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Don Quichotte - Chapitre premier - Commentaire

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INTRODUCTION
Le document soumis à notre étude est un extrait du premier chapitre du premier volume de
L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (Don Quichotte en court), écrit en langue
espagnole par Miguel de Cervantès et publié en 1605, pour enfin être complété d'un second volume
dix ans plus tard. Considéré comme le premier roman moderne, roman le plus vendu au monde, il
est en effet, à l'instar de l’œuvre de Rabelais en France, précurseur du roman humaniste. Cervantès,
né en 1547 voit son œuvre imprégnée par le mouvement humaniste initié au XV' siècle par des
théologiens tels Érasme et qui prônait d'abord une redécouverte de la pensée antique et un examen
critique des textes grecs et latins, ensuite une culture de l'esprit accompagné d'un goût pour les
études et les auteurs classiques, enfin de prendre l'homme et non plus Dieu pour fin et valeur
suprême, visant à l'épanouissement de la personne humaine et au respect de sa dignité. Ce troisième
aspect est une idée motrice de l'oeuvre Don Quichotte. Son auteur en entame l'écriture alors qu'il est
retenu captif à Alger pendant cinq ans jusqu'en 1580, après sa capture par des pirates Barbaresques
qui interrompt une vie aventureuse de soldat au service de la couronne d'Espagne. Il a notamment
participé à la bataille de Lépante de 1571 où il perd sa main gauche. L'écriture de Don Quichotte est
à la fois pour lui un moyen d'évasion, mais aussi en bon humaniste, un outil critique de la société
espagnole. En effet, Don Quichotte s'inspire autant qu'il s'en détache du modèle du roman
picaresque caractérisé par un récit autobiographique de héros miséreux vivant des aventures
extravagantes offrant un regard sur des scène de la vie vulgaire puisque le héros y entre en contact
avec toutes les couches de la société. Don Quichotte n'est pas un roman picaresque, son personnage
y est néanmoins amené à vivre des aventures extravagantes qui mettent en scène la critique divers
couches de la société espagnole. Au premier chef, Don Quichotte s'adresse directement aux
populations lettrées de son temps, en ce qu'elle est une critique de l'engouement des contemporains
pour les romans de chevalerie médiévaux, rendus désuets par une société en mutation où les valeurs
chevaleresques médiévales ont laissé place aux idées marchandes. C'est l'hypocrisie de cette société
mercantile, pourtant toujours prise de passion pour les romans de chevalerie jusqu'à la déraison, que
Cervantès dénonce par le récit de ce personnage du Quichotte devenu fou de cet idéal
chevaleresque. L'extrait étudié ici montre justement la naissance du personnage. De la ligne 1 à 19,
le personnage ainsi que son statut et ses occupations sont décrites, puis ses actions pour se
transformer en chevalier jusqu'à la ligne 39, avant que l'auteur de narre le choix de son cheval
jusqu'à la ligne 52 et le choix du nom du chevalier jusqu'à la ligne 62 et enfin l'invention par lui de
sa propre mythologie de son amour idéal. Nous chercherons à comprendre comment l'auteur, par le
récit de ce personnage qui s'invente en dépit du réel, met-il en scène l'absurdité de sa société éprise
de romans de chevalerie. Pour cela, nous montrerons d'abord que le récit manipule les codes et les
apparences du roman de chevalerie médiéval, avant de nous intéresser a la puissance narratrice et
évocatrice de la description réaliste proposée par Cervantès, en tension et opposition constante avec
une deuxième narration ayant cours dans l'esprit du personnage principal en dépit de la première.
PLAN
I- Les apparences du roman de chevalerie
A- Une reprise des caractéristiques
D'abord, afin de montrer en quoi Don Quichotte a les apparences d'un roman de chevalerie
typique, nous allons voir qu'il en reprend un certain nombre de caractéristiques structurelles. Le
plus évident est en premier lieu qu'il s'agit d'une œuvre en prose, comme le sont la plupart des
romans de chevalerie médiévaux. Ensuite, cet extrait appartient à une œuvre achevée en deux
tomes, là encore comme presque tous les romans de chevalerie. Mais c'est avant toute chose la
structure narrative de cet extrait, balisant la typique naissance du héros, du chevalier, qui s'inscrit en
cela dans une narration caractéristique d'un roman de chevalerie, même si nous verrons plus tard les
éléments qui la détournent. En effet, dès les trois premières lignes : « Dans une bourgade de la
Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n'y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux
qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse », Cervantès propose
une mise en situation de l'action, dont l'effet narratif compte davantage que les informations de
temps et de lieu elles-même qui demeurent vagues. On y pose ainsi le point de départ du héros, à la
suite de quoi il est présenté. L'enchaînement de ses actions construisent alors une narration
débouchant vers le départ du héros à l'aventure. Des lignes 21 et 22, on peut lire qu' « il lui parut
convenable et nécessaire, aussi bien pour l'éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se
faire chevalier errant, de s'en aller par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les
aventures, et de pratiquer tout ce qu'il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant
toutes sortes de tort et s'exposant à tant de rencontres, à tant de périls, qu'il acquis, en les
surmontant, une éternelle renommée ». L'élément déclencheur du départ est une folie du personnage
dont nous commenterons plus tard le caractère crucial. Celle-ci naît de la lecture des exploits
chevaleresques des livres par le personnage, nous renseignant ainsi sur ses motivations qui sont
celles de tous les chevaliers des romans. S'ensuivent les étapes traditionnelles de la construction du
héros-chevalier dans un ordre précisément désigné. Aux lignes 28-29, l'on peut lire : « La première
chose qu'il fit fut de nettoyer les pièces d'armures qui avait appartenu à ses bisaïeux », puis à la
ligne 41 : « Cela fait, il alla visiter sa monture » ; alors à la ligne 65-66 « (…) il se persuada qu'il ne
lui manquait plus rien, sinon de chercher une dame de qui tomber amoureux, (...) ». Le choix de
l'équipement, de la monture, le nom de celle-ci et du chevalier puis la présentation de la femme
idéale réunissent les caractéristiques du chevalier héros et dont la succession est annoncé par des
connecteurs logiques : « La première chose » ; « Cela fait », etc. Par ailleurs, cette structure
narrative articule tout un ensemble de topoï de la chevalerie.
B- Les topoï de la chevalerie et le narratif des modèlès
L'ensemble de l'extrait est en effet bardé des motifs de la chevalerie. L'analyse que nous
avons proposée de la succession des étapes narratives en offrait déjà un aperçu, mais il nous faut
approfondir. L'auteur déploie d'abord tout un champ lexical de la chevalerie. On peut en effet lire, à
la ligne 2 : « lance au râtelier, rondache antique », l. 23 « son cheval et ses armes », l. 28 « les
pièces d'une armures », l. 31 « heaume », l. 34 « son épée », l. 41 « sa monture », l. 64 « ses
armes », l. 81 « la grande dame et princesse » Cette succession tout au long de l'extrait du champ
lexical de la chevalerie, renforce l'ancrage du récit dans une apparence de roman de chevalerie
traditionnel, qui citerait par ailleurs ses influences, ses prédécesseurs. En effet, trois chevaliers sont
cités en modèles, les deux premiers à la ligne 42 associés à leurs destriers tout aussi iconiques eux
mêmes modèles désignés de Rossinante : « le Bucéphale d'Alexandre, ni le Babiéca du Cid (...) ».
Puis, aux lignes 59-60 apparaît le nom « Amadis de Gaule ». Le choix d'un héros antique aussi
historique que mythique en la personne d'Alexandre témoigne de la culture humaniste de Cervantès
qui imprègne son époque et qui consiste à se référer à des modèles issus de l'Antiquité. Quant aux
deux héros médiévaux, le premier, de son nom Rodrigo Diaz de Vivar est un chevalier du Xie
siècle, figure de la « Reconquista » sur les Maures et donc héros de l'Espagne catholique ; le second
est un personnage fictif, héros du roman de chevalerie éponyme de Garci Rodriguez de Montalvo
publié en 1508, soit un siècle avant le Quichotte. En premier lieu, il faut noter que tous deux sont
des héros espagnols sujets à une production littéraire, puisque le Cid est lui même le héros de
chansons de gestes médiévales. Ainsi, outre l'ancrage humaniste et dans la continuité de la
chevalerie médiévale européenne, le roman annonce par ses modèles un récit dont l'Espagne et la
noblesse espagnole sont le sujet. Cela est confirmé par le fait qu'est énoncé à la ligne 61 que le
Quichotte souhaite honorer : « sa race et sa patrie ». Enfin, la succession des trois modèles dans cet
ordre est un signe de la prise de pas d'une narration de l'imaginaire sur celle du réel, deux narrations
à la fois concurrentes et complémentaires dans l’œuvre.
C- La double narration
En effet, nous allons montrer que deux types de narrations ont cours dans cet extrait. Le récit
est rédigé à la troisième personne par un narrateur omniscient, ainsi qu'on peut le constater dès la
mise en situation des trois premières lignes : « Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux
pas me rappeler le nom, vivait, il n'y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier,
rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse ». L'usage de la première personne du singulier
affirme la distinction avec le héros de l'histoire : « un hidalgo », ainsi désigné par la troisième
personne du singulier. Le « je », réfère donc indirectement à Cervantès et directement à Cide Hamet
Benengeli, le Maure désigné par l'auteur pour être le narrateur d'une histoire factuelle et véridique.
En effet, à la ligne 14, on lit « il suffit que, dans le récit des faits, on ne s'écarte pas d'un atome de la
vérité ». Toutefois, la succession des modèles de chevalerie énoncés plus tôt, dans un ordre allant
des chevaliers historiques mythifiés vers le personnage de pure fiction est emblématique de
l'évolution du récit. S'il ne cesse d'être un récit à la troisième personne du singulier conté par un
narrateur extérieur, le personnage de l'hidalgo impose de plus en plus, au rythme de sa
transformation en Don Quichotte, la succession des événements, le rythme et le ton de l'histoire vers
un récit plus abstrait et fantasmagorique. D'abord, par l'action. Si le début du récit, encore
entièrement dans les mains du narrateur est très précisément descriptif comme témoigne
l'énumération de ses biens précédemment citée et poursuivie tout au long du premier paragraphe, les
quatre paragraphes suivants décrivent un processus énoncé plus tôt, caractérisé par des verbes
d'action. On peut lire par exemple : l. 17 « s'adonnait à lire des livres de chevalerie », l. 23
« pratiquer tout ce qu'il avait lu », ll. 27-28 « il se hâta de mettre son désir en pratique », l. 34 « il
tira son épée », ou encore ligne 41 « il alla visiter sa monture. Par cela, Don Quichotte n'est plus
seulement sujet de récit, mais en devient acteur, orientant ce dernier jusqu'à lui imposer son registre,
comme témoigne l'apparition du discours direct précédemment absent. Par exemple, aux lignes 4445 : « Car, se disait-il, il n'est pas juste que cheval d'aussi fameux chevalier, et si bon pour lui
même, reste sans nom connu ». Ce type de discours représente même près de la moitié du dernier
paragraphe, de la ligne 67 à la ligne 75 : « Si, pour la punition de mes péchés (…) que Votre
Grandeur dispose de moi tout à son aise ? » Deux narrations cohabitent donc dans ce récit, et celle
du personnage lui-même prend de plus en plus de place. Cela achève de démontrer en quoi ce
roman d'apparence archétypale du roman de chevalerie est en réalité un roman résolument moderne
par son ancrage dans la réalité contemporaine de l'auteur, mais aussi par ses audaces littéraires et
l'originalité de son personnage, sur laquelle nous allons désormais nous attarder en nous concentrant
sur le premier registre réaliste de la narration et sa manière de poser le réalisme comme pré-requis à
la parodie, ainsi que se sont posées en pré-requis les apparences du roman de chevalerie.
II- (anti-)Héros et sa présentation : La force descriptive de la réalité
A)- Un hidalgo, reliquat d'une société surannée et déclinante
Ce second temps de notre analyse montrera comment la description réaliste du personnage
central de l'histoire amorce la parodie par le caractère anti-héroïque de Don Quichotte. Avant de le
devenir, le personnage est d'abord ancré dans une réalité matérielle précise, défini à la ligne 3
comme un « hidalgo ». Ce terme est spécifique au monde hispanique et désigne un individu de
petite noblesse, qu'il a héritée de ses ancêtres. Alonso Quijana est donc l'héritier d'une noblesse
ancienne, dont la réalité quotidienne est précisément décrite. D'abord par son alimentation aux
lignes 3 à 5 : « Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de boeuf, une vinaigrette presque tous
les soirs, des abattis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque
pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu ». Le champ lexical de la
nourriture énumérée confirme son appartenance à la noblesse par une consommation de viande plus
régulière que le commun des gens de son temps, et surtout la présence du pigeonneau, le gibier
étant issu de la chasse : un privilège nobiliaire. Cependant, il est dit aussi que tout cela consomme
les trois quarts de son revenu, attestant ainsi de l'appartenance du personnage à une noblesse
appauvrie, désuète, ce que confirme son habillement décrit de la ligne 5 à la ligne 7 : « Le reste se
dépensait en un pourpoint de drap fin, des chausses de velours avec leurs pantoufles de même
étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les
jours de semaine ». Ainsi l'on constate le soin apporté par le personnage à afficher son rang, sans
pour autant avoir de grands moyens. D'ailleurs, il n'a plus grand monde à son service, sinon l. 8 :
« une gouvernante » et l. 9 « un garçon de ville et de campagne ». Réduit au minimum de la
noblesse, Alonso Quijana est bien décrit comme le représentant de la noblesse d'épée espagnole du
temps de Cervantès, désuète car supplantée par une noblesse de robe plus en accord avec les valeurs
du temps de l’œuvre, que cette ancienne noblesse dont les valeurs n'existent plus que dans les livres.
D'ailleurs, il nous est dit du personnage aux lignes 16 à 18 : « Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans
les moments où il restait oisif, c'est à dire à peu près toute l'année, s'adonnait à lire des livres de
chevalerie, avec tant de plaisir, qu'il en oublia presque entièrement l'exercice de la chasse et
l'administration de son bien ». Ainsi, par l'entremise d'Alonso Quijana, Cervantès reproche à
l'ancienne noblesse de se complaire dans son privilège d'oisiveté sans ne plus exercer ses devoirs
attenants, c'est à dire l'entretien de son domaine. Implicitement, cela réfère aussi à l'obsolescence de
cette vieille noblesse sur le terrain de la guerre, activité en pleine mutation. Ainsi, Alonso Quijana
est bien l'exemple d'une noblesse réelle, qui est à la fois le public visé et parodié par l’œuvre autant
que les romans de chevalerie pour lesquelles cette noblesse se passionne, Cervantès nous dit,
jusqu'à la déraison. Justement, la parodie qui est faite de cette catégorie sociale est renforcée par
leur représentant qui ne correspond en rien aux critères du héros-chevalier des romans.
B)- Un personnage original
En effet, la description d'Alonso Quijana par le narrateur est aux antipodes de ce que l'on
pourrait attendre de celle d'un héros de roman de chevalerie. D'abord, son nom en lui même est
incertain. En effet, on peut lire aux lignes 11 à 13 : « On a dit qu'il avait le surnom de Quixada ou
Quesada, car il y a sur ce point quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les
conjectures les plus vraisemblables fassent entendre qu'il s'appelait Quijana ». Cette incertitude,
outre le ridicule de l'éventuel « Quesada » signifiant une tarte au fromage, confère une certaine
insignifiance au personnage, contrairement à un héros de roman de chevalerie dont le nom est
indiscutable : il n'y a aucun doute sur Amadis, Alexandre ou Rodrigo Diaz. Cette incertitude sur le
physique de l'hidalgo vient renforcer l'impression de décalage que suscite sa description faite par
Cervantès aux lignes 10 et 11 : « L'âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de
complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse ».
Ainsi, contrairement aux chevaliers de roman, souvent jeunes ou au moins dans la force de l'âge,
nous avons ici un personnage dont l'âge est déjà un peu avancé et qui n'a rien du physique typique
de chevalier. Par une successions d'adjectifs choisis, Cervantès nous dresse le portrait d'un homme
âgé et maigre, émacié, alors qu'on s'attendrait à un jeune homme plus massif au physique sculpté
par les combats, au visage avenant. L'auteur reconnaît toutefois une certaine endurance physique,
cette « complexion robuste » en dépit de la maigreur, qu'on peut à la fois interpréter comme
l'héritage de la noblesse combattante passée ou bien la manifestation physique de la volonté de fer
du personnage dont nous analyserons les implications un peu plus tard. Quoi qu'il en soit, la même
symétrie entre le chevalier est sa monture est appliquée par le récit à Alonso Quijana qu'à ses
modèles suscités. Néanmoins, si les deux destriers cités sont présentés comme aussi iconiques que
leurs cavaliers, celui de Quijana est décrit à la ligne 41 comme ayant « plus de tares que de
membres et plus triste apparence que le cheval de Gonéla ». Ce dernier nom réfère à Pietro
Gonnella, bouffon italien du Xve siècle dont le cheval était connu pour être extrêmement maigre.
Ainsi, la monture est à l'image de son maître. Malgré ce portrait peu flatteur d'Alonso Quijana,
Cervantès n'est pas sans lui reconnaître des qualités, notamment des qualités morales telles que
l'abnégation et l'ingéniosité.
C)- L'Ingénieux hidalgo
Celle-ci est annoncée dès le titre de l’œuvre sous sa forme complète : L'Ingénieux hidalgo
Don Quichotte de la Manche. Il en est d'ailleurs le premier mot. Il réfère à la capacité de se montrer
inventif et l'on constate celle d'Alonso Quijana dès son passage à l'action, lorsqu'il entreprend de
rassembler son équipement de chevalier. De la ligne 29 à 32, nous est décrit ce dont il dispose : « La
première chose qu’il fit fut de nettoyer les pièces d’une armure qui avait appartenu à ses bisaïeux, et
qui, moisie et rongée de rouille, gisait depuis des siècles oubliée dans un coin. Il les lava, les frotta,
les raccommoda du mieux qu’il put. Mais il s’aperçut qu’il manquait à cette armure une chose
importante, et qu’au lieu d’un heaume complet elle n’avait qu’un simple morion ». Une fois de plus,
les adjectifs qualifiants l'équipement vétuste : « moisie et rongée de rouille », renforcent le caractère
pathétique et désuet, dépassé, du personnage, de même que son ancrage dans un passé lointain et
révolu, puisqu'il est dit que l'armure appartenait à ses bisaïeux, soit ses arrière-grands-parents. C'est
par l'action, renseignée par les verbes, qu'il s'efforce de la remettre au goût du jour et de pallier ses
carences. Cervantès écrit ensuite aux lignes 33-34 : « Alors son industrie suppléa à ce défaut : avec
du carton, il fit une manière de demi-salade, qui, emboîtée avec le morion, formait une apparence de
salade entière ». Ici, le terme d'industrie réfère au travail et à l'inventivité qui y est déployée, il est
assez proche en cela du terme d'ingéniosité. Nous est décrite ici l'essence d'Alonso Quijana
devenant Don Quichotte, un individu ingénieux conférant à une piteuse réalité, par sa volonté et par
l'action, les apparences du grandiose. Les apparences seulement, puisque par suite, on lit des lignes
33 à 35 : « Il est vrai que, pour essayer si elle était forte et à l’épreuve d’estoc et de taille, il tira son
épée, et lui porta deux coups du tranchant, dont le premier détruisit en un instant l’ouvrage d’une
semaine ». Avec un jeu sur les temporalités : l'instant et la semaine, Cervantès insiste sur le
caractère vain de l'entreprise du Quichotte naissant, face à la volonté duquel la dure réalité
l'emportera toujours. L'armure est définitivement une relique du passé et l'entêtement du personnage
à ne pas l'accepter confine alors au ridicule. Ainsi, son ingéniosité et sa volonté de fer, qui sont
d'abord positives, deviennent péjoratives dans le récit, en ce qu'elles sont employées par le
personnage pour refuser la réalité. Ainsi s'achève le paragraphe : « Cette facilité de la mettre en
pièces ne laissa pas de lui déplaire, et, pour s’assurer contre un tel péril il se mit à refaire son armet,
le garnissant en dedans de légères bandes de fer, de façon qu’il demeurât satisfait de sa solidité ; et,
sans vouloir faire sur lui de nouvelles expériences, il le tint pour un casque à visière de la plus fine
trempe ». La volonté du personnage est donc inébranlable mais elle nie la réalité en décidant que ce
casque médiocre est « de la plus fine trempe ». Cette combinaison de volonté et d'ingéniosité
caractéristique du Quichotte ne se manifeste pas seulement sur les choses matérielles, mais aussi et
avant tout dans le domaine de l'esprit, de l'imaginaire, de l'abstraction, seul domaine où le chevalier
est vraiment ce qu'il prétend être. Or, nous allons voir dans le troisième et dernier temps de notre
réflexion que c'est c'est par cette imagination omnipotente qu'Alonso Quijana, confinant à la folie
par son refus du réel, se fait Don Quichotte, imposant sa propre narration qui achève d'enfoncer le
clou du processus parodique.
III)- L'auto-création du héros ridicule
A)- L'imagination et le refus du réel
Don Quichotte est, en effet, l'incarnation du refus du réel, des réalités matérielles, au profit
de la pure abstraction issue de l'imagination. Il naît de la dévotion totale d'Alonso Quijana aux
livres, domaine de l'abstraction par excellence, tel que cela nous est raconté aux lignes 16-18 « Or,
il faut savoir que cet hidalgo, (…) à peu près toute l'année, s'adonnait à lire des livres de chevalerie,
avec tant de goût et de plaisir, qu'il en oublia presque entièrement l'exercice de la chasse et
l'administration de son bien ». Cette dévotion tant déraisonnable mène Alonso Quijana au point de
bascule qui le fait Don Quichotte : la folie. Elle est diagnostiquée par l'auteur aux lignes 20-21 :
« Finalement, ayant perdu l'esprit et sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont
jamais fou se fut avisé dans le monde ». Ici le lecteur peut constater une constante importante du
récit quichottien : la définition du personnage par son auteur comme étant fou, ce qui se définit
justement par une dissonance avec le réel, et par l’emploi récurrent du champ lexical de l'imaginaire
et de l'esprit, ici avec le terme « pensée », seul domaine où le Quichotte se voit réellement couronné
de succès, et où se déroule cette seconde narration parallèle dont nous avons parlé plus tôt, ainsi que
nous le démontre le moment du choix du nom de sa monture, aux lignes 43-44 : « Quatre jours se
passèrent à ruminer dans sa tête quel nom il lui donnerait ». Ainsi nous avons une partie du récit qui
se déroule « dans sa tête » et qui suit une progression définie dans le temps. On retrouve la même
idée un peu plus tard aux lignes 49-50 « Ainsi, après quantité de noms qu'il composa, effaça, rogna,
augmenta, défit et refit dans sa mémoire et dans son imagination, à la fin il vint à l'appeler
Rossinante (...) ». Ce passage insiste sur la priorité de l'imaginaire dans la narration imposée par le
personnage lui même, par la succession des verbes d'action qui, nous l'avons vu, indiquent la force
créatrice du personnage, ici à son paroxysme dans le domaine de l'imaginaire et non plus des choses
matérielles. Le choix de son propre nom est marqué du même sceau de l'imaginaire aux lignes 6061 : « il voulut ainsi, (…) s'appeler don Quichotte de la Manche, s'imaginant qu'il désignait
clairement par là sa race et sa patrie (...) ». Enfin, même l'incarnation de son idéal, Dulcinée du
Toboso, est présentée aux lignes 78-80 par le prisme de l'imaginaire : « Elle s'appelait Aldonza
Lorenzo, et ce fut à elle qu'il lui sembla bon d'accorder le titre de dame suzeraine de ses pensées ».
La puissance narratrice de Don Quichotte réside ici, dans la négation du réel par l'imagination, la
transformation de celui-ci par l'invention de mots, de noms, dont il décide par sa volonté toute
puissante dans le domaine de l'imaginaire de leur caractère noble et chevaleresque.
B)- L'intervention du narrateur : ironie et dénigrement symbolique
Pourtant, le réel ne lui cède jamais vraiment la victoire et suscite, par l'entremise de l'ironie
du véritable narrateur de l'histoire, le ridicule du personnage. En effet, cet extrait du premier
chapitre est jonché de termes, de formules ironisant sur le personnage, le moquant, le tournant en
ridicule pour lui nier ce statut de modèle chevaleresque qu'il essaie de s'inventer. Le narrateur ne se
contente pas de renseigner sa folie, comme nous l'avons vu, il ironise sur chacune de ses actions
afin d'en prendre le contre-pied. Ainsi, aux lignes 25-26, on peut lire : « Il s’imaginait déjà, le
pauvre rêveur, voir couronner la valeur de son bras au moins par l’empire de Trébizonde. ».
Succédant à la récurrente référence à l'imagination, le qualificatif de « pauvre rêveur » est
ouvertement dénigrant vis à vis de ce refus total du réel, rappelle le qualificatif « d'étrange pensée »
à la ligne 20, et réfère au personnage comme une entité pathétique, inspirant davantage la pitié que
l'admiration. L'opposition, dans une même phrase du registre réaliste et du registre de la folle
abstraction accroît cette impression de ridicule, comme aux lignes 41 à 43 : « Cela fait, il alla visiter
sa monture ; et quoique l'animal eût plus de tares que de membres, et plus triste apparence que le
cheval de Gonéla, il lui sembla que ni le Bucéphale d'Alexandre, ni le Babiéca du Cid, ne lui étaient
comparables ». Cette manière de décider le caractère grandiose des choses est directement accolée à
à leur réalité qui ne l'est pas. Enfin, la supériorité du réel sur l'imaginaire se traduit même dans les
noms inventés par le Quichotte car, bien qu'il les décide grandiose, tous, à l'exception peut-être de
celui de Dulcinéa qui évoque la douceur, sont ridicules dans leur étymologie, qui traduit
inlassablement l'intervention de Cerventès dans le processus imaginatif donquichottien, ainsi tourné
en ridicule. Rossinante est formé sur la base de rocin qui désigne un cheval de travail, un cheval de
mauvais aspect. Ici, donc, malgré l'exercice de l'imaginaire volontaire du personnage, le nom de sa
monture rappelle sa réalité matérielle. De même, Don Quichotte est formé de Don, qui a valeur
honorifique et signifie seigneur, et de Quixote qui signifie cuissard. Rien d'infamant, a priori, sinon
que la terminaison ote désigne en espagnol des choses ridicules. Mais, dans sa folie, Don Quichotte
ignore tout ceci, son inébranlable force de conviction faisant à la fois sa force et son ridicule.
C)- Exaltation et folie d'un personnage devenu archétypal
En effet, la volonté du personnage ne vacille pas, et à la fin de l'extrait le réel n'a quasiment
plus d'emprise. Il n'intéresse pas seulement Don Quichotte de se faire chevalier, mais d'être un
modèle livresque de chevalier errant, un archétype qui en a toutes les caractéristiques, quand bien
même elles ne seraient vraies que dans son esprit. Ainsi, aux lignes 65 à 67 : « il se persuada qu’il
ne lui manquait plus rien, sinon de chercher une dame de qui tomber amoureux, car, pour lui, le
chevalier errant sans amour était un arbre sans feuilles et sans fruits, un corps sans âme ». Par
l'invention de Dulcinée du Toboso, Don Quichotte confère à son récit un idéal, une quête à suivre,
sans quoi le « corps sans âme » de l'hidalgo devenu chevalier ne pourrait vivre une vie romanesque,
livresque. L'apparition du point d'exclamation dans la narration, aux lignes 75-76 : Oh ! combien se
réjouit notre bon chevalier quand il eut fait ce discours, et surtout quand il eut trouvé à qui donner le
nom de sa dame ! » traduit l'exaltation du personnage, le point culminant de sa folie dans cet extrait,
mais aussi de sa détermination. Dulcinée, inventée par son esprit à sa mesure, donne un sens au récit
qu'il surimpose à celui de Cervantès, au point d'inventer, une fois de plus en dépit du réel, non plus
seulement le présent, mais aussi l'avenir, une suite d'événements idéaux et glorieux qui
convergeraient tous vers la gloire de son idéal féminin. Cette prise de pouvoir de l'imaginaire,
anticipant l'avenir de sa quête, se traduit par l'intervention en discours direct, dans le récit
imaginaire de Don Quichotte, de ses ennemis vaincus toujours et seulement dans son imaginaire, au
terme de la longue tirade de la ligne 67 à la ligne 75 : « « Si, pour la punition de mes péchés, ou
plutôt par faveur de ma bonne étoile, je rencontre par là quelque géant, comme il arrive d’ordinaire
aux chevaliers errants, que je le renverse du premier choc ou que je le fende par le milieu du corps,
qu’enfin je le vainque et le réduise à merci, ne serait-il pas bon d’avoir à qui l’envoyer en présent,
pour qu’il entre et se mette à genoux devant ma douce maîtresse, et lui dise d’une voix humble et
soumise : « Je suis, madame, le géant Caraculiambro, seigneur de l’île Malindrania, qu’a vaincu en
combat singulier le jamais dignement loué chevalier don Quichotte de la Manche, lequel m’a
ordonné de me présenter devant Votre Grâce, pour que Votre Grandeur dispose de moi tout à son
aise ? » Outre le chevalier, Caraculiambro est le seul autre personnage qui s'exprime directement
dans cet extrait, et il ne le fait que par la volonté narrative du chevalier-narrateur. Ici, la
vraisemblance a définitivement disparue. Don Quichotte ne transforme plus seulement le réel à sa
convenance, il y ajoute le plus pur produit de l'imaginaire, ne trouvant aucune réalité matérielle, en
la personne du géant. La folie de Don Quichotte a définitivement pris le pas sur la réalité d'Alonso
Quijana, mais l'infinité de cette dernière, en toile de fond, continue à porter aux yeux du lecteur le
ridicule du personnage, de la situation, et donc par symbolisme, de cette noblesse espagnole qui n'a
plus d'yeux que pour les romans de chevalerie et leur grande abstraction.
Conclusion :
Ainsi, nous avons montré que cet extrait du premier chapitre de l’œuvre réunissait les codes
du commencement d'un roman de chevalerie, conférant ainsi à l’œuvre de Cervantes l'apparence et
la crédibilité d'un roman de chevalerie médiéval traditionnel. Cette crédibilité ne vise qu'à rendre
plus puissante encore aux yeux des lecteurs le détournement de ces codes avec l'opposition de deux
narrations, l'une réaliste proposée par l'auteur et l'autre imaginaire et folle, surimposée par le
personnage central à mesure qu'il se transforme en archétype de roman. C'est de cette opposition
que naît le ridicule du personnage, identifié par la réalité dans laquelle il est ancré par Cervantès à la
noblesse espagnole décadente du XVIIe siècle commençant. Le refus du réel par Don Quichotte,
son entêtement à décider d'une autre réalité aux antipodes, construit le caractère ridicule de ce
personnage qui n'a factuellement rien pour être un véritable chevalier et dont les valeurs défendues
n'appartiennent qu'à un passé lointain ou à un imaginaire livresque. En feignant de laisser petit à
petit la place au récit don quichottien, Cervantès achève, par l'entremise de l'ironie, de moquer son
propre personnage, prenant le contrepied des héros de romans traditionnels par le récit de l'histoire
d'un personnage qui n'a rien d'un modèle, sinon dans sa tête. Reste néanmoins que sa force de
conviction et la pureté de ses intentions, outre son ridicule, confèrent une dimension attachante et
presque héroïque au personnage, au regard de la société qu'il parodie malgré lui. Ce faisant,
Cervantès signe l'une des premières œuvres littéraires humanistes, faisant écho au Gargantua de
Rabelais paru en 1534 avec lequel il partage une innovante dimension parodique des sociétés
européennes modernes.
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