éléments qui la détournent. En effet, dès les trois premières lignes : « Dans une bourgade de la
Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n'y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux
qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse », Cervantès propose
une mise en situation de l'action, dont l'effet narratif compte davantage que les informations de
temps et de lieu elles-même qui demeurent vagues. On y pose ainsi le point de départ du héros, à la
suite de quoi il est présenté. L'enchaînement de ses actions construisent alors une narration
débouchant vers le départ du héros à l'aventure. Des lignes 21 et 22, on peut lire qu' « il lui parut
convenable et nécessaire, aussi bien pour l'éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se
faire chevalier errant, de s'en aller par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les
aventures, et de pratiquer tout ce qu'il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant
toutes sortes de tort et s'exposant à tant de rencontres, à tant de périls, qu'il acquis, en les
surmontant, une éternelle renommée ». L'élément déclencheur du départ est une folie du personnage
dont nous commenterons plus tard le caractère crucial. Celle-ci naît de la lecture des exploits
chevaleresques des livres par le personnage, nous renseignant ainsi sur ses motivations qui sont
celles de tous les chevaliers des romans. S'ensuivent les étapes traditionnelles de la construction du
héros-chevalier dans un ordre précisément désigné. Aux lignes 28-29, l'on peut lire : « La première
chose qu'il fit fut de nettoyer les pièces d'armures qui avait appartenu à ses bisaïeux », puis à la
ligne 41 : « Cela fait, il alla visiter sa monture » ; alors à la ligne 65-66 « (…) il se persuada qu'il ne
lui manquait plus rien, sinon de chercher une dame de qui tomber amoureux, (...) ». Le choix de
l'équipement, de la monture, le nom de celle-ci et du chevalier puis la présentation de la femme
idéale réunissent les caractéristiques du chevalier héros et dont la succession est annoncé par des
connecteurs logiques : « La première chose » ; « Cela fait », etc. Par ailleurs, cette structure
narrative articule tout un ensemble de topoï de la chevalerie.
B- Les topoï de la chevalerie et le narratif des modèlès
L'ensemble de l'extrait est en effet bardé des motifs de la chevalerie. L'analyse que nous
avons proposée de la succession des étapes narratives en offrait déjà un aperçu, mais il nous faut
approfondir. L'auteur déploie d'abord tout un champ lexical de la chevalerie. On peut en effet lire, à
la ligne 2 : « lance au râtelier, rondache antique », l. 23 « son cheval et ses armes », l. 28 « les
pièces d'une armures », l. 31 « heaume », l. 34 « son épée », l. 41 « sa monture », l. 64 « ses
armes », l. 81 « la grande dame et princesse » Cette succession tout au long de l'extrait du champ
lexical de la chevalerie, renforce l'ancrage du récit dans une apparence de roman de chevalerie
traditionnel, qui citerait par ailleurs ses influences, ses prédécesseurs. En effet, trois chevaliers sont
cités en modèles, les deux premiers à la ligne 42 associés à leurs destriers tout aussi iconiques eux
mêmes modèles désignés de Rossinante : « le Bucéphale d'Alexandre, ni le Babiéca du Cid (...) ».
Puis, aux lignes 59-60 apparaît le nom « Amadis de Gaule ». Le choix d'un héros antique aussi
historique que mythique en la personne d'Alexandre témoigne de la culture humaniste de Cervantès
qui imprègne son époque et qui consiste à se référer à des modèles issus de l'Antiquité. Quant aux
deux héros médiévaux, le premier, de son nom Rodrigo Diaz de Vivar est un chevalier du Xie
siècle, figure de la « Reconquista » sur les Maures et donc héros de l'Espagne catholique ; le second
est un personnage fictif, héros du roman de chevalerie éponyme de Garci Rodriguez de Montalvo
publié en 1508, soit un siècle avant le Quichotte. En premier lieu, il faut noter que tous deux sont
des héros espagnols sujets à une production littéraire, puisque le Cid est lui même le héros de
chansons de gestes médiévales. Ainsi, outre l'ancrage humaniste et dans la continuité de la
chevalerie médiévale européenne, le roman annonce par ses modèles un récit dont l'Espagne et la
noblesse espagnole sont le sujet. Cela est confirmé par le fait qu'est énoncé à la ligne 61 que le
Quichotte souhaite honorer : « sa race et sa patrie ». Enfin, la succession des trois modèles dans cet
ordre est un signe de la prise de pas d'une narration de l'imaginaire sur celle du réel, deux narrations
à la fois concurrentes et complémentaires dans l’œuvre.