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Initiation a la linguistique fr - Zufferey

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© Armand Colin, 2010
© Armand Colin, 2015
Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 5 rue Laromiguière, 75005 Paris
Internet : http://www.armand-colin.com
ISBN : 978-2-200-60327-4
Sommaire
Page de titre
Page de Copyright
Avant-propos
1 – Introduction à l’étude du langage
1. Affirmations ordinaires et questions non ordinaires sur le
langage
2. À quoi sert le langage ?
3. Qu’est-ce que le langage ?
4. Comment étudier le langage ?
5. Références de base
6. Pour aller plus loin
2 – Langage et communication
1. Communication littérale et communication non littérale
2. Pourquoi la communication est-elle non littérale ?
3. Modèle du code et modèle de l’inférence
4. Signification de la phrase et sens de l’énoncé
5. L’enrichissement pragmatique
6. La pertinence
7. Références de base
8. Pour aller plus loin
3 – Le langage et les langues
1. Origine du langage et évolution
2. Pidgins et créoles
3. Les langues du monde
4. Les langues en danger
5. Les langues indo-européennes
6. Références de base
7. Pour aller plus loin
4 – Histoire et variétés du français
1. Qu’est-ce que le français ?
2. Quelques éléments de l’histoire de France et du français
3. Quelques témoignages de la naissance du français
4. Français et francophonie
5. Références de base
6. Pour aller plus loin
5 – Une brève histoire de la linguistique contemporaine : de
Saussure à Chomsky
1. Saussure et les fondements de la linguistique structurale
2. Chomsky et la grammaire générative
3. Références de base
4. Pour aller plus loin
6 – Phonétique et phonologie du français
1. Les unités d’analyse linguistique : du son à la phrase
2. Les unités de l’écrit et de l’oral
3. Éléments de phonétique articulatoire
4. Éléments de phonologie
5. Enchaînement et liaison
6. Références de base
7. Pour aller plus loin
7 – Morphologie du français
1. La notion de morphème
2. La décomposition des mots en morphèmes
3. Comment sont formés les mots en français ?
4. Morphologie et faculté de langage
5. Références de base
6. Pour aller plus loin
8 – Catégories et syntagmes
1. Grammaire et syntaxe
2. Les puristes
3. La syntaxe
4. Mots et catégories grammaticales
5. La notion de syntagme
6. Références de base
7. Pour aller plus loin
9 – Syntaxe de la phrase simple et complexe en francais
1. Règles et normes
2. Structure hiérarchique
3. Références de base
4. Pour aller plus loin
10 – Sémantique du français
1. Signification, concept et dénotation
2. Sémantique compositionnelle
3. Sémantique lexicale : les relations de sens
4. La signification des noms et des verbes
5. Polysémie et coercion sémantique
6. Références de base
7. Pour aller plus loin
11 – Langage et action : les actes de langage
1. Les débuts de la pragmatique : Austin
2. La théorie des actes de langage de Searle
3. Les actes de langage indirects
4. Théorie des actes de langage et pragmatique contemporaine
5. Références de base
6. Pour aller plus loin
12 – Pragmatique lexicale : expressions référentielles, temps
verbaux et connecteurs
1. Signification conceptuelle et signification procédurale
2. Les expressions référentielles
3. Les temps verbaux
4. Les connecteurs pragmatiques
5. Références de base
6. Pour aller plus loin
13 – Questions de style : métaphore, métonymie et ironie
1. Différents points de vue sur les questions de style
2. Métaphore et pragmatique lexicale
3. Métonymie et espaces mentaux
4.ronie et usage échoïque du langage
5. Références de base
6. Pour aller plus loin
Bibliographie
Corrigé des questions de révision
Chapitre 1 : Introduction à l’étude du langage
Chapitre 2 : Langage et communication
Chapitre 3 : Le langage et les langues
Chapitre 4 : Histoire et variétés du français
Chapitre 5 : Une brève histoire de la linguistique
contemporaine : de Saussure à Chomsky
Chapitre 6 : Phonétique et phonologie du français
Chapitre 7 : Morphologie du français
Chapitre 8 : Catégories et syntagmes
Chapitre 9 : Syntaxe de la phrase simple et complexe
Chapitre 10 : Sémantique du français
Chapitre 11 : Langage et action : les actes de langage
Chapitre 12 : Pragmatique lexicale : expressions
référentielles,temps verbaux et connecteurs
Chapitre 13 : Questions de style : métaphore, métonymie et
ironie
Index
Avant-propos
Ce livre propose, de manière originale et certainement unique, un
cours d’initiation à la linguistique française permettant à des
enseignants universitaires de construire un enseignement
magistral et des séminaires d’accompagnement (travaux dirigés
ou travaux pratiques). Ses treize chapitres, suivis d’exercices et
de leur corrigé, permettent en effet une présentation concise des
principaux domaines de la linguistique. Du point de vue de
l’enseignement, l’ouvrage représente une version plus adaptée à
une initiation regroupée sur un semestre ou une année
d’enseignement que l’ouvrage de Jacques Moeschler et Antoine
Auchlin, Introduction à la linguistique contemporaine. Le livre de
Moeschler et Auchlin, publié pour la première fois en 1997, s’est
révélé un excellent outil de travail, mais qui est adapté à un cycle
de formation plus large et plus complet que celui prévu par le
présent ouvrage. On peut aussi espérer, étant donné que les
questions de langage et de linguistique font partie du cursus de
philosophie en terminale, que la matière présentée ici apportera
une vision du langage plus précise aux professeurs de lycée en
philosophie, ainsi que des outils conceptuels nouveaux.
Depuis 2005, les auteurs de cette Initiation à la linguistique
française ont développé, testé et amélioré un cours destiné à des
étudiants non formés à la linguistique, venant principalement des
études littéraires et de la psychologie, afin de leur permettre
d’acquérir les bases nécessaires à de futures lectures et de suivre
des cours plus approfondis dans les différents domaines de la
linguistique.
Le format choisi pour cette initiation explique le caractère ramassé
de la présentation, mais aussi la diversité des sujets abordés. La
linguistique d’aujourd’hui, contrairement à ce qui a été longtemps
enseigné comme première introduction, ne se réduit pas aux
domaines classiques de la linguistique structurale. Il nous a semblé
en effet nécessaire de commencer par des chapitres de nature
générale, qui indiquent respectivement l’objet de la linguistique, mais
aussi le rapport entre langage et communication, la diversité et
l’universalité du phénomène langagier dans le monde, sa dimension
historique (appliquée au français) ainsi que les deux grands
paradigmes de la linguistique théorique, le structuralisme fondé par
Ferdinand de Saussure et la théorie générative de Noam Chomsky.
Relativement à ses différents développements récents, nous avons
insisté sur les domaines traditionnels (phonologie, morphologie,
syntaxe, sémantique), avec un accent original dans les trois derniers
chapitres sur des aspects importants de la pragmatique (actes de
langage, pragmatique lexicale, style).
Si la perspective globale de ce livre est ainsi multiple dans ses
domaines et dans ses sources théoriques, nous avons cherché à
unifier autant que possible l’arrière-plan théorique. Ce choix,
essentiellement lié à des contraintes de place (livre) et de temps
(cours), laisse une place extrêmement réduite à certaines approches
en linguistique comme la linguistique cognitive (traitée partiellement
à propos de la métonymie dans le chapitre 13), alors que les
rapports entre langage et cognition traversent de manière constante
les différents chapitres du livre (acquisition du langage,
communication humaine et communication animale, communication
inférentielle, théorie de l’esprit). En revanche, les chapitres
classiques des cours de linguistique (phonétique-phonologie,
morphologie, syntaxe, sémantique) sont abordés avec les outils
traditionnels de la linguistique structurale et générative (notamment
la théorie X-barre et la théorie des principes et paramètres). Par
ailleurs, les apports principaux de la sémantique formelle et de la
philosophie du langage sur la question de la référence sont abordés
dans le chapitre de sémantique lexicale, avec une insistance
particulière sur la sémantique des noms et des verbes. Dans cet
esprit, nous avons cherché à montrer les grands aspects des
propriétés formelles et sémantiques des langues naturelles, ainsi
que leur application au français.
Près d’un siècle après la parution du Cours de linguistique
générale, la linguistique est devenue une science mûre, qui a trouvé
des terrains de développement multiples, fructueux et exigeants.
L’étude du langage n’est maintenant plus seulement un passage
obligé pour les sciences humaines et sociales, mais un terrain de
recherche interdisciplinaire qui concerne les sciences cognitives et
l’informatique, et aussi les neurosciences et les sciences médicales.
Néanmoins, l’un des grands problèmes de notre discipline n’est pas
son manque de reconnaissance institutionnelle ou scientifique (la
linguistique est une discipline de pointe dans les humanités et les
sciences humaines, extrêmement bien notée par les organismes de
recherche) : il se situe essentiellement dans la diffusion des
connaissances qu’elle a accumulées pendant près d’un siècle. La
science et son développement sont rarement cumulatifs, et si la
métaphore du nain sur les épaules du géant subsiste dans un grand
nombre d’esprits (Newton sur les épaules de ses prédécesseurs), il
est de plus en plus difficile de défendre et d’illustrer le très grand
patrimoine de recherches et d’hypothèses accumulées en
linguistique : les théories succèdent aux théories, les données
nouvelles remplacent des données anciennes, les outils
d’investigation changent (surtout grâce aux sciences informatiques
et aux méthodes expérimentales). Le risque est donc grand que
certains faits qui semblent acquis dans le domaine de la linguistique
d’aujourd’hui n’apparaissent plus comme des hypothèses de départ
nécessaires pour fonder les recherches de demain. Notre but, en
écrivant ce livre, n’est pas de figer les connaissances développées
ces dernières décennies et de les prendre pour définitives, mais de
mettre en valeur certaines des hypothèses fortes que la linguistique
a essayé, avec succès pour un grand nombre d’entre elles, de
fonder.
C’est que la langue et le langage ne sont pas des objets d’étude
ordinaires : objet d’étude, le langage l’est par des sujets qui le
maîtrisent et l’utilisent. Par ailleurs, chaque être humain, possédant
une ou plusieurs langues, a une théorie implicite du langage.
Demandez à un locuteur francophone pourquoi on doit dire aller
chez le dentiste plutôt qu’aller au dentiste, il aura certainement une
explication, plus ou moins argumentée, mais certainement une
explication. Or, peu de locuteurs francophones savent que la
préposition chez est le résultat d’un processus linguistique dit de
grammaticalisation qui a permis de faire d’un nom (du latin casa,
maison) une préposition. Peu penseront que cette nouvelle
préposition pose un conflit, insoluble pour certains, à cause de
l’existence d’une autre proposition locative (à) utilisée pour des
noms de lieux (je vais à Paris et non je vais chez Paris). Encore
moins savent que le processus de grammaticalisation ne permet
pas, à l’inverse, de passer d’une préposition à un verbe ou à un nom
(traverser est une exception toute française à partir de la préposition
à travers). Ces connaissances linguistiques ne sont pas simplement
une accumulation de petits faits (certes avec de grands effets), mais
une manière raisonnée et documentée de comprendre la complexité
du langage humain et des langues.
L’un des thèmes que les auteurs de cette initiation ont à cœur de
défendre est la différence entre le langage et la communication, en
d’autres termes, la différence entre la linguistique et la pragmatique.
Contrairement à ce que prévoient les thèses structuralistes
classiques, le langage n’a pas de fonction communicative première.
Les recherches sur l’origine du langage, mais aussi sur son
évolution et son acquisition, permettent de penser que la fonction du
langage est premièrement cognitive. Nous transmettons la faculté de
langage à nos enfants, à savoir la faculté à acquérir naturellement et
sans effort une ou plusieurs langues. Cependant, la chose
extraordinaire est que l’espèce humaine a trouvé un avantage
certain à utiliser les langues naturelles dans la communication, et
même si l’apparition du langage s’est certainement greffée sur un
mode préalable de communication inférentielle (selon la thèse de
Sperber et Origgi), l’usage du langage a donné, aux cours des
millénaires et des siècles, des résultats que les cultures ont
soigneusement conservés : poésie, littérature, récits mythologiques,
textes sacrés, textes juridiques…
Comprendre la complexité du langage, la question de son origine,
de son acquisition, de son histoire, de ses différentes dimensions, de
son usage est donc au centre de ce livre. Notre conviction est que
l’ensemble de ces thèmes sont des éléments de connaissance
fondamentaux que tout étudiant en sciences humaines, littérature,
sciences du langage ou sciences cognitives devrait maîtriser,
simplement parce que les développements scientifiques nouveaux
se feront dans l’interdisciplinarité, et que celle-ci doit s’appuyer sur
des compétences disciplinaires solides.
Alors bonne lecture, et que votre plaisir à lire ce livre soit au moins
aussi grand que le plaisir que nous avons pris à le concevoir et à
l’écrire !
Première partie
Introduction à la linguistique
française
Chapitre 1
Introduction à l’étude du langage
Le
langage est un phénomène à la fois vaste et complexe.
Comme nous le verrons dans ce chapitre, il est unique, spécifique
à l’espèce humaine, mais se présente sous des formes variées. Si
l’étude du langage est maintenant une discipline établie, les
questions que se pose le linguiste sont souvent bien éloignées de
la vision commune que les locuteurs ont du langage. Nous allons
commencer ce livre par formuler deux ensembles de propositions,
celles qu’un non-spécialiste pourrait formuler sur le langage, et
leur opposer les questions auxquelles les linguistes cherchent à
répondre. C’est essentiellement ce deuxième groupe de questions
qui sera abordé dans ce chapitre et dans le reste de cet ouvrage.
1. Affirmations ordinaires et questions non ordinaires
sur le langage
Voici un échantillon non exhaustif d’affirmations sur le langage qui
reviennent régulièrement dans les questions posées par nos
étudiants :
1. Les langues non écrites ne sont pas de vraies langues et
il y a des langues plus importantes que d’autres.
2. Le français est une langue logique, claire et belle.
3. Les enfants apprennent à parler en imitant leurs parents.
4. Une langue est composée de lettres, de mots et de
phrases.
5. Les langues changent sous l’influence des contacts avec
d’autres langues.
6. Il faut protéger le français de l’influence des autres
langues (anglais, arabe, etc.) pour le préserver.
7. Les langues actuelles sont menacées par des usages
fautifs et erronés (médias, parler jeune, administration,
etc.).
8. Seuls les mots du dictionnaire appartiennent à la langue.
9. Le linguiste s’intéresse à l’origine des mots, car c’est de
là que vient leur signification.
Voici maintenant quelques questions auxquelles les linguistes
cherchent à apporter des réponses :
1. Pourquoi et comment le langage a-t-il émergé chez homo
sapiens ?
2. Comment les enfants peuvent-ils apprendre à parler si
facilement et si rapidement ?
3. Comment les locuteurs utilisent-ils le langage pour
communiquer avec autrui ?
4. Pourquoi y a-t-il autant de langues différentes dans le
monde ?
5. Pourquoi les langues évoluent-elles ?
6. Comment le langage est-il organisé, structuré ?
7. Comment la signification est-elle véhiculée par le
langage ?
8. Comment les locuteurs peuvent-ils vouloir dire quelque
chose en disant autre chose, comme dans le cas de la
métaphore et de l’ironie ?
9. Où le langage est-il traité et produit dans le cerveau ?
10. Que nous apprennent les pathologies du langage sur le
fonctionnement du langage et de la cognition humaine ?
2. À quoi sert le langage ?
Nous allons commencer par nous demander quelle est la fonction
du langage. La réponse la plus immédiate est que le langage sert à
la communication. Mais le langage est aussi, et l’histoire de la
pensée occidentale en est la preuve, en étroite relation avec la
pensée. Dès lors, quelles sont les relations du langage avec la
communication, d’une part, et avec la pensée, d’autre part ? Si le
langage a un rapport avec la pensée (le langage nous permet en
effet de penser), qu’apporte le langage à la communication, ce
d’autant plus que nous pouvons communiquer sans le langage ? De
manière encore plus générale, comment fonctionne la
communication ? Nous allons répondre de manière précise à cette
dernière question au chapitre 2. On peut cependant réduire la
question de la fonction du langage à deux positions
traditionnellement défendues depuis près d’un siècle en linguistique.
Premièrement, le langage a une fonction sociale : il sert à
renforcer les liens à l’intérieur des groupes humains. Selon cette
hypothèse, le langage a apporté un avantage dans le
développement des relations sociales pour l’espèce humaine. La
fonction sociale du langage explique donc de manière directe les
raisons pour lesquelles le langage est apparu. Avec le langage, la
communication a profité d’un bond qualitatif extraordinaire, ce qui
explique en partie les raisons du succès d’homo sapiens sur les
autres espèces et sur l’environnement. Mais on peut supposer que
le langage a également une fonction cognitive : il sert à
représenter et stocker des informations, De ce point de vue, le
langage a apporté un avantage fantastique pour le développement
cognitif de l’espèce humaine.
La thèse de la fonction sociale du langage est soutenue par des
arguments convaincants en première instance : (i) son rôle dans le
développement des liens sociaux entre individus et entre groupes
humains ; (ii) le développement qu’il a permis dans les stratégies de
coopération pour la chasse ; (iii) le fait que le langage permet
d’obtenir ce que l’on ne peut pas obtenir sans lui, comme une
réponse avec une question, un objet avec une demande, un
engagement avec une promesse (cf. chapitre 11). Certains
psychologues évolutionnistes (par exemple Dunbar 1996) pensent
également que le langage a peut-être remplacé l’épouillage,
nécessaire à la pacification des individus à l’intérieur des groupes, à
cause de l’augmentation de la population.
Mais ces trois arguments reçoivent chacun des objections fortes :
(i) nous ne sommes pas la seule espèce dont la vie sociale est
complexe et riche (cf. la description de la grande complexité de la
vie sociale et politique des chimpanzés par de Waal 1987) ; (ii) les
groupes de chasseurs-cueilleurs actuels (bushmen et pygmées),
dont on peut penser qu’ils ont des pratiques assez proches des
premiers hommes, vivent davantage de la cueillette des femmes et
des enfants que de la chasse des hommes ; par ailleurs, d’autres
espèces comme les loups chassent en groupe ; (iii) les nourrissons,
qui ne parlent pas encore, ainsi que les animaux domestiques,
savent très bien communiquer leurs états mentaux et leurs désirs
sans langage.
Le paradoxe semble être le suivant : nous utilisons le langage
pour communiquer, mais le langage est fortement lié à la cognition
humaine. Cela veut dire qu’il a dû jouer un rôle important dans le
développement de la cognition humaine, et qu’il n’a pu apparaître
que lorsque les capacités cognitives de l’espèce ont permis le
traitement, le stockage et la communication d’un grand nombre
d’informations.
Ce lien étroit entre le langage et la cognition humaine est
aujourd’hui formulé à l’aide d’un concept issu de la psychologie
cognitive, celui de théorie de l’esprit. La théorie de l’esprit est la
capacité que nous avons de lire dans l’esprit d’autrui. Cette capacité
nous permet d’attribuer à autrui des intentions, des croyances, des
désirs, à savoir des états mentaux. Par exemple, si Sandrine dit à
Jacques « je boirais bien un verre de jus d’orange » tout en se
dirigeant vers le frigidaire, Jacques comprend que son action est
dirigée par son désir de boire un verre de jus d’orange et par sa
croyance que le frigidaire contient du jus d’orange. Cette faculté
cognitive est essentielle pour la communication, car comme nous le
verrons au chapitre 2, les phrases produites par les locuteurs sont
souvent incomplètes et les auditeurs doivent être capables de
raisonner au sujet de leurs motivations pour comprendre le sens
communiqué. Lorsque la théorie de l’esprit ne se développe pas
normalement chez un enfant, des pathologies mentales importantes,
comme le syndrome autistique, se manifestent (Frith 2010).
Quelles sont donc les relations entre langage, pensée et
communication ? Nous avons vu que la communication peut exister
sans le langage, dans le cadre de la communication non verbale,
mais le langage peut aussi exister sans la communication : par
exemple dans le cas d’un journal intime, du style indirect libre, du
monologue intérieur, et de manière plus générale dans la fiction.
Mais cette relation non réciproque ne peut exister entre le langage et
la pensée : la pensée ne peut en effet pas exister sans le langage.
Voici donc une première réponse à la question de la fonction du
langage. Le langage a une fonction cognitive : le langage permet la
pensée. Mais le langage a aussi une fonction de communication : il
permet l’accès à une forme sophistiquée de communication, la
communication verbale. Avant d’examiner les relations entre le
langage et la communication au chapitre 2, nous allons préciser
davantage dans le reste de ce chapitre ce qu’est le langage.
3. Qu’est-ce que le langage ?
Pour répondre à cette question, nous allons examiner plusieurs
faits à propos du langage :
1. Tous les êtres humains parlent au moins une langue.
2. Les jeunes enfants apprennent naturellement une langue
(leur langue maternelle).
3. Les langues évoluent dans le temps.
4. Les langues sont des systèmes complexes.
5. Leur niveau de complexité est sans commune mesure
avec d’autres systèmes de communication animale.
6. Le langage est spécifique à l’espèce humaine.
3.1. Tous les êtres humains parlent au moins une langue
Sauf dans des cas de déficit physiologique, comme la surdité, ou
de déficits cognitifs, comme l’autisme ou le trouble spécifique du
langage (aussi appelé dysphasie), tous les êtres humains parlent au
moins une langue, et même souvent plusieurs. Par ailleurs, lorsqu’ils
sont exposés à la langue des signes, les enfants sourds acquièrent
un langage sans difficulté et au même rythme que les enfants
entendants. On a même observé, au Nicaragua, l’émergence d’une
nouvelle langue des signes entièrement créée par des enfants
sourds isolés du reste de la population (Senghas et al. 2005). Tous
ces éléments confirment que l’espèce humaine a une prédisposition
particulière pour le langage. Certains linguistes parlent de la faculté
de langage (Chomsky) ou de l’instinct du langage (Pinker).
3.2. L’acquisition du langage
L’acquisition du langage est l’un des domaines de la linguistique
qui nous permet de mieux comprendre les propriétés des langues
naturelles, mais aussi d’imaginer comment le langage a pu émerger
chez l’homme – l’idée étant que l’ontogénèse, le développement de
l’individu, permet de comprendre la phylogénèse, le développement
de l’espèce. Il y a actuellement deux grands modèles de l’acquisition
du langage : le modèle social et le modèle cognitif.
Selon le modèle social, l’acquisition du langage est
fondamentalement un fait d’imitation de la part du jeune enfant.
Dans ce modèle, l’acquisition dépend fortement des stimuli verbaux
(données initiales ou inputs) fournis par l’environnement social et
culturel de l’enfant. Selon le modèle cognitif, l’acquisition du langage
n’est pas un fait d’imitation, mais est directement dépendante d’une
faculté cognitive, la faculté de langage. L’idée étant que le langage
est inné et se développe naturellement par l’exposition à une langue
particulière dans les premières années de vie, sans qu’un
apprentissage explicite ne soit nécessaire. L’argument principal qui
corrobore le modèle cognitif est la pauvreté des stimuli, à savoir le
fait que les enfants savent (linguistiquement) beaucoup plus que ce
qu’ils entendent.
Par ailleurs, l’hypothèse d’un organe du langage, à l’origine de
l’acquisition du langage, peut être précisée d’un point de vue
physiologique. Certaines aires du cerveau humain, appelées les
aires de Broca et de Wernicke d’après les chirurgiens qui les ont
découvertes, sont dévolues au langage. Le lien entre ces aires
e siècle, lorsque des
cérébrales et le langage a été découvert au
analyses post-mortem ont révélé qu’elles étaient systématiquement
lésées chez des patients qui avaient souffert de troubles importants
du langage. L’aire de Broca est plus spécifiquement liée à la
production des phrases, comme l’illustre ce fragment de discours,
produit par un patient souffrant d’une lésion à cet endroit (Pinker
1999a : 306).
1. Oui…euh…lundi…euh… Papa et Peter Hogan, et Papa…euh…hôpital… et euh…
mercredi… mercredi neuf heures et euh…jeudi… dix heures euh… docteurs… deux…
deux… et docteurs et… euh…dents…ouais… et un docteur et fille…et gencives…et moi
L’aire de Wernicke est liée à la compréhension des mots et des
phrases. Les patients souffrant d’une aphasie de Wernicke parlent
facilement, mais leur production n’est pas intacte pour autant, car ils
emploient souvent des mots inexacts ou inexistants. Ce type
d’aphasie est illustré ci-dessous par la réponse d’un patient à qui on
demandait de nommer une fourchette (Cohen 2004 : 44).
2. Et ça ? Vous me cricottez ça, vous me crittez ce petit babeil, comme s’il voulait
absolument tréver, me gréver quelque chose de bien, de valé, de prélevé, de trop vite en
trop bonne, avec de bonnes choses…
Enfin, l’argument d’un organe du langage est renforcé par le fait
que l’enfant peut acquérir n’importe quelle langue parlée par les
gens de son environnement. Dans les grandes lignes, l’acquisition
du langage chez l’enfant suit les étapes suivantes. Jusqu’à douze
mois, période de babil, le bébé exerce ses articulateurs sur les sons
de son entourage, et cible ainsi la langue qui fera l’objet de
l’acquisition. Dès l’âge d’un an environ, le bébé produit des mots
isolés (nounours, oui, non, bébé, maman, papa), puis à partir de dixhuit mois, des phrases à deux mots (veux pas, veut ça, donne
nounours). Au cours de la troisième année se produit une véritable
explosion grammaticale, avec l’apparition de l’ensemble des
catégories grammaticales présentes dans la langue maternelle, et
l’acquisition de la plupart des structures complexes comme les
phrases relatives, les questions, etc. Dans le cas du français, la
catégorie la plus représentée est d’abord les noms, puis les verbes
et enfin les catégories fonctionnelles (prépositions, articles,
conjonctions, etc.). Vers l’âge de quatre ans déjà, le langage de
l’enfant s’apparente grandement à celui de l’adulte. Ces étapes sont
par ailleurs constantes, quelle que soit la langue à laquelle l’enfant
est exposé.
3.3. L’évolution du langage
Les langues sont des systèmes qui évoluent. Elles sont des
entités vivantes qui naissent, se transforment et finissent par
disparaître. Par exemple, comme nous le verrons au chapitre 4, le
français est né à partir d’une forme de parler roman lui-même issu
du latin vulgaire. Inversement, le latin a fini par disparaître
complètement, en donnant ainsi naissance à toute une famille de
langues romanes comme l’italien, le portugais et le français.
3.4. Les langues sont des systèmes complexes
Les langues naturelles sont les seuls systèmes de communication
qui possèdent une double articulation : la première articulation se
situe au niveau de la relation entre forme et signification des mots
(chapitres 7 et 10), la seconde au niveau des composants qui
forment des mots, à savoir les sons (chapitre 6). Par exemple, les
paires de mots données en (3) sont reliées par leur signification,
même si leur forme diffère complètement. Dans les exemples (4), on
constate en revanche que le fait d’inverser simplement deux sons
dans un mot permet de créer des mots différents, dont la
signification n’est pas reliée :
3. chat/chien, table/chaise, amour/amitié, courir/marcher
4. bras/bar, pain/bain, mou/mue
À un niveau supérieur, les mots se combinent pour former des
phrases (chapitres 7 et 8). Ainsi, les langues naturelles sont des
systèmes qui articulent :
– une phonologie, ou système de sons d’une langue (2e
articulation)
– une sémantique, ou système qui relie les mots à leur
signification (1re articulation)
– une syntaxe, ou système qui permet de combiner entre
eux les mots pour former des groupes et des phrases.
3.5. Communication verbale et communication animale
Sommes-nous les seuls à communiquer ? Certainement pas, car
presque toutes les espèces animales ont des systèmes de
communication, nécessaires notamment pour la reproduction,
l’alimentation et la protection. La question est de savoir si ces
systèmes sont des langages, similaires ou proches du langage
humain. La réponse semble être négative, car il existe des
différences importantes entre le langage humain et les systèmes de
communication animale.
Selon l’éthologue Marc Hauser (1997), il y a principalement trois
modalités de communication animale : les indices, les signaux et les
signes. La principale propriété des indices est d’être actifs en
permanence et de ne pas être sous le contrôle de la volonté. Par
exemple, de par sa couleur le papillon monarque signale
l’information factive : « je ne suis pas comestible ».
Les signaux ne sont pas actifs en permanence et peuvent être
sous le contrôle volontaire. C’est le cas par exemple des cris
d’alarme des singes vervet, petits singes arboricoles du Kenya. Ces
singes possèdent en effet trois types de signaux, que les jeunes
n’ont pas besoin d’apprendre (ils sont précâblés), respectivement
pour les menaces venant du ciel (aigle), à quatre pattes (léopard) ou
rampante (serpent). Un exemple humain de signal est la différence
entre le sourire involontaire, qui est un signal factif (l’état mental est
le plaisir, la joie), impliquant la contraction du muscle zygomatique et
du muscle orbital, alors que le sourire volontaire (que l’on fait pour
manifester faussement son plaisir) est non factif et implique la seule
contraction du muscle zygomatique. Ces deux variétés de sourire
sont par ailleurs sous le contrôle d’aires cérébrales différentes.
Enfin, les signes sont les traces non permanentes que laissent les
animaux. Les signes ont trois propriétés : (i) ils ne sont pas actifs en
permanence (une trace s’efface avec le temps et les intempéries) ;
(ii) ils sont factifs (seuls les meurtriers des romans policiers créent
des signes non factifs pour tromper les enquêteurs) ; (iii) ils sont
déplacés par rapport à leur producteur. Les traces de griffes laissées
par les tigres sur les arbres pour signaler leur présence (donc leur
territoire) et leur grandeur constituent un bon exemple de signe.
Dans cette classification, seuls les signaux comme les cris
d’alarme des singes vervet pourraient correspondre à une forme de
langage. Mais il existe cependant deux différences entre les signaux
et les langues naturelles. Premièrement, les signaux d’alerte sont
innés, c’est pourquoi les singes vervet sont capables de les produire
pratiquement dès leur naissance (seul le lien entre un signal et la
menace correspondante doit être appris). En revanche, chez les
bébés humains, l’acquisition du lexique se fait entièrement par
apprentissage, car seules certaines propriétés de la syntaxe sont
innées (voir chapitre 5). Les signaux sont donc innés, mais leur
signification ne l’est pas. En second lieu, ces signaux n’ont pas de
signification en dehors de la situation dans laquelle ils sont produits.
En revanche, les phrases énoncées dans des contextes différents
reçoivent des sens différents (chapitre 2). Par exemple, si la phrase
(5) peut recevoir des sens différents, par exemple ceux donnés en
(6), c’est parce que le contexte influence l’interprétation des mots et
des phrases dont la signification reste par ailleurs stable (Reboul
2007).
5. Je suis fatigué.
6. a. Jacques veut aller se coucher.
b. Jacques aimerait manger au restaurant plutôt que faire à manger.
c. Jacques préférerait que son assistante corrige les copies.
3.6. Le langage est spécifique à l’espèce humaine
L’une des grandes découvertes de la linguistique contemporaine
est d’avoir pu montrer que le langage est qualitativement différent
des systèmes de communication des autres espèces, notamment
des primates non humains comme les chimpanzés, les gorilles ou
les bonobos. L’argument principal est l’impossibilité d’une
communication homme-singe (cf. Lestel 1995).
Dans les années soixante, un certain nombre de tentatives ont été
faites pour apprendre aux primates (chimpanzés, gorilles) à parler
via une forme de langue des signes (American Sign Language) ou
des idéogrammes. Les résultats, controversés, concluent à une
communication limitée avec ces primates et que le langage articulé
humain constitue une barrière des espèces.
Pourquoi peut-on affirmer que les singes ne parlent pas ? Trois
raisons principales peuvent être invoquées (Reboul 2007). Pour
commencer, ils n’initient pas de nouveaux échanges, sauf pour
demander quelque chose, et le nombre de signes qu’ils savent
utiliser est bien plus limité que le vocabulaire d’un enfant de deux
ans. Par ailleurs, ils ne créent pas de nouvelles séquences de
signes, mais se contentent de reproduire celles qu’ils observent,
alors qu’un bébé utilise très tôt les mots qu’il connaît pour composer
des phrases nouvelles. Enfin, ils ne parlent jamais d’objets absents.
En revanche, le langage humain est constitué de signes arbitraires
(voir chapitre 5) qui renvoient à des représentations du monde,
même en leur absence. Par exemple, un humain peut parler de la
neige en plein été, alors qu’un cri d’alarme pour un serpent n’est
jamais produit en l’absence de la menace.
4. Comment étudier le langage ?
Nous pouvons donc, maintenant que nous savons quelle est la
fonction du langage et ce qu’est une langue naturelle (une
phonologie, une sémantique et une syntaxe), répondre à la question
de savoir comment nous pouvons étudier le langage.
Nous allons le faire en distinguant plusieurs types d’approches et
plusieurs niveaux d’analyse. Nous terminerons ce chapitre en
indiquant quels sont ces niveaux d’analyse, qui forment la structure
de cet ouvrage.
La première distinction à opérer se situe entre langage et
communication. Le langage n’est pas réductible à sa fonction dans
la communication, et nous verrons que la communication verbale
mobilise en fait deux modèles, le modèle du code, basé sur le
langage, et le modèle de l’inférence, basé sur la cognition
(chapitre 2).
La deuxième distinction consiste à différencier le langage, comme
faculté, des langues, comme institutions liées à des groupes
sociaux. Nous verrons que malgré la grande diversité linguistique
(plus de 6 000 langues sont parlées dans le monde), toutes les
langues possèdent des propriétés communes, qui définissent la
grammaire universelle ou GU (chapitre 3).
La troisième distinction concerne l’état d’une langue (ici le
français) et son histoire. Le français moderne est le résultat d’une
longue histoire et a été façonné par un certain nombre de
contingences historiques. Une autre variété de parler roman aurait
pu jouer le rôle du français si les circonstances historiques avaient
été différentes. En revanche, des principes de changement
linguistiques généraux, communs à toutes les langues, sont
responsables de changements à l’origine du français d’aujourd’hui,
comme par exemple le contraste lexical via le grand nombre de
voyelles, par opposition au contraste syllabique (chapitre 4).
L’histoire de la linguistique moderne, lors de son premier siècle, a
montré la nécessité de distinguer son objet de ses manifestations.
Ferdinand de Saussure a opposé la langue à la parole et a
préconisé une approche interne et synchronique de l’étude de la
langue. Noam Chomsky a mis au premier plan l’étude de la faculté
de langage, via la description de la compétence des sujets parlants,
la langue interne, opposée aux performances langagières, ou
langue externe (chapitre 5).
L’analyse de la langue, interne et synchronique, suppose la
distinction de certains niveaux d’analyse : le système des sons
distinctifs (phonèmes), le niveau des unités signifiantes
(morphèmes) et le niveau de la combinaison des morphèmes
(groupes ou syntagmes). La manière dont les sons sont produits
par les organes de la parole et s’articulent pour former les phonèmes
d’une langue comme le français sera abordée dans le chapitre 6.
La structure interne des mots fait intervenir le concept clé de
l’analyse du lexique, le morphème, entité dotée d’une forme et
d’une signification. Les processus de formation des mots (flexion,
dérivation, composition, troncation, mots-valises), ainsi que la
relation entre morphologie et faculté de langage, seront illustrés
dans le chapitre 7.
Les chapitres 8 et 9 portent sur la syntaxe (ou grammaire) du
français. Nous verrons comment les différentes catégories de mots
peuvent être combinées pour former des syntagmes (chapitre 8), et
comment ces derniers sont à leur tour regroupés pour former des
phrases simples et complexes (chapitre 9).
La signification des mots et des phrases pose des questions
cruciales sur la manière dont les expressions du langage peuvent
signifier. Les mots sont reliés aux concepts, et la manière dont les
mots signifient (sémantique lexicale) diffère de la manière dont les
suites de mots signifient dans les phrases (sémantique
compositionnelle). De même, les choses signifiées par les noms, les
verbes et les adjectifs ne sont pas identiques (chapitre 10).
Que font les locuteurs lorsqu’ils utilisent le langage dans la
communication ? L’une des thèses de la philosophie du langage est
qu’ils réalisent des actes de langage, comme affirmer, questionner,
ordonner, souhaiter, promettre, mais aussi des actes sociaux comme
déclarer, jurer, baptiser, excommunier, etc. Les actes de langage
peuvent être communiqués directement, ou explicitement, ou
indirectement, c’est-à-dire implicitement (chapitre 11).
Certains mots ou morphèmes, notamment les morphèmes
fonctionnels comme les conjonctions, les déterminants, les temps
verbaux, sont munis d’une signification, mais signifient de manière
très différente des mots issus des catégories lexicales. Leur
signification est dite procédurale, opposée à la signification
conceptuelle. Les déterminants (le, un, ce), les temps verbaux
(passé composé, imparfait, passé simple, plus-que-parfait, présent,
futur) ainsi que certaines conjonctions (et, mais, parce que, puisque,
donc) illustreront la notion de signification procédurale (chapitre 12).
Enfin, les mots en usage reçoivent des significations qui peuvent
être des extensions de leur signification propre. Comment
expliquer que les mots ne sont pas toujours utilisés dans leur
acception littérale et comment expliquer la signification qu’ils
prennent dans leur usage ? Les faits de métaphore (ressemblance),
de métonymie (connexion) et d’ironie (antiphrase) seront examinés
au chapitre 13.
5. Références de base
Les deux fonctions du langage sont résumées dans l’introduction
de l’ouvrage de Reboul et Moeschler (1998a). Pinker (1999a,
chapitre 1) présente la notion d’instinct du langage. Anderson (2004)
fournit une introduction très accessible aux différents modes de
communication animale. Lestel (1995) résume et discute les
tentatives réalisées pour apprendre à parler aux singes. Les
différentes pathologies du langage ainsi que les méthodes utilisées
en neurosciences pour les étudier sont présentées de manière très
accessible par Cohen (2004).
6. Pour aller plus loin
Reboul (2007, chapitre 1) présente une discussion approfondie
des différences entre communication humaine et communication
animale et Hauser (2007) fournit une référence complète sur la
question. Les différents aspects de l’acquisition du langage sont
résumés de manière détaillée dans les deux volumes édités par Kail
et Fayol (2000). Low & Perner (2012) présente une revue récente
des travaux portant sur l’acquisition de la théorie de l’esprit. La
notion de théorie de l’esprit et son lien avec le trouble autistique se
trouve chez Frith (2010) ainsi que chez Baron-Cohen (1998).
Questions de révision
1.1. Quelles sont les deux fonctions envisagées pour le langage ?
1.2. Quels sont les arguments en faveur de chacune d’elles et quels contre-arguments
peut-on y opposer ?
1.3. Qu’est-ce que la théorie de l’esprit et en quoi cette faculté est-elle utile pour
communiquer ?
1.4. La théorie de l’esprit est-elle spécifique à l’être humain ?
1.5. Pourquoi l’acquisition du langage ne peut-elle pas être expliquée par un simple
phénomène d’imitation comme le prévoit le modèle social ?
1.6. Quelles sont les principales étapes de l’acquisition du langage ?
1.7. Quelles sont les aires cérébrales impliquées dans la faculté de langage et à quoi
servent-elles ?
1.8. Citer et expliquer les critères qui permettent de distinguer la communication humaine
de la communication animale.
Chapitre 2
Langage et communication
Nous
avons vu au chapitre 1 que la fonction du langage est
fondamentalement cognitive. Dans ce chapitre, nous allons nous
demander comment expliquer que le langage soit également
utilisé pour la communication verbale. Nous commencerons par
constater que la communication verbale est bien souvent non
littérale et expliquerons les raisons de ce phénomène. Nous
montrerons ensuite que la communication verbale repose sur un
double processus : le décodage d’un contenu linguistique et
l’enrichissement de ce contenu par des mécanismes inférentiels.
Enfin, nous verrons par quels processus pragmatiques la
signification de la phrase une fois décodée doit être enrichie pour
comprendre le vouloir dire du locuteur.
1. Communication littérale et communication non littérale
Le premier fait à mentionner à propos de la communication
verbale est que, la plupart du temps, les locuteurs ne communiquent
pas directement leurs intentions, mais le font de manière indirecte ou
implicite. Voici quelques exemples de communication non littérale :
1. Quel coup de maître ! (en réaction au bris d’un vase ming)
2. Mes assistantes sont des perles.
3. L’Élysée a décidé d’augmenter les impôts.
4. Je suis garé dans le parking de la faculté.
5. Jacques : Axel, va te laver les dents !
Axel : Papa, je n’ai pas sommeil.
Dans le cas de l’ironie (1), le locuteur veut dire le contraire de ce
qu’il dit. En utilisant une métaphore (2), le locuteur veut dire que ses
assistantes ont quelque chose en commun avec les perles. Dans ce
contexte, le mot perle reçoit un sens très précis : « personne sur
laquelle on peut compter, qui fait son travail de manière diligente et
efficace ». Dans la métonymie de l’exemple (3), le lieu désigne le
pouvoir (le président de la République française), alors qu’en (4), le
même phénomène (métonymie) permet d’associer un conducteur à
sa voiture. Nous reviendrons en détail sur ces figures de style au
chapitre 13.
Nous nous concentrerons dans ce chapitre sur des exemples
comme (5), qui relèvent d’un mécanisme différent. Dans ce cas, il n’y
a plus extension ou transfert de sens, mais un sens communiqué qui
est différent de la signification des mots. Littéralement, le père d’Axel
donne un ordre à son fils, celui d’aller se laver les dents. Axel répond
en lui disant qu’il n’a pas sommeil. Quelles sont les intentions de ces
deux locuteurs ? L’intention de Jacques est d’ordonner à son fils
d’aller se coucher, après s’être lavé les dents. L’intention d’Axel est
de communiquer son refus d’aller se coucher et d’aller se brosser les
dents, en invoquant comme justification le fait qu’il n’a pas sommeil.
Il faut donc comprendre qu’Axel et Jacques ont fait des inférences,
en d’autres termes qu’ils ont tiré des conclusions en raisonnant à
partir de prémisses. Plus concrètement, Jacques attribue les
croyances (6) à Axel et tire les conclusions en (7) pour comprendre
son intention de communication :
6. a. On va se coucher lorsqu’on a sommeil.
b. On se lave les dents avant d’aller se coucher.
7. a. Axel ne veut pas se coucher.
b. Axel refuse d’aller se laver les dents.
Cet exemple montre que la compréhension des énoncés passe
par deux étapes : une étape linguistique, codique, et une étape
pragmatique, inférentielle. Dans le cas de notre exemple, en plus de
comprendre le sens des mots utilisés par son fils (étape
linguistique), Jacques doit faire des inférences pour comprendre le
vouloir dire d’Axel (étape pragmatique), et ce qu’Axel veut lui dire lui
est d’autant plus accessible que les hypothèses (le contexte) de (6)
lui sont manifestes.
Dès lors, deux questions se posent pour comprendre la
communication verbale : (i) comment les interlocuteurs s’y prennentils pour comprendre le vouloir dire du locuteur ? (ii) pourquoi la
communication verbale est-elle souvent non littérale ?
2. Pourquoi la communication est-elle non littérale ?
Commençons par la seconde question et imaginons que nous ne
puissions communiquer que littéralement. Dans cette hypothèse, il
faudrait non seulement utiliser les mots dans leur sens propre, mais
surtout expliciter, à savoir rendre manifeste, l’ensemble des
informations d’arrière-plan qui permettent de comprendre l’intention
du locuteur. Le dialogue (5) pourrait prendre alors la forme (8) :
8. Jacques : Axel, je te demande d’aller te laver les dents maintenant et d’aller te
coucher immédiatement après.
Axel : Papa, je refuse d’aller me coucher maintenant, et donc de me laver les dents
maintenant, et la raison de mon refus est que je n’ai pas sommeil, et tu sais qu’on va au lit
lorsque l’on a sommeil.
Comme l’illustre cet exemple, l’une des principales raisons au
caractère implicite de la communication est l’économie. Mais il y a
aussi une raison liée à la pertinence de la communication : si nous
prêtons attention aux actes de communication de nos interlocuteurs,
c’est parce que nous présumons qu’ils sont pertinents, c’est-à-dire
qu’ils vont nous apprendre quelque chose. Or, la communication non
littérale apporte souvent plus d’informations que la communication
littérale. Comparons les deux réponses d’Élise en (9) ci-dessous.
9. a. Max : Est-ce que tu veux venir déjeuner à la maison ?
b. Élise : Non merci.
c. Élise : J’ai déjà mangé.
En (9b) l’énoncé d’Élise est littéral : il contient une réponse directe
à la question de Max. En revanche, sa réponse est non littérale en
(9c) et Max doit tirer une inférence pour comprendre son énoncé
comme un refus. Toutefois, (9c) est plus informatif que (9b). En un
seul énoncé, Élise communique à la fois sa réponse à la question de
Max ainsi que la raison de son refus. L’économie et la pertinence
sont donc les deux explications au caractère non littéral de la
communication.
3. Modèle du code et modèle de l’inférence
3.1. Le modèle du code
Le langage est un code, dans la mesure où il est composé de
mots qui ont une signification (chapitres 5, 6, 7 et 10). Un code peut
être défini comme un système qui détermine comment un signal doit
être associé à un message. Par exemple, en morse, la suite de
points et de traits ••• – – – ••• signifie S.O.S., car trois points
signifient S et trois traits O. Le modèle du code explique également
comment le message est transmis d’une source à une destination, et
comment se fait l’encodage du message en signal et le décodage du
signal en message. Voici le schéma classique du modèle du
code (Sperber & Wilson 1989) :
Les éléments source et codeur constituent le système cognitif
gérant l’émission de la pensée par le locuteur, alors que les
éléments décodeur et destination constituent le système cognitif de
réception de la pensée par l’interlocuteur. Le canal représente le
moyen de transmission de l’information (oral ou écrit).
Le modèle du code est un modèle efficace (il a été proposé par
des ingénieurs de la communication pour modéliser des systèmes
d’autorégulation comme les vannes de barrage ou encore les
thermostats). Il a un fort pouvoir explicatif, car il explique pourquoi la
communication peut fonctionner et pourquoi elle ne fonctionne pas.
La condition nécessaire à son bon fonctionnement est le partage
d’un code commun, à savoir une langue commune. La
communication échoue dans le cas où un bruit vient perturber la
réception du signal.
Mais ce modèle permet-il de décrire correctement la
communication verbale ? La réponse est plus nuancée, car il ne
décrit que la communication explicite, et non la communication
implicite. Par exemple, la phrase Va te laver les dents ne signifie pas
en français Va te laver les dents maintenant et va te coucher
immédiatement après. Le modèle du code a donc un faible pouvoir
descriptif : le caractère implicite de la communication verbale ne
peut pas être expliqué par ce modèle.
3.2. Le modèle de l’inférence
Comment concilier le fait que les langues sont des codes et que la
communication verbale comporte presque toujours une part
d’implicite ? Pour résoudre ce paradoxe apparent, il faut ajouter au
modèle du code un autre modèle de la communication, que Sperber
et Wilson (1989) ont appelé le modèle de l’inférence. Ce modèle
explique comment les phrases, dotées d’une signification donnée
par le code linguistique, sont augmentées d’un sens, produit dans un
contexte particulier. On peut représenter les modèles du code et de
l’inférence de la manière suivante :
Le modèle du code associe des significations aux phrases. Mise
en contexte, une phrase devient un énoncé, qui donne lieu à des
inférences. Le sens de l’énoncé est le résultat de ces inférences, et
correspond au vouloir dire du locuteur.
Selon ce modèle, lorsqu’il produit un énoncé, le locuteur a deux
intentions. À un premier niveau, il a une intention informative, celle
de dire quelque chose. À un second niveau, cette intention
informative est réalisée par une intention communicative, celle de
faire comprendre à son interlocuteur qu’il essaie de lui dire quelque
chose. En d’autres termes, l’énoncé produit par un locuteur
manifeste son intention communicative, et le contenu de cette
intention est son intention informative. Une fois l’intention
communicative perçue, la tâche de l’interlocuteur est de comprendre
l’intention informative du locuteur, c’est-à-dire le sens de l’énoncé
communiqué. Pour ce faire, il doit sélectionner un contexte approprié
et tirer des inférences. Si un mauvais contexte est sélectionné par
l’interlocuteur, un sens erroné sera attribué à l’énoncé du locuteur.
C’est la raison pour laquelle la communication verbale est un
système de communication ostensive-inférentielle : le locuteur, par
son énoncé, montre ouvertement son intention communicative
(ostention) ; l’interlocuteur, en faisant des inférences, déduit
l’intention informative du locuteur.
Le modèle de l’inférence explique donc pourquoi la
communication est risquée : elle est risquée parce qu’elle est basée
sur deux modèles de communication, le modèle du code et le
modèle de l’inférence. C’est à cause d’erreurs dans la partie
inférentielle de la communication que la plupart des malentendus se
produisent.
4. Signification de la phrase et sens de l’énoncé
Nous avons à disposition, pour comprendre la communication
verbale, trois ensembles de concepts, en opposition :
– phrase vs énoncé
– signification vs sens
– système linguistique vs inférence
La dernière opposition résulte du double mode de communication,
codique et inférentiel, décrit plus haut : un code associe des
messages à des signaux, alors que l’inférence consiste à tirer des
conclusions à partir de prémisses. Par exemple, le raisonnement de
Jacques en (5) peut recevoir la forme de la déduction présentée en
(10). Dans cet exemple, (10c) et (10d) sont des conclusions tirées
des prémisses (10a) et (10b).
10. a. On se couche lorsque l’on a sommeil.
b. On se lave les dents avant d’aller se coucher.
c. On ne se couche pas lorsque l’on n’a pas sommeil.
d. On ne se lave pas les dents lorsque l’on ne va pas se coucher.
Il faut cependant montrer qu’une phrase, dans un contexte
particulier, devient un énoncé, et que la signification qui lui est
associée est son sens.
4.1. Phrase et énoncé
Cette distinction n’est pas seulement terminologique, elle a un
contenu empirique et pratique. En effet, il existe trois différences
importantes entre phrase et énoncé.
Premièrement, certains énoncés ne sont pas des phrases : il y
a des énoncés qui correspondent à des phrases non grammaticales,
mal formées, et des énoncés qui ne peuvent être produits par
aucune règle syntaxique (ce sont des expressions, au sens de
Banfield 1995). Les réponses de Pierre en (11) fournissent des
exemples d’énoncés produits par des phrases mal formées. En (12),
nous avons quelques exemples d’expressions.
11. Jean : Qu’est-ce que tu lui as dit ?
Pierre : Je lui ai dit que ben, alors, mon vieux, j’en crois pas une ligne.
Pierre : Ben oui, mais quand même…
12. a. Aux barricades, avec des pavés !
b. Une bière, et je suis heureux !
c. Joli, le but !
d. Mon Dieu ! Quel gâchis !
Deuxièmement, une phrase peut avoir plusieurs significations, à
savoir être ambiguë. La vocation des énoncés n’est pas de véhiculer
plusieurs sens, sauf dans certains cas de mots d’esprit comme (13).
13. – Est-ce que le docteur est là ? murmure un patient bronchitique à la jeune épouse
du médecin.
– Non, entrez vite !
Troisièmement, une phrase dont la signification est univoque peut
recevoir des sens différents dans des contextes différents. Par
exemple, la phrase le facteur vient de passer peut recevoir au moins
quatre sens différents, si le contexte permet l’accès à des
hypothèses contextuelles. C’est la relation entre hypothèses
contextuelles et énoncé qui produit un sens à chaque fois différent.
Contexte
Énoncé
Hypothèses contextuelles
Sens
Quelle heure estil ?
Le facteur vient
de passer.
Le facteur passe à
11 heures.
Il est 11 heures.
Bruit d’une
voiture.
On va chercher le courrier
dès que le facteur est passé.
Va chercher
le courrier.
Bruit d’une
voiture.
On libère le chien dès que
le facteur est passé.
On peut libérer
le chien.
Il y a du courrier ?
On sait s’il y a du courrier
quand on a levé le courrier.
Je ne sais pas.
On arrive ainsi à une conclusion non triviale : le sens de l’énoncé
ne correspond généralement pas à la signification de la phrase. Pour
comprendre le sens de l’énoncé, l’interlocuteur doit faire des
inférences sur la base de la signification de la phrase et
d’hypothèses contextuelles.
Une deuxième conclusion est que la raison principale évoquée
pour justifier le caractère non littéral de la communication (la
pertinence) reçoit maintenant une validation empirique : il est en
effet pertinent de faire appel, via une phrase munie d’une
signification précise, à des hypothèses contextuelles pour produire
des effets cognitifs précis, à savoir le sens de l’énoncé. Non
seulement les énoncés ainsi produits gagnent en pertinence, mais ils
gagnent aussi en information (ils sont plus informatifs que les
énoncés littéraux).
5. L’enrichissement pragmatique
Il faut maintenant expliquer comment le sens d’un énoncé est
enrichi à partir du contexte et de la signification linguistique. Nous
appellerons enrichissement pragmatique le passage de la
signification linguistique au sens de l’énoncé, car le résultat obtenu,
le sens, est plus riche que le point de départ, la signification, qui est
sous-spécifiée. Le sens est pragmatique, car l’enrichissement se
fait via l’usage du langage et n’est pas un processus codique : c’est
un processus inférentiel au sens du modèle de l’inférence.
Voici des exemples d’enrichissement qui sont en revanche
déclenchés par l’environnement linguistique : (i) le sujet d’un verbe
intransitif comme marcher spécifie son sens ; (ii) l’objet direct du
verbe ouvrir spécifie son sens ; (iii) le type de nom (concret, abstrait,
etc.) sélectionne l’un des sens de l’adjectif plat :
14. a. Un enfant marche à 12 mois.
b. Ma voiture marche à 100 à l’heure.
c. Ma montre marche.
15. a. Axel a ouvert un compte en Suisse.
b. Abi a ouvert son cadeau.
c. Nath a ouvert la porte.
d. Jacques a ouvert la séance par des mots de bienvenue.
16. a. Abi ne boit que de l’eau plate.
b. Ma voiture a un pneu plat.
c. Anne a trouvé cette histoire plutôt plate.
d. Jacques déteste les paysages plats.
5.1. Implicitations et explicitations
L’enrichissement pragmatique ajoute de l’information à la
signification linguistique pour déterminer quatre niveaux de sens : (i)
la proposition communiquée ; (ii) la force illocutionnaire de l’énoncé ;
(iii) l’attitude propositionnelle du locuteur ; (iv) les implicitations de
l’énoncé.
Détermination de la proposition communiquée : la proposition
communiquée, ou forme propositionnelle, correspond à l’explicitation
basique de l’énoncé, qui est nécessaire à sa compréhension et
correspond notamment à la désambiguïsation et à l’attribution des
référents (chapitre 12). À titre d’exemple, l’explicitation basique de
l’énoncé (17) est donnée en (18).
17. Je suis garé juste ici devant.
18. La voiture de Jacques est garée juste devant le parking de la faculté.
Détermination de la force illocutionnaire : la force
illocutionnaire est la valeur d’action de l’énoncé, l’acte de langage
réalisé par le locuteur (voir chapitre 11). Dans certaines situations, la
force illocutionnaire peut être ambiguë et la tâche de l’interlocuteur
est de la déterminer en fonction du contexte et des intentions du
locuteur.
19. a. Un médecin à son patient qui a un plâtre au bras : Pouvez-vous ouvrir la
fenêtre ?
b. Un médecin à sa secrétaire : Pouvez-vous ouvrir la fenêtre ?
Dans l’énoncé (19a), Pouvez-vous ouvrir la fenêtre ? est une vraie
question, c’est-à-dire une demande d’information. En revanche, en
(19b), l’énoncé est une requête, une demande de faire quelque
chose (ouvrir la fenêtre).
Détermination de l’attitude propositionnelle : un acte de
langage suppose une certaine attitude du locuteur par rapport à la
proposition exprimée. Par exemple, une demande suppose le désir
de voir l’action réalisée, une promesse suppose l’intention de
réaliser l’action, et l’affirmation suppose la croyance. La relation
d’implication entre acte de langage et attitude propositionnelle est
illustrée par le fait que les énoncés (20) sont contradictoires, car ils
nient l’attitude propositionnelle implicitée par l’acte de langage :
20. a. ? Je te promets de venir, mais je n’ai pas l’intention de venir.
b. ? Je te demande de descendre la poubelle, mais je ne veux pas que tu le fasses.
c. ? J’affirme que la terre est plate, mais je ne le crois pas.
La force illocutionnaire et l’attitude propositionnelle sont des
explicitations d’ordre supérieur de l’énoncé, car leur représentation
nécessite l’enchâssement de l’explicitation basique dans une forme
syntaxique plus complexe, qui contient l’acte de langage ou l’attitude
propositionnelle. Par exemple, l’explicitation basique donnée en (18)
pourrait prendre la forme suivante (21) :
21. Jacques affirme que sa voiture est garée juste devant le parking de la faculté.
Détermination des implicitations : comprendre un énoncé
suppose, en plus de la détermination des explicitations, de calculer,
via un processus inférentiel, les implicitations de l’énoncé. Par
exemple, la conclusion de Jacques en (22), suite au dialogue avec
son fils de l’exemple (5), est une implicitation calculée à partir de
l’énoncé d’Axel.
22. Axel refuse d’aller se coucher.
Implicitations et explicitations forment un réseau de sens
pragmatique, que l’on peut représenter de la manière suivante :
Le sens d’un énoncé n’est donc pas réductible à une seule
information, ni à un seul niveau : le contenu pragmatique d’un
énoncé est formé de cinq niveaux différents.
5.2. Spécification et élargissement
Quel est le niveau de compréhension le plus important ? En
d’autres termes, que faut-il au moins avoir compris pour
comprendre, même partiellement, l’énoncé du locuteur ? Plus nous
allons à droite dans le schéma ci-dessus, plus nous augmentons la
complexité du travail de compréhension. L’accès aux implicitations
suppose l’accès aux bonnes prémisses implicitées, de même que la
détermination de la bonne attitude propositionnelle suppose que la
force illocutionnaire soit correctement identifiée. On considère
généralement que c’est la forme propositionnelle qui est le niveau
de compréhension le plus important, car elle suppose la
compréhension de l’ensemble des informations communiquées
explicitement par l’énoncé.
On distingue en pragmatique lexicale (Wilson 2007)
principalement deux processus d’enrichissement pragmatique, qui
concernent tous les deux la forme propositionnelle : la spécification
et l’élargissement.
La spécification consiste à rendre la proposition exprimée plus
spécifique, plus précise, comme les différents sens de l’adjectif froid
en (23) : en (23a) une température de 15o suffirait pour que le lac
soit considéré comme froid, alors que les hivers canadiens sont
froids à – 40° (23b) et que l’air liquide est à – 200° (23c). Ainsi, dans
chaque cas, l’échelle des températures communiquées à partir d’un
même mot est fortement restreinte ou spécifiée en fonction du
contexte.
23. a. Le lac est trop froid pour nager.
b. Au Canada les hivers sont froids.
c. L’air liquide est froid.
L’élargissement est le second type d’enrichissement pragmatique :
ici, il s’agit d’étendre le domaine ou l’extension du concept à des
propriétés qui en sont normalement exclues. En voici quelques
exemples :
24. Mon jardin est un rectangle de 2 500 m2.
25. Ce steak est cru.
26. Peux-tu me passer un kleenex ?
Le sens des mots élargis est approximatif : en (24), le jardin
ressemble à un rectangle ; le locuteur de (25) ne veut pas dire que
son assiette contient un morceau de bœuf non cuit, mais qu’il n’est
pas assez cuit à son goût ; en (26) kleenex est devenu un nom
commun et désigne tout mouchoir en papier, comme frigidaire pour
les réfrigérateurs. À l’inverse des cas de spécification, le concept
communiqué par ces exemples est moins précis que le concept
encodé dans les mots.
Ce qu’il faut retenir de ces deux extensions de sens, c’est que très
peu d’unités lexicales sont utilisées dans leur sens premier, non
contaminé contextuellement. Presque tous les usages lexicaux
supposent une variation de sens, dont la cause est pragmatique.
Pourtant, cette variabilité ne semble pas altérer outre mesure la
compréhension et la communication. Au contraire, lorsque le
contexte est approprié, l’effet cognitif est d’autant plus grand et la
communication s’en trouve facilitée. Un client mécontent de son
assiette aura plus de succès avec un énoncé littéralement faux
comme ce steak est cru qu’avec un énoncé vrai, mais peu précis
comme ce steak n’est pas assez cuit, car le degré de cuisson décrit
ici est vague, alors qu’il est clairement exprimé avec l’adjectif cru.
6. La pertinence
Comme on vient de le voir, le choix lexical – comme le choix de
communiquer une proposition par spécification ou élargissement –
est principalement une question de pertinence. En d’autres termes,
les choix approximatifs, sous-spécifiés, communiquent de manière
plus pertinente l’intention informative du locuteur. Pour montrer la
relation entre pertinence et enrichissement, il faut donner une
définition de la pertinence. Selon Sperber et Wilson (1989), la
pertinence est un concept comparatif, qui dépend de deux
paramètres : les effets cognitifs (ajout d’une information nouvelle,
modification d’une information ancienne), d’une part, et les efforts
cognitifs (efforts de traitement), d’autre part. Plus précisément, plus
l’énoncé produit d’effets cognitifs dans un contexte donné, plus il est
pertinent dans ce contexte ; plus il demande d’efforts cognitifs dans
un contexte donné, moins il est pertinent dans ce contexte.
Le fonctionnement de la pertinence dans la communication suit
deux principes, le principe cognitif et le principe communicatif de
pertinence. Selon le premier, la cognition humaine est orientée vers
la recherche de pertinence maximale ; selon le second, l’énoncé
présuppose sa propre pertinence optimale. Ce second principe
implique que tout énoncé est suffisamment pertinent pour qu’il vaille
la peine d’être traité, et qu’il est compatible avec les préférences et
les capacités du locuteur. La variation dans les efforts de traitement
que nous sommes enclins à produire pour comprendre un énoncé
dépend de cette dernière clause. De même, cette clause explique
pourquoi, dans certains cas, les locuteurs ne communiquent pas
l’information la plus pertinente à leur disposition, lorsque cela va à
l’encontre de leur intérêt.
6.1. Pourquoi la communication est-elle non littérale ?
Nous pouvons maintenant donner une réponse complète aux
raisons pour lesquelles la communication est non littérale : la
communication non littérale est plus pertinente que la
communication littérale, car elle produit plus d’effets cognitifs en
demandant moins d’efforts de traitement. L’économie n’est qu’une
partie des raisons de nos choix, à première vue compliqués : la
pertinence présumée des énoncés permet au locuteur de produire
des énoncés non littéraux tout en facilitant la tâche de l’interlocuteur
et en réalisant des efforts de production minimaux.
6.2. Comment comprenons-nous les énoncés non littéraux ?
La réponse réside dans le concept de pertinence : l’interlocuteur
choisit l’interprétation la plus pertinente, celle qui optimise le rapport
entre les effets cognitifs et les efforts cognitifs. Selon Sperber et
Wilson, il choisit pour cela le chemin du moindre effort dans le calcul
des explicitations et des implicitations. En d’autres termes, il
considère la première interprétation qui lui vient à l’esprit et si elle
est pertinente, le processus s’arrête de lui-même.
7. Références de base
Le chapitre 3 de Reboul et Moeschler (1998a) aborde de manière
simple les modèles du code et de l’inférence et le chapitre 8 traite de
l’usage non littéral du langage. Sperber (1994) aborde de manière
accessible les mécanismes qui sous-tendent la communication. La
théorie de la pertinence est résumée dans Wilson & Sperber (2004).
Les questions de pragmatique lexicale sont discutées dans Wilson
(2007).
8. Pour aller plus loin
Une introduction fouillée aux modèles du code et de l’inférence se
trouve dans les chapitres 2 et 4 de Moeschler et Reboul (1994).
Burton-Roberts (2007) regroupe des articles couvrant un grand
nombre de questions actuelles en pragmatique. Sperber et Wilson
(1989) est la référence principale pour la théorie de la pertinence.
Wilson & Sperber (2012) comporte une collection d’articles
présentant les développements récents de la théorie, et Carston
(2002) est une référence sur les questions de pragmatique lexicale.
Questions de révision
2.1. Pourquoi la communication verbale ne peut-elle pas être expliquée de
manière satisfaisante par le modèle du code ?
2.2. Donner un exemple qui illustre le rôle de l’ostension dans la
communication verbale.
2.3. Donner un exemple qui illustre le rôle des inférences dans la
communication verbale.
2.4. Quels sont les critères qui permettent de définir un énoncé par
opposition à une phrase ? Donner des exemples de phrases et d’énoncés.
2.5. L’énoncé suivant peut avoir différents sens : Il est quatre heures.
Donner trois exemples de contextes qui correspondent à des sens différents et
dire quelles sont les hypothèses contextuelles utilisées dans chaque contexte.
2.6. Comment les énoncés ci-dessous doivent-ils être enrichis pour arriver à
la bonne forme propositionnelle ? (utiliser les notions de spécification et
d’élargissement).
– A : J’ai de la température. / B : Alors il faut beaucoup boire.
– La piqûre sera indolore.
– Est-ce que les sauveteurs travaillent toujours avec des chiens ?
– Je ne peux pas boire mon café : il est bouillant.
2.7. Donner les prémisses et les conclusions implicitées des énoncés cidessous :
– Jean est Suisse donc il est toujours à l’heure.
– Pierre : Voudrais-tu avoir une Rolex ? Jacques : Je déteste les montres de
luxe.
2.8. Résumer la manière dont la théorie de la pertinence explique la
communication non littérale à l’aide d’un exemple.
Chapitre 3
Le langage et les langues
Si l’objet d’étude de la linguistique est le langage en tant que
faculté cognitive propre à l’espèce humaine, celui-ci se manifeste
de manière variée dans les quelque 6 000 langues actuellement
parlées dans le monde. Nous verrons dans ce chapitre que si les
langues du monde sont diverses et nombreuses, elles sont
également reliées les unes aux autres, à la fois historiquement,
géographiquement et génétiquement. Ce chapitre répond à un
double objectif : expliquer les causes de la diversité des langues
et illustrer les méthodes utilisées pour les regrouper en familles,
afin de comprendre à la fois leur répartition et leur différenciation.
En guise d’introduction, nous commencerons par aborder la
question de l’origine du langage.
1. Origine du langage et évolution
En 1866, la question de l’origine du langage faisait l’objet d’un
décret de la Société de linguistique de Paris, qui interdisait toute
publication sur ce sujet, aux motifs que cette question ne pouvait
donner lieu qu’à de vaines spéculations, et non à de la science.
Depuis quelques dizaines d’années, la question de l’origine du
langage a repris toute son actualité, grâce aux progrès réalisés dans
de nombreuses disciplines comme la paléontologie, l’éthologie, la
primatologie et les neurosciences cognitives. Par ailleurs, le
e siècle a
développement des connaissances en linguistique au
également permis de comprendre comment fonctionne le langage,
notamment de quels éléments il se compose et comment ces
derniers interagissent entre eux. Mises ensemble, toutes ces
nouvelles données permettent de faire plusieurs hypothèses sur
l’origine du langage.
Tout d’abord, le langage est un phénomène récent, propre à homo
sapiens, espèce apparue il y a quelque 200 000 ans. L’une des
caractéristiques remarquables d’homo sapiens a été sa capacité à
s’étendre sur l’ensemble de la planète, en partant d’Afrique de l’Est il
y a 70 000 ans environ pour arriver finalement au bout de l’Amérique
du Sud il y a 15 000 ans. La conquête de la planète par notre
espèce est donc, à l’échelle de la vie sur Terre, un phénomène
récent, ce qui permet de penser que le langage est un phénomène
unique, et que toutes les langues relèvent en réalité d’une origine
commune.
Comment le langage est-il apparu ? Selon le linguiste américain
Derek Bickerton (1990), la transition entre la communication animale
et le langage moderne s’est faite par une phase de proto-langage,
déjà présent chez homo erectus, il y a un million d’années.
L’apparition du langage moderne, composé d’une vraie phonologie,
d’une syntaxe et d’une sémantique, serait un phénomène récent,
situé entre 150 000 et 50 000 ans.
Le proto-langage correspond à une forme simplifiée du langage
moderne, dans laquelle les mots ne sont pas systématiquement
combinés entre eux pour former des phrases. En d’autres termes,
l’élément fondamental qui distingue le proto-langage du langage
moderne est l’absence de syntaxe. Bickerton justifie son hypothèse
par le fait que l’on retrouve encore de nos jours des traces de protolangage chez quatre catégories de locuteurs : (i) les singes
entraînés à parler ; (ii) les enfants de moins de deux ans ; (iii) les
adultes qui n’ont pas été exposés à une forme de langage durant
leur enfance (les enfants sauvages) ; (iv) les locuteurs de pidgins
(voir ci-dessous). Dans la mesure où le proto-langage a émergé
naturellement chez les trois catégories d’humains décrites ci-dessus
(ii, iii et iv), et que la catégorie (ii) concerne tous les humains à un
certain stade de leur développement, Bickerton en conclut qu’il s’agit
d’un mode de communication spécifique à notre espèce.
D’un point de vue physiologique, l’émergence du langage a
nécessité l’abaissement du larynx dans le pharynx. Chez les singes,
le larynx est en effet situé haut dans la gorge, ce qui limite la
production possible de sons. À la naissance, les bébés humains ont
également un larynx haut qui s’abaisse dans le courant de la
première année de vie. Du point de vue de l’évolution, l’abaissement
du larynx a permis l’utilisation des cordes vocales pour la production
de syllabes et de phonèmes. En revanche, cette adaptation a
également impliqué un coût, car la position basse du larynx chez
l’être humain entraîne le croisement des voies de l’œsophage et des
poumons. Par conséquent, un morceau de nourriture peut facilement
bloquer les poumons, entraînant des risques d’étouffement. Le fait
que cette évolution ait tout de même eu lieu malgré l’augmentation
de ce risque vital pour l’être humain montre l’immense avantage
évolutif lié à la possibilité de communiquer à l’aide des langues
naturelles.
Toutefois, cette adaptation physiologique ne suffit pas en ellemême à expliquer l’apparition du langage. D’une part, il existe des
animaux comme les perroquets ou certains types de mainates dont
l’appareil vocal leur permet d’imiter la parole humaine mais qui ne
sont pas pour autant capables de développer un langage. À
l’inverse, le langage n’est pas intrinsèquement lié à l’appareil
phonatoire, et les personnes sourdes-muettes ont un langage grâce
à leurs mains : la langue des signes. C’est également la modalité qui
est utilisée pour apprendre à parler aux singes, afin de dépasser le
problème du positionnement du larynx chez cette espèce. Pourtant,
les primates ne sont pas capables de produire plus d’un nombre très
limité de signes alors que les enfants qui apprennent la langue des
signes acquièrent le langage au même rythme que les enfants
entendants. En conclusion, en plus d’une modification de l’appareil
phonatoire, l’apparition du langage chez l’homme a également
nécessité la spécialisation d’aires cérébrales dédiées au langage
(voir chapitre 1).
2. Pidgins et créoles
Il arrive encore de nos jours que des groupes d’humains créent
une nouvelle langue pour répondre à leurs besoins de
communication. Ces langues, que l’on appelle des créoles,
représentent donc un témoignage vivant des étapes par lesquelles
une langue se développe. C’est pourquoi elles constituent une
source d’information essentielle pour comprendre l’origine de la
faculté de langage. La première étape de développement des
créoles, correspondant à une forme de proto-langage, s’appelle le
pidgin.
Un pidgin est un système de communication linguistique qui s’est
développé parmi des gens qui ne partagent pas une langue
commune, mais qui se trouvent dans la nécessité de parler
ensemble, pour des raisons par exemple commerciales. Les pidgins
existant dans le monde ont un vocabulaire, une syntaxe et des
fonctions grammaticales limitées. Si les pidgins ne sont pas des
langues maternelles, ce sont néanmoins des moyens de
communication utilisés par des millions d’individus. En bref, les
pidgins sont des adaptations créatives des langues naturelles. La
plupart des pidgins sont basés sur des langues européennes,
reflétant ainsi l’histoire du colonialisme. De nombreux pidgins sont
utilisés en Afrique, en Amérique et en Asie du Sud-Est, comme par
exemple le chinook jargon en Amérique du Nord, le sango en
Afrique du Centre-Est et le tok pisin en Nouvelle Guinée.
Que se passe-t-il lorsqu’un pidgin devient la langue maternelle
d’une communauté ? C’est ici qu’intervient le passage d’un pidgin à
un créole, aussi appelé créolisation. Une ou deux générations
suffisent à la créolisation (les pidgins ne durent pas plus de cent
ans). Les créoles sont caractérisés par une expansion des
ressources linguistiques, au niveau du vocabulaire (plus grand), de
la grammaire (plus complexe) et du style. On dit que les pidgins sont
des langues auxiliaires, qui permettent à des communautés qui ne
partagent pas la même langue de communiquer, alors que les
créoles sont des langues vernaculaires, propres à une
communauté. Ainsi, les créoles sont des langues qui se développent
aux dépens des autres langues parlées sur un territoire.
Les créoles se répartissent principalement sur les côtes des
océans et dans les archipels (Caraïbes, Indonésie). Dans les
Caraïbes, on trouve des créoles à base française comme le créole
haïtien et le créole des Antilles, ainsi que des créoles à base
anglaise comme le créole jamaïquain, le créole de Guyane et le
créole de Belize. En Afrique, on trouve le krio à base anglaise et des
créoles à base portugaise comme le créole angolais et le créole capverdien. Dans l’océan Indien, on trouve plusieurs créoles à base
française comme le créole des Seychelles et les créoles de la
Réunion et de l’île Maurice.
Contrairement aux pidgins qui sont des moyens de communication
limités, les créoles sont des langues aussi complexes et complètes
que les autres à tous les points de vue. Voici à titre d’exemple
comment le verbe manger est conjugué en créole guinéen (à base
française) :
français
créole guinéen
mangez
mãʒe
j’ai mangé
mo mãʒe
il a mangé
li mãʒe
je mange
mo ka mãʒe
j’avais mangé
mo te mãʒe
je mangeais
mo te ka mãʒe
je mangerai
mo ke mãʒe
On remarque que le créole guinéen permet de communiquer
toutes les informations temporelles du français, même si le moyen
utilisé est différent (terminaisons verbales en français vs morphèmes
de temps en créole guinéen).
3. Les langues du monde
Nous pouvons maintenant regarder de plus près la diversité et la
répartition des langues dans le monde, ainsi que les méthodes
utilisées pour les regrouper en familles.
3.1. Diversité et similitudes entre les langues
En quoi les langues sont-elles différentes ? Pourquoi, si les
langues ont une origine commune, ne parlons-nous pas tous une
seule langue ? La réponse à la question de la diversité des langues
devient évidente si l’on tient compte du fait que les langues sont des
entités naturelles, avant d’être des entités culturelles. Comme toutes
les espèces naturelles, elles sont donc variées. De manière
générale, les langues naissent, se développent, changent et
meurent, comme tous les processus naturels. Par exemple, au fil du
temps, le latin a disparu au profit des langues romanes que sont le
français, l’italien, l’espagnol, le portugais, le roumain, etc. De même,
le français a beaucoup changé depuis l’époque de l’ancien français
et continue son évolution (voir chapitre 4).
Pourquoi les langues se différencient-elles avec le temps ? La
diversification linguistique vient toujours d’une séparation ou d’un
isolement géographique. Par exemple, la région alpine des Grisons
en Suisse est le lieu d’une langue, le romanche. Mais sa géographie
est tellement complexe (on parle souvent des Grisons comme du
canton aux milles vallées) que le romanche s’est diversifié de
manière importante (il y a cinq variétés principales), malgré son très
petit nombre de locuteurs. Une langue romanche standard a
d’ailleurs été fixée au e siècle, afin de permettre la communication
entre les locuteurs de ces diverses variantes.
Inversement, en quoi des langues aussi différentes que le thaï et
le français se ressemblent-elles ? Elles se ressemblent parce que :
(i) elles sont le produit de l’évolution, (ii) elles partagent un ensemble
de traits ou caractéristiques, (iii) toutes les combinaisons de mots
possibles ne forment pas une langue naturelle. Par exemple, on
pourrait inventer une langue appelée le français miroir, qui
combinerait les mots dans les phrases de manière inverse au
français. Voici un ensemble d’exemples de français et de français
miroir :
français
français miroir
Jacques mange une pomme.
Pomme une mange Jacques.
Je crois que je suis malade.
Malade suis je que crois je.
Je ne suis pas d’accord avec toi.
Toi avec d’accord pas suis ne je.
Veux-tu venir manger à la maison ce
soir ?
Soir ce maison la à manger venir tu veux ?
Le français miroir ne se développera toutefois jamais comme une
langue, car il viole des contraintes qui sont partagées par toutes les
langues. Par exemple, les pronoms clitiques ne sont pas placés
après le verbe, et les conjonctions ne sont jamais les derniers mots
des phrases subordonnées ou coordonnées. En d’autres termes, les
langues ne varient pas de manière aléatoire mais suivent des
contraintes universelles (voir la partie du chapitre 5 consacrée à
Noam Chomsky).
3.2. Le groupement des langues en familles
Nous avons vu plus haut que toutes les langues du monde se
ressemblent sur certaines propriétés. Toutefois, il est clair que
certaines langues sont plus proches que d’autres et forment ce
qu’on appelle des familles de langues. Afin de comprendre
comment les linguistes classent les langues en familles, prenons un
exemple emprunté à Ruhlen (1997 : 19). Le tableau de gauche cidessous donne le mot utilisé pour désigner la main (en notation
phonétique, voir chapitre 6) dans 12 langues différentes (indiquées
par les lettres A-L). L’objectif est de former des familles, sur la base
des ressemblances perçues entre les mots. Sans être linguistes, la
plupart des gens qui réalisent l’exercice tombent d’accord sur le
même découpage, donné dans le tableau de droite.
langue
main
langue
main
A
lāmh
irlandais
lāmh
B
ranka
lituanien
ranka
C
rẽka
polonais
rẽka
D
ruka
russe
ruka
E
haend
anglais
haend
F
hānd
danois
hānd
G
hant
allemand
hant
H
mɨnə
roumain
mɨnə
I
mano
italien
mano
J
maẽ
français
mẽ
K
mano
espagnol
mano
L
te
japonais
te
Ce qui est intéressant, c’est que ce découpage intuitif reflète
effectivement des familles distinctes. Si toutes les langues du
tableau à l’exception du japonais sont des langues indoeuropéennes, elles appartiennent en effet à des sous-groupes
différents, par exemple le groupe des langues romanes, qui va de H
à K. Si la comparaison était étendue sur un plus grand nombre de
mots, la plus grande ressemblance entres les langues indoeuropéennes par rapport au japonais émergerait également. Ainsi, la
simple ressemblance formelle entre des mots représente un moyen
efficace pour classer des langues en familles. On pourrait toutefois
objecter que ces ressemblances pourraient être le fruit du hasard ou
refléter simplement le fait qu’une langue a emprunté un mot à une
autre, sans qu’elles ne soient pas ailleurs apparentées. Par
exemple, le français a emprunté le mot chocolat à l’aztèque, mais
ces deux langues sont par ailleurs tout à fait distinctes.
Ces objections peuvent toutefois être levées. Premièrement, le
caractère accidentel de la ressemblance peut être exclu, à cause de
l’une des propriétés fondamentales de la relation entre les concepts
et les mots utilisés pour les désigner, qui est son caractère arbitraire
(voir chapitre 5). En ce qui concerne l’emprunt, ce biais peut être
écarté en ne comparant que certains mots soigneusement choisis,
qui appartiennent au vocabulaire de base des langues, comme les
parties du corps, les chiffres et les pronoms personnels. Ces mots
ne sont dans les faits jamais empruntés entre les langues.
3.3. Les familles de langues du monde
Sur la base de la méthode comparatiste présentée ci-dessus, les
linguistes classent les langues du monde en une vingtaine de
familles : afro-asiatique, altaïque, amérindien, australien-aborigène,
austronésien, caucasien, coréen, dravidien, eskimo-aléoute, indoeuropéen, indo-pacifique, japonais, khoisan, na-déné, niger-congo,
nilo-saharien, ouralique, paléosibérien, sino-tibétain et thaï.
Les statistiques disponibles indiquent que ces familles de langues
comptent un nombre très variable de locuteurs. Voici les familles de
langues les plus parlées au monde :
familles
nb
langues
nb locuteurs
indo-européen
386
2 500 mio
sino-tibétain
272
1 088 mio
austronésien
1 212
269 mio
afro-asiatique
338
250 mio
niger-congo
1 354
206 mio
dravidien
70
165 mio
japonais
12
126 mio
altaïque
60
115 mio
3.4. La répartition des locuteurs entre les langues
Les langues du monde sont également parlées par un nombre très
inégal de locuteurs :
– 283 langues sur 6 604 sont parlées par plus d’un million
de locuteurs ;
– 616 langues sont parlées par plus de 100 000 locuteurs
(mais moins d’un million) ;
– 1 364 langues sont parlées par plus de 10 000 locuteurs
(mais moins de 100 000) ;
– 1 631 langues sont parlées par plus de 1 000
locuteurs (mais moins de 10 000) ;
– 1 040 langues sont parlées par plus de 100
locuteurs (mais moins de 1 000) ;
– 455 langues sont parlées par moins de 100 locuteurs ;
– 310 langues sont éteintes ;
– 915 langues sont non documentées.
Ces données donnent la courbe de Gauss suivante :
D’un point de vue géographique, les 6 604 langues répertoriées se
répartissent en pourcentage de la manière suivante : 30% en
Afrique, 15 % en Amérique, 33 % en Asie, 4 % en Europe et 19 %
dans le Pacifique. Si l’on compare maintenant ces données avec le
nombre de locuteurs, on arrive à des variations importantes, comme
le montre le graphique suivant :
Ces deux courbes montrent qu’il y a moins de locuteurs par
langues en Afrique, en Amérique, et dans le Pacifique, alors que
c’est l’inverse en Asie (à cause principalement du chinois). En
Europe, les deux chiffres concordent.
Le tableau suivant recense les douze langues les plus parlées au
monde :
Langue
Nb de locuteurs
de langue
maternelle (en
millions)
Nb de locuteurs de
langue de
communication (en
millions)
Total
des locuteurs
en millions
chinois mandarin
1 000
200
1 200
anglais
350
300
650
hindi, ourdou
400
150
550
espagnol
350
30
380
russe
170
100
270
indonésien, malien
80
130
210
portugais
160
30
190
arabe
150
40
190
bengali
170
–
170
français
80
70
150
japonais
125
–
125
allemand
90
10
100
Il est évident que les langues ne sont pas égales du point de vue
de leur nombre de locuteurs natifs. On constate également de
grandes différences dans le nombre de locuteurs qui les parlent
comme langue de communication. De ce point de vue, l’anglais
domine, devant le chinois et le hindi. L’espagnol, contrairement à ce
que l’on pourrait penser, ne s’est pas encore développé comme
langue de communication, au contraire du français, qui reste sur un
ratio identique à l’anglais (87 % de locuteurs non natifs contre 85 %
pour l’anglais).
En conclusion, on assiste actuellement à un phénomène
d’émiettement linguistique, avec quelques langues parlées par
beaucoup de locuteurs et un très grand nombre de langues parlées
par très peu de locuteurs. Ce phénomène n’est pas étranger à un
problème que l’on commence à bien étudier et comprendre : celui
des langues en danger.
4. Les langues en danger
Nous savons que d’ici la fin du siècle, entre 70 % et 90 % des
langues parlées aujourd’hui vont disparaître. De manière générale,
on peut dire que les langues parlées par moins de 100 000 locuteurs
sont en danger, notamment à cause des médias électroniques, de la
télévision, de la déforestation, de la normalisation de l’éducation, de
la banalisation des transports et de la mondialisation.
Tout citoyen responsable est ému par la disparition des espèces
vivantes, faune et flore. Toutefois, d’ici la fin du siècle, ce ne seront
que 10 % des mammifères et 5 % des oiseaux qui auront disparu.
En revanche, peu de citoyens s’émeuvent de la disparition presque
inéluctable de l’énorme majorité des langues. Voici quelques
e siècle, l’eyak (Alaska) était parlé par 2
exemples : à la fin du
locuteurs, l’iowa (États-Unis) par 5 locuteurs, le sirenikski (langue
eskimau) par 2 locuteurs, l’ubikh, langue du Caucase qui contient le
plus de consonnes, par une dizaine de locuteurs. En Australie, 90 %
des langues aborigènes sont moribondes et vont s’éteindre, alors
qu’en Amérique du Sud, entre 17 % et 27 % des langues
amérindiennes sont en voie de disparition.
Que faut-il pour mettre une langue en danger ? Dès lors que la
langue d’une communauté n’est plus apprise par les enfants de cette
communauté ou par une grande partie d’entre eux, elle est dite
potentiellement en danger. On considère généralement qu’une
langue qui n’est pas transmise comme langue maternelle disparaît
en trois générations. Les nouvelles générations ont donc un rôle
fondamental à jouer pour leur conservation. Pourtant, dans la plupart
des cas, les langues en danger ne sont plus transmises aux enfants,
que leurs parents préfèrent éduquer dans des langues associées au
pouvoir économique, jugées plus rentables pour leur avenir.
5. Les langues indo-européennes
Au contraire des langues en danger dont nous venons de parler, la
famille des langues indo-européennes est la plus importante en
nombre de locuteurs. Comme la plupart des langues d’Europe sont
des langues indo-européennes, nous allons terminer ce chapitre par
une présentation plus détaillée de cette famille. Le tableau cidessous montre les différentes familles et sous-familles de langues
indo-européennes.
familles
sousfamilles
celtique
germanique
romane
langues
breton, gallois, irlandais
ouest
anglais, allemand, néerlandais, yiddish
nord
danois, norvégien, suédois, islandais
est
italien, roumain
français, portugais, espagnol, catalan, occitan
ouest
sarde, corse
romanche
slave
ouest
tchèque, slovaque, polonais, slavon
sud
bulgare, macédonien, serbe, croate, slovène
est
russe, biélorusse, ukrainien
balte
lituanien, letton
grecque
grec
albanaise
albanais
anatolienne
anatolien
iranienne
ossète, kurde, persan, baloutche, tadjik, pashto
indo-aryenne
hindi, ourdou, panjabi, sindhi, bengali
D’un point de vue géographique, les langues indo-européennes
occupent la plupart de l’Europe actuelle et se prolongent dans le
plateau anatolien, en Iran, en Afghanistan, au Pakistan et dans le
nord de l’Inde. L’histoire de la diversification des langues indoeuropéennes est également bien établie. Par exemple, le grec est
une bifurcation ancienne, qui a donné naissance aux langues
arméniennes et indo-iraniennes. Les langues baltes sont
historiquement liées à la famille des langues slaves (on parle de
langue balto-slaves). Plus tardivement, les langues germaniques ont
bifurqué entre les langues germaniques du Nord et de l’Ouest.
L’histoire des langues indo-européennes, leur parenté et leurs
divergences constituent ainsi un arbre très complexe, avec des
ramifications multiples.
5.1. La dissémination des langues indo-européennes
Selon l’archéologue Colin Renfrew (1990), la dissémination des
langues indo-européennes est liée à la diffusion de l’agriculture. Les
immigrants indo-européens étaient des fermiers venus d’Anatolie,
qui ont commencé leur migration vers 6 500 ans avant J.-C. Dans
cette hypothèse, l’histoire des langues indo-européennes ne repose
pas sur une suite d’invasions extérieures, comme on l’avait d’abord
pensé, mais sur une série d’interactions complexes à l’intérieur
d’une Europe qui avait une économie et une langue propres.
L’hypothèse sous-jacente est que l’apparition de l’agriculture a
favorisé un accroissement rapide de la population et que, de
génération en génération, les populations des Indo-Européens ont
dû migrer pour trouver de nouvelles terres leur permettant de se
nourrir.
Comment une langue peut-elle s’installer sur un territoire ou se
modifier ? On peut supposer qu’une langue s’installe sur un territoire
lorsque celui-ci, auparavant vide, se peuple. Les populations
migrantes ont donc découvert des territoires vides de toute
population, ou alors ont rencontré des populations parlant d’autres
langues. Dans ce cas, on a affaire à un processus de substitution
linguistique, dans lequel les langues parlées par des populations
indigènes ont été remplacées par celles des populations migrantes.
Il se produit par des processus démographiques ou économiques.
C’est le cas par exemple si la population migrante est plus
importante que la population indigène. L’autre explication,
économique, passe par le rôle de l’agriculture. Les Indo-Européens
sont arrivés avec des plantes et des graines qui leur ont permis de
s’installer et de survivre durablement.
Le berceau de l’indo-européen se situe donc dans le plateau
anatolien. La migration s’est faite d’abord vers l’est, en direction des
plateaux iraniens, puis au nord (à l’est de la Mer Caspienne) et enfin
à l’ouest, au nord de la mer Noire. Les archéologues ont recoupé la
migration des Indo-Européens avec les cartes de la diffusion de
l’agriculture et, en fonction des sites contenant des fossiles de
plantes, ils ont pu définir trois foyers de diffusion de l’agriculture : (i)
la plaine du Tigre et de l’Euphrate, en Irak actuelle, avec une
migration vers l’est ; (ii) la Palestine, avec une migration vers
l’Afrique du Nord ; (iii) l’Anatolie, avec une migration vers l’ouest. Les
sites anatoliens datent de plus de 6 000 ans avant J.-C., alors qu’à
l’est de la mer Caspienne les sites sont datés de 6 000 à 5 000
avant J.-C., tout comme les sites de l’est de la Grèce. Plus on va
vers l’ouest en Europe, plus les sites sont récents. Dans le sud de la
péninsule ibérique, les sites sont datés de 3 000 à 2 000 ans avant
J.-C. et de 5 000 à 4 000 ans au sud de la France et en Italie. On
voit donc que l’agriculture s’est diffusée d’est en ouest, et que l’un
des foyers de diffusion est l’Anatolie. L’hypothèse de Renfrew est
donc confirmée par ces données archéologiques.
6. Références de base
Comrie et al. (2008) fournit un état des lieux concis et actuel de la
situation des langues parlées dans le monde. Le site internet
www.ethnologue.com contient également de nombreuses données
et statistiques récentes à ce sujet. L’encyclopédie dirigée par Crystal
(2010) reste aussi une référence incontournable sur cette question.
Ruhlen (1997) est une introduction très accessible à la méthode
comparatiste de classement des langues en familles. Enfin, la
dissémination de la famille indo-européenne est présentée dans
Renfrew (1990).
7. Pour aller plus loin
La question de l’origine du langage est discutée par Reboul
(2007), Bickerton (2010) et Fitch (2010). L’hypothèse du proto-
langage est développée dans Jackendoff (2002). Les ouvrages de
Cavalli-Sforza (1996) et (1998) résument la manière dont les
langues sont apparentées les unes aux autres, du point de vue de la
génétique des populations. Velupillai (2012) et Moravcsik (2013)
présentent une introduction approfondie à la typologie des langues.
Enfin, l’ouvrage édité par Hombert (2006) donne un survol général à
la question de l’origine des langues et du langage.
Questions de révision
3.1. Pourquoi la question de l’évolution du langage est-elle si controversée ?
3.2. Quels types de preuves peut-on avancer pour étayer des hypothèses dans ce
domaine ?
3.3. Quelles sont les caractéristiques des pidgins et des créoles ?
3.4. Pourquoi l’étude des créoles nous renseigne-t-elle sur la question de l’évolution du
langage ?
3.5. Le nombre de locuteurs que compte une famille de langues est-il nécessairement
proportionnel à son importance géographique et au nombre de langues qui la
composent ? Que peut-on en conclure ?
3.6. Parmi l’ensemble des langues du globe, combien sont vouées à disparaître d’ici la fin
du siècle ?
3.7. Quels sont les facteurs qui conduisent à la mort d’une langue ?
3.8. D’où viennent les langues européennes ? Que sait-on de cette ancienne langue
commune ?
Chapitre 4
Histoire et variétés du français
Le
français fait partie de la famille des langues indoeuropéennes, et plus spécifiquement d’un sous-groupe de cette
famille appelé les langues romanes ou langues latines, qui
partagent la propriété de descendre d’une même langue mère : le
latin. Dans ce chapitre, nous verrons comment le français se situe
parmi les langues romanes. Nous proposerons ensuite un bref
aperçu de l’histoire de cette langue, au travers des événements
historiques marquants qui ont influencé son évolution. Enfin, nous
verrons que le français est parlé dans de nombreux autres pays
que la France, et explorerons les contours du monde francophone.
1. Qu’est-ce que le français ?
1.1. Le groupe des langues romanes
En plus du français, le groupe des langues romanes inclut l’italien,
l’espagnol, le portugais, le roumain et le catalan, mais également
des langues moins connues comme le romanche, le ladin et
l’aroumain. Les langues romanes sont bien diffusées à plus d’un
titre : elles comptent deux langues officielles sur les six langues des
Nations unies (le français et l’espagnol) et trois des dix langues les
plus parlées au monde (le français, l’espagnol et le portugais). Au
total, 20 % des locuteurs de langues indo-européennes parlent des
langues romanes, ce qui correspond à 8 % des locuteurs de la
planète.
À l’intérieur du groupe des langues romanes, on opère
traditionnellement une distinction entre le sous-groupe des langues
romanes de l’Est, qui comprend notamment l’italien et le roumain, et
le sous-groupe des langues romanes de l’Ouest, auquel appartient
le français, mais aussi le portugais et l’espagnol.
D’un point de vue linguistique, cette distinction se justifie par des
ressemblances formelles entre les sous-groupes. Par exemple, les
deux sous-groupes se distinguent par la manière de former le pluriel,
qui se fait par l’addition d’un -s dans les langues occidentales et par
l’addition d’un -i pour les masculins ou d’un -e pour les féminins dans
les langues orientales. Ainsi, on dit (des) chats en français et gatos
en espagnol et en portugais, alors que le pluriel du mot masculin
loup se dit lupi en italien et en roumain et le pluriel du mot féminin
chèvre se dit capre dans ces deux langues. De même, à l’Ouest, la
deuxième personne du singulier se termine également en -s, alors
qu’elle est en -i à l’Est. Par exemple, on dit (tu) chantes en français
et cantas en espagnol et en portugais mais canti en italien et cânţi
en roumain.
Au niveau des sons, pour des mots hérités du latin, là où les
langues romanes orientales présentent dans un mot -p-, -t-, ou -kentre deux voyelles, les langues occidentales ont -b- ou -v-, -d- ou
rien, -g- ou rien. Pour l’alternance entre p et b ou v, le mot latin
lepore a par exemple donné lièvre en français, lebre en portugais et
liebre en espagnol, alors que du côté du groupe de l’Est, on a lepre
pour l’italien et iepure pour le roumain.
1.2. En quoi le français se distingue-t-il des autres langues
romanes ?
Le français est la langue romane qui s’est la plus distancée des
autres langues du groupe. On le constate par exemple si on
compare les mots hérités du latin en français et dans les autres
langues romanes de l’Ouest. Alors que ces mots sont très souvent
identiques ou quasiment identiques en portugais et en espagnol, leur
équivalent français diverge sensiblement, comme nous l’avons vu
plus haut avec les exemples des mots chat et chantes.
De manière générale, le français se caractérise par un système de
voyelles plus riche que les autres langues romanes (voir le
chapitre 6 sur le système des sons du français). En d’autres termes,
le français comprend des sons prononcés dans la graphie eu du mot
pleut ou le u de lecture qui n’existent pas dans les autres langues
romanes.
D’autres spécificités du français se retrouvent également dans la
manière de former des phrases (la syntaxe, voir les chapitres 8 et 9).
Par exemple, la présence d’un élément qui occupe la position
grammaticale de sujet est obligatoire, même lorsque cet élément ne
correspond pas au sujet réel (ou sémantique) de cette phrase,
comme l’illustre le pronom il de l’exemple (1) ci-dessous. Cette
contrainte n’est pas valable pour les autres langues romanes,
comme on le voit par la traduction du même exemple en italien (2),
en espagnol (3) et en roumain (4). Toutefois, elle n’est pas unique au
français et se retrouve dans d’autres langues non-romanes comme
l’anglais (5) et l’allemand (6).
1. Demain il ne pleuvra pas.
2. Domani ∅ non pioverà.
3. Mañana ∅ no lloverá.
4. Mâine ∅ nu va ploua.
5. Tomorrow it will not rain.
6. Morgen wird es nicht regen.
Le rapprochement du français avec l’anglais et l’allemand sur ce
point n’est pas le fruit du hasard. En effet, ces dernières sont des
langues germaniques, ce qui correspond à un autre sous-groupe de
la famille des langues indo-européennes (voir chapitre 3). Or,
comme nous le verrons à la section suivante, si le français s’est
beaucoup distancé des autres langues romanes, c’est justement
parce qu’il a subi très tôt dans son histoire une forte influence des
langues germaniques. Cette influence perdure dans le français
actuel.
1.3. Les influences du germanique sur le français actuel
La conséquence la plus importante de l’influence germanique sur
le français est une forte évolution des sons (phonétique), qui fait la
spécificité du français par rapport aux autres langues romanes.
Cette évolution se caractérise notamment par une réduction des
mots, suite à la réduction systématique de certaines voyelles et de
certaines consonnes.
Au niveau des voyelles, cette réduction s’explique par le fait que,
dans les langues germaniques, un fort accent d’intensité frappe
toujours l’une des syllabes du mot, ce qui a pour conséquence
d’affaiblir les voyelles voisines. Ces dernières n’étant plus clairement
prononcées, elles ont fini par disparaître tout simplement des mots.
Par exemple, le verbe latin sudare est devenu suer en français alors
que l’espagnol a conservé la forme plus proche, sudar. Un exemple
encore plus spectaculaire est le mot latin augustum, qui est devenu
août en français. On est ainsi passé de quatre voyelles à une
seule1 ! Cette réduction des mots explique également la présence de
nombreux homophones (mots qui se prononcent de la même
manière, comme vers, ver et vert) et qui sont source d’ambiguïté à
l’oral.
En ce qui concerne les consonnes, l’influence germanique se
retrouve également dans l’utilisation du h en français. Notamment le
fait que certains mots commençant en h comme les hommes
impliquent une liaison et d’autres non, par exemple les hanches. En
fait, dans les langues germaniques, le h se prononce comme une
vraie consonne, produite par expiration de l’air. Ce son s’entend par
exemple dans les mots Hund en allemand et hair en anglais. Les
mots en h hérités du germanique ont d’abord été prononcés à la
manière germanique, avec expiration de l’air, mais actuellement la
lettre h ne correspond plus à aucun son en français. Bien que cette
prononciation se soit perdue, il en reste une trace dans l’absence
systématique d’élision avec les mots hérités du germanique comme
hanche, car il ne peut pas y avoir de liaison avec une consonne. En
revanche, la liaison se fait avec les mots latins comme homme, dans
lesquels le premier son prononcé a toujours été la voyelle [ɔ].
Du point de vue du lexique, le français compte aussi un certain
nombre de mots d’origine germanique. Au total, on estime cet
héritage à environ 400 mots dans des domaines divers, parmi
lesquels on retrouve notamment bâtir, honte et blanc. Enfin, certains
suffixes (voir le chapitre 7 sur la morphologie) comme -and et -ard
sont également d’origine germanique.
2. Quelques éléments de l’histoire de France et du français
2.1. Avant l’arrivée du latin
Afin de pouvoir identifier la langue parlée par une ancienne
population, il faut disposer de traces écrites de cette langue. Or, il ne
nous est parvenu presque aucun témoignage des langues parlées
en France jusqu’à l’arrivée des tribus dites indo-européennes. C’est
pourquoi, même si l’on a la certitude que le territoire correspondant à
la France actuelle était peuplé bien avant l’arrivée des IndoEuropéens, on ne possède que très peu d’indications sur les
langues parlées par ces populations. Au mieux, on a pu identifier
quelques racines de mots correspondant à des noms de lieux
(toponymes), dont on sait qu’ils ne sont pas reliés à la famille indoeuropéenne, car on les retrouve dans d’autres langues extérieures à
ce groupe. Seule exception notable au manque de données
linguistiques remontant à cette époque : le basque, qui perpétue
aujourd’hui encore la langue des Aquitains. Cette langue ne fait pas
partie du groupe des langues indo-européennes, et ne peut d’ailleurs
(fait rarissime) être rattachée avec certitude à aucune langue ou
famille de langues du monde.
Vers – 250, une tribu de langue indo-européenne, les Celtes, a
envahi la France par l’Est. Cette tribu parlait le gaulois, une langue
qui n’a eu que très peu d’influence sur le français actuel. En fait, on
ne sait que très peu de chose sur le gaulois parlé par les Celtes,
essentiellement parce que ces derniers n’avaient pas pour habitude
de mettre leurs connaissances par écrit. Le petit héritage gaulois qui
nous reste est principalement constitué de noms de lieux comme
Nanterre et Verdun et de moins d’une centaine de mots courants,
surtout reliés à la vie de la terre, parmi lesquels il y a les mots
chemin, lande et galet.
2.2. La latinisation de la Gaule
La situation a ensuite changé radicalement en Gaule avec la
conquête romaine, commencée vers – 120 dans la région appelée la
Narbonnaise (qui englobait la Provence, le Languedoc et le
Dauphiné). Vers l’an – 50, l’ensemble de la Gaule est passée en
main romaine. Suite à cette invasion, les Gaulois ont
progressivement choisi d’abandonner leur langue pour le latin, qui
était la langue de l’administration et du commerce. Cette latinisation
ne s’est toutefois pas faite rapidement ni de manière uniforme. Dans
un premier temps, le latin a surtout été pratiqué par les notables et
les marchands dans les régions urbaines. À la campagne, l’abandon
du gaulois a été nettement plus graduel, jusqu’au e siècle.
L’influence du latin n’a pas non plus été la même sur l’ensemble du
territoire gaulois. En effet, l’invasion romaine s’est faite par le Sud et
dans ces régions, la latinisation a été à la fois profonde et durable.
En revanche, l’influence romaine a été nettement plus faible dans les
régions du Nord.
À la chute de l’empire romain d’Occident en 476, diverses tribus
barbares ont envahi la France : les Francs au Nord, les Burgondes
puis les Huns au centre-Est et les Wisigoths au Sud. D’un point de
vue linguistique, cette division est à l’origine des différences
dialectales observées entre les langues d’oïl d’où le français est issu
(au Nord), les langues d’oc (au Sud) et les dialectes francoprovençaux (au centre-Est)2. Ces invasions barbares ont ainsi
contribué à diversifier linguistiquement le territoire. Si le latin est
malgré tout resté la langue principale de la Gaule, c’est à cause de
la diffusion du christianisme, largement répandu sur le territoire dès
le e siècle. En effet, à cette époque, le latin était la langue liturgique
chrétienne en Occident. La conversion du roi des Francs Clovis au
christianisme, à la fin du e siècle, a encore renforcé la place du
latin.
2.3. La transition du latin au français
Pour les linguistes, la question primordiale consiste à savoir quand
et comment, à partir du latin parlé en Gaule, on est arrivé
progressivement au français actuel. Cette question ne trouve pas de
réponse précise et définitive, car les éléments qui nous sont
parvenus de cette époque restent très fragmentaires (voir les
exemples de témoignages écrits ci-dessous). Toutefois, certains faits
historiques et linguistiques permettent d’expliquer dans les grandes
lignes la nature de cette évolution.
Le premier point à relever est que le latin parlé par les
envahisseurs romains était une forme tardive du latin classique
appelée latin vulgaire. Cette variété de latin se caractérise
notamment par la disparition de la déclinaison, la création des
articles, la généralisation des prépositions, l’extension des auxiliaires
du verbe et l’apparition de nouvelles formes du futur. En résumé, le
latin parlé par les envahisseurs de la Gaule s’était déjà
considérablement éloigné de la version classique de cette langue
utilisée dans les textes.
Par la suite, la dégradation progressive de la culture de l’écrit vers
les e et e siècles a encore creusé l’écart entre le latin liturgique et
e siècle, Charlemagne a
la langue orale des gens de Gaule. Au
tenté de relatiniser la Gaule par une série de réformes culturelles et
scolaires, ce qui a eu pour conséquence d’accentuer encore les
différences entre le latin cultivé et la langue de la rue. Au e siècle,
le fossé entre ces deux langues était tel que le concile de Tours
(813) a demandé que les homélies soient traduites en rustica
romana lingua et en germanique. À cette époque, la « rustica
romana lingua », qui allait devenir le français, était donc déjà née.
Aux e et e siècles, le français était fragmenté en usages
régionaux. Le morcellement était une conséquence du régime
féodal, dans lequel la vie s’organisait localement sur les terres des
suzerains, auxquels étaient rattachés des vassaux. Ce qui allait
devenir le français n’était alors qu’un dialecte parmi d’autres, parlé
dans la région d’Île-de-France. Ce dialecte ne doit cependant pas
son ascension à une quelconque supériorité linguistique par rapport
à ses voisins. Sa progression est uniquement la conséquence d’une
série de faits politiques et économiques. D’un point de vue politique,
l’événement marquant a été l’élection d’Hughes Capet comme roi
par les grands du royaume (987). Au fur et à mesure que le nouveau
roi a étendu son influence, l’unification des parlers d’Île-de-France et
des régions voisines s’est opérée. Par ailleurs, la région d’Île-deFrance était bien située géographiquement (au confluent de trois
fleuves : la Seine, l’Oise et la Marne) et prospère économiquement.
e siècle, le parler d’Île-dePour toutes ces raisons, vers le
France avait acquis une réputation de « juste milieu » et constituait
e et
e siècles, la
une sorte d’idéal de qualité à atteindre. Dès les
transcription des dialectes autres que le français comme le picard et
le normand a totalement cessé, et le fait de s’exprimer en dialecte
était même devenu un sujet de dérision, comme en témoigne la
célèbre Farce de maître Pathelin, datant de cette époque.
2.4. L’affirmation du français
e siècle, la demande de connaissances rédigées en
Dès le
français est devenue toujours plus importante. En témoigne
notamment la politique de traduction systématique des grandes
œuvres mise en place par Charles V.
e siècle, l’utilisation du français comme langue de culture et
Au
de transmission de connaissances s’est intensifiée. François Ier a
créé en 1530 une institution concurrente à la Sorbonne, le Collège
des trois langues (grec, hébreu, latin), actuel Collège de France, où
les cours étaient donnés en français. En 1530, la première
grammaire française a été écrite en anglais par Palgrave. Le
français commençait également à être utilisé dans des ouvrages
scientifiques : Ambroise Paré a publié tous ses ouvrages de
médecine en français, langue également choisie par Nostradamus
pour ses Prophéties.
D’un point de vue de politique linguistique, l’événement le plus
important de cette époque est l’ordonnance de Villers-Cotterêts,
prise en 1539 par François Ier, qui prévoyait que tous les textes
administratifs, actes officiels, décrets et lois seraient désormais
rédigés en « langage maternel francoys », c’est-à-dire en français.
D’un point de vue littéraire, la Défense et illustration de la langue
française par du Bellay est un encouragement à tous les écrivains et
grammairiens de l’époque à promouvoir l’usage du français.
e siècle, la langue
Après une période d’expansion libre, au
française est devenue un instrument de centralisation politique et
donc une affaire d’état. En 1635, Richelieu a fondé l’Académie
française, dont les membres ont réglementé la langue en fonction du
bel usage, celui de la Cour. En 1673, l’Académie adoptait une
orthographe unique et normalisée, fondée bien souvent sur les
formes non simplifiées. De nombreux mots jugés populaires ont ainsi
été exclus du dictionnaire de l’Académie. Les académiciens ont
également réglé le son et le sens des mots et, dès deuxième moitié
e siècle, la grammaire de Port-Royal s’est donné pour
du
ambition de retrouver, sous les formes de la langue, la raison
universelle : les grammairiens étaient devenus l’autorité suprême, au
détriment de l’usage.
À cette époque, le français n’était toutefois pas la seule langue
parlée en France. Hors de Paris, la population continuait à parler
principalement patois. Au Sud, les locuteurs pratiquaient une forme
d’occitan, au Nord, on parlait le wallon et le picard, à l’Est, le
francique et l’alsacien et à l’Ouest, le breton. Le problème de la
diversité linguistique des Français s’est fait jour au moment de la
Révolution. Plusieurs enquêtes linguistiques ont alors été réalisées,
qui conclurent que les patois étaient bien vivants dans la plupart des
régions et que de très nombreuses personnes n’étaient pas
capables de tenir une conversation en français. Dans l’idéologie
révolutionnaire, les patois étaient associés à la religion et au passé.
Le français, au contraire, était perçu comme un facteur d’égalité :
tout Français devait y avoir droit. C’est pourquoi, dès la fin du
e siècle, on prit la décision de créer des Écoles normales, pour
former des enseignants qui pourraient à leur tour enseigner le
e siècle, le
français dans chaque village. Notons que dès le
français avait déjà pris une forme très proche du français actuel,
comme on peut s’en rendre compte par le fait que les textes de cette
époque sont largement intelligibles pour des lecteurs d’aujourd’hui.
e siècle, on parlait français à l’école, que la Loi Jules Ferry
Au
de 1882 avait rendue obligatoire pour tous les enfants dès 6 ans,
mais le patois persistait dans la vie courante. La situation a changé
dès le début du e siècle, lors de la Première Guerre mondiale. En
effet, les unités regroupaient des hommes d’origines différentes qui
se retrouvaient dans l’absolue nécessité de communiquer. Dans
cette situation, le dénominateur commun le plus simple entre les
troupes était le français. À leur retour à la maison, ces hommes ont
ensuite continué à parler le français.
e siècle, le français, comme toutes les langues vivantes,
Au
continue son évolution. Dans le domaine du lexique, cette évolution
reflète l’arrivée constante de nouveaux concepts : beaucoup de
nouveaux mots ont par exemple été créés dans les domaines de la
téléphonie mobile et d’Internet. Du point de vue de la prononciation
(phonologie), certains contrastes tendent à disparaître (par exemple
entre brun et brin), tout comme le caractère obligatoire ou facultatif
de certaines liaisons. La syntaxe des phrases se modifie également,
par exemple dans l’absence d’inversion entre sujet et verbe pour
former des questions à l’oral (il est où ?) ou dans la suppression du
ne dans la négation, toujours à l’oral (je suis pas malade).
Notons pour conclure qu’actuellement les anciens patois parlés en
France sont proches de la disparition, malgré des tentatives parfois
très actives pour les maintenir, notamment dans le cas du breton.
Toutes ces langues font partie du groupe des langues en danger, tel
que nous l’avons défini au chapitre 3.
3. Quelques témoignages de la naissance du français
Il ne nous reste que très peu d’écrits de la période de transition
entre le latin et le très ancien français, aussi appelé le roman. Voici
quelques-uns des tout premiers textes qui nous sont parvenus.
Les Serments de Strasbourg (842) : ce texte est souvent
considéré comme le premier monument de la langue française. Il
contient le premier texte écrit en roman, et scelle une alliance entre
deux petits fils de Charlemagne (Charles le Chauve et Louis le
Germanique) contre leur frère Lothaire. Les troupes des deux parties
ne comprenant plus le latin, ce texte commence par un passage en
germanique destiné aux soldats de Louis et un autre en roman pour
les soldats de Charles. Le reste du document a été rédigé en latin.
Voici la partie en roman prononcée par Louis le Germanique, ainsi
que sa traduction française.
Pro deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, d’ist di in avant, in
quant deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in
cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dist, in o quid il mi altresi fazet, et ab
Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit.
Pour l’amour de Dieu et pour le peuple chrétien et notre salut commun, à partir
d’aujourd’hui, en tant que Dieu me donnera savoir et pouvoir, je secourrai mon frère
Charles par mon aide et en toute chose, comme on doit secourir son frère, selon l’équité,
à condition qu’il fasse de même pour moi, et je ne tiendrai jamais avec Lothaire aucun
plaid qui, de ma volonté, puisse être dommageable à mon frère Charles.
Les Gloses : elles correspondent à peu près à ce qu’on appelle
aujourd’hui des glossaires. Il s’agit de petits dictionnaires qui
permettent de passer d’une langue à l’autre. Ces écrits se sont
e et e siècles, car à cette époque, la majorité de
développés aux
la population ne comprenait plus le latin. Or, la version utilisée de la
Bible était la Vulgate, traduite au e siècle en latin par saint Jérôme.
Il était donc indispensable de fournir à la population des traductions
afin qu’elle puisse continuer à avoir accès aux Saintes Écritures. Les
exemples de Gloses les plus connus sont les Gloses de
Reichenau, qui sont un dictionnaire latin-roman comprenant près de
1 300 mots latins et les Gloses de Cassel, qui donnent la traduction
en germanique de 265 mots romans. Voici quelques mots tirés des
Gloses de Reichenau3 :
latin
roman
français actuel
Gallia
Francia
France
jecur
ficato
foie
singulariter
solamente
seulement
coturnix
quaccola
caille
Le Cantilène de Sainte Eulalie : il s’agit d’une suite de 29 vers
datant du e siècle qui raconte la vie exemplaire d’une jeune fille
martyrisée. En voici les premiers vers :
Buona pulcella fut Eulalia.
Bel auret corps bellezour anima.
Voldrent la ueintre li d[õ] inimi.
Voldrent la faire diaule seruir.
Elle nont eskoltet les mals conselliers.
Quelle d[õ] raneiet chi maent sus en ciel.
Ne por or ned argent ne paramenz.
Por manatce regiel ne preiement.
Niule cose non la pouret omq[ue] pleier.
Bonne pucelle fut Eulalie.
Beau avait le corps, belle l’âme.
Voulurent la vaincre les ennemis de Dieu,
Voulurent la faire diable servir.
Elle n’écoute pas les mauvais conseillers :
« Qu’elle renie Dieu qui demeure au ciel ! »
Ni pour or, ni argent ni parure,
Pour menace royale ni prière :
Nulle chose ne la put jamais plier.
4. Français et francophonie
En plus de la France, le français est une langue officielle dans 32
autres pays partout dans le monde. En Europe, le français est
notamment parlé en Belgique (40 % de francophones) et en Suisse
(20 % de francophones), mais on le trouve également au
Luxembourg et dans la région italienne du Val d’Aoste. En Afrique, le
français est pratiqué dans de nombreux pays comme le Cameroun,
le Congo, le Mali et le Sénégal. En Amérique, le principal pays
francophone est bien entendu le Canada (25 % de francophones,
essentiellement dans la province du Québec), mais on parle
également français à la Martinique et à la Guadeloupe, en Guyane
et à Saint-Pierre-et-Miquelon ainsi qu’en Haïti. Dans l’océan Indien,
en plus de la Réunion, le français est parlé à l’île Maurice, aux
Seychelles, à Madagascar, aux Comores et à Mayotte. En Océanie,
il est parlé en Polynésie, à Wallis-et-Futuna et en NouvelleCalédonie.
Bien entendu, dans tous les pays ou département français cités cidessus, les notions de langue française et de locuteur francophone
s’entendent de manière bien différente. Si en Belgique et en Suisse,
on parle un français très proche du français de France, la situation
se présente déjà différemment au Canada, où le français surtout oral
diverge de bien des manières du français de France (prononciation,
lexique, syntaxe). Dans de nombreux autres pays, le français
cohabite officiellement avec d’autres langues locales, et n’est pas
bien maîtrisé par de nombreux locuteurs. Cette dernière remarque
souligne l’importance de différencier les locuteurs natifs des
locuteurs occasionnels. Si l’on s’en tient aux premiers, on compte
environ 80 millions de francophones dans le monde, alors que si l’on
inclut les seconds, ce chiffre passe à 220 millions (chiffre de l’OIF),
ce qui correspond à environ 2 % de la population mondiale.
On a actuellement coutume de rassembler les pays qui pratiquent
le français sous le terme de francophonie. Toutefois, comme on l’a
vu plus haut, ce terme regroupe à la fois des pays qui comptent un
nombre important de locuteurs natifs et d’autres où le français n’est
pratiqué que comme langue seconde et par un petit nombre de
locuteurs. D’un point de vue politique, la notion de francophonie
s’entend actuellement comme l’ensemble des pays regroupés dans
l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), une
organisation qui poursuit notamment des objectifs politiques
(maintien de la paix et droits de l’homme) et de coopération entre
ses pays membres. L’OIF organise des Sommets de la
francophonie, durant lesquels les états membres définissent les
grandes lignes des actions futures de l’organisation. Sur le plan de la
langue française, l’Organisation se veut un soutien à la pratique du
français, sur un principe de partenariat plutôt que de remplacement
des autres langues parlées par ses pays membres, appelées
langues partenaires.
5. Références de base
L’histoire du français est racontée de manière très concise et
accessible dans Walter (1988) et Rey (2008). Perret (2008) est une
introduction didactique, qui comporte également une analyse
linguistique des processus qui ont marqué l’évolution de la langue.
Walter (1998) offre une présentation synthétique des différentes
variétés de français parlées dans le monde. Enfin, toutes les
informations concernant l’Organisation de la francophonie se
trouvent sur le site internet : http://www.francophonie.org/.
6. Pour aller plus loin
Une introduction détaillée à l’histoire du français se trouve chez
Huchon (2002) et Rey et al. (2007) constitue certainement l’ouvrage
de référence le plus complet sur la question.
Questions de révision
4.1. À quel sous-groupe de la famille des langues indo-européennes appartient le
français ?
4.2. Peut-on situer le français encore plus précisément à l’intérieur de ce groupe ? Sur la
base de quels critères a-t-on établi cette distinction ?
4.3. Quelles sont les raisons historiques pour lesquelles le français s’est différencié des
autres langues du groupe ?
4.4. Comment l’influence du germanique est-elle reflétée dans le français actuel ?
4.5. Quel est le premier texte qui a été écrit en français et de quand date-t-il ?
4.6. Quel est l’intérêt actuel des écrits en très ancien français pour les linguistes ?
4.7. Qu’est-ce que l’ordonnance de Villers-Cotterêts et de quand date-t-elle ?
4.8. À partir de quelle époque le français a-t-il été normalisé et par qui ?
4.9. Comment peut-on définir la notion de francophonie ?
1. On parle ici de voyelles phonologiques et non pas de lettres de l’alphabet. Voir le
chapitre 6 pour une explication détaillée des notions de voyelle et de consonne en
phonologie.
2. Les mots oïl et oc veulent tous deux dire oui. On sépare ainsi les familles de langues
selon le mot utilisé pour dire oui : oïl au Nord et oc au Sud.
3. Tiré de Walter H. (1988), p. 68.
Chapitre 5
Une brève histoire de la linguistique
contemporaine : de Saussure à Chomsky
Dans
ce chapitre, nous allons parcourir l’évolution de la
linguistique au e siècle au travers de ses deux représentants les
plus éminents : le linguiste genevois Ferdinand de Saussure et le
linguiste américain Noam Chomsky. Nous verrons plus
spécifiquement comment Saussure a jeté les bases de la
linguistique moderne en proposant une nouvelle méthode de
travail fondée sur une série de dichotomies et comment Chomsky
a contribué à faire passer la linguistique du domaine des
humanités à celui des sciences cognitives.
1. Saussure et les fondements de la linguistique structurale
1.1. La naissance de la linguistique moderne
On considère habituellement que la linguistique moderne remonte
aux travaux du linguiste genevois Ferdinand de Saussure (18571913), et à son Cours de linguistique générale, donné à l’université
de Genève entre 1906 et 1911. Ce cours a par la suite donné lieu à
un livre éponyme, publié de manière posthume en 1916 sur la base
de notes prises par ses étudiants et établi par ses disciples Charles
Bally et Albert Sechehaye. Ferdinand de Saussure est également
reconnu comme le fondateur du structuralisme, un mouvement de
pensée qui s’attache à étudier des phénomènes du point de vue
d’un système plutôt que des éléments qui le composent, et dont
e siècle à de nombreux
l’influence s’est étendue au cours du
domaines des sciences humaines comme l’ethnologie, l’analyse
littéraire et la philosophie.
Avant l’arrivée de Saussure, les travaux en linguistique se
limitaient à quelques domaines spécifiques. La tradition rhétorique
s’intéressait aux figures de style ou de discours comme la
métaphore et la métonymie, ou aux figures de pensée comme
l’ironie (cf. chapitre 13). La tradition philologique avait pour objet
l’établissement des textes anciens, notamment grecs, latins et
médiévaux. Enfin, la linguistique historique s’était développée au
e siècle sous l’influence de la tradition germanique et s’intéressait
à la grammaire comparée des langues indo-européennes et aux
règles présidant aux changements phonétiques (dans les sons). Au
début de sa carrière, Saussure s’était d’ailleurs illustré par ses
travaux sur les voyelles des langues indo-européennes.
1.2. La méthode de Saussure
Saussure a été le premier à utiliser une méthode permettant de
définir un objet d’étude précis pour la linguistique, en opérant par
distinctions (ou dichotomies) et en éliminant à chaque fois l’une des
branches de l’alternative. Son approche est de ce point de vue
réductionniste, et constitue l’un des fondements de la méthode
scientifique. Dans cette section et les suivantes, nous allons passer
en revue les principales dichotomies proposées par Saussure, ce qui
nous permettra d’aboutir à une vision générale de l’objet de la
linguistique, tel qu’il la percevait au début du e siècle.
La première distinction fondamentale opérée par Saussure a
consisté à séparer l’objet d’étude de la linguistique de sa matière.
En effet, toute forme de production langagière, par exemple un
discours ou un texte, pourrait a priori constituer un objet d’étude
possible pour le linguiste. Selon Saussure, l’objet d’étude de la
linguistique ne peut toutefois pas inclure l’ensemble des
manifestations du langage, car ces dernières sont à la fois trop
hétérogènes et trop larges pour être saisies dans leur totalité.
Pensez par exemple aux différences entre un texte classique, un
courrier électronique et un dialogue en ligne sur Internet ! Ainsi,
selon Saussure, l’objet d’étude de la linguistique doit être le fruit d’un
choix raisonné de la part du linguiste, et correspondre à une souspartie structurée de l’immense quantité de matière constituée par
l’ensemble des manifestations du langage.
Une autre distinction importante opérée par Saussure sépare les
notions de linguistique externe et de linguistique interne. Selon
Saussure, la linguistique externe a pour objectif de mettre en rapport
la langue avec des faits qui lui sont extérieurs. Une telle linguistique
s’intéresse par exemple aux rapports entre langue et politique ou
encore entre langue et société. La linguistique interne se concentre
en revanche sur des phénomènes inhérents au système linguistique,
comme par exemple les sons qui composent une langue
(phonologie) ou encore l’ensemble des règles qui permettent de
former des phrases correctes dans une langue (syntaxe). Selon
Saussure, la linguistique doit être interne plutôt qu’externe. Il s’agit là
encore d’une grande innovation par rapport aux traditions de son
époque. Cette limitation de la linguistique aux faits internes à la
langue a sans aucun doute permis d’isoler les phénomènes
régissant son fonctionnement et donc de mieux les comprendre.
Actuellement, la linguistique intègre à la fois des travaux de
linguistique externe, dans des domaines comme la sociolinguistique
par exemple, et des travaux de linguistique interne dans des
domaines comme la syntaxe, la morphologie et la phonologie.
1.3. Langue et parole
Saussure a proposé de diviser le langage en deux entités
distinctes : la langue et la parole. La parole peut être définie comme
l’action individuelle d’un locuteur qui utilise le langage pour parler ou
rédiger un texte. La parole correspond donc à des productions
concrètes de langage. De par ce fait, elle est également variable
(notamment d’un individu à l’autre) et reste imprévisible.
La langue peut être définie comme un ensemble de conventions
partagées par l’ensemble d’une communauté linguistique. Par
exemple, les locuteurs du français partagent la règle qui consiste à
ajouter la terminaison -ons au radical de la plupart des verbes pour
former la première personne du pluriel. Ces mêmes locuteurs
partagent également l’utilisation du mot chat pour désigner un petit
félin poilu qui miaule et chasse les souris. Ainsi, la langue est
constituée d’un ensemble de règles et de conventions abstraites, qui
sont nécessaires à l’usage du langage, c’est-à-dire à la parole. Bien
que chaque locuteur ait internalisé dans son enfance les règles et
conventions de sa langue maternelle, cette dernière n’appartient
dans sa totalité à aucun d’entre eux. Personne ne pourrait par
exemple prétendre connaître à lui tout seul l’ensemble des règles et
conventions du français ! Saussure parle ainsi de la langue comme
d’un trésor déposé dans le cerveau des locuteurs et partagé par
l’ensemble d’une communauté linguistique.
Selon Saussure, c’est la langue et non la parole qui doit faire
l’objet d’études de la part des linguistes. En d’autres termes,
Saussure pense qu’il faut s’intéresser aux conventions qui régissent
une langue plutôt qu’à l’usage qui en est fait par les locuteurs.
Toutefois, la parole précède et détermine également la langue de
certains points de vue. Notamment, c’est par son exposition à la
production langagière (parole) des gens qui l’entourent que le
nourrisson va peu à peu accéder au système de sa langue. Ce sont
aussi les changements uniques et imprévisibles qui interviennent
dans la parole qui produisent au fil du temps des changements dans
le système de la langue. C’est notamment par une évolution
progressive de l’usage sur plusieurs siècles que le latin parlé en
Gaule est peu à peu devenu le français, comme nous l’avons vu au
chapitre 4.
Une autre grande innovation de Saussure a été d’envisager la
langue comme un système à l’intérieur duquel chaque élément est
défini par les relations qu’il entretient avec les autres éléments.
Cette définition de la langue était révolutionnaire, car cette dernière
était auparavant envisagée comme une nomenclature, c’est-à-dire
une liste d’éléments renvoyant individuellement à des objets du
monde. En d’autres termes, à chaque objet du monde correspondait
un nom qui le désignait, et cette relation ne dépendait en rien des
autres éléments de la nomenclature. Dans cette conception,
connaître une langue revenait simplement à connaître les noms
désignant les objets du monde. Pour Saussure, cette vision de la
langue est erronée, car la langue n’est pas un simple répertoire de
mots mais forme un système organisé.
Cette nouvelle conception de la langue comme un système amène
immédiatement une série de questions. Tout d’abord, on peut se
demander comment il est possible de parler de système, alors que la
langue est un phénomène évolutif, comme nous l’avons vu plus
haut. Deuxièmement, il convient de définir de quels éléments le
système que constitue la langue pourrait être composé. Enfin, il est
nécessaire de formaliser les rapports que peuvent entretenir les
éléments dont se compose le système linguistique, et qui servent à
l’organiser. Nous allons apporter des éléments de réponse à ces
trois questions dans les trois sections suivantes.
1.4. Linguistique synchronique et diachronique
Parmi l’ensemble des distinctions établies par Saussure, on
retrouve l’opposition entre la linguistique synchronique et
diachronique. Selon Saussure, la linguistique synchronique décrit un
état de la langue à un moment donné. Il s’agit donc d’une relation de
simultanéité. Par exemple, il est possible de faire une étude
synchronique de l’anglais de l’époque de Shakespeare ou du
e siècle. En revanche, la linguistique diachronique
français du
s’intéresse au passage d’un état de langue à un autre. Il s’agit dans
ce cas d’une relation de successivité. Un exemple d’analyse
diachronique consisterait à étudier les phénomènes linguistiques qui
ont caractérisé le passage du latin vulgaire au très ancien français.
En d’autres termes, dans le point de vue synchronique, ce sont des
états de langue qui sont étudiés alors que dans le point de vue
diachronique, ce sont des successions d’états de langue qui sont
étudiés. Selon Saussure, l’étude de la langue doit être synchronique
plutôt que diachronique. Attention toutefois, synchronique ne signifie
pas contemporain, comme le montre l’exemple de l’anglais de
Shakespeare cité plus haut. En revanche, chaque étude
synchronique, quel que soit l’état de langue décrit, est une étude du
système, à un moment donné de son évolution, à un état stable.
1.5. Le signe linguistique
Selon Saussure, l’unité de base qui forme le système de la langue
est le signe. Le signe linguistique peut être défini comme une entité
à deux faces, nommées l’image acoustique et le concept. Plus
concrètement, l’image acoustique est simplement « l’enveloppe
linguistique » du mot et le concept sa signification. Par exemple,
l’image acoustique du mot crocodile correspond aux représentations
des sons qui composent ce mot (voir chapitre 6) ou de ses lettres à
l’écrit. Le concept de crocodile correspond à la représentation
mentale que les locuteurs ont de cet animal.
L’une des idées les plus célèbres restées de l’œuvre de Saussure
est que la relation qui existe entre les deux faces d’un signe, à savoir
l’image acoustique et le concept, est arbitraire. Autrement dit, il n’y
a pas de raison logique ou naturelle pour qu’un mot plutôt qu’un
autre soit utilisé par une communauté linguistique pour désigner un
certain concept. Il s’agit simplement d’une convention, suivie par
l’ensemble des locuteurs. Par exemple, il n’y a pas de logique dans
le fait que le concept d’ARBRE soit désigné en français par la suite
de sons [aRbR]1 (ou les lettres a-r-b-r-e à l’écrit). D’ailleurs, chaque
langue a adopté sa propre convention pour désigner ce même
concept (tree en anglais, Baum en allemand, etc.).
Saussure a choisi de remplacer les termes d’image acoustique et
de concept, qui s’appliquent spécifiquement à la langue, par ceux de
signifiant et de signifié, à valeur plus générale. En effet, selon
Saussure, la langue n’est qu’un système de signes parmi d’autres et
la linguistique s’inscrit en tant que discipline au sein de la
sémiologie, c’est-à-dire l’étude des signes au sein de la vie sociale.
Dans le courant du e siècle, la sémiologie a été appliquée à des
domaines aussi divers que la mode (Roland Barthes), le cinéma
(Christian Metz), l’architecture et la littérature (Umberto Eco).
1.6. Les rapports entre signes
Comme nous l’avons vu plus haut, la signification d’un signe
résulte de la relation arbitraire qui unit un signifiant et un signifié.
Toutefois, le signe ne tire sa valeur que des relations qu’il entretient
avec les autres signes au sein du système de la langue. En d’autres
termes, chaque signe se définit par opposition aux autres éléments
du système. Par exemple, ce qui fait qu’un tigre est un tigre, c’est
qu’il n’est pas un lion, ni une panthère, etc.
Saussure recense deux types de relations entre les signes au sein
d’une langue : les rapports syntagmatiques et paradigmatiques. Les
rapports syntagmatiques se situent au sein même de la chaîne de
la parole et unissent les éléments qui se suivent temporellement le
long de cette chaîne. Par exemple, la suite de sons [pɛR] (comme
dans le mot père) devient [pRɛ] (comme dans le mot près) en
intervertissant deux sons le long de la chaîne de la parole (R et ɛ).
De la même manière, des rapports de type syntagmatique unissent
les mots qui forment une phrase. Par exemple, la phrase Jean aime
Marie devient par substitution Marie aime Jean. Dans les deux cas,
la signification du mot ou de la phrase change suite à l’opération de
substitution.
Les relations paradigmatiques ne se situent pas au sein même
de la chaîne parlée mais sont issues des associations évoquées par
les signes. Par exemple, le mot étudiant évoque par association le
mot étudier. Cette association vient à la fois du niveau des
signifiants et des signifiés. En effet, les deux mots appartiennent à
une même famille et les concepts qu’ils désignent sont associés.
Dans certains cas, la relation paradigmatique porte uniquement sur
le signifiant, comme entre les mots étudiant et perdant, que seule la
rime en -ant rapproche. Enfin, dans certains cas encore, le lien se
situe uniquement au niveau du signifié, comme entre étudiant et
apprentissage. Les formes linguistiques de ces mots ne sont pas
apparentées, mais leurs concepts sont reliés.
1.7. En résumé
Selon Saussure, la linguistique doit distinguer son objet de sa
matière. La linguistique de la langue prime sur la linguistique de la
parole et la linguistique synchronique prime sur la linguistique
diachronique. La langue est définie comme un système de signes,
qui est un tout cohérent où chaque élément est défini par ses
rapports aux autres membres du système. Enfin, les signes
linguistiques entretiennent deux types de rapports entre eux :
syntagmatiques sur la chaîne parlée et paradigmatiques ou
associatifs.
2. Chomsky et la grammaire générative
2.1. Un nouveau programme pour la linguistique
Dans les années cinquante, Noam Chomsky (1928- ), un jeune
linguiste du Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Boston,
révolutionne la linguistique en proposant un nouveau programme de
recherche. Aux États-Unis, le paradigme dominant en linguistique à
cette époque était la grammaire distributionnelle, un courant qui
envisageait la description des langues par l’élaboration de listes de
règles, issues de données de production réelles par des locuteurs
(des corpus). À cette conception empiriste de la linguistique,
Chomsky oppose le modèle rationaliste de la grammaire
générative. Dans cette approche, l’objectif de la linguistique est de
caractériser le savoir linguistique des locuteurs adultes, ce que
Chomsky nomme leur langue interne. Chomsky a par ailleurs
bousculé la vision dominante de son époque en proposant que
toutes les langues du monde, bien que différentes en apparence,
sont fondamentalement similaires quant à leurs mécanismes
profonds, et reflètent une grammaire universelle, faculté biologique
et spécifique à l’espèce humaine.
Chomsky a également eu une influence déterminante sur la
psychologie, par sa conception de la manière dont les enfants
acquièrent le langage. Au milieu du e siècle, le courant dominant
en psychologie était le comportementalisme (aussi appelé
béhaviorisme), qui consistait à expliquer des phénomènes
d’apprentissage uniquement par les comportements observables
(externes) des sujets, en interdisant toute spéculation sur leurs états
mentaux (internes). Dans cette optique, l’acquisition du langage était
envisagée comme un comportement appris, réductible à des
phénomènes d’imitation. Chomsky s’est fortement opposé à cette
idée, en insistant sur le rôle de l’innéisme dans le processus
d’acquisition.
En résumé, les idées et méthodes proposées par Chomsky au
milieu du e siècle ont contribué à placer la linguistique au cœur du
domaine naissant des sciences cognitives.
2.2. Une approche rationaliste de la linguistique
e siècle, la linguistique se définissait comme
Vers le milieu du
une discipline empirique, dans laquelle les théories étaient le fruit de
l’observation de données produites par des locuteurs et recueillies
dans des corpus. Concrètement, dans une approche empirique, le
linguiste décide que X est une phrase valide de la langue Y en
cherchant des preuves de sa grammaticalité par l’étude d’autres
constructions similaires dans le corpus. Chomsky s’est opposé à
cette méthode et a défendu au contraire une méthode rationaliste,
fondée sur des jugements introspectifs. Dans une approche
rationaliste, le linguiste réfléchit sur sa langue et fait des hypothèses
théoriques sur la base de ses réflexions et de son intuition
linguistique. Il confronte ensuite ses hypothèses à des données et
les révise au besoin.
Cette préférence méthodologique fait écho à une distinction
théorique opérée par Chomsky entre la compétence et la
performance des locuteurs, et qui peut s’envisager comme un
parallèle cognitif à celle introduite par Saussure entre langue et
parole. Selon Chomsky, la compétence peut se définir comme la
connaissance que les locuteurs ont de leur langue et la performance
comme l’usage qu’ils en font. Le point important est que compétence
et performance ne sont pas toujours équivalentes. Par exemple, les
locuteurs produisent parfois des phrases agrammaticales parce
qu’ils sont stressés ou fatigués, bien qu’ils sachent par ailleurs que
ces constructions ne sont pas correctes dans leur langue. Dans ce
cas, il s’agit d’erreurs de performance, qui ne remettent pas en
cause leur compétence. À l’inverse, les enfants ou les locuteurs non-
natifs utilisent parfois une construction correctement par hasard,
sans la maîtriser réellement. Dans ce cas également, la performance
est un reflet inexact de la compétence.
Ainsi, l’étude des productions issues de données réelles n’est pour
Chomsky que des manifestations de la performance des locuteurs,
qui peuvent être biaisées. Ce qui permet d’étudier le langage de
manière fiable sont les jugements introspectifs (voir ci-dessous)
fournis par des locuteurs natifs, reflets de leur compétence.
2.3. La notion de langue interne
Selon Chomsky, la notion de langue interne désigne le savoir
qu’un locuteur natif adulte a de sa langue. Ce savoir ne doit toutefois
pas s’envisager comme une connaissance consciente, par exemple
la capacité à formuler des règles de grammaire. Il s’agit d’un savoir
intuitif, qui permet aux locuteurs natifs de dire sans effort qu’une
phrase comme (1) est grammaticale en français, alors que (2) est
douteuse et (3) est totalement impossible, même s’ils ne savent pas
expliquer pourquoi ils ont cette impression. Ce type de jugement est
appelé un jugement de grammaticalité par les linguistes.
1. Jean a mangé une pomme.
2. Quand dis-tu que Jean a mangé quoi ?
3. Pomme Jean mangé a.
La langue interne peut donc être étudiée, par le biais des
jugements de grammaticalité, au niveau de chaque locuteur. Ce
concept s’oppose à celui de langue externe, qui caractérise la
langue en tant qu’entité partagée par une communauté linguistique,
par exemple le français ou l’espagnol. Dans sa conception externe,
la langue n’est pas une réalité psychologique ou neurologique
individuelle, mais une entité historique, politique et sociologique. Elle
ne peut donc pas faire l’objet d’une analyse linguistique dans la
conception cognitive défendue par Chomsky.
2.4. Grammaire universelle et faculté de langage
La notion de grammaire universelle introduite par Chomsky intègre
l’idée selon laquelle certains principes de grammaire sont communs
à toutes les langues du monde. Ces principes sont innés et
représentent la caractérisation abstraite de la faculté de langage
propre à l’espèce humaine. Plusieurs arguments ont été avancés
pour justifier l’existence d’une telle grammaire universelle.
D’un point de vue typologique, de nombreux travaux (notamment
ceux de Greenberg 1963) ont montré que toutes les langues du
monde partagent un certain nombre de propriétés, appelées les
universaux du langage. Par exemple, toutes les langues du monde
ont des sujets et des prédicats (voir chapitre 10). Il existe aussi des
arguments biologiques en faveur d’une grammaire universelle,
notamment le fait que toutes les sociétés humaines sans exception
ont développé une forme de langage, ce qui tend à confirmer qu’il
s’agit bien d’une prédisposition génétique universelle de notre
espèce.
Enfin, l’argument le plus souvent invoqué en faveur de l’existence
d’une grammaire universelle est que tous les humains (sauf dans les
cas de pathologie) naissent avec une prédisposition innée pour le
langage. En d’autres termes, le langage ne doit pas être enseigné
explicitement aux enfants, il se développe naturellement et sans
effort au cours des toutes premières années de la vie (voir
chapitre 1). Cette incroyable facilité serait difficilement explicable si
l’enfant n’était pas guidé par des connaissances innées, liées à sa
grammaire universelle.
Toutefois, il est clair que l’ensemble du processus d’acquisition du
langage ne peut en aucun cas être inné. En effet, un enfant qui n’est
pas exposé à une langue spécifique dans ses premières années de
vie ne développe pas de langage, comme l’ont montré les quelques
exemples célèbres d’enfants sauvages au travers de l’histoire. Par
ailleurs, les propriétés spécifiques à chaque langue doivent être
apprises. En d’autres termes, tous les bébés ont une prédisposition
innée à acquérir le langage mais pas de prédisposition innée pour
apprendre une langue particulière.
Afin de résoudre ce paradoxe et d’expliquer plus généralement
l’existence de variations entre les langues, Chomsky a divisé les
propriétés du langage en deux : les principes, qui regroupent
l’ensemble des universaux du langage et qui dépendent de la
grammaire universelle, et les paramètres, qui déterminent les
variations possibles entre les langues. Par exemple, pour certaines
langues comme le français, la présence d’un sujet pronominal est
obligatoire dans toutes les phrases (voir chapitre 9) alors que dans
d’autres comme l’italien, il est optionnel. Il s’agit donc d’un paramètre
(appelé pro-drop dans la littérature) que l’enfant doit fixer dans un
sens ou dans l’autre au cours du processus d’acquisition de sa
langue maternelle. La notion de paramètre explique aussi que les
langues ne diffèrent pas de manière aléatoire mais selon un espace
prédéterminé : les valeurs possibles des paramètres.
2.5. La notion de grammaire générative
Chomsky a choisi de focaliser son étude du langage dans le
domaine de la syntaxe, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui
permettent de combiner des mots pour former des phrases, car c’est
avant tout à ce niveau (plus que dans le lexique par exemple) que
s’exprime la faculté de langage spécifique à l’espèce humaine. Ainsi,
contrairement à Saussure, Chomsky ne définit pas la langue comme
un système de signes mais comme un système de règles.
Le type de grammaire que propose Chomsky, appelée grammaire
générative, se distingue des autres modèles théoriques de son
époque par l’usage de langages formels, venant de la théorie des
automates.
Plus
spécifiquement,
Chomsky,
au
départ
mathématicien, a fait l’hypothèse qu’à partir de l’ensemble fini
d’éléments que sont les mots d’une langue, il est possible de
générer un ensemble infini de phrases. Dans ce contexte, le terme
générer signifie produire à l’aide d’un système de règles. Par
exemple, à partir de la règle selon laquelle (en français) un groupe
nominal peut être constitué d’un déterminant suivi d’un nom, il est
possible de générer une infinité de combinaisons comme le chien,
une maison, les histoires, etc. Ainsi, la grammaire générative d’une
langue peut être définie comme le système de règles à l’origine de la
capacité générative du langage. Nous reviendrons plus en détail sur
la notion de règle dans les chapitres 8 et 9, consacrés à la syntaxe
du français.
2.6. En résumé
La linguistique générative est définie comme la branche de la
psychologie cognitive dont la tâche est de caractériser le savoir
linguistique des locuteurs, c’est-à-dire leur langue interne. Cette
langue interne est riche, complexe et contraste avec la pauvreté des
données linguistiques servant d’entrées à l’acquisition du langage
par l’enfant. La faculté de langage est nommée grammaire
universelle, ou ensemble de propriétés définissant la langue interne.
3. Références de base
Pour une introduction à l’œuvre de Saussure, on lira
nécessairement Saussure (1955), ainsi que Saussure (2002) pour
une mise en regard de la version établie du Cours avec les notes de
l’auteur. La linguistique saussurienne est également abordée par
Gadet (1987) et Amacker (1975). Une introduction très accessible à
la notion de faculté de langage telle que l’entend Chomsky se trouve
dans le chapitre 4 de Pinker (1999a). Le début de la linguistique en
tant que science cognitive est résumé par Gardner (1993),
chapitre 3. Enfin, Smith (1999), chapitres 1 et 2, offre une vision
globale et accessible des différents thèmes linguistiques et cognitifs
abordés par Chomsky.
4. Pour aller plus loin
Chomsky (1990) est une référence complète sur l’ensemble des
thèmes liés à la linguistique chomskyenne. Pollock (1997) est la
référence en ce qui concerne l’application de la linguistique
chomskyenne au français. Baker (2001) fournit une excellente
introduction aux notions de principe et de paramètre. Pour une
bioagraphie intellectuelle et scientifique de Ferdinand de Saussure,
on consultera l’ouvrage incontounrable de Joseph (2012).
Questions de révision
5.1. Quel doit être l’objet d’étude de la linguistique selon Ferdinand de Saussure ?
Répondre en utilisant les dichotomies : langue/parole, synchronie/diachronie, linguistique
interne/linguistique externe.
5.2. Expliquer les notions de signifiant et de signifié en les appliquant au mot chat.
5.3. Pourquoi les signes linguistiques sont-ils arbitraires selon Saussure ?
5.4. Quelle est la différence entre la signification et la valeur d’un signe ? Illustrer avec le
mot cheval.
5.5. Selon Saussure, les relations entre signes peuvent être syntagmatiques ou
paradigmatiques. Expliquer ces deux types de relation et donner des exemples pour
chacune d’elles.
5.6. À quels courants de pensée Chomsky s’oppose-t-il dans sa définition de la
linguistique ?
5.7. Pourquoi Chomsky parle-t-il de grammaire générative ?
5.8. Qu’appelle-t-on un jugement de grammaticalité ?
1. Le système de représentation formelle des sons utilisé ici est introduit au chapitre 6.
Deuxième partie
Les domaines de la linguistique
française
Chapitre 6
Phonétique et phonologie du français
Dans
la seconde partie de cet ouvrage, nous allons nous
intéresser successivement aux différents niveaux d’analyse du
langage que sont notamment les sons, les mots et les phrases. En
guise d’introduction, nous commencerons par montrer dans ce
chapitre comment ces différents niveaux d’analyse sont définis par
les linguistes et dans quelles disciplines ils sont étudiés. Le reste
du chapitre sera consacré à la plus petite des unités d’analyse du
langage, le phonème, objet d’étude de la phonologie.
1. Les unités d’analyse linguistique : du son à la phrase
À un niveau intuitif, deux niveaux d’analyse linguistique semblent
émerger naturellement : en parlant et en écrivant, les locuteurs
utilisent des mots afin de former des phrases.
Pour le linguiste, le mot est une unité de sens ou, pour reprendre
les termes de Saussure, l’image acoustique qui permet d’accéder à
un concept. L’étude des mots et de leur signification est l’objet de la
sémantique lexicale, que nous aborderons au chapitre 10.
Toutefois, les unités de sens que forment les mots ne sont pas des
unités minimales d’analyse, car elles peuvent souvent être
décomposées en éléments plus petits. Par exemple, le mot
rapidement contient à la fois le sens du mot rapide et du suffixe ment qui signifie « de manière ». Ainsi, on peut dire que le sens du
mot rapidement est construit par addition des éléments qui le
composent (rapide + ment). Les éléments qui entrent dans la
formation des mots construits s’appellent des morphèmes, et sont
l’objet d’étude de la morphologie, que nous traiterons au chapitre 7.
La signification des phrases est également construite à partir de la
signification des mots qui les composent et des relations que ces
mots entretiennent entre eux. Par exemple, la signification de la
phrase (1) ci-dessous peut être résumée comme suit : il existe un
individu appelé Max qui réalise l’action de manger.
1. Max mange.
L’étude de la signification des phrases entre dans le domaine de la
sémantique compositionnelle, dont nous reparlerons également
au chapitre 10. D’un point de vue grammatical, en français, les
phrases sont constituées minimalement d’un sujet suivi d’un verbe
voire d’un complément comme en (2). Toutefois, certaines phrases
comme (3) peuvent être plus complexes, et contenir d’autres
phrases.
2. La sœur de Jeanne aime les araignées.
3. Marie a raconté à Paul que Max pense que la sœur de Jeanne aime les araignées.
Tout comme les mots, les phrases ne sont pas des unités
minimales d’analyse, car elles sont constituées d’autres éléments
qui entretiennent un rapport particulier entre eux. Par exemple, en
(2), les éléments la sœur de Jeanne forment une unité de sens au
sein de la phrase. On le constate notamment par le fait qu’il est
possible de remplacer toute cette unité par le pronom elle comme en
(4) ou d’en faire le sujet d’une question comme en (5).
4. Elle aime les araignées.
5. Qui aime les araignées ? (réponse : la sœur de Jeanne).
En revanche, les éléments sœur de ne forment pas un groupe au
sein de la phrase. Ils ne peuvent pas être remplacés ou questionnés
au même titre que le groupe la sœur de Jeanne. Les éléments qui
forment des unités de sens au sein de la phrase sont appelés des
syntagmes. La discipline qui étudie la manière dont les syntagmes
peuvent être combinés pour former des phrases simples et
complexes est la syntaxe. Nous en reparlerons aux chapitres 8 et 9.
Jusqu’à présent, la hiérarchie de niveaux d’analyse que nous
avons esquissée va du morphème à la phrase. Toutefois, il existe
des éléments encore plus petits que les morphèmes comme rapide
et -ment qui font l’objet d’études de la part des linguistes : les sons.
L’étude des sons d’une langue, appelés phonèmes, est l’objet de la
phonologie, à laquelle ce chapitre est consacré. Il subsiste toutefois
une différence importante entre les phonèmes et les autres
unités d’analyse que nous avons identifiées plus haut : les
phonèmes ne sont pas porteurs de signification. En revanche, toutes
les autres unités d’analyse comme les mots et les syntagmes ont
toujours une signification. Bien que les phonèmes ne soient pas
porteurs de signification, le fait de remplacer un phonème par un
autre dans un mot conduit à un changement de sens. Par exemple,
le fait de remplacer le son [p] dans le mot pain par le son [m] fait que
le mot pain devient le mot main.
Les unités d’analyse de la linguistique que nous avons identifiées
sont résumées dans le tableau ci-dessous, de la plus petite à la plus
grande :
Unités
Exemples
Domaine(s)
d’étude
phonèmes
morphèmes
mots
syntagmes
phrases
[a] [e] [u]
[f] [b] [g]
rapide
dé-fais-able
maison
chemin de fer
mon ami
aime les
fleurs
Max est
fort.
Jean croit
que Max
est fort.
syntaxe
(forme)
sémantique
(sens)
phonologie
morphologie
morphologie
syntaxe
(forme)
sémantique (sens)
Dans cette synthèse, nous n’avons pas encore mentionné l’objet
d’étude de la pragmatique, qui est l’énoncé. Comme nous l’avons vu
au chapitre 2, l’énoncé n’est toutefois pas un objet structuralement
supérieur à la phrase, mais correspond à une phrase étudiée en
prenant en compte le contexte dans lequel elle a été prononcée.
Nous reparlerons des énoncés dans les chapitres 11 à 13, qui
traitent de différents phénomènes pragmatiques.
2. Les unités de l’écrit et de l’oral
De manière intuitive, le langage se décompose dans l’esprit des
locuteurs selon les unités de la langue écrite. Ainsi, le mot se définit
souvent comme une chaîne de caractères précédée et suivie
d’espaces blancs, la phrase comme une suite de mots qui
commence par une majuscule et se termine par un point, et la plus
petite unité du langage serait les lettres. Toutefois, ces définitions
posent de nombreux problèmes pour une analyse linguistique. En
effet, elles correspondent à des conventions instaurées par les
typographes et qui ne reflètent pas les propriétés réelles du langage.
Par exemple, les manuscrits latins ne séparent pas les mots par des
blancs et les manuscrits médiévaux ne contiennent pas ou peu de
signes de ponctuation.
De même, les sons ne sont pas des équivalents sonores des
lettres de l’alphabet, pour diverses raisons. Premièrement, comme
nous le verrons dans la suite de ce chapitre, il existe plus de sons en
français que de lettres de l’alphabet, et ces dernières ne suffisent
donc pas à les représenter tous. En effet, le français compte 6
voyelles écrites (a, e, i, o, u, y) contre 15 voyelles phonétiques. Ce
nombre important de voyelles est d’ailleurs l’une des spécificités du
français par rapport aux autres langues romanes (voir chapitre 4). Le
français compte également 20 consonnes écrites (b, c, d, f, g, h, j, k,
l, m, n, p, q, r, s, t, v, w, x, z) contre seulement 19 consonnes
phonétiques. Ainsi, le français compte un total de 26 lettres de
e siècle, l’Association
l’alphabet contre 34 sons. Depuis la fin du
phonétique internationale a créé un alphabet phonétique
international, qui permet de représenter de manière standardisée et
univoque l’ensemble des sons des langues du monde1.
Un autre décalage entre sons et lettres se remarque par le fait que
certains sons sont rendus à l’écrit par plusieurs lettres. C’est le cas
par exemple de voyelles dites nasales comme le son final [ɔ̃] du mot
maison ou le premier son [ɛ̃] du mot infernal. Inversement, certaines
lettres de l’alphabet ne correspondent pas à un seul son, par
exemple la lettre x qui correspond à deux sons : [k] et [s]. De
manière encore plus frappante, la lettre h ne correspond à aucun
son en français contemporain et ne devient audible que dans les cas
de liaison (voir ci-dessous). Quatrièmement, un même son trouve
souvent des réalisations graphiques différentes, par exemple le son
[s] dans les mots dix, soupe et action. Enfin, une même lettre de
l’alphabet peut correspondre à différents phonèmes comme les deux
g du mot garage.
En résumé, les unités d’analyse pertinentes pour le linguiste ne
sont pas celles de la langue écrite mais de la langue orale. Ce
principe est d’autant plus naturel que la plupart des langues du
monde sont des langues orales qui n’ont pas d’écriture. En effet,
seules deux cents langues environ sur les quelque six mille langues
du monde s’accompagnent d’une forme écrite ! Qui plus est, les
enfants acquièrent le langage sur la base de stimuli verbaux oraux et
non à partir de textes. Enfin, les propriétés formelles principales de
la langue sont celles de la langue orale, qui diffèrent bien souvent de
celles de la langue écrite.
Prenons l’exemple de l’accord en français écrit et oral à titre
d’illustration. À l’oral, le pluriel n’est marqué que par le choix du
déterminant, par exemple l’article défini le ou les dans les exemples
(6) et (7) ci-dessous. En revanche, le pluriel est indiqué à l’écrit à la
fois par le choix du déterminant, ainsi que par l’addition d’une forme
plurielle au nom (-s) et au verbe (-ent).
6. Le chat mange.
7. Les chats mangent.
Seules les phrases contenant des pluriels marqués (irréguliers)
signalent l’accord de manière redondante à la fois à l’oral et à l’écrit
comme en (8) et (9) ci-dessous :
8. Le cheval finit son tour de piste.
9. Les chevaux finissent leur tour de piste.
En conclusion, les unités pertinentes pour l’analyse linguistique se
situent au niveau de la langue orale. La plus petite unité de la langue
orale pertinente pour le linguiste est le phonème, que nous allons
présenter dans le reste de ce chapitre. Pour ce faire, nous
commencerons par nous intéresser à la manière dont les sons sont
produits par les organes de la parole (lèvres, dents, langue, etc.),
objet d’étude de la phonétique articulatoire.
3. Éléments de phonétique articulatoire
3.1. Consonnes, voyelles et semi-voyelles
Du point de vue de l’articulation, les consonnes sont des sons
caractérisés par la présence d’un obstacle partiel ou total au
passage de l’air. Une première distinction entre les consonnes peut
être établie en fonction de la manière dont l’air est retenu (ce critère
est aussi appelé le mode d’articulation). Lorsque l’obstruction de
l’air est totale, on parle de consonnes occlusives. C’est le cas par
exemple de la prononciation du son [p] dans le mot parler, où le
passage de l’air est totalement bloqué par les lèvres, avant d’être
relâché brusquement. Lorsque l’obstruction de l’air n’est que
partielle, on parle de consonnes spirantes, comme dans la
prononciation du son [f] de frère, où l’air n’est que partiellement
retenu par les lèvres. C’est pour cette raison qu’il est possible de
tenir la prononciation d’une consonne spirante pendant longtemps
alors qu’une consonne occlusive ne peut pas être tenue. Enfin,
lorsque le passage de l’air fait intervenir un articulateur particulier
comme la cavité nasale, la langue ou la luette, on parle de
consonnes sonnantes. C’est le cas par exemple du son [m] de mer,
pour lequel l’air passe par le nez.
Un deuxième critère de classification des consonnes s’établit
selon leur lieu d’articulation, c’est-à-dire l’endroit dans la bouche
où se fait l’obstruction de l’air. On distingue cinq lieux d’articulation
des consonnes en français (du plus en avant au plus en arrière) :
1. les lèvres : consonnes labiales comme le son [p] de père
2. les dents : consonnes dentales comme le son [t] de terre
3. le palais dur : consonnes palatales comme le son [ʃ] de
cher
4. le palais mou : consonnes vélaires comme le son [k] de
car
5. la luette : consonne uvulaire comme le son [R] de rue
(lorsqu’il est prononcé sans le rouler)
Un dernier critère qui permet de classifier les consonnes fait
intervenir la vibration ou la non-vibration des cordes vocales.
Certaines consonnes dites sourdes sont prononcées sans faire
vibrer les cordes vocales, par exemple le [s] de sel alors que
d’autres dites sonores les font vibrer, comme le son [g] du mot gare.
Les voyelles sont des sons caractérisés par la vibration des
cordes vocales (elles sont donc par définition sonores), ainsi que
par la non-obstruction de l’ouverture de la cavité buccale. On
distingue habituellement quatre critères pertinents pour la
classification des voyelles.
Le premier est le degré d’ouverture de la bouche, qui peut être
fermée, mi-fermée, mi-ouverte ou encore ouverte. Par exemple, en
prononçant à la suite les mots nid, nez, naît et natte, on constate
que la bouche s’ouvre toujours plus lors de la prononciation des
voyelles [i], [e], [ɛ] et [a]. Le deuxième critère est la position de la
langue dans la bouche, qui peut être placée vers l’avant (voyelle
palatale) ou vers l’arrière (voyelle vélaire). Par exemple, en
prononçant les mots mur puis mou, la langue passe de l’avant à
l’arrière de la bouche lors de la prononciation des voyelles [y] et [u].
Le troisième critère a trait à la position des lèvres, qui peuvent être
arrondies ou non-arrondies. Le changement dans l’arrondissement
des lèvres peut être ressenti en prononçant les mots nez puis nœud.
La première voyelle [e] n’est pas arrondie alors que la seconde [ø]
l’est. Un dernier critère de classification est le lieu de passage de
l’air, qui peut être la bouche (voyelle orale) ou le nez (voyelle
nasale). Cette distinction peut être ressentie en prononçant les mots
mode puis monde. Dans le premier cas, l’air passe par la bouche et
dans le second, par le nez.
Une différence importante entre consonnes et voyelles en français
se situe au niveau du rôle joué par ces deux types de sons dans la
syllabe. En français, la syllabe est par nature vocalique. En d’autres
termes, un mot contient autant de syllabes que de voyelles. Les
consonnes ne peuvent donc pas former des syllabes à elles seules.
Elles viennent simplement s’ajouter aux voyelles qui en forment le
noyau. Par exemple, le mot liberté se découpe en trois syllabes (liber-té), construites autour des voyelles [i], [ɛ] et [e]. De même, le
mot aéroport contient quatre syllabes (a-é-ro-port) autour des
voyelles [a], [e], [ɔ] et [ɔ].
Enfin, les semi-voyelles sont des sons que l’on trouve dans des
mots comme nuit, abeille et oiseau. Du point de vue de la
prononciation, ces sons correspondent aux caractéristiques des
voyelles les plus fermées, lorsque le degré de fermeture s’accentue
encore pour produire une sorte de chuintement. Ainsi, les semivoyelles sont assimilées aux voyelles, car elles en sont proches du
point de vue de l’articulation. En revanche, elles se rapprochent des
consonnes du point de vue de leur rôle dans la syllabe. En effet, la
présence de semi-voyelles dans un mot n’influence pas le
découpage syllabique. Ainsi, le mot abeille ne contient que deux
syllabes (a- bɛj), construites autour des voyelles [a] et [ɛ]. En
revanche, si la semi-voyelle [j] est remplacée par une voyelle, par
exemple [i] dans le mot abbaye, le nombre de syllabe passe à
trois (a-bɛ-i).
3.2. Les voyelles et semi-voyelles du français
Les 15 voyelles du français sont représentées dans le tableau cidessous, en fonction des quatre critères décrits à la section
précédente : degré d’ouverture de la bouche, zone d’articulation,
position des lèvres et passage de l’air.
Voyelles palatales
(antérieures)
nonarrondies
orales fermées
arrondies
Voyelles vélaires (postérieures)
non-arrondies
arrondies
[i] nid, vie
[y] mur, jus
[u] nous, loup
orales mifermées
[e] nez, thé
[ø] nœud, jeu
[o] saut, beau
orales miouvertes
[ɛ] naît mer
[Œ] heure, œuf
[ɔ] note, mode
orales
ouvertes
[a] bat, patte
nasales
[ɛ̃] brin, gain
semi-voyelles
[ɑ] bât, pâte
[ɶ̃] un, brun
[j] abeille, lien [ɥ] lui, huit
[ã] banc, gant
[ɔ̃] bond, don
[w] oui, loi
En plus des 15 voyelles classées ci-dessus, le français comporte
également une seizième voyelle, au statut particulier, car elle a pour
propriété de pouvoir être omise sans provoquer de changement de
sens. Cette voyelle s’appelle le e muet ou schwa, et est notée
phonétiquement par le symbole [ə]. On la retrouve par exemple dans
le mot petite, où le e final n’est pas prononcé par de nombreux
locuteurs. De même, le fait de dire f(e)nêtr(e) en prononçant les e ou
non ne change pas la signification de ce mot. Lorsqu’il est prononcé,
le schwa est un son central : mi-ouvert et mi-fermé, mi-antérieur et
mi-postérieur et même mi-labialisé. Son rôle consiste principalement
à faciliter la prononciation en évitant la succession de certaines
consonnes. C’est pourquoi, il est généralement prononcé dans le
mot contrebasse, afin d’éviter la succession difficile des trois
consonnes [t], [r] et [b].
3.3. Les consonnes du français
Les 19 consonnes du français sont représentées dans le tableau
ci-dessous, selon les trois critères de classification décrits à la
section précédente : mode d’articulation, lieu d’articulation et
vibration des cordes vocales (consonnes sourds vs sonores).
Lieu d’articulation
consonnes
occlusive sourde
sonore
Mode
d’articulation
spirante sourde
sonore
sonnante nasale
latérale
vibrante
labiales
dentales
[p] pot,
peu
[b] beau,
bien
[f] fou,
foie
[v] voie,
ver
[m] main,
mer
[t] terre,
tard
[d] dos,
doux
[s] sot,
housse
[z] zoo,
ose
[n] nain,
haine
[l] loup,
large
[r] raie,
rang
palatales
vélaires
uvulaire
[k] cas,
barque
[g] gars,
goût
[ʃ] chou,
huche
[ʒ] joue,
ange
[ɲ] signe,
bagne
4. Éléments de phonologie
[ɳ]
parking
[R] raie,
rang
4.1. La notion de phonème
Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés aux sons, entités
concrètes, objets d’étude de la phonétique. La phonologie
s’intéresse quant à elle aux phonèmes. Un phonème peut être
défini comme la plus petite unité discrète qui permet d’isoler des
éléments de la chaîne parlée. En d’autres termes, seuls les sons qui
produisent des différences de signification dans un mot, également
appelées différences fonctionnelles, sont considérés comme des
phonèmes. Ainsi, tous les phonèmes sont des sons, mais tous les
sons ne sont pas des phonèmes dans une langue donnée. Afin de
marquer cette distinction, les sons sont traditionnellement
représentés entre crochets et les phonèmes entre barres obliques.
Prenons un exemple. Le fait de remplacer le son [t] par le son [v]
dans le mot terre suffit à produire un mot différent (verre). Ainsi, /t/ et
/v/ sont des phonèmes du français. En revanche, le fait de prononcer
le mot rue en roulant le r ou non ne produit pas une différence de
sens. Ainsi, il s’agit bien de deux sons différents (une consonne
apico-dentale [r] et une consonne uvulaire [R]) mais d’un seul
phonème. En résumé, le phonème est une entité abstraite,
pertinente du point de vue de l’analyse linguistique, et qui peut
correspondre à plusieurs sons.
4.2. Commutation et permutation de phonèmes
La phonologie est l’un des premiers domaines de la linguistique à
avoir utilisé les thèses structuralistes de Saussure. La méthode
utilisée pour identifier les phonèmes d’une langue consiste à faire
varier les sons à la fois sur l’axe syntagmatique et sur l’axe
paradigmatique. D’un point de vue syntagmatique, l’opération
consiste concrètement à permuter l’ordre de deux sons dans la
chaîne parlée. Cette opération s’applique par exemple entre les
mots terre /tɛr/ et trait /trɛ/. L’inversion des sons [R] et [ɛ] suffit à
passer d’un mot à un autre. Sur la base de ce test, il est donc
possible de conclure que /R/ et /ɛ/ sont des phonèmes du français.
Sur l’axe paradigmatique, l’opération consiste à commuter deux
phonèmes, c’est-à-dire à remplacer un phonème par un autre, en
dehors de la chaîne de la parole. Ainsi, par commutation, on passe
de mère à terre ou à paire en remplaçant le son initial du mot. Le
simple fait de faire varier ce son produit à chaque fois un
changement de signification. Ainsi, il est possible de conclure que
/m/, /t/ et /p/ sont des phonèmes du français.
4.3. La méthode des paires minimales
Afin d’identifier les phonèmes d’une langue, il convient de faire
varier les sons sur la base des principes décrits ci-dessus. Toutefois,
n’importe quel son ne peut pas servir à en remplacer un autre dans
une opération de commutation. Afin de s’assurer que deux sons sont
bien en opposition l’un par rapport à l’autre dans une langue donnée,
la méthode utilisée est celle dite des paires minimales.
Concrètement, l’idée est de faire varier des sons qui ne s’opposent
que sur un seul trait pertinent. Les traits pertinents sont les critères
décrits ci-dessus pour la classification des consonnes et des
voyelles.
Dans le cas des consonnes, il est par exemple possible de faire
varier deux sons qui s’opposent uniquement sur le critère du lieu
d’articulation, comme par exemple [b] et [d]. En effet, si [b] est une
consonne labiale et [d] une consonne dentale, elles sont toutes les
deux à la fois sonores et occlusives. Les deux autres propriétés
définitoires des consonnes sont maintenues constantes dans cette
paire. Les consonnes [b] et [d] sont par ailleurs bien des phonèmes
du français, comme le montre l’opposition entre les mots beau et
dos. Ainsi, le fait de pouvoir identifier deux phonèmes d’une langue
sur la base d’une seule opposition dans l’articulation montre que ce
trait est pertinent pour la classification.
Dans le cas des voyelles, on retrouve des paires minimales par
exemple entre les sons [i] et [y], qui ne s’opposent que sur le critère
de l’arrondissement des lèvres, ou encore entre [u] et [o], qui ne
s’opposent que sur le critère du degré d’ouverture de la bouche.
5. Enchaînement et liaison
En plus de l’unité minimale qu’est le phonème, la phonologie
s’intéresse également à d’autres unités de l’oral. À un niveau
supérieur au phonème, on trouve notamment la syllabe, dont nous
avons déjà parlé ci-dessus. À un niveau encore plus global, la
phonologie s’intéresse également au contour mélodique des
phrases, et notamment à leur intonation et leur prosodie.
L’ensemble des études qui portent sur des unités supérieures au
phonème entrent dans le domaine de la phonologie
suprasegmentale. À titre d’exemple, nous allons nous intéresser
dans cette section à deux phénomènes suprasegmentaux qui ont
une grande importance en français : l’enchaînement et la liaison.
On parle d’enchaînement lorsque, à l’intérieur d’un même groupe
intonatif, un mot qui se termine par une consonne s’appuie sur la
voyelle qui initie le mot suivant. Il y a par exemple enchaînement
entre le /l/ et le /a/ des mots mal et à de l’exemple (6). Comme le
montre cet exemple, l’enchaînement ne suit pas nécessairement le
découpage graphique entre des mots.
6. Yves est mal à l’aise.
On parle de liaison lorsque la consonne finale d’un mot,
normalement muette, devient audible devant la voyelle initiale du
mot suivant. Par exemple, le s final de l’article les devient audible
avant le e initial du mot enfants dans le groupe les enfants. Les sons
réalisés dans une liaison peuvent être obtenus à partir de graphies
différentes. Par exemple, le son [z] peut être rendu graphiquement
par un s comme dans les enfants, par un x comme dans deux ans
ou par un z comme dans prenez-en. Notons encore que si certaines
liaisons sont obligatoires en français comme dans les exemples cidessus, elles sont parfois facultatives et le locuteur a le choix entre
une liaison et un enchaînement. C’est le cas par exemple dans
l’exemple (7).
7. Nous allons à la maison.
De manière générale, les critères qui favorisent la présence de
liaisons sont de deux types : syntaxique et sociolinguistique. D’un
point de vue syntaxique, plus les éléments sont fortement reliés
entre eux au sein de la phrase, plus il y a de liaisons. Par exemple,
la liaison est souvent obligatoire entre le déterminant et le nom au
sein d’un groupe nominal. D’un point de vue sociolinguistique, on
remarque que plus le contexte exige un niveau de langue élevé, plus
les locuteurs ont tendance à marquer les liaisons. Notons pour
conclure que l’enchaînement est un phénomène général qui se
retrouve dans de nombreuses langues, alors que la liaison est un
phénomène spécifique au français, et constitue l’une des grandes
difficultés de cette langue à l’oral pour les locuteurs non-natifs.
6. Références de base
Pour une introduction à la phonétique du français, on lira Tranel
(2003) et Vaissière (2006). Pinker (1999a) chapitre 6 aborde de
manière très accessible les notions de base de la phonétique et de
la phonologie. Enfin, Encrevé (1988) traite des questions de liaison
et d’enchaînement.
7. Pour aller plus loin
Rocca & Johnson (1999) et Gussenhoven & Jacobs (2005) sont
des cours complets de phonologie. Une introduction poussée à la
phonologie du français se trouve chez Brandão de Carvahlo et al.
(2010).
Questions de révision
6.1. Donner quelques exemples de chaque niveau d’analyse linguistique à partir du texte
ci-dessous :
Jean pense que le chien de la voisine est monstrueux. Le facteur m’a d’ailleurs dit qu’il
l’avait méchamment mordu à la cheville la semaine dernière.
6.2. Dire à quel(s) domaine(s) d’étude de la linguistique chaque unité identifiée ci-dessus
correspond traditionnellement.
6.3. Qu’est-ce qu’un phonème par opposition à un son ? Donner trois exemples de
phonèmes du français.
6.4. Quelles sont les réalisations graphiques possibles du son [ɛ] en français ?
6.5. Expliquer les notions de trait pertinent et de différence fonctionnelle. Donner des
exemples.
6.6. Quelle est la définition de la consonne, de la voyelle et de la semi-voyelle ?
6.7. À quoi sert la méthode des paires minimales ? Donner un exemple pour la paire de
voyelles orales mi-fermées et mi-ouvertes.
6.8. Quels sont les enchaînements ou les liaisons contenus dans les phrases cidessous ?
– J’ai reçu une boîte à musique.
– J’ai eu un rhume.
– J’ai deux enfants.
– J’ai fort à faire.
1. L’ensemble des symboles phonétiques utilisés pour représenter les sons du français
sont reproduits, avec des exemples, dans les sections sur les voyelles et les
consonnes du français ci-dessous.
Chapitre 7
Morphologie du français
La
morphologie étudie les procédés de formation des mots.
L’unité d’analyse de la morphologie est le morphème, notion que
nous allons définir en ouverture de ce chapitre. Nous verrons
ensuite par quels procédés morphologiques de nouveaux mots
sont créés en français. Nous terminerons en montrant que la
morphologie fait intervenir, au même titre que la syntaxe, la faculté
humaine de langage.
1. La notion de morphème
Un morphème peut être défini comme la plus petite unité
linguistique qui possède à la fois une forme et une signification. En
effet, le phonème (voir chapitre 6), unité de rang inférieur au
morphème, est un son qui ne porte pas de signification. Un
morphème possède quant à lui toujours une signification, même s’il
ne peut pas toujours former un mot à lui tout seul. Prenons le mot
impensable. Ce mot contient trois morphèmes : im – pens – able
(nous verrons comment faire cette division à la section suivante).
Bien qu’aucun de ces morphèmes ne puisse à lui tout seul former un
mot, chacun d’eux possède un sens qui lui est propre. Le préfixe immarque la négation, la racine verbale pens- vient du verbe penser et
le suffixe -able signifie « que l’on peut ». Mis ensemble, ces
morphèmes forment le mot impensable, qui signifie par addition des
significations « que l’on ne peut pas penser ». Cet exemple montre
que la morphologie est compositionnelle, c’est-à-dire qu’au moment
de leur formation, le sens des mots construits morphologiquement
est égal au sens des éléments qui le composent. Toutefois, la
signification globale d’un mot évolue au gré de l’usage et bien
souvent cette transparence se perd, comme nous le verrons
notamment au sujet des mots composés. On utilise le terme de
démotivation pour qualifier ce processus.
1.1. Pourquoi s’intéresser aux morphèmes plutôt qu’aux mots ?
Le mot est une unité intuitive du langage très présente dans
l’esprit des locuteurs, au même titre que la phrase. Toutefois, cette
unité est problématique en linguistique car elle est ambiguë. En
effet, l’appellation de mot peut être utilisée pour désigner différents
types d’éléments selon la définition qu’on lui attribue (voir
chapitre 6).
D’un point de vue graphique, un mot écrit est un ensemble de
lettres précédées et suivies par des espaces blancs. Toutefois, cette
définition est insuffisante pour l’analyse linguistique, car elle exclut
tous les mots composés comme pomme de terre par exemple, qui
correspondent bien à un seul signe linguistique selon la définition de
Saussure (voir chapitre 5), c’est-à-dire un signifiant rattaché à un
signifié (ou concept). Qui plus est, cette définition ne dit rien de ce
qu’est un mot à l’oral, car les blancs typographiques n’existent pas
dans la chaîne parlée.
Pour la linguistique, la notion de mot revêt également des sens
différents en fonction du niveau d’analyse auquel on se place. Par
exemple, du point de vue des sons (phonologie), /vɛr/ est un seul
mot, mais qui peut se réaliser en plusieurs mots orthographiques
comme vert, vers, ver, vair, etc. Au niveau sémantique (étude de la
signification), on considère le mot comme une unité de sens.
Toutefois, de nombreux mots ne correspondent pas à une unité
minimale de sens, parce qu’ils comprennent plusieurs éléments de
sens qui peuvent être décomposés. Par exemple, le mot
déconseiller peut se diviser en trois éléments (dé – conseil(l) – er),
qui sont des morphèmes, unités minimales qui font l’objet de
l’analyse morphologique.
1.2. Types de morphèmes
Il faut tout d’abord distinguer les morphèmes libres des
morphèmes liés (on parle parfois aussi de morphèmes autonomes
et non autonomes). Les premiers correspondent à des mots
simples, qui peuvent donc être utilisés seuls, comme par exemple
sommeil, chien, maison, etc. Les seconds n’ont en revanche pas
d’existence autonome, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être utilisés qu’à
l’intérieur d’un mot, en addition d’autres morphèmes. Cette
deuxième catégorie inclut les préfixes comme anti- et dé- et les
suffixes comme -able et -ment. Elle contient également les marques
d’accord (désinences), par exemple le -s du pluriel pour les noms ou
le -ons qui marque la première personne du pluriel des verbes.
Notons encore que les morphèmes peuvent parfois se réaliser
sous des variantes différentes, appelées allomorphes. Par
exemple, dans le verbe aller, le radical all- se réalise en va- au
singulier du présent comme dans vais et va et en ir- au futur comme
dans irai et iras. Ce type de variation est dite conditionnée, car elle
dépend du contexte dans lequel un morphème est utilisé. Par
exemple, dans le cas du verbe aller, s’il s’agit du présent ou du futur.
Un autre exemple de variante conditionnée est l’alternance entre je
et j’ pour désigner le pronom personnel sujet. Le choix de l’une ou
l’autre forme est en effet conditionné par la première lettre du mot
suivant.
Enfin, un autre cas très fréquent qui fait intervenir la notion
d’allomorphe est la modification d’un mot, lorsqu’il devient le radical
d’un mot construit morphologiquement, c’est-à-dire la partie qui reste
d’un mot construit morphologiquement lorsqu’on lui a retiré ses
affixes. Par exemple, le mot africain a donné le radical african- pour
former africanisme (plutôt que africainisme). De même, vénal vient
du mot veine, par le radical qui correspond à la variante
allomorphique vén-. Ces modifications allomorphiques s’expliquent
souvent pour des raisons de prononciation. En effet, la suite de sons
-anisme est plus facile à prononcer que -ainisme. Notons pour
conclure que ces variations sont régulières. En d’autres termes, elles
s’appliquent chaque fois qu’une même alternance de sons entre en
jeu. Ainsi, sur le même modèle qu’africain / africanisme on a
également américain / américanisme, vain / vanité, main / manuel,
etc.
À l’inverse, certaines variations allomorphiques sont dites libres,
car elles sont interchangeables et ne dépendent que des
préférences du locuteur. Un exemple de variation libre est
l’alternance entre les mots yaourt et yogourt. Le choix entre une de
ces variantes ne dépend en effet pas de l’environnement dans lequel
ce mot apparaît mais résulte d’un choix individuel du locuteur. Autre
exemple de variation libre, le choix entre les deux formes du verbe
essayer au présent : essaie ou essaye.
2. La décomposition des mots en morphèmes
L’identification des morphèmes contenus dans un mot se fait par
un processus de substitution des éléments. L’idée étant que pour
être un morphème, un même élément doit exister à l’intérieur de
plusieurs mots avec la même signification.
Prenons le mot pyromane pour illustrer ce processus. La
décomposition de ce mot en morphèmes se fait en remplaçant tour à
tour chacun des morphèmes présumés, afin de vérifier s’ils existent
bien dans d’autres mots. Ainsi, par substitution, on voit que pyro- est
un morphème, qui apparaît également dans les mots pyromètre,
pyrotechnique et pyrophore, en gardant toujours la signification
« feu », à partir du grec pur, puros. De même, -mane est un
morphème que l’on retrouve également dans des mots comme
toxicomane, mélomane et cleptomane et qui signifie « folie », à
partir du grec mania.
Autre exemple, le mot anormal décomposé en a – norm – al. Le
morphème a- qui a le sens de négation existe également dans de
nombreux autres mots comme agrammatical, aphone, apolitique,
etc. La racine norm- se retrouve également dans les mots
paranormal, normatif et normé. Enfin, le morphème -al, qui sert à
transformer un nom (norme) en un adjectif se retrouve dans de
nombreux mots comme verbal, brutal, etc.
Dans certains cas, cette décomposition en morphèmes peut être
rendue plus compliquée par la présence d’allomorphes. Par exemple
séquence, sécateur et segment viennent tous de la même racine sec
qui signifie couper, sous ses variantes allomorphiques sequ-, sec- et
seg- en fonction du son suivant dans le mot (c devient qu devant e
afin de conserver le son [k] par exemple).
3. Comment sont formés les mots en français ?
3.1. La flexion
Un mot, compris comme une unité de sens, peut souvent se
réaliser sous plusieurs formes. Par exemple, un verbe peut prendre
une variété de conjugaisons et un adjectif peut être mis au masculin
ou au féminin, au singulier ou au pluriel.
Les éléments qui servent à marquer les différentes formes d’un
mot sont appelés suffixes flexionnels ou désinences. Ces
éléments servent à marquer en genre, en nombre, en temps, en
personne et en fonction les mots dans lesquels ils apparaissent. On
retrouve ainsi dans cette catégorie le -e qui marque le féminin des
adjectifs, le -s du pluriel ainsi que toutes les flexions des verbes.
Contrairement aux autres processus que nous allons passer en
revue, l’ajout d’un suffixe de flexion ne crée pas de mot
sémantiquement différent (il ne fait pas l’objet d’une entrée séparée
dans le dictionnaire) mais est une forme du mot de base d’où il est
issu. On parle parfois de lemme pour désigner la forme de base
sous laquelle on représente les mots par défaut, par exemple le
masculin singulier pour les adjectifs.
3.2. La dérivation
L’un des processus les plus courants pour créer un nouveau mot
en français est de lui ajouter un élément au début ou à la fin, que
l’on appelle un affixe. Plus spécifiquement, on parle de préfixe
lorsque l’élément est ajouté au début du mot et de suffixe lorsque
l’élément est ajouté à la fin.
La spécificité des préfixes de dérivation est qu’ils ajoutent un
élément de sens au mot mais ne changent la plupart du temps pas
sa catégorie grammaticale. Par exemple, à partir du verbe faire, on
peut créer défaire par l’ajout du préfixe de privation dé-. Attention,
dans certains cas, les préfixes peuvent être des homophones (c’està-dire partager les mêmes sons mais avoir un sens différent). Par
exemple, le préfixe dé- peut également avoir le sens de
renforcement plutôt que de privation, comme dans démultiplier ou
démontrer.
Les suffixes de dérivation ont la propriété de pouvoir changer la
catégorie grammaticale du mot, tout en ajoutant également un
élément de sens. Ainsi, par exemple, le fait d’ajouter le suffixe -able
qui signifie « que l’on peut » au radical verbal mang- donne l’adjectif
mangeable, qui signifie « que l’on peut manger ». Toutefois, dans
certains cas, le suffixe dérivationnel ne semble pas avoir d’autre rôle
que celui de changer la catégorie grammaticale. Par exemple, le
suffixe -ment permet de passer d’un adjectif à un adverbe de
manière comme dans la paire simple / simplement, sans autre ajout
de sens. De même, le suffixe -age permet simplement de
transformer un verbe en un nom d’action comme dans démarrer qui
donne démarrage. Malgré son faible apport de sens, l’ajout d’un
suffixe dérivationnel contribue à créer un mot différent de celui dont il
est issu, et qui fait l’objet d’un traitement spécifique dans un
dictionnaire. Notons encore qu’inversement, certains suffixes de
dérivation ont pour seul rôle d’apporter un élément de sens sans
changer la catégorie grammaticale. C’est le cas par exemple de -ette
dans chambrette ou -âtre dans brunâtre.
Un mot peut être construit morphologiquement par l’ajout
successif de plusieurs affixes de dérivation. Par exemple, à partir de
constituer, on a créé constitution, constitutionnel, anticonstitutionnel
et enfin anticonstitutionnellement. Notons toutefois que l’ordre de
dérivation entre ces mots reste souvent théorique. Dans certains
cas, un adverbe en -ment peut être attesté sans que l’adjectif
intermédiaire le soit. Pour tenter de résoudre ce problème, les
dictionnaires indiquent l’ordre dans lequel les mots sont apparus
dans la langue (approche diachronique).
3.3. La composition
Un autre processus morphologique très fréquent en français
consiste à mettre ensemble deux ou plusieurs mots existants, ce
qu’on appelle la composition. Ce processus se distingue de la
dérivation principalement par le fait que tous les mots qui
interviennent dans la composition ont une existence autonome. Par
exemple, alors que l’on crée par dérivation asocial à partir de social,
où a- est un préfixe qui n’a pas d’existence autonome, on crée pois
mange-tout en juxtaposant trois mots qui ont par ailleurs une
existence autonome.
Les mots composés rassemblent des mots français, mais
également des formes grecques et latines. Dans le premier cas, on
parle de composition populaire (porte-clés, chou-fleur, etc.) et dans
le second, de composition savante (misogyne, somnambule, etc.).
Bien que les éléments des composés savants n’aient pas
d’existence autonome en français, ils conservent une sémantique de
mots pleins, contrairement aux affixes. Comparez par exemple le
sens de gyne (femme) avec celui de -able (que l’on peut). Par
ailleurs, ils ne sont pas spécialisés à gauche ou à droite des mots.
On a androgyne mais aussi gynécologue.
Les exemples de pois mange-tout et de chou-fleur illustrent une
première caractéristique des mots composés : le sens du mot
composé est souvent différent du sens de ses parties. En d’autres
termes, il n’est pas compositionnel et désigne un référent unique. En
effet, le mot pois mange-tout ne désigne pas un pois qui se nourrit
de tout. De même, le mot chou-fleur ne désigne pas un chou, une
fleur ou un chou en fleur mais un légume, différent du chou. Une
autre caractéristique des mots composés est qu’ils sont figés, c’està-dire qu’il n’est pas possible de les modifier ou d’insérer d’autres
mots entre eux. Par exemple, on ne peut pas dire le pois mangerien, ou le chou de belle fleur.
D’un point de vue formel, rien ne permet d’identifier
systématiquement les mots composés par rapport aux autres
syntagmes. En effet, certains comme portefeuille sont soudés,
d’autres comme porte-monnaie sont reliés par un trait d’union et
d’autres encore comme pomme de terre ne sont pas reliés du tout
graphiquement. Quelques règles se dégagent tout de même. Les
mots soudés tendent à être des composés savants (androgyne), des
composés anciens (pourboire) ou des composés dont l’un des mots
se présente sous forme raccourcie ou tronquée (reprographie). Dans
le cas des mots reliés par un trait d’union, la forme la plus fréquente
est une séquence de type verbe + nom, comme par exemple portevoix ou faire-part. Toutefois, aucune règle de soudure n’est
systématique, même au sein d’une même famille de mots.
Les idiomes comme ficher le camp, prendre la mouche ou mettre
la main à la pâte sont une autre famille de constructions qui
partagent les propriétés principales des mots composés. En effet,
leur signification ne correspond pas au sens des mots qui les
composent (prendre la mouche signifie se mettre en colère et n’a
rien à voir avec la présence d’un insecte), et elles ne peuvent pas
être modifiées sans perdre leur sens. Par exemple, l’expression
idiomatique casser sa pipe perd le sens de mourir dès lors qu’on lui
applique une quelconque transformation syntaxique comme la
passivation (voir chapitre 8). La phrase Sa pipe a été cassée par
Jean ne peut s’entendre qu’au sens littéral, et de surcroît sans
relation de coréférence (voir chapitre 12) entre sa et Jean.
3.4. Autres processus de formation des mots
Une autre manière de former de nouveaux mots en français
consiste à réduire ou tronquer une partie d’un mot existant. Dans ce
processus, les frontières morphologiques entre la racine et les
affixes ne sont pas toujours respectées. On a par exemple convoc
pour convocation ou blème pour problème. Comme le montrent ces
exemples, le début et la fin du mot peuvent tous deux être tronqués.
Ces mots tronqués peuvent ensuite intervenir à leur tour dans la
formation de nouveaux mots par composition. C’est le cas par
exemple de publivore ou le premier composant publi- est une forme
tronquée de publicité.
Un autre processus, appelé mots-valises depuis Lewis Carroll,
consiste à mettre ensemble des mots qui partagent une partie de
leurs syllabes en effaçant les doublons, comme dans franglais (à
partir de français et anglais) et informatique (information
et automatique). Chez Lewis Carroll, on trouve des mots-valises très
créatifs, comme slictueux, qui signifie « souple, actif, onctueux ».
Certains mots sont également construits sur des acronymes,
c’est-à-dire sur le début de plusieurs mots mis ensemble. On a par
exemple bobo, à partir de bourgeois bohème. De manière similaire,
certains mots proviennent de sigles, c’est-à-dire de la première lettre
de plusieurs mots comme ADN pour acide désoxyribonucléique.
Enfin, un dernier processus, souvent transparent du point de vue
morphologique, est la conversion ou transcatégorisation,
lorsqu’un mot est utilisé tel quel dans une autre catégorie
grammaticale. Par conversion, le mot orange est passé d’un nom de
fruit (une orange bien mûre) à un adjectif de couleur (un pull
orange). Dans certains cas, ce passage nécessite un ajustement
minimal, notamment entre les verbes (nager) et les noms d’action
dits déverbaux (la nage).
Notons pour conclure que des processus autres que
morphologiques permettent également d’enrichir le lexique d’une
langue. Notamment, les mots acquièrent constamment de nouveaux
sens par métaphore et métonymie, deux procédés que nous
analyserons au chapitre 13. Enfin, l’emprunt à d’autres langues
constitue bien entendu une source très riche pour l’innovation
lexicale de toutes les langues.
4. Morphologie et faculté de langage
4.1. Morphologie et lexique
En exploitant les procédés morphologiques de leur langue, les
locuteurs peuvent à tout moment créer un nouveau mot. Par le
recours aux mêmes principes, d’autres locuteurs de cette langue
peuvent comprendre le sens de ces nouveaux mots même s’ils ne
les ont jamais entendus auparavant. Ainsi, par exemple, en
connaissant le sens du mot nouveau courriel pour désigner la
messagerie électronique, il est possible de comprendre le sens du
verbe courrieliser dans la phrase je te courrielise cette information.
C’est pour cette raison que les procédés morphologiques permettent
un usage créatif du langage par l’utilisation de règles, au même titre
que la syntaxe. Dans un cas, on crée des mots nouveaux en suivant
les règles de combinaison de morphèmes, dans l’autre, on crée des
phrases nouvelles à partir des règles de combinaison de mots.
Toutefois, l’usage des règles de morphologie ne suffit pas à utiliser le
lexique au même titre que l’usage des règles de syntaxe permet de
créer des phrases, principalement pour les raisons suivantes.
Premièrement, tous les mots que l’on peut créer de cette façon ne
font pas partie du lexique du français, c’est-à-dire des mots qui sont
répertoriés et utilisés régulièrement par les locuteurs francophones.
Le lexique de chaque langue comporte ainsi un certain nombre de
trous lexicaux, c’est-à-dire de mots possibles mais non attestés ou
dont un mot concurrent a pris la place. Il n’y a aucune explication qui
permette de rendre compte de ces phénomènes de manière
systématique. On rejoint là le caractère arbitraire de la norme.
Par ailleurs, le sens des mots existants évolue avec l’usage et leur
transparence initiale disparaît. Par exemple, peu de locuteurs
associent encore le mot vinaigre à la composition des mots vin et
aigre. De même, le mot bureau est issu du mot bure signifiant un
type d’étoffe souvent posée sur la table qui allait devenir le bureau,
mais cette relation a perdu toute pertinence pour la signification
actuelle de ce mot. Dans les faits, le procédé de construction de la
majorité des mots du lexique n’est pas transparent, comme l’avait
déjà montré Saussure par le principe de l’arbitraire du signe (voir
chapitre 5).
Enfin, le fait d’appliquer des règles de morphologie ne permet pas
toujours d’utiliser des mots correctement, à cause de la présence de
nombreuses exceptions, à la fois dans la conjugaison des verbes
(on dit vous faites plutôt que vous faisez comme le prévoit la règle),
dans la formation des pluriels (chevaux plutôt que chevals) et des
féminins (bailleur a donné bailleresse plutôt que bailleuse), etc.
Pour toutes ces raisons, l’utilisation du lexique fait intervenir deux
processus cognitifs fondamentaux pour la faculté de langage : la
mémorisation des mots existants et l’application des règles de
morphologie.
4.2. L’acquisition des règles de morphologie
Les règles de morphologie sont spécifiques à chaque langue et,
n’étant pas innées, elles doivent donc être apprises par l’enfant qui
acquiert sa langue maternelle. Toutefois, il serait faux de croire que
l’enfant mémorise simplement des mots sans être capable
d’appliquer ces règles de manière créative, et ce dès sa plus tendre
enfance.
La capacité des enfants à manier des règles de morphologie a été
démontrée dans une expérience devenue célèbre, menée par une
psychologue américaine à la fin des années cinquante (Berko 1958).
Dans cette étude, on montrait à des enfants âgés de quatre à sept
ans l’image d’un animal imaginaire appelé le wug. Ensuite, on leur
montrait une seconde image contenant deux de ces animaux en leur
demandant de compléter la phrase : « Il y en a deux. Il y a
deux ____ ». Or, 3/4 des enfants de quatre ans et 99 % des enfants
de d’âge scolaire ont répondu wugs sans aucune hésitation. Le point
remarquable de cette expérience est que les enfants n’avaient
jamais pu entendre quelqu’un prononcer le mot wugs avant de
participer à l’expérience, étant donné qu’il n’existe pas. La possibilité
qu’ils aient mémorisé wugs comme une forme du mot wug peut dont
être exclue. Cette expérience démontre ainsi de manière très simple
la capacité des jeunes enfants à utiliser des règles de morphologie
de manière créative (en l’occurrence la formation régulière du pluriel
en anglais par l’ajout d’un -s).
4.3. La morphologie dans le cerveau
La réalité cognitive de l’application des règles de morphologie a
été observée depuis bien longtemps par l’étude de patients souffrant
de troubles du langage, notamment suite à un problème vasculaire
cérébral. En effet, certains patients cérébro-lésés semblent
conserver la capacité de mémorisation des mots tout en étant
incapables d’utiliser des règles de manière créative (Pinker 1999b).
Ainsi, par exemple, ces patients conservent la capacité à utiliser des
verbes irréguliers mais sont incapables de conjuguer des verbes
réguliers. Ce phénomène s’explique facilement si l’on considère que
les formes irrégulières doivent être mémorisées individuellement
alors que les formes régulières sont générées par application de
règles. À l’inverse, certains patients ont des difficultés à accéder au
lexique qu’ils avaient mémorisé tout en gardant une aptitude intacte
à générer des formes selon les règles de morphologie. L’existence
de patients présentant un profil opposé constitue ce qu’on appelle
une double dissociation, et démontre l’autonomie de ces deux
processus cognitifs liés au lexique.
La réalité du traitement morphologique dans le cerveau a
également été démontrée par des expériences avec des sujets
sains. Un paradigme expérimental classique en psychologie, appelé
l’amorçage, consiste à présenter à des sujets un premier stimulus
appelé l’amorce, susceptible d’influencer le traitement d’un
deuxième stimulus appelé la cible. Par cette technique, on a
notamment pu montrer que des sujets arrivaient à nommer plus
rapidement une image après présentation d’une amorce reliée
sémantiquement à la cible. Par exemple, si on présente en amorce
une image de cygne, les sujets trouveront plus rapidement le mot
canard que le mot maison lorsqu’on leur présentera les images
respectives en deuxième stimulus.
Par cette même technique, on a également pu démontrer que les
mots reliés morphologiquement s’amorcent entre eux (Dehaene
2007). Le fait de présenter le mot faire amorce le traitement du mot
relié morphologiquement faisable, par exemple. Cet effet n’est pas
dû à une quelconque ressemblance formelle entre les mots. Un mot
comme faire n’amorce pas le mot affaire, car af- n’est pas un préfixe
possible en français. À l’inverse, le mot lu amorce le mot lisons, bien
que ces deux mots ne se ressemblent pas d’un point de vue formel.
Notons encore que cet effet n’est pas dépendant du sens des mots.
En effet, on a pu constater que le mot baguette amorce le mot
bague, bien qu’ils ne soient pas reliés sémantiquement (une
baguette n’est pas une petite bague). Ainsi, le facteur pertinent pour
expliquer ce phénomène d’amorçage est bien la plausibilité de la
décomposition d’un mot en morphèmes. Cet effet montre ainsi
clairement que la décomposition morphologique se fait
(inconsciemment) dans notre cerveau lorsque nous avons à traiter
des mots.
5. Références de base
Les processus de formation des mots en français sont décrits par
Lehman & Martin-Berthet (1998), chapitres 6 à 9, ainsi que par
Mortureux (2004), chapitres 2 à 4 et par Huot (2006). Pinker (1999a)
chapitre 5 contient également une introduction générale à la
morphologie. La notion de lexique mental est abordée de manière
complète et très accessible par Aitchison (2003) en anglais, et par
Segui & Ferrand (2000) en français.
6. Pour aller plus loin
Une revue approfondie des questions actuelles de la morphologie
du français se trouve chez Fradin (2003). Halspelmath & Sims
(2013) est une introduction complète à la morphologie qui inclut des
exemples provenant d’une variété de langues. Bonin (2007) est une
introduction détaillée au lexique mental, qui inclut une description
des aspects méthodologiques et expérimentaux. Le rôle des
processus cognitifs que sont la mémorisation et l’application de
règles dans le langage est discuté par Pinker (1999b). Inkelas
(2014) aborde en détail les interfaces entre phonologie et
morphologie. Enfin, Soare & Moeschler (2013) est une présentation
générale des expressions idiomatiques.
Questions de révision
7.1. Chercher les allomorphes des verbes suivants : pouvoir / payer. S’agit-il de variantes
conditionnées ou libres ?
7.2. Faire une décomposition en morphèmes des mots : rechargeables, intrigante,
antilope.
7.3. Qu’est-ce qu’un affixe ?
7.4. Quelles sont les caractéristiques des suffixes flexionnels ? Donner trois exemples de
suffixes flexionnels du français.
7.5. Comment peut-on former un mot par dérivation ?
7.6. Quelles sont les caractéristiques formelles qui permettent de reconnaître un mot
composé par opposition à un mot construit par dérivation ?
7.7. Qu’est-ce qui différencie les mots composés des autres syntagmes ?
7.8. Comment peut-on adapter le test du wug pour le rendre utilisable en français ?
Chapitre 8
Catégories et syntagmes
Dans la première partie de ce chapitre, nous nous intéresserons
aux différents points de vue sur la langue proposés par les
grammaires prescriptives et la syntaxe. Nous aborderons
également le purisme, en expliquant en quoi il ne constitue pas un
point de vue scientifique sur la langue. La seconde partie de ce
chapitre est consacrée à la présentation des catégories
syntaxiques de rang inférieur à la phrase. Nous aborderons
notamment la question des catégories grammaticales, appelées
traditionnellement les parties du discours. Nous montrerons
également que les fonctions grammaticales ne sont pas des
constituants primitifs de la syntaxe, mais qu’elles s’expriment à
partir des catégories grammaticales. Enfin, nous expliquerons
comment certains mots au sein d’une phrase sont regroupés
syntaxiquement en une unité d’analyse que nous appellerons le
syntagme.
1. Grammaire et syntaxe
À un niveau général, la grammaire se définit comme un ensemble
de règles, conventions et normes, ainsi que leurs exceptions,
caractérisant un certain état de langue. Les règles de grammaire
portent sur une version standard de la langue écrite. Par exemple,
les règles de formation du pluriel des noms en -s ou en -x en
français ne sont pas pertinentes à l’oral. Par ailleurs, les normes sur
lesquelles sont fondées les grammaires sont souvent prises dans la
littérature plutôt que dans l’usage courant. La syntaxe d’une langue
correspond quant à elle à l’ensemble des règles qui décrivent les
connaissances que les locuteurs ont de leur langue, ce que nous
avons appelé leur langue interne (cf. chapitre 5). Le principal
élément de distinction entre grammaire et syntaxe porte ainsi sur
leur existence même au travers des langues. Si toutes les langues
du monde ont une syntaxe, toutes n’ont pas de grammaire. En effet,
contrairement à la plupart des langues indo-européennes, la majorité
des langues du monde n’ont pas de forme écrite et n’ont par
conséquent pas non plus fait l’objet de normes grammaticales.
Dans le cas du français, la tradition grammaticale s’est
principalement inspirée des grammairiens grecs et latins, mais
surtout de la tradition de Port-Royal (Arnauld et Nicole), dont la
caractéristique principale est d’avoir défendu une thèse très forte,
qui structure encore la plupart des grammaires du français. Cette
thèse est le principe du parallélisme logico-grammatical (PLG), qui
stipule que toute différence de forme dans la langue est traduite par
une différence de sens, et inversement. Par exemple, la notion de
concession est réalisée grammaticalement dans des conjonctions
comme quoique, bien que voire mais, cependant, etc. Inversement,
les conjonctions en que illustrent formellement la notion
grammaticale de subordination (alors que, tandis que, bien que,
lorsque etc.). Toutefois, l’exigence du PLG est très forte et pose
souvent problème. D’un côté, la notion de subordination peut être
réalisée par d’autres conjonctions qui ne sont pas liées à que
comme si, quand, où, pourquoi. D’un autre côté, l’ensemble des
marqueurs de concession proviennent de catégories grammaticales
variées: conjonctions de subordination (bien que), conjonctions de
coordination (mais), adverbes (pourtant, néanmoins).
Mais le problème principal des approches grammaticales est que
leurs règles ne sont pas suffisamment explicites et peuvent donner
lieu à des phrases agrammaticales. Prenons l’exemple de la
formation du superlatif relatif (en 2b), formé à partir du comparatif
(1a). Grevisse (1980) nous donne la règle suivante : « le superlatif
relatif est formé du comparatif précédé de l’article défini ». À partir
des phrases (1), on peut donc former les phrases (2).
1. a. Jean est plus aimable.
b. Marie est plus jolie.
2. a. Jean est le garçon le plus aimable.
b. Marie est la plus jolie fille.
Mais ce que la règle ne dit pas, c’est que lorsque le groupe
adjectival précède le nom (2b), l’article ne doit pas être répété. Par
exemple, une application mécanique de la règle produirait à partir de
(1b) la phrase agrammaticale en (3). Notons que par convention, les
phrases agrammaticales sont précédées d’un astérisque.
3. * Marie est la la plus jolie fille.
En résumé, les règles codifiées dans les manuels de grammaire
ne sont souvent pas suffisamment explicites pour éviter la
production de phrases agrammaticales. Les grammaires
représentent toutefois des sources d’information extrêmement utiles
sur la langue, à la fois pour les locuteurs et pour les linguistes, car
elles fournissent des renseignements sur des propriétés formelles
des langues naturelles ainsi que sur les codifications que leur
histoire leur a léguées.
2. Les puristes
Contrairement aux grammairiens, la position puriste est plus un
réflexe qu’une position raisonnée. Elle est principalement basée sur
la présupposition, erronée, que le français est une langue menacée,
tant de l’intérieur par des usages fautifs, que de l’extérieur par
l’influence de langues périphériques au français comme l’allemand
ou par des langues dominantes mondialement comme l’anglais. Les
explications des usages fautifs données par les puristes sont
principalement basées sur le recours à l’étymologie, c’est-à-dire à
l’origine du sens des mots, à la grammaire, principalement la
valence des verbes, et au génie de la langue française.
L’exemple type d’usage erroné, basé sur l’étymologie, est l’adjectif
achalandé, qui vient du nom chaland (client), utilisé pour signifier
« avec beaucoup de marchandises» alors qu’il devrait signifier
« avec beaucoup de clients ». Or la relation entre client et
marchandises est compréhensible par métonymie (cf. chapitre 13),
car les clients sont ceux qui achètent des marchandises.
Les erreurs grammaticales condamnées par les puristes sont en
général liées à la valence des verbes, à savoir le nombre de leurs
compléments (cf. chapitre 10). Par exemple, réussir son examen, ou
sortir le chien sont considérés comme fautifs parce que réussir et
sortir sont des verbes intransitifs. De même, l’expression aller au
docteur est fautive, car la préposition locative pour les noms de
professions est chez. Comme on le voit, ces jugements de valeur ne
sont pas basés sur des règles linguistiques, mais sur une vision
prescriptive de la grammaire.
Enfin, le dernier type d’explication est basé sur le génie de la
langue : le français serait une langue claire, logique et belle. On peut
cependant contester cette thèse. Tout d’abord, le français n’est pas
une langue plus claire que les autres, car il est plein d’ambiguïtés.
Par exemple, le syntagme le fils du voisin qui est aveugle signifie-t-il
« le fils du voisin aveugle » ou « le fils aveugle du voisin » ? En
second lieu, même si les tautologies (avérer vrai), contradictions
(avérer faux), ou autres pléonasmes (sortir dehors) sont condamnés
par les puristes, ce type d’usages est extrêmement courant. Enfin,
certains choix lexicaux, notamment les néologismes, sont
condamnés parce qu’il existe déjà un verbe répertorié dans le
dictionnaire avec un sens similaire. C’est le cas par exemple des
verbes solutionner pour résoudre, ou encore émotionner pour
émouvoir. Mais que dire des créations lexicales spontanées comme
zlataner, hollandiser, voire sadiser, dont certaines s’installent de
manière durable dans la langue ?
3. La syntaxe
Il reste donc une troisième approche de la grammaire des
langues, celle du linguiste, qui propose une démarche à la fois
descriptive et explicative. Le linguiste n’est en effet ni un prescripteur
comme le grammairien, ni un législateur de la langue comme le
puriste. Son travail consiste à décrire des faits de langue et à les
expliquer à l’aide d’une théorie. Dans le cadre de la syntaxe, ce qu’il
faut décrire et expliquer est essentiellement notre capacité à
distinguer des phrases grammaticales de phrases agrammaticales
(notées *), ainsi que les phrases sémantiquement interprétables des
phrases ininterprétables (notées #). L’hypothèse est que c’est la
compétence des locuteurs du français qui leur permet de produire
ces jugements, qui ne sont par ailleurs que peu soumis à variation.
Prenons l’exemple des phrases interrogatives formées avec un
marqueur interrogatif en qu- (qui, quand, quoi, etc.). Les différentes
variations dans l’ordre des mots, illustrées en (4) et (5), montrent
que les règles du français en sont pas les mêmes si le sujet est plein
(syntagme nominal) ou pronominal :
4. a. Quand est venu Paul ?
b. Paul est venu quand ?
c. Quand Paul est venu ?
d. Quand Paul est-il venu ?
5. a. Quand est-il venu?
b. Il est venu quand ?
c. ?? Quand il est venu ?
d. *Quand il est-il venu ?
Alors que (4b-c) sont acceptables mais d’un registre moins
soutenu que (4a et d), la grammaticalité de (5c) est douteuse et (5d)
est clairement agrammatical. Ces différences montrent que la
syntaxe du français utilise deux règles différentes pour former les
phrases interrogatives, selon la nature du sujet. De plus, la copie
pronominale du sujet (l’inversion complexe) n’est possible qu’avec
un sujet plein (4d vs 5d). Il s’agit là d’une règle syntaxique, qui
contribue à expliquer la formation des phrases interrogatives en
français.
Grâce à leur langue interne, les locuteurs d’une langue peuvent
non seulement distinguer les phrases grammaticales et
agrammaticales, mais aussi les phrases interprétables et
ininterprétables. Les exemples en (6) montrent que ces deux critères
sont en outre indépendants. Alors que (6a) et (6b) sont toutes les
deux des phrases grammaticales, seule (6a) est interprétable. En
revanche, (6c) est agrammaticale mais tout de même interprétable,
et (6d) n’est ni grammaticale ni interprétable.
6. a. Quand vient-il .
b. # D’incolores idées vertes dorment furieusement.
c. *Quant il viendra-t-il ?
d. *Incolores dorment idées de furieusement vertes.
Ainsi, les linguistes décrivent les règles qui permettent la formation
de phrases grammaticales dans une langue. Pour ce faire, ils
utilisent des informations provenant de différents niveaux d’analyse.
Au niveau le plus bas, il s’agit d’établir la liste des catégories
grammaticales, à savoir des types de mots du français. Cette
première étape est cruciale : elle est en effet nécessaire pour établir
les règles de syntaxe, comme nous l’avons illustré au sujet de la
différence entre syntagme nominal et pronom pour la formation des
phrases interrogatives. Dans le reste de ce chapitre, nous
aborderons les unités d’analyse de la syntaxe qui se situent en
dessous du niveau de la phrase : à savoir les catégories
grammaticales des mots et leur regroupement en syntagmes.
4. Mots et catégories grammaticales
D’un point de vue grammatical, les mots se répartissent en
différentes catégories, traditionnellement appelées parties du
discours, que sont les noms, les verbes, les adjectifs, les
conjonctions, les prépositions, etc. L’appartenance d’un mot à une
catégorie grammaticale donnée détermine la manière dont il peut
fonctionner dans une phrase. Par exemple, seul un nom peut en
remplacer un autre dans les phrases (7) ci-dessous, comme le
montre l’agrammaticalité des phrases listées en (8).
7. a. L’homme entre dans la pièce.
b. Le vélo entre dans la pièce.
c. Le soleil entre dans la pièce.
8. a. *Le gaiement entre dans la pièce.
b. *Le donc entre dans la pièce.
c. *Le chante entre dans la pièce.
Les catégories jouent donc un rôle important dans la syntaxe :
elles permettent en effet de produire des règles (cf. chapitre 9)
comme « le déterminant doit précéder un nom pour former un
groupe (syntagme) nominal en français ». Une première tâche
importante pour la syntaxe consiste donc à établir des critères qui
permettent de classer les mots en catégories grammaticales.
Intuitivement, on pourrait imaginer que ce système de classification
est basé sur la signification des mots. En effet, bien souvent, les
noms désignent des personnes ou des choses (Jean, le robot, le
ciel, etc.), alors que les verbes désignent des actions ou des états
(manger, posséder, etc.). Toutefois, ce critère pose de nombreux
problèmes, par exemple dans le cas de la phrase (9). Le mot
destruction désigne une action (celle de détruire), pourtant il ne joue
pas le rôle de verbe mais celui de nom.
9. La destruction de la forêt enrage les écologistes.
Un autre problème vient du fait que les mots peuvent parfois
changer de catégorie comme dans les phrases (10) ci-dessous, où
marron a alternativement le rôle de nom (10a) et d’adjectif (10b).
10. a. Le marron est un fruit.
b. Ton pull marron me plaît beaucoup.
D’autres arguments montrent également que la définition des
catégories grammaticales ne passe pas par leur signification. D’un
côté, il est impossible d’attribuer une signification aux mots
appartenant à certaines catégories grammaticales comme les
conjonctions (voir chapitre 12). Il semble par exemple impossible de
donner la signification du mot donc sans recourir à des exemples.
Inversement, la plupart des locuteurs sont capables de déterminer la
catégorie grammaticale d’un mot inconnu ou inexistant, comme dans
les phrases listées en (11) :
11. a. Le zoppeur a vidé la machine.
b. Zopper est interdit par la loi.
c. La zoppe fille est venue me voir.
La plupart des locuteurs identifient sans difficulté le mot zoppeur
comme un nom, zopper comme un verbe et zoppe comme un
adjectif. Les critères qui permettent d’arriver à ces conclusions ne
peuvent donc pas être liés à la signification de ces mots. Ils viennent
de leur position dans la phrase ainsi que de leur construction
morphologique (voir chapitre 7). À la section suivante, nous allons
passer brièvement ces critères en revue pour les principales
catégories grammaticales du français.
4.1. Les catégories grammaticales lexicales et non lexicales
On distingue généralement les catégories grammaticales
lexicales, qui incluent les noms, les verbes, les adjectifs et les
adverbes, des catégories non lexicales, qui incluent notamment les
prépositions, les déterminants et les conjonctions. Les premières
catégories sont également dites ouvertes, car elles comportent un
très grand nombre de mots, et que de nouveaux mots viennent sans
cesse s’y ajouter, au gré des évolutions de la langue. En revanche,
les secondes sont dites fermées, car elles comportent un petit
nombre d’éléments, et n’évoluent que peu et très lentement.
Parmi les catégories lexicales, on note les propriétés
morphologiques suivantes. Les noms et les adjectifs s’accordent en
genre et en nombre, les verbes s’accordent en personne, en mode
et en temps et les adverbes sont invariables. Du point de vue de leur
distribution dans la phrase, les noms peuvent par exemple intervenir
après un déterminant et être précédés ou suivis d’adjectifs. Les
verbes peuvent être précédés d’auxiliaires et leur négation requiert
les éléments ne pas, au contraire des adjectifs dont le contraire peut
être formé par l’ajout d’un préfixe comme a- dans agrammatical ou
in- dans informel.
Parmi les classes lexicales fermées, la catégorie des prépositions
inclut un petit nombre d’éléments comme à, de, vers, chez, sous,
sur, avec, pendant, etc. La catégorie des déterminants
inclut différentes sous-catégories parmi lesquelles on trouve : (i) les
articles comme le et un ; (ii) les démonstratifs comme ce et cette ;
(iii) les quantifieurs comme tous, chaque et quelques ; (iv) les
nombres comme un, trois et sept ; (v) les possessifs comme ma,
mon et tes. Tous ces mots ont pour point commun d’être utilisés
comme premier élément des syntagmes nominaux (groupes formés
autour d’un nom). Les conjonctions sont des mots qui servent à
relier des phrases. Lorsque les deux phrases reliées sont au même
niveau, on parle de conjonction de coordination et lorsque l’une des
deux phrases dépend de l’autre, on parle de conjonction de
subordination. En syntaxe, ce deuxième type de conjonction est
également appelé complémenteur (voir la section sur les phrases
complexes au chapitre 9). Les conjonctions de coordination incluent
notamment et, ou, car, etc., et les conjonctions de subordination
incluent parce que, puisque, si, etc.
4.2. Sous-catégories et traits grammaticaux
La répartition des mots en catégories grammaticales permet
d’expliquer leur fonctionnement dans la phrase. Toutefois, ces
catégories ne sont pas en elles-mêmes suffisantes pour obtenir une
grammaire dont les règles ne produisent que des phrases
grammaticales. Par exemple, nous avons dit que l’une des
propriétés des noms était de pouvoir se trouver à la suite d’un
déterminant. Si cette règle permet de générer correctement des
phrases comme (12), elle autorise aussi des structures comme (13),
qui sont agrammaticales.
12. Le chien mord l’os.
13. *Le Médor mord l’os.
Cet exemple montre la nécessité de distinguer, parmi la catégorie
de noms, entre deux sous-catégories distinctes : les noms propres et
les noms communs.
La nécessité d’une division en sous-catégories est également
manifeste dans le cas des verbes. Il est notamment indispensable
de différencier les verbes transitifs, c’est-à-dire qui prennent
obligatoirement un complément (14), des verbes intransitifs qui
peuvent former un syntagme verbal à eux seuls (15).
14. Pierre aime Élise.
15. Le garçon sourit.
On appelle structure argumentale ou valence le nombre et le
type d’arguments qui sont obligatoirement requis par un verbe. Dans
le cas des exemples ci-dessus, on dit que le verbe sourire a une
valence de 1 (il ne requiert qu’un seul argument en position de sujet)
alors que le verbe aimer a une valence de 2. Certains verbes
comme donner (16) ont une valence de 3.
16. Max a donné un os au chien.
Attention, seuls les arguments obligatoires sont comptés dans la
structure argumentale d’un verbe. On pourrait en effet compléter la
phrase (16) avec un groupe prépositionnel comme en (17).
17. Le garçon sourit à sa maman.
Toutefois, le groupe prépositionnel à sa maman n’est pas
obligatoire, contrairement aux arguments en position objet des
phrases (14) et (16). Il n’entre donc pas dans la structure
argumentale du verbe. Notons encore que les verbes imposent
également d’autres restrictions sur la nature syntaxique (et
sémantique, voir chapitre 10) de leurs arguments. Par exemple, le
verbe demander ne peut prendre en complément qu’un groupe
nominal (18), ou une phrase subordonnée (19).
18. Éric a demandé une bourse.
19. Éric a demandé que la lumière soit faite sur cette affaire.
En conclusion, afin d’obtenir une grammaire qui ne produise que
des phrases grammaticales, les catégories lexicales doivent être
spécifiées en sous-catégories.
4.3. Catégories grammaticales, fonctions grammaticales et fonctions
sémantiques
Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés aux catégories
grammaticales des mots que sont les noms, les verbes, les
prépositions, etc. La notion de catégorie grammaticale telle que nous
l’avons définie ne doit pas être confondue avec celle de fonction
grammaticale. La fonction grammaticale désigne les relations que
les mots ou les groupes de mots (les syntagmes, voir ci-dessous)
entretiennent avec le verbe. Par exemple, la fonction grammaticale
de sujet est caractérisée par sa position habituellement antéposée
au verbe en français alors que la fonction grammaticale d’objet est
postposée au verbe. Ainsi, dans la phrase (20), le bébé occupe la
fonction grammaticale de sujet et son biberon celle d’objet.
20. Le bébé boit son biberon.
Il est important de comprendre que ces deux notions ne sont pas
reliées, dans la mesure où une même fonction grammaticale peut
être occupée par des catégories grammaticales distinctes. Par
exemple, la fonction de sujet peut être occupée par un groupe
nominal comme en (20) mais également par un nom propre (21), un
verbe à l’infinitif (22) ou encore une phrase entière, introduite par le
complémenteur que (23).
21. Paul est ridicule.
22. Pleurnicher est ridicule.
23. Que tu croies aux horoscopes est ridicule.
En plus d’occuper des fonctions grammaticales déterminées, les
groupes de mots qui forment des syntagmes jouent également un
rôle dans la signification de la phrase. La notion de fonction
sémantique désigne les liens qui existent entre les arguments
(syntagmes nominaux) et le prédicat (syntagme verbal). Par
exemple, dans la phrase (20), Le bébé a la fonction sémantique
d’agent et son biberon celle de thème. En effet, la fonction agent
s’applique à l’élément qui initie volontairement une action et celle de
thème à l’entité sur laquelle cette action s’applique.
D’autres exemples de fonctions sémantiques sont l’instrument (24)
ou moyen qui cause un événement, l’expérienceur, c’est-à-dire celui
qui fait l’expérience d’un certain état psychologique (25), le
bénéficiaire (26), la cause définie comme l’entité qui initie un
événement de manière non intentionnelle (27), ou encore le lieu
(28).
24. Le ballon a cassé la vitre.
25. Jean aime Marie.
26. Jean reçoit un cadeau.
27. Le vent a cassé la branche.
28. Paris est la ville lumière.
Ces exemples indiquent que les notions de fonction grammaticale
et de fonction sémantique sont également indépendantes, dans la
mesure où le sujet grammatical des phrases (24) à (28) correspond
à des fonctions sémantiques distinctes. De manière générale, on
peut dire que les fonctions sémantiques sont associées aux mots
(généralement le verbe) alors que les fonctions grammaticales sont
associées au positionnement dans la phrase. C’est pourquoi les
fonctions sémantiques, déterminées par le verbe, sont constantes
alors que les fonctions grammaticales sont variables, comme
l’illustre la paire de phrases en (29) :
29. (a) Ève a mangé la pomme.
(b) La pomme a été mangée par Ève.
La fonction grammaticale de sujet est occupée par Ève en (29a) et
par la pomme en (29b). En revanche, Ève conserve la fonction
sémantique d’agent dans les deux cas et la pomme celle de thème.
5. La notion de syntagme
Dans une phrase, les mots ne sont pas simplement alignés les
uns après les autres. Au contraire, certains groupes de mots
fonctionnent comme une sous-unité de la phrase. Par exemple, en
(30), les éléments la sœur de Pierre ou encore à la campagne
fonctionnent comme des unités grammaticales et de sens. À un
niveau plus local, la sœur ou la campagne forment aussi des unités,
alors que sœur de ou à la n’en sont pas.
30. La sœur de Pierre vit à la campagne.
On remarque ainsi que la phrase est une structure hiérarchique,
au sein de laquelle des unités s’emboîtent à différents niveaux. Les
unités qui composent une phrase sont appelées des syntagmes.
5.1. La structure des syntagmes
Les syntagmes sont des groupes formés autour d’une tête qui
peut, dans certains cas, être précédée d’un spécifieur et suivie d’un
complément. Voici quelques exemples de syntagmes pour lesquels
chaque position est occupée :
type de syntagme
spécifieur
tête
complément
nominal
le
chien
de la maison
verbal
veut
faire
les courses
prépositionnel
juste
derrière
la porte
adjectival
très
grosse
blessure
La tête est l’élément central du syntagme. Elle ne peut en aucun
cas être optionnelle et porte sa signification. Par exemple, le
syntagme le chien de la maison décrit un chien, qui a une
particularité, celle d’être de la maison. Ainsi, le nom chien est la tête
de ce syntagme, auquel il donne son nom de syntagme nominal.
Une autre spécificité de la tête est d’être toujours constituée d’un
seul mot plutôt que d’un syntagme, au contraire du complément.
La notion de complément correspond dans les grandes lignes à
celle d’objet direct en grammaire traditionnelle. Le complément est
optionnel au sein du syntagme (par exemple les verbes intransitifs
n’en ont pas). En revanche, un syntagme ne peut comprendre qu’un
seul complément. On appelle les autres éléments (non limités) qui
entrent dans la structure d’un syntagme des ajouts. Par exemple, en
(31), le syntagme nominal un os occupe le rôle de complément du
syntagme verbal alors que les syntagmes prépositionnels qui suivent
(avec appétit, depuis 10 minutes et devant la maison) sont des
ajouts.
31. Le chien mange un os avec appétit depuis dix minutes devant la maison.
En français, le spécifieur correspond à la position la plus à
gauche du syntagme, qui est optionnelle (sauf dans le cas des noms
communs pour lesquels la présence d’un déterminant est
obligatoire). Comme dans le cas du complément, chaque syntagme
ne peut comprendre qu’un seul spécifieur.
Généralement, les structures syntaxiques sont représentées sous
forme d’arbre, ce que nous illustrerons au chapitre 9.
5.2. Tests pour l’identification des syntagmes
Nous avons dit plus haut que les syntagmes fonctionnent comme
des unités au sein de la phrase. Afin de les identifier, les linguistes
ont recours à un certain nombre de tests syntaxiques, aussi appelés
computations.
Un premier exemple de test syntaxique est la substitution. L’idée
de ce test est que si les syntagmes fonctionnent comme une unité,
ils devraient pouvoir être remplacés par un seul mot qui en reprenne
la signification et la fonction. Par exemple, en (32), tout le syntagme
nominal la femme à la chemise rose peut être remplacé par un seul
mot, le pronom elle en (33).
32. La femme à la chemise rose écoute le musicien.
33. Elle écoute le musicien.
Selon ce test, il s’agit donc bien d’un syntagme. En comparant, on
constate que d’autres séquences comme femme à la ou écoute le
ne peuvent pas faire l’objet d’un tel remplacement. Il ne s’agit donc
pas de syntagmes.
Un second test consiste à faire d’un syntagme potentiel l’objet
d’une question. Si l’élément questionné peut servir à former une
réponse, il s’agit certainement d’un syntagme. Ce test, appliqué en
(34), confirme que le groupe identifié ci-dessus est un syntagme.
34. Question : Qui écoute le musicien ?
Réponse : La femme à la chemise rose.
Un troisième test consiste à déplacer des éléments au sein de la
phrase. Si le groupe peut se déplacer comme une unité, alors il
s’agit certainement d’un syntagme. Il existe plusieurs manières de
déplacer un groupe au sein d’une phrase. L’une d’elles est d’en faire
le premier élément d’une phrase dite clivée, qui a pour effet
stylistique de mettre l’accent sur cette unité. Prenons le cas du
syntagme nominal le musicien. Cette transformation donne le
résultat suivant :
35. C’est le musicien que la femme à la chemise rose écoute.
Une autre manière de déplacer des éléments consiste à mettre la
phrase à la voix passive, comme en (36). Ce test confirme que le
musicien et la femme à la chemise rose sont bien des syntagmes.
36. Le musicien est écouté par la femme à la chemise rose.
Enfin, un dernier test consiste à coordonner deux syntagmes,
comme en (37). Seuls des syntagmes de même nature et de même
rôle sémantique peuvent faire l’objet d’une telle construction.
37. La femme à la chemise rose et le garçonnet écoutent le musicien.
Mis ensemble, ces tests fournissent un moyen fiable d’identifier
les constituants de la phrase que sont les syntagmes. Leur
application permet également d’expliquer pourquoi la tête et son
complément sont fusionnés en un premier groupe au sein des
syntagmes. Par exemple, dans le cas de la phrase (32), il est
possible de remplacer le groupe écoute le musicien, formé d’une
tête verbale et de son complément, par un seul élément comme en
(38), où le pronom le reprend l’ensemble du groupe.
38. La femme à la chemise rose le fait.
En revanche, il est impossible de remplacer le sujet et le verbe par
un seul élément. On remarque donc que la tête et son complément
forment bien une première unité de sens au sein du syntagme.
6. Références de base
Pinker (1999a) chapitre 2 discute des différences entre règles
syntaxiques et normes grammaticales. Pour un point de vue
grammatical sur la langue, Grevisse (1980) reste une référence.
Riegel, Pellat & Rioul (1994) offre également une description
systématique et très abordable des différentes catégories
grammaticales et syntagmatiques du français. Enfin, Leeman-Bouix
(1994) discute de la notion de faute de français en comparant les
points de vue des puristes, grammairiens et linguistes.
7. Pour aller plus loin
Dans son introduction à la théorie syntaxique, Carnie (2007)
aborde la question des jugements de grammaticalité au chapitre 1 et
des catégories grammaticales au chapitre 2. Haegeman (2006)
décrit au chapitre 2 les tests pour la décomposition des phrases en
syntagmes et Carnie (2010) chapitre 2 offre une analyse détaillée de
cette question.
Questions de révision
8.1. Pourquoi les puristes condamnent-ils les usages suivants : des dégâts conséquents,
débuter quelque chose, un faux prétexte, indifférer, avoir une opportunité ?
8.2. Les phrases suivantes sont-elles grammaticales et/ou interprétables ?
– Marie promène chien de elle.
– Les flots incandescents rêvent du nuage.
8.3. Qu’est-ce qu’une catégorie grammaticale ? Donner des exemples d’éléments
appartenant aux catégories lexicale, non lexicale et syntagmatique.
8.4. La classification des éléments en catégories est-elle suffisante pour éviter de
produire des phrases agrammaticales ? Pourquoi ?
8.5. Indiquer les catégories grammaticales, les fonctions grammaticales et les fonctions
sémantiques des éléments entre crochets. Que peut-on conclure des résultats obtenus ?
– [Jean] mange [la pomme].
– [La pomme] est mangée par [Jean].
– [La perceuse] a traversé [le mur].
– [Les retraités] touchent [une rente].
– [Manger] est vital.
8.6. Donner deux exemples de computations syntaxiques.
8.7. Expliquer au moyen des tests pour l’identification des syntagmes que les élements
entre crochets forment une unité en (1) mais pas en (2).
– Max [mange une pomme].
– [Max mange] une pomme.
Chapitre 9
Syntaxe de la phrase simple et complexe
en francais
Nous avons vu au chapitre 8 comment les mots sont regroupés
en structures que nous avons appelé des syntagmes. Dans ce
chapitre, nous nous intéresserons à la structure syntaxique des
phrases simples et complexes en français. Nous allons dans un
premier temps indiquer en quoi consiste une structure syntaxique,
avant de donner les principes d’organisation de différentes formes
de phrases simples et complexes, en expliquant pourquoi les
structures syntaxiques des phrases sont hiérarchiques et
dominées par des projections fonctionnelles comme les marques
de temps et les déterminants plutôt que lexicales comme les
verbes ou les noms.
1. Règles et normes
La syntaxe d’une langue comme le français est organisée par un
certain nombre de règles. Certaines de ces règles lui sont
spécifiques, comme par exemple la règle d’inversion du clique sujet
dont nous avons parlé au chapitre 8, alors que d’autres comme celle
qui dicte l’ordre entre le déterminant et le nom au sein du syntagme
nominal (le chien, ta montre, etc.) sont générales et partagées par
toutes les langues qui sont structurées dans l’ordre sujet-verbe-objet
(SVO) comme par exemple l’anglais, le chinois et le russe. Pour des
raisons dont nous allons discuter plus bas, ces langues sont
appelées des langues à têtes initiales. Les langues qui structurent le
syntagme nominal dans l’ordre nom suivi de déterminant ont
généralement aussi des postpositions (plutôt que des prépositions),
et sont souvent des langues qui suivent l’ordre sujet-objet-verbe
(SOV) comme par exemple le latin et le japonais, et qui sont
appelées des langues à têtes finales.
Les règles de la syntaxe du français sont ainsi propres à un
système général, celui de la syntaxe des langues naturelles (cf.
chapitre 5). Elles ne sont pas des normes, au sens de règles
prescriptives, comme par exemple les règles qui codifient le pluriel
des noms à l’écrit (cf. chapitre 8). L’existence de normes régissant
en partie la syntaxe d’une langue comme le français soulève une
question qui n’est pas d’ordre linguistique, mais social. Les règles
dont nous parlerons, et les principes de l’analyse syntaxique du
français, sont propres au système de la langue, et non le résultat de
conventions sociales. Les conventions sociales peuvent certes
imposer certains usages, mais n’ont pas le pouvoir de modifier la
structure de la langue. Par exemple, les contraintes sociales portent
sur l’usage prescriptif d’un certain niveau de vocabulaire (femme vs
meuf, voiture vs caisse, problème vs blème, énervé vs vénère, fête
vs teuf, etc.) ou qui indiquent si une tournure grammaticale
correspond à un registre soutenu ou familier du français, comme la
négation en ne…pas vs pas (je ne veux pas vs je veux pas),
l’interrogative avec inversion vs sans inversion (Viens-tu ? vs. Tu
viens ?).
En revanche, c’est l’existence de règles syntaxiques plutôt que de
normes qui fait que des jugements de grammaticalité apparaissent
clairement pour la suite de phrases en (1). Plus précisément, (1a-b)
sont des phrases grammaticales, (1c) est douteuse et (1d)
clairement agrammaticale. Comment expliquer ces différences par
l’existence de règles syntaxiques ?
1. a. Quel gâteau dit-elle avoir préparé ?
b. Comment dit-elle avoir préparé le gâteau ?
c. ? Quel gâteau ne sait-elle pas comment préparer ?
d. * Comment ne sait-elle pas quel gâteau préparer ?
Ces phrases sont dérivées d’une structure profonde, qui
correspond à une phrase affirmative, par une opération qu’on
appelle le mouvement d’un mot interrogatif. Ainsi, en partant de la
structure profonde Elle dit avoir préparé quel gâteau, on obtient la
phrase (1a) par mouvement du syntagme nominal quel gâteau en
tête de phrase (il y aussi l’inversion clitique sujet-verbe). Ce
mouvement laisse derrière une copie, représenté en (2a) par les
crochets >. La structure profonde de (1b) est Elle dit avoir préparé le
gâteau comment. La structure de surface (1b) est le résultat du
mouvement de l’ajout comment en tête de phrase (et de l’inversion
du clitique sujet et du verbe), représenté en (2b).
En (2a-b), le mouvement est possible (< > indique la position
d’origine de l’élément déplacé). La phrase (2c) représente un cas de
mouvement (ou d’extraction) de l’élément interrogatif quel gâteau de
la phrase enchâssée à travers un autre élément interrogatif, l’ajout
comment. Ce mouvement est licite, mais certains locuteurs le jugent
légèrement agrammatical, d’où le ‘?’. En (2d) en revanche, le
mouvement est illicite, car il viole une contrainte de la syntaxe du
français, et, plus généralement, des langues naturelles : seuls les
syntagmes nominaux/mots interrogatifs, éventuellement avec une
restriction lexicale (gâteau) peuvent être extraits ou déplacés d’une
question indirecte à travers un ajout interrogatif (ceci est un cas de
ce qu’on appelle en syntaxe une violation de l’îlot wh/qu-).
2. a. Quel gâteau dit-elle avoir préparé > ?
b. Comment dit-elle avoir préparé le gâteau <comment> ?
c. ? Quel gâteau ne sait-elle pas comment préparer > ?
d. * Comment ne sait-elle pas quel gâteau préparer > <comment> ?
Cet exemple montre que les règles syntaxiques sont abstraites et
complexes, et font intervenir des relations de mouvement qui ne sont
pas immédiatement visibles si on ne considère que l’ordre des mots
d’une phrase donnée sans envisager sa relation à une structure
profonde. Afin d’illustrer les structures principales des phrases, nous
allons commencer par examiner sur quels domaines linguistiques
elles opèrent.
2. Structure hiérarchique
L’hypothèse principale de la syntaxe est que les phrases ont une
organisation hiérarchique : elles sont formées de constituants qui
sont hiérarchiquement reliés les uns aux autres. La phrase est ainsi
constituée de syntagmes, lesquels sont formés à partir de mots.
Certaines phrases, dites complexes, sont formées de phrases, et
certains syntagmes sont formés à partir de syntagmes. Phrases et
syntagmes sont des constituants dits récursifs, car ils peuvent
contenir des constituants de même nature. On dira que la phrase
subordonnée ou complétive Marie aime Jean est enchâssée dans la
phrase principale ou matrice Paul croit, de même que le syntagme
nominal mon collègue en (4) est enchâssé dans le syntagme
nominal la fille :
3. Paul croit que Marie aime Jean.
4. J’ai vu la fille de mon collègue.
Le nombre d’enchâssements est théoriquement illimité, mais pour
des raisons de mémoire, il est dans les faits limité à quelques
récusions comme en (5). Ce principe s’applique aussi aux
syntagmes, qui peuvent s’enchâsser les uns dans les autres, comme
en (6):
5. Sophie m’a dit [que Paul croit [que Marie aime Jean]].
6. J’ai vu [la fille [de la sœur [de mon collègue]]].
Les structures hiérarchiques des phrases sont représentées par
des arbres ou des structures de parenthèses. Par exemple, la
phrase simple (7) est représentée de manière arborescente par la
figure 1 et par la structure de parenthèses (8) :
7. L’enfant déballe son cadeau.
Figure 1 : structure arborescente de (7)
8. [ [L’] [enfant]] [ [déballe] [ [son] [cadeau]] ] ].
L’analyse hiérarchique utilise dans les représentations
arborescentes les symboles des catégories lexicales, non-lexicales
et syntagmatiques : par exemple, S pour Phrase (Sentence), NP
pour Syntagme Nominal (Nominal Phrase), D pour Déterminant, N
pour Nom, VP pour Syntagme Verbal (Verbal Phrase), V pour Verbe.
La représentation de la phrase (7) en figure 1 devient générique
avec la figure 2 et s’applique à toutes les représentations de même
structure :
Figure 2 : structure syntaxique avec étiquettes catégorielles
La Figure 2 est représentée sous forme de parenthèses en (9).
9. [S [NP [D l’][N enfant]][SV [V déballe][NP [D son][N cadeau]]]].
2.1. Structure hierarchique des syntagmes
Au chapitre 8, nous avons vu que les syntagmes ont une structure
commune, organisée autour d’une tête lexicale, précédée d’un
spécifieur et suivie d’un complément. Nous pouvons maintenant
donner une représentation hiérarchique de cette structure, qui vaut
pour tous les syntagmes : le spécifieur est un syntagme, noté YP, la
tête lexicale est la catégorie X, et le complément d’un syntagme noté
ZP. X + ZP forment une catégorie intermédiaire, noté X’ (X-barre) et
le syntagme regroupant YP et X’ est XP, la projection maximale de
X. Les figures 3 et 4 représentent cette configuration générique, de
manière informelle pour 3 et de manière plus formelle pour 4 :
Figure 3 : structure des syntagmes
Figure 4 : exemples de structure des syntagmes
2.2. Structure de la phrase simple
Les syntagmes sont des constructions endocentriques, organisées
autour d’une tête lexicale. On comprend maintenant pourquoi il est
possible de parler de syntagme nominal, de syntagme verbal, de
syntagme adjectival, de syntagme prépositionnel, voire de syntagme
déterminant, selon le type d’élément lexical qui occupe la position de
tête (cf. infra). Mais qu’en est-il de la phrase ? Les analyses
grammaticales traditionnelles, jusqu’à la fin des années 1980,
donnaient une représentation de la phrase comme étant une
construction exocentrique, c’est-à-dire sans tête. De même,
l’analyse de la grammaire traditionnelle fait du verbe le centre de la
phrase, mais ne permet de représenter syntaxiquement cette
propriété (le verbe est la tête lexicale du SV). L’analyse classique
consiste donc à dire que la phrase est une construction exocentrique
constituées de différentes constructions endocentriques.
Cette analyse a cependant été remise en cause. En effet, dans la
plupart des cas, la phrase comporte un verbe conjugué, qui porte
des marques flexionnelles (cf. chapitre 7). Les syntacticiens ont ainsi
fait l’hypothèse est que la phrase est la projection maximale d’une
tête fonctionnelle (plutôt que lexicale), la flexion verbale (Pollock
1989). Cette tête est généralement occupée par les auxiliaires et la
flexion verbale (terminaison du verbe), comme par exemple les
temps verbaux. Le sujet est alors dans la position du spécifieur, et le
syntagme verbal (le verbe et ses compléments) dans la position de
complément de la flexion verbale. La figure 5 donne une
représentation générique de la structure de la phrase, et la figure 6
l’analyse de la phrase (10). IP est le nom standard qui désigne le
syntagme flexionnel (Inflexion Phrase), et I signifie flexion (Inflexion)
:
Figure 5 : La phrase comme projection maximale de la flexion
10. Marc a embrassé Julie.
Figure 6 : structure syntaxique de la phrase 10
Dans cette analyse, le sujet Marc se trouve en position de
spécifieur de IP, dont la tête I est occupée par l’auxiliaire a. Le
syntagme verbal (VP), embrassé Julie, est en position de
complément de I. On retrouve donc la structure donnée pour les
syntagmes, constituée d’une tête précédée d’un spécifieur et suivie
d’un complément.
Toutefois, les indications temporelles de la phrase ne sont pas
toujours portées par un auxiliaire, notamment dans le cas des temps
simples, non composés, comme le présent, l’imparfait, le futur, etc.
Dans ce cas, l’information temporelle contenue dans la terminaison
verbale, par exemple le -e final du verbe embrasse (indicatif présent,
3e personne, singulier) dans la phrase (11), se trouve dans la
position occupée par l’auxiliaire. Toutefois, comme ce morphème de
temps, personne et nombre ne peut pas apparaître de manière
autonome et doit être collé à une racine verbale, la base du mot
(chapitre 7) se déplace. En d’autres termes, embrass- se déplace de
sa position de base, de la tête V, à la tête I et le résultat obtenu est
embrasse. Ce mouvement est représenté en dans la figure 6.
11. Marc embrasse Julie.
Figure 7 : structure syntaxique de la phrase (11)
Dans le cas de cet exemple, on pourrait se demander en quoi
cette opération de mouvement se justifie. En fait, le bien-fondé de
cette hypothèse se comprend aisément dès lors que la phrase
incorpore un élément supplémentaire. Par exemple, (12a) pourrait
être modifiée par l’ajout de l’adverbe souvent comme en (12b). On
remarque que le même ajout pour une phrase sans auxiliaire comme
(13a) donnerait un ordre des mots différent, indiqué en (13b), avec
l’adverbe souvent placé cette fois-ci après le verbe embrasser plutôt
qu’avant comme en (12b).
12. a. Marc a embrassé Julie.
b. Marc a souvent embrassé Julie.
13. a. Marc embrasse Julie.
b. Marc embrass+e souvent Julie.
Cette différence dans le placement de l’adverbe peut être
expliquée grâce à l’hypothèse d’un mouvement du verbe simple en
(13b), alors qu’en (12b) rien ne bouge. Dans le cas de (12b), le
verbe ne se déplace pas, dans la mesure où les marques de temps
sont incorporées dans l’auxiliaire, qui est un morphème autonome
(cf. chapitre 7). L’adverbe vient donc se coller directement à gauche
du verbe auquel il ajoute un élément de sens. En (13b), l’adverbe
s’insère dans la même position (à gauche du verbe embrasser),
mais étant donné que ce dernier se déplace en position de tête pour
incorporer les marques de temps, il passe à gauche de l’adverbe, ce
qui résulte en un ordre des mots différent dans les deux phrases.
Figure 8 : représentation syntaxique de (13b)
De nombreuses autres constructions, présentées par exemple par
Haegeman (2006) ou Carnie (2007), corroborent également
l’hypothèse d’une phrase dominée par les marques fonctionnelles de
temps.
2.3. Le syntagme determinant
Jusqu’à présent, nous avons décrit les arguments des verbes
(sujets, objets) comme des syntagmes nominaux, dont la tête est
lexicale. On peut se demander si cette vision des choses est
correcte, car nous pouvons utiliser le même argument que celui
utilisé pour la phrase. Les syntagmes nominaux sont introduits par
des déterminants, qui sont comme les suffixes de flexion et les
auxiliaires des morphèmes grammaticaux, appartenant à la classe
des catégories non lexicales. Par ailleurs, certains déterminants sont
le résultat d’un processus d’incorporation : en français, le
déterminant s’incorpore à la préposition, lorsque le nom est
masculin. Ce phénomène est illustré par les syntagmes en (14). Il ne
s’applique pas au féminin singulier, mais aussi au féminin pluriel,
comme l’illustre (15).
14. a. à + le garçon → au garço.
b. de + le garçon → du garço.
c. à + les garçons → aux garçon.
d. de + les garçons → des garçons
15. a. à + la fille → à la fill.
b. de + la fille → de la fill.
c. à + les filles → aux fille.
d. de + les filles → des filles
Comment
expliquer
ce
phénomène
d’incorporation
?
L’incorporation de à + le (idem pour de + le) se fait au niveau de
têtes fonctionnelles, respectivement la préposition (à, de) et le
déterminant (le). On représente donc la structure du syntagme
nominal comme la projection maximale du déterminant, notée D
(Abney 1987). Les figures 8 et 9 représentent les syntagmes le
garçon et au garçon .
Figure 9 : structure du D
Figure 10 : structure du DP avec incorporation
Dans cette hypothèse, le syntagme nominal est donc la projection
maximale du déterminant, et devient ainsi, comme la phrase, une
projection fonctionnelle. À nouveau, l’argument principal pour justifier
ce type de représentation est de nature morphologique. La phrase,
comme le syntagme nominal, présente des phénomènes
d’incorporation de projection fonctionnelle qui s’expliquent plus
facilement au niveau de la syntaxe que de la morphologie,
respectivement verbale et nominale.
2.4. La notion de complémenteur et la phrase complexe
La syntaxe a pour propriété fondamentale d’être récursive, c’està-dire de permettre l’enchâssement d’une catégorie dans une même
catégorie. C’est le cas par exemple des syntagmes nominaux
comme en (16) mais également de phrases entières comme en (17).
C’est notamment grâce à cette propriété que le langage humain
permet d’exprimer un nombre infini de significations et de
représenter des paroles et des pensées d’autrui. En (17), le locuteur
enchâsse la croyance de Paul (que la fille que son interlocuteur a
rencontrée est norvégienne) dans la représentation de ce qu’il sait :
16. [NP Le hamster] [PP de [NP ma voisine]]].
17. [S1 Je sais [S2 que Paul croit [S3 que la fille [S4 que tu as rencontrée] est
norvégienne]]].
Les phrases qui enchâssent d’autres phrases sont appelées des
phrases complexes. Cette catégorie inclut les phrases complétives
(18), les phrases interrogatives indirectes (19), les phrases
interrogatives (20) et les phrases relatives (21).
18. Paul croit que Jean viendra.
19. Paul se demande si Jean viendra.
20. Qui Paul aime-t-il ?
21. L’homme qui est venu est mon ami.
Les phrases enchâssées ont pour propriété d’être la plupart du
temps introduites par un mot subordonnant comme que ou si ou par
un pronom relatif comme qui, que, où, dont, etc. Des mots comme
que en (20) ou si en (21), appelés des complémenteurs, occupent
la position de tête de la phrase complexe et apparaissent en C, la
tête fonctionnelle du syntagme complémenteur (CP pour
Complementizer Phrase). Le complément de la tête C est la phrase
subordonnée, IP (Inflectional Projection). Ainsi, le complément de
que est la phrase subordonnée Jean viendra, comme le complément
de si est la phrase subordonnée Jean viendra. Les raisons pour
lesquelles les linguistes placent le complémenteur comme tête de la
phrase complexe sont exposées en détail dans les ouvrages
introductifs à la syntaxe (voir par exemple Carnie 2007).
Examinons maintenant les phrases interrogatives directes, comme
(22) :
22. Que mange Paul ?
En (22), que prend la place du complément une pomme de la
phrase déclarative (23) et se déplace en tête de phrase.
23. Paul mange une pomme.
On notera que ce mouvement requiert également l’inversion du
sujet et du verbe, contrairement aux questions qui comprennent une
formule interrogative spécifique comme est-ce que. On dit en effet
Est-ce que Paul mange une pomme ? mais Que mange Paul ? Cette
contrainte se retrouve dans de nombreuses autres langues que le
français.
La figure 10 donne une représentation de (22), qui montre une
structure plus complexe que ce que laisse penser une phrase de
trois mots, où le mot interrogatif que se déplace dans la position du
spécifieur du complémenteur. L’inversion entre le verbe et le sujet
est représentée par la montée du Verbe en T (ce qui lui permet
d’incorporer des marques temporelles).
Figure 11 : structure de (22)
On remarque que le mot que correspond bien au complément
déplacé en tête de phrase par le fait que cette position ne peut plus
être occupée par un autre complément, d’où l’agrammaticalité de
(24).
24. *Que mange Paul <une pomme> ?
Le point le plus important est que la position de complémenteur ne
peut être réalisée que par un seul élément, qui occupe le rôle de tête
pour toutes les phrases complexes. Cette contrainte explique que
dans les interrogatives complexes, comme en (25), le morphème
interrogatif qui ne puisse se déplacer qu’en tête de phrase
matrice (ou principale) et non en tête de la subordonnée, qui contient
déjà le complémenteur que, d’où l’impossibilité de (26). Le
morphème interrogatif peut bien sûr rester en position initiale (que
l’on appelle in situ), comme en (27).
25. Qui crois-tu que Paul a rencontré <qui> ?
26. *Tu crois que qui Paul a rencontré <qui> ?
27. Tu crois que Paul a rencontré qui ?
De manière générale, la phrase simple enchâssée, comme en
(28), occupe la position de complément du complémenteur et les
éléments qui l’introduisent à sa gauche celle de spécifieur, comme le
montre la représentation en (29).
28. Je crois que Paul a rencontré Susie.
29. [CP je crois que [CP [C que] [IP Paul a rencontré Susie]]].
2.5. Structure des phrases relatives
Les phrases relatives utilisent des pronoms partiellement
identiques aux pronoms interrogatifs, comme le montrent les
relatives et les interrogatives suivantes :
30. a. Qui est venu .
b. Qui as-tu vu .
c. Que fais-tu .
d. Tu fais quoi .
e. Où vas-tu .
f. À qui parles-tu ?
31. a. La fille qui est venue est ma nièce.
b. La fille que tu admires est ma nièce.
c. Le travail que j’ai rendu m’a épuisé.
d. Un travail qui est fait n’est plus à faire.
e. La ville où je me rends est en Italie.
f. La fille à qui tu parles est très jolie.
Les mots interrogatifs et les pronoms relatifs ont des fonctions
différentes, mais la plupart ont des formes identiques. Il y a
cependant une différence formelle importante, spécifique au français
: la différence entre qui et que est une différence de trait sémantique
pour les interrogatifs (qui est [+humain], que est [-humain]), alors
que l’opposition qui/que dans les relatives est fonctionnelle (qui est
sujet, qu’il soit animé ou inanimé, que est objet, animé ou inanimé).
Dans certaines variétés du français, comme le québécois, le
complémenteur que est compatible avec le pronom relatif, comme
illustré en (32) (Puskas 2013) :
32. Il connaît les gens [CP [SpecCP à qui] [C que] [TP tu parles <à qui>]].
Cet exemple montre que le pronom relatif à qui occupe la position
de spécifieur du complémenteur, et que la tête lexicale du
complémenteur. Ceci permet de comprendre que dans l’exemple
(22) Que mange Paul ?, le pronom interrogatif est en position de
spécifieur du complémenteur, noté SpecCP.
Quelle est la structure des phrases relatives ? Sans entrer dans
les détails, une relative occupe la position d’ajout au sein du NP,
comme illustré à la figure 12.
Figure 12 : Structure d’une relative
La phrase complète avec la relative sujet (33) est représentée en
figure 13.
Figure 13 : Structure d’une phrase avec une relative
Si l’on compare la structure d’une relative sujet avec une relative
objet, on comprend que les relatives objet sont plus complexes et
plus difficiles à traiter que les relatives sujet. On peut en effet le
montrer avec une expansion de la phrase relative, qui ne modifie
pas la relation entre l’élément effacé (sujet) et sa copie relative, alors
que la distance peut augmenter dans le cas des relatives objet:
34. Le chat [qui <le chat> a mangé la souris grise élevée par Abi] dort.
35. La fille [que tu dis à tout le monde [que tu aimes <la fille>]] a téléphoné.
De plus, cette différence structurelle a un impact sur l’acquisition
des relatives et il a été montré que l’apprentissage des relatives
sujet est plus facile et plus précoce que l’apprentissage des relatives
objet (Friedmann, Belletti & Rizzi 2009).
En conclusion, le principal intérêt de l’analyse syntaxique
présentée dans ce chapitre réside dans sa grande puissance
explicative couplée avec une certaine simplicité formelle. En effet, la
même structure s’applique à toutes les unités d’analyse de la
syntaxe, que sont les syntagmes, les phrases simples et les phrases
complexes.
3. Références de base
Pinker (1999a, chapitre 4) fournit une introduction concise à la
syntaxe. Haegeman (2006) offre une approche originale et très
didactique qui permet de s’initier au raisonnement syntaxique.
Moeschler et Auchlin (2009) en fournissent un court résumé en
français aux chapitres 8 et 9. Baker (2001) comprend une approche
comparative de la syntaxe des langues du monde sur le modèle des
principes et paramètres. Smith (1999, chapitre 2) résume les
différentes étapes historiques de la syntaxe générative jusqu’au
modèle le plus actuel : le programme minimaliste. Laenzlinger
(2003) est une introduction à la syntaxe du français.
4. Pour aller plus loin
L’ouvrage de référence du programme minimaliste est Chomsky
(1995) et Pollock (1997) comporte une étude poussée de la syntaxe
du français selon ce programme. Carnie (2007) est un cours complet
qui comprend une introduction accessible mais exhaustive aux
principales questions de la syntaxe générative et Puskas (2013) en
propose une introduction en français.
Questions de révision
9.1. Parmi les deux phrases ci-dessous, laquelle peut-être considérée comme fausse
pour des raisons de normes et laquelle est syntactiquement agrammaticale ?
– Jean allait pas au cinéma.
– Jean ne pas allait au cinéma.
9.2. Expliquer les principes de l’analyse hiérarchique des phrases.
9.3. Faire une analyse en arbre des phrases suivantes :
– Un bon journal annonce les nouvelles à ses lecteurs.
– Jean salue gaiement la petite fille devant sa maison.
9.4. Comment peut-on expliquer la différence de placement de l’adverbe jamais entre ces
deux phrases :
– Emile ne va jamais au concert.
– Emile n’a jamais été au concert.
9.5. Qu’est ce qu’un complémenteur ?
9.6. Qu’est ce que le principe de récursivité ?
9.7. Pourquoi le principe de récursivité est-il fondamental pour caractériser le langage
humain ?
9.8. Comment peut-on expliquer l’agrammaticalité des phrases ci-dessous :
– *Qui dis-tu que Pierre aime Marie ?
– *Comment crois-tu que je suis arrivé quand ?
Chapitre 10
Sémantique du français
La
sémantique est l’étude de la signification des mots (sémantique
lexicale) et des phrases (sémantique compositionnelle). Dans ce
chapitre, nous présenterons brièvement les principes de la sémantique
compositionnelle, avant de nous consacrer à l’étude de la sémantique
lexicale, avec la question des relations de sens comme la synonymie et
l’antonymie. Nous décrirons aussi le type de signification communiquée
par l’usage des deux grandes classes lexicales que sont les noms et les
verbes. Enfin, nous aborderons la question des mots qui ont plusieurs
significations reliées (polysémie) et expliquerons comment, grâce à un
mécanisme appelé la coercion, les locuteurs trouvent la signification qui
prévaut en contexte. Mais avant cela, nous commencerons par revenir
sur la notion de signification telle que définie par Saussure et montrerons
comment la linguistique actuelle l’a adaptée et complétée.
1. Signification, concept et dénotation
Dans l’approche saussurienne, le signe linguistique comprend deux
faces : une image acoustique (les sons ou les lettres du mot) et un
concept (la signification du mot), qui sont indissociables mais dont
l’association est par nature arbitraire. Dans cette approche, ce qui fait la
valeur sémantique d’un signe, ce sont simplement les liens qu’il entretient
avec les autres éléments du système lexical. Ce qui fait qu’un tigre est un
tigre, c’est qu’il n’est pas un lion, ni une girafe, etc. Par conséquent, le
système de la langue est autonome, c’est-à-dire qu’il ne dépend pas
d’éléments qui lui sont extérieurs (le monde). Ainsi, un mot peut être défini
uniquement par l’utilisation d’autres mots, qui font partie du même
système1.
Dans l’approche sémiotique, par exemple chez Ogden et Richards
(1923/1989), la signification s’articule non pas comme une entité à deux
faces mais comme un triangle : le mot sert à désigner une entité du monde
appelée référent par l’intermédiaire d’un concept. La valeur sémantique
du signe est donc l’entité du monde qu’il désigne. Ces deux approches
sont résumées ci-dessous :
Le grand avantage de l’approche sémiotique par rapport à la définition
saussurienne est d’avoir montré que la signification portée par les signes
linguistiques se rattache au monde, qui est composé de référents. Dans
cette approche, un concept contient toutes les informations qui permettent
d’identifier et de désigner une entité du monde. Par exemple, le mot
maison renvoie au concept MAISON, qui contient une série de propriétés
comme par exemple le fait que les maisons ont un toit, une porte, des
pièces, etc. Connaître le concept de MAISON permet aux locuteurs de
faire référence à l’ensemble des objets du monde qui possèdent ces
propriétés, par exemple ma maison, celle de Pierre, la maison du voisin,
etc. L’ensemble de ces référents forment une catégorie, par exemple la
catégorie des maisons, celle des poissons ou celle des animaux.
Pourquoi a-t-on besoin à la fois des notions de concept et de référent
dans la définition de la signification ? L’utilité de dissocier le sens (contenu
dans les concepts) de la référence se justifie premièrement par le fait qu’un
même référent peut avoir des sens différents selon les usages. Nous en
reparlerons dans la section consacrée aux synonymes. Par ailleurs,
certains mots servent à désigner un référent mais n’encodent pas de
concept et n’ont donc pas de sens. C’est le cas notamment des noms
propres comme Paris ou Alexandre. D’autres mots comme je ou
maintenant, appelés indexicaux, n’ont pas de sens en dehors du référent
dénoté en contexte. Ce que le pronom je désigne dépend de la personne
qui parle. Nous y reviendrons au chapitre 12. Inversement, certains mots
ont un sens défini par un système de règles indépendamment des
référents. Par exemple, l’expression le président des États-Unis désignait
des personnes (référents) différentes en décembre 2008 (Georges Bush)
et en janvier 2009 (Barack Obama). Toutefois, le sens de cette expression
(personne qui dirige le pays) reste le même quelle que soit la personne
désignée. Tous ces exemples démontrent que les notions de référent et de
concept doivent être distinguées et qu’elles sont toutes deux
indispensables à la définition de la signification.
2. Sémantique compositionnelle
Du point de vue de la signification, une phrase se compose
généralement de deux types d’éléments : un prédicat, la plupart du temps
accompagné d’un ou de plusieurs arguments. Le prédicat est le terme
général qui décrit la propriété ou la relation dont parle la phrase. Les
arguments décrivent les entités reliées par le prédicat. Prenons quelques
exemples :
1. Jean dort.
2. Marc mange une pomme.
3. Yves a reçu un livre de ses parents.
4. Il neige.
Dans l’exemple (1), le prédicat de la phrase est le verbe dormir et son
unique argument est Jean. En d’autres termes, cette phrase décrit une
action (dormir), réalisée par un individu (Jean). Par convention, on note
généralement le prédicat en majuscules, suivi de ses arguments entre
parenthèses. Cette représentation nous donne ceci pour les exemples cidessus :
1. DORMIR (Jean)
2. MANGER (Marc, une pomme)
3. RECEVOIR (Yves, un livre, ses parents)
4. NEIGER (ø)
L’exemple (4) avec le verbe neiger illustre les cas (rares) où un prédicat
ne prend aucun argument. En effet, dans la phrase il neige, il n’est pas le
sujet sémantique de la phrase (personne ne neige). Toutefois, comme le
français exige qu’un élément occupe la position grammaticale de sujet, un
pronom (dit explétif) est ajouté pour la remplir (voir chapitres 4 et 8).
Dans tous les exemples ci-dessus, le rôle de prédicat est rempli par le
verbe de la phrase. Toutefois, lorsqu’une phrase contient la copule être, il
est plus judicieux de considérer que d’autres éléments prennent le rôle de
prédicat, car cette copule signifie uniquement qu’une certaine relation
existe (est) entre des éléments. Dans ce cas, un adjectif, un nom ou
encore une préposition peut prendre le rôle de prédicat, comme en (5) à
(7) ci-dessous.
5. Sarah est petite. PETITE (Sarah)
6. Barry est un saint-bernard. SAINT-BERNARD (Barry)
7. Mon livre est sur la table. SUR (mon livre, la table)
Par cette division entre prédicats et arguments, la sémantique
compositionnelle parvient à représenter explicitement la signification des
phrases. Toutefois, dans bien des cas, cette représentation s’articule
autour d’éléments bien plus complexes que ceux que nous avons passés
en revue et qui exigent une représentation logique sophistiquée. Une
introduction complète à la logique des prédicats sort du cadre de cet
ouvrage, c’est pourquoi nous ne décrirons pas davantage la sémantique de
la phrase2.
3. Sémantique lexicale : les relations de sens
Comme le notait déjà Saussure, au sein du lexique, chaque mot ne
possède pas une signification isolée mais entre en relation avec la
signification d’autres mots. Dans certains cas, ces relations de sens relient
un mot plus général à un mot plus spécifique (hyponymie, méronymie),
alors que dans d’autres, elles portent sur des mots du même degré de
spécificité, soit parce que leur signification est similaire (synonymes) soit
parce qu’elle est opposée (antonymes et complémentaires).
3.1. Hyponymie et méronymie
La relation d’hyponymie s’établit entre un mot spécifique appelé
l’hyponyme et un autre mot plus général appelé l’hyperonyme. Par
exemple, rose est l’hyponyme de fleur qui est son hyperonyme. De même,
piller est l’hyponyme de voler et cyan est l’hyponyme de bleu. Bien
entendu, chaque hyperonyme possède plus qu’un seul hyponyme. Ainsi,
fleur a également pour hyponymes primevère, tulipe, pensée, etc. On parle
de co-hyponymes pour désigner la relation que les différents hyponymes
entretiennent entre eux. La relation d’hyponymie est fondamentale pour la
cognition humaine, car c’est sur elle que repose notre faculté à former des
catégories. En effet, l’hyperonyme désigne la catégorie dans laquelle
l’hyponyme est inclus. C’est pour cette même raison que la relation
d’hyponymie est souvent utilisée dans les définitions lexicographiques. On
peut par exemple définir le voilier (hyponyme) comme un navire
(hyperonyme) à voiles.
Bien souvent, la relation entre général et particulier peut s’entendre à
plusieurs niveaux hiérarchiques. Par exemple, sapin est l’hyponyme de
conifère, qui est à son tour l’hyponyme d’arbre, qui est l’hyponyme de
végétal. Le point important est que la relation d’hyponymie est transitive,
c’est-à-dire qu’elle s’applique au travers des niveaux hiérarchiques : ainsi
sapin est aussi l’hyponyme de végétal. Dans la pratique, ces séries
n’excèdent toutefois rarement trois à quatre degrés. Du côté de
l’hyperonyme, on arrive ensuite invariablement à un niveau de généralité
maximal du type objet ou personne. En ce qui concerne l’hyponyme, la
description atteint son maximum de spécificité (par exemple sapin à pois
d’Europe centrale).
Ainsi, un même objet peut être désigné par plusieurs termes
correspondant à différents niveaux de spécificité. Pour désigner une même
entité du monde, je peux dire mon chat, mon animal ou encore mon
siamois. Parmi ces niveaux hiérarchiques, les psychologues ont identifié la
présence d’un niveau préférentiel, appelé le niveau de base. C’est à ce
niveau que l’on trouve les mots le plus souvent utilisés par les locuteurs,
que les enfants apprennent leurs premiers mots, et que les mots sont
statistiquement les plus courts. Toutefois, ce niveau de base varie en
fonction des catégories : s’il se situe au niveau de chat dans l’échelle
siamois, chat, mammifère, animal, il se situe à un niveau de généralité
supérieur dans l’échelle merlan, poisson, animal. En effet, dans ce cas, le
terme préféré est poisson plutôt que merlan, qui correspond pourtant au
même niveau de spécificité que chat (l’espèce). Bien que les raisons pour
lesquelles le niveau de base varie ne soient pas toujours claires, il s’établit
notamment au niveau de spécificité où les objets se ressemblent le plus.
Or, ce niveau varie bien évidemment selon les catégories.
La relation de méronymie s’établit entre une partie (le méronyme) et un
tout auquel cette partie appartient (l’holonyme). Ainsi, volant est le
méronyme de voiture qui est son holonyme et doigt est le méronyme de
main qui est son holonyme. Tout comme la relation d’hyponymie, la
méronymie s’établit de manière transitive et unilatérale. Si seconde est une
partie de minute qui est une partie d’heure, la seconde est aussi une partie
de l’heure. Toutefois, contrairement à l’hyponymie, dans certains cas, la
transitivité provoque des résultats peu naturels. Si l’aiguille est une partie
de la branche qui est une partie de l’arbre, parler de l’aiguille de l’arbre
semble étrange. Par ailleurs, contrairement aux hyponymes, les
méronymes n’héritent pas les propriétés de leurs holonymes. Si la voiture
(holonyme) roule, le volant (méronyme) ne roule pas. Bien que la
méronymie soit une relation plus spécifique que l’hyponymie et qu’elle ne
puisse s’appliquer qu’aux éléments qui peuvent être divisés en parties, elle
est fondamentale pour la définition de certains mots du lexique. Il est en
effet très difficile de définir la notion de minute, par exemple, sans faire
référence au système de division du temps dont elle fait partie (un total de
soixante secondes, une partie d’une heure, etc.).
3.2. Synonymie
La synonymie est une relation d’équivalence sémantique entre des
mots différents comme policier et agent de police, paysan et agriculteur,
etc. Les synonymes sont toujours des mots appartenant à la même
catégorie grammaticale. Ainsi, un nom ne peut pas être le synonyme d’un
verbe, par exemple.
Malgré l’utilité de cette relation de sens, il n’existe pas de synonymes
absolus. En effet, il arrive que deux mots différents servent à désigner un
même référent dans le monde. Toutefois, le sens de ces mots est toujours
partiellement distinct. C’est notamment l’une des raisons qui nous a
conduits plus haut à adopter une approche triangulaire de la signification,
qui différencie le sens (concept) de la référence (entités du monde).
Les différences entre synonymes peuvent se situer à plusieurs niveaux.
Dans de nombreux cas, les mots ne sont synonymes que dans une partie
de leurs usages. Cette différence peut se remarquer au niveau
sémantique, par exemple entre les différents sens des mots polysémiques.
Si l’adjectif aigu est synonyme de fort dans l’expression une douleur aiguë,
ces deux mots ne sont pas synonymes lorsque aigu a le sens de haut
comme dans un son aigu (on ne peut pas dire un son fort dans ce cas).
Dans d’autres cas, c’est la construction syntaxique dans laquelle un mot
est utilisé qui détermine ses synonymes. Par exemple, tenir n’est
synonyme de ressembler que dans la construction tenir de (quelqu’un).
Enfin, dans de nombreux cas, la différence entre les synonymes a trait à
l’usage (la pragmatique). Par exemple, les mots paysan et agriculteur, bien
que désignant la même profession, n’ont pas la même coloration affective
(ou connotation). Alors qu’agriculteur est neutre, paysan est parfois perçu
négativement. Dans d’autres cas, la différence d’usage porte sur le niveau
de langue, comme entre les mots moto et bécane. Dans d’autres cas
encore, la différence porte sur la distinction entre langue commune et
discours de spécialistes, comme dans la paire céphalée et mal de tête.
Pour bien comprendre que ces paires ne sont pas synonymes, il suffit
d’essayer de les utiliser de manière interchangeable. S’il est normal que
des médecins parlent entre eux de céphalée, personne n’annoncerait à un
ami qu’il souffre de céphalée, car ce terme est inapproprié en contexte.
Notons encore que d’un point de vue cognitif, la relation de synonymie
n’est que peu présente dans l’esprit des locuteurs. Lorsqu’on demande à
des sujets de trouver un mot à partir d’un autre dans une tâche
d’association libre, la relation la plus souvent évoquée est la co-hyponymie
(sel appelle poivre), suivie de l’hyperonymie (sapin appelle arbre). En
dernier lieu seulement, les sujets pensent à citer un synonyme. Par
ailleurs, lorsqu’ils acquièrent le langage, les enfants ont un a priori
(inconscient) très fort contre les synonymes. Lorsqu’ils connaissent déjà un
mot pour désigner un objet, ils refusent d’accepter l’existence d’un second
qui ait le même rôle (ce que la psychologue Eve Clark 1983 appelle le
principe de contraste). Ce principe est tellement fort qu’il s’applique
également durant une période aux enfants bilingues, qui spécialisent le
sens des mots dans leurs deux langues, plutôt que de les accepter comme
des équivalents.
3.3. Antonymie et complémentarité
L’antonymie est la relation qui sert à opposer deux mots dans le lexique,
elle est donc l’inverse de la synonymie. Comme les synonymes, les
antonymes varient en fonction du contexte et des sens des mots
polysémiques. Si lumineuse est l’antonyme de sombre dans la construction
une pièce lumineuse, cet adjectif est opposé à stupide dans la construction
une idée lumineuse. Le lexique contient à la fois des antonymes
morphologiques, c’est-à-dire construits à partir de préfixes de privation
comme faisable et infaisable et des antonymes purement lexicaux comme
la paire intelligent et stupide. Cette deuxième catégorie est d’ailleurs de
loin la plus fréquente des deux.
On différencie dans le lexique plusieurs types d’opposition entre les
mots. La première catégorie, appelée complémentarité, oppose des mots
de manière absolue. Dans ce cas, la négation d’un terme implique
nécessairement l’affirmation de l’autre dans la paire. C’est le cas de mots
comme vivant et mort ou encore ouvert et fermé. Si une porte n’est pas
ouverte, elle est nécessairement fermée, et inversement.
Le lexique contient par ailleurs des antonymes gradables, pour
lesquels la négation d’un terme n’entraîne pas nécessairement l’affirmation
de l’autre. Par exemple, une personne petite n’est pas grande. En
revanche, une personne qui n’est pas petite n’est pas nécessairement
grande non plus. Elle est peut-être simplement de taille moyenne. C’est la
présence de ces degrés intermédiaires qui donne le nom d’antonymes
gradables à cette catégorie. La possibilité d’avoir des degrés
intermédiaires se remarque également dans des constructions comme il
est plutôt petit, assez grand, etc. En revanche, il est impossible de dire il
est plutôt mort ou assez marié, ce qui montre, une fois encore, la réalité de
la distinction entre antonymes gradables et complémentaires. Enfin, les
antonymes gradables sont toujours évalués par rapport à une norme de
référence. Par exemple, Jean peut être petit pour un joueur de basket mais
grand pour un enfant de 12 ans.
4. La signification des noms et des verbes
Nous avons vu plus haut que toutes les classes lexicales, y compris les
prépositions, pouvaient fonctionner sémantiquement comme des prédicats.
Du point de vue de la référence (entités du monde), les prédicats dénotent
des ensembles d’individus (ou de paires d’individus). Du point de vue du
sens (concept), ils possèdent des propriétés ou des traits sémantiques
qui permettent de les définir, et qui ont en outre une influence directe sur la
syntaxe. En effet, nous verrons que les traits sémantiques d’un mot
déterminent le type de construction dans laquelle il peut entrer. Dans cette
section, nous présentons quelques traits sémantiques importants des deux
plus grandes classes lexicales : les noms et les verbes.
4.1. Noms massifs et comptables
La catégorie des noms se divise sémantiquement en deux grandes
catégories : les noms comptables et les noms massifs. Les noms
comptables s’appellent ainsi parce qu’il est possible de compter les
éléments de la classe qu’ils définissent. Des noms comme chien, maison,
légume, etc. entrent dans la catégorie des noms comptables. À l’inverse,
les noms massifs ne peuvent pas être comptés. C’est le cas de noms
comme sucre, riz, sable, eau, etc. Toutefois, il est possible qu’un nom
puisse changer de type dans certains contextes. Par exemple, le mot
canard, comptable lorsqu’il s’agit de l’animal, devient massif dans la
construction on a mangé du canard aux olives. À l’inverse, le nom massif
choucroute devient comptable dans la phrase les choucroutes de cette
brasserie sont délicieuses.
D’un point de vue syntaxique, les deux principaux points de divergence
entre les catégories de noms massifs et comptables sont les types de
déterminants qu’ils prennent et leur manière de se comporter au pluriel.
Les noms comptables peuvent prendre à la fois des pluriels définis et
indéfinis. Par exemple, on peut dire j’ai vu les chiens, trois chiens, des
chiens, beaucoup de chiens, etc. En revanche, les noms massifs ne
peuvent pas être mis au pluriel et ont des déterminants partitifs. Par
exemple, on ne peut pas dire j’ai mis trois riz dans l’armoire, à moins de
l’entendre au sens de trois sortes de riz, auquel cas il devient un nom
comptable. Les déterminants que l’on peut utiliser avec des noms massifs
sont toujours de nature partitive, c’est-à-dire qu’ils déterminent une partie
de la masse. Par exemple, il est possible de dire j’ai mis du riz dans la
boîte mais pas j’ai mis du légume dans la casserole.
4.2. Les classes aspectuelles des verbes
La sémantique des verbes fait intervenir une notion grammaticale
importante, celle d’aspect lexical. La classe aspectuelle désigne la
manière dont l’action est envisagée dans sa durée. On distingue
généralement quatre classes aspectuelles qui sont les états, les activités,
les accomplissements et les achèvements. Une première division
s’opère entre les états (qui sont statiques) et les événements, qui
comprennent les trois classes restantes. Il existe différents tests
linguistiques pour déterminer à quelle classe aspectuelle appartient un
verbe. Inversement, ces tests montrent que les différences entre classes
aspectuelles ont une influence sur le type de constructions linguistiques
dans lesquelles les verbes peuvent être utilisés.
Un premier test linguistique consiste à appliquer la forme progressive
être en train de. Les verbes d’état, étant statiques par nature, ne peuvent
pas entrer dans ce type de construction. En revanche, les trois autres
catégories regroupées sous les verbes d’événement l’acceptent, comme
l’illustrent les exemples ci-dessous :
8. *Marie est en train d’être heureuse. (état)
9. Max est en train de courir. (activité)
10. Jean est en train de construire une maison. (accomplissement)
11. Paul est en train d’atteindre le sommet. (achèvement)
Un deuxième test distingue les verbes d’état et d’activité, d’une part, et
les verbes d’accomplissement et d’achèvement, d’autre part. Il s’agit de la
possibilité d’utiliser soit une construction avec pendant soit avec en. Les
verbes d’état et d’activité ne peuvent prendre que la forme avec pendant
alors que les accomplissements et les achèvements ne peuvent prendre
que la forme avec en.
12. Marie a été heureuse pendant /*en ses années de mariage.
13. Max a couru pendant /*en une heure.
14. Jean a construit une maison en /*pendant deux ans.
15. Paul a atteint le sommet en /*pendant une heure.
Une manière de distinguer, parmi les verbes d’événement, les verbes
d’activité des deux autres catégories est ce qu’on appelle le paradoxe de
l’imperfectif. En effet, seuls les verbes d’activité permettent de considérer
qu’une action a déjà été réalisée au moment de son déroulement.
16. Si Max est en train de courir, alors Max a couru.
17. Si Jean est en train de construire sa maison, alors Jean n’a pas encore construit sa maison.
18. Si Paul est en train d’atteindre le somment, alors Paul n’a pas encore atteint le sommet.
La spécificité qui permet de reconnaître les accomplissements est qu’ils
sont les seuls à être nécessairement bornés, c’est-à-dire à avoir un début
et une fin. En effet, dans la phrase Jean a construit une maison, ce
processus a nécessairement un début et une fin. Les achèvements sont
ponctuels et n’ont donc pas de bornes prédéterminées. Toutefois, les états
et les activités peuvent aussi être bornés, dans le cas où des indications
linguistiques le spécifient, comme ci-dessous.
19. Marie a été mariée de 1991 à 2001.
20. Max a couru de midi à deux heures.
La télicité est la propriété des verbes d’avoir un telos, c’est-à-dire une fin
intrinsèque, qui fait partie de leur signification. Ce critère permet de
distinguer les accomplissements et les achèvements, qui ont une fin
intrinsèque (on dit qu’ils sont téliques), des états et des activités qui n’en
ont pas (on dit qu’ils sont atéliques). Ainsi, par exemple, l’accomplissement
dessiner un cercle a nécessairement une fin, lorsque le cercle est dessiné.
À l’inverse, l’état d’être marié n’a pas de fin obligatoire.
Enfin, le dernier critère est celui de l’homogénéité. En effet, les états et
les activités sont homogènes, c’est-à-dire qu’ils désignent une situation qui
ne change pas au cours du temps. En revanche, les accomplissements ne
sont pas homogènes. Ils sont constitués de phases ordonnées dans le
temps. Par exemple construire une maison implique des phases comme
faire des plans, acheter un terrain, bâtir des fondations, etc. Enfin, étant
donné qu’ils sont ponctuels, le critère de l’homogénéité ne s’applique pas
aux achèvements.
Ainsi, par l’addition de ces critères, résumés dans le tableau ci-dessous,
il est possible de déterminer à quelle classe aspectuelle appartient un
verbe. Attention toutefois, un même verbe peut changer de classe
aspectuelle en fonction de son complément. Par exemple, dessiner décrit
une activité dans la phrase Jean dessine pour le plaisir mais un
accomplissement dans Pierre dessine un chat. Ainsi, plus que le verbe en
isolation, c’est l’ensemble du groupe verbal qui doit être considéré afin de
déterminer l’appartenance à une classe aspectuelle.
progressif
en
pendant
implication
bornage
télicité
homogénéité
états
–
–
+
ø
–
–
+
activités
+
–
+
+
–
–
+
accomplissements
+
+
–
–
+
+
–
achèvements
+
+
–
–
ø
+
ø
5. Polysémie et coercion sémantique
Le terme de polysémie s’emploie lorsque des mots ont plusieurs
significations qui sont reliées entre elles. Lorsqu’un mot a plusieurs
significations non reliées, par exemple le mot bière qui désigne à la fois
une boisson et un cercueil, on parle d’homonymie. Dans certains cas, les
mots ne sont identiques qu’à l’oral, on parle alors d’homophones (vert,
vair, ver, verre, vers, etc.).
Dans le cas des mots polysémiques, la relation entre les différents sens
fait intervenir la notion de changement de type. Un exemple d’un tel
changement a été vu plus haut au sujet des noms massifs et comptables.
D’autres exemples se trouvent entre le contenant et son contenu (21), le
producteur et son produit (22) ou encore un lieu et ses habitants (23).
21. acheter un verre (contenant) / boire un verre (contenu)
22. travailler pour un journal (producteur) / acheter son journal (produit)
23. Genève est une petite ville (lieu) / Genève célèbre l’anniversaire de Calvin (habitants)
La question pour le linguiste est de savoir comment les locuteurs
parviennent à trouver le sens approprié dans l’interprétation d’une phrase.
L’un des mécanismes qui permet d’expliquer le passage d’un type à un
autre s’appelle la coercion. Le principe de la coercion consiste à imposer
une relation plutôt qu’une autre entre des termes, lorsqu’elle est sousspécifiée linguistiquement. Prenons l’exemple du verbe vouloir. Ce que
Jean, Marie et Anne veulent dans ces exemples sont des choses bien
différentes. Jean veut certainement boire un verre, Marie manger un
gâteau et Anne avoir un bébé.
24. Jean veut un verre.
25. Marie veut un gâteau.
26. Anne veut un bébé.
Le point important à comprendre est que le mécanisme de coercion n’est
pas figé dans la langue mais fait intervenir le contexte d’énonciation. En
effet, une relation qui semble impossible peut devenir parfaitement
acceptable dans un contexte adéquat. Prenons le cas de l’exemple (25).
Dans cette phrase, l’interprétation Marie veut dessiner un gâteau semble
très improbable. Pourtant, elle peut devenir la relation préférée dans
certains contextes. Imaginons que Marie prenne des cours de dessin.
Aujourd’hui le thème du cours est la nature morte, et chaque élève choisit
son sujet : Jean veut un pain, Pierre une pomme et Marie un gâteau. Dans
ce cas, l’interprétation Marie veut dessiner un gâteau devient la plus
plausible. Le phénomène de la coercion met en évidence le rôle du
contexte, et donc de la pragmatique, pour compléter la signification
linguistique des mots et des phrases.
6. Références de base
Reboul & Moeschler (1998a) chapitre 6 ainsi que Pinker (1999a,
chapitre 3) contiennent une présentation de la notion de concept. Lehmann
& Martin-Berthet (1998) chapitre 4 traite des relations de sens. Dans le
chapitre 5, les auteurs abordent également la question de la polysémie.
Moeschler et Auchlin (2009, chapitres 10 à 13), fournit une introduction aux
questions liées à la sémantique de la phrase. Enfin, Zufferey & Moeschler
(2012) offre un panorama général des domaines de la sémantique et de la
pragmatique.
7. Pour aller plus loin
Lyons (1980) et (1978) sont des références très complètes sur la plupart
des questions de sémantique lexicale. Riemer (2010) est une introduction
détaillée aux champs d’étude de la sémantique. Pinker (2007) comprend
une discussion très accessible de nombreux problèmes liés à la
signification. Les meilleures intoductions à la sémantique en anglais sont
les ouvrages de Heim & Kratzer (1998) et Chierchia & McConnell-Ginet
(1990), ainsi que le livre
& Gregoromichelaki (2009).
plus
récent
de
Cann,
Kempson
Questions de révision
10.1. À quoi servent les concepts ?
10.2. Indiquer les prédicats et les arguments des propositions suivantes :
– Il pleut.
– Pierre cueille des cerises.
– Jeanne résume le cours à Paul.
– Yves est à la maison.
10.3. Quels sont les différents types de relations d’opposition du lexique ?
10.4. Quels sont les points communs et les différences entre les relations d’hyponymie et de
méronymie ?
10.5. Donner des exemples de noms massifs et comptables.
10.6. À quelle classe aspectuelle appartiennent les constructions verbales suivantes : manger
chinois, écrire une lettre, concrétiser un plan, être heureux ? Justifier au moyen de tests
linguistiques.
10.7. Indiquer par des exemples les changements de type qui peuvent intervenir entre les divers
sens des mots suivants : biberon, kleenex, bière.
10.8. Expliquer le phénomène de la coercion au moyen des phrases suivantes :
– Anne a commencé le pain.
– Paul commence un portrait.
– Marie commence le piano.
1. Ce modèle a conduit dans la première moitié du e siècle à la fameuse hypothèse de Sapir
et Whorf sur le relativisme linguistique, qui a par la suite largement été rejetée par une grande
partie des linguistes, notamment suite aux travaux de Noam Chomsky (cf. chapitre 5). À ce
sujet, voir notamment Pinker (1999a), chapitre 3.
2. Pour une introduction approfondie de la sémantique compositionnelle, nous renvoyons le
lecteur à l’ouvrage de Moeschler & Auchlin (2009), chapitres 10 à 13.
Chapitre 11
Langage et action : les actes de langage
Dans
le chapitre 10, nous nous sommes penchés sur la
signification des mots et des phrases, objets d’étude de la
sémantique. Toutefois, la valeur sémantique d’une expression ou
d’une phrase n’est que l’un des aspects de ce qui est communiqué
par le locuteur, comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir au
chapitre 2. La compréhension de ce que le locuteur veut dire en
prononçant un énoncé est la tâche principale de l’interlocuteur.
Dans les trois derniers chapitres de cet ouvrage, nous aborderons
différents thèmes liés à la pragmatique, discipline qui a pour objet
d’étude le vouloir dire des locuteurs et les mécanismes de
compréhension qui assurent la réussite de la communication. Ce
chapitre est plus spécifiquement consacré à la théorie des actes
de langage, qui a marqué le début des travaux dans le domaine
de la pragmatique.
1. Les débuts de la pragmatique : Austin
On considère généralement que la pragmatique est née dans les
années cinquante avec les travaux du philosophe anglais John
Austin (1911-1960). Le point de départ de la réflexion d’Austin a
consisté à remettre en cause l’idée selon laquelle le langage sert
avant tout à décrire la réalité, et par conséquent chaque phrase peut
être évaluée comme étant vraie ou fausse. Ce principe, qu’Austin
nomme péjorativement « l’illusion descriptive », était l’un des
fondements de la philosophie analytique anglo-saxonne de son
époque.
1.1. Constatifs et performatifs
Austin a commencé par constater que de nombreuses phrases
comme (1) à (3) ci-dessous, qui ne sont ni interrogatives ni
impératives ni exclamatives, ne servent pas à décrire un état de fait
du monde. En revanche, le simple fait de les prononcer entraîne la
réalisation d’une action : ordonner en (1), baptiser en (2) et
promettre en (3).
1. Je t’ordonne de te taire.
2. Je te baptise au nom du père, du fils et du Saint-Esprit.
3. Je te promets que je viendrai demain.
Ces énoncés, qu’Austin nomme performatifs, ne peuvent pas
être évalués du point de vue de leur vérité ou de leur fausseté. Ils
peuvent être heureux ou malheureux, en d’autres termes l’acte dont
il est question peut réussir ou échouer.
Austin reconnaît toutefois que dans d’autres cas, comme (4) et (5)
ci-dessous, des énoncés qu’il appelle constatifs servent
effectivement à décrire le monde, et peuvent donc être évalués en
termes de vérité et de fausseté. Par exemple, l’énoncé en (4) est
vrai s’il pleut effectivement au moment où le locuteur prononce cette
phrase et faux dans le cas contraire.
4. Il pleut.
5. Paris est la capitale de la France.
Cette première division entre énoncés constatifs et performatifs
n’est toutefois pas aussi tranchée qu’il y paraît de prime abord. En
approfondissant son analyse, Austin a également remarqué qu’en
plus des performatifs explicites comme (1) à (3) ci-dessus, qui ont
pour propriété d’être à la première personne de l’indicatif présent
et de contenir un verbe performatif comme ordonner, promettre,
jurer, d’autres énoncés comme (6) et (7) servaient également à
réaliser des actions, mais de manière implicite.
6. Tu te tais.
7. Je viendrai te voir lundi.
Même si ces énoncés, qu’Austin nomme des performatifs
primaires, ne contiennent pas explicitement de verbe performatif, ils
servent néanmoins à donner un ordre (6) et faire une promesse (7).
Ainsi, leur évaluation se fait en termes de bonheur ou de malheur, et
non en termes de vérité ou de fausseté. Afin de maintenir la
distinction entre performatif et constatif tout en tenant compte du
phénomène des performatifs primaires, Austin a établi un test de la
performativité, selon lequel tout énoncé performatif doit se ramener
à un énoncé comportant un verbe à la première personne du
singulier de l’indicatif présent, voix active. Selon ce test, les énoncés
(6) et (7) correspondent aux performatifs explicites en (8) et (9).
8. Je t’ordonne de te taire.
9. Je te promets que je viendrai te voir lundi.
Malheureusement, l’extension de la catégorie des performatifs aux
performatifs implicites pose d’importants problèmes pour la
distinction entre constatifs et performatifs. En effet, tout énoncé
constatif peut être traité comme le performatif primaire d’un
performatif explicite. Par exemple, l’énoncé (4) ci-dessus pourrait
correspondre au performatif explicite en (10).
10. J’affirme qu’il pleut.
Si tel est bien le cas, alors les constatifs doivent être évalués en
termes de bonheur ou de malheur plutôt que de vérité ou de
fausseté, et la distinction entre le fait d’utiliser le langage pour
décrire quelque chose (constatifs) ou pour faire quelque chose
(performatifs) devient caduque. Pour ces raisons, Austin décide de
renoncer à la distinction entre performatifs et constatifs et de se
concentrer sur les différents types d’actes qui peuvent être réalisés
au moyen d’une phrase.
1.2. Actes locutionnaire, illocutionnaire et perlocutionnaire
Austin distingue trois types d’actes qui sont réalisés en prononçant
des phrases. Il y a tout d’abord l’acte locutionnaire, qui correspond
au fait de dire quelque chose, indépendamment du sens
communiqué par la phrase. Deuxièmement, il y a l’acte
illocutionnaire, qui est accompli en disant quelque chose et à cause
de la signification de la phrase. Enfin, il y a l’acte perlocutionnaire,
qui est accompli par le fait de dire quelque chose, et qui correspond
aux conséquences de ce qui a été dit. Prenons l’exemple de la
phrase (11), prononcée par un professeur à l’adresse de ses
étudiants.
11. L’examen se termine dans cinq minutes.
L’acte locutionnaire correspondant à cette phrase est le fait de dire
que l’examen (celui que les étudiants sont en train de passer) se
termine dans cinq minutes (à partir du moment de la parole). On
remarque ainsi que le sens communiqué par cet énoncé n’est pas
totalement déterminé par les mots utilisés, dans la mesure où
l’examen dont il est question et le moment exact de sa fin doivent
être déduits en utilisant des informations contextuelles. En
prononçant cette phrase, le professeur accomplit également l’acte
illocutionnaire d’informer les étudiants de la fin imminente de
l’examen. Si le but d’un acte illocutionnaire est simplement sa
reconnaissance par les interlocuteurs, l’acte perlocutionnaire vise
quant à lui à produire un certain effet sur l’audience. Dans le cas de
notre exemple, le professeur peut avoir l’intention de persuader les
étudiants de se dépêcher de terminer leur copie.
Ainsi, actes illocutionnaires et perlocutionnaires sont tous deux
liés à l’usage du langage et relèvent donc potentiellement de la
pragmatique. Toutefois, la principale différence entre ces deux types
d’actes tient au fait que seuls les actes illocutionnaires ont un
caractère conventionnel. En d’autres termes, il est toujours
possible de reformuler un acte illocutionnaire par la formule
performative
correspondante.
En
revanche,
les
actes
perlocutionnaires correspondent aux effets éventuels de l’acte
illocutionnaire sur un auditeur donné ou, en d’autres termes, des
conséquences de cet acte, qui dans certains cas ne sont pas
intentionnelles. Par exemple, l’annonce du professeur de l’exemple
(11) peut entraîner une réaction de panique chez certains étudiants
et être compris comme une simple information par d’autres. C’est
pourquoi, les effets perlocutionnaires ne peuvent pas être
déterminés conventionnellement.
Selon Austin, une théorie des actes de langage, à savoir des
actes réalisés dans l’usage du langage, doit se concentrer sur les
actes illocutionnaires associés aux énoncés. Dans ce but, il a
proposé une taxinomie des actes illocutionnaires, basée sur les
verbes performatifs les décrivant, qu’il divise en cinq catégories :
a) verdictifs : actes juridiques
acquitter, condamner, prononcer, décréter, classer, évaluer,
etc.
b) exercitifs : jugements que l’on porte sur ce qui devrait
être fait
dégrader, commander, ordonner, léguer, pardonner, etc.
c) promissifs : obligent le locuteur à adopter une certaine
attitude
promettre, garantir, parier, jurer de, etc.
d) comportatifs : attitude ou réaction face à la conduite
d’autrui ou à la situation
s’excuser, remercier, déplorer, critiquer, braver, etc.
e) expositifs : employés dans les actes d’exposition
affirmer, nier, postuler, remarquer, etc.
Le décès prématuré d’Austin à l’âge de 49 ans l’a empêché de
mener plus avant son analyse des actes illocutionnaires. Ainsi, sa
principale contribution a été de contester la théorie descriptive et de
montrer que l’on pouvait utiliser le langage pour réaliser des actes,
appelés les actes de langage. Il a également proposé une
description des types d’actes réalisés par le langage :
locutionnaires, illocutionnaires et perlocutionnaires et a fourni une
première classification des actes illocutionnaires. Selon Austin, les
actes de langage qui intéressent la pragmatique sont les actes
illocutionnaires, car leur compréhension est nécessaire à la
réussite de la communication et ils correspondent au vouloir dire du
locuteur.
2. La théorie des actes de langage de Searle
À la suite d’Austin, le philosophe américain John Searle (1932- ) a
repris et développé la théorie des actes de langage, en insistant sur
deux de ses composantes fondamentales : les notions d’intention et
de convention. Plus spécifiquement, Searle affirme que le locuteur
qui s’adresse à un interlocuteur a nécessairement l’intention de lui
communiquer un certain contenu. Par ailleurs, la communication de
ce contenu est rendue possible par le fait que la signification
linguistique est conventionnellement associée aux mots qu’il utilise
pour ce faire.
Ces deux dimensions se retrouvent dans le principe
d’exprimabilité posé par Searle, selon lequel tout ce qu’un locuteur
veut dire peut toujours être exprimé par le langage. En vertu de ce
principe, tout état mental (pensée, croyance, désir, intention, etc.)
peut être exprimé explicitement et littéralement par une phrase. Les
états mentaux sont donc transparents et leur observation se réduit à
celle des phrases qui les expriment. Le principe d’exprimabilité
implique qu’il existe des règles sémantiques fixant la signification
des actes de langage. Nous reparlerons de ces règles dans le
contexte des actes de langage indirects.
Une innovation de la théorie de Searle par rapport à celle d’Austin
a consisté à décomposer la production d’une phrase dotée d’une
signification en quatre actes plutôt que trois. Plus spécifiquement,
Searle a ajouté à la classification d’Austin l’acte propositionnel, qui
correspond à la référence (syntagme nominal) et à la prédication
(syntagme verbal). Cette addition se justifie dans la mesure où
différents actes illocutionnaires peuvent être réalisés au moyen d’un
même acte propositionnel. Prenons les exemples (12) à (14) cidessous.
12. Max mange.
13. Max mange-t-il ?
14. Mange, Max !
Dans chacun de ces exemples, un même acte propositionnel est
accompli au moyen d’un acte de référence (MAX) et d’un acte de
prédication (MANGER). En revanche, chacun de ces exemples
correspond à un acte illocutionnaire différent, soit une affirmation
(12), une question (13) et un ordre (14). Ainsi, selon Searle, produire
un énoncé revient nécessairement à accomplir un acte
propositionnel et un acte illocutionnaire. En revanche, les actes
locutionnaires ne l’intéressent guère car ils ne relèvent pas de la
pragmatique, et il pense que les actes perlocutionnaires sont
optionnels.
À partir de la distinction entre la proposition exprimée (acte
propositionnel) et l’acte illocutionnaire accompli, Searle a distingué
deux éléments de la structure syntaxique de la phrase. Il y a, d’une
part, le marqueur de contenu propositionnel et, d’autre part, le
marqueur de force illocutionnaire. Par exemple, dans la phrase
(15) ci-dessous, le marqueur de force illocutionnaire est je te
promets et le marqueur de contenu propositionnel est je viendrai.
15. Je te promets que je viendrai.
Searle justifie cette division de la phrase par le fait que certains
phénomènes linguistiques comme la négation s’appliquent
différemment à ces deux composants. En effet, dans le cas du
marqueur de contenu propositionnel, deux négations entraînent une
affirmation. Dire il n’est pas vrai que je ne viendrai pas revient à dire
je viendrai. En revanche, cette logique ne s’applique pas au
marqueur de force illocutionnaire. Ainsi, dire je ne te promets pas
que je ne viendrai pas ne signifie pas je viendrai.
D’un point de vue typologique, Searle (1982) a également proposé
une version corrigée de la classification des actes illocutionnaires
d’Austin. Searle reproche notamment à cette classification de ne pas
être fondée sur un principe clair mais sur un ensemble de principes,
ce qui provoque des chevauchements entre certaines catégories, du
fait que certains verbes appartiennent à plusieurs catégories
différentes. Searle propose pour sa part une douzaine de critères
permettant de classer les actes illocutionnaires en cinq grandes
catégories. Parmi les plus importants, il y a le but de l’acte, les états
psychologiques exprimés et le contenu propositionnel. Sur la base
de ces critères, Searle propose les classes d’actes illocutionnaires
suivantes :
a) les représentatifs (expositifs chez Austin), qui engagent
le locuteur sur la vérité de la proposition exprimée
(asserter, conclure) ;
b) les directifs (exercitifs chez Austin), qui sont des
tentatives du locuteur de conduire l’interlocuteur à faire
quelque chose (demander, ordonner) ;
c) les commissifs (promissifs chez Austin), qui obligent le
locuteur à effectuer une action future (promettre,
menacer, offrir) ;
d) les expressifs (comportatifs chez Austin), qui expriment
un état psychologique (remercier, s’excuser, accueillir,
féliciter) ;
e) les déclaratifs (verdictifs chez Austin), qui entraînent des
changements immédiats d’ordre institutionnel et tendent à
impliquer des structures institutionnelles spécifiques
(excommunier, déclarer la guerre, baptiser, etc.).
En résumé, les travaux de Searle ont donné une consistance
sérieuse à la notion d’acte de langage, en fournissant une
description précise des actes illocutionnaires. Searle a proposé
d’articuler intention du locuteur et convention linguistique et fourni
des critères explicites de classification des actes illocutionnaires.
Enfin, on lui doit également une théorie des actes de langage
indirects, auxquels nous allons maintenant nous intéresser.
3. Les actes de langage indirects
Un acte de langage indirect (ou primaire) peut être défini comme
un acte illocutionnaire exprimé indirectement, c’est-à-dire au moyen
d’un autre acte (ou secondaire). Ainsi, dans le cas d’un acte de
langage direct, l’intention du locuteur est rendue explicite par la
construction linguistique ou la présence d’un verbe performatif à la
première personne du présent de l’indicatif. Il n’y a donc pas de
divergence entre la signification de la phrase et le sens, à savoir le
vouloir dire du locuteur. La phrase (16) ci-dessous contient un
exemple d’acte de langage direct. La requête formulée par le
locuteur est exprimée explicitement par la formule je te prie.
16. Je te prie de me passer le sel.
Dans le cas d’un acte de langage indirect, la phrase utilisée
accomplit un acte de langage différent de l’acte de langage
intentionné par le locuteur. Il y a donc divergence entre le sens de la
phrase et le vouloir dire du locuteur. La phrase (17) ci-dessous
contient un exemple d’acte de langage indirect. Dans ce cas, la
requête est formulée implicitement sous forme de question.
17. Peux-tu me passer le sel ?
Dans un acte de langage indirect comme (17), il y a non pas un,
mais deux actes de langage qui sont accomplis : un acte primaire,
qui correspond à une requête, accomplie par l’intermédiaire d’un
acte secondaire, qui est une question. Tout le problème, pour une
théorie conventionnelle de la signification telle que l’envisage Searle,
est d’expliquer par quelles conventions l’interlocuteur peut
comprendre l’acte primaire à partir de l’acte secondaire.
Pour le comprendre, il faut savoir que Searle a réalisé une
description des conditions selon lesquelles un acte illocutionnaire est
ou n’est pas couronné de succès, sur la base d’une série de règles
qui doivent être respectées lors de la réalisation d’un acte. Il y a tout
d’abord les règles préliminaires, qui portent sur la situation de
communication et sur les croyances d’arrière-plan du locuteur. Ces
règles exigent notamment que les interlocuteurs parlent la même
langue. Ensuite, il y a la règle de contenu propositionnel, qui
détermine le contenu propositionnel de l’acte de langage. Il y a
également la règle de sincérité, qui porte sur l’état mental du
locuteur et enfin la règle essentielle qui spécifie le type d’obligation
contractée par l’un ou l’autre des interlocuteurs. Par exemple, dans
le cas de la promesse, acte plus spécifiquement étudié par Searle
dans ce contexte, ces règles prennent la forme suivante :
a) Règle de contenu propositionnel : prédique un acte
futur Q du locuteur L.
b) Règles préliminaires :
i. l’auditeur A préfère l’accomplissement de Q par L
à son non-accomplissement ;
ii. il n’est évident ni pour L ni pour A que L serait
conduit à effectuer Q.
c) Règle de sincérité : L a l’intention d’effectuer Q.
d) Règle essentielle : L contracte l’obligation d’effectuer Q.
C’est précisément l’existence de ces règles sémantiques qui
explique la transition entre actes de langage secondaires et
primaires. En effet, selon Searle, le fait d’interroger une condition
préliminaire à la réalisation d’un acte illocutionnaire revient à réaliser
indirectement cet acte. Ainsi, pour réaliser une requête indirecte, le
locuteur peut, par exemple, interroger la capacité de l’auditeur à
accomplir l’acte comme en (18). Il peut également mentionner son
désir ou sa volonté de voir l’acte réalisé comme en (19). Une autre
possibilité consiste à interroger le consentement de l’auditeur
comme en (20). Enfin, le lien conventionnel peut également porter
sur la raison de faire l’action demandée comme en (21).
18. Peux-tu me passer le sel ?
19. J’aimerais que tu me passes le sel.
20. Veux-tu me passer le sel ?
21. Tu devrais me passer le sel.
Chacune de ces requêtes indirectes fait intervenir l’une des
conditions de succès d’un acte de langage, telles que définies par
Searle. Par exemple, (18) fait appel à une règle préliminaire à la
réalisation d’une requête, qui veut que l’interlocuteur soit en mesure
d’accomplir l’acte demandé. De même, (19) fait appel à la condition
de sincérité, selon laquelle le locuteur veut que son interlocuteur
réalise l’acte.
En résumé, la théorie des actes de langage indirects a pour grand
avantage d’expliquer comment les locuteurs peuvent communiquer
un acte en se servant d’un autre. Toutefois, le fait de figer les règles
de transition dans des conditions linguistiques définies
conventionnellement pose problème, comme allons le voir.
4. Théorie des actes de langage
et pragmatique contemporaine
Les travaux actuels dans le domaine de la pragmatique ont permis
d’identifier un certain nombre de problèmes et limites inhérents à la
théorie des actes de langage. Ainsi, bien que la théorie reste
influente, notamment dans des domaines connexes comme
l’acquisition du langage et l’intelligence artificielle, de nombreux
modèles théoriques ont actuellement largement revu et réduit
l’importance de cette notion.
4.1. Problèmes et limites de la théorie des actes de langage
Dans la théorie des actes de langage, chaque phrase
grammaticalement correcte accomplit nécessairement un acte
illocutionnaire. Du point de vue de l’auditeur, comprendre l’énoncé
du locuteur revient donc à être capable d’identifier l’acte accompli
par ce dernier. Or, cette hypothèse ne semble pas toujours justifiée.
Prenons un exemple. Dans le cadre de la théorie des actes de
langage, pour avoir compris l’énoncé (22), le locuteur devrait avoir
compris une proposition du type de (23).
22. Il va pleuvoir ce soir.
23. Le locuteur prédit qu’il va pleuvoir ce soir.
Cette contrainte semble pourtant trop forte. Dans le cas de cet
exemple, ce qui importe, ce n’est pas que l’auditeur comprenne que
le locuteur avait l’intention de réaliser un acte de prédiction mais
simplement que l’énoncé communique quelque chose à propos d’un
événement futur. Ainsi, comprendre la nature exacte de l’acte
illocutionnaire n’est pas toujours indispensable pour comprendre le
sens des énoncés.
Une autre critique que l’on peut formuler à l’égard de la théorie
des actes de langage est que tous les actes de langage ne relèvent
pas du domaine de la linguistique ou de la pragmatique. Par
exemple, les actes déclaratifs comme excommunier et commissifs
comme promettre comportent une forte composante institutionnelle
et leur réussite nécessite qu’ils se produisent dans un contexte bien
spécifique. Dans le cas des déclaratifs, il est également nécessaire
qu’ils soient le fait de locuteurs particuliers qui sont
institutionnellement habilités à les réaliser. Ainsi, seuls les actes
représentatifs comme asserter et directifs comme demander ne
dépendent pas de contraintes extérieures à l’usage du langage. Qui
plus est, les actes sociaux ou institutionnels comme le baptême et la
promesse varient en fonction du contexte culturel dans lequel ils ont
lieu. Or, une théorie qui vise à décrire l’usage du langage doit tendre
vers l’universalité.
Enfin, la théorie des actes de langage présuppose un rapport
conventionnel entre certains mots ou tournures syntaxiques et le
type d’acte de langage qui peut être accompli. Or, il n’existe pas
toujours de rapport entre la forme linguistique de l’énoncé et le type
d’acte réalisé, comme l’illustrent les exemples ci-dessous.
24. Donne-moi la réponse, puisque tu sais tout !
25. Peut-on nier que le nazisme était un crime ?
En dépit de sa forme impérative, l’énoncé (24) n’est ni un ordre ni
une requête indirecte. Il s’agit d’un énoncé ironique qui vise à
démontrer à l’auditeur qu’il a tort de croire qu’il sait tout. De même,
la forme interrogative de (25) n’en fait ni une question (au sens d’une
demande d’information) ni une requête indirecte, c’est une question
rhétorique qui n’appelle pas de réponse. Comprendre le sens de ces
énoncés ne requiert pas d’identifier un acte de langage particulier
mais d’accéder à l’intention informative du locuteur.
4.2. Actes de langage et pragmatique cognitive
La pragmatique cognitive, notamment la théorie de la pertinence
de Sperber et Wilson (1989), a remis en cause l’idée selon laquelle
le langage est un moyen conventionnel de réaliser des actions.
Comme nous l’avons vu au chapitre 2, ce modèle met l’accent sur la
sous-détermination linguistique et la nécessité de recourir à des
processus inférentiels pour parvenir à comprendre le vouloir dire du
locuteur.
Sperber et Wilson ont notamment revu le rôle des actes de
langage dans la communication verbale, et proposé de réduire les
classifications de Searle et d’Austin à trois catégories d’actes :
a) les actes de dire que, qui correspondent généralement
aux phrases déclaratives, notamment les assertions, les
promesses et les prédictions ;
b) les actes de dire de, qui correspondent à des phrases
impératives, comme les ordres, les conseils, etc. ;
c) les actes de demander si, qui correspondent aux
phrases interrogatives, telles que les questions et les
demandes de renseignement.
L’un des principaux avantages de cette classification est qu’elle
contient des catégories universelles qui se retrouvent dans toutes
les langues et toutes les cultures, ce qui n’était pas le cas de tous
les types d’actes de langage identifiés par Searle et Austin. Par
ailleurs, ces catégories peuvent être identifiées linguistiquement, par
des informations lexicales et syntaxiques. Toutefois, ces actes ne
sont pas liés conventionnellement à des catégories linguistiques. Par
exemple, les énoncés (24) et (25) ci-dessus, malgré leur forme
impérative et interrogative, ne sont pas des actes de dire de et
demander si. Comme mentionné plus haut, (24) n’est ni un ordre ni
une requête indirecte. Dans les deux cas, il s’agit donc d’actes de
dire que. Ces exemples illustrent une fois encore le fait que l’accent
doit être mis en pragmatique sur l’intention du locuteur plutôt que sur
les moyens linguistiques utilisés pour la véhiculer.
5. Références de base
Reboul & Moeschler (1998a) chapitre 1 contient une présentation
succincte de la théorie des actes de langage. Une introduction plus
approfondie se trouve également chez Moeschler & Reboul (1994)
chapitre 1. Sperber & Wilson (1989), pp. 364-381, contient une
critique de la notion d’acte de langage et une révision de cette notion
du point de vue de la pragmatique cognitive.
6. Pour aller plus loin
Le texte fondateur de la théorie des actes de langage est Austin
(1970). Searle (1972) examine plus spécifiquement les conditions de
félicité des actes de langage, en se concentrant sur le cas de la
promesse. Searle (1982) contient une taxinomie des actes de
langage et aborde également la notion d’acte de langage indirect.
Zufferey & Moeschler (2012) chapitre 7 explique comment la
pragmatique a évolué depuis la définition conventionnelle du sens
proposée par théorie des actes de langage jusqu’à la pragmatique
inférentielle des modèles actuels.
Questions de révision
11.1. Dire si les énoncés ci-dessous sont des constatifs ou des performatifs selon la
définition d’Austin.
– Je t’assure que c’est un bon film.
– Mon bureau est situé à la rue de Candolle.
– Pourrais-tu me dire l’heure ?
– Tu vas me le payer.
11.2. Appliquer le test de la performativité aux exemples ci-dessus afin de montrer
pourquoi de tels exemples ont conduit Austin à abandonner sa distinction.
11.3. Quels sont les actes locutionnaires, illocutionnaires et perlocutionnaires réalisés
dans les énoncés ci-dessous :
– Ferme la porte en sortant !
– Répète si tu oses !
– J’affirme que l’exercice n’est pas clair.
– Je vous condamne à la prison à perpétuité.
– Bougez futé, allez à pied !
11.4. Expliquer la distinction entre le marqueur de force illocutionnaire et le marqueur de
contenu propositionnel à l’aide d’un exemple.
11.5. Dire quels sont les actes de langage primaires et secondaires réalisés par les
énoncés ci-dessous et expliquer comment le locuteur peut comprendre l’acte primaire à
partir de l’acte secondaire dans chaque cas :
– Sais-tu quelle heure il est ?
– Vous pourriez faire moins de bruit.
– J’aimerais bien que tu m’écoutes quand je te parle.
– Tu devrais être plus poli avec ton père.
11.6. Pourquoi peut-on conclure que les seuls vrais actes de langage sont les actes
représentatifs et directifs ?
11.7. Dire si les exemples ci-dessous sont des actes de dire que, dire de ou demander
si :
– Pardon, quelle heure est-il ?
– Je me demande bien ce que j’ai fait pour mériter un étudiant pareil !
– Reviens ici tout de suite, sac-à-puces !
– Qui a dit que les femmes ne savent pas faire de la linguistique ?
Chapitre 12
Pragmatique lexicale : expressions
référentielles, temps verbaux et connecteurs
La
pragmatique lexicale s’intéresse aux mots du lexique qui
acquièrent une signification en contexte. Contrairement aux mots
comme les verbes et les noms étudiés au chapitre 10, les
éléments lexicaux auxquels nous nous intéresserons dans ce
chapitre n’ont pas pour signification un concept mais une
procédure. Plus spécifiquement, leur rôle consiste à donner des
instructions sur la manière de relier les autres éléments dans la
phrase. Nous commencerons par aborder la différence entre
signification conceptuelle et signification procédurale, avant
d’étudier plus en détail quelques catégories d’éléments qui
encodent de l’information procédurale : certaines expressions
référentielles comme je ou lui, les temps verbaux et les
connecteurs pragmatiques comme mais, parce que et donc.
1. Signification conceptuelle et signification procédurale
Au chapitre 10, nous nous sommes intéressés exclusivement à
des éléments lexicaux comme les noms, les verbes et les adjectifs,
pour lesquels nous avons déterminé qu’ils encodaient des
informations conceptuelles, et que leur valeur sémantique était leur
référence. Par exemple, le mot arbre encode le concept ARBRE, qui
a pour propriétés encyclopédiques d’être un végétal, avec un tronc
et des feuilles, d’être enraciné dans le sol, etc. Le concept d’ARBRE
permet aux locuteurs de désigner tous les référents du monde
auxquels il s’applique, c’est-à-dire des sapins, des chênes, des
hêtres, etc. De la même manière, connaître la signification du verbe
couper permet aux locuteurs de désigner les actions qu’ils observent
et qui entrent dans la dénotation du concept COUPER. Enfin,
connaître la signification du mot cyan permet d’identifier les nuances
de bleu qui entrent dans la dénotation de cet adjectif.
Toutefois, tous les éléments du lexique ne fonctionnent pas de
cette façon. Par exemple, certains mots comme je, maintenant ou
donc n’encodent pas de concept. Pour bien comprendre la
différence entre ces deux types d’éléments lexicaux, il suffit
d’essayer d’expliquer intuitivement ce que des mots comme jardin,
parler, donc ou je veulent dire. Si dans le cas de jardin et de parler
l’exercice est relativement aisé, il est bien plus difficile de faire de
même pour les mots je et donc. Cette différence s’explique par le fait
que, dans le premier cas, il suffit de faire appel à ses connaissances
conceptuelles sur les jardins et l’action de parler. En revanche, dans
le second, il n’existe pas d’informations conceptuelles auxquelles se
référer. Ce que le mot je signifie dépend de la personne qui parle.
Selon le locuteur, la référence de je peut être Paul, Jacques, Jean,
etc. Ainsi, la signification de je n’est pas une personne en particulier.
La présence du mot je dans une phrase indique à l’auditeur de
chercher le locuteur de la phrase. Il s’agit là d’une procédure. De
même, ce que les mots maintenant ou demain veulent dire dépend
entièrement du moment auquel se situe l’énonciation : mercredi
9 septembre 2009, vendredi 3 janvier 2020, etc. Le rôle de ces mots
est donc de donner l’instruction à l’auditeur de chercher le moment
de l’énonciation, afin de se situer soit à ce moment-là pour le mot
maintenant, soit le jour suivant pour le mot demain. On remarque
ainsi que le contexte est primordial pour déterminer la signification
des mots qui encodent de l’information procédurale. C’est pourquoi,
ces mots ont généralement été étudiés dans le cadre de la
pragmatique plutôt qu’en sémantique.
Afin d’illustrer la différence entre signification conceptuelle et
signification procédurale, prenons l’exemple de la phrase (1) cidessous.
1. Hier, je me suis promené dans la forêt.
Comme toutes les phrases, celle-ci contient à la fois des éléments
à contenu conceptuel et procédural. Au niveau du contenu
conceptuel, il y a le verbe se promener et le nom forêt. Au niveau du
contenu procédural, il y a l’adverbe déictique hier, qui donne
l’instruction à l’auditeur de chercher le jour avant l’énonciation, les
pronoms je et me qui identifient le locuteur de la phrase, l’auxiliaire
de temps suis qui, accompagné du verbe, situe l’action dans le
passé, la préposition dans qui indique une relation d’inclusion et
enfin le déterminant la qui renvoie à un lieu identifiable et unique.
Cet exemple montre bien que les informations procédurales ne sont
ni moins nombreuses ni moins importantes que les informations
conceptuelles pour comprendre le sens d’une phrase.
2. Les expressions référentielles
On parle de référence pour désigner la relation qu’entretient une
expression linguistique avec une entité du monde, qui peut être un
objet, un événement, un état, etc. On appelle donc expressions
référentielles les expressions qui servent à désigner en usage un
référent dans le monde. C’est pourquoi, on peut dire que
comprendre une expression référentielle revient pour l’auditeur à
identifier le référent auquel elle correspond (qu’elle dénote) dans le
monde. Attention toutefois, la signification des expressions
référentielles peut être de nature descriptive ou procédurale selon
les cas, comme nous allons le voir.
2.1. Expressions référentielles autonomes et non autonomes
Selon le linguiste Jean-Claude Milner (1992), il existe deux types
d’expressions référentielles : les expressions référentielles
autonomes, dont la signification lexicale suffit à déterminer leur
référent, et les expressions référentielles non autonomes, dont la
signification lexicale ne suffit pas à déterminer leur référent. On dit
que les expressions référentielles non autonomes sont privées
d’autonomie référentielle.
Les expressions référentielles autonomes incluent les descriptions
définies (2), les descriptions indéfinies (3), et les noms propres (4).
1. Le chien du voisin est dans la cuisine.
2. Un chien est dans la cuisine.
3. Charlie est dans la cuisine.
Les expressions référentielles non autonomes incluent les
pronoms déictiques (5), les pronoms démonstratifs (6), les pronoms
anaphoriques (7) (voir la définition de l’anaphore ci-dessous) et les
termes vagues comme (8) et (9). Un terme vague comme l’imbécile
fonctionne comme le pronom il de l’exemple (7). Il reçoit sa
référence via la situation de discours en (9) ou d’une expression
référentielle autonome en (10).
5. Je suis linguiste.
6. C’est un linguiste.
7. Max est professeur. Il est linguiste.
8. Ce génie est étudiant.
9. L’imbécile a encore planté l’ordinateur.
10. Max est professeur. L’imbécile a encore planté l’ordinateur.
2.2. Référence actuelle et référence virtuelle
Dans la terminologie de Jean-Claude Milner, on parle de
référence actuelle pour nommer le référent désigné (un objet ou
un événement dans le monde) et de référence virtuelle pour
désigner sa signification lexicale. Ainsi, une expression
référentielle peut posséder une référence virtuelle indépendamment
d’un quelconque contexte d’usage. En revanche, une expression
référentielle ne peut avoir de référence actuelle qu’en usage. En
effet, c’est le fait qu’un locuteur particulier utilise une expression
dans un contexte précis qui permet d’identifier le référent. Par
exemple, l’expression mon chien ne correspond pas au même
référent selon que c’est Jacques, Pierre ou Paul qui parle.
La référence virtuelle joue un rôle important dans la détermination
de la référence actuelle d’une expression. Par exemple, pour qu’un
objet du monde puisse entrer dans la dénotation de l’expression
mon chat tigré, il faut que cet individu soit (a) un chat et (b) de
couleur tigrée. Ainsi, la référence virtuelle, qui détermine la
signification lexicale de l’expression, impose des contraintes sur le
type de référents que l’expression peut désigner en usage. Il est
impossible de faire référence à un saint-bernard en l’appelant mon
chat tigré, par exemple.
Toutes les expressions référentielles autonomes possèdent
nécessairement une référence virtuelle. En revanche, la situation est
plus compliquée lorsqu’il s’agit des expressions non autonomes.
Parmi elles, on distingue celles qui n’ont pas de référence virtuelle
comme les pronoms anaphoriques (de 3e personne) de celles qui
ont une référence virtuelle comme les déictiques (de 1re et de 2e
personne). Si les déictiques ont une référence virtuelle, c’est parce
qu’ils encodent une signification procédurale précise, qui indique à
l’auditeur de chercher une certaine information. Par exemple, dans
le cas du pronom de première personne je, la procédure indique de
chercher le locuteur de l’énoncé. En revanche, le pronom de
troisième personne il ne possède pas de référence virtuelle, car son
contenu procédural n’est pas suffisamment précis pour permettre
d’identifier un référent en contexte. Seules les informations sur le
genre et le nombre sont en effet linguistiquement encodées par le
pronom de 3e personne.
2.3. L’anaphore
On parle d’anaphore lorsqu’un terme est utilisé pour reprendre
une autre expression nominale qui le précède et à laquelle il
emprunte sa référence. On parle d’anaphore pronominale lorsque la
reprise anaphorique se fait par un pronom comme en (11). Dans ce
cas, la référence du pronom il tire sa référence de la référence
actuelle de Fred. On dit qu’il y a coréférence entre Fred et il. On
parle d’anaphore nominale lorsque l’expression référentielle est
reprise par une autre expression nominale, comme en (12).
11. Fred est saoul. Il a bu du schnaps.
12. Un chien aboie. L’animal est énervé.
Il existe encore un troisième type d’anaphore appelée l’anaphore
associative. Dans ce cas, il n’y a pas de coréférence entre les
expressions, mais une relation de type partie-tout (voir chapitre 10).
Par exemple, en (13) l’église est une partie du village. Bien qu’il n’y
ait pas de coréférence entre les éléments, ce type de reprise est
traité comme un cas d’anaphore, car seul l’article défini est
possible, comme le montre l’incongruité des exemples (14) et (15).
Le fait que seul l’usage d’un article défini soit possible démontre que
la reprise est traitée comme une entité reliée à un antécédent,
comme dans les autres cas d’anaphore.
13. Nous entrâmes dans un village. L’église était en ruine.
14. Nous entrâmes dans un village. ? Une église était en ruine.
15. Nous entrâmes dans un village. ? Cette église était en ruine.
3. Les temps verbaux
Le rôle des temps verbaux est de permettre de connecter des
événements les uns par rapport aux autres dans le temps. En
d’autres termes, on peut dire que les temps verbaux contiennent de
l’information procédurale, sous forme d’instruction sur la manière de
relier temporellement des événements. L’un des problèmes
classiques liés aux temps verbaux est celui de l’ordre temporel.
Il y a ordre temporel lorsque l’ordre du discours est parallèle à
l’ordre des événements, comme en (16). Dans cet exemple,
l’événement de la chute de Max s’est produit avant qu’il ne se casse
la jambe. L’ordre de présentation des événements suit donc l’ordre
réel de leur déroulement dans le monde.
16. Max est tombé dans un précipice. Il s’est cassé la jambe.
Les temps verbaux et le discours offrent deux manières de
représenter les événements. Une manière narrative, avec ordre
temporel, où les événements sont présentés dans l’ordre de leur
occurrence dans le monde, et une manière explicative, avec
inversion temporelle, où l’ordre temporel inverse permet
d’introduire non pas la succession des événements, mais
l’explication des événements. L’ordre temporel crée une
narration (17) et l’inversion temporelle crée une explication (18).
17. Axel a insulté sa sœur. Abi l’a giflé.
18. Abi a giflé Axel. Son frère l’a insultée.
Différentes théories ont tenté de fournir une explication au rôle des
temps verbaux dans l’ordre temporel. Nous allons les passer
brièvement en revue.
3.1. L’approche aspectuelle
Selon l’approche aspectuelle, c’est la classe aspectuelle à laquelle
appartient un verbe (voir chapitre 10) qui définit son rôle dans la
détermination de l’ordre temporel. Plus précisément, seules les
phrases dénotant un achèvement (19) ou un accomplissement
(20) font avancer le temps. Avec les états (21) et les activités (22),
le temps n’avance pas.
19. Marie entra dans le bureau. Le président se leva.
20. Marie entra dans le bureau. Le président alla à sa rencontre.
21. Marie entra dans le bureau. Le président était endormi.
22. Marie entra dans le bureau. Le président marchait de long en large.
Toutefois, l’approche aspectuelle rencontre un certain nombre de
difficultés. Notamment, il peut arriver que le temps avance même en
la présence d’états, comme en (23) et (24). Ce qui explique cette
différence est que dans ces exemples, le temps est perçu de
manière subjective, soit du point de vue de Marie en (23) soit de
celui du juge en (24). Pour des raisons pragmatiques, le destinataire
perçoit que la situation décrite dans la première phrase existait
préalablement, et que donc le second état correspond à un
avancement du temps.
23. Marie entra dans le bureau du président. Il y avait une copie reliée du budget sur la
table.
24. Le juge alluma une cigarette. Le tabac avait un goût de fiel.
En figeant l’ordre temporel dans les classes aspectuelles des
verbes, l’approche aspectuelle ne permet pas de rendre compte de
tels exemples.
3.2. L’approche anaphorique
Dans cette approche, ce ne sont plus les classes aspectuelles
mais les temps verbaux qui fixeraient l’ordre temporel. Plus
spécifiquement, les phrases au passé simple (25) font avancer le
temps, les phrases à l’imparfait (26) englobent ou recouvrent
temporellement les phrases au passé simple et les phrases au plusque-parfait (27) font régresser le temps.
25. Max entra dans le salon. Marie téléphona à sa mère.
26. Max entra dans le salon. Marie téléphonait à sa mère.
27. Max entra dans le salon. Marie avait téléphoné à sa mère.
Toutefois, cette règle se heurte également à un certain nombre de
contre-exemples. Notamment, il se peut que le passé simple ne
fasse pas avancer le temps (28) voire qu’il le fasse reculer (29). À
l’inverse, dans certains cas, l’imparfait peut faire avancer le temps
(30).
28. Bianca chanta l’air des bijoux et Igor l’accompagna au piano.
29. Socrate mourut empoisonné. Il but la ciguë.
30. Jean entra dans le compartiment. Cinq minutes après le départ, le train déraillait.
En conclusion, il semble que l’ordre temporel ne soit figé ni dans
les classes aspectuelles ni dans les temps verbaux. Il est donc
nécessaire d’envisager une approche plus flexible de ce problème.
3.3. L’approche pragmatique
Dans l’approche pragmatique, l’ordre temporel n’est pas marqué
linguistiquement
par
les
temps
verbaux,
mais
inféré
pragmatiquement. La question qui se pose pour cette approche est
de savoir pourquoi des processus inférentiels se superposeraient à
des indications linguistiques comme les temps verbaux. L’hypothèse
est que les temps verbaux sont des expressions procédurales qui
encodent des procédures sur les relations temporelles.
Cette approche ne se heurte pas aux mêmes difficultés que les
deux autres, car elle ne postule pas que les informations contenues
dans les temps verbaux sont figées. Au contraire, celles-ci peuvent
être annulées et leurs propriétés inférentielles se combinent à
d’autres sources d’informations linguistiques et non linguistiques
pour permettre de tirer les bonnes inférences directionnelles sur le
temps : en avant, statique ou en arrière.
L’analyse pragmatique formule les hypothèses suivantes
concernant les inférences tirées sur la base des temps verbaux :
pour qu’une inférence directionnelle soit tirée, il faut que les
propriétés ou traits directionnels soient consistants (codirectionnels). Les traits directionnels des temps verbaux sont faibles
et doivent être validés par un trait fort, donné par un connecteur ou
une hypothèse contextuelle.
Cette analyse permet ainsi d’envisager l’existence de différents
types de discours. Si tous les indices donnés par les marques
procédurales concordent, le discours est optimal, comme en (31).
Les informations données par le passé simple et le connecteur et
indiquent toutes deux que le temps avance. En revanche, le discours
en (32) est sous-optimal. En effet, l’information donnée par le passé
simple indique une inférence en avant alors que le connecteur parce
que est associé à une inférence en arrière. C’est ce conflit dans les
marques procédurales qui rend (32) plus difficilement interprétable
que (31).
31. Marie poussa Jean et il tomba.
32. Marie poussa Jean parce qu’il tomba.
De manière générale, le degré de cohésion du discours temporel
est fonction des conflits entre traits directionnels.
4. Les connecteurs pragmatiques
Les connecteurs pragmatiques sont des mots qui appartiennent à
des catégories grammaticales variées comme les conjonctions de
coordination (et, ou), les conjonctions de subordination (parce que,
puisque), les adverbes (donc, alors) les groupes prépositionnels
(après tout, en fin de compte), les groupes nominaux (somme toute)
et les locutions participiales (tout compte fait). Comme l’indique cette
liste non exhaustive, la catégorie des connecteurs pragmatiques
n’est pas unifiée du point de vue grammatical, au même titre que la
catégorie des verbes et des prépositions, par exemple. Ce que les
connecteurs pragmatiques ont en commun, c’est de remplir une
même fonction dans le discours.
Le rôle des connecteurs pragmatiques consiste à donner des
instructions sur la manière de traiter les unités qu’ils relient. Prenons
quelques exemples. Dans le cas du connecteur parce que, la
procédure pourrait se résumer par : « chercher une relation causale
entre les segments reliés ». Dans le cas de mais, la relation de
contraste véhiculée par le connecteur pourrait suivre les étapes
suivantes : (i) tirer à partir du segment qui précède le connecteur
une conclusion R ; (ii) tirer à partir du segment qui suit le connecteur
une conclusion inverse (non-R) ; (iii) annuler la première conclusion
au profit de la seconde. Par exemple, imaginons que Pierre hésite à
engager Jean. Marie énonce (33) :
33. Jean est intelligent mais paresseux.
À partir du segment qui précède le connecteur (Jean est
intelligent), on pourrait tirer la conclusion qu’il faut engager Jean. À
partir du segment qui suit le connecteur (Jean est paresseux) on
pourrait tirer la conclusion inverse. Au final, ce que veut
communiquer Marie, c’est bien qu’il ne faut pas engager Jean plutôt
que l’inverse.
4.1. Portée des segments reliés par des connecteurs
Les segments reliés par un connecteur peuvent être de longueur
très variable et dépendent en partie de la catégorie grammaticale de
ce dernier. Il peut s’agir de deux mots (34), de deux propositions
(35), d’une proposition et d’une suite de phrases (36) ou encore
d’une phrase et d’un contenu non exprimé linguistiquement (37).
34. Il fait [beau] et [chaud].
35. [Il est malade] parce qu’[il a trop mangé].
36. [Il neige et il fait froid. Je n’ai vraiment aucune envie d’aller skier]. D’ailleurs [je suis
sûre que les remontées sont fermées].
37. [Contexte : Marie apporte un plat de crevettes à Pierre].
Pierre : Mais [je suis allergique aux crustacés] !
Il convient également de différencier les segments linguistiques
qui encadrent le connecteur de ceux qui font véritablement l’objet de
la relation. Prenons un exemple :
38. Jean a emprunté la voiture de Pierre parce qu’il avait cassé la sienne en fonçant
dans un arbre, mais il est bien clair entre nous que Pierre ne doit jamais l’apprendre.
Dans l’exemple ci-dessus, les segments linguistiques qui
encadrent le connecteur sont reproduits en (39) ci-dessous.
Toutefois, ce n’est pas sur ces segments que porte la relation de
contraste introduite par le connecteur, mais sur les segments
reproduits en (40) ci-dessous.
39. [Jean a emprunté la voiture de Pierre parce qu’il avait cassé la sienne en fonçant
dans un arbre], mais [il est bien clair entre nous que Pierre ne doit jamais l’apprendre].
40. [Jean a emprunté la voiture de Pierre] mais [Pierre ne doit jamais l’apprendre].
Enfin, notons encore que les connecteurs nécessitent des
placements différents dans l’ordre de présentation des segments.
Ainsi, par exemple, le connecteur car est un connecteur causal, qui
requiert un ordre de présentation qui va de la conséquence vers la
cause (41). À l’inverse, le connecteur donc est un connecteur
inférentiel, qui nécessite un ordre de présentation qui va de la cause
vers la conséquence (42).
41. Il est tombé car je l’ai poussé.
42. Je l’ai poussé donc il est tombé.
4.2. Contenu des segments reliés par des connecteurs
Les connecteurs pragmatiques peuvent servir à relier différents
types de contenus comme des faits (43), des croyances (44) et des
actes de langage (45).
43. Jean est malade parce qu’il a trop mangé.
44. Jean doit être sorti, parce que je ne l’ai pas vu ce matin.
45. Jean est-il là ? Parce que je le cherche depuis tout à l’heure.
Pour bien comprendre la nature des segments reliés dans chacun
de ces exemples, voyons sur quel élément porte la cause dans
chaque cas. Dans l’exemple (43), c’est le fait que Jean ait trop
mangé qui cause le fait qu’il soit malade. C’est pour cette raison que
nous avons dit plus haut que le connecteur parce que relie des faits
dans ce cas. Comparons maintenant avec (44). Dans ce cas, ce
n’est pas le fait que je n’aie pas vu Jean ce matin qui cause sa
sortie. C’est le fait que je ne l’aie pas vu qui cause que je crois qu’il
est sorti. C’est pourquoi, dans ce cas, le connecteur agit sur le
domaine des croyances. En (45), c’est le fait que je cherche Jean
depuis tout à l’heure qui cause que je pose la question de savoir où
il est. Ici, le connecteur agit donc au niveau des actes de langage.
Notons encore que, contrairement à parce que, tous les
connecteurs ne peuvent pas être utilisés pour relier chacun de ces
types de contenus. Certains connecteurs sont au contraire
spécialisés dans l’un ou l’autre domaine. Par exemple, le connecteur
puisque ne peut agir que sur des croyances et des actes de
langage.
4.3. Connecteurs et sous-spécification
Enfin, le rôle du contexte et donc de la pragmatique dans le
traitement des connecteurs se manifeste également par un
phénomène appelé la sous-spécification. L’idée est qu’un
connecteur qui contient un contenu procédural vague peut être
utilisé pour communiquer une relation précise dans un contexte
donné. Par exemple, le connecteur et, qui encode une procédure
générale de type « addition entre des contenus » peut servir à
marquer une relation d’ordre temporel dans laquelle il a la
signification de ensuite (46), de contraste dans laquelle il a la
signification de par contre (47) ou encore de causalité, dans laquelle
il a la signification de parce que (48). De même, un connecteur qui
encode une information temporelle comme quand peut être utilisé
pour communiquer une relation causale comme en (49).
46. Paul s’est levé et a préparé du café.
47. Abi est une fille. Et toi tu es un garçon.
48. Marie a poussé Jean et il est tombé.
49. Mes ennuis ont commencé quand j’ai rencontré cet escroc.
Ces exemples illustrent une fois encore que dans tout phénomène
pragmatique, les informations linguistiques fournies par les éléments
de la phrase – qu’ils soient de nature conceptuelle ou procédurale –
interagissent avec le contexte pour fournir une interprétation
optimalement pertinente.
5. Références de base
Une introduction à la notion de signification procédurale se trouve
chez Reboul & Moeschler (1998a, chapitre 7). Les trois thèmes
abordés dans ce chapitre font chacun l’objet d’un chapitre de Reboul
& Moeschler (1998b), à savoir le chapitre 4 pour les connecteurs, le
chapitre 5 pour les temps verbaux et le chapitre 6 pour la référence.
6. Pour aller plus loin
La notion de signification procédurale a notamment été discutée
par Blakemore (1987), Blass (1990) et Moeschler (2002) dans le
cadre de travaux sur les connecteurs. Les expressions référentielles
sont abordées par Milner (1992) et la question des temps verbaux
par Moeschler (2000). Pour une approche développementale et
pragmatique des connecteurs, on se référera à Zufferey (2010).
L’approche argumentative classique des connecteurs est donnée
dans Ducrot et al. (1980), approche développée dans un cadre
inférentiel dans Moeschler (1989).
Questions de révision
12.1. Quelle est la différence entre la signification descriptive et la signification
procédurale ?
12.2. Identifier les marques de signification descriptive et de signification procédurale
dans la phrase suivante : Je me sens ici comme à la maison.
12.3. Chercher un exemple d’expression référentielle autonome et non autonome.
12.4. Chercher des exemples d’anaphores pronominale, nominale et associative.
12.5. Qu’appelle-t-on l’ordre temporel ?
12.6. Comment les temps verbaux influencent-ils l’ordre temporel dans le discours ?
12.7. Qu’est-ce qu’un connecteur pragmatique ?
12.8. Pourquoi les connecteurs sont-ils des marques procédurales ?
Chapitre 13
Questions de style : métaphore, métonymie
et ironie
Les questions de style ont pendant longtemps été étudiées sous
l’angle de l’analyse rhétorique. Dans ce chapitre, nous montrerons
comment ces questions ont été reprises et développées dans le
cadre de nouvelles approches en pragmatique, qui permettent de
fournir des modèles motivés cognitivement de ces différents
phénomènes. Nous nous intéresserons tour à tour à la métaphore,
à la métonymie et à l’ironie et verrons dans chaque cas comment
l’analyse pragmatique permet de dépasser certains problèmes liés
à l’analyse rhétorique classique.
1. Différents points de vue sur les questions de style
1.1. La rhétorique classique
Dans le cadre de l’analyse rhétorique, le cas de figure envisagé
par défaut est que la communication est littérale. En d’autres termes,
en temps normal, les locuteurs disent explicitement dans leurs
énoncés ce qu’ils veulent communiquer. Ainsi, les énoncés non
littéraux comme les métaphores ou les énoncés ironiques sont
traités comme des cas exceptionnels, dans lesquels les énoncés
communiquent deux significations : une signification littérale et une
signification non littérale. Dans cette optique, il y a donc une frontière
stricte entre les énoncés littéraux d’une part (la règle) et les énoncés
non littéraux d’autre part (les exceptions).
D’un point de vue cognitif par conséquent, ces deux types
d’énoncés ne reçoivent pas le même traitement. Pour traiter un
énoncé non littéral, l’auditeur doit commencer par accéder au sens
littéral, puis le rejeter après avoir constaté qu’il ne fait pas sens en
contexte, pour accéder enfin à la signification non littérale, celle que
le locuteur souhaite lui communiquer. Selon cette approche, les
énoncés non littéraux devraient donc être plus difficiles à traiter que
les énoncés littéraux.
Enfin, l’analyse rhétorique oppose les figures du discours, dont la
métaphore et la métonymie font partie, aux figures de pensée,
représentées notamment par l’ironie. Dans le cas des figures du
discours, c’est le contenu linguistique de la phrase qui conduit
l’auditeur à chercher une signification non littérale. Par exemple,
dans le cas de la métaphore Jean est un bulldozer, le fait que le mot
bulldozer ne puisse pas s’appliquer à un sujet de type humain
conduit l’auditeur à chercher une autre signification. Dans le cas des
figures de pensée, c’est l’incongruité du sens littéral en contexte qui
provoque la réévaluation. Par exemple, si par un temps de forte
pluie, Marie s’exclame : « Superbe temps pour un pique-nique ! », le
caractère manifestement faux de son assertion en contexte pousse
l’auditeur à une réinterprétation.
1.2. Le point de vue de l’analyse pragmatique
Dans la perspective d’une analyse pragmatique, qui remonte aux
modèles inférentiels de la communication (Grice 1989 ; Levinson
1983 ; Sperber & Wilson 1989), il n’existe pas de frontière stricte
entre littéralité et non-littéralité. Tous les énoncés ne sont que des
traductions imparfaites des pensées qu’ils servent à communiquer.
En d’autres termes, il n’y a pas identité absolue entre les pensées et
les énoncés qui les véhiculent. Tout énoncé se trouve dans un
rapport de ressemblance (plus ou moins grande) avec la pensée
que le locuteur souhaite exprimer. Dans cette optique, la littéralité ne
serait qu’un cas particulier de ressemblance – la ressemblance
totale –, et la non-littéralité ne serait par conséquent pas limitée à
quelques cas particuliers comme la métaphore ou l’ironie. Comme
nous l’avons vu aux chapitres 2 et 11 notamment, la plupart des
énoncés des locuteurs comportent une part d’implicite et donc de
non-littéralité. Dans cette approche, c’est la non-littéralité plutôt que
la littéralité qui est la norme.
Il en découle logiquement que les énoncés littéraux et non
littéraux ne sont pas soumis à un traitement différent. En d’autres
termes, il n’existe pas de présomption de littéralité, selon laquelle
le sens littéral devrait nécessairement être accessible en premier
puis éventuellement rejeté s’il ne produit pas d’interprétation
satisfaisante, en fonction de critères linguistiques ou contextuels.
Selon l’approche pragmatique, pour traiter tous les énoncés, les
locuteurs procèdent de la même manière, en combinant les
informations linguistiques de la phrase avec le contexte pour arriver
à inférer une signification pertinente.
1.3. Les avantages de l’analyse pragmatique
Le premier avantage de l’approche pragmatique est de fournir un
traitement unifié pour tous les types d’énoncés. Nul besoin en effet
de postuler l’existence d’un cas par défaut et de règles de
réinterprétation. Ce principe répond ainsi à l’exigence d’économie
cognitive qui veut qu’un seul principe qui permet de traiter tous les
cas de figure possibles vaut mieux que plusieurs, et qui doit prévaloir
dans l’élaboration de toute théorie.
Deuxièmement, cette approche rend bien compte du fait que la
frontière entre les différents types d’énoncés non littéraux ne peut
pas toujours être déterminée avec précision. Par exemple l’énoncé
(1) ci-dessous pourrait recevoir différentes interprétations en
contexte.
1. Je meurs de faim.
Dans un contexte où le locuteur de cet énoncé manquerait
réellement de nourriture sans pour autant être à l’article de la mort, il
s’agirait d’une approximation. Dans le cas où le locuteur se servirait
de cet énoncé pour communiquer un état ponctuel de faim (par
exemple juste avant l’heure du déjeuner), il s’agirait d’une
hyperbole. Enfin, dans le cas où le locuteur se servirait de cet
énoncé pour signaler le fait qu’il gagne très mal sa vie sans pour
autant avoir faim au moment où il parle, il s’agirait d’une métaphore.
On le constate, il n’existe pas de point de passage précis entre ces
interprétations, contrairement à ce que prévoit l’approche rhétorique.
Comme nous le verrons à la section suivante, l’analyse pragmatique
prévoit que la métaphore n’est pas un processus isolé mais
correspond à un cas parmi d’autres d’élargissement de concept.
Enfin, d’un point de vue psychologique, des travaux récents sur le
traitement des métaphores (Gibbs 1994, Glucksberg 2001) tendent à
infirmer la présomption de littéralité. En effet, les locuteurs ne
mettent pas plus de temps à traiter un énoncé métaphorique qu’un
énoncé littéral. Qui plus est, lorsqu’un énoncé est communiqué de
manière littérale mais qu’une interprétation non littérale (non
plausible en contexte) est également possible, l’auditeur ne peut
s’empêcher d’envisager cette interprétation. Cet effet est démontré
par les interférences causées par la possibilité d’une interprétation
métaphorique d’un énoncé littéral en contexte, qui sont visibles par
le temps nécessaire au traitement de la phrase par les locuteurs.
Ces résultats empiriques s’accordent parfaitement avec l’explication
pragmatique de la non-littéralité.
Pour toutes ces raisons, la description que nous allons donner des
phénomènes de style dans ce chapitre correspond au traitement que
leur réserve l’analyse pragmatique.
2. Métaphore et pragmatique lexicale
Comme nous l’avons vu plus haut, tout énoncé est dans une
relation de ressemblance avec la pensée qu’il sert à communiquer.
Ainsi, aucun processus spécifique n’est à l’œuvre dans le traitement
des métaphores. Comme le démontre l’exemple (1) ci-dessus, la
métaphore fait intervenir les mêmes processus de pragmatique
lexicale que ceux que nous avons définis au chapitre 2, à savoir la
spécification et l’élargissement. Plus spécifiquement, dans l’analyse
pragmatique, on dit que la métaphore est un cas extrême
d’élargissement. En revanche, l’ironie requiert un traitement
différent, contrairement à ce que prévoyait l’analyse rhétorique (voir
plus bas).
2.1. Comment fonctionne la métaphore ?
Pour comprendre une métaphore, l’auditeur doit être capable de
sélectionner, parmi l’ensemble des propriétés encyclopédiques d’un
concept, celle qui est pertinente en contexte. Pour comprendre la
métaphore « Jeanne est un ange », il faut être capable d’extraire,
parmi l’ensemble des propriétés du concept ANGE – comme le fait
que les anges sont des êtres surnaturels, qu’ils sont bienveillants et
qu’ils ont des ailes – celle que le locuteur souhaite appliquer à
Jeanne. Dans ce cas, il est peu probable que le locuteur veuille dire
que Jeanne est un être surnaturel, ni qu’elle porte des ailes dans le
dos. La propriété qui semble pertinente est le caractère bienveillant
de l’ange. Ainsi, c’est uniquement sur cette propriété qu’est fondée
la métaphore. On comprend ainsi pourquoi la métaphore fait partie
des cas d’élargissement discutés au chapitre 2. Étant donné que le
concept sur lequel repose la métaphore est beaucoup moins spécifié
que le concept littéral dont il est issu (il ne contient qu’une seule
propriété), il permet de désigner un plus grand nombre de référents
que ce dernier.
On distingue généralement deux types de métaphores : les
métaphores ordinaires et les métaphores créatives. Les
métaphores ordinaires sont régulièrement utilisées avec la même
signification et sont pratiquement lexicalisées. Elles communiquent
fortement un seul contenu implicite ou implicitation, qu’il est facile
de paraphraser. Les énoncés (2) et (3) sont des exemples de
métaphores ordinaires.
2. Ta chambre est une porcherie.
3. Marie est une perle.
À l’inverse, les métaphores créatives sont difficilement
paraphrasables et relèvent en général de la poésie. De nombreux
exemples de métaphores créatives se trouvent ainsi dans la
littérature, par exemple la fameuse phrase d’Aragon en (4) :
4. La femme est l’avenir de l’homme.
Les métaphores créatives ne servent pas à communiquer
fortement une seule signification non littérale, mais permettent à
l’auditeur d’en déduire un certain nombre d’implicitations plus
faibles, toutes également plausibles, en fonction de ses capacités et
de ses préférences. On parle d’ailleurs d’effet poétique pour
qualifier ce type d’effet contextuel.
Notons encore que le caractère naturel et spontané de la
métaphore est confirmé par le fait que des enfants, dès l’âge de
deux à trois ans, comprennent et produisent des métaphores
simples (Winner 1988). Par exemple, ils sont capables de
comprendre qu’un objet rond et jaune peut être comparé
implicitement à un soleil.
3. Métonymie et espaces mentaux
Dans l’analyse classique, la métonymie est un trope par
connexion, qui s’établit entre des référents en raison du rapport de
contiguïté qu’ils entretiennent entre eux. Par exemple, il y a une
contiguïté physique entre le contenant et le contenu d’un verre, qui
explique la possibilité d’utiliser l’un pour désigner l’autre dans la
phrase : « Boire un verre ».
Dans le cadre de la théorie pragmatique, l’approche la plus
aboutie dans le traitement de la métonymie est l’analyse en termes
d’espaces mentaux, proposée par le linguiste Gilles Fauconnier
(1984). Dans cette approche, un espace mental est un espace
structuré d’éléments et de relations entre ces éléments, construit par
le langage dans l’esprit des locuteurs. Les espaces mentaux sont
connectés par une fonction appelée connecteur, qui relie un
déclencheur (a) à une cible (b). Le principe d’identification relie
déclencheur et cible si deux objets a et b sont liés par une fonction
pragmatique F. Dans ce cas, une description de a peut servir à
identifier son correspondant b.
Par exemple, en (5), le déclencheur est la personne Marguerite
Yourcenar et la cible est le (ou les) livres écrits par cette auteure. Le
principe d’identification qui permet de passer de l’un à l’autre est la
relation qui existe entre un écrivain et ses œuvres. En (6), le
déclencheur est le plat constitué par l’omelette au jambon et la cible
le client qui a commandé cette omelette. Le principe d’identification
qui permet de passer de l’un à l’autre est la relation qui existe, pour
une personne travaillant dans un restaurant, entre un client et le
contenu de sa commande.
5. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère de gauche.
6. L’omelette au jambon est partie sans payer.
Dans cette analyse, il existe deux types de connecteurs qui
permettent de relier des espaces mentaux. Un connecteur est dit
ouvert s’il peut avoir comme antécédent d’un pronom à la fois le
déclencheur et la cible. C’est le cas par exemple du connecteur qui
relie un auteur à ses œuvres, comme le montrent les reprises
anaphoriques ci-dessous.
7. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère gauche. Il est à côté de George Sand.
8. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère gauche. Tu verras qu’elle écrit divinement.
9. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère gauche. *Tu verras qu’il écrit divinement.
Dans l’exemple (7), la reprise porte sur la cible (les livres), comme
le montre l’absence d’accord avec l’antécédent Marguerite
Yourcenar. Dans l’exemple (8) en revanche, la reprise porte sur le
déclencheur (la personne), comme le montre l’accord. Lorsque la
reprise porte sur le déclencheur, l’absence d’accord conduit à une
reprise incorrecte, comme le montre l’exemple (9).
Un connecteur est dit fermé s’il a pour seul antécédent d’un
pronom la cible, comme c’est le cas du lien qui unit un client et sa
commande.
10. L’omelette au jambon est partie sans payer. *Elle était immangeable.
11. L’omelette au jambon est partie sans payer. Il s’est jeté dans un taxi.
12. L’omelette au jambon est partie sans payer. *Elle s’est jetée dans un taxi.
On constate que la reprise ne peut pas porter sur le déclencheur,
mais uniquement sur la cible, comme le montre le caractère
incongru de (10) par rapport à (11). Par ailleurs, lorsque la reprise
porte sur la cible, l’accord est impossible, comme le montre
l’exemple (12).
Les critères qui font qu’un connecteur est ouvert ou fermé sont
complexes et dépendent de nombreux facteurs à la fois
psychologiques, sociaux et culturels, ainsi qu’à des données
linguistiques. Ces facteurs sont par ailleurs variables d’une
communauté ou même d’un individu à l’autre, raison pour laquelle
les jugements portés sur les possibilités ou impossibilités de
certaines reprises anaphoriques ne sont pas toujours unanimes. De
manière générale, Fauconnier (1984 : 23) note que : « plus un
connecteur devient familier, général, et utile, plus il tend à être
ouvert ». Il observe par ailleurs que l’ouverture d’un connecteur
dépend aussi du fait que les propriétés de la cible puissent être
ressenties comme reflétant des caractéristiques importantes du
déclencheur ou non.
Enfin, notons qu’il y a métonymie lorsqu’il est possible de
connecter des éléments appartenant à des espaces différents sur la
base d’une fonction pragmatique. Cette dernière peut être de
nature très diverse selon les cas. En voici quelques exemples :
1. contenant de : Tu veux un verre ?
2. cause de : La tête de Pelé était imparable.
3. propriétaire de : Je suis garé devant le Panthéon.
4. résidence de : L’Élysée a déclaré la guerre au capitalisme financier.
5. capitale de : Paris a des difficultés avec Bruxelles.
6. auteur de : George Sand est sur l’étagère gauche.
7. instrument de : Jean est une plume.
8. client de : L’omelette au jambon est partie sans payer.
En résumé, l’approche pragmatique en termes d’espaces mentaux
proposée par Fauconnier montre que la métonymie n’est pas
réductible à une notion de contiguïté entre référents comme le
prévoyait l’analyse rhétorique. Un rapport de métonymie peut
s’établir entre deux espaces mentaux dès lors qu’une fonction
pragmatique permet de les relier. Les fonctions pragmatiques sont
complexes et diverses, du fait que leurs propriétés dépendent
d’informations linguistiques, contextuelles et culturelles.
4. Ironie et usage échoïque du langage
Dans l’analyse rhétorique classique, l’ironie fait partie des tropes
dans lesquels un sens figuré vient remplacer le sens littéral. Plus
spécifiquement, l’ironie se définit comme le trope dans lequel le sens
communiqué est l’inverse du sens littéral. Par exemple, dire « C’est
malin ! » à quelqu’un qui vient de renverser son verre plutôt que
« C’est pas malin ! » rend cette remarque ironique. Toutefois, cette
analyse rencontre un certain nombre de difficultés.
4.1. Problèmes de l’analyse rhétorique de l’ironie
Le premier problème de l’analyse rhétorique de l’ironie est qu’elle
n’explique tout simplement pas pourquoi ce phénomène existe.
Dans cette approche, l’ironie transgresse les règles courantes de la
communication, qui est littérale par défaut. C’est pourquoi, elle ne
devrait être ni naturelle ni spontanée mais réservée à certains
discours, dans lesquels elle joue le rôle de fioriture, afin de renforcer
une argumentation. Pourtant, l’ironie se retrouve dans toutes les
langues et toutes les cultures, et est utilisée spontanément même
par des enfants dès huit à dix ans sans devoir être enseignée
comme un art rhétorique.
Un autre problème pour cette analyse est qu’elle n’explique pas
comment l’auditeur peut passer du sens littéral de la phrase au sens
ironique. Pourquoi faut-il comprendre le contraire de ce que le
locuteur a dit alors que dans d’autres cas de communication non
littérale comme la métaphore, un énoncé qui est aussi littéralement
faux doit être traité par analogie ou ressemblance ?
Enfin, le problème le plus sérieux que rencontre cette analyse est
que non seulement l’ironie n’implique pas nécessairement le fait de
dire le contraire de ce qu’on pense, mais à l’inverse, dire le contraire
de ce qu’on pense ne conduit pas automatiquement à faire de
l’ironie. Prenons par exemple le cas où Marie, qui rentre à la maison
et retrouve la vaisselle dans l’évier prononce (13) à l’adresse de son
mari :
13. J’adore les hommes ordonnés !
Cette remarque comporte clairement une marque d’ironie,
pourtant ce n’est pas son contraire que Marie souhaite
communiquer. En effet, elle ne veut certainement pas dire qu’elle
déteste les hommes bien rangés, mais que son mari ne correspond
manifestement pas à cette description. Nous avons donc là un cas
où une remarque ironique ne communique pas l’inverse de ce que
pense le locuteur. Enfin, imaginons qu’en voyant son vélo, Pierre
remarque que ses pneus ont été dégonflés et communique l’énoncé
(14) à Anne :
14. Regarde, mes pneus n’ont pas été dégonflés !
Pierre dit dans ce cas le contraire de ce qu’il souhaite
communiquer, mais le résultat, bien qu’absurde, n’est pas ironique
pour autant ! Donc, dire le contraire de ce qu’on pense ne suffit pas
à être ironique. Pour toutes ces raisons, une théorie alternative de
l’ironie doit être envisagée.
4.2. L’analyse pragmatique de l’ironie
Selon l’analyse pragmatique développée par Sperber et Wilson
dans les années quatre-vingts, l’ingrédient manquant à l’analyse
classique de l’ironie est que ce processus fait nécessairement
intervenir une forme d’écho ou d’allusion à une pensée ou à un
énoncé que le locuteur attribue tacitement à quelqu’un d’autre, et
dont il souhaite se distancer pour s’en moquer.
Revenons pour commencer sur la notion d’écho. On considère
traditionnellement que le langage peut être utilisé de deux manières
différentes : soit pour décrire des états de faits dans le monde
(l’usage descriptif) soit comme moyen de représenter un autre
énoncé ou une pensée (l’usage interprétatif). Par exemple,
imaginons que Pierre demande (15a) à Marie et que cette dernière
réponde (15b) :
15. (a) Pierre : Tu as vu la critique du film dans le journal ?
(b) Marie : Oui, les acteurs sont excellents.
Dans sa réponse, Marie pourrait vouloir communiquer deux
choses. Sa réponse pourrait soit contenir sa propre conclusion sur la
performance des acteurs telle que décrite dans le journal (usage
descriptif) soit reproduire l’appréciation des acteurs décrite dans le
journal (usage interprétatif). Dans certains cas, l’usage interprétatif
du langage est marqué explicitement par l’usage d’une formule telle
que « ils disent que », « selon X », ou encore « il paraît que ». Mais
dans d’autres cas comme la réponse de Marie, cet usage peut aussi
être totalement implicite (ou tacite) et il revient alors à l’auditeur de le
comprendre comme tel. L’hypothèse faite par Sperber et Wilson est
que l’ironie correspond toujours à un usage interprétatif tacite du
langage.
La seconde question qui se pose pour cette approche est
d’expliquer pourquoi un locuteur pourrait vouloir faire un usage
interprétatif du langage. Dans certains cas particuliers comme la
traduction ou l’interprétation simultanée, la reproduction d’un énoncé
a pour seul but d’informer un autre locuteur de son contenu.
Toutefois, dans de nombreux autres cas, le but du locuteur qui
reproduit un énoncé est de communiquer sa propre attitude envers
cet énoncé. Prenons l’exemple (16) :
16. (a) Max : Je sors ce soir.
(b) Sarah : Tu sors ce soir, et puis quoi encore ?
Dans ce cas, le but de la réponse de Sarah (16b) n’est pas
d’informer Max de ce qu’il vient de lui dire mais de lui communiquer
sa propre réaction de mécontentement vis-à-vis de cette information.
De manière générale, Sperber et Wilson considèrent que l’usage
interprétatif du langage peut servir à communiquer une attitude soit
d’approbation soit de dissociation. Par exemple, si Pierre annonce
(17a) à Cécile, qu’ils sortent ensuite pique-niquer par une belle
journée ensoleillée et que celle-ci commente par (17b), son attitude
vis-à-vis de l’énoncé de Pierre auquel elle fait écho est clairement
l’approbation.
17. (a) Pierre : Belle journée pour un pique-nique !
(b) Cécile : Belle journée pour un pique-nique en effet !
En revanche, s’ils sortent et qu’une pluie battante se déclenche, le
même commentaire de Cécile (17b) devient tacitement dissociatif,
ce qui le rend ironique. Dans la théorie pragmatique, on peut donc
dire que l’ironie correspond toujours à un usage interprétatif du
langage tacitement dissociatif.
L’ironie peut bien évidemment prendre différentes formes selon les
cas, et le grand avantage de l’analyse pragmatique est de fournir
une explication unifiée à tous ces usages. Dans le reste de cette
section, nous allons passer brièvement en revue quelques exemples
qui illustrent cette analyse.
Reprenons pour commencer le cas des pneus de vélo dégonflés
et la remarque de Pierre à Anne : « Regarde, mes pneus n’ont pas
été dégonflés ». Imaginons maintenant que cette remarque
intervienne suite à une discussion dans laquelle Pierre s’était plaint à
Anne de l’augmentation des actes de vandalisme dans sa rue. Celleci lui avait répondu qu’elle ne voyait pas de quoi il parlait et que tout
lui semblait en parfait état. Dans ce contexte, la remarque de Pierre
devient clairement ironique, car elle fait écho en s’en moquant au
commentaire d’Anne.
Dans d’autres cas, l’ironie peut prendre la forme d’une caricature.
Par exemple, imaginons que Jean prenne l’autoroute à contresens
et provoque un embouteillage majeur. Il s’excuse en disant (18a) à
Marie, qui lui répond par (18b). Marie fait ainsi écho ironiquement à
l’énoncé de Pierre en le caricaturant pour lui faire voir son absurdité.
18. (a) Jean : C’était une petite erreur d’inattention.
(b) Marie : Bien sûr, une tout petite erreur totalement insignifiante et que personne
n’a remarquée.
L’ironie peut également intervenir sous forme de citation d’un
poème, d’une chanson, d’un discours ou d’une réplique connue. Par
exemple, l’expression « douce France » reprise par quelqu’un qui
souhaite critiquer la politique de ce pays.
Enfin, l’écho associé à un énoncé ironique peut aussi porter sur
une pensée non verbalisée que le locuteur attribue à quelqu’un.
Imaginons qu’Alfred tende la main pour se resservir un verre de
whisky. Ève énonce (19a) et Alfred répond par (19b). Dans ce cas,
l’écho porte sur une pensée non verbalisée qu’Alfred attribue à Ève,
sur la base de son énoncé.
19. (a) Ève : À ta place j’éviterais.
(b) Alfred : Oui bien sûr tu as tout à fait raison, je suis ivre.
En résumé, l’ensemble de ces exemples confirme que tout énoncé
ironique fait intervenir une forme d’écho. Cette analyse de l’ironie
indique en outre qu’il s’agit d’un processus bien différent de la
métaphore et nettement plus complexe que cette dernière. En effet,
pour comprendre un énoncé ironique, l’auditeur doit interpréter que
le locuteur essaie de lui montrer qu’il a tort de croire quelque chose.
D’un point de vue cognitif, le bien-fondé de cette analyse est
notamment confirmé par le fait que les enfants commencent à
comprendre et produire des énoncés ironiques des années après
avoir maîtrisé le processus de la métaphore (Winner 1988).
5. Références de base
Reboul & Moeschler (1998a) chapitre 8 comporte une introduction
générale aux questions liées à l’usage non littéral du langage. Une
synthèse de la théorie des espaces mentaux est présentée par
Moeschler & Reboul (1994) chapitre 5. Dans le chapitre 15, les
auteurs abordent la question de la métaphore.
6. Pour aller plus loin
La théorie des espaces mentaux comme mode de traitement de la
métonymie se trouve chez Fauconnier (1984). Le traitement des
métaphores d’un point de vue psycholinguistique se trouve chez
Gibbs (1994) et chez Glucksberg (2001). Wilson (2010) présente les
cadres théoriques actuels pour le traitement de la métaphore. Le
traitement de l’ironie dans le cadre de la théorie de la pertinence est
discuté par Wilson (2006) ainsi que Wilson et Sperber (2012,
chapitre 6). Enfin, Winner (1988) et Zufferey (2015, chapitre 6)
traitent de l’acquisition de la métaphore et de l’ironie chez l’enfant.
Questions de révision
13.1. Donner deux exemples qui illustrent la différence entre métaphore ordinaire et
métaphore créative.
13.2. En quoi la notion de ressemblance interprétative est-elle importante pour
comprendre l’interprétation des métaphores ?
13.3. Quelle est la différence entre une implicitation forte et une implicitation faible ?
13.4. En quoi la métonymie est-elle différente de la métaphore ?
13.5. Comment peut-on expliquer la possibilité ou l’impossibilité des reprises
anaphoriques ci-dessous selon la théorie des espaces mentaux :
– La coccinelle a encore eu un accident. Elle n’est pas très solide.
– *Le cappuccino demande l’addition. Il était bien mousseux cette fois-ci.
13.6. Donner un exemple qui illustre la différence entre usage descriptif et usage
interprétatif du langage.
13.7. Comment la théorie pragmatique de l’ironie explique-t-elle que seule la réponse (1)
de Luc peut être interprétée comme une marque d’ironie ?
– Pierre . La solution à ce problème est vraiment triviale, je l’ai trouvée en deux minutes.
– Luc . (1) Alors donne-moi la solution, puisque tu es si malin.
(2) Alors donne-moi la solution, puisque tu l’as déjà trouvée.
(3) Alors donne-moi la solution, parce que tu commences à m’énerver.
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Corrigé des questions de révision
Chapitre 1 : Introduction à l’étude du langage
1.1. Quelles sont les deux fonctions envisagées pour le langage ?
Le langage peut avoir une fonction sociale ou une fonction
cognitive. En d’autres termes, le langage peut être utilisé pour
communiquer de l’information aux autres (fonction sociale) et pour
former des pensées organisées et structurées (fonction cognitive).
1.2. Quels sont les arguments en faveur de chacune d’elles et quels
contre-arguments peut-on y opposer ?
La question de la fonction du langage est intimement liée à celle
de son évolution. Le problème est de savoir quel est l’avantage
évolutif de l’apparition du langage pour l’homme.
La fonction sociale du langage
D’un point de vue évolutif, l’argument avancé est que l’homme
appartient zoologiquement au groupe des primates, animaux
sociaux, et que le langage lui a servi avant tout à développer et à
resserrer les liens sociaux à l’intérieur des groupes et entre groupes.
Le langage aurait apporté un avantage pour la communication,
permettant ainsi d’augmenter l’efficacité des activités de groupe
comme la chasse et la cueillette, mais aussi la guerre et l’exercice
du pouvoir. Enfin, il permettrait de demander et d’obtenir ce que l’on
veut.
Toutefois, cette hypothèse rencontre un certain nombre
d’objections. Premièrement, les autres primates ont une vie sociale
extrêmement riche même en l’absence de langage. Deuxièmement,
le langage n’a nullement permis d’éviter les luttes entre groupes. En
d’autres termes, il n’a pas pacifié l’espèce humaine. Troisièmement,
il n’est pas certain non plus que ce soit le langage qui ait amélioré
les performances des activités de groupe. De nombreuses espèces
d’animaux chassent en groupe très efficacement sans avoir recours
au langage. Quatrièmement, l’idée selon laquelle le langage permet
d’obtenir ce que l’on veut est également discutable, car les très
jeunes enfants et les animaux de compagnie y parviennent dans
bien des cas sans langage.
La fonction cognitive du langage
Dans cette hypothèse, l’apparition du langage aurait joué un rôle
crucial dans le développement des capacités cognitives de l’espèce.
Il est donc avant tout un outil de représentation et de transmission
de l’information. Le langage aurait notamment permis d’améliorer les
capacités de raisonnement de l’espèce ainsi que ses capacités
d’attribution d’états mentaux (voir théorie de l’esprit ci-dessous). Par
ailleurs, le langage aurait permis de passer du simple stade de
signal à la communication d’un message complexe (voir les
propriétés du langage humain par opposition à la communication
animale). Le langage envisagé de cette manière fournit un avantage
clair à l’être humain. Par exemple, il permet à un individu de
renseigner ses compagnons sur les dangers d’un lynx qu’il a aperçu
au bord de la rivière même en l’absence de ce dernier (ce qu’un cri
d’alerte ne lui permettait pas).
Toutefois, cette hypothèse ne donne pas de réponse concernant la
nature du lien entre langage et cognition. Plus précisément, elle ne
nous dit pas si c’est l’apparition du langage qui a permis le
développement des capacités cognitives de l’espèce ou au contraire
si c’est l’évolution des capacités cognitives qui a permis à l’homme
de développer le langage.
1.3. Qu’est-ce que la théorie de l’esprit et en quoi cette faculté estelle utile pour communiquer ?
Avoir une théorie de l’esprit, c’est être capable d’attribuer des
états mentaux comme des désirs ou des croyances à soi-même et à
autrui et de raisonner à partir de ces informations. Avoir une théorie
de l’esprit est un prérequis fondamental afin de pouvoir mener à bien
toute interaction sociale. Dans la communication, l’attribution d’états
mentaux est fortement liée à la composante pragmatique du
langage. En effet, utiliser le langage de manière appropriée en
contexte nécessite la faculté de s’adapter en fonction de ce que son
interlocuteur sait ou croit.
1.4. La théorie de l’esprit est-elle spécifique à l’être humain ?
Oui et certains chercheurs pensent même que c’est cette faculté
qui distingue l’être humain du reste du règne animal. Toutefois, une
certaine forme plus rudimentaire de théorie de l’esprit est également
présente chez certains primates. Notons encore que certaines
pathologies comme l’autisme se caractérisent par une théorie de
l’esprit déficiente.
1.5. Pourquoi l’acquisition du langage ne peut-elle pas être
expliquée par un simple phénomène d’imitation comme le prévoit
le modèle social ?
Apprendre une langue est un processus très complexe. Songez
notamment aux efforts nécessaires pour apprendre une deuxième
langue (règles de grammaire, vocabulaire, etc.). Pourtant, à l’âge de
quatre ans environ, l’enfant possède un langage qui s’apparente à
celui de l’adulte. Cette incroyable facilité serait inexplicable si l’enfant
se contentait d’imiter et n’avait aucune prédisposition innée pour le
langage à la naissance.
Cette facilité est d’autant plus surprenante que l’enfant ne reçoit
que des indices très partiels et inexacts en écoutant parler les
adultes. En effet, le langage oral est caractérisé par des faux
départs, des répétitions, des phrases parfois grammaticalement
incorrectes ou du moins incomplètes, etc. Dans la littérature, ce
second argument est appelé la pauvreté du stimulus. Ainsi, si
l’apprentissage se faisait par imitation, l’enfant enregistrerait des
données incorrectes à partir de ce qu’il entend. Or, l’enfant ne répète
jamais ce type d’erreur.
L’argument le plus décisif qui contredit la théorie de l’imitation est
le suivant : dès qu’il commence à parler, l’enfant est capable de
produire des phrases qu’il n’a jamais entendues auparavant. Il est
donc impossible qu’il puisse les imiter.
1.6. Quelles sont les principales étapes de l’acquisition du langage ?
Durant sa première année, le bébé apprivoise les sons de sa
langue maternelle en gazouillant puis en babillant, dès six mois
environ. Vers son premier anniversaire, l’enfant produit ses premiers
mots, et lorsque son vocabulaire atteint une cinquantaine de mots,
vers dix-huit mois, il se met à produire des phrases à deux mots.
Entre deux et trois ans, les progrès de l’enfant sont très rapides : il
commence à utiliser toutes les catégories grammaticales et à former
des phrases complexes. Bien qu’il existe des variations importantes
entre les enfants dans le rythme d’acquisition, ces étapes sont
universelles pour tous les enfants du monde qui se développent
normalement.
1.7. Quelles sont les aires cérébrales impliquées dans la faculté
de langage et à quoi servent-elles ?
L’aire de Broca (du nom du chirurgien français Paul Broca [18241880], qui l’a localisée en 1865) est située dans l’hémisphère
gauche, plus précisément au pied de la troisième circonvolution
frontale gauche. Son rôle dans le langage a pu être identifié en
étudiant les troubles de langage rencontrés par des patients
souffrant de lésions à cet endroit. On parle maintenant d’aphasie de
Broca pour caractériser ces troubles. Les patients souffrant
d’aphasie de Broca ont des difficultés à produire des phrases. Leurs
énoncés sont courts, en moyenne moins de quatre mots. Ces
patients ont également des problèmes d’accès au lexique : ils ont de
la difficulté à trouver le mot qu’ils veulent utiliser. En revanche, ils
n’ont pas de problème de compréhension du langage et conservent
souvent la faculté de lire. Ils sont par contre incapables d’écrire.
L’aire de Wernicke (du nom du neurologue allemand Carl
Wernicke [1848-1905]) est une aire corticale située dans
l’hémisphère gauche, plus précisément dans le cortex associatif
spécifique auditif. Les patients souffrant d’une aphasie de Wernicke
présentent des troubles inverses à ceux souffrant de l’aphasie de
Broca. Ils éprouvent des difficultés importantes à comprendre ce qui
est dit et ce qui est écrit mais parlent facilement ou même
abondamment. Toutefois, leur production n’est pas intacte pour
autant. Ils emploient souvent des mots inexacts ou même
inexistants, ce qui fait parfois dire qu’ils jargonnent.
1.8. Citer et expliquer les critères qui permettent de distinguer
la communication humaine de la communication animale
La créativité : les signaux employés par les animaux sont très
limités (quelques cris différents selon le prédateur pour les singes
vervet) alors que l’être humain est capable d’exprimer un nombre de
significations quasi illimité. L’être humain utilise le langage pour
raconter, décrire, enseigner, légiférer, etc.
La compositionnalité : le langage humain est constitué d’une
double articulation. Les sons (phonèmes) peuvent être associés
pour créer des mots différents. Ensuite, les mots peuvent être
associés pour créer des phrases différentes. La communication
animale ne comprend pas cette flexibilité. Les signaux ne sont pas
combinés entre eux. En d’autres termes, la syntaxe est toujours
absente des modes de communication chez les animaux.
La représentation : les mots employés par les humains se
distinguent des signaux comme les cris des singes vervet, qui
servent uniquement à avertir d’un danger et ne sont produits qu’en
présence de ce danger. Le langage humain est constitué de signes
arbitraires qui renvoient à des représentations du monde. En effet, il
n’y a aucune relation naturelle entre le mot chat et l’animal qu’il
désigne, il ne s’agit que d’une convention suivie par l’ensemble des
locuteurs. Par ailleurs, le langage humain permet de parler de
choses même en leur absence ce qui n’est pas le cas des signaux
d’alerte.
Chapitre 2 : Langage et communication
2.1. Pourquoi la communication verbale ne peut-elle être expliquée
de manière satisfaisante par le modèle du code ?
Dans le modèle du code, communiquer consiste à transmettre un
message d’une source à une destination via un canal de
communication. Plus précisément, dans le domaine de la
communication verbale, le locuteur, qui représente la source, encode
un message et le transmet à un destinataire en émettant un signal
transmis par un canal (oral ou écrit). Ce modèle explique de manière
efficace comment une suite de sons est véhiculée pour transmettre
un sens. Toutefois, il ne permet pas de comprendre l’ensemble du
processus de la communication verbale. Dans la plupart des cas, les
locuteurs prononcent des phrases pour communiquer plus
d’informations que celle contenues explicitement dans les mots qu’ils
utilisent. Par exemple, si je dis : « il est tard » à mes hôtes, ce n’est
pas pour leur signaler un fait mais pour leur demander implicitement
de partir. Ainsi, la communication verbale comporte presque toujours
une part d’implicite, que le modèle du code ne permet pas
d’expliquer.
Par ailleurs, le modèle du code pose également un autre
problème. Dans une situation où le code lui-même ne souffre
d’aucune déficience, par exemple un bruit qui empêcherait la bonne
réception du signal, tout acte de communication doit forcément être
couronné de succès. Or, tel n’est pas le cas, comme en témoignent
les exemples fréquents de malentendus qui se produisent dans la
communication. Ces problèmes peuvent être dépassés si l’on admet
qu’au premier niveau de décodage des informations linguistiques
vient s’ajouter un autre traitement, de type inférentiel.
2.2. Donner un exemple qui illustre le rôle de l’ostension dans
la communication verbale
L’ostension est l’acte de montrer ouvertement son intention de
communication. Si la communication comporte nécessairement une
part d’ostension, c’est parce que de nombreux stimuli sont présents
simultanément dans un contexte donné. Ainsi, le locuteur doit
montrer ouvertement à son auditeur ce qu’il a l’intention de lui
communiquer afin de l’inciter à prêter attention à ce stimulus
particulier. Par exemple, si je veux demander à boire à quelqu’un en
agitant mon verre vide, je dois faire ce geste en regardant
explicitement dans la direction de cette personne.
2.3. Donner un exemple qui illustre le rôle des inférences dans
la communication verbale
L’inférence est une déduction que l’on tire à partir de prémisses
tenues pour vraies. Il est souvent indispensable que l’auditeur tire
des inférences pour comprendre le message communiqué par le
locuteur, car ce dernier comporte presque toujours une part
d’implicite. Par exemple, pour comprendre que l’énoncé il fait froid
est une requête pour demander de fermer une fenêtre, l’auditeur doit
tirer des inférences sur la motivation de la personne qui lui parle,
d’où l’importance d’avoir une théorie de l’esprit (voir chapitre 1).
2.4. Quels sont les critères qui permettent de définir un énoncé
par opposition à une phrase ? Donner des exemples de phrases
et d’énoncés
L’énoncé est la réalisation concrète d’une phrase, qui apparaît
lorsqu’elle est effectivement prononcée par un locuteur dans un
contexte particulier. La phrase est une construction abstraite du
linguiste. Comme une phrase n’est pas interprétée dans un contexte
précis, elle est souvent ambiguë. En revanche, un énoncé a toujours
une seule signification dans un contexte donné. Dans la plupart des
cas, les énoncés sont des objets matériellement identiques aux
phrases. Certains énoncés ne sont toutefois pas des phrases bien
formées avec un sujet, un verbe, etc. comme on le voit ci-dessous.
[Contexte : Julie vient de casser le vase de sa grand-mère].
Anouk : « Ben bravo ! »
2.5. L’énoncé suivant peut avoir différents sens : Il est quatre heures.
Donner trois exemples de contextes qui correspondent à des sens
différents et dire quelles sont les hypothèses contextuelles utilisées
dans chaque contexte
Contexte
énoncé
hypothèse
contextuelle
Anne doit prendre un train à
15 h 45.
Il est quatre Les trains ne partent
heures.
généralement pas avec
15 minutes de retard.
Pierre termine l’école à 15 h 45.
Il est quatre Pierre rentre tout de suite
heures.
à la maison après l’école.
Jeanne donne un cours à 5 h dans Il est quatre Un enseignant doit arriver
un bâtiment situé à une heure de
heures.
à l’heure pour donner son
trajet.
cours.
Sens
Anne a raté
son train.
Pierre va
arriver.
Jeanne doit
partir.
2.6. Comment les énoncés ci-dessous doivent-ils être enrichis pour
arriver à la bonne forme propositionnelle ? (utiliser les notions
de spécification et d’élargissement)
1. A : J’ai de la température. / B : Alors il faut beaucoup boire.
Forme propositionnelle : A. J’ai une température anormalement
élevée. / B. Alors il faut beaucoup boire de liquide adapté à un
malade (eau, tisane, etc.).
Dans les deux cas, il s’agit d’un processus de spécification. Dans
l’énoncé A, l’échelle des températures est réduite pour n’englober
qu’un intervalle limité (entre 37 et 41 degrés Celsius), qui est
pertinent en contexte. Dans l’énoncé B, l’ensemble des boissons est
réduit pour n’inclure que celles qui sont adaptées à une personne
malade. Ainsi, le concept BOIRE dans cet exemple n’inclut pas des
boissons comme le whisky ou la bière.
2. La piqûre sera indolore.
Forme propositionnelle : La piqûre sera pratiquement indolore.
Il s’agit d’un processus d’élargissement, par l’usage d’une
approximation. En effet, le concept INDOLORE dénote à strictement
parler une absente totale de douleur. La piqûre ne peut donc pas
entrer théoriquement dans cette dénotation, car elle implique
nécessairement une certaine sensation de douleur, même infime.
3. Est-ce que les sauveteurs travaillent toujours avec des chiens ?
Forme propositionnelle : Est-ce que les sauveteurs travaillent
toujours avec des chiens capables de les aider dans leur travail
(saint-bernard, berger-allemand, etc.) ?
Il s’agit d’un processus de spécification. En effet, le concept
CHIEN de cet énoncé ne renvoie qu’à une sous-partie de l’ensemble
des chiens du monde, ceux qui peuvent faire du sauvetage.
Comparez avec un autre énoncé contenant le mot chien : La vieille
dame promène son chien. Dans ce cas, le sous-ensemble des
chiens dont on parle est différent : il s’agit plutôt de caniches que de
saint-bernard. Pourtant, dans les deux cas, le mot utilisé est le
même. C’est par enrichissement pragmatique que le locuteur
comprendra de quel type de chiens il est question.
4. Je ne peux pas boire mon café : il est bouillant.
Forme propositionnelle : Je ne peux pas boire mon café il est trop
chaud pour être buvable.
Il s’agit d’un exemple d’élargissement, par l’usage d’une
hyperbole. En effet, le mot bouillant dénote littéralement une
température proche du point d’ébullition. Or, dans l’usage ci-dessus,
cet intervalle est élargi pour inclure toute température trop élevée
pour qu’un liquide puisse être bu, même s’il s’agit de 50 degrés et
non pas de 100 degrés.
2.7. Donner les prémisses et les conclusions implicitées
des énoncés ci-dessous
Jean est Suisse donc il est toujours à l’heure.
Prémisse implicitée : Les Suisses sont toujours à l’heure.
Conclusion implicitée : Jean est toujours à l’heure.
Pierre : Voudrais-tu avoir une Rolex ? Jacques : Je déteste les montres de luxe.
Prémisse implicitée : Les Rolex sont des montres de luxe.
Conclusion implicitée : Jacques ne voudrait pas avoir une Rolex.
2.8. Résumer la manière dont la théorie de la pertinence explique
la communication non littérale à l’aide d’un exemple
Dans la théorie de la pertinence, le locuteur communique toujours
l’information la plus pertinente en fonction de ses compétences et de
ses intérêts. De son côté, l’auditeur cherche toujours l’interprétation
la plus pertinente. La pertinence intègre également une notion de
coût de traitement. L’auditeur applique la loi du moindre effort et son
interprétation s’arrête dès qu’il trouve une interprétation compatible
avec ses attentes de pertinence.
Cette théorie permet d’expliquer la communication non littérale de
manière satisfaisante dans la mesure où cette dernière représente
souvent le moyen le plus économique de transmettre une
information. Par exemple, il est plus économique de dire il fait froid
que ferme la fenêtre car cette réponse comprend à la fois une
requête indirecte et la cause de cette requête.
Chapitre 3 : Le langage et les langues
3.1. Pourquoi la question de l’évolution du langage est-elle
si controversée ?
Cette question est particulièrement controversée parce qu’il est
impossible de donner des preuves irréfutables dans ce domaine : le
langage ne se fossilise pas ! C’est pourquoi, nous n’avons aucune
trace concrète qui permette d’affirmer quel type de langage existait
chez nos ancêtres ni même à partir de quelle époque exactement la
faculté de langage est apparue. Les premières traces concrètes du
langage que nous possédons sont les écrits des Sumériens, qui
datent de 4 000 ans avant J.-C. Ainsi, si la Société de linguistique de
Paris décide en 1866 de refuser toute communication portant sur les
origines du langage, c’est pour faire face à une profusion de théories
plus spéculatives les unes que les autres qu’aucune donnée
expérimentale ne pouvait corroborer ou infirmer.
3.2. Quels types de preuves peut-on avancer pour étayer
des hypothèses dans ce domaine ?
Malgré la difficulté d’avancer des preuves scientifiques dans ce
domaine, les spéculations concernant l’origine du langage sont
fondées sur une série de découvertes scientifiques :
1. La théorie de l’évolution des espèces : le fait de savoir quels
sont les ancêtres de l’être humain a permis, en comparant les
changements évolutifs entre les espèces, de faire des hypothèses
sur la période à laquelle le langage est apparu et chez quelles
espèces il aurait pu être présent.
2. La paléontologie : c’est-à-dire la science des êtres vivants ayant
existé au cours des temps géologiques, et qui est fondée sur l’étude
des fossiles. Au fur et à mesure que les paléontologues ont
découvert de nouveaux fossiles ainsi que de nouvelles techniques
pour les étudier, il a été possible de formuler des hypothèses sur la
probabilité que telle ou telle espèce possédait déjà une forme de
langage. Par exemple, on a pu estimer la taille de leur cerveau, la
disposition de leur appareil phonatoire, etc.
3. L’éthologie et la primatologie : l’éthologie est la science qui
étudie le comportement des espèces animales dans leur milieu
naturel. L’étude de l’anatomie et des capacités cognitives des
primates, ainsi que leur comparaison avec celles de l’être humain, a
permis de faire des hypothèses sur les causes de l’absence de
langage chez ces espèces. Ces comparaisons ont permis de mieux
comprendre quelles sont les facultés qui sont uniques chez l’être
humain et qui pourraient avoir contribué au développement du
langage.
4. Les sciences cognitives et les neurosciences : les
connaissances sur le fonctionnement du cerveau humain nous
donnent la possibilité de déterminer quelles sont les parties du
cerveau qui ont un lien avec le langage. Ces mêmes zones ont
ensuite pu être analysées chez les primates. Les aires de Broca et
de Wernicke (voir plus bas) sont notamment présentes chez les
chimpanzés, ce qui explique leur aptitude à apprendre certains
éléments du langage. Chez nos ancêtres, aucune trace de ces aires
n’a pu être identifiée en étudiant la boîte crânienne des
paranthropes. En revanche, elles sont clairement marquées chez
leurs contemporains homo habilis et homo rudolfensis.
5. La linguistique : le développement des connaissances en
linguistique a rendu possible la compréhension du fonctionnement
du langage : de quels éléments il se compose (phonèmes,
morphèmes, etc.) et comment ces derniers interagissent entre eux.
Ces connaissances permettent de définir plus précisément ce qui
compose la faculté de langage, à savoir la capacité des êtres
humains à apprendre naturellement une langue, à l’utiliser et à la
comprendre.
3.3. Quelles sont les caractéristiques des pidgins et des créoles ?
Les pidgins sont des langues émergentes de contact, qui se
développent lorsque des adultes de langues et de cultures
différentes se retrouvent dans la nécessité de communiquer. La
principale caractéristique des pidgins est qu’ils ne sont la langue
maternelle d’aucun locuteur.
D’un point de vue formel, les pidgins sont très limités, à la fois au
niveau du vocabulaire, des structures syntaxiques, des fonctions
grammaticales et de la phonologie (les sons). Les pidgins ne sont
toutefois pas dépourvus de règles ou de structures, ces dernières
sont simplement des adaptations créatives de langues existantes.
Étant donné que les pidgins sont parlés par des gens de langues
maternelles différentes, ces structures varient parfois en fonction de
la langue maternelle du locuteur. Par exemple, l’ordre des mots dans
la variété de pidgin à base anglaise parlée à Hawaï est variable. Les
locuteurs japonais placent le verbe à la fin de la phrase alors que les
Philippins le placent avant le sujet, chacun suivant les règles de sa
propre langue.
À cause de leur caractère limité, les pidgins ne survivent en
général pas longtemps (pas au-delà de cent ans). Certains
s’éteignent et d’autres se transforment pour devenir des créoles.
Le créole peut être défini comme un pidgin qui est devenu la
langue maternelle d’une communauté. D’un point de vue formel, les
créoles se caractérisent par une expansion des ressources
linguistiques du pidgin, tant au niveau du vocabulaire que de la
grammaire. Avec le temps, les créoles deviennent des langues aussi
complètes que les autres à tous les niveaux.
3.4. Pourquoi l’étude des créoles nous renseigne-t-elle
sur la question de l’évolution du langage ?
Une caractéristique fascinante des créoles est que tous les
créoles du monde présentent des structures remarquablement
similaires. En d’autres termes, ils se ressemblent plus entre eux
qu’avec aucune autre langue, bien qu’ils se soient développés de
manière totalement séparée, à la fois chronologiquement et
géographiquement. Bickerton a fait l’hypothèse que les créoles
reflètent la grammaire innée que possèdent les enfants à la
naissance. L’idée est que ces enfants, n’étant pas influencés par les
donnés contraignantes d’une langue complète, recréent tous une
langue similaire à partir des indices partiels fournis par les pidgins.
Ainsi, les créoles sont une sorte de laboratoire vivant qui nous
permet d’observer la naissance d’une langue et d’en tirer des
conclusions sur l’origine de toutes les langues du monde.
3.5. Le nombre de locuteurs que compte une famille de langues estil nécessairement proportionnel à son importance géographique
et au nombre de langues qui la composent ? Que peut-on
en conclure ?
Non, un tel rapport ne peut pas être établi. Tout d’abord, on
constate que le nombre de locuteurs que compte une famille de
langues ne dépend pas de son étendue géographique. Par exemple,
la famille des langues amérindiennes couvre l’ensemble des
Amériques, pourtant elle ne compte que 25 millions de locuteurs
environ, ce qui la place loin dernière bon nombre d’autres familles
qui couvrent un territoire nettement plus restreint, par exemple la
famille altaïque. Par ailleurs, la famille des langues amérindiennes
est aussi l’une de celles qui compte le plus de langues, environ 900
(200 en Amérique du Nord et 700 en Amérique du Sud).
En fait, moins de la moitié des langues du monde (2 700)
concentrent à elles seules 96 % des locuteurs de la planète ! Fait
encore plus remarquable : la famille indo-européenne inclut à elle
seule la moitié des locuteurs de la planète. D’ailleurs, 12 des 20
langues les plus parlées au monde sont des langues indoeuropéennes. On constate ainsi que la répartition des locuteurs par
langue est extrêmement inégale. Par exemple, plus de 450 langues
comptent moins de 500 locuteurs. C’est pourquoi, un nombre
important de langues est voué à disparaître.
3.6. Parmi l’ensemble des langues du globe, combien sont vouées
à disparaître d’ici la fin du siècle ?
Selon les estimations actuelles, entre 70 % et 90 % des langues
du globe auront disparu d’ici la fin du siècle, soit entre 4600 et 5900
langues environ.
3.7. Quels sont les facteurs qui conduisent à la mort d’une langue ?
Les causes de la mort des langues sont souvent multiples et
complexes. Toutefois, il est possible d’isoler les facteurs suivants :
1. Le génocide des populations : une langue peut cesser d’exister
par l’élimination pure et simple de la population qui la parle. Même
un génocide partiel peut initier le déclin d’une langue et entraîner sa
mort. Ce génocide peut aussi être indirect. Par exemple, la
déforestation d’hectares entiers de forêt amazonienne prive
certaines tribus de ressources, ce qui entraîne leur disparition.
2. La domination socio-économique : le déclin d’une langue est
également lié à l’image que les locuteurs s’en font. Certaines
langues associées au pouvoir attirent des locuteurs d’autres langues
mal considérées, dont les locuteurs choisissent volontairement de
les abandonner pour une autre, jugée plus rentable.
3. L’évolution des modes de communication : la généralisation des
médias électroniques et l’apparition de la télévision ont contribué à la
propagation de certaines langues (souvent associées au pouvoir
économique).
4. La scolarisation des enfants : la transmission d’une langue à
des enfants est le seul moyen d’assurer sa survie. Toutefois, même
si une langue est transmise comme langue maternelle à un enfant, il
faut également que cette langue soit jugée utile comme moyen de
communication et continue à être utilisée plus tard par l’enfant. Un
des critères déterminants à ce sujet est la scolarisation. Lorsqu’une
langue n’est plus pratiquée à l’école, sa disparition est presque
certaine. Rappelons également que la grande majorité des langues
du monde ne sont pas écrites. Leur risque de disparition est donc
nettement plus important pour les mêmes raisons. Parmi celles qui
sont écrites, certaines ne sont ni normalisées ni codifiées, ce qui les
rend également vulnérables.
5. L’augmentation de la mobilité : même une langue qui compte un
petit nombre de locuteurs peut survivre longtemps si la communauté
linguistique qui la parle vit isolée et concentrée, par exemple, dans
des forêts, des montagnes ou des îles, à l’abri d’une langue
dominante. Cet isolement n’est plus possible actuellement, à cause
de la progression des moyens de transport.
3.8. D’où viennent les langues européennes ? Que sait-on de cette
ancienne langue commune ?
Les langues européennes font partie de la famille des langues
indo-européennes qui ont pour ancêtre commun le proto-indoeuropéen. Notons toutefois que certaines langues d’Europe ne font
pas partie de la famille indo-européenne. Le finnois, le hongrois et
l’estonien font partie de la famille finno-ougrienne (aussi appelée
ouralienne) et le turc fait partie de la famille altaïque.
La langue proto-indo-européenne était parlée au sud du Caucase,
en Anatolie, il y a environ 6 500 ans. Il est possible de situer
géographiquement l’origine de cette langue notamment en
comparant les mots de son vocabulaire avec l’environnement local
(faune et flore présentes). Le proto-indo-européen s’est ensuite
modifié au cours de sa propagation, dans un premier temps vers
l’Est, puis vers l’Ouest. Cette propagation est associée au
développement de l’agriculture.
Chapitre 4 : Histoire et variétés du français
4.1. À quel sous-groupe de la famille des langues indo-européennes
appartient le français ?
Le français appartient au groupe des langues romanes. Ces
langues partagent la propriété de descendre du latin, raison pour
laquelle on les appelle parfois également les langues latines.
4.2. Peut-on situer le français encore plus précisément à l’intérieur
de ce groupe ? Sur la base de quels critères a-t-on établi
cette distinction ?
Oui, on sépare notamment le groupe rattaché au roman
occidental, auquel appartiennent le français, l’espagnol et le
portugais, et le groupe qui descend du roman oriental, qui comprend
notamment l’italien et le roumain. Cette distinction a été établie sur la
base de ressemblances formelles entre ces langues, notamment
dans la manière de former le pluriel (la morphosyntaxe) et dans le
système des sons (la phonologie).
4.3. Quelles sont les raisons historiques pour lesquelles le français
s’est différencié des autres langues du groupe ?
Le français est la langue romane qui s’est le plus distancée du
latin. D’un point de vue historique, l’origine latine du français
remonte à la conquête romaine de la Gaule. Vers l’an 50 av. J.-C.
l’ensemble de la Gaule passe en main romaine avec pour
conséquence un abandon par les Gallo-Romains de leur langue
celtique pour le latin, langue associée au pouvoir. À cette époque, le
latin pratiqué par les Romains et qui s’est imposé en Gaule était un
latin dit vulgaire, c’est-à-dire une forme plus tardive que le latin
classique. Cette variété de latin se caractérise notamment par la
disparition de la déclinaison, la création des articles, la
généralisation des prépositions, l’extension des auxiliaires au verbe
et l’apparition de nouvelles formes du futur. Ces caractéristiques du
latin vulgaire se retrouvent en français moderne.
La formation du français a ensuite été fortement influencée par
une autre langue, le germanique, suite aux invasions des Francs qui
s’étendront sur tout le territoire au e siècle. Malgré cette nouvelle
donne, le latin n’a pas été abandonné pour autant en Gaule et c’est
une situation de bilinguisme qui s’est installée, aussi bien pour les
envahisseurs francs que pour les Gallo-Romains. L’événement qui a
été déterminant pour la conservation du latin en Gaule a été la
conversion de Clovis au catholicisme, suivie de celle du reste de
Francs car, à cette époque, le latin était la langue liturgique de
l’église catholique occidentale. Ainsi, la langue parlée en Gaule est
restée à base latine avec l’ajout de propriétés héritées du
germanique. C’est pour cette raison que le français est encore
actuellement la plus germanique des langues romanes.
4.4. Comment l’influence du germanique est-elle reflétée dans
le français actuel ?
La cohabitation des Gallo-Romains avec les Francs a entraîné
l’adoption de vocabulaire d’origine francique (et donc germanique) :
on dénombre actuellement environ quatre cents mots d’origine
francique en français. Par ailleurs, la situation de bilinguisme décrite
plus haut est à l’origine de la création d’une double terminologie
dans certains domaines et qui persiste dans le français actuel. Par
exemple, le mot épée vient du gallo-roman, en revanche, le mot
brandir vient du mot francique brand qui signifiait épée.
Une conséquence nettement plus importante de l’influence du
germanique sur le français est la forte évolution phonétique, qui fait
la spécificité du français par rapport aux autres langues romanes.
Cette évolution s’est caractérisée notamment par une réduction des
mots suite à la réduction systématique de certaines consonnes et
certaines voyelles. Au point de vue morphologique (la construction
des mots, voir chapitre 7), les suffixes -and, -ard, -aud, -ais, -er et ier sont d’origine francique, tout comme un assez grand nombre de
verbes en -ir comme choisir, jaillir, blanchir, etc.
4.5. Quel est le premier texte qui a été écrit en français et de quand
date-t-il ?
Il s’agit des Serments de Strasbourg, qui datent de l’an 842. Ces
écrits constituent un traité de paix entre Charles le Chauve et Louis
le Germanique au moment du partage de l’Empire de Charlemagne.
4.6. Quel est l’intérêt actuel des écrits en très ancien français pour
les linguistes ?
Très peu de textes en très ancien français nous sont parvenus.
Pour les linguistes, ces écrits sont donc des témoignages
extrêmement précieux de l’époque de transition entre le latin et le
français.
Les Serments de Strasbourg nous renseignent notamment sur
certaines prononciations et certaines formes grammaticales de
l’époque. Par exemple, le copiste semble avoir hésité sur la forme
écrite à donner aux voyelles non accentuées. Ces hésitations
indiquent qu’à cette époque, la prononciation de ces voyelles était
encore incertaine et difficilement audible. D’un point de vue
grammatical, le texte des Serments de Strasbourg montre que le
changement qui s’est opéré dans la formation du futur entre le latin
(radical + désinence -bo / -bis etc.) et le français (infinitif + formes
conjuguées du verbe avoir) avait déjà eu lieu à cette époque.
Du point de vue du vocabulaire ainsi que des processus de
formation des mots, les Gloses sont des sources de renseignement
inestimables. Par exemple, en comparant le mot latin singulariter
(individuellement) et sa traduction en roman solamente, qui est
devenu seulement en français, on constate que le processus de
formation des adverbes de manière par la combinaison d’une
périphrase avec le suffixe -mente existait déjà à l’époque. Ce
processus reste actuellement l’un des plus productifs en français,
car il sert à former tous les adverbes en -ment. De manière
générale, tous les mots glosés, c’est-à-dire traduits et expliqués,
appartiennent au vocabulaire de la vie quotidienne, ce qui nous
montre que c’est dans ce domaine que le roman s’était le plus
éloigné du latin.
4.7. Qu’est-ce que l’ordonnance de Villers-Cotterêts et de quand
date-t-elle ?
Cette ordonnance, signée par François Ier en 1539, prévoit que
tous les documents administratifs, les actes officiels et les décrets de
loi devront désormais être rédigés en français. Jusque-là, c’est le
latin qui était utilisé.
4.8. À partir de quelle époque le français a-t-il été normalisé
et par qui ?
L’événement qui a marqué le début de la normalisation du français
est la création de l’Académie française par Richelieu en 1635.
L’Académie est sous contrôle direct de l’État qui l’a créée dans le but
de renforcer la centralisation politique. Dans ses statuts, l’Académie
donne pour mission à ses quarante membres de « travailler avec
tout le soin et toute la diligence possible à donner des règles
certaines à notre langue, et à la rendre pure, éloquente et capable
de traiter les arts et les sciences. » (art. 24). L’Académie a
notamment pour but de produire une grammaire et un dictionnaire
du français. Le dictionnaire de l’Académie a été mis en chantier dès
1639 mais sa première édition n’est parue qu’en 1694, soit plus de
cinquante ans plus tard. L’orthographe actuelle du français a été
fixée à partir de 1835, dans la 6e édition du dictionnaire de
l’Académie.
4.9. Comment peut-on définir la notion de francophonie ?
Le terme de francophonie est utilisé pour désigner l’ensemble des
pays francophones. Toutefois, cette notion ne représente par un tout
unifié et cohérent. À l’intérieur de la francophonie, on trouve à la fois
des pays à forte proportion de locuteurs natifs comme la France et
dans une moindre mesure la Suisse et la Belgique, et des pays où le
français est une langue officielle de l’administration mais où de
nombreux locuteurs ne le parlent que comme langue étrangère, par
exemple en Haïti.
Chapitre 5 : Une brève histoire de la linguistique
contemporaine : de Saussure à Chomsky
5.1. Quel doit être l’objet d’étude de la linguistique selon Ferdinand
de Saussure ?
La grande innovation de Ferdinand de Saussure a été de séparer
l’objet d’étude de la linguistique de sa matière. Cette dernière inclut
toute forme de langage sans aucune distinction, ce qui la rend
impossible à étudier dans son ensemble. En revanche, l’objet de la
linguistique se limite à un sous-ensemble de cette matière. Il
constitue un tout structuré qui résulte de décisions prises par le
linguiste, notamment en fonction de l’aspect de la matière que ce
dernier souhaite étudier. L’objet ainsi défini doit permettre de
classifier la matière afin de mieux la comprendre.
Saussure a établi des distinctions importantes pour définir l’objet
d’étude de la linguistique. Tout d’abord celle entre langue et parole.
La langue est un code commun partagé par l’ensemble des
membres d’une communauté linguistique, mais qui n’est représenté
dans sa totalité chez aucun d’entre eux. La parole comprend les
manifestations uniques et imprévisibles du langage qui sont propres
à un locuteur. Saussure a posé le primat de la langue sur la parole,
seul objet d’étude possible pour le linguiste.
Il a également distingué l’étude de l’évolution du langage dans le
temps (diachronique) à celle de l’état du langage tel qu’il est partagé
par l’ensemble des locuteurs à un moment donné, qui n’est pas
nécessairement l’époque actuelle (synchronique). Saussure
privilégie l’étude synchronique du langage.
Enfin, il a distingué la linguistique interne et la linguistique
externe. Selon Saussure, l’étude de la langue doit être interne, c’està-dire limitée à ce qui est inhérent au système, comme par exemple
les différents sons qui composent une langue ou la manière dont ils
se combinent pour former des mots. La linguistique n’inclut donc pas
la mise en rapport du système de la langue avec des faits qui lui
sont extérieurs (externes), comme sa relation avec l’histoire, la
politique ou la société.
5.2. Expliquer les notions de signifiant et de signifié. Illustrez avec
le mot chat
Chez Saussure, le signe linguistique comprend deux éléments
indissociables (deux faces) : l’image acoustique et le concept. Ce
sont des entités psychiques (donc non matérielles) qui ne peuvent
exister l’une sans l’autre. Selon Saussure, la notion de signe ne
s’applique pas uniquement au système linguistique mais
potentiellement à tous les autres systèmes de signes. C’est
pourquoi, il remplacera le terme d’image acoustique par celui de
signifiant et celui de concept par celui de signifié, jugés plus
généraux. Dans le domaine de la linguistique, le signifiant
correspond à l’enveloppe linguistique du mot et le signifié à son
sens. Par exemple, le signifiant de chat est (en français) le mot
composé de quatre lettres (ou de deux sons à l’oral) chat et son
signifié correspond au concept encodé par ce mot, c’est-à-dire le fait
que le chat est un félin, qu’il a des moustaches, qu’il miaule et
mange des souris, etc.
5.3. Pourquoi les signes linguistiques sont-ils arbitraires selon
Saussure ?
Lorsque Saussure énonce le principe de l’arbitraire du signe, il
veut souligner le fait qu’il n’existe aucun lien naturel ou logique entre
les deux faces du signe : le signifiant et le signifié. En d’autres
termes, on dit que cette relation est immotivée. Par exemple, la
relation entre le mot chat et le concept qu’il désigne n’a aucune
raison d’être en soi, si ce n’est que la communauté linguistique
francophone a adopté conventionnellement cette étiquette
linguistique pour désigner le concept de chat. Cette caractéristique
du signe apparaît de manière évidente lorsque l’on compare les
différentes étiquettes linguistiques utilisées dans différentes langues
pour désigner des concepts très proches. Dans le cas de notre
exemple, le mot chat devient cat en anglais, Katz en allemand, gato
en espagnol, etc. De par son caractère arbitraire, le signe
linguistique se différencie des autres types de signes comme les
symboles, qui reposent sur un rapport d’analogie entre signifié et
signifiant. Par exemple, les panneaux de circulation routière
reproduisent visuellement la situation qu’ils décrivent.
5.4. Quelle est la différence entre la signification et la valeur d’un
signe ? Illustrez à l’aide du mot cheval.
Le lien entre un signifiant et un signifié produit la signification d’un
signe. Toutefois, pour Saussure, chaque signe appartient avant tout
au système général de la langue. Il tire donc sa valeur de ses
rapports avec les autres signes de la langue et non de lui-même. Par
exemple, ce qui fait la valeur du signifié cheval en français est qu’il
s’oppose à d’autres signes comme jument, étalon, poulain, mulet,
etc. Le même principe s’applique également aux signifiants. Par
exemple, le signifiant cheval tient son identité de ses différences
avec d’autres signifiants comme chenal. Ainsi, la valeur des signes
se définit de manière différentielle et oppositive. Selon les termes de
Saussure, la caractéristique principale des signes linguistiques est
d’être ce que les autres ne sont pas.
5.5. Selon Saussure, les relations entre signes peuvent être
syntagmatiques ou paradigmatiques. Expliquer ces deux types
de relation et donner des exemples pour chacune d’elles.
Ces relations peuvent être représentées sur deux axes distincts :
d’un côté, l’axe syntagmatique, horizontal et de l’autre, l’axe
paradigmatique, vertical.
Les rapports syntagmatiques entre des signes peuvent être définis
comme des rapports de successivité et de contiguïté. En effet, les
signes se suivent temporellement sur une ligne. Ce rapport régit le
lien entre les signes à tous les niveaux d’organisation du système
linguistique. Au niveau phonologique, il permet de distinguer une
suite comme [b-ʁ-a] d’une autre comme [b-a-ʁ]. Il conditionne
également la relation qu’entretiennent les mots dans la phrase. En
effet, Anne voit Pierre n’est pas identique à Pierre voit Anne. Ce type
de relation intervient linéairement dans la chaîne parlée.
Les rapports paradigmatiques se situent hors de la chaîne parlée
et incluent des relations de types très divers. Il s’agit de rapports
associatifs qui peuvent se situer entre signifiant et signifié (manger,
mangeable), entre signifiés (mangeable, comestible), entre
signifiants (manger, changer) et au niveau de la formation du mot
(mangeable, buvable).
5.6. À quels courants de pensée Chomsky s’oppose-t-il dans
sa définition de la linguistique ?
Noam Chomsky a proposé une théorie syntaxique révolutionnaire
par rapport au modèle dominant dans les années cinquante en
linguistique, la grammaire distributionnelle, qui consistait à construire
des règles de manière empirique, à partir de grands corpus de
textes. Chomsky lui oppose une méthode rationaliste, fondée sur
des jugements introspectifs.
Chomsky a également fait des hypothèses fondamentales sur la
faculté de langage que possèdent les êtres humains, en proposant
notamment une thèse innéiste (voir chapitre 1). Sur ce point, il s’est
fortement opposé au courant dominant en psychologie, le
comportementalisme (ou béhaviorisme). Les psychologues
béhavioristes expliquaient l’acquisition du langage par un processus
de stimuli-réponses, et sans faire intervenir les capacités cognitives
de l’être humain.
5.7. Pourquoi Chomsky parle-t-il de grammaire générative ?
Le terme générative vient du fait que la grammaire telle que la
conçoit Chomsky permet de générer un nombre infini de phrase à
partir d’un nombre fini d’éléments. Par exemple, la règle selon
laquelle un groupe verbal peut contenir (en français) un verbe et un
groupe nominal permet de générer une série infinie de séquences
correctes comme manger la pomme, voir le chien, caresser le chat,
etc. Ainsi, à partir du nombre fini de mots que contient une langue, la
capacité générative du langage nous permet de générer un nombre
infini de phrases différentes.
5.8. Qu’appelle-t-on un jugement de grammaticalité ?
En vertu de leur langue interne, tous les locuteurs d’une langue
ont la capacité de décider « instinctivement », c’est-à-dire sans être
nécessairement capables de formuler une règle de manière
déclarative, si un énoncé est correct, incorrect ou douteux dans leur
langue maternelle. En d’autres termes, les locuteurs sont capables
de porter des jugements de grammaticalité, qui consistent par
exemple à dire qu’une phrase comme (1) ci-dessous est correcte en
français, alors qu’une phrase comme (2) est incorrecte et une
phrase comme (3) est douteuse. Le fait que les locuteurs aient la
capacité de porter de tels jugements démontre la réalité de notre
faculté biologique de langage.
1. Comment dit-il avoir capturé le voleur ?
2. *Il dit comment avoir capturé le voleur ?
3. ? Il dit avoir capturé le voleur comment ?
Chapitre 6 : Phonétique et phonologie du français
6.1. Donner quelques exemples de chaque niveau d’analyse
linguistique à partir du texte ci-dessous.
Jean pense que le chien de la voisine est monstrueux. Le facteur m’a d’ailleurs dit qu’il
l’avait méchamment mordu à la cheville la semaine dernière.
Phrases : [Jean pense que le chien de la voisine est monstrueux] /
[le chien de la voisine est monstrueux], [il l’avait méchamment
mordu], etc.
Syntagmes : [le chien] [le chien de la voisine] [la semaine
dernière] [à la cheville] [la cheville], etc.
Morphèmes : [Jean] [pens-] [-e] [voisin] [méchant] [-ment] [mor-] [du], [monstr-] [-ueux], etc.
Phonèmes : [ʒ], [ã], [p], [s], [k], [l], [œ], [ʃ], [i], [ɛ̃ ], [d], [v], [w], [n],
etc.
6.2. Dire à quel(s) domaine(s) d’étude de la linguistique chaque unité
identifiée ci-dessus correspond traditionnellement
Les phrases sont l’objet d’étude à la fois de la sémantique et de la
syntaxe. La sémantique étudie la signification de la phrase alors que
la syntaxe a pour objectif de comprendre comment les mots sont
organisés pour fournir une phrase grammaticalement correcte. Les
syntagmes sont l’objet d’étude de la syntaxe (cf. chapitre 8). Les
morphèmes sont l’objet d’étude de la morphologie (cf. chapitre 7).
Les phonèmes sont l’objet d’étude de la phonologie (cf. ci-dessous).
Les disciplines linguistiques étudient également d’autres types
d’unités comme la syllabe en phonologie ou le mot en sémantique et
en morphologie. Toutefois, tout comme la phrase, ces dernières ne
sont pas des unités minimales d’analyse.
6.3. Qu’est-ce qu’un phonème par opposition à un son ? Donner
trois exemples de phonèmes du français
Le phonème constitue l’objet d’étude la phonologie. Il s’agit de la
plus petite unité linguistique pertinente pour la communication. Bien
que les phonèmes ne soient pas en eux-mêmes porteurs de
signification, le remplacement d’un phonème par un autre produit
une différence de signification. En effet, le phonème /t/ ne veut rien
dire. En revanche, le fait de remplacer [t] par [m] dans tasse et
masse produit un changement radical de sens ! On peut donc dire
que les sons [t] et [m] sont des phonèmes du français, tout comme
[g], [m], [n], etc. Attention : le phonème ne doit pas être confondu
avec la syllabe. Par exemple, le mot la comporte une seule syllabe
mais deux phonèmes distincts : /l/ et /a/.
Les phonèmes ne doivent pas non plus être confondus avec les
lettres de l’alphabet. Par exemple, le français compte 6 voyelles
écrites (a, e, i, o, u, y) mais 15 phonèmes vocaliques qui incluent
des sons comme le [ɛ̃] dans fin et le [ɔ̃] dans bond, par exemple. De
manière plus générale, le français compte 26 lettres de l’alphabet
mais 33 phonèmes et 34 sons ! C’est pour cette raison que les
lettres de l’alphabet ne suffisent pas à représenter les phonèmes et
qu’il faut avoir recours à des signes supplémentaires. Par ailleurs,
l’utilisation de certaines lettres de l’alphabet serait équivoque car une
même lettre peut produire un son différent dans certains cas.
Le système qui tend à être universellement utilisé pour
représenter graphiquement les sons est celui créé par l’Association
phonétique internationale en 1888. Ce système préconise une
transcription en caractères d’imprimerie, sans lien entre les signes,
sans séparation entre les mots, et encadrées par des crochets droits
([ ]). En revanche, les phonèmes sont représentés entre barres
obliques (/ /). En d’autres termes, on parle du son [m] mais du
phonème /m/.
6.4. Quelles sont les réalisations graphiques possibles
du son [ɛ] en français ?
Il est courant qu’en français, un même son soit représenté par une
panoplie de graphies différentes. Dans le cas du son [ɛ], on a
notamment : e (ouvert), ê (tête), è (mètre), é (événement), ë (Noël),
ei (verveine), ai (chaise), aî (maître), ey (poney).
6.5. Expliquer les notions de trait pertinent et de différence
fonctionnelle. Donner des exemples
Comme nous l’avons vu plus haut, la différence fonctionnelle entre
les sons [t] et [m] est porteuse de sens. Il s’agit donc d’un contraste
phonétique pertinent en français. En revanche, prononcer le o dans
le mot abricot (avec un [o] fermé en français de France et un [ɔ]
ouvert en Suisse romande) constituent une simple variante
dialectale qui n’est pas porteuse de signification, ce n’est donc pas
une différence fonctionnelle. C’est pourquoi, il s’agit de deux
manières de prononcer un seul phonème et non pas de deux
phonèmes différents. À l’inverse, une même lettre ou suite de lettres
peut correspondre à plusieurs phonèmes. C’est le cas des deux
lettres g de garage ou de la suite ch de champ ou chronomètre. Ces
exemples illustrent encore une fois la nécessité de dissocier les
lettres de l’alphabet et les phonèmes.
Nous verrons plus bas que les sons diffèrent en fonction de la
manière dont les différents organes phonatoires sont placés. Ainsi,
une différence dans la position de la langue dans le palais constitue
un trait pertinent, car elle permet de distinguer deux sons proches.
6.6. Quelle est la définition de la consonne, de la voyelle
et de la semi-voyelle ?
D’un point de vue articulatoire, la principale différence entre les
consonnes et les voyelles est que les premières impliquent un
obstacle partiel ou total au passage de l’air alors que les secondes
sont caractérisées par une vibration des cordes vocales sans
obstruction de l’ouverture de la cavité buccale. Les semi-voyelles
sont associées aux voyelles qui sont articulatoirement ou
spectralement proches. Par exemple, d’un point de vue articulatoire,
la semi-voyelle [j] et associée à la voyelle [i] comme par exemple
dans la paire abeille-abbaye. Attention : le mot abeille comporte la
semi-voyelle [j] et abbaye la voyelle [i], contrairement à ce que
l’orthographe pourrait laisser penser. En revanche, d’un point de vue
de leur rôle dans la syllabe, les semi-voyelles s’apparentent aux
consonnes et non pas aux voyelles. En effet, seules les voyelles
peuvent créer un noyau syllabique.
6.7. À quoi sert la méthode des paires minimales ? Donner
un exemple pour la paire de voyelles orales mi-fermées et miouvertes.
Nous avons vu plus haut que la phonétique articulatoire a pour but
de classifier les divers sons que peut produire l’être humain en
parlant. Or, ce classement passe par la distinction entre les divers
organes utilisés et leur position. La méthode des paires minimales
consiste à faire varier un seul trait pertinent et d’observer les paires
possibles. C’est par ce système d’opposition qu’on établit quels sont
les phonèmes d’une langue. Les sons [e] et [ɛ] des mots pré et près
forment par exemple une paire minimale. Il s’agit de deux voyelles
orales, palatales et non-arrondies. La seule différence entre ces
phonèmes se situe dans l’ouverture de la bouche, qui est mi-fermée
pour [e] et mi-ouverte pour [ɛ]. C’est pourquoi les sons [e] et [ɛ] sont
des phonèmes du français.
6.8. Quels sont les enchaînements ou les liaisons contenus dans
les phrases ci-dessous ?
L’enchaînement consiste à lier à l’oral deux mots qui se suivent
dans la chaîne parlée en joignant le dernier phonème prononcé du
premier mot à la voyelle initiant le mot suivant. Lorsqu’il s’agit d’une
consonne, l’enchaînement modifie le contour syllabique des deux
mots, qui sont prononcés d’un seul groupe de souffle. Dans ce cas,
le découpage graphique ne correspond pas au découpage
syllabique, comme l’illustre l’exemple (1) ci-dessous. Lorsqu’il s’agit
de deux voyelles, l’enchaînement est également prononcé en un
seul groupe de souffle mais cette fois-ci la structure syllabique
correspond à la structure graphique, comme le montre l’exemple (2).
1. J’ai reçu une boîte à musique. [ʒe-ʁə-sy-yn-bwa-ta-my-zik]
2. J’ai eu un rhume. [ʒe-y-ɶ̃-ʁym]
On parle de liaison lorsqu’une consonne finale normalement
muette devient audible devant la voyelle initiale du mot suivant
(exemples 3 et 4 ci-dessus). Ce procédé permet d’améliorer
l’enchaînement consonantique. Il peut être obligatoire comme dans
l’exemple (3), mais également facultatif comme dans l’exemple (4).
Les liaisons facultatives dépendent du niveau de langue utilisé ainsi
que du lien syntaxique entre les éléments concernés dans la phrase.
3. J’ai deux enfants [ʒe-dø-zã-fã]
4. J’ai fort à faire. [ʒe-fɔʁ-ta-fɛʁ] / [ʒe-fɔ-ʁa-fɛʁ]
Chapitre 7 : Morphologie du français
7.1. Chercher les allomorphes des verbes suivants : pouvoir / payer.
S’agit-il de variantes conditionnées ou libres ?
Le terme allomorphe désigne les variantes formelles d’un même
morphème.
pouvoir : /peu/ {peux, peut} /pouv/ {pouvons, pouvais, pouvant},
/pourr/ {pourrai} /pui/ {puisse}, /p/ {pus, pûmes}
payer : /pai/ {paie, paierai} /pay/ {paye, payais, payai}
Ces verbes se réalisent en plusieurs allomorphes en fonction de
leur conjugaison. Toutefois, toutes ces formes correspondent
toujours au même verbe, conjugué à des temps ou à des formes
différentes. Par exemple, le verbe payer au passé prend
nécessairement la lettre -y et le verbe pouvoir au futur le morphème
pourr-. Il s’agit dans ces cas de variantes conditionnées (par
l’environnement du morphe), elles sont obligatoires. Attention : les
variations entre les morphèmes grammaticaux de conjugaison (-ai, as, -a) ne sont bien évidemment pas des allomorphes, car il ne s’agit
pas de variantes formelles d’un même morphème mais bien de
morphèmes distincts. En revanche, des variantes comme je
m’assieds ou je m’assois ou encore paye ou paie sont des variantes
libres, elles sont interchangeables et dépendent uniquement des
préférences du locuteur, au même titre que la réalisation de certains
sons dépend de l’accent régional.
7.2. Faire une décomposition en morphèmes des mots
rechargeables, intrigante, antilopes.
rechargeables : re-charg-able-s
Par substitution on retrouve re- dans : retrouvable, réutilisable. On
retrouve charg- dans charger, chargement. Quant à -able, on le
retrouve dans mangeable, réparable.
intrigante : intrigu-ant-e
On retrouve la racine intrigu- dans les mots intrigue et intriguer. Le
suffixe de dérivation -ant permet de former un adjectif à partir d’une
racine verbale. On le retrouve dans de très nombreux mots comme
épuisant, motivant, lassant, etc. Enfin, le -e final est un affixe
flexionnel qui marque le féminin.
antilopes : antilope-s
Cet exemple rappelle que tout ce qui ressemble à un morphème
n’en est pas un. Dans le mot antilope, anti- n’a évidemment pas le
même sens que dans antibiotique ou antioxydant.
7.3. Qu’est-ce qu’un affixe ?
Pour comprendre la notion d’affixe, il convient avant tout de
distinguer les morphèmes autonomes des morphèmes non
autonomes. En effet, un mot simple (non composé) est constitué au
minimum d’un morphème autonome ou d’une racine complétée par
un ou des affixes, qui sont des morphèmes grammaticaux. Par
exemple, le mot chaîne est composé uniquement d’un morphème
lexical autonome. En revanche, le mot déchaînée est composé de la
racine chaîn- additionnée de deux affixes dé- et -ée. Lorsqu’un affixe
est situé avant le radical, on parle de préfixe et lorsqu’il est situé
après le radical, de suffixe. L’une des caractéristiques principales
des affixes est qu’ils ne sont pas des morphèmes autonomes, ils ne
peuvent pas être utilisés sans être combinés à une racine. Il existe
deux types d’affixes : les affixes de flexion, toujours situés en
position de suffixes en français, et les affixes de dérivation, qui
peuvent être des préfixes ou des suffixes.
7.4. Quelles sont les caractéristiques des suffixes flexionnels ?
Donnez trois exemples de suffixes flexionnels du français.
Les suffixes flexionnels ont pour propriété de marquer les traits
grammaticaux de la catégorie, comme le genre, le nombre, la
personne, le temps ou encore le mode. Contrairement aux suffixes
dérivationnels, ils ne peuvent pas modifier la catégorie de la racine.
Par exemple, le mot pommes contient le morphème pomme ainsi
qu’un suffixe flexionnel -s, qui marque le nombre, en l’occurrence le
pluriel. Mais avec ou sans adjonction du suffixe, le mot pomme reste
un nom. Prenons un autre exemple. Les mots mange et mangeait
contiennent tous deux la racine mang(e)- mais des suffixes
flexionnels différents. Le premier -e marque la troisième personne du
singulier au présent de l’indicatif. Le second marque la première ou
la deuxième personne du singulier de l’imparfait de l’indicatif.
Toutefois, dans les deux cas, le mot dans lequel ils interviennent
reste un verbe.
7.5. Comment peut-on former un mot par dérivation ?
Pour former un mot par dérivation, on lui ajoute soit un morphème
non autonome avant la racine, un préfixe dérivationnel, soit après,
un suffixe dérivationnel. Par exemple, on peut former le contraire du
mot grammatical en ajoutant le préfixe a- pour former agrammatical.
L’ajout de préfixes ne modifie pas la catégorie du mot. En revanche,
la catégorie change lorsqu’on ajoute un suffixe de dérivation à la
racine. Par exemple, l’adjectif rapide devient un adverbe après
l’ajout du suffixe -ment pour créer rapidement. En français, la
majorité des mots plurisyllabiques ont été créés par dérivation.
Notons encore que les affixes de dérivation peuvent avoir plusieurs
variantes allomorphiques.
7.6. Quelles sont les caractéristiques formelles qui permettent
de reconnaître un mot composé par opposition à un mot construit
par dérivation ?
Aucun critère formel ne permet de reconnaître un mot composé, y
compris au sein d’une même famille lexicale : certains prennent une
forme soudée (contresens), d’autres sont reliés par un trait d’union
(non-sens), d’autres encore ne portent aucune marque de liaison
(faux sens).
Le critère qui permet de différencier un mot composé d’un mot
construit par dérivation est que, dans le premier cas, les deux
éléments sont des morphèmes autonomes alors que, dans le
second, l’une des parties (souvent le préfixe) est un morphème non
autonome. Une exception à cette règle provient des composés
savants, dont les morphèmes ne sont pas autonomes mais
conservent toutefois une sémantique de mots pleins (voir
chapitre 10).
7.7. Qu’est-ce qui différencie les mots composés des autres
syntagmes ?
Le mot syntagme fait référence à un groupe de mots qui forme
une unité syntaxique. Par exemple le petit chien forme un syntagme
nominal (cf. chapitre 8). Ainsi, sur le plan strictement formel, les
mots composés sont des syntagmes, ils forment une unité. À
l’inverse, tous les syntagmes nominaux ne sont pas des mots
composés. Ces derniers possèdent en effet des caractéristiques
fondamentales qui les distinguent des autres syntagmes.
D’un point de vue interne tout d’abord, la formation des mots
composés ne respecte pas les règles de la syntaxe. Par exemple,
dans le mot bleu ciel, l’adjectif est antéposé au nom, ce qui ne serait
pas le cas d’un syntagme libre où l’on devrait dire le ciel bleu.
Par ailleurs, contrairement aux syntagmes, les mots composés
possèdent une cohérence interne. Ainsi, il n’est pas possible
d’intercaler un élément à l’intérieur d’un mot composé. On ne peut
pas dire, par exemple, les pommes jaunes de terre. En revanche, il
est tout à fait possible d’ajouter un élément à l’intérieur d’un
syntagme, par exemple, le joli petit chien.
La dernière caractéristique distinctive des mots composés par
rapport aux syntagmes est que leur signification n’est pas
compositionnelle. En d’autres termes, le sens d’un mot composé
dépasse celui des éléments qui le composent, lorsqu’ils sont pris
isolément. En effet, le mot pomme de terre ne signifie pas
littéralement une pomme qui se trouve sous terre mais désigne un
type de tubercule comestible. En revanche, le syntagme le petit
chien ne signifie rien d’autre qu’un chien de petite taille. La
signification des syntagmes est par nature compositionnelle.
7.8. Comment peut-on adapter le test du wug pour le rendre
utilisable en français ?
Le test du wug tel que présenté dans le chapitre ne peut pas être
utilisé en français, car le -s du pluriel ne s’entend pas à l’oral. Il faut
donc trouver un cas où l’application d’une règle de morphologie
entraîne un changement régulier et audible. Une idée consiste à
inventer un verbe sur le modèle des verbes en -er et de le faire
conjuguer au passé. Par exemple, on peut montrer une vignette d’un
personnage réalisant une action en indiquant à l’enfant qu’il moute,
et en lui disant qu’hier il le faisait aussi. Hier il _____. On s’attend à
ce que l’enfant applique par défaut la règle de conjugaison des
verbes en -er au passé.
Chapitre 8 : Catégories et syntagmes
8.1. Pourquoi les puristes condamnent-ils les usages suivants :
des dégâts conséquents, débuter quelque chose, un faux prétexte,
indifférer, avoir une opportunité ?
Les puristes sont des gens qui défendent une certaine idée du bon
usage de la langue française. Ils condamnent certains usages
pourtant courants dans la langue mais qu’ils jugent erronés pour des
raisons liées à l’étymologie, à la grammaire et au génie de la langue.
Cette dernière notion implique que la langue française est par nature
claire et logique.
Des dégâts conséquents : usage critiqué pour des raisons liées à
l’étymologie de l’adjectif conséquent qui implique obligatoirement
l’idée de conséquence, de continuité (être conséquent avec ses
idées) mais pas celle d’importance.
Débuter quelque chose : emploi critiqué pour des raisons liées à la
grammaire. En effet, le verbe débuter est intransitif, il ne peut donc
pas prendre de complément direct.
Un faux prétexte : emploi critiqué car il s’agit d’un pléonasme,
puisque tout prétexte implique nécessairement une fausse raison.
Indifférer : critiqué comme un « néologisme inutile » qui fait double
emploi avec l’expression laisser indifférent.
Avoir une opportunité : une opportunité dans le sens d’une chance
à saisir est un anglicisme.
Notons que les trois derniers exemples sont des usages critiqués
pour des raisons liées au génie de la langue, c’est-à-dire la clarté et
la pureté du français.
Note : les exemples présentés à l’exception du dernier sont tirés
de l’ouvrage Le français écorché, de Pierre Valentin Berthier et
Jean-Pierre Colignon (1987).
8.2. Les phrases suivantes sont-elles grammaticales et/ou
interprétables ?
Marie promène chien de elle. Phrase agrammaticale mais
interprétable.
Les flots incandescents rêvent du nuage. Phrase grammaticale
mais ininterprétable.
Nous pouvons donc conclure que ces deux notions sont
indépendantes l’une de l’autre. L’étude de la syntaxe s’intéresse au
phénomène de la grammaticalité uniquement, indépendamment du
sens des phrases.
8.3. Qu’est-ce qu’une catégorie grammaticale ? Donner
des exemples d’éléments appartenant aux catégories lexicale,
non lexicale et syntagmatique
Les catégories grammaticales sont des classes qui regroupent les
mots ayant des propriétés grammaticales communes. Par exemple,
les verbes partagent la propriété de se conjuguer et les noms celle
de porter des marques de genre et de nombre. C’est ce
regroupement qui permet d’atteindre un niveau d’abstraction
suffisant pour la formulation de règles générales de grammaire.
La grammaire générative prévoit une distinction entre trois types
de catégories. Premièrement, la catégorie lexicale inclut les verbes,
les noms, les adjectifs et les adverbes. Deuxièmement, la catégorie
non lexicale comporte les déterminants, les pronoms, les
complémenteurs, etc. Enfin, la catégorie syntagmatique inclut les
syntagmes nominaux, verbaux, adjectivaux, prépositionnels, etc. On
remarque que la dernière catégorie ne se situe pas au même niveau
que les deux autres dans la représentation de la phrase. En effet, les
catégories lexicales et non lexicales regroupent des mots du lexique
alors que la catégorie syntagmatique contient des groupes
d’éléments intermédiaires dans la construction de la phrase,
organisés autour d’une tête, qui est éventuellement précédée d’un
spécifieur et suivie d’un complément. Prenons un exemple : la fille
aime le chocolat.
Éléments lexicaux : noms (fille, chocolat), verbe (aime)
Éléments non lexicaux : déterminants (le, la)
Groupes syntagmatiques : nominaux (la fille, le chocolat) et verbal
(aime le chocolat)
8.4. La classification des éléments en catégories est-elle suffisante
pour éviter de produire des phrases agrammaticales ? Pourquoi ?
Non, la classification en catégories ne suffit pas pour éviter d’avoir
une grammaire qui produise des phrases agrammaticales. Par
exemple, la catégorie générale verbe a pour propriété de pouvoir
être suivie par un complément. Mais cette règle générale ne permet
pas d’expliquer pourquoi une phrase comme Jean dort la pomme est
agrammaticale. Pour cela, il faut diviser la catégorie des verbes
entre les verbes transitifs et intransitifs et préciser que seuls les
verbes transitifs peuvent être suivis d’un complément. De la même
manière, il convient de distinguer les noms propres des noms
communs pour éviter d’obtenir des phrases comme La Marie mange
la pomme ou Fille mange la pomme.
8.5. Indiquer les catégories grammaticales, les fonctions
grammaticales et les fonctions sémantiques des éléments entre
crochets. Que peut-on conclure des résultats obtenus ?
Exemple
[Jean] mange [la pomme].
Catégorie
grammaticale
nom propre
dét + nom commun
[La pomme] est mangée par dét + nom commun
[Jean].
nom propre
[La perceuse] a traversé [le dét + nom commun
mur].
dét + nom commun
[Les retraités] touchent [une dét + nom commun
rente].
dét + nom commun
[Manger] est vital.
verbe
Fonction
grammaticale
sujet
objet
sujet
objet
sujet
objet
sujet
objet
sujet
Fonction
sémantique
agent
thème
thème
agent
instrument
thème
bénéficiaire
thème
thème
Conclusions :
1. Les fonctions sémantiques sont constantes alors que les
fonctions grammaticales sont variables. Par exemple, si on
transforme la phrase Jean mange la pomme au passif, elle devient
La pomme est mangée par Jean. Dans ce second cas de figure,
Jean conserve la fonction sémantique d’agent et la pomme de
thème. En revanche, la pomme occupe la fonction grammaticale de
sujet et Jean d’objet.
2. Les fonctions grammaticales et sémantiques ne sont pas
nécessairement liées. En effet, une même fonction grammaticale
peut avoir plusieurs fonctions sémantiques différentes. Par exemple,
la fonction grammaticale de sujet peut être occupée par des
éléments qui ont la fonction sémantique d’agent (Jean mange la
pomme), d’instrument (la perceuse a traversé le mur), de
bénéficiaire (les retraités touchent une rente), etc.
3. Une même fonction grammaticale peut être réalisée par
différentes catégories grammaticales. Par exemple, le sujet d’une
phrase peut être un nom propre (Jean mange), un syntagme
nominal (la fille mange), un verbe (Manger est vital), etc.
8.6. Donner deux exemples de computations syntaxiques
et expliquer pourquoi ces opérations sont utiles pour le linguiste
Les computations syntaxiques sont des opérations par lesquelles
des constituants syntaxiques d’une phrase, c’est-à-dire les
syntagmes, subissent certaines transformations, qui conduisent à les
déplacer ou à les modifier au sein de la phrase. Les computations
syntaxiques pour la phrase (1) et appliquées au syntagme nominal
Pierre incluent le clivage (2), l’interrogation (3), la passivation (4) et
le remplacement (5).
1. Pierre a mangé une pomme.
2. C’est Pierre qui a mangé une pomme.
3. Qui a mangé une pomme ? Pierre.
4. La pomme a été mangée par Pierre.
5. Il a mangé la pomme.
8.7. Expliquer au moyen des tests pour l’identification
des syntagmes que les élements entre crochets forment une unité
en (1) mais pas en (2).
1. Max [mange une pomme].
2. [Max mange] une pomme.
En (1), le verbe et son complément sont présentés comme une
unité syntaxique. Nous pouvons confirmer que tel est bien par le test
de la pronominalisation comme en (3) ci-dessous.
3. Max l’a fait.
Dans ce cas, nous voyons que l’ remplace l’ensemble du groupe
verbe et complément. En effet, à la question Que Max fait-il ? la
réponse correcte est manger la pomme.
En (2) ce sont le sujet et le verbe qui sont présentés comme une
unité. Or, on constate qu’une transformation telle que (3) ne peut pas
s’appliquer à un ensemble de type sujet et verbe. C’est pourquoi, il
est correct de relier le verbe et son complément au sein d’un
syntagme verbal alors que le sujet et le verbe ne forment pas un
seul syntagme, mais bien deux syntagmes distincts dans la phrase.
Chapitre 9 : Syntaxe de la phrase simple et complexe
9.1. Parmi les deux phrases ci-dessous, laquelle peut-être
considérée comme fausse pour des raisons de normes et laquelle
est syntactiquement agrammaticale ?
– Jean allait pas au cinéma.
Cette phrase n’est pas acceptée selon les normes du français
standard qui dictent que la négation doit s’exprimer par ne…pas.
Elle est toutefois grammaticale pour le linguiste.
– Jean ne pas allait au cinéma.
Cette phrase est agrammaticale d’un point de vue syntaxique car
le placement de la négation doit se faire en insérant le verbe au
milieu des marqueurs ne et pas (n’allait pas). Cet ordre des mots
s’explique par une règle syntaxique. La position de tête de cette
phrase négative est occupée par la marque de flexion – ait que
rejoint le verbe (all-) et qui explique que ce dernier se situe toujours
avant l’adverbe pas, qui est en position de spécifieur du VP. Cet
ordre est représenté dans l’arbre ci-dessous :
9.2. Expliquer les principes de l’analyse hiérarchique des phrases.
Le principe de l’analyse hiérarchique veut que chaque élément de
rang n peut être analysé en unités de rang immédiatement inférieur,
n-1. C’est pourquoi cette analyse se représente sous forme d’arbre,
dans lequel chaque nœud correspond à un niveau de la hiérarchie.
9.3. Faire une analyse en arbre des phrases suivantes.
Ces deux arbres montrent la différence de structure argumentale
entre les verbes donner et saluer. En effet, le verbe donner requiert
deux arguments en position objet : un syntagme nominal et un
syntagme prépositionnel. L’attachement de ces deux syntagmes au
verbe est indiqué par leur placement sous le syntagme verbal. En
revanche, dans le cas du verbe saluer, seul le syntagme nominal qui
suit le verbe entre dans sa structure argumentale. Le syntagme
prépositionnel est optionnel (c’est un ajout) et vient donc se rattacher
plus haut dans la structure.
9.4. Comment peut-on expliquer la différence de placement
de l’adverbe jamais entre ces deux phrases :
1. Emile ne va jamais au concert.
2. Emile n’a jamais été au concert.
La différence de placement de l’adverbe jamais peut être
expliquée par l’hypothèse d’un mouvement du verbe vers les
marques de flexion dans les phrases qui ne comportent pas
d’auxiliaire, comme 1. En revanche dans le cas des phrases à
auxiliaire comme 2, la position de tête de la phrase est déjà occupée
par l’auxiliaire a et le verbe conjugué (été) reste en position de tête
du syntagme verbal, qui se situe après l’adverbe.
9.5. Qu’est-ce qu’un complémenteur ?
Le complémenteur est l’élément qui est à la tête des phrases
complexes et qui sert à introduire des phrases enchassées. La
position de complémenteur peut être occupée par des mots comme
que, qui et si, comme nous le monterons dans l’exercice suivant.
9.6. Qu’est ce que le principe de récursivité ?
On parle de récursivité lorsqu’une catégorie est dominée par la
même catégorie, par exemple lorsqu’un groupe nominal contient un
autre groupe nominal. Ainsi, le groupe nominal le chien de mon frère
contient un autre groupe nominal : mon frère. À un niveau plus
général, les phrases peuvent contenir d’autres phrases. On a alors
une proposition principale, dans laquelle est enchâssée une autre
proposition (dite subordonnée), qui peut être, complétive (1),
interrogative (2) ou relative (3) comme l’illustrent les exemples cidessous :
1. Jean pense que la bille est dans la boîte.
2. Jean se demande si la bille est dans la boîte (interrogative indirecte).
3. La bille qui est dans la boîte est à moi.
9.7. Pourquoi ce principe est-il fondamental pour caractériser
le langage humain ?
La récursivité est l’une des propriétés qui permet de distinguer le
langage humain de la communication animale. Cette propriété est
fondamentale, car elle rend le langage humain créatif : grâce à
l’enchâssement, on peut sans cesse créer de nouveaux énoncés.
L’enchâssement ne se retouve en revanche pas dans les systèmes
de communication animale.
9.8. Comment peut-on expliquer l’agrammaticalité des phrases cidessous :
– (a) Qui dis-tu que Pierre aime Marie ?
– (b) Comment crois-tu que je suis arrivé quand ?
Ces deux phrases sont des questions qui ont donc pour tête un
complémenteur. Dans le cas de la phrase (a), le complémenteur qui
correspond à la position objet déplacée en tête de phrase. Toutefois,
malgré son déplacement, cet élément laisse ce qu’on appelle une
trace de sa présence, qui se traduit par le fait que sa position initiale
ne peut pas être occupée une seconde fois par un autre
complément. La phrase déclarative initiale est représentée cidessous avec le mouvement opéré par le complémenteur :
Le cas de la phrase (b) illustre le fait qu’une phrase ne peut pas
contenir deux complémenteurs, en l’occurrence quand et comment,
pour les mêmes raisons que celles évoquées ci-dessus.
Chapitre 10 : Sémantique du français
10.1. À quoi servent les concepts ?
Les concepts sont le lieu de stockage des informations
encyclopédiques au sujet des référents. Par exemple, le fait d’avoir
un concept de CHAT permet à un locuteur de savoir qu’il s’agit d’un
animal à poils et à moustaches, qu’il peut parfois mordre et griffer,
etc. Ainsi, lorsqu’il se retrouvera confronté à un nouveau référent (un
chat qu’il n’a encore jamais vu), il saura comment l’appréhender
grâce aux informations encyclopédiques que contient son concept
de CHAT. À chaque fois qu’ils font une expérience nouvelle, les
locuteurs enrichissent leurs concepts.
10.2. Indiquer les prédicats et les arguments des propositions
suivantes :
– Il pleut : PLEUVOIR (ø)
– Pierre cueille des cerises : CUEILLIR (PIERRE, CERISES) [SN1_SN2]
– Jeanne résume le cours à Paul : RÉSUMER (JEANNE, LE COURS, PAUL)
[SN1_SN2_à SN3]
– Yves est à la maison : À (YVES, LA MAISON) [SN1_SN2]
10.3. Quels sont les différents types de relations d’opposition
du lexique ?
Le lexique contient premièrement des antonymes, lorsque
l’affirmation d’un terme entraîne la négation d’un autre, mais pas
inversement. Par exemple, riche est l’antonyme de pauvre. En effet,
une personne qui est riche n’est pas pauvre, mais une personne qui
n’est pas riche n’est pas nécessairement pauvre non plus, mais peut
être simplement de classe moyenne. On nomme parfois ces termes
des antonymes gradables ou scalaires, car il existe de nombreux
degrés intermédiaires sur l’échelle d’opposition. Une conséquence
directe de ce caractère gradable est que l’échelle de valeur (plus ou
moins importante) dépend du contexte. En effet, ce qui compte
comme un grand appartement n’est pas pareil à la campagne ou
dans une grande ville.
Un autre type d’opposition se trouve dans les termes
complémentaires. Dans ce cas, l’opposition est absolue et
réciproque : l’affirmation de l’un entraîne la négation de l’autre et
inversement. Un homme vivant n’est pas mort et un homme mort ne
peut pas être vivant.
10.4. Quels sont les points communs et les différences entre
les relations d’hyponymie et de méronymie ?
Les relations d’hyponymie et de méronymie se situent toutes deux
entre un terme général et un terme spécifique. Elles s’établissent par
ailleurs toutes deux sur plusieurs degrés successifs et sont de
nature transitive (bien que dans certains cas, la transitivité produise
des résultats étranges pour la méronymie).
La principale spécificité de la méronymie est de s’établir
uniquement entre des référents divisibles en parties. Cette relation
est donc plus spécifique que la relation d’hyponymie. Par ailleurs,
dans la relation d’hyponymie, l’hyponyme hérite de toutes les
caractéristiques de son hyperonyme, ce qui n’est pas le cas du
méronyme par rapport à son holonyme.
10.5. Donner des exemples de noms massifs et comptables
Dans la catégorie des noms, on distingue les noms comptables
comme arbre, maison, lampe qui ont la propriété de pouvoir être
additionnés, donc de pouvoir être mis au pluriel. En revanche, les
noms massifs comme couscous, sable, eau ne peuvent pas être
comptés sans être précédés d’un déterminant partitif, comme par
exemple un grain de sable ou une poignée de riz. Les noms massifs
n’ont par ailleurs pas de pluriel. Il est par exemple impossible de dire
des riz, sauf dans des constructions particulières où ils sont
considérés comme des entités discrètes (je vends des riz de
plusieurs provenances).
10.6. À quelle classe aspectuelle appartiennent les constructions
verbales suivantes : manger chinois, écrire une lettre, concrétiser
un plan, être heureux ? Justifier au moyen de tests linguistiques
Manger chinois est une activité, qui a pour propriété (comme tous
les verbes d’événement) de pouvoir prendre une forme progressive
comme dans je suis en train de manger chinois au resto du coin.
Une activité peut être décrite en utilisant l’adverbe pendant (j’ai
mangé chinois pendant 15 jours lors de mon dernier voyage). Les
verbes d’activité réalisent par ailleurs le paradoxe de l’imperfectif,
c’est-à-dire le fait d’avoir déjà fait une activité au moment où on est
en train de la réaliser. Ainsi, quand je suis en train de manger
chinois, j’ai déjà mangé chinois. Les verbes d’activité ne sont en
outre pas bornés sans la présence d’une expression linguistique qui
indique le début et la fin de l’activité comme dans j’ai mangé chinois
entre 12 h 00 et 13 h 00. Une conséquence logique de ce qui
précède est que les activités n’ont pas de fin intrinsèque (elles sont
atéliques). Ainsi, dans la phrase je mange chinois, cette activité n’est
pas limitée dans le temps. Enfin, les activités sont constituées de
phases homogènes. Ainsi, il n’y a pas d’étapes logiques dans la
construction manger chinois.
Écrire une lettre est un accomplissement, qui a pour propriété de
pouvoir prendre une forme progressive comme dans je suis en train
d’écrire une lettre à ma sœur. Un accomplissement peut être décrit
en utilisant en comme dans j’ai écrit une lettre en 10 minutes. Par
ailleurs, il ne réalise pas le paradoxe de l’imperfectif : celui qui est en
train d’écrire une lettre n’a pas encore écrit une lettre. Les
accomplissements sont en outre bornés par nature, c’est-à-dire
qu’ils ont un début et une fin intrinsèque, sans qu’il faille l’indiquer
linguistiquement.
Il
en
découle
logiquement
que
les
accomplissements sont également téliques par nature. Enfin, les
accomplissements ne sont pas homogènes. Par exemple, le
processus d’écrire une lettre implique des phases comme sortir du
papier, écrire, mettre dans une enveloppe, etc.
Concrétiser un plan est un achèvement, qui a pour propriété de
pouvoir prendre une forme progressive comme dans je suis en train
de concrétiser mon plan de carrière. Un achèvement peut être décrit
en utilisant en comme dans j’ai concrétisé mon plan de carrière en
trois ans. Par ailleurs, il ne réalise pas le paradoxe de l’imperfectif :
celui qui est en train de concrétiser un plan ne l’a pas encore
concrétisé. Les achèvements sont par nature ponctuels et donc ne
peuvent pas être bornés ou téliques. Le critère de l’homogénéité ne
s’applique pas à non plus à eux, pour les mêmes raisons.
Être heureux est un état, qui ne peut donc pas prendre une forme
progressive, comme l’atteste le caractère incongru de la phrase je
suis en train d’être heureux. Un état peut être décrit en utilisant
pendant (j’ai été très heureux pendant les dix ans de mon mariage).
Par ailleurs, les états ne sont pas intrinsèquement bornés, sauf si le
contexte linguistique le précise comme dans j’ai été heureux quand
j’étais au lycée entre 16 et 18 ans. Les états n’ont en outre pas de fin
intrinsèque, ils sont atéliques. Dans la phrase je suis heureux, rien
n’indique que cet état doive prendre fin. Enfin, les états sont
homogènes, c’est-à-dire qu’ils ne nécessitent pas le passage par
des phases distinctes, contrairement aux accomplissements.
10.7. Indiquer par des exemples les changements de type
qui peuvent intervenir entre les divers sens des mots suivants :
biberon, kleenex, bière
On appelle changement de type une opération qui consiste à
passer d’une signification d’un mot à une autre de ses significations.
Cette opération agit donc sur les mots polysémiques.
1. Le bébé boit goulûment son biberon (contenu)
Marie rince le biberon du bébé (contenant)
2. Marie travaille chez Kleenex depuis deux ans (producteur)
Passe-moi un kleenex, j’ai le nez qui coule (produit)
3. Jean boit une bière tous les soirs (comptable)
Arroser le poulet avec de la bière le rend plus juteux (massif)
10.8. Expliquer le phénomène de la coercion au moyen des phrases
suivantes :
– Anne a commencé le pain.
– Paul commence un portrait.
– Marie commence le piano.
La coercion est un mécanisme qui consiste à imposer une
signification au détriment des autres qui sont théoriquement
possibles lorsque cette dernière est sous-spécifiée dans la phrase,
comme c’est le cas des exemples ci-dessus. Ce qu’Anne, Paul et
Marie commencent dans chacune de ces phrases sont des actions
bien distinctes. Dans la phrase (1), Anne commence probablement à
manger ou à couper le pain. Dans la phrase (2), Paul commence
sans doute à dessiner ou peindre un portrait. Enfin, en (3) Marie
commence à jouer du piano. Les mécanismes qui nous poussent à
opter pour un type de relation plutôt qu’un autre sont liés à notre
connaissance du monde et au contexte d’énonciation.
Chapitre 11 : Langage et action : les actes de langage
11.1. Dire si les énoncés ci-dessous sont des constatifs
ou des performatifs selon la définition d’Austin
1. Je t’assure que c’est un bon film.
2. Mon bureau est situé à la rue de Candolle.
3. Pourrais-tu me dire l’heure ?
4. Tu vas me le payer.
Rappelons pour commencer qu’Austin définit un énoncé comme
descriptif s’il décrit un état du monde et comme performatif s’il ne
décrit rien mais permet la réalisation d’une action, et n’est de par ce
fait ni vrai ni faux. Selon cette première définition, seul l’énoncé (2)
semble correspondre à un énoncé descriptif. En effet, cet énoncé est
vrai si le bureau du locuteur est effectivement situé à la rue de
Candolle et faux dans le cas contraire. En revanche, l’énoncé (1)
réalise une affirmation, l’énoncé (3) une question et l’énoncé (4) une
menace. Aucun de ces trois énoncés ne peut être évalué comme
vrai ou faux, ils dépendent d’une appréciation subjective de la part
du locuteur.
Toutefois, Austin pose également des conditions précises pour
qu’il y ait réalisation d’un acte performatif : il faut que la phrase soit
sous forme affirmative et comporte un verbe à la première personne
du singulier de l’indicatif présent, voix active. Selon cette deuxième
définition, seul l’énoncé (1) peut être considéré comme un
performatif. En effet, les énoncés (3) et (4) ne sont pas à la première
personne du singulier. Par ailleurs, l’énoncé (3) n’est pas à la forme
affirmative.
11.2. Appliquer le test de la performativité aux exemples ci-dessus
afin de montrer pourquoi de tels exemples ont conduit Austin
à abandonner sa distinction
La définition restrictive des performatifs ci-dessus pose un
problème à Austin, car les énoncés (2) et (4) ne peuvent pas entrer
ni dans la catégorie des constatifs ni dans celle des performatifs.
Pour résoudre ce problème, Austin propose un test de
performativité, qui peut être résumé comme suit : un énoncé
performatif doit se ramener à un énoncé comportant un verbe à la
première personne du singulier de l’indicatif présent, voix active. En
d’autres termes, les performatifs doivent pouvoir être reformulés à la
première personne du singulier voix active, même s’ils ne sont pas
prononcés de cette manière par le locuteur. Ainsi, il existerait des
performatifs explicites et des performatifs implicites (ou primaires).
Selon le test de la performativité, les énoncés (3) et (4) sont bien
des performatifs. Ils peuvent en effet être reformulés comme suit :
5. Pourrais-tu me dire l’heure ? → Je te demande de me dire l’heure.
6. Tu vas me le payer. → Je te promets que tu vas me le payer.
Toutefois, le test de la performativité révèle un problème important
pour la distinction entre performatifs et constatifs, du fait que tous les
énoncés constatifs peuvent être interprétés comme des performatifs
implicites. Par exemple, l’énoncé (1) pourrait être le performatif
implicite correspondant à l’acte d’affirmer quelque chose (j’affirme
que mon bureau est situé à la rue de Candolle). C’est pourquoi, la
distinction entre performatif et constatif n’a pas de réelle valeur
descriptive, car elle ne permet pas de classifier les différents types
d’énoncés. Elle doit donc être abandonnée.
11.3. Quels sont les actes locutionnaires, illocutionnaires
et perlocutionnaires réalisés dans les énoncés ci-dessous ?
Un acte locutionnaire est accompli par le simple fait de dire
quelque chose, l’acte illocutionnaire est un acte accompli en disant
quelque chose et l’acte perlocutionnaire est un acte accompli par le
fait de dire quelque chose. Ainsi, l’acte locutionnaire correspond
simplement au fait d’énoncer une phrase dotée d’une signification.
L’acte illocutionnaire correspond au type d’acte de langage réalisé
en prononçant une phrase (par exemple une assertion, une offre,
une promesse, etc.) en vertu de la force associée
conventionnellement à l’énoncé (contenue dans la reformulation
explicite du performatif). Enfin, l’acte perlocutionnaire décrit l’effet
éventuel de cet acte sur le destinataire. Tous les énoncés ont donc
une valeur locutionnaire et illocutionnaire déterminées, en revanche
la valeur perlocutionnaire dépend des circonstances d’énonciation et
de l’auditeur, elle ne peut donc pas être déterminée avec certitude.
a. Ferme la porte en sortant !
acte locutionnaire : le locuteur dit de fermer la fenêtre en sortant.
acte illocutionnaire exercitif : le locuteur ordonne de fermer la
fenêtre.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur persuade l’auditeur de
fermer la fenêtre.
b. Répète si tu oses !
acte locutionnaire : le locuteur dit à l’auditeur de répéter s’il ose.
acte illocutionnaire comportatif : le locuteur menace le
destinataire.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur effraie l’auditeur.
c. J’affirme que l’exercice n’est pas clair.
acte locutionnaire : le locuteur dit qu’il affirme que l’exercice n’est
pas clair.
acte illocutionnaire expositif : le locuteur affirme que l’exercice
n’est pas clair.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur conduit l’auditeur à
clarifier l’exercice.
d. Je vous condamne à la prison à perpétuité.
acte locutionnaire : le locuteur dit qu’il condamne l’auditeur à la
prison à perpétuité.
acte illocutionnaire verdictif : le locuteur produit un acte juridique
de condamnation.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur plonge l’auditeur dans
le désespoir.
e. Bougez futé, allez à pied !
acte locutionnaire : le locuteur dit de bouger futé en allant à pied.
acte illocutionnaire exercitif : le locuteur conseille à l’auditeur de
bouger futé en allant à pied.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur convainc l’auditeur de
bouger futé en allant à pied.
11.4. Expliquer la distinction entre le marqueur de force
illocutionnaire et le marqueur de contenu propositionnel à l’aide d’un
exemple
Selon Searle, les actes de langage sont composés par deux types
de constituants différents. Il y a d’une part le marqueur de contenu
propositionnel qui porte sur la proposition exprimée et d’autre part le
marqueur de force illocutionnaire qui sert à indiquer le type d’acte
qui est accompli. Comparons deux énoncés :
1. Je te promets de venir demain.
2. Je t’ordonne de venir demain.
Ces deux énoncés ont des contenus propositionnels proches, car
ils partagent le même acte de prédication (venir demain) mais avec
des actes de référence différents (locuteur vs auditeur). Leur
contenu propositionnel est donc respectivement « le locuteur vient
demain » et « l’auditeur vient demain ». En revanche, les marques
de force illocutionnaire sont différentes. Il s’agit dans un cas d’une
promesse et dans l’autre d’un ordre (je te promets / je t’ordonne). La
distinction entre ces deux types de marques n’est visible que dans
les cas de performatifs explicites. En effet, dans le cas des
performatifs implicites, le marqueur de force illocutionnaire n’est pas
exprimé linguistiquement.
11.5. Dire quels sont les actes de langage primaires et secondaires
réalisés par les énoncés ci-dessous et expliquer comment
le locuteur peut comprendre l’acte primaire à partir de l’acte
secondaire dans chaque cas
L’acte primaire est l’acte réalisé par l’énoncé et l’acte secondaire
est l’acte « de surface », qui permet de le véhiculer de manière
indirecte. La transition entre les deux se fait par référence à l’une
des règles sémantiques (préliminaire, essentielle, etc.) qui
conditionne la réalisation de l’acte.
a. Sais-tu quelle heure il est ?
acte primaire : requête (Donne-moi l’heure)
acte secondaire : question
transition : interrogation de la capacité de l’auditeur à accomplir
l’acte
b. Vous pourriez faire moins de bruit.
acte primaire : requête (Faites moins de bruit)
acte secondaire : assertion
transition : affirme la capacité de l’auditeur
c. J’aimerais bien que tu m’écoutes quand je te parle.
acte primaire : requête (Écoute-moi quand je te parle)
acte secondaire : assertion
transition : déclaration explicite de la volonté du locuteur
d. Tu devrais être plus poli avec ton père.
acte primaire : requête (Sois poli avec ton père)
acte secondaire : assertion
transition : indique l’opinion du locuteur, donc la raison d’accomplir
l’acte
11.6. Pourquoi peut-on conclure que les seuls vrais actes
de langage sont les actes représentatifs et directifs ?
Les actes représentatifs et directifs sont les seuls vrais actes de
langage, car ils sont les seuls à dépendre uniquement de l’usage du
langage (donc de la pragmatique). Les actes déclaratifs (verdictifs
chez Austin) et commissifs (promissifs chez Austin) comportent une
forte composante institutionnelle. En effet, ils regroupent des actes
tels que acquitter, condamner, prononcer, décréter, pour les
déclaratifs et promettre, faire vœu, garantir, jurer, etc., pour les
promissifs. La réussite de ces actes nécessite qu’ils se produisent
dans un contexte bien spécifique et, dans le cas des déclaratifs,
soient le fait de locuteurs particuliers institutionnellement habilités à
les réaliser. En ce qui concerne la catégorie des expressifs
(comportatifs chez Austin), ils intègrent une forte composante
sociale. En effet, il s’agit d’actes tels que s’excuser, remercier,
déplorer, critiquer, etc. Dans ce cas également, la réussite de l’acte
dépend de critères autres que strictement contextuels (par exemple
culturels).
11.7. Dire si les exemples ci-dessous sont des actes de dire que,
dire de ou demander si
a. Pardon, quelle heure est-il ? : il s’agit d’un acte de demander si,
qui véhicule une demande d’information.
b. Je me demande bien ce que j’ai fait pour mériter un étudiant
pareil ! : il s’agit d’un acte de dire que. Malgré la présence du verbe
se demander, il ne s’agit pas d’une question, au sens d’une
demande d’information. La forme impérative de la phrase n’en fait
pas un ordre non plus. Il s’agit d’une question rhétorique qui
n’appelle pas de réponse.
c. Reviens ici tout de suite, sac-à-puces ! : Il s’agit d’un acte de
dire de, qui véhicule un ordre.
d. Qui a dit que les femmes ne savent pas faire de la
linguistique ? : il s’agit d’un acte de dire que, qui véhicule une fois
encore une question rhétorique plutôt qu’une demande
d’information.
Chapitre 12 : Pragmatique lexicale : expressions
référentielles, temps verbaux et connecteurs
12.1. Quelle est la différence entre la signification descriptive
et la signification procédurale ?
La notion de signification descriptive caractérise le type de
signification contenue dans les éléments du lexique qui servent à
communiquer un concept et dont la valeur sémantique est leur
référence. Par exemple, le mot chat sert à communiquer le concept
CHAT, qui contient un certain nombre de propriétés, comme celle
d’avoir des moustaches et de chasser les souris. Le mot chat dénote
par ailleurs l’ensemble des chats du monde. De manière générale,
tous les mots qui appartiennent aux classes ouvertes du lexique (cf.
chapitre 10) encodent de l’information conceptuelle.
La signification procédurale est contenue dans les éléments du
lexique qui ne sont pas dotés d’une signification descriptive. Ces
éléments appartiennent typiquement aux classes fermées que sont
les pronoms, les déterminants et les connecteurs. Par exemple, le
mot mais n’encode pas de concept, et il serait certainement très
difficile pour un locuteur de dire précisément ce que ce mot signifie
sans recourir à des exemples. Son rôle dans la phrase est d’indiquer
que les deux éléments qu’il relie sont en relation de contraste. De
même, le mot je ne signifie pas une personne en particulier mais
désigne la personne qui l’utilise. Ainsi, son rôle est d’indiquer à
l’auditeur une information qui pourrait être paraphrasée par :
chercher le locuteur de la phrase. Ce type d’information est appelée
une procédure, car elle donne des instructions sur la manière de
traiter les éléments de la phrase. La signification procédurale se
retrouve également dans des contenus non lexicaux comme les
temps verbaux.
12.2. Identifier les expressions lexicales et non lexicales dans
la phrase suivante : Je me sens ici comme à la maison
Signification lexicale : sentir, maison
Signification non lexicale : je, me, indicatif présent du verbe sentir,
ici, comme, à, la
12.3. Chercher un exemple d’expression référentielle autonome
et non autonome
Les expressions référentielles sont dites autonomes si leur
signification suffit, en contexte, à déterminer le référent qu’elles
dénotent dans le monde. Ainsi, des descriptions définies comme cet
étudiant, des descriptions indéfinies comme un arbre ainsi que des
noms propres comme Pierre ou Paris sont des expressions
référentielles autonomes.
Les expressions référentielles sont dites non autonomes si leur
signification lexicale ne suffit pas pour déterminer le référent qu’elles
dénotent dans le monde. Ainsi, des pronoms déictiques comme tu,
des pronoms anaphoriques comme il dans Mon père est là, il va
vous recevoir et des termes vagues comme la blonde, le petit sont
des exemples d’expressions non autonomes.
12.4. Chercher des exemples d’anaphore pronominale, nominale
et associative
On parle d’anaphore lorsqu’un terme est utilisé pour reprendre
une autre expression nominale qui le précède et à laquelle il
emprunte sa référence.
L’anaphore est pronominale lorsqu’une expression nominale est
reprise par un pronom comme dans l’exemple (1) ci-dessous.
L’anaphore est nominale lorsque l’expression nominale est reprise
par une autre expression nominale, comme en (2) ci-dessous. Enfin,
l’anaphore est dite associative lorsqu’il n’y a pas de coréférence
entre les expressions mais une relation de type partie-tout, comme
en (3) ci-dessous.
1. Jean aime chanter. Il s’est inscrit à une chorale.
2. Le fils du voisin pleure tous les soirs. Cet enfant me rendra folle.
3. J’arrivais à la maison, la porte était ouverte.
12.5. Qu’appelle-t-on l’ordre temporel ?
La notion d’ordre temporel sert à faire référence à la manière dont
les événements sont relatés dans un discours. On parle d’ordre
temporel dans le cas où l’ordre des événements présentés dans le
discours est parallèle à l’ordre dans lequel ces mêmes événements
se sont déroulés. Par exemple, la suite de phrases en (1) ci-dessous
suit l’ordre temporel. En revanche, en (2) l’ordre temporel est inversé
dans le discours.
1. Jean a renversé son verre sur la robe de Marie. Elle l’a insulté.
2. Marie a insulté Jean. Il a renversé son verre sur sa robe.
Le fait de suivre l’ordre temporel comme en (1) crée une narration.
Le fait d’inverser l’ordre temporel crée un discours où le locuteur ne
se contente pas de relater une suite ordonnée d’événements mais
fournit une explication de la relation qui existe entre eux (causalité).
12.6. Comment les temps verbaux influencent-ils l’ordre temporel
dans le discours ?
Dans une approche pragmatique, les temps verbaux encodent des
procédures qui donnent des indications sur la manière dont les
événements sont reliés dans le discours. On parle d’inférence en
avant si le temps avance, d’inférence en arrière si les événements
sont présentés dans l’ordre inverse à l’ordre temporel (le temps
recule en quelque sorte) et d’inférence statique si le temps n’avance
pas. Par défaut, le passé simple implique une inférence en avant, le
plus-que-parfait une inférence en arrière et l’imparfait une inférence
statique.
Toutefois, la grande différence entre l’approche pragmatique et les
autres approches (aspectuelle et anaphorique) tient au fait que
l’information fournie par les temps verbaux ne représente qu’un
indice qui doit être complété par d’autres informations linguistiques
et contextuelles pour déterminer la direction du discours. Qui plus
est, les temps verbaux sont des marques dites faibles. En effet, si
les informations qu’ils donnent sont contredites par d’autres
informations, ce sont ces informations qui déterminent au final l’ordre
du discours. Par exemple, on remarque qu’en (1) ci-dessous,
l’information donnée par le connecteur l’emporte sur celle fournie par
les temps verbaux.
1. Max fut malade parce qu’il mangea trop.
Dans cet exemple, le passé simple tend à indiquer que le temps
avance (inférence en avant), mais le connecteur parce que est
associé à une inversion temporelle (inférence en arrière).
L’analyse pragmatique a également pour avantage d’expliquer
pourquoi certains discours semblent plus efficaces (ou optimaux)
que d’autres. Dans le cas où les indices concordent, le discours est
optimal. Lorsqu’il y a contradiction entre les différentes marques
temporelles comme en (1), le discours devient sous-optimal.
12.7. Qu’est-ce qu’un connecteur pragmatique ?
Un connecteur pragmatique est un mot qui a pour rôle de donner
des instructions sur la manière de relier des segments discursifs.
Les connecteurs ne correspondent pas à une catégorie
grammaticale unifiée. Certains sont des adverbes (donc), d’autres
des conjonctions (mais, parce que) et d’autres encore des groupes
prépositionnels (après tout). Les connecteurs forment une classe
fonctionnelle, car les éléments qui la composent partagent un même
rôle dans le discours : celui de donner des instructions sur la
manière de relier des unités de discours.
12.8. Pourquoi les connecteurs sont-ils des marques procédurales ?
L’hypothèse faite par les approches pragmatiques de la
signification est que les connecteurs pragmatiques, à l’instar des
expressions référentielles non autonomes et des temps verbaux,
encodent de l’information procédurale. Ainsi, leur signification est
une procédure qui indique à l’auditeur comment relier les segments
discursifs.
Par exemple, la procédure encodée par parce que pourrait être
paraphrasée comme suit : chercher une relation de causalité entre
les segments reliés. Dans le cas de mais, la procédure tiendrait en
plusieurs étapes : (i) chercher une conclusion inférable à partir du
segment qui précède le connecteur, (ii) chercher une conclusion
inverse à la première à partir du segment qui suit le connecteur, (iii)
choisir cette dernière conclusion au détriment de la première.
Chapitre 13 : Questions de style : métaphore, métonymie
et ironie
13.1. Donner deux exemples qui illustrent la différence entre
métaphore ordinaire et métaphore créative
La métaphore ordinaire est une métaphore utilisée de manière
tellement récurrente que sa signification s’est pratiquement
lexicalisée, si bien que son caractère métaphorique n’apparaît plus
toujours de manière évidente pour les locuteurs. C’est le cas de
métaphores comme Jeanne est une perle ou la Bourse a coulé
depuis hier. Par ailleurs, ces métaphores ont la propriété d’être
facilement paraphrasables. Par exemple, Jeanne est une perle peut
être paraphrasé par Jeanne est une personne qui allie de très
nombreuses qualités.
La métaphore créative sert au contraire à exploiter le principe de
la métaphore (l’attribution d’une propriété saillante d’un concept à un
référent qui n’entre pas habituellement dans sa dénotation) pour
créer une signification totalement inédite. Par exemple, une
métaphore comme cette thèse est mon mont Everest est créative,
car la comparaison implicite qu’elle introduit n’est pas lexicalisée.
Toutefois, cette absence de lexicalisation n’empêche pas l’auditeur
d’en tirer une série d’implicitations (on parle dans ce cas
d’implicitations faibles, cf. ci-dessous). Contrairement aux
métaphores ordinaires, ce deuxième type de métaphores n’est pas
aisément paraphrasable. Elles sont très fréquentes dans les œuvres
littéraires, car elles permettent de surprendre le lecteur et de créer
du plaisir.
13.2. En quoi la notion de ressemblance interprétative est-elle
importante pour comprendre l’interprétation des métaphores ?
La notion de ressemblance interprétative est fondamentale pour
comprendre l’interprétation des métaphores, car elle permet d’inclure
ces dernières dans le processus général d’interprétation de tout
énoncé (littéral et non littéral). En effet, dans le cadre d’une théorie
pragmatique, tout énoncé se trouve dans une relation de
ressemblance avec la pensée que le locuteur souhaite
communiquer. En d’autres termes, elle est une représentation plus
au moins fidèle de cette dernière. Étant donné que cette
ressemblance n’est que rarement totale, on comprend dès lors
pourquoi la communication est en grande partie non littérale plutôt
que littérale.
Dans cette optique, la métaphore ne représente qu’un degré
particulier de ressemblance interprétative, qui est moins grande que
dans le cas d’une approximation, par exemple. Toutefois, cette
ressemblance n’est pas nulle, raison pour laquelle il est tout de
même possible pour l’auditeur de comprendre le vouloir dire du
locuteur. Notons encore que dans une théorie pragmatique, il
n’existe pas de différence qualitative entre l’interprétation d’une
métaphore, d’une hyperbole ou d’une approximation. Il s’agit de
l’application d’un même processus, mais à des degrés divers.
13.3. Quelle est la différence entre une implicitation forte
et une implicitation faible ?
De nombreux énoncés communiquent fortement un seul contenu
implicite. Par exemple, l’énoncé (1) adressé à quelqu’un qui se
trouve devant une fenêtre ouverte implicite fortement (2). L’auditeur
peut ainsi légitimement attribuer le sens de (2) au locuteur qui lui a
communiqué (1).
1. Il fait froid ici.
2. J’aimerais que tu fermes la fenêtre.
Toutefois, il existe également des énoncés qui ne servent pas à
communiquer fortement une seule signification non littérale, mais qui
permettent à l’auditeur d’en déduire un certain nombre
d’implicitations plus faibles, toutes également plausibles, en fonction
de ses capacités et de ses préférences. Les métaphores créatives
représentent un cas typique d’énoncés qui communiquent faiblement
un grand nombre d’implicitations. On parle d’ailleurs d’effet poétique
pour qualifier ce type d’effet contextuel. Par exemple, à partir de la
métaphore en (3) ci-dessous, l’auditeur pourra tirer différentes
implicitations, du type de (4) à (6).
3. Cette thèse est mon mont Everest.
4. Cette thèse est le but principal de ma vie.
5. Cette thèse représente un accomplissement très difficile pour moi.
6. Réussir cette thèse est un exploit fortement valorisé et reconnu socialement.
13.4. En quoi la métonymie est-elle différente de la métaphore ?
La métaphore consiste à utiliser une propriété d’un concept
saillante en contexte et à appliquer cette propriété à un autre
référent, qui n’entre pas dans la dénotation encodée
linguistiquement dans le mot. Par exemple, dans la métaphore
Sarah est un glaçon, la propriété être froid est appliquée à un
référent (Sarah) qui n’entre pas dans la dénotation du mot glaçon.
En effet, les autres propriétés du concept GLAÇON (constitué d’eau,
sert à refroidir une boisson) ne s’appliquent pas à Sarah. C’est cette
extension du concept à un nombre plus important de référents que
ceux qui entrent dans la dénotation du concept encodé
linguistiquement qui permet de traiter la métaphore comme un cas
d’enrichissement pragmatique par élargissement (cf. chapitre 2).
Dans la métonymie, ce n’est pas une propriété d’un concept qui
est appliquée à un autre référent que ceux qui entrent dans sa
dénotation mais le nom d’un référent qui est utilisé pour désigner un
autre référent, en vertu du lien qui connecte leurs espaces mentaux
respectifs. Par exemple, il existe un lien entre le propriétaire d’un
objet et cet objet. C’est pourquoi, le nom du propriétaire peut être
utilisé pour faire référence à l’objet, comme dans le quatre-quatre
m’a encore fait une queue de poisson.
13.5. Comment peut-on expliquer la possibilité ou l’impossibilité
des reprises anaphoriques ci-dessous selon la théorie des espaces
mentaux :
1. La coccinelle a encore eu un accident. Elle n’est pas très solide.
2. *Le cappuccino demande l’addition. Il était bien mousseux cette fois-ci.
Dans l’exemple (1), il y a métonymie entre le conducteur et la
voiture qu’il conduit. Dans ce cas, la reprise anaphorique peut avoir
lieu avec la cible (le conducteur), par exemple si l’on poursuivait
cette phrase par mais il n’a rien eu de grave, mais également sur le
déclencheur (la voiture), comme le montre la reprise anaphorique
elle de l’exemple.
En revanche, dans l’exemple (2), seule la cible (le client qui a
commandé le cappuccino) peut servir pour une reprise anaphorique,
comme le montre le caractère incongru de la reprise anaphorique en
(2), qui porte sur le déclencheur (le cappuccino lui-même). Il serait
par contre tout à fait possible de poursuivre par il est très pressé.
La différence entre ces deux exemples tient au fait qu’en (1), le
rapport de connexion entre les domaines est ouvert alors qu’en (2) il
est fermé (on parle de connecteurs ouverts et de connecteurs
fermés). Cette différence s’explique par le fait que le lien entre un
chauffeur et son véhicule est plus fort dans l’esprit des locuteurs que
celui qui unit un client et la boisson qu’il commande.
13.6. Donner un exemple qui illustre la différence entre usage
descriptif et usage interprétatif du langage
L’usage descriptif du langage sert à décrire un état de choses
dans le monde comme en (1). L’usage interprétatif sert à reproduire
un énoncé ou une pensée comme en (2).
1. Regarde le ciel, il va pleuvoir demain.
2. Selon le journal, il va pleuvoir demain.
13.7. Comment la théorie pragmatique de l’ironie explique-t-elle
que seule la réponse (1) peut être interprétée comme une marque
d’ironie ?
Pierre . La solution à ce problème est vraiment triviale, je l’ai trouvée en deux minutes.
Luc . (1) Alors donne-moi la solution, puisque tu es si malin.
(2) Alors donne-moi la solution, puisque tu l’as déjà trouvée.
(3) Alors donne-moi la solution, parce que tu commences à m’énerver.
Pour qu’un énoncé soit interprété comme une marque d’ironie, il
doit remplir deux conditions. Premièrement, il doit pouvoir être
interprété comme une forme d’écho. Deuxièmement, il doit véhiculer
une attitude tacitement dissociative du locuteur vis-à-vis de la
proposition à laquelle il fait écho.
Seule la réponse en (1) remplit ces deux conditions. En effet, Luc
attribue à Pierre la pensée selon laquelle il est plus malin que les
autres et montre son désaccord tacite face à cette affirmation. La
réponse (2) peut également être interprétée de manière échoïque.
En effet, Luc fait écho à l’énoncé de Pierre, qui affirme avoir trouvé
la solution du problème en deux minutes. Toutefois, Luc ne montre
pas une attitude dissociative vis-à-vis de cette information, il
l’accepte de manière neutre. Quant à la réponse (3), Luc montre
bien une attitude de désapprobation, mais son énoncé ne fait pas
écho à un énoncé ou une pensée de Pierre. Il indique sa propre
évaluation de l’attitude de Pierre. C’est pour cette raison que la
réponse (3) peut être comprise comme une critique, mais pas
comme une marque d’ironie.
Index
Académie française 1
acquisition du langage 1, 2, 3
acronyme 1
acte de langage 1, 2
illocutionnaire 1
locutionnaire 1
perlocutionnaire 1
primaire 1
propositionnel 1
secondaire 1
acte illocutionnaire 1
affixe 1
allomorphe 1
alphabet phonétique international 1
amorçage (paradigme de l’) 1
anaphore 1
antonymie 1
arbitraire du signe 1, 2
argument (de la phrase) 1
aspect lexical 1
attitude propositionnelle 1
autisme 1
basque 1
Cantilène de Sainte Eulalie 1
catégorie grammaticale 1
lexicale 1
non lexicale 1
catégorie sémantique 1
classe aspectuelle 1
coercion 1
communication
animale 1, 2
non littérale 1
ostensive-inférentielle 1, 2, 3
compétence 1
complément 1
complémentarité (relation de) 1
complémenteur 1
comportementalisme 1
composition 1
populaire 1
savante 1
computation syntaxique 1
concept 1
connecteur pragmatique 1
consonne 1
du français 1, 2
occlusive 1
sonnante 1
sonore 1
sourde 1
spirante 1
constatif 1
conversion 1
créole 1
dérivation 1
désinence 1
déterminant (syntagme) 1
diversification linguistique 1
effet cognitif 1, 2
effet poétique 1
effort cognitif 1, 2
élargissement 1, 2
enchaînement 1
énoncé 1
enrichissement pragmatique 1
espaces mentaux 1
explicitation
basique 1
d’ordre supérieur 1
expression référentielle 1
faculté de langage 1, 2
famille de langues 1, 2
flexion 1
fonction grammaticale 1
fonction sémantique 1
force illocutionnaire 1
forme propositionnelle 1
franco-provençal 1
francophonie 1
gaulois 1
Gloses 1
grammaire générative 1, 2
grammaire universelle 1
holonyme 1
homonymie 1
hyperonyme 1
hyponymie 1
idiome 1
image acoustique 1
implicitation 1
indice (de communication) 1
inférence 1
directionnelle 1
intention communicative 1
intention informative 1
ironie 1, 2
jugement de grammaticalité 1
langue (Saussure) 1
langue auxiliaire 1
langue des signes 1, 2, 3
langue externe (Chomsky) 1
langue interne (Chomsky) 1, 2
langue vernaculaire 1
langues d’oc 1
langues d’oïl 1
langues en danger 1
langues indo-européennes 1
langues romanes 1
latin vulgaire 1
lemme 1
lexique 1
liaison 1
lieu d’articulation 1
linguistique diachronique 1
linguistique externe (Saussure) 1
linguistique interne (Saussure) 1
linguistique synchronique 1
méronymie 1
métaphore 1, 2
métonymie 1, 2
mode d’articulation 1
modèle de l’inférence 1
modèle du code 1
morphème 1
libre 1
lié 1
morphologie 1
mot composé 1
mot valise 1
mouvement (syntaxique) 1
niveau de base (des catégories) 1
nom
comptable 1
massif 1
normes (grammaticales) 1, 2
ordonnance de Villers-Cotterêts 1
ordre temporel 1
paradoxe de l’imperfectif 1
parallélisme logico-grammatical 1
parole (Saussure) 1
performance 1
performatif 1
pertinence 1
principe cognitif 1
principe communicatif 1
théorie de la 1
phonème 1, 2
commutation de 1
paires minimales 1
permutation de 1
phonétique articulatoire 1
phonologie 1, 2
suprasegmentale 1
phrase 1, 2
complexe 1
simple 1
phylogénèse 1
pidgin 1
polysémie 1, 2
pragmatique 1
prédicat 1
préfixe 1
de dérivation 1
présomption de littéralité 1
principe d’exprimabilité 1
principes et paramètres 1
proto-langage 1
purisme 1
radical 1
référence 1
actuelle 1
virtuelle 1
référent 1
relation paradigmatique 1
relation syntagmatique 1
relatives (phrases) 1
rhétorique 1
sémantique 1
compositionnelle 1
lexicale 1
semi-voyelle 1
du français 1
sémiologie 1
Serments de Strasbourg 1
signal (de communication) 1
signe (de communication) 1
signe (linguistique) 1
signifiant 1
signification procédurale 1
signifié 1
singes vervet 1
spécification 1
spécifieur 1
structuralisme 1
structure argumentale 1
suffixe 1
de dérivation 1
de flexion 1
syllabe 1
synonymie 1
syntagme 1, 2
syntaxe 1
système (de la langue) 1
télicité 1
test de la performativité 1
théorie de l’esprit 1
transcatégorisation 1
troncation 1
trou lexical 1
universaux du langage 1
usage descriptif du langage 1
usage interprétatif du langage 1
valence 1
valeur (d’un signe) 1
voyelle 1
du français 1, 2
nasale 1
orale 1
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