisations qu’il y en
a entre les États. L’histoire est faite par les hommes, les peuples et les dirigeants, et
leurs actions et leurs décisions peuvent aussi bien conduire à la guerre ou l’éviter.
L’affrontement entre musulmans et Occidentaux n’est donc pas écrit à l’avance. Le
risque est d’ailleurs de transformer cette idée en prophétie autoréalisatoire (selffulfilling prophecy) : à force d’en parler comme d’un événement qui doit nécessairement se produire, on facilite les conditions de sa survenance. Si Occidentaux et
musulmans s’habituent à des discours qui les présentent comme des ennemis irréductibles, ils croiront de plus en plus à cette hypothèse et ils développeront des relations
qui deviendront véritablement antagonistes.
Mais l’autre erreur est de réfuter cette thèse pour des raisons « politiquement correctes » et de confondre ce que l’on souhaite éviter et ce qui est impossible. Dire que
la guerre entre civilisations serait une catastrophe est une chose. Affirmer qu’à trop
en parler on remplit les conditions qui pourraient permettre sa survenance en est une
autre. Mais conclure, au seul motif qu’elle n’est pas souhaitable, qu’elle ne surviendra
pas serait une grave erreur. Il faut évidemment éviter la perspective de guerres entre
civilisations. Mais il ne suffit pas pour cela de se contenter de jeter l’anathème sur
cette idée, encore faut-il remplir les conditions politiques pour qu’elle ne se transforme pas en réalité. La simple condamnation morale ou la politique des vœux pieux
ne peuvent être des armes efficaces. Bref, pour ce qui est de la guerre des civilisations,
il faut éviter à la fois la self-fulfilling prophecy et le wishful thinking, qui peuvent avoir
pour résultat commun de rendre possible un affrontement dont la survenance n’était
pas écrite à l’avance.
Or le terrible constat que l’on peut faire aujourd’hui, c’est que, malheureusement,
au cours des derniers mois, on a avancé vers le choc des civilisations.
La thèse de S. P. Huntington est bien sûr plus subtile que la présentation caricaturale qui en est souvent donnée par des commentateurs qui très souvent ont lu les
comptes rendus du livre, et non le livre lui-même. S. P. Huntington écrit par
exemple : « Les Occidentaux doivent admettre que leur civilisation est unique mais
pas universelle et s’unir pour lui redonner vigueur contre les défis posés par les sociétés non occidentales. Nous éviterons une guerre généralisée entre civilisations si, dans
le monde entier, les chefs politiques admettent que la politique globale est devenue
multicivilisationnelle et coopèrent à préserver cet état de fait. »1
1. Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, coll. « Poches Odile Jacob »,
2000, p. 18.
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Mais il estime que l’Occident doit s’efforcer et s’efforcera à l’avenir de maintenir sa
position prééminente et de défendre ses intérêts en les présentant comme ceux de la
« communauté mondiale ». Cette expression, admet-il, est un euphémisme collectif
– qui remplace « le monde libre » – censé donner une légitimité globale aux actions qui
reflètent en réalité « les intérêts des États-Unis et des autres puissances occidentales »1.
« L’Occident est et restera des années encore la civilisation la plus puissante.
Cependant, sa puissance relative par rapport aux autres civilisations décline. »2 Par
ailleurs, S. P. Huntington admet parfaitement que ce qui apparaît comme de
l’universalisme aux yeux des Occidentaux passe pour de l’impérialisme ailleurs. Il ne
se fait donc aucune illusion – moins en tout cas que de nombreux dirigeants occidentaux – sur le caractère très subjectif de l’universalisme occidental et sur ses perspectives de déclin relatif pour l’avenir.
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Sur la base de statistiques étudiant l’emploi de la force dans la gestion des crises3,
l’universitaire américain affirme que les États musulmans ont plus souvent que
d’autres recours à la violence, et lorsqu’ils y ont recours, ils l’emploient avec plus
d’intensité. Le caractère belliqueux et violent des pays musulmans à la fin du
XXe siècle est donc un fait que personne, musulman ou non-musulman, ne saurait,
selon lui, nier. Mais la période historique étudiée s’étend de 1928 à 1979 et, par ailleurs, S. P. Huntington ne fournit pas la liste des crises en question. De plus, on
pourrait lui objecter que les deux guerres mondiales et leur cortège d’horreurs n’ont
pas été générées par les musulmans, pas plus que le génocide nazi. La responsabilité
du monde musulman n’est pas plus évidente dans la guerre du Viêtnam, les exactions
des Khmers rouges, la mise en place des dictatures latino-américaines, le goulag
soviétique, la mise en coupe réglée par l’URSS des démocraties populaires ou les
délires de la grande révolution culturelle prolétarienne de Mao Zedong. Le monde
musulman est donc loin d’avoir le monopole de la violence politique.
S. P. Huntington entend être guidé non par des choix idéologiques, mais par le
seul réalisme – bien que celui-ci semble discutable – qui le conduit à un certain pessimisme, et il n’entend pas en tout cas être entravé dans sa démarche intellectuelle par
le « politiquement correct ».
« Certains Occidentaux, comme le président Bill Clinton, soutiennent que
l’Occident n’a pas de problèmes avec l’islam, mais seulement avec les extrémistes islamistes violents. Quatorze cents ans d’histoire démontrent le contraire. Les relations
entre l’islam et le christianisme, orthodoxe comme occidental, ont toujours été agitées. Chacun a été l’autre de l’autre. Au XXe siècle, le conflit entre la démocratie libérale et le marxisme-léninisme n’est qu’un phénomène historique superficiel en comparaison des relations sans cesse tendues entre l’islam et le christianisme. »4
L’opposition entre le monde musulman et le monde occidental est donc selon lui fondamentale, inéluctable et supérieure en intensité à ce qu’a représenté la guerre froide.
Une fois encore on peut, au regard des conflits réels les plus meurtriers du passé et
du présent, contester que le clivage entre le monde musulman et le monde occidental
ait été jusqu’ici le plus déterminant en termes de conflictualité.
1.
2.
3.
4.
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
p.
p.
p.
p.
266.
24.
387.
306.
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OCCIDENT/MONDE MUSULMAN : L’ANTAGONISME EST-IL INÉLUCTABLE ?
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L’approche de S. P. Huntington a souvent été reprise de façon moins subtile, sur la
base de thèses parfois ouvertement racistes, sur fond de réminiscence des croisades ou
des guerres coloniales. Certains voient dans le monde musulman constamment en
expansion une menace qui aurait remplacé, trait pour trait (dans sa globalité et sa
puissance), feu la menace soviétique. Mettant en avant le radicalisme religieux et
l’utilisation de moyens terroristes, ils vont jusqu’à nier la possibilité de distinguer entre
islam modéré et islam radical. Selon eux, l’islam est une religion pathologiquement
belligène. De façon assez curieuse, ils confortent la thèse de Oussama Ben Laden,
revendiquant représenter les musulmans et tous les musulmans. À l’inverse, est-il possible de croire que les extrémistes irlandais sont représentatifs de tout le catholicisme
ou que les juifs ultra-religieux sont représentatifs de l’ensemble du judaïsme ?
Les attentats du 11 septembre 2001 allaient donner une vigueur nouvelle aux théories de S. P. Huntington, dont le livre réimprimé devenait même un best-seller mondial. Ainsi, la presse, y compris parfois celle qui se prétend sérieuse, a développé
imprudemment et à l’envi des grands dossiers sur « la guerre de l’islam contre le
monde occidental ». Puisque O. Ben Laden avait fait détruire les tours du World
Trade Center au nom de Dieu, la théorie du choc des civilisations se voyait consacrée
dans les faits après l’avoir été dans les commentaires. George W. Bush allait même
maladroitement employer, après le 11 septembre, le terme de « croisade » avant de se
raviser. Il est vrai qu’il confortait également le discours de O. Ben Laden, lui-même
faisant habituellement allusion au combat contre « les croisés », c’est-à-dire les Occidentaux de façon générale1.
Par la suite, les conseillers de G. W. Bush lui ont fait comprendre que ce qui pouvait être perçu aux États-Unis comme une action volontaire et déterminée pour lutter
contre un fléau – tel que le tabac ou l’illettrisme –, était considéré comme une agression dans le monde musulman. Dès lors, tous les responsables occidentaux déclaraient à l’unisson – à l’exception notable de Silvio Berlusconi2 – qu’il fallait distinguer
O. Ben Laden et ses acolytes de l’ensemble du monde musulman, en mettant en
avant le fait que O. Ben Laden constituait également une menace pour les gouvernements et les peuples arabes. Aussi les déclarations réfutant la thèse du choc des civilisations se sont-elles multipliées. Toutefois, si cela est préférable à un scénario inverse,
cela ne suffit pas à écarter le danger.
Au cours de la crise précédant la guerre d’Irak, c’est à nouveau autour de
S. P. Huntington que le débat se nouait. Les opposants à la guerre craignaient qu’elle
enracine chez les musulmans l’idée d’une hostilité fondamentale du monde occidental
à leur égard. Le risque était donc de faciliter par ce biais l’affrontement des civilisations. En revanche, certains partisans d’une intervention armée estimaient au contraire que venir à bout de Saddam Hussein permettrait, en éliminant un régime antioccidental, d’écarter ou de retarder un choc de ce type.
1. Le texte de la seule interview de Oussama Ben Laden, datant de 1998, a été publié dans le livre de
Richard Labévière, Oussama Ben Laden ou le meurtre du père. États-Unis, Arabie Saoudite, Pakistan, Lausanne, Favre, 2002.
2. Qui a déclaré le 27 septembre 2001 : « On ne peut pas mettre sur le même plan toutes les civilisations. Il faut être conscient de notre suprématie, de la supériorité de la civilisation occidentale. L’Occident
continuera à occidentaliser et à s’imposer aux peuples. Cela a déjà réussi avec le monde communiste et
avec une partie du monde islamique. [...] Nous devrions être conscients de la supériorité de notre civilisation, un système de valeurs qui a apporté une large prospérité et qui garantit le respect des droits de
l’homme et des libertés religieuses » (Le Figaro, 28 septembre 2001). Silvio Berlusconi est le dirigeant européen le plus favorable à Israël et sans doute encore plus favorable à George W. Bush que Anthony Blair.
S. Berlusconi a également soutenu le principe des guerres préventives et l’exportation de la démocratie par
des moyens militaires (« Berlusconi Too Wants to Export Democracy », International Herald Tribune,
5 décembre 2003).
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Curieusement, S. P. Huntington n’aborde pas ou très peu dans son ouvrage le conflit israélo-palestinien. Il ne fait d’ailleurs pas de la civilisation juive l’une des huit
civilisations qu’il décrit en détail1. Ainsi, explique-t-il : « Et la civilisation juive ? Les
spécialistes des civilisations la mentionnent peu. En termes démographiques, le
judaïsme ne forme pas une grande civilisation. [...] Pendant plusieurs siècles, les juifs
ont préservé leur identité culturelle au sein des civilisations occidentale, orthodoxe et
musulmane. Avec la création d’Israël, ils ont acquis tous les signes extérieurs d’une
civilisation : religion, langue, coutumes, littérature, institutions, entité géographique
et politique. Quid, toutefois, de leur identification subjective ? Les juifs qui vivent au
sein d’autres cultures se répartissent selon une échelle qui va de l’identification
absolue avec le judaïsme et Israël à un judaïsme formel et à une identification pleine
et entière avec la civilisation au sein de laquelle ils résident, cas de figure qu’on
observe toutefois surtout parmi les juifs qui vivent en Occident. »2
En ce qui concerne les Palestiniens, il est également difficile de les qualifier de la
sorte car ils ne sont pas tous musulmans, ce peuple comportant une minorité chrétienne. Malheureusement, la société palestinienne, qui était la plus laïque du monde
arabe, s’est fortement radicalisée.
La résolution du conflit israélo-palestinien avec la création d’un État palestinien
viable aux côtés d’un État israélien aux frontières sûres et reconnues ne mettra certes
pas fin à toute perspective d’affrontement entre l’Islam et l’Occident et ne viendra
pas enrayer toutes les possibilités d’attentats terroristes. Les soubresauts pourront
encore subsister, mais cette résolution viendra priver de leur argument principal et
central tous ceux qui, dans le monde musulman, présentent l’Occident comme leur
ennemi. À tort ou à raison, le sort fait aux Palestiniens, le non-respect des résolutions
du Conseil de sécurité des Nations unies sur le conflit du Proche-Orient alors que
l’on est si exigeant dans d’autres circonstances, le sentiment de plus en plus répandu
– et de moins en moins accepté – qu’Israël, quelque soit son comportement, ne sera
jamais inquiété ou ne subira pas de pressions de la part des Américains, est perçu
non seulement dans le monde arabe mais dans l’ensemble du monde musulman
comme la preuve du double standard et de l’hypocrisie occidentale.
De surcroît, la guerre d’Irak est venue renforcer ce sentiment. Le conflit israélopalestinien, mineur tant en termes d’extension géographique qu’en nombre de morts,
est devenu majeur pour ce qui a trait aux conséquences géostratégiques potentielles.
Il se situe au ground zero d’une guerre Occident-Islam, et ce, car le monde occidental
en général, et les États-Unis en particulier, sont tenus pour responsables par un
nombre croissant d’Arabes et de musulmans de l’impunité du gouvernement israélien
par rapport à l’occupation illégale des territoires depuis 1967 et la répression des
populations qui y vivent. On reproche aux États-Unis, leader de l’Occident, d’être le
pays qui fait pencher la balance en faveur des Israéliens et de mettre sa puissance
incomparable au seul service du gouvernement d’Israël. La non-résolution de ce conflit ainsi que la dégradation du sort de la population palestinienne depuis la reprise
de la seconde Intifada ont accru dans des proportions considérables l’hostilité des
1. Qui sont les civilisations occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindoue, slave-orthodoxe,
latino-américaine et africaine.
2. S. P. Huntington, op. cit., p. 56.
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LE CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN :
LA MATRICE D’UN ÉVENTUEL CHOC DES CIVILISATIONS
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pays arabes et musulmans à l’égard d’Israël. L’engagement américain aux côtés de
l’État hébreu et l’impuissance européenne à agir font déteindre sur eux cette hostilité.
C’est parce qu’ils ont cela en tête que les dirigeants français sollicitent depuis
l’arrivée de G. W. Bush à la Maison-Blanche que les États-Unis s’impliquent davantage dans le règlement de ce conflit et le fassent dans un sens qui ne soit pas unilatéralement favorable à Israël. Certes, la politique étrangère de la France n’est pas populaire en Israël où on la juge trop pro-arabe, quand elle n’est pas qualifiée d’antisémite.
Ce type de reproche à l’égard de la France existe également aux États-Unis. Mais un
allié aussi fidèle à G. W. Bush que Anthony Blair en arrive aux mêmes conclusions.
Ainsi, lors de la conférence du Parti travailliste de Blackpool, le 1er octobre 2002,
le Premier ministre britannique déclarait : « Les Palestiniens vivent de plus en plus
dans des conditions abjectes, humiliés et sans espoir. Des civils israéliens sont assassinés brutalement. Les résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur l’Irak
doivent être appliquées. Mais elles ne sont pas appliquées par Israël. Elles doivent
s’appliquer pour tous. »1 Son ministre des Affaires étrangères, Jack Straw, s’est
exprimé dans le même sens. « Il existe une réelle préoccupation par rapport au fait
que le monde occidental pratique le double standard en affirmant, d’un côté, que les
résolutions du Conseil de sécurité sur l’Irak doivent être respectées, et de l’autre, en
adoptant une attitude Don Quichottesque (quixotic) quant à la mise en œuvre des
résolutions sur le conflit israélo-palestinien. »2
De même, l’ancien président James E. Carter déclarait, lors de la cérémonie de
signature de l’accord de Genève, le 1er décembre 2003 : « L’Administration au pouvoir à Washington a tort. Elle soutient sans réserve le gouvernement d’Israël et
ignore la souffrance du peuple palestinien. C’est injuste. Cette politique est l’une des
sources de l’antiaméricanisme dans le monde. »3
Ce type de constat accablant peut également être lu dans la presse israélienne, certainement celle au monde où le débat sur le conflit du Proche-Orient est le plus libre,
le plus vif et le plus contradictoire : « Les images de tanks qui pénètrent dans
Naplouse et d’hélicoptères qui survolent Gaza réjouissent peut-être quelques ministres israéliens. Mais dans le monde musulman, elles sont perçues comme une guerre
du peuple juif, épaulé par les États-Unis, contre le monde musulman. »4
Pendant des décennies on a parlé du conflit israélo-arabe. Depuis les accords
d’Oslo, on évoque plutôt un conflit israélo-palestinien. Mais, contrairement à ce que
cette nouvelle appellation pourrait laisser croire, le conflit, loin d’avoir été ramené à
de moindres proportions, est devenu plus emblématique et central, se situant désormais au cœur d’un éventuel choc généralisé.
En fonction de la résolution ou non du conflit israélo-palestinien, les perspectives
d’un choc des civilisations s’éloigneront ou se rapprocheront. Le sort du monde peut
se jouer sur ces quelques kilomètres carrés. Israéliens et Palestiniens sont devenus, à
leurs corps défendant et sans le réaliser, les dépositaires non seulement d’un éventuel
changement de paradigme des conflits, mais également de l’éventuelle survenance d’un
conflit civilisationnel majeur. Plus que pour des raisons compassionnelles envers les
populations concernées, c’est pour cette raison que le conflit ne peut plus être laissé
dans les mains de ses seuls protagonistes, si ceux-ci persistaient à ne pas le régler.
1. Devant le Congrès américain le 17 juillet 2003, il affirmait : « Le terrorisme ne sera pas vaincu sans
paix entre Palestiniens et Israéliens. »
2. Entretien du ministre britannique des Affaires étrangères, Jack Straw, à la BBC World Service, le
26 mars 2003.
3. Le Monde, 3 décembre 2003.
4. « Comment mettre fin à la judéophobie islamique ? », Yediot Aharonot, in Courrier international,
no 681, 20 novembre 2003.
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Désormais, le conflit ne leur appartient plus. Il est devenu, une fois encore plus pour
des raisons stratégiques que morales, l’affaire de tous. Si le conflit ne prend pas fin, il
risque non seulement d’entraîner dans un suicide mutuel les peuples israélien et palestinien, mais également d’entraîner le monde vers un conflit des civilisations.
Les Israéliens n’ont pas tort de noter qu’il y a dans le monde aujourd’hui d’autres
conflits bien plus sanglants et cruels que celui qui les oppose aux Palestiniens. Il n’est
qu’à balayer du regard le continent africain pour en être convaincu. Le nombre de
morts au cours des guerres civiles africaines, ainsi que la cruauté dont font preuve les
combattants, sont sans commune mesure avec ce qui a lieu au Proche-Orient. Pourtant, les médias, les organisations non gouvernementales (ONG) et les leaders politiques ne s’en soucient guère. Ils n’ont pas tort non plus de dire que le sort des Tchétchènes est bien moins enviable que celui des Palestiniens des territoires occupés. Mais
les Africains se massacrent entre eux. La responsabilité des Occidentaux vis-à-vis de
ces conflits relève de la non-intervention et de l’indifférence. La Russie, quant à elle,
fait face seule à la guerre en Tchétchénie. À cet égard, le monde occidental met certes
moins en avant le respect des principes moraux qu’il ne l’avait fait dans le cas du
Kosovo, mais, à tout le moins, il ne fournit pas d’assistance directe à Moscou.
Autre exemple de l’attitude ambivalente de l’Occident, celui de la différence de
traitement envers les Kosovars et les Palestiniens. On peut certes affirmer que les
Occidentaux se sont mobilisés en faveur des Bosniaques, puis des Kosovars, prouvant
ainsi qu’ils ne sont pas systématiquement antimusulmans, mais comment expliquer
que l’empathie et la mobilisation en faveur de ces derniers n’aient pas eu d’équivalent
pour les Palestiniens ? Dans le cas du Kosovo, une demande d’indépendance non
satisfaite a débouché sur des affrontements avec le pouvoir central et une répression
armée accrue. Les forces militaires et la population serbe vivant au Kosovo ont été
attaquées, mais non par le biais d’attentats-suicide. Le monde occidental s’est alors
mobilisé, exigeant de Slobodan Milosevic qu’il cesse la répression, menant par la
suite, devant son refus, une guerre contre son régime dont le fondement juridique
était par ailleurs douteux. Pourtant, à aucun moment la souveraineté de la Yougoslavie sur le Kosovo n’a été remise en cause y compris par ceux qui ont fait la guerre
contre elle. À l’inverse, personne ne reconnaît la souveraineté d’Israël sur la Cisjordanie et Gaza, néanmoins, il n’y a toujours pas le moindre début d’application de la
résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations unies1 et pas de pressions réelles sur
le gouvernement israélien pour le contraindre à le faire.
La guerre d’Irak a démontré en tous les cas combien le fossé entre le monde arabe
et le monde occidental est présent. En effet, pour l’Occident, il s’agissait de se débarrasser d’un dictateur aussi impitoyable pour son peuple que dangereux pour la sécurité du monde. Dans les pays arabes et musulmans, on a estimé que la guerre contre
l’Irak était lancée sur la base de prétendues – car non prouvées selon eux – violations
des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, alors qu’Israël ne respecte ni
celles sur le retour des réfugiés, qui datent de 1948, ni celles sur la restitution des territoires qui datent de 1967, sans que cela ne se traduise par la moindre sanction à son
égard. Bien plus, depuis 1967, les États-Unis ont utilisé à trente-sept reprises leur
droit de veto afin d’empêcher la condamnation d’Israël par le Conseil de sécurité. Le
chiffre paraît encore plus important lorsque l’on sait qu’au total (les trente-sept veto
inclus), les États-Unis ont utilisé à soixante-dix-sept reprises leur droit de veto
depuis 19462.
1. Résolution du Conseil de sécurité des Nations unies du 22 novembre 1967 demandant le retrait
d’Israël des territoires occupés.
2. Au total, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité l’ont utilisé à 253 reprises depuis la
création de l’Organisation des Nations unies (ONU).
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Ce qui peut être reproché aux Occidentaux et plus précisément aux États-Unis
dans la plupart des conflits non résolus du monde, c’est d’en être les spectateurs
passifs. Ce qui leur est reproché par rapport aux Israéliens, c’est d’en être les
complices actifs.
Selon un rapport du Congressional Research Service, les relations israéloaméricaines forment un partenariat inhabituel. Ainsi, « certains en Israël s’interrogent sur le niveau d’aide et l’engagement général en faveur d’Israël et estiment
qu’un préjugé en faveur d’Israël joue à l’encontre de meilleures relations avec de
nombreux pays arabes. D’autres estiment qu’un État d’Israël démocratique est un
allié stratégique, et que les relations israélo-américaines renforcent la présence américaine au Proche-Orient »1.
Les États-Unis sont les principaux protecteurs militaires d’Israël, lui fournissant
une aide civile et militaire importante, supérieure à 3 milliards de dollars par an.
Aussi Israël, loin d’être un pays sous-développé, constitue cependant le plus grand
récipiendaire de l’aide extérieure américaine. Au-delà de cette contribution financière
et de la fourniture sans restriction de matériels militaires, les États-Unis sont les
garants de la sécurité d’Israël et son plus constant soutien dans toutes les arènes
internationales. Qui plus est, cas unique dans l’histoire stratégique, on se trouve face
à une situation où c’est le protégé qui se sent indépendant par rapport au protecteur.
En effet, les États-Unis s’interdisent toute pression à l’égard d’Israël, ainsi que
d’obtenir en échange de leur protection des concessions politiques. Les gouvernements israéliens qui l’ont bien compris ne se sentent donc pas tenus de faire des
gestes à l’égard de Washington. A. Sharon n’avait-il pas déclaré avant de partir pour
un déplacement aux États-Unis finalement annulé en raison d’attentats-suicide :
« Nous n’allons pas voyager dans un endroit où il y a des pressions »2.
Pourtant, par le passé, les États-Unis n’ont pas hésité à exiger d’Israël qu’il agisse en
fonction des intérêts américains. En 1948, Harry S. Truman obligea David Ben Gourion à retirer les troupes israéliennes qui étaient entrées en Égypte. Après la catastrophique expédition franco-britannique de Suez en 1956, le président Dwight Eisenhower a contraint Israël à un retrait unilatéral du Sinaï qu’il avait conquis. En 1973,
Henry Kissinger imposa un cessez-le-feu à Israël. Mais le dernier en date qui s’est
essayé à cet exercice, George H. W. Bush, semble estimer que cela a contribué à sa
défaite électorale de 1992 : il avait en effet refusé de garantir un prêt de 10 milliards de
dollars s’il n’y avait pas un arrêt de la colonisation des territoires occupés.
Le cas de la relation américano-israélienne est donc réellement unique.
D’ordinaire, les pays qui dépendent pour leur survie d’un protecteur ne peuvent se
payer le luxe d’une indépendance totale à son égard. Les pays européens, l’Allemagne
en tête, lorsqu’ils dépendaient de la garantie américaine pour leur sécurité, n’auraient
pas osé affronter directement les États-Unis sur un sujet jugé stratégique par ces derniers. Ce n’est qu’une fois qu’elle a été réunifiée et surtout qu’elle ne ressentait plus
de menaces sur sa sécurité que l’Allemagne a osé dire « non » à Washington. Auparavant, et jusqu’au milieu des années 1990, les gouvernements allemands ont toujours
cédé en cas de demande expresse des États-Unis. Ils ne pouvaient d’ailleurs pas faire
autrement, car la liberté de Berlin-Ouest et la sécurité de l’Allemagne occidentale
1. Clyde R. Mark, « Israeli-United States Relations », CRS Issue Brief for Congress, 28 juin 2003.
2. The Economist, 17 mai 2003.
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LES ÉTATS-UNIS ET LE CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN
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dépendaient de Washington. La France, quant à elle, a pu s’affranchir d’une dépendance à l’égard des États-Unis après qu’elle se soit assurée de la possession d’un arsenal nucléaire. Certes, Israël possède également l’arme nucléaire, ce qui sanctuarise
son territoire vis-à-vis d’une menace militaire classique (mais pas du terrorisme). Cela
le différencie de l’Allemagne divisée pendant la guerre froide. Mais, dans ce cas, on
se confronte à une contradiction concernant la présentation habituelle d’Israël
comme étant un petit pays menacé par un ensemble hostile.
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Depuis le début de la crise irakienne qui a débouché sur la guerre, les pays arabes
et européens n’ont cessé de faire part aux dirigeants américains de la nécessité
d’avancer concrètement dans le règlement de la question palestinienne. L’enjeu
consistait à éviter de conforter l’idée déjà bien ancrée du « deux poids, deux mesures » entre Israël, libre de ne pas respecter le droit international, et les pays arabes.
Lancer la guerre contre l’Irak en l’absence de toute avancée vers la paix entre Israéliens et Palestiniens ne pouvait à leurs yeux que contribuer à augmenter les frustrations et les sentiments d’injustice au sein des pays arabes.
Talisma Nasreen, peu suspectée de sympathie pour l’islamisme, écrit ainsi que :
« Les bombardements américains en Afghanistan et en Irak ont suscité une telle
colère jusque chez les musulmans modérés que ces derniers basculent dans le fondamentalisme. [...] Les États-Unis avaient déjà nuit au mouvement laïque qui prenait de
l’ampleur dans les pays musulmans. Cette fois, ils viennent de le faire régresser de
deux siècles. »1
Les Américains – et avant tout les néoconservateurs – estimaient au contraire qu’il
fallait d’abord modifier la carte géopolitique du Proche-Orient avant d’établir la paix
entre Israéliens et Palestiniens. Leurs ambitions affichées étaient de mettre en place
en Irak un pouvoir proaméricain et favorable à Israël afin de rassurer l’État hébreu.
Certains envisageraient même de s’attaquer par la suite à la Syrie et à l’Iran pour
faire disparaître deux autres régimes considérés comme étant les plus hostiles à Israël.
Une enquête menée par le Pew Research Center2 après la guerre d’Irak confirmait
combien elle avait eu pour effet secondaire de développer l’impopularité des ÉtatsUnis, et ce, pas uniquement auprès des populations arabes et musulmanes. Le sentiment d’hostilité allait de 83 % en Turquie ou en Indonésie à 99 % en Jordanie3. En
avril 2002, l’Arab American Institute publiait déjà une étude sur la perception de la
politique américaine dans les pays arabes et musulmans4. Dans cette étude, la question palestinienne était présentée comme le sujet le plus important aux yeux du
monde arabe, dans des proportions allant de deux tiers à quatre cinquièmes. Les personnes interrogées émettaient majoritairement des opinions favorables aux ÉtatsUnis concernant des domaines tels que la science, la technologie, le système universitaire, les produits américains de consommation ou la culture, mais elles avaient une
image très négative – dans des proportions de neuf dixièmes – de la politique améri1. Le Nouvel Observateur, 11 décembre 2003.
2. Pew Research Center, Views of a Changing World 2003, juin 2003, disponible sur Internet à l’adresse
suivante : http://people-press.org/reports/pdf/185.pdf, consulté le 10 janvier 2004.
3. Voir Pascal Boniface, La France contre l’empire, Paris, Robert Laffont, 2003, chap. 7, « Hyperpuissance et hyperimpopularité », p. 115-128.
4. Étude réalisée à partir d’entretiens, face à face, dans cinq pays arabes (Égypte, Arabie Saoudite,
Liban, Koweit, Émirats arabes unis) et trois pays musulmans (Pakistan, Iran, Indonésie). James
Zogby, « It’s the Policy, Stupid! », 15 avril 2002, disponible sur Internet à l’adresse suivante :
http://www.aaiusa.org/wwatch/041502.htm, consulté le 10 janvier 2004.
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LE FOSSÉ GRANDISSANT DES PERCEPTIONS
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caine à l’égard des pays arabes et musulmans. En revanche, lorsqu’il était question de
pressions américaines afin de mettre réellement en œuvre la création d’un État palestinien, les opinions redeviendraient favorables aux États-Unis dans des proportions
supérieures à 60 %.
Un exemple supplémentaire de l’étendue du fossé qui sépare l’Occident du monde
musulman est l’interprétation qui a été donnée au discours de l’ancien Premier
ministre malais, Mohamad Mahathir, lors de l’ouverture du 10e sommet de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) en Malaisie, le 17 octobre 2003. Les Occidentaux ont été profondément choqués par la phrase suivante : « Les Européens ont tué
6 millions de juifs sur 12 millions. Mais aujourd’hui, les juifs gouvernent le monde par
procuration. Ils obtiennent que les autres combattent et meurent pour eux. »
Ces propos ont été condamnés pour leur caractère antisémite par tous les pays
occidentaux au-delà de leurs divergences sur la question israélo-palestinienne1. La
rhétorique des juifs qui gouvernent le monde et le font de surcroît de façon oblique
évoque tout simplement le discours nazi pour les Occidentaux. À l’inverse, le même
discours a été considéré comme rappelant une simple évidence par les leaders des
pays islamiques présents. Ils ont tous exprimé leur accord, réservant même à
M. Mahathir une ovation. Ils n’y ont vu aucune preuve d’antisémitisme. Ainsi, le
président afghan, Hamid Karzaï, déclarait à propos du discours dans son ensemble :
« C’est magnifique d’entendre M. Mahathir parler avec autant d’éloquence des problèmes du monde musulman et des moyens d’y remédier. »2
Le discours était donc plutôt perçu comme un signal adressé aux pays musulmans
pour faire face aux défis de l’avenir. La comparaison entre l’impuissance de 1 milliard
300 millions de musulmans et le dynamisme du peuple juif qui a su se relever de
l’Holocauste constitue autant une fascination qu’une répulsion. Ils ne voyaient dans
les protestations européennes et américaines que la traditionnelle accusation
d’antisémitisme dès lors que l’on critique Israël3. Selon eux, M. Mahathir ne faisait
qu’énoncer fortement des convictions largement répandues. Ils déploraient par ailleurs
que le discours de M. Mahathir n’ait été résumé qu’à 28 mots sur 4 223 et que les Occidentaux aient totalement ignoré les passages où il condamnait les attentats-suicide ou
dénonçait une vision obscurantiste de l’islam qui débouchait sur le fondamentalisme.
À cet égard, M. Mahathir a déclaré qu’avant de faire son discours il craignait que les
réactions les plus négatives proviennent du monde musulman4. M. Mahathir niait
enfin être antisémite, et affirmait que le problème du racisme entre juifs et Arabes
n’était pas religieux, mais territorial, du fait de l’occupation israélienne5.
Au-delà de l’appréciation du discours de M. Mahathir, il est urgent de réfléchir à
ce terrible constat. Le même discours, les mêmes mots ont été interprétés de façon
totalement contradictoire, comme s’il s’agissait de deux textes parfaitement opposés.
Autre élément qui fait la preuve de ce fossé de perception est la réaction de
G. W. Bush après s’être entretenu avec des leaders musulmans modérés à Bali. Il
aurait ainsi demandé à ses conseilleurs : « Croient-ils vraiment que nous pensons que
tous les musulmans sont terroristes ? » Il s’est par ailleurs dit affligé de constater qu’il
1. Le président G. W. Bush a d’ailleurs été le plus modéré dans sa critique, affirmant l’avoir émise en
privé à Mohamad Mahathir, ce que ce dernier a d’ailleurs nié (« C’est un mensonge. S’il m’avait réprimandé, je l’aurais également réprimandé ») sans être démenti ultérieurement. « Mahathir Unshaken by
US Decision to Curb Aid », Financial Times, 29 octobre 2003.
2. Muslim News, 17 octobre 2003 ; Reuters, 17 octobre 2003.
3. K. Gajendra Singh, « OIC Summit, Mahathir’s Speech and Post-OIC Reverberations », South Asia
Analysis Group, no 823, 28 octobre 2003, disponible sur Internet à l’adresse suivante : www.saag.org,
consulté le 10 janvier 2004.
4. Ibid.
5. « Holocaust is no Excuse Mahathir Says », Reuters, 31 octobre 2003.
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était perçu comme soutenant inconditionnellement Israël et se désintéressant de la
création d’un État palestinien1.
Le discours du président américain à l’automne 2003, appelant à plus de démocratie au Proche-Orient, n’a également convaincu personne dans le monde arabe. La
conclusion générale est que ce type de discours sera inutile tant que rien de concret
ne sera fait pour en finir avec l’occupation israélienne. Sahar Baasiri écrivait dans le
journal libanais Al-Nahar : « Ce qui est avant tout nécessaire c’est le règlement de la
question fondamentale de la Palestine, et du scandaleux parti pris américain en
faveur d’Israël et contre les Arabes. »2
Le Secrétaire général de la Ligue arabe déclarait pour sa part que les sentiments
antiaméricains dans le monde arabe provenaient non pas de son soutien aux régimes
arabes autoritaires mais de son préjugé favorable à « 99,9 % » à Israël3. À cet égard,
il faut se rappeler que, en août 2001, avant les attentats du 11 septembre, le prince
saoudien Abdallah ben Abdul-Aziz al-Saoud avait indiqué aux Américains que la
persistance du conflit israélo-palestinien allait contraindre l’Arabie Saoudite à réviser
son alliance stratégique avec Washington.
Les États-Unis ont voulu mener la guerre d’Irak afin de rendre plus facile pour
eux le règlement de la question du Proche-Orient. Cet ordre des priorités avait été
largement contesté en Europe. Leur échec et leur enlisement en Irak devraient les
pousser à s’attaquer réellement au règlement de la question du Proche-Orient.
Ils peuvent bien sûr essayer de sortir par le haut, d’invoquer leur lutte contre le
terrorisme et de faire porter sur le terrorisme palestinien la seule responsabilité de
l’échec d’un plan de paix. Cette option pourrait peut-être être acceptée par l’opinion
américaine – encore que celle-ci pourrait très bien se retourner –, mais elle ne le sera
probablement pas par l’opinion internationale. Là encore, un tel choix politique risquerait d’accentuer le fossé entre les deux civilisations.
Zbigniew Brzezinski, qui a toujours soutenu Israël et ne peut être accusé de faiblesse face au terrorisme, a écrit récemment : « Au fond, la stabilité de la région
dépend de la paix entre Israël et les Palestiniens. Le terrorisme palestinien doit évidemment être rejeté et condamné. Mais cela ne doit pas être de facto transformé en
une politique de soutien ou une répression brutale, ou en implantations coloniales et
un nouveau mur. »4
Outre les tenants de la Realpolitik de la famille de Z. Brzezinski, le soutien total à
Israël au nom de la lutte contre le terrorisme pourrait être condamné par la partie
libérale de la communauté juive, par la droite nationaliste5 américaine et par la
gauche libérale6.
Le règlement de la question par l’expulsion massive des Palestiniens n’est tout simplement plus possible, autant pour des raisons morales que stratégiques, pour les
1. « Bush Finds Perception GAP on Asia », International Herald Tribune, 2 novembre 2003.
2. Cité dans « Bush Fails to Sway Arabs on Democracy », International Herald Tribune,
10 novembre 2003.
3. AFP, 6 novembre 2003.
4. « To Lead, US Must Give Up Paranoïd Policy », International Herald Tribune, 15-16 novembre 2003.
5. Avant même la guerre d’Irak, l’ultra conservateur Patrick J. Buchanan écrivait à propos des partisans de la guerre que cette dernière n’était pas dans l’intérêt des États-Unis : « Nous les accusons de porter
atteinte délibérément aux relations des États-Unis avec tout pays arabe qui défie Israël ou soutient la cause
palestinienne » (Patrick J. Buchanan, « Whose War ? », The American Conservative, 24 mars 2003).
6. Stanley Hoffmann dénonce ceux qui estiment qu’il y a identité de vues entre Israël et les États-Unis
et s’intéressent à la politique étrangère à travers le seul prisme de savoir si cela est bon ou non pour Israël
(cité in P. J. Buchanan, Ibid.).
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Occidentaux ainsi que pour la grande majorité des Israéliens. Le statu quo est luimême de moins en moins accepté en Israël où, mis à part Y. Beilin qui a un profil de
pacifiste, le vice-Premier ministre Ehud Ulmert et quatre anciens chefs des services
israéliens prônent la mise en place d’une solution rapide.
La victoire militaire d’un camp sur l’autre n’étant pas envisageable, et étant par
ailleurs trop lourde de conséquences stratégiques éventuelles, reste donc une solution
politique. L’accord de Genève fournit un cadre qui n’est peut-être pas entièrement
satisfaisant pour chaque camp et qui oblige les uns et les autres à des concessions
douloureuses. Mais, ici encore plus qu’ailleurs, on sait que, outre un règlement militaire, les deux autres types de solutions existantes ne sont pas envisageables : celle
qui, par miracle, donnerait intégralement satisfaction aux deux camps, ou celle qui
serait, peu ou prou, imposée par une des parties à l’autre.
Un État d’Israël vivant dans des frontières sûres et reconnues notamment par
tous les pays arabes. Un État palestinien viable, dans les frontières de 1967. Voilà
ce qui était prévu à Taba en janvier 2001. Voilà ce que prévoyait le plan Abdallah
du mois d’avril 2002. Voilà ce que prévoit l’accord de Genève. Voilà ce qui inéluctablement se réalisera un jour. Plus on attend, plus le nombre de morts de chaque
côté augmentera. Plus la haine grandira. Et plus le risque d’un choc des civilisations
se rapprochera.
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