La démonstration

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La d émonst rat ion
Deux études sur Frege : entre mathématiques et linguistique
François De Gandt
Philopsis : Revue numérique
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I. L’explicitation totale des démonstrations
L'œuvre de Frege est très brève, incisive, quasi minérale en sa sobriété,
comme une sorte d'aérolithe d'abord méconnu puis admiré, enfin commenté
minutieusement et religieusement dans la deuxième moitié du XXe siècle.
Pour lui faire droit, en manifester la force, l'originalité et la fécondité aux
yeux de philosophes moins rompus aux exercices de la philosophie
analytique, il paraît utile de retracer les liens étroits qui l'unissent aux
mathématiques de son temps d'une part, et à la réflexion traditionnelle sur les
langues d'autre part, entre mathématiques et linguistique. Les contours de la
logique, ce territoire bien difficile à dessiner, en ressortiront peut-être plus
nets.
Dans le vaste mouvement qui à la fin du XIXe siècle ébranle les bases
mêmes des sciences mathématiques et oblige les penseurs à chercher un sol
stable par delà les traditionnelles assurances de la géométrie euclidienne et
de l'échafaudage des nombres, Frege occupe une place à part, très novateur
et très archaïque à la fois. Attaché aux certitudes de l'intuition géométrique pas question d'admettre une géométrie non-euclidienne à titre provisoire ou
hypothétique, car « nul ne peut servir deux maîtres » 1-, soucieux
inlassablement de garantir une référence à toutes les expressions - pas
question de jouer en irresponsable avec des écritures, comme une monnaie
1
Gottlob Frege, Nachgelassene Schriften, ed. H. Hermes, F. Kambartel, F.
Kaulbach, Hambourg, Felix Meiner Verlag 1969, p. 183.
Skepsis La démonstration Frege François De Gandt.doc
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1
sans étalon or -, il creuse patiemment pour atteindre le sol logique, ce qu'il
pense être le roc : les lois de la pensée pure, sur lesquelles pourraient se bâtir
une part des constructions mathématiques.
Sur quoi repose la notion de nombre et comment peut-on justifier les
opérations qu'on effectue sur eux ? L'objectif premier de Frege est
l'arithmétique2. Décomposant les concepts de l'arithmétique et cherchant à en
assurer les fondements, il se demande à quelles catégories de vérités
appartient cette science :
« Nous séparons toutes les vérités qui ont besoin de fondement en
deux sortes : pour les unes la démonstration peut procéder de manière
purement logique, pour les autres la démonstration doit s'appuyer sur
des faits d'expérience » 3.
L'entreprise est d'abord, si l'on peut dire, généalogique : à quel titre une
théorie est-elle recevable ? La démonstration doit permettre d'établir les
titres d'une théorie, en remontant de proche en proche jusqu'au sol qui la
fonde.
Démontrer, c'est exposer la transmission de la vérité d'une proposition à
une autre plus éloignée, d'un principe à une conséquence. La conséquence
est alors toute aussi vraie que le principe, et si le principe est fondé à son
tour sur l'expérience, la conséquence partagera son statut de fait
d'expérience. La démonstration permet de voir clairement les liens de
dépendance entre des vérités (elle offre, écrit Frege, une Einsicht in die
Abhängigkeit der Wahrheiten 4). Le mathématicien, lui, va de l'avant, il
recherche des théorèmes nouveaux, sa démonstration avance en direction de
vérités nouvelles; ici on s'intéresse plutôt à la régression, la démonstration
est un outil de mise à l'épreuve. On « poursuit la preuve régressivement
jusqu'aux vérités originelles » (den Beweis [...] bis auf die Urwahrheiten
zurück zu verfolgen)5 .
La réussite de l'entreprise exige que l'on ait des démonstrations absolument
sans rupture, que tout pas effectué soit entièrement explicite, que chaque
passage d'une ligne de raisonnement à la suivante soit parfaitement justifié :
2
La thèse d'habilitation de Frege est intitulée "Méthodes de calcul basées sur une
extension du concept de grandeur", et il raconte qu'il a étudié, avant la
Begriffschrift, le concept de suite ordonnée, en tentant de le réduire au concept de
consécution logique.
3
Frege, Begriffschrift, eine der arithmetischen nachgebildete Formelsprache des
reinen Denkens, Halle, Louis Nebert 1879, p. IX. On trouvera une traduction des
premières pages dans Logique et fondements des mathématiques, Anthologie 18501914, Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques, sous la dir.
de F. Rivenc et Ph. de Rouilhan, Paris Payot 1992, pp. 98-129.
4
Gottlob Frege, Die Grundlagen der Arithmetik, Stuttgart, Ph. Reklam, 1987, § 2 p.
26. Voir la trad. de C. Imbert, Paris Le Seuil, 1969.
5
Ib., § 3, p. 27, trad. p. 127.
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2
« Si l'on a réussi à éviter scrupuleusement toute rupture dans la
chaîne des raisonnements (jede Lücke in der Schlusskette), alors et
alors seulement on peut dire en toute certitude sur quelles vérités
originelles repose cette preuve » 6 .
On peut ainsi préciser quel est le socle premier d'une théorie, son droit à la
validité, son « fondement », comme Frege l'expose dans la présentation de
ses Grundgesetze de 1893 :
« Grâce à l'absence de lacunes dans les chaînes déductives (durch die
Lückenlosigkeit der Schlussketten) on parvient à ce que chaque
axiome, chaque présupposé ou hypothèse ou comme on voudra les
appeler, sur lesquels repose une démonstration, se trouvent amenés à
la lumière; ainsi obtient-on un terrain solide pour décider de la nature
épistémologique (erkenntnistheoretisch) de la loi démontrée. On a
bien déclaré souvent que l'arithmétique n'est que de la logique un peu
plus developpée (nur weiter entwickelte Logik); mais cette affirmation
restait contestable tant qu'il subsistait dans les démonstrations des
passages qui ne se produisaient pas selon des lois logiques reconnues,
mais semblaient reposer sur une connaissance intuitive. C'est
seulement une fois qu'on a décomposé ces passages en étapes logiques
simples (in einfache logische Schritte zerlegt) que l'on peut se
persuader qu'il n'y a rien d'autre au fondement que de la logique. J'ai
assemblé (zusammengestellt) tout ce qui peut rendre plus facile de
juger de la cohésion des chaînes déductives et de la solidité des assises
de l'édifice (Widerlager). Si donc quelqu'un devait trouver un défaut
(etwas fehlerhaft), il faut qu'il puisse indiquer précisément où se
trouve à son avis la faute (Fehler) : dans les lois fondamentales, dans
les définitions, dans les règles ou dans leur application à un endroit
déterminé. Et si on trouve que tout est en ordre, alors on connaît ainsi
précisément les fondements sur lesquels repose chaque théorème
(Lehrsatz) particulier » 7.
Ce projet n'est pas nouveau, c'est celui même d'Euclide et de tous les
mathématiciens :
« L'idéal d'une méthode scientifique rigoureuse pour les
mathématiques, idéal que je me suis efforcé de réaliser ici et auquel on
peut attacher le nom d'Euclide, voici comment j'aimerais le décrire.
Que tout soit démontré, on ne peut l'exiger parce que c'est impossible;
mais on peut demander que toutes les propositions (Sätze) dont on a
besoin sans les démontrer soient expressément énoncées comme
6
Ib., § 4, p. 28, trad. p. 128.
Gottlob Frege, Die Grundgesetze der Arithmetik, Hildesheim, Olms, 1966, p. VII
(il n'existe pas de trad. française, on peut se reporter à la trad. anglaise de M. Furth,
The basic laws of artihmetic, Berkeley, Univ. of California Press, 1967).
7
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telles, afin que l'on puisse clairement reconnaître sur quoi repose
l'édifice entier. Il faut ensuite s'efforcer de réduire le plus possible le
nombre de ces lois fondamentales, en démontrant tout ce qui est
démontrable. De plus, et en cela je vais au-delà d'Euclide, je demande
que tous les modes de déduction et de consécution (alle Schluss- und
Folgerungsweisen) qui sont utilisés soient introduits par avance
(vorher aufgeführt). Sinon on ne peut être assuré d'avoir rempli la
première exigence. Cet idéal je crois l'avoir atteint pour l'essentiel » 8 .
D'autres mathématiciens à la même époque ont un souci analogue
d'exhaustivité dans la preuve, en particulier ceux qui s'occupent de
géométrie. La discussion des géométries non-euclidiennes forçait à préciser,
à rendre plus rigoureuses les démonstrations, et obligeait à expliciter les
étapes les plus élémentaires. Jusqu'alors l'intuition spatiale, l'habitude
quotidienne des concepts autorisaient des sauts de raisonnement dont on ne
s'était même pas aperçu.
Moritz Pasch, dans ses Leçons de géométrie de 1882, revendique cette
explicitation totale des preuves :
« Selon la conception générale, les théorèmes (Lehrsätze) doivent être
des conséquences logiques des propositions prises comme noyau
initial (Kernsätze). Mais on ne se rend pas toujours clairement
conscients et explicites tous les moyens de démonstration que l'on
utilise (nicht immer bringt man sich alle benutzten Beweismittel
ausdrücklich zum Bewusstsein). Cela tient en partie à l'usage des
figures, comme on l'a dit au § 6. Mais même quand on n'autorise
aucune image sensible, fût-ce la représentation interne et consciente
d'une image, même alors l'emploi de beaucoup de mots, ceux par
lesquels sont désignés les concepts géométriques les plus simples,
exerce déjà une certaine influence. Une partie des expressions avec
lesquelles nous sommes familiarisés très tôt par les manipulations de
la vie quotidienne se rencontrent aussi dans la science; lorsque nous
employons ces expressions dans la vie quotidienne nous entremêlons
avec nos pensées toutes sortes de relations entre ces concepts, sans
que nous nous en rendions compte à chaque fois, de même il n'est pas
facile dans une science rigoureuse d'écarter totalement les
contaminations inconscientes (unbewussten Beimischungen). Ce sont
justement ces contaminations qu'il faut porter en pleine lumière si l'on
veut connaître l'étendue véritable des fondements sur lesquels repose
l'édifice de la géométrie » 9.
C'est seulement à ce prix que le statut des diverses géométries pourra être
clarifié :
8
Grundgesetze, ib. p. VI.
Moritz Pasch, Vorlesungen über neuere Geometrie, Berlin 1976, 1ère éd. 1882, §
12, p. 91
9
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4
« Quel rôle joue dans l'édifice théorique chacun des concepts et des
relations, jusqu'à quel point ils sont nécessaires ou superflus pour
l'ensemble, cela ne peut apparaître clairement que dans une
présentation absolument rigoureuse. C'est seulement lorsque l'on a
assemblé de cette manière les constituants essentiels, lorsque ceux qui
sont superflus ont été écartés, que l'on conquiert le sol approprié à des
discussions générales sur la géométrie » 10.
L'effort de Pasch, qui sera poursuivi par Hilbert en 1899, a consisté en une
explicitation des relations d'ordre entre les points d'une droite (le point A est
"entre" les points B et C, etc.) ou entre les droites d'un « faisceau » issues
d'un même point, des relations d'incidence entre droites et points (le point A
« est sur » la droite g; les droites f et h ont un point commun ou « se
coupent », etc.). Il formule notamment un axiome qui portera son nom : si
une droite coupe un côté d'un triangle, elle doit couper aussi un deuxième
côté du triangle. Cette sorte de fait était jusqu'alors admise sans justification
et même sans discussion.
Lorsqu'au cours d'un raisonnement on ressent le besoin d'un recours à
l'intuition spatiale, c'est précisément le signe que la démonstration est
lacunaire, ou que les principes sont insuffisants11. Pour décrire cette
élimination systématique de l'intuition, Pasch formule ses exigences d'une
manière que Frege n'aurait pas acceptée, en demandant que la démonstration
soit indépendante du « sens » des concepts :
« Si la géométrie doit être véritablement déductive, il faut que la
déduction soit partout indépendante du sens des concepts
géométriques, comme il faut qu'elle soit indépendante des figures ; on
n'a le droit de prendre en considération que les relations entre les
concepts géométriques qui ont été stipulées (niedergelegt) dans les
propositions et les définitions que l'on utilise. Certes au cours de la
déduction il est permis et il est utile, mais nullement nécessaire, de
penser à ce que dénotent les concepts géométriques dont on parle ; par
suite, lorsque cela s'avère nécessaire, il en résulte que la déduction est
lacunaire (die Lückenhaftigeit der Deduktion) ou même dans certains
cas, que les propositions posées au départ comme moyens de preuve
sont insuffisantes »12.
Tout dépend de ce que l'on entend par « le sens des concepts » et par
« penser à ce que dénotent les concepts ». S'il s'agit des associations
intuitives automatiques suggérées par les mots ou les pensées, alors il faut
les écarter. Mais, aurait dit ici Frege - et il le dira à Hilbert- ce serait absurde
10
Pasch, ib., p. 92.
Pasch nomme ces principes Kernsätze, propositions-noyaux, et il y voit l'énoncé
de faits d'expérience élémentaires.
12
Pasch, ib., p. 90.
11
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de tenter d'utiliser des signes sans rien qui leur corresponde. La géométrie
n'est pas un jeu avec des signes.
Une autre divergence essentielle apparaît entre Frege et les mathématiciens
de son temps (dont Pasch est un représentant éclairé) : Pasch propose
d'expliciter tous les Beweismittel, les moyens de preuve, mais il pense
d'abord aux étapes de nature topologique et ne dit rien des modes
d'inférence, des règles, principes ou lois qui permettent la progression des
démonstrations13. Frege, lui, se fait gloire d'aller au delà d'Euclide - et au
delà des mathématiques de son temps - : même les lois logiques doivent être
formulées au début, et leur usage réglé, pour qu'on sache précisément quand
et comment on les applique, et que le fil de la démonstration soit présenté
sans coupure14.
Est-ce la première fois que quelqu'un se propose de présenter des
raisonnements mathématiques en explicitant totalement les étapes
successives, y compris les passages que justifient les lois logiques les plus
fondamentales ? Il y eut au Moyen Age des « Euclides syllogizatus », des
géométries réduites en syllogismes, etc. et Aristote lui-même a tenté
d'exposer certains raisonnements mathématiques sous forme de syllogismes
démonstratifs (par ex. en Sec. Analytiques, II, 11). Mais l'outil logique
d'Aristote est trop rigide et grossier : la relation d'appartenance par soi entre
deux termes, qui est le ressort fondamental des démonstrations selon les
Seconds Analytiques, est inapte à transcrire les relations entre énoncés
mathématiques au cours d'une démonstration15. En ce sens on peut dire
qu'avec Frege c'est la première fois que des raisonnements mathématiques
sont présentés de manière totalement explicite, les moyens purement
13
Dans son appendice aux Vorlesungen de Pasch, Max Dehn évoque un
parallélisme entre l'intuition géométrique et l'intuition logique. Les Anciens ont
ressenti les étapes de raisonnement topologiques comme aussi nécessaires pour la
pensée que les règles logiques - et donc requérant aussi peu une formulation
expresse - : « La formulation des présupposés topologiques manque complètement
chez Euclide, surtout ceux que l'on désigne aujourd'hui comme axiomes d'ordre. On
y utilise aussi tacitement le fait qu'un cercle de même rayon qu'un autre, avec son
centre situé sur la circonférence de l'autre, possède un point commun avec lui.
Toutes ces propositions sont utilisées inconsciemment, ou plutôt ressenties comme
tout aussi nécessaires pour la pensée que ce qu'on appelle le mode de raisonnement
logique (als ebenso denknotwendig empfunden, wie die sogenannte Schlussweise) ».
(Max Dehn, Die Grundlegung der Geometrie in historischer Entwicklung, Anhang à
Pasch Vorlesungen über neuere Geometrie, Berlin 1976, 1ère éd. 1926, p. 250). En
somme : les règles logiques vont de soi, elles « vont sans dire », on a cru longtemps
qu'il en allait de même des axiomes topologiques.
14
Même Peano, dans ses Arithmetices principia de 1889, ne formule pas les lois
logiques qu'il utilise (voir les commentaires introductifs de J. van Heijenoort in
From Frege to Gödel, Cambridge, Harvard Univ. Press, 1967, p. 84).
15
Voir F. De Gandt, "La mathesis d'Aristote, Introduction aux Analytiques
Seconds", Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 1975-1976, en
particulier 1976 tome 60 n°1, pp. 74-80.
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logiques de preuve mis sur le même plan que les hypothèses de nature
mathématique (si cet adjectif a encore un sens).
Une fois exposées les lois logiques, on présentera des raisonnements qui
indiquent expressément leur utilisation dans chaque cas. A cet endroit les
langues naturelles s'avèrent inadéquates, aux yeux de Frege :
« La langue n'est pas régie par des lois logiques telles que l'observance
de la grammaire puisse suffire à garantir la rigueur formelle du cours
de la pensée. Les formes où s'exprime la déduction sont si diverses, si
lâches, si mal définies, que des hypothèses peuvent être introduites
sans qu'on y prenne garde, et on omet de les compter quand on
récapitule les conditions nécessaires à la validité de la conclusion »16.
Pasch reconnaissait lui aussi que le mathématicien se heurte à l'imperfection
des langues:
« La science puise une partie de ses matériaux directement dans la
langue de la vie quotidienne. A partir de cette source se sont introduits
jusque dans les mathématiques des modes d'expression et des
intuitions qui ne devraient pas servir à la formulation de propositions
scientifiques »17.
Mais il n'en tire pas la conséquence radicale qu'en tire Frege, et la langue
naturelle lui suffit pour l'exposition des fondements de la géométrie.
Pour répondre à la question du statut de l'arithmétique, Frege en vient donc
à élaborer un outil nouveau, son "écriture conceptuelle" (Begriffschrift).
présentée en 1879. Cet instrument n'est pas destiné à remplacer les modes de
présentation usuels, il n'est pas question de prétendre qu'on pourrait ou
devrait se servir de l'idéographie dans la vie quotidienne ou dans l'ordinaire
des sciences - en cela le projet idéographique est bien distinct des projets de
langue universelle dont on dira un mot plus loin et qui ont fleuri également
autour de 1900 -. L'idéographie est à la langue usuelle ce qu'un outil est aux
organes du corps humain, ce que le couteau ou le tournevis est à la main. Un
outil est en général propre à un seul usage, alors que la main est adaptable et
habile très diversement.
L'exemple, dans l'avant propos de la Begriffschrift, n'est pas celui du
tournevis et de la main, mais du microscope et de l'oeil. L'idéographie, écrit
Frege, est comme un microscope18. Comme il est curieux qu'une langue
puisse être comparée à un microscope 19 ! Le microscope ne crée rien, il
16
"Que la science justifie le recours à une idéographie", in Ecrits logiques et
philosophiques, p. 64-65
17
Moritz Pasch, Vorlesungen über neuere Geometrie, 1976, p. 92.
18
Begriffschrift, p. XI (trad. p. 100).
19
La remarque est de Pierre Wagner, dans La machine en logique, Paris PUF 1998,
p. 104.
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observe. La langue artificielle devrait donc simplement aider à discerner
jusque dans le détail les articulations logiques, elle permettra de voir enfin
tous les ressorts et les rouages de la démonstration. Frege la désigne comme
Formelsprache des reinen Denkens, « langue formulaire de la pensée pure »
(dans le titre de la Begriffschrift).
Le microscope de l'idéographie doit servir à « contrôler (prüfen) de la
manière la plus infaillible la validité d'une déduction, et débusquer toute
hypothèse qui se glisserait furtivement afin de l'examiner quant à sa
provenance » 20.
Dans la langue idéographique se retrouvent exprimés (grossis au
microscope pourrait-on dire) uniquement les traits qui sont pertinents pour la
démonstration. Les nuances, les pensées annexes, qui n'affectent pas la vérité
et sa transmission d'une proposition à l'autre, ne sont pas préservées, par
exemple la différence entre « et » et « mais », ou la nuance qui sépare
« pas » de « pas encore » 21. Naturellement on écarte tous les emplois du
langage qui expriment un ordre, une prière, une exclamation, tout ce qui n'a
pas trait au vrai ou au faux 22. Puisqu'il s'agit de mettre à l'épreuve les
démonstrations, on « renonce à exprimer tout ce qui est sans importance
pour la suite déductive (alles was für die Schlussfolge ohne Bedeutung
ist) »23.
Le logique est ainsi dégagé comme ce qui est essentiel à la preuve, à la
transmission du vrai :
« La tâche de la logique est l'établissement des lois selon lesquelles un
jugement est justifié par d'autres […] » 24.
Prenant son point de départ et son terrain d'épreuve dans les
démonstrations mathématiques, l'entreprise de Frege doit pourtant venir
converger avec une analyse des tournures de la langue naturelle, au moins
dans ses emplois qui visent le vrai. Ainsi la distinction entre sens et
dénotation (ou référence) dans Sinn und Bedeutung est-elle mise à l'épreuve
sur l'analyse des subordonnées et des formes de discours indirectes25. L'étude
se conclut sur une note pessimiste : « il est difficile d'épuiser toutes les
possibilités offertes par la langue » 26.
En principe une autre démarche serait possible, et complémentaire : partir
des langues et dégager un squelette essentiel. L'oeuvre de Couturat par
exemple témoigne de cette complémentarité. Il présenta notamment devant
20
Begriffschrift, trad. H. Sinaceur p. 99 (texte allemand p. X). Le mot "validité"
traduit ici Bündigkeit, qui comporte une nuance de liaison, l'idée que la chaîne est
d'une seule pièce..
21
Voir "La pensée", trad. p. 177.
22
Ibidem, pp.174-175.
23
Begriffschrift, p. X.
24
Nachgelassenen Schriften, p. 190
25
"Sens et dénotation", trad. p. 111-125.
26
Ib. p. 125.
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la Société Française de Philosophie, en 1912, un exposé relatif à son projet
de langue universelle, sous le titre « Sur la structure logique du langage », et
qui s'ouvre par une déclaration assez ambitieuse :
M. Couturat "désire appeler l'attention de la Société [Française de
Philosophie] sur la concordance des résultats obtenus
1° par l'étude comparée des langues humaines, au point de vue de leur
morphologie et des catégories grammaticales (cours de M. Meillet au
Collège de France)
2° par les recherches de logique moderne ou logistique sur les formes des
propositions;
3° par les « travaux pratiques » effectués en vue de l'élaboration d'une langue
internationale auxiliaire (l'IDO) répondant aux besoins de la la science et de
la logique."
Il existe pour Couturat une grammaire générale, dont les catégories
« correspondent en quelque mesure aux catégories logiques, de sorte que
toute recherche positive de celles-ci doit désormais s'appuyer sur les données
de la linguistique »27. La discussion qui eut lieu, rapportée dans le Bulletin
de la Société, donne une idée des difficultés de cette stratégie : de quel droit
écarter les distinctions de genre comme étrangères à la grammaire générale ?
y a-t-il des substantifs et des verbes dans toutes les langues ? comment être
certain qu'une catégorie grammaticale est vraiment universelle ? le caractère
poétique d'une langue est-il inessentiel ? Le lecteur a finalement le sentiment
que la voie frégéenne d'accès au « logique » est plus rigoureuse et plus
féconde.
27
Bulletin de la Soc. Fr. de Philosophie, , Février 1912.
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9
II. L'insaturation de la fonction et l'unité de la phrase.
La logique dans l'entreprise de Frege n'est pas seulement l'outil de la
transmission de la vérité d'une proposition à l'autre, c'est aussi le noyau
initial à partir duquel se construisent les nombres. Il faut décider quels sont
les concepts logiques fondamentaux et et à quelles lois ils obéissent. Le
début de la Begriffschift évoque assez discrètement les tâtonnements de
Frege :
« Comme je me posais la question de savoir à laquelle de ces deux
sortes appartiennent les jugements de l'arithmétique, je dus d'abord
essayer de voir jusqu'où on pouvait aller dans l'arithmétique en
s'appuyant seulement sur les lois de la pensée, ces lois situées audessus de toutes les particularités » 28.
D'autres mathématiciens sont sur la même voie, en particulier Richard
Dedekind. Il avait publié en 1872 une construction des nombres irrationnels
à partir des rationnels29, et gardé longtemps dans ses tiroirs un essai de
construction des nombres entiers, qui paraît finalement en 1887 30. Voici
l'entrée en matière de Dedekind:
« Dans la science, rien de ce qui est démontrable ne doit être admis
(geglaubt) sans démonstration. Malgré la clarté de cette exigence, on
est bien loin de pouvoir la considérer comme remplie, me semble-t-il,
même pour le fondement de la plus simple des sciences, cette partie de
la logique qui traite de la théorie des nombres, y compris dans les plus
récentes expositions. En désignant l'arithmétique (algèbre, analyse)
comme une simple partie de la logique, j'affirme déjà que je tiens le
concept de nombre pour entièrement indépendant des représentations
ou intuitions de l'espace et du temps, et pour un produit immédiat des
lois pures de la pensée (als einen unmittelbaren Ausfluss der reinen
Denkgezsetze) »31.
Que faut-il entendre ici par les lois de la pensée ? Dedekind n'écarte pas la
pensée comme activité, comme opération, et la plus fondamentale des
notions qu'il utilise, celle d'Abbildung (représentation) est à ses yeux un acte
mental :
« Si l'on retrace précisément ce que nous faisons lorsque nous
comptons un agrégat ou une multiplicité de choses (beim Zählen der
28
Begriffschrift, p. X.
Richard Dedekind, Stetigkeit und Irrationnale Zahlen, Vieweg, Braunschweig,
1969 (1ère éd. 1872)
30
Richard Dedekind, Was sind und was sollen die Zahlen ? Vieweg, Braunschweig,
1969 (même volume que le précédent).
31
Ib. p. III.
29
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10
Menge oder Anzahl der Dinge), on sera conduit à considérer cette
capacité qu'a l'esprit de mettre en relation des choses avec des choses,
de faire correspondre une chose avec une autre, de représenter une
chose par une autre, cette capacité sans laquelle tout simplement
aucune pensée ne serait possible. C'est à mon avis sur cette unique
base, tout à fait indispensable, qu'il faut édifier l'ensemble de la
science des nombres […] » 32.
Dedekind propose plusieurs expressions pour la même activité de l'esprit:
relater, faire correspondre, représenter (beziehen, entsprechen lassen,
abbilden). Cette opération est présentée de manière plus précise dans le § 2
de l'ouvrage :
« Par représentation (Abbildung) d'un système on entend une loi selon
laquelle à chaque élément déterminé s de S appartient une chose
déterminée, qui s'appelle l'image de s (Bild von s) et est désigné par
phi(s); nous disons aussi que phi(s) correspond (entspricht) à l'élément
s, ou que phi(s) nâit (entsteht) ou est créé (erzeugt) par la
représentation phi, ou que s passe (übergeht) en phi(s) par la
représentation phi » 33.
Sur quoi opère l'Abbildung, quels sont ces choses ou ces systèmes que l'on
s'est donné avant même d'agir sur eux par une Abbildung ? La notion de
système a été présentée au paragraphe précédent : lorsque l'on considère
diverses choses comme rassemblées dans l'esprit sous un point de vue
commun, on dit qu'elles forment un système 34.
A la construction de Dedekind Frege adresse un éloge majeur : c'est
l'oeuvre la plus pénétrante (gründlichste) que l'on puisse trouver; mais la
critique est tranchante35 :
1. Dedekind ne démontre rien finalement, il dit seulement que la preuve
s'ensuit de telle ou telle proposition, il laisse des expressions ouvertes et
indéterminées, avec des points de suspension, et surtout il ne donne aucun
inventaire (Zusammenstellung) des lois logiques ou autres qu'il prend
comme fondement; on n'a donc aucun moyen de contrôler (prüfen) s'il n'en
emploie pas d'autres; pour cela il faudrait que les preuves ne soient pas
seulement indiquées, mais conduites sans lacune (lückenlos) ;
2. Les notions de base qu'il admet, celles de système et d'appartenance à un
système, ne sont nullement admises communément en logique ou réduites à
32
Ib. III-IV.
Ib. p. 5.
34
« Es kommt häufig vor, dass verschiedene Dinge a,b,c, ...aus irgendeiner
Veranlassung unter einen gemeinsamen Gesichtspunkt aufgefasst, im Geiste
zusammengestellet werden, und man sagt dann, dass sie ein System S bilden », Was
sind und was sollen die Zahlen, p. 1.
35
Grundgesetze, p. VII-VIII.
33
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quelque chose qui soit reconnu comme logique (in der Logik nicht üblich
sind und nicht auf anerkannt Logisches zurückgeführt werden).
La première critique nous ramène à l'étude précédente il faut expliciter les
étapes logiques, sinon le contrôle est impossible. La seconde critique va plus
loin : que faut-il prendre pour point de départ si l'on veut tout fonder sur « du
logique » ?
Aux yeux d'un mathématicien praticien, Frege ne fait finalement pas autre
chose que Dedekind : pour lui aussi le point de départ est la mise en liaison,
qu'on peut appeller aussi application ou mise en relation ou représentation, et
qu'il nomme fonction. Mais il la caractérise beaucoup plus strictement (il ne
faut pas dire qu'il la définit, comme on verra). La fonction n'est pas une
entité psychologique, un acte de l'esprit, c'est une réalité logique élémentaire
indépendante de notre connaissance - une réalité assez énigmatique -.
Quant au « système », il résulte de la fonction (on pourrait dire avec le
vocabulaire de Dedekind, que cette fois le système dérive de l'Abbildung, les
§ 1 et 2 de l'opuscule de Dedekind étant intervertis). Comment est-il
possible de passer de la fonction au système d'objets ? Un système pour
Frege, ce n'est rien d'autre que des objets tombant sous un concept36. Pour
cela nul besoin de s'imaginer un acte mental, ou de se demander : mais dans
l'esprit de qui s'est effectué le « rassemblement sous un certain point de
vue » 37 ? etc. Le système est simplement la réunion ou collection des objets
qui satisfont au concept. Enfin le concept à son tour est une certaine sorte de
fonction, ce qu'il nous faut expliquer maintenant.
Lorsqu'on insère le nombre quatre à la place de la variable dans la
combinaison 3 x + 4 , on obtient le nombre 16. L'expression devient un nom
du nombre 16. La combinaison « 3x + 4 » ou « 3( ) + 4 », ou « trois fois
quelque chose plus quatre », met en relation les nombres avec d'autres
nombres (on multiplie par trois et ajoute quatre). Si l'on insère un nom de
nombre à la place du signe x, ou dans la place vide entre les parenthèses, ou
à la place du mot « quelque chose », on obtient un autre nom de nombre.
Frege généralise cette situation pour les cas où le résultat final est non pas
la désignation d'un nombre, mais l'expression d'une proposition comme une
équation « 3x = x+ 3 » ou une relation « x est plus petit que cinq ». Que se
passe-t-il si on met le nombre trois à la place de la variable dans 3 x = x +
6 ? L'équation devient vérifiée, alors qu'elle ne l'est pas pour 0 ou 1 ou 72.
On fait ainsi correspondre à des nombres les deux valeurs vrai ou faux.
Frege déclare que l'expression ainsi obtenue, après remplissement des noms
de variable ou des places vides, est un nom du vrai ou du faux. L'expression
« 3 . 3 = 3 + 6 » est un nom du vrai, l'expression « douze est plus petit que
cinq » est un nom du faux. Il reste à admettre comme valeur d'argument des
objets autres que des nombres, et on pourra traiter les concepts comme des
36
Grundgesetze, p. 2.
« Ich frage : in wessen Geiste ? [...] Bilden denn die Dinge ausser mir nicht
Systeme ? [...] » Grundgsetze, p. 2.
37
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fonctions . Un concept est donc une fonction dont la valeur pour un
argument est une valeur de vérité. Par exemple « ( ) est chauve » devient
vrai quand on insère le nom Socrate dans la place vide38. Un concept,
l'équivalent de ce que les grammairiens appellent un prédicat, est une
fonction à une place (« être vert », « courir », « diviser le nombre 40 »), une
relation est une fonction à deux places (« être entre x et y », « tuer »).
La notion de fonction devient ainsi la notion logique fondamentale, la
pierre angulaire de l'édifice. En définissant le concept comme une certaine
sorte de fonction, Frege a conscience de prolonger l'évolution et
l'élargissement de la notion depuis le milieu du XIXe siècle.
Progressivement les mathématiciens ont assoupli et généralisé ce qui était
admissible comme fonction. Hermann Hankel décrit admirablement cette
évolution dans un exposé de 1870 imprimé en 1882, exposé que Frege a lu et
critiqué39. Le mot fonction apparaît explicitement en 1718 sous la plume de
Jean Bernoulli, et la définition usuelle au XVIIIe siècle est celle donnée par
Euler en 1748 :
« une fonction d'une quantité variable est une expression analytique
composée d'une manière quelconque à partir de cette quantité variable
et de nombres ou quantités constantes » 40.
Le mode de combinaison entre ces quantités est restreint aux quatre
opérations connues de l'arithmétique et à quelques opérations en nombre
limité (extraction de racines, passage au logarithme, etc.). Peu à peu se fait
sentir la nécessité d'admettre des modes de combinaison ou d'engendrement
des quantités plus souples et plus large. L'étude des cordes vibrantes vers
1750 oblige à considérer des fonctions « arbitraires ». La réunion de deux
développements distincts sur deux intervalles est considérée comme le
prolongement de « la même fonction ». Riemann en 1851 définit
globalement des fonctions appliquant un domaine sur un autre par la seule
donnée de la valeur en certains points. Vers le milieu du XIXe siècle,
Dirichlet considère comme fonction des entités encore plus difficiles à
déterminer, que Hankel caractérise comme suit :
« Y s'appelle fonction de x lorsqu'à chaque valeur de la grandeur
variable x à l'intérieur d'un certain intervalle correspond une valeur
déterminée de y; peu importe que y dépende ou non de x selon une
38
Cette extension de la fonction pour couvrir le cas des concepts est exposée en
détail dans l'article "Fonction et concept" de 1891.
39
Hermann Hankel, Untersuchungen über die unendlich oft oszillierenden und
unstetigen Funktionen, Math. Annalen XX, 1882, réimpr. Ostwald Klassiker n°153,
Leipzig, 1905.
40
L. Euler, Introductio in analysin infinitorum, vol. I, Lausanne, Bousquet, 1748,
p.4.
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même loi pour tout l'intervalle; peu importe que la dépendance soit ou
non exprimée par des opérations mathématiques » 41.
Il n'est donc pas nécessaire qu'une loi unique commande le comportement de
la fonction dans tout l'intervalle, ni que la dépendance soit exprimée par les
opérations communément reçues. Finalement Hankel tente de donner une
définition générale de la notion :
« f(x) s'appelle fonction de x lorsqu'à chaque valeur de x à l'intérieur
d'un certain intervalle appartient une valeur déterminée unique de f(x).
Il est ici indifférent de savoir d'où et comment on détermine f(x), que
ce soit par des opérations analytiques sur les grandeurs ou d'une autre
manière. Il suffit que la valeur de f(x) soit partout univoque et
déterminée » 42.
Frege, lui, refuse les définitions traditionnelles comme celle d'Euler, parce
qu'elle contiennent la mention d'une quantité variable ou indéterminée43, ce
qui n'a aucun sens, et parce qu'elles voient dans la fonction une
« expression », un groupe de signes, au lieu de s'occuper de ce qui est
désigné par cette expression44. Quant à la prétendue définition de Hankel,
elle est circulaire puisqu'elle contient le défini f(x) dans son propre énoncé45.
A vrai dire il est impossible de définir la notion de fonction, qui est une
notion absolument première :
« On ne saurait demander que tout soit défini, pas plus qu'on ne
pourrait demander à un chimiste qu'il analyse toute matière. Ce qui est
simple ne peut pas être analysé, et ce qui est logiquement simple ne
peut pas être véritablement défini. [...] Il ne reste qu'à inviter par
quelque signe (Winke) le lecteur, ou l'auditeur, à mettre sous le mot ce
qu'on veut lui faire entendre (Es bleibt dann nichts anderes übrig, als
den Leser oder Hörer durch Winke dazu anzuleiten, unter dem Worte
das Gemeinte zu verstehen) » 46.
On peut donc seulement caractériser métaphoriquement ce qu'est une
fonction :
« L'expression d'une fonction est en manque d'un complément,
insaturée (ergänzungsbedürftig, ungesättigt) »47.
41
Hankel, op. cit., p. 49.
Hankel, op. cit. p. 53.
43
Voir le début de l'article de 1904 « Qu'est-ce qu'une fonction ? »
44
Grundgesetze, § 1, p. 5.
45
Voir la note à la fin de l'article « Qu'est-ce qu'une fonction ? »
46
« Concept et objet », trad. franç. p. 128.
47
Grundgesetze, p. 5.
42
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Remarquons que Frege parle ici des signes et non des réalités désignées : le
signe de fonction est insaturé, il comporte une place vide. On reconnaît alors
la fonction à la forme des signes qui la désignent. Mais les signes ont
toujours un caractère arbitraire, inessentiel. On pourrait indiquer une place
vide par toutes sortes d'artifices : les dernières lettres de l'alphabet x, y etc.,
ou un espace entre des parenthèses ( ), etc. Il doit bien y correspondre
quelque chose au niveau ontologique ou réel, le signe de fonction est une
expression qui doit désigner une réalité. Il y a donc de l'insaturé48. Si la
fonction est insaturée, c'est par opposition avec les objets, qui sont complets.
On reconnaît ce caractère des objets à leur mode de désignation, par des
noms sans place vide :
« Un objet est tout ce qui n'est pas fonction, c'est ce dont l'expression
ne comporte aucune place vide » 49.
Une proposition, qui désigne le vrai ou le faux, est la combinaison d'un signe
de fonction et d'un ou plusieurs noms d'objet. On compose une expression
comme f(x,y) avec des valeurs déterminées pour x et pour y et on obtient
une expression complète; on compose « courir » avec « Jean » pour obtenir
une proposition vraie ou fausse selon que Jean court ou ne court pas. Mais
f(x,y) à lui seul, ou « court » à lui seul, sont incomplets, en attente de
complément.
Le surplomb, ou le privilège, de la fonction est tel qu'il est impossible de la
désigner par un nom dans une proposition sans lui faire perdre son caractère
de fonction. Si je dis « la fonction logarithme », ce n'est plus une fonction, si
je dis « le concept cheval », ce n'est plus un concept. Tel est le paradoxe
auquel est consacré l'article « Concept et objet », et qui a engendré tant de
discussions et de commentaires 50.
Comment comprendre cette énigme ? Le texte le plus éclairant me semble
situé à la fin de « Concept et objet » :
« Il est impossible que toutes les parties d'une pensée soient closes sur
elles-mêmes, l'une d'entre elles au moins doit être d'une façon
quelconque prédicative et insaturée, sinon elles ne pourraient pas
s'enchaîner (aneinander haften) » 51.
La métaphore de l'insaturation est empruntée à la chimie, une discipline que
Frege invoque volontiers. Ungesättigt en allemand s'applique à une solution
48
Voir par exemple ce passage des Nachgelassene Schriften, p. 275 : Auch einem
ergänzungsbedürftigen Teile eines Gedankens […] entspricht etwas im Reich der
Bedeutung.
49
« Fonction et concept », trad. p. 92.
50
L'une des discussions les plus nourissantes et les plus sobres me semble être celle
de Max Black, « Frege on functions » in Essays on Frege, éd. par E.D. Klemke,
Urbana , 1968.
51
« Concept et objet », trad. p. 140.
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par exemple, qui peut être saturée ou insaturée, à un radical, etc. De même
qu'un corps peut être chimiquement neutre et inerte, ou au contraire prêt à
s'unir à un autre, de même la fonction (ou le concept, qui est une fonction)
est chimiquement active, elle tend à s'unir à des objets pour former des
propositions complètes.
Frege propose ainsi une chimie métaphorique de la proposition. Aristote
exigeait de la proposition qu'elle comporte une connexion, un entrelacement,
une sumploché. Des logiciens modernes comme Peter Geach reprochent
justement à Aristote de n'être pas resté fidèle à cette idée de connexion, et
d'avoir laissé s'accréditer l'idée que la proposition pourrait être une
juxtaposition de deux noms52. Frege lui aussi refuse la simple juxtaposition
de deux termes de même rang et fait porter le poids de la connexion sur la
fonction.
La tradition linguistique peut nous venir en aide pour comprendre le
problème et la solution proposée. Dans l'analyse de la phrase, on distingue
des composants qui doivent former une unité et entrer en coalescence. Il doit
bien se produire une chimie des termes en présence, et la phrase ne peut être
faite de noms juxtaposés.
La discussion sur ce point est très ancienne, et remonte aux origines mêmes
de la grammaire. Pour analyser les mots dans la phrase et leur assigner leur
« fonction grammaticale », avec les différents « cas » (nominatif, accusatif,
etc.53), les auteurs sanscrits, dès avant notre ère, organisaient la phrase en
une structure unitaire autour d'un acte ou d'une production. Les termes de la
phrase se répartissent en « agent », « produit », « moyen d'action », « lieu »,
etc. autour d'une sorte de cœur ou de noyau qui est l'action ou la production
elle-même, portée par le verbe. Chacun des constituants est déclaré
incomplet, il porte une mutual expectancy, une valeur d'attente, que les
grammairiens sanscrits décrivent selon les théories comme l'attente de
l'auditeur (« qu'a-t-il produit en cuisant ? », « et avec quoi a-t-il cuit le
riz ? ») ou comme un caractère du mot lui-même 54.
Pourquoi traiter le verbe à part, pourquoi y a-t-il dissymétrie ? Chacun des
constituants de la phrase devrait pouvoir être déclaré incomplet tant que la
phrase n'est pas là, pleinement. Sans doute faut-il admettre aussi que le verbe
n'est pas du même ordre. Un commentateur moderne de Panini, le premier
des grammairiens sanscrits, décrit ainsi l'opposition :
« les théoriciens indiens distinguent deux formes d'être, un être qui est
en train de se produire (bhava) et un être dont la production est
achevée (sattva). Le premier est action, le second substance. Le verbe
est caractérisé par le bhava, le substantif par le sattva. Un verbe
52
Voir Peter Geach, Logic matters, Berkeley Univ. of California Press, 1980, p. 44
et suiv.
53
Le génitif est un cas à part, comme on verra plus loin.
54
Voir The Philosophy of the Grammarians (Encyclopedia of Indian Philosophy),
Harold G. Coward et K. Kunjunni Raja, Princeton Univ. Press, 1990, pp. 8-9, 25,
83-84.
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réfère, en effet, à quelque chose qui est en train de se produire, à une
action qui conduit à un résultat. Un substantif, en revanche, réfère à
quelque chose qui est totalement produit. Un nom d'action, même,
envisage une action achevée » 55.
Les théoriciens plus proches de nous vont dans le même sens, ainsi
Jespersen dans sa Philosophie de la grammaire de 1924:
« Dans la plupart des langues, au moins celles de type arien, sémitique
et finno-ougrien, les verbes ont des caractères distinctifs si nombreux
qu'il est nécessaire de faire du verbe une classe de mots bien séparée,
même s'il manque ici ou là l'un ou l'autre des traits distinctifs qu'on
donne généralement pour caractéristique des verbes. Ces traits sont la
distinction des personnes (première, deuxième, troisième), de temps,
de mode et de voix [...]. Quant à leur signification, les verbes sont ce
que Sweet appelle des mots de phénomène (phenomenon words) et
peuvent être divisés de manière assez large entre ceux qui désignent
une action (il mange, respire, tue, parle, etc.), ceux qui désignent un
processus (il devient, grandit, perd, meurt etc.), et ceux qui désignent
un état ou condition (il dort, demeure, attend, vit, souffre etc.), bien
qu'il y ait des verbes difficiles à inclure dans l'une de ces classes (il
résiste, il méprise, il plaît). Il est presque toujours facile de voir si une
idée est verbale ou non, et si nous combinons le verbe avec un pronom
comme dans les exemples ci-dessus (ou avec un nom comme dans
l'homme mange etc.), nous découvrons que le verbe confère à la
combinaison un certain caractère de fini (imparts to the combination a
certain character of finish) et en fait (plus ou moins) un morceau de
communication complet - ce caractère manque si nous combinons le
nom avec un adjectif ou un adverbe. Le verbe est un élément donateur
de vie (a life-giving element), ce qui le rend particulièrement apte à
construire des phrases : une phrase contient presque toujours un verbe,
et il est exceptionnel que nous trouvions des combinaisons sans verbe
que l'on puisse appeler des phrases complètes. Certains grammairiens
vont même jusqu'à exiger la présence d'un verbe pour appeler phrase
un morceau de communication. [...] Si maintenant nous comparons les
deux combinaisons le chien aboie et le chien aboyant, nous voyons
que malgré la parenté étroit entre aboie et aboyant, qu'on pourrait
appeler des formes différentes du même mot, seule la première
combinaison est pleinement construite en forme de morceau de
communication complet (is rounded off as a complete piece of
communication), alors que le chien aboyant manque de ce caractère de
fini et nous pousse à demander : et alors ce chien ? (what about that
55
Pierre-Sylvain Filliozat, « La grammaire sanscrite de Panini » in La traversée des
signes, Julia Kristeva et al., Paris, Le Seuil, 1975, p. 176-177.
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dog ?)56 Le pouvoir constructeur de phrase (the sentence-building
power) se retrouve dans toutes les formes que l'on appelle souvent
formes de verbe « définies » (finite), mais non dans des formes
comme aboyant ou mangé (participes), ni dans les infinitifs comme
aboyer, manger. Les participes sont en réalité une sorte d'adjectifs
formés à partir des verbes, et les infinitifs ont quelque chose de
commun avec les substantifs, bien que syntactiquement les infinitifs et
les participes gardent tous deux beaucoup de caractéristiques du
verbe » 57.
Jespersen distingue donc deux sortes de combinaisons : celles qui effectuent
une communication complète, et les autres. Tant qu'il n'y a pas de verbe,
l'énoncé est incomplet, en attente, il suggère ou éveille des questions de
l'interlocuteur. Jespersen désigne plus loin (p. 97) le premier type de liaison
comme un nexus (la phrase complète comme « le chien aboie ») et l'autre
sorte de combinaison, incomplète, comme une simple jonction (junction).
On aura peut-être remarqué que pour Jespersen un substantif est tout aussi
incomplet qu'un verbe laissé tout seul. En entendant les mots « a barking
dog », nous demandons « what about that dog ? », nous sentons, pourrait-on
dire, que la communication n'est pas terminée.
En ce sens le nom est tout aussi incomplet que le verbe. Pourtant Jespersen,
comme Frege pour la fonction, accorde au verbe un privilège : c'est lui qui
est responsable de l'unité de la phrase, qui lui donne le « fini » et même la
« vie ». C'est probablement cette intuition qui fait réserver l'insaturation, la
force unifiante, au verbe, ou à son homologue logique, la fonction.
La proposition, comme la phrase, a une unité qui n'est pas l'unité d'un nom.
Si on fait de la phrase un nom, on perd quelque chose d'essentiel. Que se
passe-t-il quand on transforme Jean court en la course de Jean ? On perd
l'assertion, on perd aussi le temps, à moins d'ajouter la présente course de
Jean. Que devient la personne ? de Jean peut signifier aussi bien la course
que Jean court, ou celle sur laquelle il a parié, ou celle qu'il a demandé de
faire, ou celle dont il a parlé. Benveniste, dans une analyse du génitif latin58,
a montré comment ce cas, exceptionnel parmi les autres (parce que non lié
directement à un verbe, du moins en apparence) résulte de la transformation
nominale d'une construction verbale; le génitif est hautement ambigu dans la
mesure où il peut provenir d'un nominatif ou d'un accusatif (l'arrivée du
consul, le désir du mariage). Tout se passe comme si la phrase était
56
On pourrait traduire aussi par "ce chien, qu'est-ce qu'il a ?" ou "ce chien, qu'est-ce
qui lui arrive ?"
57
Otto Jespersen, The Philosophy of grammar, London 1968, 1ère éd. 1924, p. 8687. Voir les réserves de Benveniste sur ce point dans « La phrase nominale » in
Problèmes de linguistique générale, Paris NRF, 1966, p. 152 : les catégories de
procès et d'objet pourraient bien être des catégories de langue, propres à certaines
familles de langues, « projetées sur la nature ».
58
Problèmes de lingusitique générale, en part. p. 146-148.
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neutralisée, comme si le noyau de sens exprimé par la phrase déclarative
perdait sa structure et sa force en passant sous forme nominale59.
Le verbe apparaît comme lien privilégié, porteur du dynamisme de la
phrase. Dans la mesure où la fonction de Frege pourrait hériter des
propriétés mystérieuses du verbe, on comprend mieux qu'il soit impossible
de la traiter comme un objet. Le paradoxe des noms de fonction est loin
d'être épuisé pour autant, on a seulement commencé à en percevoir un
aspect. Il faudrait le discuter en lien avec la question de l'assertion, et tenir
compte des critiques et des développements de Wittgenstein dans le
Tractatus , il faudrait aussi prolonger l'étude du côté des « parcours de
valeur » des fonctions et de la catastrophe qui a saisi l'édifice de Frege,
catastrophe liée intimement au traitement des fonctions comme objets. Tout
ceci n'était qu'un préambule60.
François De Gandt
59
C'est ce qui fait une grande part des difficultés rencontrées par les théories du
"complexe significabile", où la proposition est vue comme désignant un fait ou un
état de choses.
60
A ceux qui voudraient aller plus avant on recommandera le livre de Ph. de
Rouilhan, Frege, les paradoxes de la représentation, Paris, Ed. de Minuit, 1988.
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