par Frédéric Lemaire & Dominique Plihon
Janvier 2016
Le projet d’union des marchés de capitaux sur les rails
Finance, Bruxelles rallume
la mèche
Selon ses promoteurs, la mise en place d’une union des marchés
de capitaux d’ici à 2019 devrait améliorer le financement des
entreprises et stimuler l’investissement dans l’Union européenne.
Mais ce projet, défendu par le lobby bancaire et élevé au rang de
priorité par la nouvelle Commission européenne, fait craindre le
retour de la crise financière.
Sept ans à peine après l’une des plus graves crises de l’histoire économique, le train de la
dérégulation financière s’ébranle à nouveau. L’angoisse qui étreignait les dirigeants des banques à
l’automne 2008 n’est plus qu’un vague souvenir, tout comme les préventions contre la titrisation et
autres acrobaties financières. En Europe, il est temps de
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selon le nouveau commissaire européen aux services financiers, M. Jonathan Hill. Pour réaliser cette
ambition, la Commission européenne a inscrit au nombre de ses chantiers prioritaires l’union des
marchés de capitaux (UMC). Son plan d’action, dévoilé en septembre 2015, prévoit une mise en
œuvre progressive d’ici à 2019 à travers une série d’initiatives : consultations avec l’industrie, études
d’impact, révisions de directives et nouvelles propositions législatives.
A ceux qu’une énième dérégulation du secteur laisse perplexes, Bruxelles oppose un argumentaire
rodé. Puisque, comme l’explique M. Hill,
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Or ni les petites et moyennes entreprises (PME), qui composent l’essentiel du tissu productif, ni les
projets d’infrastructures gloutons en capitaux ne parviendraient à trouver des financements
adéquats. En cause : des circuits traditionnels grippés. Les banques rechignent à prêter et les
1
1 "Capital markets union : an action plan to boost business funding and investment financing", communiqué de la Commission européenne,
Bruxelles, 30 septembre 2015.
puissances publiques sont corsetées par les contraintes budgétaires. Conclusion : il faudrait adopter
une série de réformes visant à organiser un recours accru à la finance de marché.
Certaines mesures destinées aux entreprises visent à simplifier les formalités, à normaliser
l’évaluation de leur solvabilité et, surtout, à développer les "placements privés". Ces derniers
permettent aux sociétés non cotées de ne plus faire appel aux banques et de se tourner vers des
investisseurs fonds spécialisés, assurances pour obtenir des financements selon une
procédure moins stricte qui réduit le contrôle des autorités de marchés et les obligations de diffusion
d’informations. Ce marché du placement privé connaît un formidable essor : il pourrait représenter
dans les prochaines années 60 milliards d’euros, dont 10 à 15 milliards en France (7,5 milliards en
2013).
Les autorités françaises s’inscrivent dans ce processus de "", autrement dit de
recours aux financements non bancaires. La loi Macron, supposée stimuler l’activité, favorise les
crédits "", c’est-à-dire accordés par les sociétés entre elles, sans passer par les
banques… et en échappant à toute régulation.
Expansion de la ""
D’autres mesures facilitent le rachat par des investisseurs de dettes d’entreprises détenues par des
banques. La Commission propose d’encourager fiscalement les investisseurs institutionnels (fonds
de pension et compagnies d’assurances, notamment) à acquérir directement des dettes d’entreprises
non cotées ; un placement plus rentable, car plus risqué, que le traditionnel emprunt d’Etat. En
France, la Société générale a ainsi cédé à Axa 80 % de son portefeuille de prêts à plus de cinq ans
accordés aux entreprises petites, moyennes ou de taille intermédiaire (PME/ETI), la banque
conservant 20 % dans son bilan. Le  ,  ,  font de même avec d’autres
sociétés d’assurances.
Mais la proposition-phare de la Commission concerne le développement de la titrisation des prêts
bancaires. Avec cette technique, les banques revendent leurs crédits sur les marchés de capitaux
sous forme de titres financiers, ce qui leur permet de se débarrasser de leurs risques tout en
empochant les commissions perçues à l’occasion de l’octroi des prêts. Ce qu’elles firent avec
allégresse au milieu des années 2000, en transférant aux investisseurs les emprunts immobiliers des
ménages américains reconditionnés en actions.
Or la titrisation déresponsabilise les banques (en transmettant le risque à d’autres) et renforce non
seulement la complexité, mais aussi l’interconnexion des marchés financiers, de sorte qu’en 2008,
lors de la crise des , cette ingénierie favorisa à la fois l’éclatement de la bulle et la
propagation de la crise dans le monde.
Consciente de l’énormité de la proposition, la Commission en appelle à une "  ",
plus "" Mais, en pratique, les lobbys bancaires œuvrent à l’adoption de normes
minimales. Avec succès : M. Hill a d’ores et annoncé qu’il ne s’opposerait pas à un
assouplissement des règles qui obligent les banques à garder dans leur bilan une partie des risques
des créances titrisées.
Aux yeux des autorités européennes, le système américain dominé par les marchés représente un
modèle de performance… et une garantie de sécurité pour les entreprises.
2
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C’est oublier un peu vite que cette crise eut précisément pour causes la finance de marché et sa
dérégulation.
D’ailleurs, les promoteurs de la libéralisation peinent à convaincre. En alignant le système financier
européen sur les normes anglo-saxonnes, expliquent-ils, l’union des marchés de capitaux permettrait
un
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M. Gerhard Huemer en doute.
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La Brookings Institution, un think tank américain centriste, considère pour sa part que
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M. Hill lui-même admet exagérer le bénéfice de son projet pour les petites entreprises afin
d’amadouer les gogos — comprendre : les citoyens européens.
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L’organisation non gouvernementale Finance Watch et l’association des banques coopératives
allemandes dénoncent pour leur part une démarche visant à renforcer la rentabilité des grandes
banques européennes 7.
3
2 "Construire l’union des marchés des capitaux", Livre vert de la Commission européenne, 18 février 2015.
3 Ibid.
4 Compte rendu de la table ronde "Maximising the capital market opportunity for SMEs and start-ups", 28 mai 2015, www.accaglobal.com
5 Douglas J. Elliott, "Capital markets union in Europe : Initial impressions", Brookings Institution, Washington, DC, 23 février 2015.
6 "European financial regulation and transatlantic collaboration", débat organisé par la Brookings Institution, 25 février 2015.
7 Les auteurs de cet article tiennent à remercier Aline Fares et Frédéric Hache, de Finance Watch, ainsi que Peter Wahl pour leurs éclaircissements
précieux.
Le projet d’UMC aura en outre pour conséquence la généralisation du système de ""
(  ), qui joua un rôle si décisif dans la crise de 2008. L’expression désigne le
financement de l’économie par des acteurs qui ne sont pas soumis à des normes aussi strictes que
les banques une manière de contourner la régulation prudentielle bancaire en recourant aux
marchés financiers. Associer les assurances, les fonds de pension et autres fonds spéculatifs au
financement de l’économie revient à prendre un risque supplémentaire : ces investisseurs n’ont pas
l’expérience pour évaluer la qualité des prêts. Pour pallier cette méconnaissance, ils remplacent
l’expertise et la proximité des emprunteurs par des calculs de risque qui, par le passé, se sont
révélés inaptes à prendre en compte les retournements impromptus des marchés financiers.
L’éclatement d’une bulle de crédit aurait des conséquences d’autant plus grandes que les
investisseurs ne pourraient pas, à la différence des établissements bancaires, bénéficier des
mesures de sauvetage des banques centrales.
On pourrait croire que le recours accru aux marchés de capitaux conduit à réduire l’influence pour
ne pas dire l’emprise des banques sur l’économie européenne. Mais pourquoi alors se
montrent-elles si favorables au projet d’UMC ? Tout simplement parce qu’elles contribuent
elles-mêmes, et massivement, au . Elles ne se contentent pas de prêter : elles
sont aussi présentes sur les marchés financiers. Ces activités leur permettent de contourner la
régulation applicable au crédit bancaire traditionnel, grâce notamment à certains produits complexes
qui s’échangent sur des marchés dits "", non régulés et opaques.
Pour financer ces activités parfois hautement spéculatives, les banques ont besoin d’argent frais.
Elles pourront désormais se tourner vers la Banque centrale européenne (BCE), qui a décidé
d’accepter les crédits titrisés comme garantie en échange de liquidités. Ce soutien de la BCE à la
titrisation prétend stimuler le crédit vers l’"". Tout porte à croire qu’il alimentera surtout
la "" : les liquidités obtenues auprès de la BCE offriront aux banques l’occasion de
réaliser de nouveaux profits, par exemple en les consacrant à des activités spéculatives 8. Ainsi
naissent les bulles financières, et ainsi crèvent-elles : le système de financement fondé sur la
titrisation est d’autant plus fragile qu’en cas de crise, les actifs titrisés ne sont plus acceptés en
garantie, laissant les banques sans financement, comme on l’a vu avec les . Le projet
d’union des marchés de capitaux promet ainsi de transformer les grandes banques "universelles" en
bombes financières à retardement.
Protégée des regards du public par la technicité du sujet, la Commission européenne réunit
tranquillement les ingrédients d’une nouvelle crise majeure. D’autant que le développement de
l’union des marchés de capitaux s’inscrit dans un contexte de démantèlement des maigres avancées
obtenues depuis 2008. Dans le cadre du plan d’action pour l’UMC, la Commission présidée par
M. Jean-Claude Juncker a lancé en octobre 2015 une consultation pour identifier les
           

La taxe sur les transactions financières, qui fait l’objet de négociations laborieuses entre onze pays
européens, pourrait bien se retrouver sous le feu des critiques.
Bénéfices discutables, risques considérables : l’UMC cumule les handicaps. Son fondement même
repose sur un diagnostic erroné, puisque la Commission écarte d’emblée l’une des principales
4
8 Cf. Attac et Basta !, Le Livre noir des banques, Les Liens qui libèrent, Paris, 2015.
9 "Appel à témoignages. Cadre réglementaire applicable aux services financiers dans l’UE", Commission européenne, septembre 2015,
http://ec.europa.eu
causes de la stagnation économique dans l’espace européen : les politiques d’austérité budgétaire et
salariale. Comme le démontrent de nombreuses enquêtes, dont celle de la BCE auprès des PME 10 ,
les entreprises n’investissent pas faute de débouchés, par suite d’une demande déprimée par les
politiques restrictives.
Une question demeure : pourquoi hâter ce projet risqué aux retombées incertaines ? Il pourrait s’agir
d’un signal destiné à rassurer le Royaume-Uni et à éviter le "" en l’incitant à rester dans
l’espace européen. Des esprits forcément chagrins souligneront aussi les liens troubles que
MM. Juncker et Hill entretiennent avec les milieux financiers. Le premier a été chef de gouvernement
de l’un des principaux paradis fiscaux européens, le Luxembourg, de 1995 à 2013, tandis que le
second a fondé une entreprise de lobbying spécialisée dans la finance, Quiller Consultants, qui a
notamment travaillé pour la banque HSBC au cœur de la City 11 . La volonté de la Commission et de
la BCE très engagée dans ce projet de soigner la rentabilité des "" bancaires
européens face à la concurrence mondiale joue également. Comme pour renforcer l’image d’une
Europe au service des banques et donner raison au dramaturge allemand Bertolt Brecht, qui écrivait
dans  (1948) :
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Frédéric Lemaire & Dominique Plihon
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P+$*%->?@I.
Voir aussi
Les entreprises dans l’engrenage de la finance - Cécile Marin
5
10 "Survey on the access to finance of enterprises (SAFE)" (PDF), Commission européenne et Banque centrale européenne, http://ec.europa.eu
11 "Hill as finance commissioner should be rejected", Observatoire de l’Europe industrielle, Bruxelles, septembre 2014.
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