© Armand Colin, 2010 © Armand Colin, 2015 Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur, 5 rue Laromiguière, 75005 Paris Internet : http://www.armand-colin.com ISBN : 978-2-200-60327-4 Sommaire Page de titre Page de Copyright Avant-propos 1 – Introduction à l’étude du langage 1. Affirmations ordinaires et questions non ordinaires sur le langage 2. À quoi sert le langage ? 3. Qu’est-ce que le langage ? 4. Comment étudier le langage ? 5. Références de base 6. Pour aller plus loin 2 – Langage et communication 1. Communication littérale et communication non littérale 2. Pourquoi la communication est-elle non littérale ? 3. Modèle du code et modèle de l’inférence 4. Signification de la phrase et sens de l’énoncé 5. L’enrichissement pragmatique 6. La pertinence 7. Références de base 8. Pour aller plus loin 3 – Le langage et les langues 1. Origine du langage et évolution 2. Pidgins et créoles 3. Les langues du monde 4. Les langues en danger 5. Les langues indo-européennes 6. Références de base 7. Pour aller plus loin 4 – Histoire et variétés du français 1. Qu’est-ce que le français ? 2. Quelques éléments de l’histoire de France et du français 3. Quelques témoignages de la naissance du français 4. Français et francophonie 5. Références de base 6. Pour aller plus loin 5 – Une brève histoire de la linguistique contemporaine : de Saussure à Chomsky 1. Saussure et les fondements de la linguistique structurale 2. Chomsky et la grammaire générative 3. Références de base 4. Pour aller plus loin 6 – Phonétique et phonologie du français 1. Les unités d’analyse linguistique : du son à la phrase 2. Les unités de l’écrit et de l’oral 3. Éléments de phonétique articulatoire 4. Éléments de phonologie 5. Enchaînement et liaison 6. Références de base 7. Pour aller plus loin 7 – Morphologie du français 1. La notion de morphème 2. La décomposition des mots en morphèmes 3. Comment sont formés les mots en français ? 4. Morphologie et faculté de langage 5. Références de base 6. Pour aller plus loin 8 – Catégories et syntagmes 1. Grammaire et syntaxe 2. Les puristes 3. La syntaxe 4. Mots et catégories grammaticales 5. La notion de syntagme 6. Références de base 7. Pour aller plus loin 9 – Syntaxe de la phrase simple et complexe en francais 1. Règles et normes 2. Structure hiérarchique 3. Références de base 4. Pour aller plus loin 10 – Sémantique du français 1. Signification, concept et dénotation 2. Sémantique compositionnelle 3. Sémantique lexicale : les relations de sens 4. La signification des noms et des verbes 5. Polysémie et coercion sémantique 6. Références de base 7. Pour aller plus loin 11 – Langage et action : les actes de langage 1. Les débuts de la pragmatique : Austin 2. La théorie des actes de langage de Searle 3. Les actes de langage indirects 4. Théorie des actes de langage et pragmatique contemporaine 5. Références de base 6. Pour aller plus loin 12 – Pragmatique lexicale : expressions référentielles, temps verbaux et connecteurs 1. Signification conceptuelle et signification procédurale 2. Les expressions référentielles 3. Les temps verbaux 4. Les connecteurs pragmatiques 5. Références de base 6. Pour aller plus loin 13 – Questions de style : métaphore, métonymie et ironie 1. Différents points de vue sur les questions de style 2. Métaphore et pragmatique lexicale 3. Métonymie et espaces mentaux 4.ronie et usage échoïque du langage 5. Références de base 6. Pour aller plus loin Bibliographie Corrigé des questions de révision Chapitre 1 : Introduction à l’étude du langage Chapitre 2 : Langage et communication Chapitre 3 : Le langage et les langues Chapitre 4 : Histoire et variétés du français Chapitre 5 : Une brève histoire de la linguistique contemporaine : de Saussure à Chomsky Chapitre 6 : Phonétique et phonologie du français Chapitre 7 : Morphologie du français Chapitre 8 : Catégories et syntagmes Chapitre 9 : Syntaxe de la phrase simple et complexe Chapitre 10 : Sémantique du français Chapitre 11 : Langage et action : les actes de langage Chapitre 12 : Pragmatique lexicale : expressions référentielles,temps verbaux et connecteurs Chapitre 13 : Questions de style : métaphore, métonymie et ironie Index Avant-propos Ce livre propose, de manière originale et certainement unique, un cours d’initiation à la linguistique française permettant à des enseignants universitaires de construire un enseignement magistral et des séminaires d’accompagnement (travaux dirigés ou travaux pratiques). Ses treize chapitres, suivis d’exercices et de leur corrigé, permettent en effet une présentation concise des principaux domaines de la linguistique. Du point de vue de l’enseignement, l’ouvrage représente une version plus adaptée à une initiation regroupée sur un semestre ou une année d’enseignement que l’ouvrage de Jacques Moeschler et Antoine Auchlin, Introduction à la linguistique contemporaine. Le livre de Moeschler et Auchlin, publié pour la première fois en 1997, s’est révélé un excellent outil de travail, mais qui est adapté à un cycle de formation plus large et plus complet que celui prévu par le présent ouvrage. On peut aussi espérer, étant donné que les questions de langage et de linguistique font partie du cursus de philosophie en terminale, que la matière présentée ici apportera une vision du langage plus précise aux professeurs de lycée en philosophie, ainsi que des outils conceptuels nouveaux. Depuis 2005, les auteurs de cette Initiation à la linguistique française ont développé, testé et amélioré un cours destiné à des étudiants non formés à la linguistique, venant principalement des études littéraires et de la psychologie, afin de leur permettre d’acquérir les bases nécessaires à de futures lectures et de suivre des cours plus approfondis dans les différents domaines de la linguistique. Le format choisi pour cette initiation explique le caractère ramassé de la présentation, mais aussi la diversité des sujets abordés. La linguistique d’aujourd’hui, contrairement à ce qui a été longtemps enseigné comme première introduction, ne se réduit pas aux domaines classiques de la linguistique structurale. Il nous a semblé en effet nécessaire de commencer par des chapitres de nature générale, qui indiquent respectivement l’objet de la linguistique, mais aussi le rapport entre langage et communication, la diversité et l’universalité du phénomène langagier dans le monde, sa dimension historique (appliquée au français) ainsi que les deux grands paradigmes de la linguistique théorique, le structuralisme fondé par Ferdinand de Saussure et la théorie générative de Noam Chomsky. Relativement à ses différents développements récents, nous avons insisté sur les domaines traditionnels (phonologie, morphologie, syntaxe, sémantique), avec un accent original dans les trois derniers chapitres sur des aspects importants de la pragmatique (actes de langage, pragmatique lexicale, style). Si la perspective globale de ce livre est ainsi multiple dans ses domaines et dans ses sources théoriques, nous avons cherché à unifier autant que possible l’arrière-plan théorique. Ce choix, essentiellement lié à des contraintes de place (livre) et de temps (cours), laisse une place extrêmement réduite à certaines approches en linguistique comme la linguistique cognitive (traitée partiellement à propos de la métonymie dans le chapitre 13), alors que les rapports entre langage et cognition traversent de manière constante les différents chapitres du livre (acquisition du langage, communication humaine et communication animale, communication inférentielle, théorie de l’esprit). En revanche, les chapitres classiques des cours de linguistique (phonétique-phonologie, morphologie, syntaxe, sémantique) sont abordés avec les outils traditionnels de la linguistique structurale et générative (notamment la théorie X-barre et la théorie des principes et paramètres). Par ailleurs, les apports principaux de la sémantique formelle et de la philosophie du langage sur la question de la référence sont abordés dans le chapitre de sémantique lexicale, avec une insistance particulière sur la sémantique des noms et des verbes. Dans cet esprit, nous avons cherché à montrer les grands aspects des propriétés formelles et sémantiques des langues naturelles, ainsi que leur application au français. Près d’un siècle après la parution du Cours de linguistique générale, la linguistique est devenue une science mûre, qui a trouvé des terrains de développement multiples, fructueux et exigeants. L’étude du langage n’est maintenant plus seulement un passage obligé pour les sciences humaines et sociales, mais un terrain de recherche interdisciplinaire qui concerne les sciences cognitives et l’informatique, et aussi les neurosciences et les sciences médicales. Néanmoins, l’un des grands problèmes de notre discipline n’est pas son manque de reconnaissance institutionnelle ou scientifique (la linguistique est une discipline de pointe dans les humanités et les sciences humaines, extrêmement bien notée par les organismes de recherche) : il se situe essentiellement dans la diffusion des connaissances qu’elle a accumulées pendant près d’un siècle. La science et son développement sont rarement cumulatifs, et si la métaphore du nain sur les épaules du géant subsiste dans un grand nombre d’esprits (Newton sur les épaules de ses prédécesseurs), il est de plus en plus difficile de défendre et d’illustrer le très grand patrimoine de recherches et d’hypothèses accumulées en linguistique : les théories succèdent aux théories, les données nouvelles remplacent des données anciennes, les outils d’investigation changent (surtout grâce aux sciences informatiques et aux méthodes expérimentales). Le risque est donc grand que certains faits qui semblent acquis dans le domaine de la linguistique d’aujourd’hui n’apparaissent plus comme des hypothèses de départ nécessaires pour fonder les recherches de demain. Notre but, en écrivant ce livre, n’est pas de figer les connaissances développées ces dernières décennies et de les prendre pour définitives, mais de mettre en valeur certaines des hypothèses fortes que la linguistique a essayé, avec succès pour un grand nombre d’entre elles, de fonder. C’est que la langue et le langage ne sont pas des objets d’étude ordinaires : objet d’étude, le langage l’est par des sujets qui le maîtrisent et l’utilisent. Par ailleurs, chaque être humain, possédant une ou plusieurs langues, a une théorie implicite du langage. Demandez à un locuteur francophone pourquoi on doit dire aller chez le dentiste plutôt qu’aller au dentiste, il aura certainement une explication, plus ou moins argumentée, mais certainement une explication. Or, peu de locuteurs francophones savent que la préposition chez est le résultat d’un processus linguistique dit de grammaticalisation qui a permis de faire d’un nom (du latin casa, maison) une préposition. Peu penseront que cette nouvelle préposition pose un conflit, insoluble pour certains, à cause de l’existence d’une autre proposition locative (à) utilisée pour des noms de lieux (je vais à Paris et non je vais chez Paris). Encore moins savent que le processus de grammaticalisation ne permet pas, à l’inverse, de passer d’une préposition à un verbe ou à un nom (traverser est une exception toute française à partir de la préposition à travers). Ces connaissances linguistiques ne sont pas simplement une accumulation de petits faits (certes avec de grands effets), mais une manière raisonnée et documentée de comprendre la complexité du langage humain et des langues. L’un des thèmes que les auteurs de cette initiation ont à cœur de défendre est la différence entre le langage et la communication, en d’autres termes, la différence entre la linguistique et la pragmatique. Contrairement à ce que prévoient les thèses structuralistes classiques, le langage n’a pas de fonction communicative première. Les recherches sur l’origine du langage, mais aussi sur son évolution et son acquisition, permettent de penser que la fonction du langage est premièrement cognitive. Nous transmettons la faculté de langage à nos enfants, à savoir la faculté à acquérir naturellement et sans effort une ou plusieurs langues. Cependant, la chose extraordinaire est que l’espèce humaine a trouvé un avantage certain à utiliser les langues naturelles dans la communication, et même si l’apparition du langage s’est certainement greffée sur un mode préalable de communication inférentielle (selon la thèse de Sperber et Origgi), l’usage du langage a donné, aux cours des millénaires et des siècles, des résultats que les cultures ont soigneusement conservés : poésie, littérature, récits mythologiques, textes sacrés, textes juridiques… Comprendre la complexité du langage, la question de son origine, de son acquisition, de son histoire, de ses différentes dimensions, de son usage est donc au centre de ce livre. Notre conviction est que l’ensemble de ces thèmes sont des éléments de connaissance fondamentaux que tout étudiant en sciences humaines, littérature, sciences du langage ou sciences cognitives devrait maîtriser, simplement parce que les développements scientifiques nouveaux se feront dans l’interdisciplinarité, et que celle-ci doit s’appuyer sur des compétences disciplinaires solides. Alors bonne lecture, et que votre plaisir à lire ce livre soit au moins aussi grand que le plaisir que nous avons pris à le concevoir et à l’écrire ! Première partie Introduction à la linguistique française Chapitre 1 Introduction à l’étude du langage Le langage est un phénomène à la fois vaste et complexe. Comme nous le verrons dans ce chapitre, il est unique, spécifique à l’espèce humaine, mais se présente sous des formes variées. Si l’étude du langage est maintenant une discipline établie, les questions que se pose le linguiste sont souvent bien éloignées de la vision commune que les locuteurs ont du langage. Nous allons commencer ce livre par formuler deux ensembles de propositions, celles qu’un non-spécialiste pourrait formuler sur le langage, et leur opposer les questions auxquelles les linguistes cherchent à répondre. C’est essentiellement ce deuxième groupe de questions qui sera abordé dans ce chapitre et dans le reste de cet ouvrage. 1. Affirmations ordinaires et questions non ordinaires sur le langage Voici un échantillon non exhaustif d’affirmations sur le langage qui reviennent régulièrement dans les questions posées par nos étudiants : 1. Les langues non écrites ne sont pas de vraies langues et il y a des langues plus importantes que d’autres. 2. Le français est une langue logique, claire et belle. 3. Les enfants apprennent à parler en imitant leurs parents. 4. Une langue est composée de lettres, de mots et de phrases. 5. Les langues changent sous l’influence des contacts avec d’autres langues. 6. Il faut protéger le français de l’influence des autres langues (anglais, arabe, etc.) pour le préserver. 7. Les langues actuelles sont menacées par des usages fautifs et erronés (médias, parler jeune, administration, etc.). 8. Seuls les mots du dictionnaire appartiennent à la langue. 9. Le linguiste s’intéresse à l’origine des mots, car c’est de là que vient leur signification. Voici maintenant quelques questions auxquelles les linguistes cherchent à apporter des réponses : 1. Pourquoi et comment le langage a-t-il émergé chez homo sapiens ? 2. Comment les enfants peuvent-ils apprendre à parler si facilement et si rapidement ? 3. Comment les locuteurs utilisent-ils le langage pour communiquer avec autrui ? 4. Pourquoi y a-t-il autant de langues différentes dans le monde ? 5. Pourquoi les langues évoluent-elles ? 6. Comment le langage est-il organisé, structuré ? 7. Comment la signification est-elle véhiculée par le langage ? 8. Comment les locuteurs peuvent-ils vouloir dire quelque chose en disant autre chose, comme dans le cas de la métaphore et de l’ironie ? 9. Où le langage est-il traité et produit dans le cerveau ? 10. Que nous apprennent les pathologies du langage sur le fonctionnement du langage et de la cognition humaine ? 2. À quoi sert le langage ? Nous allons commencer par nous demander quelle est la fonction du langage. La réponse la plus immédiate est que le langage sert à la communication. Mais le langage est aussi, et l’histoire de la pensée occidentale en est la preuve, en étroite relation avec la pensée. Dès lors, quelles sont les relations du langage avec la communication, d’une part, et avec la pensée, d’autre part ? Si le langage a un rapport avec la pensée (le langage nous permet en effet de penser), qu’apporte le langage à la communication, ce d’autant plus que nous pouvons communiquer sans le langage ? De manière encore plus générale, comment fonctionne la communication ? Nous allons répondre de manière précise à cette dernière question au chapitre 2. On peut cependant réduire la question de la fonction du langage à deux positions traditionnellement défendues depuis près d’un siècle en linguistique. Premièrement, le langage a une fonction sociale : il sert à renforcer les liens à l’intérieur des groupes humains. Selon cette hypothèse, le langage a apporté un avantage dans le développement des relations sociales pour l’espèce humaine. La fonction sociale du langage explique donc de manière directe les raisons pour lesquelles le langage est apparu. Avec le langage, la communication a profité d’un bond qualitatif extraordinaire, ce qui explique en partie les raisons du succès d’homo sapiens sur les autres espèces et sur l’environnement. Mais on peut supposer que le langage a également une fonction cognitive : il sert à représenter et stocker des informations, De ce point de vue, le langage a apporté un avantage fantastique pour le développement cognitif de l’espèce humaine. La thèse de la fonction sociale du langage est soutenue par des arguments convaincants en première instance : (i) son rôle dans le développement des liens sociaux entre individus et entre groupes humains ; (ii) le développement qu’il a permis dans les stratégies de coopération pour la chasse ; (iii) le fait que le langage permet d’obtenir ce que l’on ne peut pas obtenir sans lui, comme une réponse avec une question, un objet avec une demande, un engagement avec une promesse (cf. chapitre 11). Certains psychologues évolutionnistes (par exemple Dunbar 1996) pensent également que le langage a peut-être remplacé l’épouillage, nécessaire à la pacification des individus à l’intérieur des groupes, à cause de l’augmentation de la population. Mais ces trois arguments reçoivent chacun des objections fortes : (i) nous ne sommes pas la seule espèce dont la vie sociale est complexe et riche (cf. la description de la grande complexité de la vie sociale et politique des chimpanzés par de Waal 1987) ; (ii) les groupes de chasseurs-cueilleurs actuels (bushmen et pygmées), dont on peut penser qu’ils ont des pratiques assez proches des premiers hommes, vivent davantage de la cueillette des femmes et des enfants que de la chasse des hommes ; par ailleurs, d’autres espèces comme les loups chassent en groupe ; (iii) les nourrissons, qui ne parlent pas encore, ainsi que les animaux domestiques, savent très bien communiquer leurs états mentaux et leurs désirs sans langage. Le paradoxe semble être le suivant : nous utilisons le langage pour communiquer, mais le langage est fortement lié à la cognition humaine. Cela veut dire qu’il a dû jouer un rôle important dans le développement de la cognition humaine, et qu’il n’a pu apparaître que lorsque les capacités cognitives de l’espèce ont permis le traitement, le stockage et la communication d’un grand nombre d’informations. Ce lien étroit entre le langage et la cognition humaine est aujourd’hui formulé à l’aide d’un concept issu de la psychologie cognitive, celui de théorie de l’esprit. La théorie de l’esprit est la capacité que nous avons de lire dans l’esprit d’autrui. Cette capacité nous permet d’attribuer à autrui des intentions, des croyances, des désirs, à savoir des états mentaux. Par exemple, si Sandrine dit à Jacques « je boirais bien un verre de jus d’orange » tout en se dirigeant vers le frigidaire, Jacques comprend que son action est dirigée par son désir de boire un verre de jus d’orange et par sa croyance que le frigidaire contient du jus d’orange. Cette faculté cognitive est essentielle pour la communication, car comme nous le verrons au chapitre 2, les phrases produites par les locuteurs sont souvent incomplètes et les auditeurs doivent être capables de raisonner au sujet de leurs motivations pour comprendre le sens communiqué. Lorsque la théorie de l’esprit ne se développe pas normalement chez un enfant, des pathologies mentales importantes, comme le syndrome autistique, se manifestent (Frith 2010). Quelles sont donc les relations entre langage, pensée et communication ? Nous avons vu que la communication peut exister sans le langage, dans le cadre de la communication non verbale, mais le langage peut aussi exister sans la communication : par exemple dans le cas d’un journal intime, du style indirect libre, du monologue intérieur, et de manière plus générale dans la fiction. Mais cette relation non réciproque ne peut exister entre le langage et la pensée : la pensée ne peut en effet pas exister sans le langage. Voici donc une première réponse à la question de la fonction du langage. Le langage a une fonction cognitive : le langage permet la pensée. Mais le langage a aussi une fonction de communication : il permet l’accès à une forme sophistiquée de communication, la communication verbale. Avant d’examiner les relations entre le langage et la communication au chapitre 2, nous allons préciser davantage dans le reste de ce chapitre ce qu’est le langage. 3. Qu’est-ce que le langage ? Pour répondre à cette question, nous allons examiner plusieurs faits à propos du langage : 1. Tous les êtres humains parlent au moins une langue. 2. Les jeunes enfants apprennent naturellement une langue (leur langue maternelle). 3. Les langues évoluent dans le temps. 4. Les langues sont des systèmes complexes. 5. Leur niveau de complexité est sans commune mesure avec d’autres systèmes de communication animale. 6. Le langage est spécifique à l’espèce humaine. 3.1. Tous les êtres humains parlent au moins une langue Sauf dans des cas de déficit physiologique, comme la surdité, ou de déficits cognitifs, comme l’autisme ou le trouble spécifique du langage (aussi appelé dysphasie), tous les êtres humains parlent au moins une langue, et même souvent plusieurs. Par ailleurs, lorsqu’ils sont exposés à la langue des signes, les enfants sourds acquièrent un langage sans difficulté et au même rythme que les enfants entendants. On a même observé, au Nicaragua, l’émergence d’une nouvelle langue des signes entièrement créée par des enfants sourds isolés du reste de la population (Senghas et al. 2005). Tous ces éléments confirment que l’espèce humaine a une prédisposition particulière pour le langage. Certains linguistes parlent de la faculté de langage (Chomsky) ou de l’instinct du langage (Pinker). 3.2. L’acquisition du langage L’acquisition du langage est l’un des domaines de la linguistique qui nous permet de mieux comprendre les propriétés des langues naturelles, mais aussi d’imaginer comment le langage a pu émerger chez l’homme – l’idée étant que l’ontogénèse, le développement de l’individu, permet de comprendre la phylogénèse, le développement de l’espèce. Il y a actuellement deux grands modèles de l’acquisition du langage : le modèle social et le modèle cognitif. Selon le modèle social, l’acquisition du langage est fondamentalement un fait d’imitation de la part du jeune enfant. Dans ce modèle, l’acquisition dépend fortement des stimuli verbaux (données initiales ou inputs) fournis par l’environnement social et culturel de l’enfant. Selon le modèle cognitif, l’acquisition du langage n’est pas un fait d’imitation, mais est directement dépendante d’une faculté cognitive, la faculté de langage. L’idée étant que le langage est inné et se développe naturellement par l’exposition à une langue particulière dans les premières années de vie, sans qu’un apprentissage explicite ne soit nécessaire. L’argument principal qui corrobore le modèle cognitif est la pauvreté des stimuli, à savoir le fait que les enfants savent (linguistiquement) beaucoup plus que ce qu’ils entendent. Par ailleurs, l’hypothèse d’un organe du langage, à l’origine de l’acquisition du langage, peut être précisée d’un point de vue physiologique. Certaines aires du cerveau humain, appelées les aires de Broca et de Wernicke d’après les chirurgiens qui les ont découvertes, sont dévolues au langage. Le lien entre ces aires e siècle, lorsque des cérébrales et le langage a été découvert au analyses post-mortem ont révélé qu’elles étaient systématiquement lésées chez des patients qui avaient souffert de troubles importants du langage. L’aire de Broca est plus spécifiquement liée à la production des phrases, comme l’illustre ce fragment de discours, produit par un patient souffrant d’une lésion à cet endroit (Pinker 1999a : 306). 1. Oui…euh…lundi…euh… Papa et Peter Hogan, et Papa…euh…hôpital… et euh… mercredi… mercredi neuf heures et euh…jeudi… dix heures euh… docteurs… deux… deux… et docteurs et… euh…dents…ouais… et un docteur et fille…et gencives…et moi L’aire de Wernicke est liée à la compréhension des mots et des phrases. Les patients souffrant d’une aphasie de Wernicke parlent facilement, mais leur production n’est pas intacte pour autant, car ils emploient souvent des mots inexacts ou inexistants. Ce type d’aphasie est illustré ci-dessous par la réponse d’un patient à qui on demandait de nommer une fourchette (Cohen 2004 : 44). 2. Et ça ? Vous me cricottez ça, vous me crittez ce petit babeil, comme s’il voulait absolument tréver, me gréver quelque chose de bien, de valé, de prélevé, de trop vite en trop bonne, avec de bonnes choses… Enfin, l’argument d’un organe du langage est renforcé par le fait que l’enfant peut acquérir n’importe quelle langue parlée par les gens de son environnement. Dans les grandes lignes, l’acquisition du langage chez l’enfant suit les étapes suivantes. Jusqu’à douze mois, période de babil, le bébé exerce ses articulateurs sur les sons de son entourage, et cible ainsi la langue qui fera l’objet de l’acquisition. Dès l’âge d’un an environ, le bébé produit des mots isolés (nounours, oui, non, bébé, maman, papa), puis à partir de dixhuit mois, des phrases à deux mots (veux pas, veut ça, donne nounours). Au cours de la troisième année se produit une véritable explosion grammaticale, avec l’apparition de l’ensemble des catégories grammaticales présentes dans la langue maternelle, et l’acquisition de la plupart des structures complexes comme les phrases relatives, les questions, etc. Dans le cas du français, la catégorie la plus représentée est d’abord les noms, puis les verbes et enfin les catégories fonctionnelles (prépositions, articles, conjonctions, etc.). Vers l’âge de quatre ans déjà, le langage de l’enfant s’apparente grandement à celui de l’adulte. Ces étapes sont par ailleurs constantes, quelle que soit la langue à laquelle l’enfant est exposé. 3.3. L’évolution du langage Les langues sont des systèmes qui évoluent. Elles sont des entités vivantes qui naissent, se transforment et finissent par disparaître. Par exemple, comme nous le verrons au chapitre 4, le français est né à partir d’une forme de parler roman lui-même issu du latin vulgaire. Inversement, le latin a fini par disparaître complètement, en donnant ainsi naissance à toute une famille de langues romanes comme l’italien, le portugais et le français. 3.4. Les langues sont des systèmes complexes Les langues naturelles sont les seuls systèmes de communication qui possèdent une double articulation : la première articulation se situe au niveau de la relation entre forme et signification des mots (chapitres 7 et 10), la seconde au niveau des composants qui forment des mots, à savoir les sons (chapitre 6). Par exemple, les paires de mots données en (3) sont reliées par leur signification, même si leur forme diffère complètement. Dans les exemples (4), on constate en revanche que le fait d’inverser simplement deux sons dans un mot permet de créer des mots différents, dont la signification n’est pas reliée : 3. chat/chien, table/chaise, amour/amitié, courir/marcher 4. bras/bar, pain/bain, mou/mue À un niveau supérieur, les mots se combinent pour former des phrases (chapitres 7 et 8). Ainsi, les langues naturelles sont des systèmes qui articulent : – une phonologie, ou système de sons d’une langue (2e articulation) – une sémantique, ou système qui relie les mots à leur signification (1re articulation) – une syntaxe, ou système qui permet de combiner entre eux les mots pour former des groupes et des phrases. 3.5. Communication verbale et communication animale Sommes-nous les seuls à communiquer ? Certainement pas, car presque toutes les espèces animales ont des systèmes de communication, nécessaires notamment pour la reproduction, l’alimentation et la protection. La question est de savoir si ces systèmes sont des langages, similaires ou proches du langage humain. La réponse semble être négative, car il existe des différences importantes entre le langage humain et les systèmes de communication animale. Selon l’éthologue Marc Hauser (1997), il y a principalement trois modalités de communication animale : les indices, les signaux et les signes. La principale propriété des indices est d’être actifs en permanence et de ne pas être sous le contrôle de la volonté. Par exemple, de par sa couleur le papillon monarque signale l’information factive : « je ne suis pas comestible ». Les signaux ne sont pas actifs en permanence et peuvent être sous le contrôle volontaire. C’est le cas par exemple des cris d’alarme des singes vervet, petits singes arboricoles du Kenya. Ces singes possèdent en effet trois types de signaux, que les jeunes n’ont pas besoin d’apprendre (ils sont précâblés), respectivement pour les menaces venant du ciel (aigle), à quatre pattes (léopard) ou rampante (serpent). Un exemple humain de signal est la différence entre le sourire involontaire, qui est un signal factif (l’état mental est le plaisir, la joie), impliquant la contraction du muscle zygomatique et du muscle orbital, alors que le sourire volontaire (que l’on fait pour manifester faussement son plaisir) est non factif et implique la seule contraction du muscle zygomatique. Ces deux variétés de sourire sont par ailleurs sous le contrôle d’aires cérébrales différentes. Enfin, les signes sont les traces non permanentes que laissent les animaux. Les signes ont trois propriétés : (i) ils ne sont pas actifs en permanence (une trace s’efface avec le temps et les intempéries) ; (ii) ils sont factifs (seuls les meurtriers des romans policiers créent des signes non factifs pour tromper les enquêteurs) ; (iii) ils sont déplacés par rapport à leur producteur. Les traces de griffes laissées par les tigres sur les arbres pour signaler leur présence (donc leur territoire) et leur grandeur constituent un bon exemple de signe. Dans cette classification, seuls les signaux comme les cris d’alarme des singes vervet pourraient correspondre à une forme de langage. Mais il existe cependant deux différences entre les signaux et les langues naturelles. Premièrement, les signaux d’alerte sont innés, c’est pourquoi les singes vervet sont capables de les produire pratiquement dès leur naissance (seul le lien entre un signal et la menace correspondante doit être appris). En revanche, chez les bébés humains, l’acquisition du lexique se fait entièrement par apprentissage, car seules certaines propriétés de la syntaxe sont innées (voir chapitre 5). Les signaux sont donc innés, mais leur signification ne l’est pas. En second lieu, ces signaux n’ont pas de signification en dehors de la situation dans laquelle ils sont produits. En revanche, les phrases énoncées dans des contextes différents reçoivent des sens différents (chapitre 2). Par exemple, si la phrase (5) peut recevoir des sens différents, par exemple ceux donnés en (6), c’est parce que le contexte influence l’interprétation des mots et des phrases dont la signification reste par ailleurs stable (Reboul 2007). 5. Je suis fatigué. 6. a. Jacques veut aller se coucher. b. Jacques aimerait manger au restaurant plutôt que faire à manger. c. Jacques préférerait que son assistante corrige les copies. 3.6. Le langage est spécifique à l’espèce humaine L’une des grandes découvertes de la linguistique contemporaine est d’avoir pu montrer que le langage est qualitativement différent des systèmes de communication des autres espèces, notamment des primates non humains comme les chimpanzés, les gorilles ou les bonobos. L’argument principal est l’impossibilité d’une communication homme-singe (cf. Lestel 1995). Dans les années soixante, un certain nombre de tentatives ont été faites pour apprendre aux primates (chimpanzés, gorilles) à parler via une forme de langue des signes (American Sign Language) ou des idéogrammes. Les résultats, controversés, concluent à une communication limitée avec ces primates et que le langage articulé humain constitue une barrière des espèces. Pourquoi peut-on affirmer que les singes ne parlent pas ? Trois raisons principales peuvent être invoquées (Reboul 2007). Pour commencer, ils n’initient pas de nouveaux échanges, sauf pour demander quelque chose, et le nombre de signes qu’ils savent utiliser est bien plus limité que le vocabulaire d’un enfant de deux ans. Par ailleurs, ils ne créent pas de nouvelles séquences de signes, mais se contentent de reproduire celles qu’ils observent, alors qu’un bébé utilise très tôt les mots qu’il connaît pour composer des phrases nouvelles. Enfin, ils ne parlent jamais d’objets absents. En revanche, le langage humain est constitué de signes arbitraires (voir chapitre 5) qui renvoient à des représentations du monde, même en leur absence. Par exemple, un humain peut parler de la neige en plein été, alors qu’un cri d’alarme pour un serpent n’est jamais produit en l’absence de la menace. 4. Comment étudier le langage ? Nous pouvons donc, maintenant que nous savons quelle est la fonction du langage et ce qu’est une langue naturelle (une phonologie, une sémantique et une syntaxe), répondre à la question de savoir comment nous pouvons étudier le langage. Nous allons le faire en distinguant plusieurs types d’approches et plusieurs niveaux d’analyse. Nous terminerons ce chapitre en indiquant quels sont ces niveaux d’analyse, qui forment la structure de cet ouvrage. La première distinction à opérer se situe entre langage et communication. Le langage n’est pas réductible à sa fonction dans la communication, et nous verrons que la communication verbale mobilise en fait deux modèles, le modèle du code, basé sur le langage, et le modèle de l’inférence, basé sur la cognition (chapitre 2). La deuxième distinction consiste à différencier le langage, comme faculté, des langues, comme institutions liées à des groupes sociaux. Nous verrons que malgré la grande diversité linguistique (plus de 6 000 langues sont parlées dans le monde), toutes les langues possèdent des propriétés communes, qui définissent la grammaire universelle ou GU (chapitre 3). La troisième distinction concerne l’état d’une langue (ici le français) et son histoire. Le français moderne est le résultat d’une longue histoire et a été façonné par un certain nombre de contingences historiques. Une autre variété de parler roman aurait pu jouer le rôle du français si les circonstances historiques avaient été différentes. En revanche, des principes de changement linguistiques généraux, communs à toutes les langues, sont responsables de changements à l’origine du français d’aujourd’hui, comme par exemple le contraste lexical via le grand nombre de voyelles, par opposition au contraste syllabique (chapitre 4). L’histoire de la linguistique moderne, lors de son premier siècle, a montré la nécessité de distinguer son objet de ses manifestations. Ferdinand de Saussure a opposé la langue à la parole et a préconisé une approche interne et synchronique de l’étude de la langue. Noam Chomsky a mis au premier plan l’étude de la faculté de langage, via la description de la compétence des sujets parlants, la langue interne, opposée aux performances langagières, ou langue externe (chapitre 5). L’analyse de la langue, interne et synchronique, suppose la distinction de certains niveaux d’analyse : le système des sons distinctifs (phonèmes), le niveau des unités signifiantes (morphèmes) et le niveau de la combinaison des morphèmes (groupes ou syntagmes). La manière dont les sons sont produits par les organes de la parole et s’articulent pour former les phonèmes d’une langue comme le français sera abordée dans le chapitre 6. La structure interne des mots fait intervenir le concept clé de l’analyse du lexique, le morphème, entité dotée d’une forme et d’une signification. Les processus de formation des mots (flexion, dérivation, composition, troncation, mots-valises), ainsi que la relation entre morphologie et faculté de langage, seront illustrés dans le chapitre 7. Les chapitres 8 et 9 portent sur la syntaxe (ou grammaire) du français. Nous verrons comment les différentes catégories de mots peuvent être combinées pour former des syntagmes (chapitre 8), et comment ces derniers sont à leur tour regroupés pour former des phrases simples et complexes (chapitre 9). La signification des mots et des phrases pose des questions cruciales sur la manière dont les expressions du langage peuvent signifier. Les mots sont reliés aux concepts, et la manière dont les mots signifient (sémantique lexicale) diffère de la manière dont les suites de mots signifient dans les phrases (sémantique compositionnelle). De même, les choses signifiées par les noms, les verbes et les adjectifs ne sont pas identiques (chapitre 10). Que font les locuteurs lorsqu’ils utilisent le langage dans la communication ? L’une des thèses de la philosophie du langage est qu’ils réalisent des actes de langage, comme affirmer, questionner, ordonner, souhaiter, promettre, mais aussi des actes sociaux comme déclarer, jurer, baptiser, excommunier, etc. Les actes de langage peuvent être communiqués directement, ou explicitement, ou indirectement, c’est-à-dire implicitement (chapitre 11). Certains mots ou morphèmes, notamment les morphèmes fonctionnels comme les conjonctions, les déterminants, les temps verbaux, sont munis d’une signification, mais signifient de manière très différente des mots issus des catégories lexicales. Leur signification est dite procédurale, opposée à la signification conceptuelle. Les déterminants (le, un, ce), les temps verbaux (passé composé, imparfait, passé simple, plus-que-parfait, présent, futur) ainsi que certaines conjonctions (et, mais, parce que, puisque, donc) illustreront la notion de signification procédurale (chapitre 12). Enfin, les mots en usage reçoivent des significations qui peuvent être des extensions de leur signification propre. Comment expliquer que les mots ne sont pas toujours utilisés dans leur acception littérale et comment expliquer la signification qu’ils prennent dans leur usage ? Les faits de métaphore (ressemblance), de métonymie (connexion) et d’ironie (antiphrase) seront examinés au chapitre 13. 5. Références de base Les deux fonctions du langage sont résumées dans l’introduction de l’ouvrage de Reboul et Moeschler (1998a). Pinker (1999a, chapitre 1) présente la notion d’instinct du langage. Anderson (2004) fournit une introduction très accessible aux différents modes de communication animale. Lestel (1995) résume et discute les tentatives réalisées pour apprendre à parler aux singes. Les différentes pathologies du langage ainsi que les méthodes utilisées en neurosciences pour les étudier sont présentées de manière très accessible par Cohen (2004). 6. Pour aller plus loin Reboul (2007, chapitre 1) présente une discussion approfondie des différences entre communication humaine et communication animale et Hauser (2007) fournit une référence complète sur la question. Les différents aspects de l’acquisition du langage sont résumés de manière détaillée dans les deux volumes édités par Kail et Fayol (2000). Low & Perner (2012) présente une revue récente des travaux portant sur l’acquisition de la théorie de l’esprit. La notion de théorie de l’esprit et son lien avec le trouble autistique se trouve chez Frith (2010) ainsi que chez Baron-Cohen (1998). Questions de révision 1.1. Quelles sont les deux fonctions envisagées pour le langage ? 1.2. Quels sont les arguments en faveur de chacune d’elles et quels contre-arguments peut-on y opposer ? 1.3. Qu’est-ce que la théorie de l’esprit et en quoi cette faculté est-elle utile pour communiquer ? 1.4. La théorie de l’esprit est-elle spécifique à l’être humain ? 1.5. Pourquoi l’acquisition du langage ne peut-elle pas être expliquée par un simple phénomène d’imitation comme le prévoit le modèle social ? 1.6. Quelles sont les principales étapes de l’acquisition du langage ? 1.7. Quelles sont les aires cérébrales impliquées dans la faculté de langage et à quoi servent-elles ? 1.8. Citer et expliquer les critères qui permettent de distinguer la communication humaine de la communication animale. Chapitre 2 Langage et communication Nous avons vu au chapitre 1 que la fonction du langage est fondamentalement cognitive. Dans ce chapitre, nous allons nous demander comment expliquer que le langage soit également utilisé pour la communication verbale. Nous commencerons par constater que la communication verbale est bien souvent non littérale et expliquerons les raisons de ce phénomène. Nous montrerons ensuite que la communication verbale repose sur un double processus : le décodage d’un contenu linguistique et l’enrichissement de ce contenu par des mécanismes inférentiels. Enfin, nous verrons par quels processus pragmatiques la signification de la phrase une fois décodée doit être enrichie pour comprendre le vouloir dire du locuteur. 1. Communication littérale et communication non littérale Le premier fait à mentionner à propos de la communication verbale est que, la plupart du temps, les locuteurs ne communiquent pas directement leurs intentions, mais le font de manière indirecte ou implicite. Voici quelques exemples de communication non littérale : 1. Quel coup de maître ! (en réaction au bris d’un vase ming) 2. Mes assistantes sont des perles. 3. L’Élysée a décidé d’augmenter les impôts. 4. Je suis garé dans le parking de la faculté. 5. Jacques : Axel, va te laver les dents ! Axel : Papa, je n’ai pas sommeil. Dans le cas de l’ironie (1), le locuteur veut dire le contraire de ce qu’il dit. En utilisant une métaphore (2), le locuteur veut dire que ses assistantes ont quelque chose en commun avec les perles. Dans ce contexte, le mot perle reçoit un sens très précis : « personne sur laquelle on peut compter, qui fait son travail de manière diligente et efficace ». Dans la métonymie de l’exemple (3), le lieu désigne le pouvoir (le président de la République française), alors qu’en (4), le même phénomène (métonymie) permet d’associer un conducteur à sa voiture. Nous reviendrons en détail sur ces figures de style au chapitre 13. Nous nous concentrerons dans ce chapitre sur des exemples comme (5), qui relèvent d’un mécanisme différent. Dans ce cas, il n’y a plus extension ou transfert de sens, mais un sens communiqué qui est différent de la signification des mots. Littéralement, le père d’Axel donne un ordre à son fils, celui d’aller se laver les dents. Axel répond en lui disant qu’il n’a pas sommeil. Quelles sont les intentions de ces deux locuteurs ? L’intention de Jacques est d’ordonner à son fils d’aller se coucher, après s’être lavé les dents. L’intention d’Axel est de communiquer son refus d’aller se coucher et d’aller se brosser les dents, en invoquant comme justification le fait qu’il n’a pas sommeil. Il faut donc comprendre qu’Axel et Jacques ont fait des inférences, en d’autres termes qu’ils ont tiré des conclusions en raisonnant à partir de prémisses. Plus concrètement, Jacques attribue les croyances (6) à Axel et tire les conclusions en (7) pour comprendre son intention de communication : 6. a. On va se coucher lorsqu’on a sommeil. b. On se lave les dents avant d’aller se coucher. 7. a. Axel ne veut pas se coucher. b. Axel refuse d’aller se laver les dents. Cet exemple montre que la compréhension des énoncés passe par deux étapes : une étape linguistique, codique, et une étape pragmatique, inférentielle. Dans le cas de notre exemple, en plus de comprendre le sens des mots utilisés par son fils (étape linguistique), Jacques doit faire des inférences pour comprendre le vouloir dire d’Axel (étape pragmatique), et ce qu’Axel veut lui dire lui est d’autant plus accessible que les hypothèses (le contexte) de (6) lui sont manifestes. Dès lors, deux questions se posent pour comprendre la communication verbale : (i) comment les interlocuteurs s’y prennentils pour comprendre le vouloir dire du locuteur ? (ii) pourquoi la communication verbale est-elle souvent non littérale ? 2. Pourquoi la communication est-elle non littérale ? Commençons par la seconde question et imaginons que nous ne puissions communiquer que littéralement. Dans cette hypothèse, il faudrait non seulement utiliser les mots dans leur sens propre, mais surtout expliciter, à savoir rendre manifeste, l’ensemble des informations d’arrière-plan qui permettent de comprendre l’intention du locuteur. Le dialogue (5) pourrait prendre alors la forme (8) : 8. Jacques : Axel, je te demande d’aller te laver les dents maintenant et d’aller te coucher immédiatement après. Axel : Papa, je refuse d’aller me coucher maintenant, et donc de me laver les dents maintenant, et la raison de mon refus est que je n’ai pas sommeil, et tu sais qu’on va au lit lorsque l’on a sommeil. Comme l’illustre cet exemple, l’une des principales raisons au caractère implicite de la communication est l’économie. Mais il y a aussi une raison liée à la pertinence de la communication : si nous prêtons attention aux actes de communication de nos interlocuteurs, c’est parce que nous présumons qu’ils sont pertinents, c’est-à-dire qu’ils vont nous apprendre quelque chose. Or, la communication non littérale apporte souvent plus d’informations que la communication littérale. Comparons les deux réponses d’Élise en (9) ci-dessous. 9. a. Max : Est-ce que tu veux venir déjeuner à la maison ? b. Élise : Non merci. c. Élise : J’ai déjà mangé. En (9b) l’énoncé d’Élise est littéral : il contient une réponse directe à la question de Max. En revanche, sa réponse est non littérale en (9c) et Max doit tirer une inférence pour comprendre son énoncé comme un refus. Toutefois, (9c) est plus informatif que (9b). En un seul énoncé, Élise communique à la fois sa réponse à la question de Max ainsi que la raison de son refus. L’économie et la pertinence sont donc les deux explications au caractère non littéral de la communication. 3. Modèle du code et modèle de l’inférence 3.1. Le modèle du code Le langage est un code, dans la mesure où il est composé de mots qui ont une signification (chapitres 5, 6, 7 et 10). Un code peut être défini comme un système qui détermine comment un signal doit être associé à un message. Par exemple, en morse, la suite de points et de traits ••• – – – ••• signifie S.O.S., car trois points signifient S et trois traits O. Le modèle du code explique également comment le message est transmis d’une source à une destination, et comment se fait l’encodage du message en signal et le décodage du signal en message. Voici le schéma classique du modèle du code (Sperber & Wilson 1989) : Les éléments source et codeur constituent le système cognitif gérant l’émission de la pensée par le locuteur, alors que les éléments décodeur et destination constituent le système cognitif de réception de la pensée par l’interlocuteur. Le canal représente le moyen de transmission de l’information (oral ou écrit). Le modèle du code est un modèle efficace (il a été proposé par des ingénieurs de la communication pour modéliser des systèmes d’autorégulation comme les vannes de barrage ou encore les thermostats). Il a un fort pouvoir explicatif, car il explique pourquoi la communication peut fonctionner et pourquoi elle ne fonctionne pas. La condition nécessaire à son bon fonctionnement est le partage d’un code commun, à savoir une langue commune. La communication échoue dans le cas où un bruit vient perturber la réception du signal. Mais ce modèle permet-il de décrire correctement la communication verbale ? La réponse est plus nuancée, car il ne décrit que la communication explicite, et non la communication implicite. Par exemple, la phrase Va te laver les dents ne signifie pas en français Va te laver les dents maintenant et va te coucher immédiatement après. Le modèle du code a donc un faible pouvoir descriptif : le caractère implicite de la communication verbale ne peut pas être expliqué par ce modèle. 3.2. Le modèle de l’inférence Comment concilier le fait que les langues sont des codes et que la communication verbale comporte presque toujours une part d’implicite ? Pour résoudre ce paradoxe apparent, il faut ajouter au modèle du code un autre modèle de la communication, que Sperber et Wilson (1989) ont appelé le modèle de l’inférence. Ce modèle explique comment les phrases, dotées d’une signification donnée par le code linguistique, sont augmentées d’un sens, produit dans un contexte particulier. On peut représenter les modèles du code et de l’inférence de la manière suivante : Le modèle du code associe des significations aux phrases. Mise en contexte, une phrase devient un énoncé, qui donne lieu à des inférences. Le sens de l’énoncé est le résultat de ces inférences, et correspond au vouloir dire du locuteur. Selon ce modèle, lorsqu’il produit un énoncé, le locuteur a deux intentions. À un premier niveau, il a une intention informative, celle de dire quelque chose. À un second niveau, cette intention informative est réalisée par une intention communicative, celle de faire comprendre à son interlocuteur qu’il essaie de lui dire quelque chose. En d’autres termes, l’énoncé produit par un locuteur manifeste son intention communicative, et le contenu de cette intention est son intention informative. Une fois l’intention communicative perçue, la tâche de l’interlocuteur est de comprendre l’intention informative du locuteur, c’est-à-dire le sens de l’énoncé communiqué. Pour ce faire, il doit sélectionner un contexte approprié et tirer des inférences. Si un mauvais contexte est sélectionné par l’interlocuteur, un sens erroné sera attribué à l’énoncé du locuteur. C’est la raison pour laquelle la communication verbale est un système de communication ostensive-inférentielle : le locuteur, par son énoncé, montre ouvertement son intention communicative (ostention) ; l’interlocuteur, en faisant des inférences, déduit l’intention informative du locuteur. Le modèle de l’inférence explique donc pourquoi la communication est risquée : elle est risquée parce qu’elle est basée sur deux modèles de communication, le modèle du code et le modèle de l’inférence. C’est à cause d’erreurs dans la partie inférentielle de la communication que la plupart des malentendus se produisent. 4. Signification de la phrase et sens de l’énoncé Nous avons à disposition, pour comprendre la communication verbale, trois ensembles de concepts, en opposition : – phrase vs énoncé – signification vs sens – système linguistique vs inférence La dernière opposition résulte du double mode de communication, codique et inférentiel, décrit plus haut : un code associe des messages à des signaux, alors que l’inférence consiste à tirer des conclusions à partir de prémisses. Par exemple, le raisonnement de Jacques en (5) peut recevoir la forme de la déduction présentée en (10). Dans cet exemple, (10c) et (10d) sont des conclusions tirées des prémisses (10a) et (10b). 10. a. On se couche lorsque l’on a sommeil. b. On se lave les dents avant d’aller se coucher. c. On ne se couche pas lorsque l’on n’a pas sommeil. d. On ne se lave pas les dents lorsque l’on ne va pas se coucher. Il faut cependant montrer qu’une phrase, dans un contexte particulier, devient un énoncé, et que la signification qui lui est associée est son sens. 4.1. Phrase et énoncé Cette distinction n’est pas seulement terminologique, elle a un contenu empirique et pratique. En effet, il existe trois différences importantes entre phrase et énoncé. Premièrement, certains énoncés ne sont pas des phrases : il y a des énoncés qui correspondent à des phrases non grammaticales, mal formées, et des énoncés qui ne peuvent être produits par aucune règle syntaxique (ce sont des expressions, au sens de Banfield 1995). Les réponses de Pierre en (11) fournissent des exemples d’énoncés produits par des phrases mal formées. En (12), nous avons quelques exemples d’expressions. 11. Jean : Qu’est-ce que tu lui as dit ? Pierre : Je lui ai dit que ben, alors, mon vieux, j’en crois pas une ligne. Pierre : Ben oui, mais quand même… 12. a. Aux barricades, avec des pavés ! b. Une bière, et je suis heureux ! c. Joli, le but ! d. Mon Dieu ! Quel gâchis ! Deuxièmement, une phrase peut avoir plusieurs significations, à savoir être ambiguë. La vocation des énoncés n’est pas de véhiculer plusieurs sens, sauf dans certains cas de mots d’esprit comme (13). 13. – Est-ce que le docteur est là ? murmure un patient bronchitique à la jeune épouse du médecin. – Non, entrez vite ! Troisièmement, une phrase dont la signification est univoque peut recevoir des sens différents dans des contextes différents. Par exemple, la phrase le facteur vient de passer peut recevoir au moins quatre sens différents, si le contexte permet l’accès à des hypothèses contextuelles. C’est la relation entre hypothèses contextuelles et énoncé qui produit un sens à chaque fois différent. Contexte Énoncé Hypothèses contextuelles Sens Quelle heure estil ? Le facteur vient de passer. Le facteur passe à 11 heures. Il est 11 heures. Bruit d’une voiture. On va chercher le courrier dès que le facteur est passé. Va chercher le courrier. Bruit d’une voiture. On libère le chien dès que le facteur est passé. On peut libérer le chien. Il y a du courrier ? On sait s’il y a du courrier quand on a levé le courrier. Je ne sais pas. On arrive ainsi à une conclusion non triviale : le sens de l’énoncé ne correspond généralement pas à la signification de la phrase. Pour comprendre le sens de l’énoncé, l’interlocuteur doit faire des inférences sur la base de la signification de la phrase et d’hypothèses contextuelles. Une deuxième conclusion est que la raison principale évoquée pour justifier le caractère non littéral de la communication (la pertinence) reçoit maintenant une validation empirique : il est en effet pertinent de faire appel, via une phrase munie d’une signification précise, à des hypothèses contextuelles pour produire des effets cognitifs précis, à savoir le sens de l’énoncé. Non seulement les énoncés ainsi produits gagnent en pertinence, mais ils gagnent aussi en information (ils sont plus informatifs que les énoncés littéraux). 5. L’enrichissement pragmatique Il faut maintenant expliquer comment le sens d’un énoncé est enrichi à partir du contexte et de la signification linguistique. Nous appellerons enrichissement pragmatique le passage de la signification linguistique au sens de l’énoncé, car le résultat obtenu, le sens, est plus riche que le point de départ, la signification, qui est sous-spécifiée. Le sens est pragmatique, car l’enrichissement se fait via l’usage du langage et n’est pas un processus codique : c’est un processus inférentiel au sens du modèle de l’inférence. Voici des exemples d’enrichissement qui sont en revanche déclenchés par l’environnement linguistique : (i) le sujet d’un verbe intransitif comme marcher spécifie son sens ; (ii) l’objet direct du verbe ouvrir spécifie son sens ; (iii) le type de nom (concret, abstrait, etc.) sélectionne l’un des sens de l’adjectif plat : 14. a. Un enfant marche à 12 mois. b. Ma voiture marche à 100 à l’heure. c. Ma montre marche. 15. a. Axel a ouvert un compte en Suisse. b. Abi a ouvert son cadeau. c. Nath a ouvert la porte. d. Jacques a ouvert la séance par des mots de bienvenue. 16. a. Abi ne boit que de l’eau plate. b. Ma voiture a un pneu plat. c. Anne a trouvé cette histoire plutôt plate. d. Jacques déteste les paysages plats. 5.1. Implicitations et explicitations L’enrichissement pragmatique ajoute de l’information à la signification linguistique pour déterminer quatre niveaux de sens : (i) la proposition communiquée ; (ii) la force illocutionnaire de l’énoncé ; (iii) l’attitude propositionnelle du locuteur ; (iv) les implicitations de l’énoncé. Détermination de la proposition communiquée : la proposition communiquée, ou forme propositionnelle, correspond à l’explicitation basique de l’énoncé, qui est nécessaire à sa compréhension et correspond notamment à la désambiguïsation et à l’attribution des référents (chapitre 12). À titre d’exemple, l’explicitation basique de l’énoncé (17) est donnée en (18). 17. Je suis garé juste ici devant. 18. La voiture de Jacques est garée juste devant le parking de la faculté. Détermination de la force illocutionnaire : la force illocutionnaire est la valeur d’action de l’énoncé, l’acte de langage réalisé par le locuteur (voir chapitre 11). Dans certaines situations, la force illocutionnaire peut être ambiguë et la tâche de l’interlocuteur est de la déterminer en fonction du contexte et des intentions du locuteur. 19. a. Un médecin à son patient qui a un plâtre au bras : Pouvez-vous ouvrir la fenêtre ? b. Un médecin à sa secrétaire : Pouvez-vous ouvrir la fenêtre ? Dans l’énoncé (19a), Pouvez-vous ouvrir la fenêtre ? est une vraie question, c’est-à-dire une demande d’information. En revanche, en (19b), l’énoncé est une requête, une demande de faire quelque chose (ouvrir la fenêtre). Détermination de l’attitude propositionnelle : un acte de langage suppose une certaine attitude du locuteur par rapport à la proposition exprimée. Par exemple, une demande suppose le désir de voir l’action réalisée, une promesse suppose l’intention de réaliser l’action, et l’affirmation suppose la croyance. La relation d’implication entre acte de langage et attitude propositionnelle est illustrée par le fait que les énoncés (20) sont contradictoires, car ils nient l’attitude propositionnelle implicitée par l’acte de langage : 20. a. ? Je te promets de venir, mais je n’ai pas l’intention de venir. b. ? Je te demande de descendre la poubelle, mais je ne veux pas que tu le fasses. c. ? J’affirme que la terre est plate, mais je ne le crois pas. La force illocutionnaire et l’attitude propositionnelle sont des explicitations d’ordre supérieur de l’énoncé, car leur représentation nécessite l’enchâssement de l’explicitation basique dans une forme syntaxique plus complexe, qui contient l’acte de langage ou l’attitude propositionnelle. Par exemple, l’explicitation basique donnée en (18) pourrait prendre la forme suivante (21) : 21. Jacques affirme que sa voiture est garée juste devant le parking de la faculté. Détermination des implicitations : comprendre un énoncé suppose, en plus de la détermination des explicitations, de calculer, via un processus inférentiel, les implicitations de l’énoncé. Par exemple, la conclusion de Jacques en (22), suite au dialogue avec son fils de l’exemple (5), est une implicitation calculée à partir de l’énoncé d’Axel. 22. Axel refuse d’aller se coucher. Implicitations et explicitations forment un réseau de sens pragmatique, que l’on peut représenter de la manière suivante : Le sens d’un énoncé n’est donc pas réductible à une seule information, ni à un seul niveau : le contenu pragmatique d’un énoncé est formé de cinq niveaux différents. 5.2. Spécification et élargissement Quel est le niveau de compréhension le plus important ? En d’autres termes, que faut-il au moins avoir compris pour comprendre, même partiellement, l’énoncé du locuteur ? Plus nous allons à droite dans le schéma ci-dessus, plus nous augmentons la complexité du travail de compréhension. L’accès aux implicitations suppose l’accès aux bonnes prémisses implicitées, de même que la détermination de la bonne attitude propositionnelle suppose que la force illocutionnaire soit correctement identifiée. On considère généralement que c’est la forme propositionnelle qui est le niveau de compréhension le plus important, car elle suppose la compréhension de l’ensemble des informations communiquées explicitement par l’énoncé. On distingue en pragmatique lexicale (Wilson 2007) principalement deux processus d’enrichissement pragmatique, qui concernent tous les deux la forme propositionnelle : la spécification et l’élargissement. La spécification consiste à rendre la proposition exprimée plus spécifique, plus précise, comme les différents sens de l’adjectif froid en (23) : en (23a) une température de 15o suffirait pour que le lac soit considéré comme froid, alors que les hivers canadiens sont froids à – 40° (23b) et que l’air liquide est à – 200° (23c). Ainsi, dans chaque cas, l’échelle des températures communiquées à partir d’un même mot est fortement restreinte ou spécifiée en fonction du contexte. 23. a. Le lac est trop froid pour nager. b. Au Canada les hivers sont froids. c. L’air liquide est froid. L’élargissement est le second type d’enrichissement pragmatique : ici, il s’agit d’étendre le domaine ou l’extension du concept à des propriétés qui en sont normalement exclues. En voici quelques exemples : 24. Mon jardin est un rectangle de 2 500 m2. 25. Ce steak est cru. 26. Peux-tu me passer un kleenex ? Le sens des mots élargis est approximatif : en (24), le jardin ressemble à un rectangle ; le locuteur de (25) ne veut pas dire que son assiette contient un morceau de bœuf non cuit, mais qu’il n’est pas assez cuit à son goût ; en (26) kleenex est devenu un nom commun et désigne tout mouchoir en papier, comme frigidaire pour les réfrigérateurs. À l’inverse des cas de spécification, le concept communiqué par ces exemples est moins précis que le concept encodé dans les mots. Ce qu’il faut retenir de ces deux extensions de sens, c’est que très peu d’unités lexicales sont utilisées dans leur sens premier, non contaminé contextuellement. Presque tous les usages lexicaux supposent une variation de sens, dont la cause est pragmatique. Pourtant, cette variabilité ne semble pas altérer outre mesure la compréhension et la communication. Au contraire, lorsque le contexte est approprié, l’effet cognitif est d’autant plus grand et la communication s’en trouve facilitée. Un client mécontent de son assiette aura plus de succès avec un énoncé littéralement faux comme ce steak est cru qu’avec un énoncé vrai, mais peu précis comme ce steak n’est pas assez cuit, car le degré de cuisson décrit ici est vague, alors qu’il est clairement exprimé avec l’adjectif cru. 6. La pertinence Comme on vient de le voir, le choix lexical – comme le choix de communiquer une proposition par spécification ou élargissement – est principalement une question de pertinence. En d’autres termes, les choix approximatifs, sous-spécifiés, communiquent de manière plus pertinente l’intention informative du locuteur. Pour montrer la relation entre pertinence et enrichissement, il faut donner une définition de la pertinence. Selon Sperber et Wilson (1989), la pertinence est un concept comparatif, qui dépend de deux paramètres : les effets cognitifs (ajout d’une information nouvelle, modification d’une information ancienne), d’une part, et les efforts cognitifs (efforts de traitement), d’autre part. Plus précisément, plus l’énoncé produit d’effets cognitifs dans un contexte donné, plus il est pertinent dans ce contexte ; plus il demande d’efforts cognitifs dans un contexte donné, moins il est pertinent dans ce contexte. Le fonctionnement de la pertinence dans la communication suit deux principes, le principe cognitif et le principe communicatif de pertinence. Selon le premier, la cognition humaine est orientée vers la recherche de pertinence maximale ; selon le second, l’énoncé présuppose sa propre pertinence optimale. Ce second principe implique que tout énoncé est suffisamment pertinent pour qu’il vaille la peine d’être traité, et qu’il est compatible avec les préférences et les capacités du locuteur. La variation dans les efforts de traitement que nous sommes enclins à produire pour comprendre un énoncé dépend de cette dernière clause. De même, cette clause explique pourquoi, dans certains cas, les locuteurs ne communiquent pas l’information la plus pertinente à leur disposition, lorsque cela va à l’encontre de leur intérêt. 6.1. Pourquoi la communication est-elle non littérale ? Nous pouvons maintenant donner une réponse complète aux raisons pour lesquelles la communication est non littérale : la communication non littérale est plus pertinente que la communication littérale, car elle produit plus d’effets cognitifs en demandant moins d’efforts de traitement. L’économie n’est qu’une partie des raisons de nos choix, à première vue compliqués : la pertinence présumée des énoncés permet au locuteur de produire des énoncés non littéraux tout en facilitant la tâche de l’interlocuteur et en réalisant des efforts de production minimaux. 6.2. Comment comprenons-nous les énoncés non littéraux ? La réponse réside dans le concept de pertinence : l’interlocuteur choisit l’interprétation la plus pertinente, celle qui optimise le rapport entre les effets cognitifs et les efforts cognitifs. Selon Sperber et Wilson, il choisit pour cela le chemin du moindre effort dans le calcul des explicitations et des implicitations. En d’autres termes, il considère la première interprétation qui lui vient à l’esprit et si elle est pertinente, le processus s’arrête de lui-même. 7. Références de base Le chapitre 3 de Reboul et Moeschler (1998a) aborde de manière simple les modèles du code et de l’inférence et le chapitre 8 traite de l’usage non littéral du langage. Sperber (1994) aborde de manière accessible les mécanismes qui sous-tendent la communication. La théorie de la pertinence est résumée dans Wilson & Sperber (2004). Les questions de pragmatique lexicale sont discutées dans Wilson (2007). 8. Pour aller plus loin Une introduction fouillée aux modèles du code et de l’inférence se trouve dans les chapitres 2 et 4 de Moeschler et Reboul (1994). Burton-Roberts (2007) regroupe des articles couvrant un grand nombre de questions actuelles en pragmatique. Sperber et Wilson (1989) est la référence principale pour la théorie de la pertinence. Wilson & Sperber (2012) comporte une collection d’articles présentant les développements récents de la théorie, et Carston (2002) est une référence sur les questions de pragmatique lexicale. Questions de révision 2.1. Pourquoi la communication verbale ne peut-elle pas être expliquée de manière satisfaisante par le modèle du code ? 2.2. Donner un exemple qui illustre le rôle de l’ostension dans la communication verbale. 2.3. Donner un exemple qui illustre le rôle des inférences dans la communication verbale. 2.4. Quels sont les critères qui permettent de définir un énoncé par opposition à une phrase ? Donner des exemples de phrases et d’énoncés. 2.5. L’énoncé suivant peut avoir différents sens : Il est quatre heures. Donner trois exemples de contextes qui correspondent à des sens différents et dire quelles sont les hypothèses contextuelles utilisées dans chaque contexte. 2.6. Comment les énoncés ci-dessous doivent-ils être enrichis pour arriver à la bonne forme propositionnelle ? (utiliser les notions de spécification et d’élargissement). – A : J’ai de la température. / B : Alors il faut beaucoup boire. – La piqûre sera indolore. – Est-ce que les sauveteurs travaillent toujours avec des chiens ? – Je ne peux pas boire mon café : il est bouillant. 2.7. Donner les prémisses et les conclusions implicitées des énoncés cidessous : – Jean est Suisse donc il est toujours à l’heure. – Pierre : Voudrais-tu avoir une Rolex ? Jacques : Je déteste les montres de luxe. 2.8. Résumer la manière dont la théorie de la pertinence explique la communication non littérale à l’aide d’un exemple. Chapitre 3 Le langage et les langues Si l’objet d’étude de la linguistique est le langage en tant que faculté cognitive propre à l’espèce humaine, celui-ci se manifeste de manière variée dans les quelque 6 000 langues actuellement parlées dans le monde. Nous verrons dans ce chapitre que si les langues du monde sont diverses et nombreuses, elles sont également reliées les unes aux autres, à la fois historiquement, géographiquement et génétiquement. Ce chapitre répond à un double objectif : expliquer les causes de la diversité des langues et illustrer les méthodes utilisées pour les regrouper en familles, afin de comprendre à la fois leur répartition et leur différenciation. En guise d’introduction, nous commencerons par aborder la question de l’origine du langage. 1. Origine du langage et évolution En 1866, la question de l’origine du langage faisait l’objet d’un décret de la Société de linguistique de Paris, qui interdisait toute publication sur ce sujet, aux motifs que cette question ne pouvait donner lieu qu’à de vaines spéculations, et non à de la science. Depuis quelques dizaines d’années, la question de l’origine du langage a repris toute son actualité, grâce aux progrès réalisés dans de nombreuses disciplines comme la paléontologie, l’éthologie, la primatologie et les neurosciences cognitives. Par ailleurs, le e siècle a développement des connaissances en linguistique au également permis de comprendre comment fonctionne le langage, notamment de quels éléments il se compose et comment ces derniers interagissent entre eux. Mises ensemble, toutes ces nouvelles données permettent de faire plusieurs hypothèses sur l’origine du langage. Tout d’abord, le langage est un phénomène récent, propre à homo sapiens, espèce apparue il y a quelque 200 000 ans. L’une des caractéristiques remarquables d’homo sapiens a été sa capacité à s’étendre sur l’ensemble de la planète, en partant d’Afrique de l’Est il y a 70 000 ans environ pour arriver finalement au bout de l’Amérique du Sud il y a 15 000 ans. La conquête de la planète par notre espèce est donc, à l’échelle de la vie sur Terre, un phénomène récent, ce qui permet de penser que le langage est un phénomène unique, et que toutes les langues relèvent en réalité d’une origine commune. Comment le langage est-il apparu ? Selon le linguiste américain Derek Bickerton (1990), la transition entre la communication animale et le langage moderne s’est faite par une phase de proto-langage, déjà présent chez homo erectus, il y a un million d’années. L’apparition du langage moderne, composé d’une vraie phonologie, d’une syntaxe et d’une sémantique, serait un phénomène récent, situé entre 150 000 et 50 000 ans. Le proto-langage correspond à une forme simplifiée du langage moderne, dans laquelle les mots ne sont pas systématiquement combinés entre eux pour former des phrases. En d’autres termes, l’élément fondamental qui distingue le proto-langage du langage moderne est l’absence de syntaxe. Bickerton justifie son hypothèse par le fait que l’on retrouve encore de nos jours des traces de protolangage chez quatre catégories de locuteurs : (i) les singes entraînés à parler ; (ii) les enfants de moins de deux ans ; (iii) les adultes qui n’ont pas été exposés à une forme de langage durant leur enfance (les enfants sauvages) ; (iv) les locuteurs de pidgins (voir ci-dessous). Dans la mesure où le proto-langage a émergé naturellement chez les trois catégories d’humains décrites ci-dessus (ii, iii et iv), et que la catégorie (ii) concerne tous les humains à un certain stade de leur développement, Bickerton en conclut qu’il s’agit d’un mode de communication spécifique à notre espèce. D’un point de vue physiologique, l’émergence du langage a nécessité l’abaissement du larynx dans le pharynx. Chez les singes, le larynx est en effet situé haut dans la gorge, ce qui limite la production possible de sons. À la naissance, les bébés humains ont également un larynx haut qui s’abaisse dans le courant de la première année de vie. Du point de vue de l’évolution, l’abaissement du larynx a permis l’utilisation des cordes vocales pour la production de syllabes et de phonèmes. En revanche, cette adaptation a également impliqué un coût, car la position basse du larynx chez l’être humain entraîne le croisement des voies de l’œsophage et des poumons. Par conséquent, un morceau de nourriture peut facilement bloquer les poumons, entraînant des risques d’étouffement. Le fait que cette évolution ait tout de même eu lieu malgré l’augmentation de ce risque vital pour l’être humain montre l’immense avantage évolutif lié à la possibilité de communiquer à l’aide des langues naturelles. Toutefois, cette adaptation physiologique ne suffit pas en ellemême à expliquer l’apparition du langage. D’une part, il existe des animaux comme les perroquets ou certains types de mainates dont l’appareil vocal leur permet d’imiter la parole humaine mais qui ne sont pas pour autant capables de développer un langage. À l’inverse, le langage n’est pas intrinsèquement lié à l’appareil phonatoire, et les personnes sourdes-muettes ont un langage grâce à leurs mains : la langue des signes. C’est également la modalité qui est utilisée pour apprendre à parler aux singes, afin de dépasser le problème du positionnement du larynx chez cette espèce. Pourtant, les primates ne sont pas capables de produire plus d’un nombre très limité de signes alors que les enfants qui apprennent la langue des signes acquièrent le langage au même rythme que les enfants entendants. En conclusion, en plus d’une modification de l’appareil phonatoire, l’apparition du langage chez l’homme a également nécessité la spécialisation d’aires cérébrales dédiées au langage (voir chapitre 1). 2. Pidgins et créoles Il arrive encore de nos jours que des groupes d’humains créent une nouvelle langue pour répondre à leurs besoins de communication. Ces langues, que l’on appelle des créoles, représentent donc un témoignage vivant des étapes par lesquelles une langue se développe. C’est pourquoi elles constituent une source d’information essentielle pour comprendre l’origine de la faculté de langage. La première étape de développement des créoles, correspondant à une forme de proto-langage, s’appelle le pidgin. Un pidgin est un système de communication linguistique qui s’est développé parmi des gens qui ne partagent pas une langue commune, mais qui se trouvent dans la nécessité de parler ensemble, pour des raisons par exemple commerciales. Les pidgins existant dans le monde ont un vocabulaire, une syntaxe et des fonctions grammaticales limitées. Si les pidgins ne sont pas des langues maternelles, ce sont néanmoins des moyens de communication utilisés par des millions d’individus. En bref, les pidgins sont des adaptations créatives des langues naturelles. La plupart des pidgins sont basés sur des langues européennes, reflétant ainsi l’histoire du colonialisme. De nombreux pidgins sont utilisés en Afrique, en Amérique et en Asie du Sud-Est, comme par exemple le chinook jargon en Amérique du Nord, le sango en Afrique du Centre-Est et le tok pisin en Nouvelle Guinée. Que se passe-t-il lorsqu’un pidgin devient la langue maternelle d’une communauté ? C’est ici qu’intervient le passage d’un pidgin à un créole, aussi appelé créolisation. Une ou deux générations suffisent à la créolisation (les pidgins ne durent pas plus de cent ans). Les créoles sont caractérisés par une expansion des ressources linguistiques, au niveau du vocabulaire (plus grand), de la grammaire (plus complexe) et du style. On dit que les pidgins sont des langues auxiliaires, qui permettent à des communautés qui ne partagent pas la même langue de communiquer, alors que les créoles sont des langues vernaculaires, propres à une communauté. Ainsi, les créoles sont des langues qui se développent aux dépens des autres langues parlées sur un territoire. Les créoles se répartissent principalement sur les côtes des océans et dans les archipels (Caraïbes, Indonésie). Dans les Caraïbes, on trouve des créoles à base française comme le créole haïtien et le créole des Antilles, ainsi que des créoles à base anglaise comme le créole jamaïquain, le créole de Guyane et le créole de Belize. En Afrique, on trouve le krio à base anglaise et des créoles à base portugaise comme le créole angolais et le créole capverdien. Dans l’océan Indien, on trouve plusieurs créoles à base française comme le créole des Seychelles et les créoles de la Réunion et de l’île Maurice. Contrairement aux pidgins qui sont des moyens de communication limités, les créoles sont des langues aussi complexes et complètes que les autres à tous les points de vue. Voici à titre d’exemple comment le verbe manger est conjugué en créole guinéen (à base française) : français créole guinéen mangez mãʒe j’ai mangé mo mãʒe il a mangé li mãʒe je mange mo ka mãʒe j’avais mangé mo te mãʒe je mangeais mo te ka mãʒe je mangerai mo ke mãʒe On remarque que le créole guinéen permet de communiquer toutes les informations temporelles du français, même si le moyen utilisé est différent (terminaisons verbales en français vs morphèmes de temps en créole guinéen). 3. Les langues du monde Nous pouvons maintenant regarder de plus près la diversité et la répartition des langues dans le monde, ainsi que les méthodes utilisées pour les regrouper en familles. 3.1. Diversité et similitudes entre les langues En quoi les langues sont-elles différentes ? Pourquoi, si les langues ont une origine commune, ne parlons-nous pas tous une seule langue ? La réponse à la question de la diversité des langues devient évidente si l’on tient compte du fait que les langues sont des entités naturelles, avant d’être des entités culturelles. Comme toutes les espèces naturelles, elles sont donc variées. De manière générale, les langues naissent, se développent, changent et meurent, comme tous les processus naturels. Par exemple, au fil du temps, le latin a disparu au profit des langues romanes que sont le français, l’italien, l’espagnol, le portugais, le roumain, etc. De même, le français a beaucoup changé depuis l’époque de l’ancien français et continue son évolution (voir chapitre 4). Pourquoi les langues se différencient-elles avec le temps ? La diversification linguistique vient toujours d’une séparation ou d’un isolement géographique. Par exemple, la région alpine des Grisons en Suisse est le lieu d’une langue, le romanche. Mais sa géographie est tellement complexe (on parle souvent des Grisons comme du canton aux milles vallées) que le romanche s’est diversifié de manière importante (il y a cinq variétés principales), malgré son très petit nombre de locuteurs. Une langue romanche standard a d’ailleurs été fixée au e siècle, afin de permettre la communication entre les locuteurs de ces diverses variantes. Inversement, en quoi des langues aussi différentes que le thaï et le français se ressemblent-elles ? Elles se ressemblent parce que : (i) elles sont le produit de l’évolution, (ii) elles partagent un ensemble de traits ou caractéristiques, (iii) toutes les combinaisons de mots possibles ne forment pas une langue naturelle. Par exemple, on pourrait inventer une langue appelée le français miroir, qui combinerait les mots dans les phrases de manière inverse au français. Voici un ensemble d’exemples de français et de français miroir : français français miroir Jacques mange une pomme. Pomme une mange Jacques. Je crois que je suis malade. Malade suis je que crois je. Je ne suis pas d’accord avec toi. Toi avec d’accord pas suis ne je. Veux-tu venir manger à la maison ce soir ? Soir ce maison la à manger venir tu veux ? Le français miroir ne se développera toutefois jamais comme une langue, car il viole des contraintes qui sont partagées par toutes les langues. Par exemple, les pronoms clitiques ne sont pas placés après le verbe, et les conjonctions ne sont jamais les derniers mots des phrases subordonnées ou coordonnées. En d’autres termes, les langues ne varient pas de manière aléatoire mais suivent des contraintes universelles (voir la partie du chapitre 5 consacrée à Noam Chomsky). 3.2. Le groupement des langues en familles Nous avons vu plus haut que toutes les langues du monde se ressemblent sur certaines propriétés. Toutefois, il est clair que certaines langues sont plus proches que d’autres et forment ce qu’on appelle des familles de langues. Afin de comprendre comment les linguistes classent les langues en familles, prenons un exemple emprunté à Ruhlen (1997 : 19). Le tableau de gauche cidessous donne le mot utilisé pour désigner la main (en notation phonétique, voir chapitre 6) dans 12 langues différentes (indiquées par les lettres A-L). L’objectif est de former des familles, sur la base des ressemblances perçues entre les mots. Sans être linguistes, la plupart des gens qui réalisent l’exercice tombent d’accord sur le même découpage, donné dans le tableau de droite. langue main langue main A lāmh irlandais lāmh B ranka lituanien ranka C rẽka polonais rẽka D ruka russe ruka E haend anglais haend F hānd danois hānd G hant allemand hant H mɨnə roumain mɨnə I mano italien mano J maẽ français mẽ K mano espagnol mano L te japonais te Ce qui est intéressant, c’est que ce découpage intuitif reflète effectivement des familles distinctes. Si toutes les langues du tableau à l’exception du japonais sont des langues indoeuropéennes, elles appartiennent en effet à des sous-groupes différents, par exemple le groupe des langues romanes, qui va de H à K. Si la comparaison était étendue sur un plus grand nombre de mots, la plus grande ressemblance entres les langues indoeuropéennes par rapport au japonais émergerait également. Ainsi, la simple ressemblance formelle entre des mots représente un moyen efficace pour classer des langues en familles. On pourrait toutefois objecter que ces ressemblances pourraient être le fruit du hasard ou refléter simplement le fait qu’une langue a emprunté un mot à une autre, sans qu’elles ne soient pas ailleurs apparentées. Par exemple, le français a emprunté le mot chocolat à l’aztèque, mais ces deux langues sont par ailleurs tout à fait distinctes. Ces objections peuvent toutefois être levées. Premièrement, le caractère accidentel de la ressemblance peut être exclu, à cause de l’une des propriétés fondamentales de la relation entre les concepts et les mots utilisés pour les désigner, qui est son caractère arbitraire (voir chapitre 5). En ce qui concerne l’emprunt, ce biais peut être écarté en ne comparant que certains mots soigneusement choisis, qui appartiennent au vocabulaire de base des langues, comme les parties du corps, les chiffres et les pronoms personnels. Ces mots ne sont dans les faits jamais empruntés entre les langues. 3.3. Les familles de langues du monde Sur la base de la méthode comparatiste présentée ci-dessus, les linguistes classent les langues du monde en une vingtaine de familles : afro-asiatique, altaïque, amérindien, australien-aborigène, austronésien, caucasien, coréen, dravidien, eskimo-aléoute, indoeuropéen, indo-pacifique, japonais, khoisan, na-déné, niger-congo, nilo-saharien, ouralique, paléosibérien, sino-tibétain et thaï. Les statistiques disponibles indiquent que ces familles de langues comptent un nombre très variable de locuteurs. Voici les familles de langues les plus parlées au monde : familles nb langues nb locuteurs indo-européen 386 2 500 mio sino-tibétain 272 1 088 mio austronésien 1 212 269 mio afro-asiatique 338 250 mio niger-congo 1 354 206 mio dravidien 70 165 mio japonais 12 126 mio altaïque 60 115 mio 3.4. La répartition des locuteurs entre les langues Les langues du monde sont également parlées par un nombre très inégal de locuteurs : – 283 langues sur 6 604 sont parlées par plus d’un million de locuteurs ; – 616 langues sont parlées par plus de 100 000 locuteurs (mais moins d’un million) ; – 1 364 langues sont parlées par plus de 10 000 locuteurs (mais moins de 100 000) ; – 1 631 langues sont parlées par plus de 1 000 locuteurs (mais moins de 10 000) ; – 1 040 langues sont parlées par plus de 100 locuteurs (mais moins de 1 000) ; – 455 langues sont parlées par moins de 100 locuteurs ; – 310 langues sont éteintes ; – 915 langues sont non documentées. Ces données donnent la courbe de Gauss suivante : D’un point de vue géographique, les 6 604 langues répertoriées se répartissent en pourcentage de la manière suivante : 30% en Afrique, 15 % en Amérique, 33 % en Asie, 4 % en Europe et 19 % dans le Pacifique. Si l’on compare maintenant ces données avec le nombre de locuteurs, on arrive à des variations importantes, comme le montre le graphique suivant : Ces deux courbes montrent qu’il y a moins de locuteurs par langues en Afrique, en Amérique, et dans le Pacifique, alors que c’est l’inverse en Asie (à cause principalement du chinois). En Europe, les deux chiffres concordent. Le tableau suivant recense les douze langues les plus parlées au monde : Langue Nb de locuteurs de langue maternelle (en millions) Nb de locuteurs de langue de communication (en millions) Total des locuteurs en millions chinois mandarin 1 000 200 1 200 anglais 350 300 650 hindi, ourdou 400 150 550 espagnol 350 30 380 russe 170 100 270 indonésien, malien 80 130 210 portugais 160 30 190 arabe 150 40 190 bengali 170 – 170 français 80 70 150 japonais 125 – 125 allemand 90 10 100 Il est évident que les langues ne sont pas égales du point de vue de leur nombre de locuteurs natifs. On constate également de grandes différences dans le nombre de locuteurs qui les parlent comme langue de communication. De ce point de vue, l’anglais domine, devant le chinois et le hindi. L’espagnol, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne s’est pas encore développé comme langue de communication, au contraire du français, qui reste sur un ratio identique à l’anglais (87 % de locuteurs non natifs contre 85 % pour l’anglais). En conclusion, on assiste actuellement à un phénomène d’émiettement linguistique, avec quelques langues parlées par beaucoup de locuteurs et un très grand nombre de langues parlées par très peu de locuteurs. Ce phénomène n’est pas étranger à un problème que l’on commence à bien étudier et comprendre : celui des langues en danger. 4. Les langues en danger Nous savons que d’ici la fin du siècle, entre 70 % et 90 % des langues parlées aujourd’hui vont disparaître. De manière générale, on peut dire que les langues parlées par moins de 100 000 locuteurs sont en danger, notamment à cause des médias électroniques, de la télévision, de la déforestation, de la normalisation de l’éducation, de la banalisation des transports et de la mondialisation. Tout citoyen responsable est ému par la disparition des espèces vivantes, faune et flore. Toutefois, d’ici la fin du siècle, ce ne seront que 10 % des mammifères et 5 % des oiseaux qui auront disparu. En revanche, peu de citoyens s’émeuvent de la disparition presque inéluctable de l’énorme majorité des langues. Voici quelques e siècle, l’eyak (Alaska) était parlé par 2 exemples : à la fin du locuteurs, l’iowa (États-Unis) par 5 locuteurs, le sirenikski (langue eskimau) par 2 locuteurs, l’ubikh, langue du Caucase qui contient le plus de consonnes, par une dizaine de locuteurs. En Australie, 90 % des langues aborigènes sont moribondes et vont s’éteindre, alors qu’en Amérique du Sud, entre 17 % et 27 % des langues amérindiennes sont en voie de disparition. Que faut-il pour mettre une langue en danger ? Dès lors que la langue d’une communauté n’est plus apprise par les enfants de cette communauté ou par une grande partie d’entre eux, elle est dite potentiellement en danger. On considère généralement qu’une langue qui n’est pas transmise comme langue maternelle disparaît en trois générations. Les nouvelles générations ont donc un rôle fondamental à jouer pour leur conservation. Pourtant, dans la plupart des cas, les langues en danger ne sont plus transmises aux enfants, que leurs parents préfèrent éduquer dans des langues associées au pouvoir économique, jugées plus rentables pour leur avenir. 5. Les langues indo-européennes Au contraire des langues en danger dont nous venons de parler, la famille des langues indo-européennes est la plus importante en nombre de locuteurs. Comme la plupart des langues d’Europe sont des langues indo-européennes, nous allons terminer ce chapitre par une présentation plus détaillée de cette famille. Le tableau cidessous montre les différentes familles et sous-familles de langues indo-européennes. familles sousfamilles celtique germanique romane langues breton, gallois, irlandais ouest anglais, allemand, néerlandais, yiddish nord danois, norvégien, suédois, islandais est italien, roumain français, portugais, espagnol, catalan, occitan ouest sarde, corse romanche slave ouest tchèque, slovaque, polonais, slavon sud bulgare, macédonien, serbe, croate, slovène est russe, biélorusse, ukrainien balte lituanien, letton grecque grec albanaise albanais anatolienne anatolien iranienne ossète, kurde, persan, baloutche, tadjik, pashto indo-aryenne hindi, ourdou, panjabi, sindhi, bengali D’un point de vue géographique, les langues indo-européennes occupent la plupart de l’Europe actuelle et se prolongent dans le plateau anatolien, en Iran, en Afghanistan, au Pakistan et dans le nord de l’Inde. L’histoire de la diversification des langues indoeuropéennes est également bien établie. Par exemple, le grec est une bifurcation ancienne, qui a donné naissance aux langues arméniennes et indo-iraniennes. Les langues baltes sont historiquement liées à la famille des langues slaves (on parle de langue balto-slaves). Plus tardivement, les langues germaniques ont bifurqué entre les langues germaniques du Nord et de l’Ouest. L’histoire des langues indo-européennes, leur parenté et leurs divergences constituent ainsi un arbre très complexe, avec des ramifications multiples. 5.1. La dissémination des langues indo-européennes Selon l’archéologue Colin Renfrew (1990), la dissémination des langues indo-européennes est liée à la diffusion de l’agriculture. Les immigrants indo-européens étaient des fermiers venus d’Anatolie, qui ont commencé leur migration vers 6 500 ans avant J.-C. Dans cette hypothèse, l’histoire des langues indo-européennes ne repose pas sur une suite d’invasions extérieures, comme on l’avait d’abord pensé, mais sur une série d’interactions complexes à l’intérieur d’une Europe qui avait une économie et une langue propres. L’hypothèse sous-jacente est que l’apparition de l’agriculture a favorisé un accroissement rapide de la population et que, de génération en génération, les populations des Indo-Européens ont dû migrer pour trouver de nouvelles terres leur permettant de se nourrir. Comment une langue peut-elle s’installer sur un territoire ou se modifier ? On peut supposer qu’une langue s’installe sur un territoire lorsque celui-ci, auparavant vide, se peuple. Les populations migrantes ont donc découvert des territoires vides de toute population, ou alors ont rencontré des populations parlant d’autres langues. Dans ce cas, on a affaire à un processus de substitution linguistique, dans lequel les langues parlées par des populations indigènes ont été remplacées par celles des populations migrantes. Il se produit par des processus démographiques ou économiques. C’est le cas par exemple si la population migrante est plus importante que la population indigène. L’autre explication, économique, passe par le rôle de l’agriculture. Les Indo-Européens sont arrivés avec des plantes et des graines qui leur ont permis de s’installer et de survivre durablement. Le berceau de l’indo-européen se situe donc dans le plateau anatolien. La migration s’est faite d’abord vers l’est, en direction des plateaux iraniens, puis au nord (à l’est de la Mer Caspienne) et enfin à l’ouest, au nord de la mer Noire. Les archéologues ont recoupé la migration des Indo-Européens avec les cartes de la diffusion de l’agriculture et, en fonction des sites contenant des fossiles de plantes, ils ont pu définir trois foyers de diffusion de l’agriculture : (i) la plaine du Tigre et de l’Euphrate, en Irak actuelle, avec une migration vers l’est ; (ii) la Palestine, avec une migration vers l’Afrique du Nord ; (iii) l’Anatolie, avec une migration vers l’ouest. Les sites anatoliens datent de plus de 6 000 ans avant J.-C., alors qu’à l’est de la mer Caspienne les sites sont datés de 6 000 à 5 000 avant J.-C., tout comme les sites de l’est de la Grèce. Plus on va vers l’ouest en Europe, plus les sites sont récents. Dans le sud de la péninsule ibérique, les sites sont datés de 3 000 à 2 000 ans avant J.-C. et de 5 000 à 4 000 ans au sud de la France et en Italie. On voit donc que l’agriculture s’est diffusée d’est en ouest, et que l’un des foyers de diffusion est l’Anatolie. L’hypothèse de Renfrew est donc confirmée par ces données archéologiques. 6. Références de base Comrie et al. (2008) fournit un état des lieux concis et actuel de la situation des langues parlées dans le monde. Le site internet www.ethnologue.com contient également de nombreuses données et statistiques récentes à ce sujet. L’encyclopédie dirigée par Crystal (2010) reste aussi une référence incontournable sur cette question. Ruhlen (1997) est une introduction très accessible à la méthode comparatiste de classement des langues en familles. Enfin, la dissémination de la famille indo-européenne est présentée dans Renfrew (1990). 7. Pour aller plus loin La question de l’origine du langage est discutée par Reboul (2007), Bickerton (2010) et Fitch (2010). L’hypothèse du proto- langage est développée dans Jackendoff (2002). Les ouvrages de Cavalli-Sforza (1996) et (1998) résument la manière dont les langues sont apparentées les unes aux autres, du point de vue de la génétique des populations. Velupillai (2012) et Moravcsik (2013) présentent une introduction approfondie à la typologie des langues. Enfin, l’ouvrage édité par Hombert (2006) donne un survol général à la question de l’origine des langues et du langage. Questions de révision 3.1. Pourquoi la question de l’évolution du langage est-elle si controversée ? 3.2. Quels types de preuves peut-on avancer pour étayer des hypothèses dans ce domaine ? 3.3. Quelles sont les caractéristiques des pidgins et des créoles ? 3.4. Pourquoi l’étude des créoles nous renseigne-t-elle sur la question de l’évolution du langage ? 3.5. Le nombre de locuteurs que compte une famille de langues est-il nécessairement proportionnel à son importance géographique et au nombre de langues qui la composent ? Que peut-on en conclure ? 3.6. Parmi l’ensemble des langues du globe, combien sont vouées à disparaître d’ici la fin du siècle ? 3.7. Quels sont les facteurs qui conduisent à la mort d’une langue ? 3.8. D’où viennent les langues européennes ? Que sait-on de cette ancienne langue commune ? Chapitre 4 Histoire et variétés du français Le français fait partie de la famille des langues indoeuropéennes, et plus spécifiquement d’un sous-groupe de cette famille appelé les langues romanes ou langues latines, qui partagent la propriété de descendre d’une même langue mère : le latin. Dans ce chapitre, nous verrons comment le français se situe parmi les langues romanes. Nous proposerons ensuite un bref aperçu de l’histoire de cette langue, au travers des événements historiques marquants qui ont influencé son évolution. Enfin, nous verrons que le français est parlé dans de nombreux autres pays que la France, et explorerons les contours du monde francophone. 1. Qu’est-ce que le français ? 1.1. Le groupe des langues romanes En plus du français, le groupe des langues romanes inclut l’italien, l’espagnol, le portugais, le roumain et le catalan, mais également des langues moins connues comme le romanche, le ladin et l’aroumain. Les langues romanes sont bien diffusées à plus d’un titre : elles comptent deux langues officielles sur les six langues des Nations unies (le français et l’espagnol) et trois des dix langues les plus parlées au monde (le français, l’espagnol et le portugais). Au total, 20 % des locuteurs de langues indo-européennes parlent des langues romanes, ce qui correspond à 8 % des locuteurs de la planète. À l’intérieur du groupe des langues romanes, on opère traditionnellement une distinction entre le sous-groupe des langues romanes de l’Est, qui comprend notamment l’italien et le roumain, et le sous-groupe des langues romanes de l’Ouest, auquel appartient le français, mais aussi le portugais et l’espagnol. D’un point de vue linguistique, cette distinction se justifie par des ressemblances formelles entre les sous-groupes. Par exemple, les deux sous-groupes se distinguent par la manière de former le pluriel, qui se fait par l’addition d’un -s dans les langues occidentales et par l’addition d’un -i pour les masculins ou d’un -e pour les féminins dans les langues orientales. Ainsi, on dit (des) chats en français et gatos en espagnol et en portugais, alors que le pluriel du mot masculin loup se dit lupi en italien et en roumain et le pluriel du mot féminin chèvre se dit capre dans ces deux langues. De même, à l’Ouest, la deuxième personne du singulier se termine également en -s, alors qu’elle est en -i à l’Est. Par exemple, on dit (tu) chantes en français et cantas en espagnol et en portugais mais canti en italien et cânţi en roumain. Au niveau des sons, pour des mots hérités du latin, là où les langues romanes orientales présentent dans un mot -p-, -t-, ou -kentre deux voyelles, les langues occidentales ont -b- ou -v-, -d- ou rien, -g- ou rien. Pour l’alternance entre p et b ou v, le mot latin lepore a par exemple donné lièvre en français, lebre en portugais et liebre en espagnol, alors que du côté du groupe de l’Est, on a lepre pour l’italien et iepure pour le roumain. 1.2. En quoi le français se distingue-t-il des autres langues romanes ? Le français est la langue romane qui s’est la plus distancée des autres langues du groupe. On le constate par exemple si on compare les mots hérités du latin en français et dans les autres langues romanes de l’Ouest. Alors que ces mots sont très souvent identiques ou quasiment identiques en portugais et en espagnol, leur équivalent français diverge sensiblement, comme nous l’avons vu plus haut avec les exemples des mots chat et chantes. De manière générale, le français se caractérise par un système de voyelles plus riche que les autres langues romanes (voir le chapitre 6 sur le système des sons du français). En d’autres termes, le français comprend des sons prononcés dans la graphie eu du mot pleut ou le u de lecture qui n’existent pas dans les autres langues romanes. D’autres spécificités du français se retrouvent également dans la manière de former des phrases (la syntaxe, voir les chapitres 8 et 9). Par exemple, la présence d’un élément qui occupe la position grammaticale de sujet est obligatoire, même lorsque cet élément ne correspond pas au sujet réel (ou sémantique) de cette phrase, comme l’illustre le pronom il de l’exemple (1) ci-dessous. Cette contrainte n’est pas valable pour les autres langues romanes, comme on le voit par la traduction du même exemple en italien (2), en espagnol (3) et en roumain (4). Toutefois, elle n’est pas unique au français et se retrouve dans d’autres langues non-romanes comme l’anglais (5) et l’allemand (6). 1. Demain il ne pleuvra pas. 2. Domani ∅ non pioverà. 3. Mañana ∅ no lloverá. 4. Mâine ∅ nu va ploua. 5. Tomorrow it will not rain. 6. Morgen wird es nicht regen. Le rapprochement du français avec l’anglais et l’allemand sur ce point n’est pas le fruit du hasard. En effet, ces dernières sont des langues germaniques, ce qui correspond à un autre sous-groupe de la famille des langues indo-européennes (voir chapitre 3). Or, comme nous le verrons à la section suivante, si le français s’est beaucoup distancé des autres langues romanes, c’est justement parce qu’il a subi très tôt dans son histoire une forte influence des langues germaniques. Cette influence perdure dans le français actuel. 1.3. Les influences du germanique sur le français actuel La conséquence la plus importante de l’influence germanique sur le français est une forte évolution des sons (phonétique), qui fait la spécificité du français par rapport aux autres langues romanes. Cette évolution se caractérise notamment par une réduction des mots, suite à la réduction systématique de certaines voyelles et de certaines consonnes. Au niveau des voyelles, cette réduction s’explique par le fait que, dans les langues germaniques, un fort accent d’intensité frappe toujours l’une des syllabes du mot, ce qui a pour conséquence d’affaiblir les voyelles voisines. Ces dernières n’étant plus clairement prononcées, elles ont fini par disparaître tout simplement des mots. Par exemple, le verbe latin sudare est devenu suer en français alors que l’espagnol a conservé la forme plus proche, sudar. Un exemple encore plus spectaculaire est le mot latin augustum, qui est devenu août en français. On est ainsi passé de quatre voyelles à une seule1 ! Cette réduction des mots explique également la présence de nombreux homophones (mots qui se prononcent de la même manière, comme vers, ver et vert) et qui sont source d’ambiguïté à l’oral. En ce qui concerne les consonnes, l’influence germanique se retrouve également dans l’utilisation du h en français. Notamment le fait que certains mots commençant en h comme les hommes impliquent une liaison et d’autres non, par exemple les hanches. En fait, dans les langues germaniques, le h se prononce comme une vraie consonne, produite par expiration de l’air. Ce son s’entend par exemple dans les mots Hund en allemand et hair en anglais. Les mots en h hérités du germanique ont d’abord été prononcés à la manière germanique, avec expiration de l’air, mais actuellement la lettre h ne correspond plus à aucun son en français. Bien que cette prononciation se soit perdue, il en reste une trace dans l’absence systématique d’élision avec les mots hérités du germanique comme hanche, car il ne peut pas y avoir de liaison avec une consonne. En revanche, la liaison se fait avec les mots latins comme homme, dans lesquels le premier son prononcé a toujours été la voyelle [ɔ]. Du point de vue du lexique, le français compte aussi un certain nombre de mots d’origine germanique. Au total, on estime cet héritage à environ 400 mots dans des domaines divers, parmi lesquels on retrouve notamment bâtir, honte et blanc. Enfin, certains suffixes (voir le chapitre 7 sur la morphologie) comme -and et -ard sont également d’origine germanique. 2. Quelques éléments de l’histoire de France et du français 2.1. Avant l’arrivée du latin Afin de pouvoir identifier la langue parlée par une ancienne population, il faut disposer de traces écrites de cette langue. Or, il ne nous est parvenu presque aucun témoignage des langues parlées en France jusqu’à l’arrivée des tribus dites indo-européennes. C’est pourquoi, même si l’on a la certitude que le territoire correspondant à la France actuelle était peuplé bien avant l’arrivée des IndoEuropéens, on ne possède que très peu d’indications sur les langues parlées par ces populations. Au mieux, on a pu identifier quelques racines de mots correspondant à des noms de lieux (toponymes), dont on sait qu’ils ne sont pas reliés à la famille indoeuropéenne, car on les retrouve dans d’autres langues extérieures à ce groupe. Seule exception notable au manque de données linguistiques remontant à cette époque : le basque, qui perpétue aujourd’hui encore la langue des Aquitains. Cette langue ne fait pas partie du groupe des langues indo-européennes, et ne peut d’ailleurs (fait rarissime) être rattachée avec certitude à aucune langue ou famille de langues du monde. Vers – 250, une tribu de langue indo-européenne, les Celtes, a envahi la France par l’Est. Cette tribu parlait le gaulois, une langue qui n’a eu que très peu d’influence sur le français actuel. En fait, on ne sait que très peu de chose sur le gaulois parlé par les Celtes, essentiellement parce que ces derniers n’avaient pas pour habitude de mettre leurs connaissances par écrit. Le petit héritage gaulois qui nous reste est principalement constitué de noms de lieux comme Nanterre et Verdun et de moins d’une centaine de mots courants, surtout reliés à la vie de la terre, parmi lesquels il y a les mots chemin, lande et galet. 2.2. La latinisation de la Gaule La situation a ensuite changé radicalement en Gaule avec la conquête romaine, commencée vers – 120 dans la région appelée la Narbonnaise (qui englobait la Provence, le Languedoc et le Dauphiné). Vers l’an – 50, l’ensemble de la Gaule est passée en main romaine. Suite à cette invasion, les Gaulois ont progressivement choisi d’abandonner leur langue pour le latin, qui était la langue de l’administration et du commerce. Cette latinisation ne s’est toutefois pas faite rapidement ni de manière uniforme. Dans un premier temps, le latin a surtout été pratiqué par les notables et les marchands dans les régions urbaines. À la campagne, l’abandon du gaulois a été nettement plus graduel, jusqu’au e siècle. L’influence du latin n’a pas non plus été la même sur l’ensemble du territoire gaulois. En effet, l’invasion romaine s’est faite par le Sud et dans ces régions, la latinisation a été à la fois profonde et durable. En revanche, l’influence romaine a été nettement plus faible dans les régions du Nord. À la chute de l’empire romain d’Occident en 476, diverses tribus barbares ont envahi la France : les Francs au Nord, les Burgondes puis les Huns au centre-Est et les Wisigoths au Sud. D’un point de vue linguistique, cette division est à l’origine des différences dialectales observées entre les langues d’oïl d’où le français est issu (au Nord), les langues d’oc (au Sud) et les dialectes francoprovençaux (au centre-Est)2. Ces invasions barbares ont ainsi contribué à diversifier linguistiquement le territoire. Si le latin est malgré tout resté la langue principale de la Gaule, c’est à cause de la diffusion du christianisme, largement répandu sur le territoire dès le e siècle. En effet, à cette époque, le latin était la langue liturgique chrétienne en Occident. La conversion du roi des Francs Clovis au christianisme, à la fin du e siècle, a encore renforcé la place du latin. 2.3. La transition du latin au français Pour les linguistes, la question primordiale consiste à savoir quand et comment, à partir du latin parlé en Gaule, on est arrivé progressivement au français actuel. Cette question ne trouve pas de réponse précise et définitive, car les éléments qui nous sont parvenus de cette époque restent très fragmentaires (voir les exemples de témoignages écrits ci-dessous). Toutefois, certains faits historiques et linguistiques permettent d’expliquer dans les grandes lignes la nature de cette évolution. Le premier point à relever est que le latin parlé par les envahisseurs romains était une forme tardive du latin classique appelée latin vulgaire. Cette variété de latin se caractérise notamment par la disparition de la déclinaison, la création des articles, la généralisation des prépositions, l’extension des auxiliaires du verbe et l’apparition de nouvelles formes du futur. En résumé, le latin parlé par les envahisseurs de la Gaule s’était déjà considérablement éloigné de la version classique de cette langue utilisée dans les textes. Par la suite, la dégradation progressive de la culture de l’écrit vers les e et e siècles a encore creusé l’écart entre le latin liturgique et e siècle, Charlemagne a la langue orale des gens de Gaule. Au tenté de relatiniser la Gaule par une série de réformes culturelles et scolaires, ce qui a eu pour conséquence d’accentuer encore les différences entre le latin cultivé et la langue de la rue. Au e siècle, le fossé entre ces deux langues était tel que le concile de Tours (813) a demandé que les homélies soient traduites en rustica romana lingua et en germanique. À cette époque, la « rustica romana lingua », qui allait devenir le français, était donc déjà née. Aux e et e siècles, le français était fragmenté en usages régionaux. Le morcellement était une conséquence du régime féodal, dans lequel la vie s’organisait localement sur les terres des suzerains, auxquels étaient rattachés des vassaux. Ce qui allait devenir le français n’était alors qu’un dialecte parmi d’autres, parlé dans la région d’Île-de-France. Ce dialecte ne doit cependant pas son ascension à une quelconque supériorité linguistique par rapport à ses voisins. Sa progression est uniquement la conséquence d’une série de faits politiques et économiques. D’un point de vue politique, l’événement marquant a été l’élection d’Hughes Capet comme roi par les grands du royaume (987). Au fur et à mesure que le nouveau roi a étendu son influence, l’unification des parlers d’Île-de-France et des régions voisines s’est opérée. Par ailleurs, la région d’Île-deFrance était bien située géographiquement (au confluent de trois fleuves : la Seine, l’Oise et la Marne) et prospère économiquement. e siècle, le parler d’Île-dePour toutes ces raisons, vers le France avait acquis une réputation de « juste milieu » et constituait e et e siècles, la une sorte d’idéal de qualité à atteindre. Dès les transcription des dialectes autres que le français comme le picard et le normand a totalement cessé, et le fait de s’exprimer en dialecte était même devenu un sujet de dérision, comme en témoigne la célèbre Farce de maître Pathelin, datant de cette époque. 2.4. L’affirmation du français e siècle, la demande de connaissances rédigées en Dès le français est devenue toujours plus importante. En témoigne notamment la politique de traduction systématique des grandes œuvres mise en place par Charles V. e siècle, l’utilisation du français comme langue de culture et Au de transmission de connaissances s’est intensifiée. François Ier a créé en 1530 une institution concurrente à la Sorbonne, le Collège des trois langues (grec, hébreu, latin), actuel Collège de France, où les cours étaient donnés en français. En 1530, la première grammaire française a été écrite en anglais par Palgrave. Le français commençait également à être utilisé dans des ouvrages scientifiques : Ambroise Paré a publié tous ses ouvrages de médecine en français, langue également choisie par Nostradamus pour ses Prophéties. D’un point de vue de politique linguistique, l’événement le plus important de cette époque est l’ordonnance de Villers-Cotterêts, prise en 1539 par François Ier, qui prévoyait que tous les textes administratifs, actes officiels, décrets et lois seraient désormais rédigés en « langage maternel francoys », c’est-à-dire en français. D’un point de vue littéraire, la Défense et illustration de la langue française par du Bellay est un encouragement à tous les écrivains et grammairiens de l’époque à promouvoir l’usage du français. e siècle, la langue Après une période d’expansion libre, au française est devenue un instrument de centralisation politique et donc une affaire d’état. En 1635, Richelieu a fondé l’Académie française, dont les membres ont réglementé la langue en fonction du bel usage, celui de la Cour. En 1673, l’Académie adoptait une orthographe unique et normalisée, fondée bien souvent sur les formes non simplifiées. De nombreux mots jugés populaires ont ainsi été exclus du dictionnaire de l’Académie. Les académiciens ont également réglé le son et le sens des mots et, dès deuxième moitié e siècle, la grammaire de Port-Royal s’est donné pour du ambition de retrouver, sous les formes de la langue, la raison universelle : les grammairiens étaient devenus l’autorité suprême, au détriment de l’usage. À cette époque, le français n’était toutefois pas la seule langue parlée en France. Hors de Paris, la population continuait à parler principalement patois. Au Sud, les locuteurs pratiquaient une forme d’occitan, au Nord, on parlait le wallon et le picard, à l’Est, le francique et l’alsacien et à l’Ouest, le breton. Le problème de la diversité linguistique des Français s’est fait jour au moment de la Révolution. Plusieurs enquêtes linguistiques ont alors été réalisées, qui conclurent que les patois étaient bien vivants dans la plupart des régions et que de très nombreuses personnes n’étaient pas capables de tenir une conversation en français. Dans l’idéologie révolutionnaire, les patois étaient associés à la religion et au passé. Le français, au contraire, était perçu comme un facteur d’égalité : tout Français devait y avoir droit. C’est pourquoi, dès la fin du e siècle, on prit la décision de créer des Écoles normales, pour former des enseignants qui pourraient à leur tour enseigner le e siècle, le français dans chaque village. Notons que dès le français avait déjà pris une forme très proche du français actuel, comme on peut s’en rendre compte par le fait que les textes de cette époque sont largement intelligibles pour des lecteurs d’aujourd’hui. e siècle, on parlait français à l’école, que la Loi Jules Ferry Au de 1882 avait rendue obligatoire pour tous les enfants dès 6 ans, mais le patois persistait dans la vie courante. La situation a changé dès le début du e siècle, lors de la Première Guerre mondiale. En effet, les unités regroupaient des hommes d’origines différentes qui se retrouvaient dans l’absolue nécessité de communiquer. Dans cette situation, le dénominateur commun le plus simple entre les troupes était le français. À leur retour à la maison, ces hommes ont ensuite continué à parler le français. e siècle, le français, comme toutes les langues vivantes, Au continue son évolution. Dans le domaine du lexique, cette évolution reflète l’arrivée constante de nouveaux concepts : beaucoup de nouveaux mots ont par exemple été créés dans les domaines de la téléphonie mobile et d’Internet. Du point de vue de la prononciation (phonologie), certains contrastes tendent à disparaître (par exemple entre brun et brin), tout comme le caractère obligatoire ou facultatif de certaines liaisons. La syntaxe des phrases se modifie également, par exemple dans l’absence d’inversion entre sujet et verbe pour former des questions à l’oral (il est où ?) ou dans la suppression du ne dans la négation, toujours à l’oral (je suis pas malade). Notons pour conclure qu’actuellement les anciens patois parlés en France sont proches de la disparition, malgré des tentatives parfois très actives pour les maintenir, notamment dans le cas du breton. Toutes ces langues font partie du groupe des langues en danger, tel que nous l’avons défini au chapitre 3. 3. Quelques témoignages de la naissance du français Il ne nous reste que très peu d’écrits de la période de transition entre le latin et le très ancien français, aussi appelé le roman. Voici quelques-uns des tout premiers textes qui nous sont parvenus. Les Serments de Strasbourg (842) : ce texte est souvent considéré comme le premier monument de la langue française. Il contient le premier texte écrit en roman, et scelle une alliance entre deux petits fils de Charlemagne (Charles le Chauve et Louis le Germanique) contre leur frère Lothaire. Les troupes des deux parties ne comprenant plus le latin, ce texte commence par un passage en germanique destiné aux soldats de Louis et un autre en roman pour les soldats de Charles. Le reste du document a été rédigé en latin. Voici la partie en roman prononcée par Louis le Germanique, ainsi que sa traduction française. Pro deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, d’ist di in avant, in quant deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dist, in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit. Pour l’amour de Dieu et pour le peuple chrétien et notre salut commun, à partir d’aujourd’hui, en tant que Dieu me donnera savoir et pouvoir, je secourrai mon frère Charles par mon aide et en toute chose, comme on doit secourir son frère, selon l’équité, à condition qu’il fasse de même pour moi, et je ne tiendrai jamais avec Lothaire aucun plaid qui, de ma volonté, puisse être dommageable à mon frère Charles. Les Gloses : elles correspondent à peu près à ce qu’on appelle aujourd’hui des glossaires. Il s’agit de petits dictionnaires qui permettent de passer d’une langue à l’autre. Ces écrits se sont e et e siècles, car à cette époque, la majorité de développés aux la population ne comprenait plus le latin. Or, la version utilisée de la Bible était la Vulgate, traduite au e siècle en latin par saint Jérôme. Il était donc indispensable de fournir à la population des traductions afin qu’elle puisse continuer à avoir accès aux Saintes Écritures. Les exemples de Gloses les plus connus sont les Gloses de Reichenau, qui sont un dictionnaire latin-roman comprenant près de 1 300 mots latins et les Gloses de Cassel, qui donnent la traduction en germanique de 265 mots romans. Voici quelques mots tirés des Gloses de Reichenau3 : latin roman français actuel Gallia Francia France jecur ficato foie singulariter solamente seulement coturnix quaccola caille Le Cantilène de Sainte Eulalie : il s’agit d’une suite de 29 vers datant du e siècle qui raconte la vie exemplaire d’une jeune fille martyrisée. En voici les premiers vers : Buona pulcella fut Eulalia. Bel auret corps bellezour anima. Voldrent la ueintre li d[õ] inimi. Voldrent la faire diaule seruir. Elle nont eskoltet les mals conselliers. Quelle d[õ] raneiet chi maent sus en ciel. Ne por or ned argent ne paramenz. Por manatce regiel ne preiement. Niule cose non la pouret omq[ue] pleier. Bonne pucelle fut Eulalie. Beau avait le corps, belle l’âme. Voulurent la vaincre les ennemis de Dieu, Voulurent la faire diable servir. Elle n’écoute pas les mauvais conseillers : « Qu’elle renie Dieu qui demeure au ciel ! » Ni pour or, ni argent ni parure, Pour menace royale ni prière : Nulle chose ne la put jamais plier. 4. Français et francophonie En plus de la France, le français est une langue officielle dans 32 autres pays partout dans le monde. En Europe, le français est notamment parlé en Belgique (40 % de francophones) et en Suisse (20 % de francophones), mais on le trouve également au Luxembourg et dans la région italienne du Val d’Aoste. En Afrique, le français est pratiqué dans de nombreux pays comme le Cameroun, le Congo, le Mali et le Sénégal. En Amérique, le principal pays francophone est bien entendu le Canada (25 % de francophones, essentiellement dans la province du Québec), mais on parle également français à la Martinique et à la Guadeloupe, en Guyane et à Saint-Pierre-et-Miquelon ainsi qu’en Haïti. Dans l’océan Indien, en plus de la Réunion, le français est parlé à l’île Maurice, aux Seychelles, à Madagascar, aux Comores et à Mayotte. En Océanie, il est parlé en Polynésie, à Wallis-et-Futuna et en NouvelleCalédonie. Bien entendu, dans tous les pays ou département français cités cidessus, les notions de langue française et de locuteur francophone s’entendent de manière bien différente. Si en Belgique et en Suisse, on parle un français très proche du français de France, la situation se présente déjà différemment au Canada, où le français surtout oral diverge de bien des manières du français de France (prononciation, lexique, syntaxe). Dans de nombreux autres pays, le français cohabite officiellement avec d’autres langues locales, et n’est pas bien maîtrisé par de nombreux locuteurs. Cette dernière remarque souligne l’importance de différencier les locuteurs natifs des locuteurs occasionnels. Si l’on s’en tient aux premiers, on compte environ 80 millions de francophones dans le monde, alors que si l’on inclut les seconds, ce chiffre passe à 220 millions (chiffre de l’OIF), ce qui correspond à environ 2 % de la population mondiale. On a actuellement coutume de rassembler les pays qui pratiquent le français sous le terme de francophonie. Toutefois, comme on l’a vu plus haut, ce terme regroupe à la fois des pays qui comptent un nombre important de locuteurs natifs et d’autres où le français n’est pratiqué que comme langue seconde et par un petit nombre de locuteurs. D’un point de vue politique, la notion de francophonie s’entend actuellement comme l’ensemble des pays regroupés dans l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), une organisation qui poursuit notamment des objectifs politiques (maintien de la paix et droits de l’homme) et de coopération entre ses pays membres. L’OIF organise des Sommets de la francophonie, durant lesquels les états membres définissent les grandes lignes des actions futures de l’organisation. Sur le plan de la langue française, l’Organisation se veut un soutien à la pratique du français, sur un principe de partenariat plutôt que de remplacement des autres langues parlées par ses pays membres, appelées langues partenaires. 5. Références de base L’histoire du français est racontée de manière très concise et accessible dans Walter (1988) et Rey (2008). Perret (2008) est une introduction didactique, qui comporte également une analyse linguistique des processus qui ont marqué l’évolution de la langue. Walter (1998) offre une présentation synthétique des différentes variétés de français parlées dans le monde. Enfin, toutes les informations concernant l’Organisation de la francophonie se trouvent sur le site internet : http://www.francophonie.org/. 6. Pour aller plus loin Une introduction détaillée à l’histoire du français se trouve chez Huchon (2002) et Rey et al. (2007) constitue certainement l’ouvrage de référence le plus complet sur la question. Questions de révision 4.1. À quel sous-groupe de la famille des langues indo-européennes appartient le français ? 4.2. Peut-on situer le français encore plus précisément à l’intérieur de ce groupe ? Sur la base de quels critères a-t-on établi cette distinction ? 4.3. Quelles sont les raisons historiques pour lesquelles le français s’est différencié des autres langues du groupe ? 4.4. Comment l’influence du germanique est-elle reflétée dans le français actuel ? 4.5. Quel est le premier texte qui a été écrit en français et de quand date-t-il ? 4.6. Quel est l’intérêt actuel des écrits en très ancien français pour les linguistes ? 4.7. Qu’est-ce que l’ordonnance de Villers-Cotterêts et de quand date-t-elle ? 4.8. À partir de quelle époque le français a-t-il été normalisé et par qui ? 4.9. Comment peut-on définir la notion de francophonie ? 1. On parle ici de voyelles phonologiques et non pas de lettres de l’alphabet. Voir le chapitre 6 pour une explication détaillée des notions de voyelle et de consonne en phonologie. 2. Les mots oïl et oc veulent tous deux dire oui. On sépare ainsi les familles de langues selon le mot utilisé pour dire oui : oïl au Nord et oc au Sud. 3. Tiré de Walter H. (1988), p. 68. Chapitre 5 Une brève histoire de la linguistique contemporaine : de Saussure à Chomsky Dans ce chapitre, nous allons parcourir l’évolution de la linguistique au e siècle au travers de ses deux représentants les plus éminents : le linguiste genevois Ferdinand de Saussure et le linguiste américain Noam Chomsky. Nous verrons plus spécifiquement comment Saussure a jeté les bases de la linguistique moderne en proposant une nouvelle méthode de travail fondée sur une série de dichotomies et comment Chomsky a contribué à faire passer la linguistique du domaine des humanités à celui des sciences cognitives. 1. Saussure et les fondements de la linguistique structurale 1.1. La naissance de la linguistique moderne On considère habituellement que la linguistique moderne remonte aux travaux du linguiste genevois Ferdinand de Saussure (18571913), et à son Cours de linguistique générale, donné à l’université de Genève entre 1906 et 1911. Ce cours a par la suite donné lieu à un livre éponyme, publié de manière posthume en 1916 sur la base de notes prises par ses étudiants et établi par ses disciples Charles Bally et Albert Sechehaye. Ferdinand de Saussure est également reconnu comme le fondateur du structuralisme, un mouvement de pensée qui s’attache à étudier des phénomènes du point de vue d’un système plutôt que des éléments qui le composent, et dont e siècle à de nombreux l’influence s’est étendue au cours du domaines des sciences humaines comme l’ethnologie, l’analyse littéraire et la philosophie. Avant l’arrivée de Saussure, les travaux en linguistique se limitaient à quelques domaines spécifiques. La tradition rhétorique s’intéressait aux figures de style ou de discours comme la métaphore et la métonymie, ou aux figures de pensée comme l’ironie (cf. chapitre 13). La tradition philologique avait pour objet l’établissement des textes anciens, notamment grecs, latins et médiévaux. Enfin, la linguistique historique s’était développée au e siècle sous l’influence de la tradition germanique et s’intéressait à la grammaire comparée des langues indo-européennes et aux règles présidant aux changements phonétiques (dans les sons). Au début de sa carrière, Saussure s’était d’ailleurs illustré par ses travaux sur les voyelles des langues indo-européennes. 1.2. La méthode de Saussure Saussure a été le premier à utiliser une méthode permettant de définir un objet d’étude précis pour la linguistique, en opérant par distinctions (ou dichotomies) et en éliminant à chaque fois l’une des branches de l’alternative. Son approche est de ce point de vue réductionniste, et constitue l’un des fondements de la méthode scientifique. Dans cette section et les suivantes, nous allons passer en revue les principales dichotomies proposées par Saussure, ce qui nous permettra d’aboutir à une vision générale de l’objet de la linguistique, tel qu’il la percevait au début du e siècle. La première distinction fondamentale opérée par Saussure a consisté à séparer l’objet d’étude de la linguistique de sa matière. En effet, toute forme de production langagière, par exemple un discours ou un texte, pourrait a priori constituer un objet d’étude possible pour le linguiste. Selon Saussure, l’objet d’étude de la linguistique ne peut toutefois pas inclure l’ensemble des manifestations du langage, car ces dernières sont à la fois trop hétérogènes et trop larges pour être saisies dans leur totalité. Pensez par exemple aux différences entre un texte classique, un courrier électronique et un dialogue en ligne sur Internet ! Ainsi, selon Saussure, l’objet d’étude de la linguistique doit être le fruit d’un choix raisonné de la part du linguiste, et correspondre à une souspartie structurée de l’immense quantité de matière constituée par l’ensemble des manifestations du langage. Une autre distinction importante opérée par Saussure sépare les notions de linguistique externe et de linguistique interne. Selon Saussure, la linguistique externe a pour objectif de mettre en rapport la langue avec des faits qui lui sont extérieurs. Une telle linguistique s’intéresse par exemple aux rapports entre langue et politique ou encore entre langue et société. La linguistique interne se concentre en revanche sur des phénomènes inhérents au système linguistique, comme par exemple les sons qui composent une langue (phonologie) ou encore l’ensemble des règles qui permettent de former des phrases correctes dans une langue (syntaxe). Selon Saussure, la linguistique doit être interne plutôt qu’externe. Il s’agit là encore d’une grande innovation par rapport aux traditions de son époque. Cette limitation de la linguistique aux faits internes à la langue a sans aucun doute permis d’isoler les phénomènes régissant son fonctionnement et donc de mieux les comprendre. Actuellement, la linguistique intègre à la fois des travaux de linguistique externe, dans des domaines comme la sociolinguistique par exemple, et des travaux de linguistique interne dans des domaines comme la syntaxe, la morphologie et la phonologie. 1.3. Langue et parole Saussure a proposé de diviser le langage en deux entités distinctes : la langue et la parole. La parole peut être définie comme l’action individuelle d’un locuteur qui utilise le langage pour parler ou rédiger un texte. La parole correspond donc à des productions concrètes de langage. De par ce fait, elle est également variable (notamment d’un individu à l’autre) et reste imprévisible. La langue peut être définie comme un ensemble de conventions partagées par l’ensemble d’une communauté linguistique. Par exemple, les locuteurs du français partagent la règle qui consiste à ajouter la terminaison -ons au radical de la plupart des verbes pour former la première personne du pluriel. Ces mêmes locuteurs partagent également l’utilisation du mot chat pour désigner un petit félin poilu qui miaule et chasse les souris. Ainsi, la langue est constituée d’un ensemble de règles et de conventions abstraites, qui sont nécessaires à l’usage du langage, c’est-à-dire à la parole. Bien que chaque locuteur ait internalisé dans son enfance les règles et conventions de sa langue maternelle, cette dernière n’appartient dans sa totalité à aucun d’entre eux. Personne ne pourrait par exemple prétendre connaître à lui tout seul l’ensemble des règles et conventions du français ! Saussure parle ainsi de la langue comme d’un trésor déposé dans le cerveau des locuteurs et partagé par l’ensemble d’une communauté linguistique. Selon Saussure, c’est la langue et non la parole qui doit faire l’objet d’études de la part des linguistes. En d’autres termes, Saussure pense qu’il faut s’intéresser aux conventions qui régissent une langue plutôt qu’à l’usage qui en est fait par les locuteurs. Toutefois, la parole précède et détermine également la langue de certains points de vue. Notamment, c’est par son exposition à la production langagière (parole) des gens qui l’entourent que le nourrisson va peu à peu accéder au système de sa langue. Ce sont aussi les changements uniques et imprévisibles qui interviennent dans la parole qui produisent au fil du temps des changements dans le système de la langue. C’est notamment par une évolution progressive de l’usage sur plusieurs siècles que le latin parlé en Gaule est peu à peu devenu le français, comme nous l’avons vu au chapitre 4. Une autre grande innovation de Saussure a été d’envisager la langue comme un système à l’intérieur duquel chaque élément est défini par les relations qu’il entretient avec les autres éléments. Cette définition de la langue était révolutionnaire, car cette dernière était auparavant envisagée comme une nomenclature, c’est-à-dire une liste d’éléments renvoyant individuellement à des objets du monde. En d’autres termes, à chaque objet du monde correspondait un nom qui le désignait, et cette relation ne dépendait en rien des autres éléments de la nomenclature. Dans cette conception, connaître une langue revenait simplement à connaître les noms désignant les objets du monde. Pour Saussure, cette vision de la langue est erronée, car la langue n’est pas un simple répertoire de mots mais forme un système organisé. Cette nouvelle conception de la langue comme un système amène immédiatement une série de questions. Tout d’abord, on peut se demander comment il est possible de parler de système, alors que la langue est un phénomène évolutif, comme nous l’avons vu plus haut. Deuxièmement, il convient de définir de quels éléments le système que constitue la langue pourrait être composé. Enfin, il est nécessaire de formaliser les rapports que peuvent entretenir les éléments dont se compose le système linguistique, et qui servent à l’organiser. Nous allons apporter des éléments de réponse à ces trois questions dans les trois sections suivantes. 1.4. Linguistique synchronique et diachronique Parmi l’ensemble des distinctions établies par Saussure, on retrouve l’opposition entre la linguistique synchronique et diachronique. Selon Saussure, la linguistique synchronique décrit un état de la langue à un moment donné. Il s’agit donc d’une relation de simultanéité. Par exemple, il est possible de faire une étude synchronique de l’anglais de l’époque de Shakespeare ou du e siècle. En revanche, la linguistique diachronique français du s’intéresse au passage d’un état de langue à un autre. Il s’agit dans ce cas d’une relation de successivité. Un exemple d’analyse diachronique consisterait à étudier les phénomènes linguistiques qui ont caractérisé le passage du latin vulgaire au très ancien français. En d’autres termes, dans le point de vue synchronique, ce sont des états de langue qui sont étudiés alors que dans le point de vue diachronique, ce sont des successions d’états de langue qui sont étudiés. Selon Saussure, l’étude de la langue doit être synchronique plutôt que diachronique. Attention toutefois, synchronique ne signifie pas contemporain, comme le montre l’exemple de l’anglais de Shakespeare cité plus haut. En revanche, chaque étude synchronique, quel que soit l’état de langue décrit, est une étude du système, à un moment donné de son évolution, à un état stable. 1.5. Le signe linguistique Selon Saussure, l’unité de base qui forme le système de la langue est le signe. Le signe linguistique peut être défini comme une entité à deux faces, nommées l’image acoustique et le concept. Plus concrètement, l’image acoustique est simplement « l’enveloppe linguistique » du mot et le concept sa signification. Par exemple, l’image acoustique du mot crocodile correspond aux représentations des sons qui composent ce mot (voir chapitre 6) ou de ses lettres à l’écrit. Le concept de crocodile correspond à la représentation mentale que les locuteurs ont de cet animal. L’une des idées les plus célèbres restées de l’œuvre de Saussure est que la relation qui existe entre les deux faces d’un signe, à savoir l’image acoustique et le concept, est arbitraire. Autrement dit, il n’y a pas de raison logique ou naturelle pour qu’un mot plutôt qu’un autre soit utilisé par une communauté linguistique pour désigner un certain concept. Il s’agit simplement d’une convention, suivie par l’ensemble des locuteurs. Par exemple, il n’y a pas de logique dans le fait que le concept d’ARBRE soit désigné en français par la suite de sons [aRbR]1 (ou les lettres a-r-b-r-e à l’écrit). D’ailleurs, chaque langue a adopté sa propre convention pour désigner ce même concept (tree en anglais, Baum en allemand, etc.). Saussure a choisi de remplacer les termes d’image acoustique et de concept, qui s’appliquent spécifiquement à la langue, par ceux de signifiant et de signifié, à valeur plus générale. En effet, selon Saussure, la langue n’est qu’un système de signes parmi d’autres et la linguistique s’inscrit en tant que discipline au sein de la sémiologie, c’est-à-dire l’étude des signes au sein de la vie sociale. Dans le courant du e siècle, la sémiologie a été appliquée à des domaines aussi divers que la mode (Roland Barthes), le cinéma (Christian Metz), l’architecture et la littérature (Umberto Eco). 1.6. Les rapports entre signes Comme nous l’avons vu plus haut, la signification d’un signe résulte de la relation arbitraire qui unit un signifiant et un signifié. Toutefois, le signe ne tire sa valeur que des relations qu’il entretient avec les autres signes au sein du système de la langue. En d’autres termes, chaque signe se définit par opposition aux autres éléments du système. Par exemple, ce qui fait qu’un tigre est un tigre, c’est qu’il n’est pas un lion, ni une panthère, etc. Saussure recense deux types de relations entre les signes au sein d’une langue : les rapports syntagmatiques et paradigmatiques. Les rapports syntagmatiques se situent au sein même de la chaîne de la parole et unissent les éléments qui se suivent temporellement le long de cette chaîne. Par exemple, la suite de sons [pɛR] (comme dans le mot père) devient [pRɛ] (comme dans le mot près) en intervertissant deux sons le long de la chaîne de la parole (R et ɛ). De la même manière, des rapports de type syntagmatique unissent les mots qui forment une phrase. Par exemple, la phrase Jean aime Marie devient par substitution Marie aime Jean. Dans les deux cas, la signification du mot ou de la phrase change suite à l’opération de substitution. Les relations paradigmatiques ne se situent pas au sein même de la chaîne parlée mais sont issues des associations évoquées par les signes. Par exemple, le mot étudiant évoque par association le mot étudier. Cette association vient à la fois du niveau des signifiants et des signifiés. En effet, les deux mots appartiennent à une même famille et les concepts qu’ils désignent sont associés. Dans certains cas, la relation paradigmatique porte uniquement sur le signifiant, comme entre les mots étudiant et perdant, que seule la rime en -ant rapproche. Enfin, dans certains cas encore, le lien se situe uniquement au niveau du signifié, comme entre étudiant et apprentissage. Les formes linguistiques de ces mots ne sont pas apparentées, mais leurs concepts sont reliés. 1.7. En résumé Selon Saussure, la linguistique doit distinguer son objet de sa matière. La linguistique de la langue prime sur la linguistique de la parole et la linguistique synchronique prime sur la linguistique diachronique. La langue est définie comme un système de signes, qui est un tout cohérent où chaque élément est défini par ses rapports aux autres membres du système. Enfin, les signes linguistiques entretiennent deux types de rapports entre eux : syntagmatiques sur la chaîne parlée et paradigmatiques ou associatifs. 2. Chomsky et la grammaire générative 2.1. Un nouveau programme pour la linguistique Dans les années cinquante, Noam Chomsky (1928- ), un jeune linguiste du Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Boston, révolutionne la linguistique en proposant un nouveau programme de recherche. Aux États-Unis, le paradigme dominant en linguistique à cette époque était la grammaire distributionnelle, un courant qui envisageait la description des langues par l’élaboration de listes de règles, issues de données de production réelles par des locuteurs (des corpus). À cette conception empiriste de la linguistique, Chomsky oppose le modèle rationaliste de la grammaire générative. Dans cette approche, l’objectif de la linguistique est de caractériser le savoir linguistique des locuteurs adultes, ce que Chomsky nomme leur langue interne. Chomsky a par ailleurs bousculé la vision dominante de son époque en proposant que toutes les langues du monde, bien que différentes en apparence, sont fondamentalement similaires quant à leurs mécanismes profonds, et reflètent une grammaire universelle, faculté biologique et spécifique à l’espèce humaine. Chomsky a également eu une influence déterminante sur la psychologie, par sa conception de la manière dont les enfants acquièrent le langage. Au milieu du e siècle, le courant dominant en psychologie était le comportementalisme (aussi appelé béhaviorisme), qui consistait à expliquer des phénomènes d’apprentissage uniquement par les comportements observables (externes) des sujets, en interdisant toute spéculation sur leurs états mentaux (internes). Dans cette optique, l’acquisition du langage était envisagée comme un comportement appris, réductible à des phénomènes d’imitation. Chomsky s’est fortement opposé à cette idée, en insistant sur le rôle de l’innéisme dans le processus d’acquisition. En résumé, les idées et méthodes proposées par Chomsky au milieu du e siècle ont contribué à placer la linguistique au cœur du domaine naissant des sciences cognitives. 2.2. Une approche rationaliste de la linguistique e siècle, la linguistique se définissait comme Vers le milieu du une discipline empirique, dans laquelle les théories étaient le fruit de l’observation de données produites par des locuteurs et recueillies dans des corpus. Concrètement, dans une approche empirique, le linguiste décide que X est une phrase valide de la langue Y en cherchant des preuves de sa grammaticalité par l’étude d’autres constructions similaires dans le corpus. Chomsky s’est opposé à cette méthode et a défendu au contraire une méthode rationaliste, fondée sur des jugements introspectifs. Dans une approche rationaliste, le linguiste réfléchit sur sa langue et fait des hypothèses théoriques sur la base de ses réflexions et de son intuition linguistique. Il confronte ensuite ses hypothèses à des données et les révise au besoin. Cette préférence méthodologique fait écho à une distinction théorique opérée par Chomsky entre la compétence et la performance des locuteurs, et qui peut s’envisager comme un parallèle cognitif à celle introduite par Saussure entre langue et parole. Selon Chomsky, la compétence peut se définir comme la connaissance que les locuteurs ont de leur langue et la performance comme l’usage qu’ils en font. Le point important est que compétence et performance ne sont pas toujours équivalentes. Par exemple, les locuteurs produisent parfois des phrases agrammaticales parce qu’ils sont stressés ou fatigués, bien qu’ils sachent par ailleurs que ces constructions ne sont pas correctes dans leur langue. Dans ce cas, il s’agit d’erreurs de performance, qui ne remettent pas en cause leur compétence. À l’inverse, les enfants ou les locuteurs non- natifs utilisent parfois une construction correctement par hasard, sans la maîtriser réellement. Dans ce cas également, la performance est un reflet inexact de la compétence. Ainsi, l’étude des productions issues de données réelles n’est pour Chomsky que des manifestations de la performance des locuteurs, qui peuvent être biaisées. Ce qui permet d’étudier le langage de manière fiable sont les jugements introspectifs (voir ci-dessous) fournis par des locuteurs natifs, reflets de leur compétence. 2.3. La notion de langue interne Selon Chomsky, la notion de langue interne désigne le savoir qu’un locuteur natif adulte a de sa langue. Ce savoir ne doit toutefois pas s’envisager comme une connaissance consciente, par exemple la capacité à formuler des règles de grammaire. Il s’agit d’un savoir intuitif, qui permet aux locuteurs natifs de dire sans effort qu’une phrase comme (1) est grammaticale en français, alors que (2) est douteuse et (3) est totalement impossible, même s’ils ne savent pas expliquer pourquoi ils ont cette impression. Ce type de jugement est appelé un jugement de grammaticalité par les linguistes. 1. Jean a mangé une pomme. 2. Quand dis-tu que Jean a mangé quoi ? 3. Pomme Jean mangé a. La langue interne peut donc être étudiée, par le biais des jugements de grammaticalité, au niveau de chaque locuteur. Ce concept s’oppose à celui de langue externe, qui caractérise la langue en tant qu’entité partagée par une communauté linguistique, par exemple le français ou l’espagnol. Dans sa conception externe, la langue n’est pas une réalité psychologique ou neurologique individuelle, mais une entité historique, politique et sociologique. Elle ne peut donc pas faire l’objet d’une analyse linguistique dans la conception cognitive défendue par Chomsky. 2.4. Grammaire universelle et faculté de langage La notion de grammaire universelle introduite par Chomsky intègre l’idée selon laquelle certains principes de grammaire sont communs à toutes les langues du monde. Ces principes sont innés et représentent la caractérisation abstraite de la faculté de langage propre à l’espèce humaine. Plusieurs arguments ont été avancés pour justifier l’existence d’une telle grammaire universelle. D’un point de vue typologique, de nombreux travaux (notamment ceux de Greenberg 1963) ont montré que toutes les langues du monde partagent un certain nombre de propriétés, appelées les universaux du langage. Par exemple, toutes les langues du monde ont des sujets et des prédicats (voir chapitre 10). Il existe aussi des arguments biologiques en faveur d’une grammaire universelle, notamment le fait que toutes les sociétés humaines sans exception ont développé une forme de langage, ce qui tend à confirmer qu’il s’agit bien d’une prédisposition génétique universelle de notre espèce. Enfin, l’argument le plus souvent invoqué en faveur de l’existence d’une grammaire universelle est que tous les humains (sauf dans les cas de pathologie) naissent avec une prédisposition innée pour le langage. En d’autres termes, le langage ne doit pas être enseigné explicitement aux enfants, il se développe naturellement et sans effort au cours des toutes premières années de la vie (voir chapitre 1). Cette incroyable facilité serait difficilement explicable si l’enfant n’était pas guidé par des connaissances innées, liées à sa grammaire universelle. Toutefois, il est clair que l’ensemble du processus d’acquisition du langage ne peut en aucun cas être inné. En effet, un enfant qui n’est pas exposé à une langue spécifique dans ses premières années de vie ne développe pas de langage, comme l’ont montré les quelques exemples célèbres d’enfants sauvages au travers de l’histoire. Par ailleurs, les propriétés spécifiques à chaque langue doivent être apprises. En d’autres termes, tous les bébés ont une prédisposition innée à acquérir le langage mais pas de prédisposition innée pour apprendre une langue particulière. Afin de résoudre ce paradoxe et d’expliquer plus généralement l’existence de variations entre les langues, Chomsky a divisé les propriétés du langage en deux : les principes, qui regroupent l’ensemble des universaux du langage et qui dépendent de la grammaire universelle, et les paramètres, qui déterminent les variations possibles entre les langues. Par exemple, pour certaines langues comme le français, la présence d’un sujet pronominal est obligatoire dans toutes les phrases (voir chapitre 9) alors que dans d’autres comme l’italien, il est optionnel. Il s’agit donc d’un paramètre (appelé pro-drop dans la littérature) que l’enfant doit fixer dans un sens ou dans l’autre au cours du processus d’acquisition de sa langue maternelle. La notion de paramètre explique aussi que les langues ne diffèrent pas de manière aléatoire mais selon un espace prédéterminé : les valeurs possibles des paramètres. 2.5. La notion de grammaire générative Chomsky a choisi de focaliser son étude du langage dans le domaine de la syntaxe, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui permettent de combiner des mots pour former des phrases, car c’est avant tout à ce niveau (plus que dans le lexique par exemple) que s’exprime la faculté de langage spécifique à l’espèce humaine. Ainsi, contrairement à Saussure, Chomsky ne définit pas la langue comme un système de signes mais comme un système de règles. Le type de grammaire que propose Chomsky, appelée grammaire générative, se distingue des autres modèles théoriques de son époque par l’usage de langages formels, venant de la théorie des automates. Plus spécifiquement, Chomsky, au départ mathématicien, a fait l’hypothèse qu’à partir de l’ensemble fini d’éléments que sont les mots d’une langue, il est possible de générer un ensemble infini de phrases. Dans ce contexte, le terme générer signifie produire à l’aide d’un système de règles. Par exemple, à partir de la règle selon laquelle (en français) un groupe nominal peut être constitué d’un déterminant suivi d’un nom, il est possible de générer une infinité de combinaisons comme le chien, une maison, les histoires, etc. Ainsi, la grammaire générative d’une langue peut être définie comme le système de règles à l’origine de la capacité générative du langage. Nous reviendrons plus en détail sur la notion de règle dans les chapitres 8 et 9, consacrés à la syntaxe du français. 2.6. En résumé La linguistique générative est définie comme la branche de la psychologie cognitive dont la tâche est de caractériser le savoir linguistique des locuteurs, c’est-à-dire leur langue interne. Cette langue interne est riche, complexe et contraste avec la pauvreté des données linguistiques servant d’entrées à l’acquisition du langage par l’enfant. La faculté de langage est nommée grammaire universelle, ou ensemble de propriétés définissant la langue interne. 3. Références de base Pour une introduction à l’œuvre de Saussure, on lira nécessairement Saussure (1955), ainsi que Saussure (2002) pour une mise en regard de la version établie du Cours avec les notes de l’auteur. La linguistique saussurienne est également abordée par Gadet (1987) et Amacker (1975). Une introduction très accessible à la notion de faculté de langage telle que l’entend Chomsky se trouve dans le chapitre 4 de Pinker (1999a). Le début de la linguistique en tant que science cognitive est résumé par Gardner (1993), chapitre 3. Enfin, Smith (1999), chapitres 1 et 2, offre une vision globale et accessible des différents thèmes linguistiques et cognitifs abordés par Chomsky. 4. Pour aller plus loin Chomsky (1990) est une référence complète sur l’ensemble des thèmes liés à la linguistique chomskyenne. Pollock (1997) est la référence en ce qui concerne l’application de la linguistique chomskyenne au français. Baker (2001) fournit une excellente introduction aux notions de principe et de paramètre. Pour une bioagraphie intellectuelle et scientifique de Ferdinand de Saussure, on consultera l’ouvrage incontounrable de Joseph (2012). Questions de révision 5.1. Quel doit être l’objet d’étude de la linguistique selon Ferdinand de Saussure ? Répondre en utilisant les dichotomies : langue/parole, synchronie/diachronie, linguistique interne/linguistique externe. 5.2. Expliquer les notions de signifiant et de signifié en les appliquant au mot chat. 5.3. Pourquoi les signes linguistiques sont-ils arbitraires selon Saussure ? 5.4. Quelle est la différence entre la signification et la valeur d’un signe ? Illustrer avec le mot cheval. 5.5. Selon Saussure, les relations entre signes peuvent être syntagmatiques ou paradigmatiques. Expliquer ces deux types de relation et donner des exemples pour chacune d’elles. 5.6. À quels courants de pensée Chomsky s’oppose-t-il dans sa définition de la linguistique ? 5.7. Pourquoi Chomsky parle-t-il de grammaire générative ? 5.8. Qu’appelle-t-on un jugement de grammaticalité ? 1. Le système de représentation formelle des sons utilisé ici est introduit au chapitre 6. Deuxième partie Les domaines de la linguistique française Chapitre 6 Phonétique et phonologie du français Dans la seconde partie de cet ouvrage, nous allons nous intéresser successivement aux différents niveaux d’analyse du langage que sont notamment les sons, les mots et les phrases. En guise d’introduction, nous commencerons par montrer dans ce chapitre comment ces différents niveaux d’analyse sont définis par les linguistes et dans quelles disciplines ils sont étudiés. Le reste du chapitre sera consacré à la plus petite des unités d’analyse du langage, le phonème, objet d’étude de la phonologie. 1. Les unités d’analyse linguistique : du son à la phrase À un niveau intuitif, deux niveaux d’analyse linguistique semblent émerger naturellement : en parlant et en écrivant, les locuteurs utilisent des mots afin de former des phrases. Pour le linguiste, le mot est une unité de sens ou, pour reprendre les termes de Saussure, l’image acoustique qui permet d’accéder à un concept. L’étude des mots et de leur signification est l’objet de la sémantique lexicale, que nous aborderons au chapitre 10. Toutefois, les unités de sens que forment les mots ne sont pas des unités minimales d’analyse, car elles peuvent souvent être décomposées en éléments plus petits. Par exemple, le mot rapidement contient à la fois le sens du mot rapide et du suffixe ment qui signifie « de manière ». Ainsi, on peut dire que le sens du mot rapidement est construit par addition des éléments qui le composent (rapide + ment). Les éléments qui entrent dans la formation des mots construits s’appellent des morphèmes, et sont l’objet d’étude de la morphologie, que nous traiterons au chapitre 7. La signification des phrases est également construite à partir de la signification des mots qui les composent et des relations que ces mots entretiennent entre eux. Par exemple, la signification de la phrase (1) ci-dessous peut être résumée comme suit : il existe un individu appelé Max qui réalise l’action de manger. 1. Max mange. L’étude de la signification des phrases entre dans le domaine de la sémantique compositionnelle, dont nous reparlerons également au chapitre 10. D’un point de vue grammatical, en français, les phrases sont constituées minimalement d’un sujet suivi d’un verbe voire d’un complément comme en (2). Toutefois, certaines phrases comme (3) peuvent être plus complexes, et contenir d’autres phrases. 2. La sœur de Jeanne aime les araignées. 3. Marie a raconté à Paul que Max pense que la sœur de Jeanne aime les araignées. Tout comme les mots, les phrases ne sont pas des unités minimales d’analyse, car elles sont constituées d’autres éléments qui entretiennent un rapport particulier entre eux. Par exemple, en (2), les éléments la sœur de Jeanne forment une unité de sens au sein de la phrase. On le constate notamment par le fait qu’il est possible de remplacer toute cette unité par le pronom elle comme en (4) ou d’en faire le sujet d’une question comme en (5). 4. Elle aime les araignées. 5. Qui aime les araignées ? (réponse : la sœur de Jeanne). En revanche, les éléments sœur de ne forment pas un groupe au sein de la phrase. Ils ne peuvent pas être remplacés ou questionnés au même titre que le groupe la sœur de Jeanne. Les éléments qui forment des unités de sens au sein de la phrase sont appelés des syntagmes. La discipline qui étudie la manière dont les syntagmes peuvent être combinés pour former des phrases simples et complexes est la syntaxe. Nous en reparlerons aux chapitres 8 et 9. Jusqu’à présent, la hiérarchie de niveaux d’analyse que nous avons esquissée va du morphème à la phrase. Toutefois, il existe des éléments encore plus petits que les morphèmes comme rapide et -ment qui font l’objet d’études de la part des linguistes : les sons. L’étude des sons d’une langue, appelés phonèmes, est l’objet de la phonologie, à laquelle ce chapitre est consacré. Il subsiste toutefois une différence importante entre les phonèmes et les autres unités d’analyse que nous avons identifiées plus haut : les phonèmes ne sont pas porteurs de signification. En revanche, toutes les autres unités d’analyse comme les mots et les syntagmes ont toujours une signification. Bien que les phonèmes ne soient pas porteurs de signification, le fait de remplacer un phonème par un autre dans un mot conduit à un changement de sens. Par exemple, le fait de remplacer le son [p] dans le mot pain par le son [m] fait que le mot pain devient le mot main. Les unités d’analyse de la linguistique que nous avons identifiées sont résumées dans le tableau ci-dessous, de la plus petite à la plus grande : Unités Exemples Domaine(s) d’étude phonèmes morphèmes mots syntagmes phrases [a] [e] [u] [f] [b] [g] rapide dé-fais-able maison chemin de fer mon ami aime les fleurs Max est fort. Jean croit que Max est fort. syntaxe (forme) sémantique (sens) phonologie morphologie morphologie syntaxe (forme) sémantique (sens) Dans cette synthèse, nous n’avons pas encore mentionné l’objet d’étude de la pragmatique, qui est l’énoncé. Comme nous l’avons vu au chapitre 2, l’énoncé n’est toutefois pas un objet structuralement supérieur à la phrase, mais correspond à une phrase étudiée en prenant en compte le contexte dans lequel elle a été prononcée. Nous reparlerons des énoncés dans les chapitres 11 à 13, qui traitent de différents phénomènes pragmatiques. 2. Les unités de l’écrit et de l’oral De manière intuitive, le langage se décompose dans l’esprit des locuteurs selon les unités de la langue écrite. Ainsi, le mot se définit souvent comme une chaîne de caractères précédée et suivie d’espaces blancs, la phrase comme une suite de mots qui commence par une majuscule et se termine par un point, et la plus petite unité du langage serait les lettres. Toutefois, ces définitions posent de nombreux problèmes pour une analyse linguistique. En effet, elles correspondent à des conventions instaurées par les typographes et qui ne reflètent pas les propriétés réelles du langage. Par exemple, les manuscrits latins ne séparent pas les mots par des blancs et les manuscrits médiévaux ne contiennent pas ou peu de signes de ponctuation. De même, les sons ne sont pas des équivalents sonores des lettres de l’alphabet, pour diverses raisons. Premièrement, comme nous le verrons dans la suite de ce chapitre, il existe plus de sons en français que de lettres de l’alphabet, et ces dernières ne suffisent donc pas à les représenter tous. En effet, le français compte 6 voyelles écrites (a, e, i, o, u, y) contre 15 voyelles phonétiques. Ce nombre important de voyelles est d’ailleurs l’une des spécificités du français par rapport aux autres langues romanes (voir chapitre 4). Le français compte également 20 consonnes écrites (b, c, d, f, g, h, j, k, l, m, n, p, q, r, s, t, v, w, x, z) contre seulement 19 consonnes phonétiques. Ainsi, le français compte un total de 26 lettres de e siècle, l’Association l’alphabet contre 34 sons. Depuis la fin du phonétique internationale a créé un alphabet phonétique international, qui permet de représenter de manière standardisée et univoque l’ensemble des sons des langues du monde1. Un autre décalage entre sons et lettres se remarque par le fait que certains sons sont rendus à l’écrit par plusieurs lettres. C’est le cas par exemple de voyelles dites nasales comme le son final [ɔ̃] du mot maison ou le premier son [ɛ̃] du mot infernal. Inversement, certaines lettres de l’alphabet ne correspondent pas à un seul son, par exemple la lettre x qui correspond à deux sons : [k] et [s]. De manière encore plus frappante, la lettre h ne correspond à aucun son en français contemporain et ne devient audible que dans les cas de liaison (voir ci-dessous). Quatrièmement, un même son trouve souvent des réalisations graphiques différentes, par exemple le son [s] dans les mots dix, soupe et action. Enfin, une même lettre de l’alphabet peut correspondre à différents phonèmes comme les deux g du mot garage. En résumé, les unités d’analyse pertinentes pour le linguiste ne sont pas celles de la langue écrite mais de la langue orale. Ce principe est d’autant plus naturel que la plupart des langues du monde sont des langues orales qui n’ont pas d’écriture. En effet, seules deux cents langues environ sur les quelque six mille langues du monde s’accompagnent d’une forme écrite ! Qui plus est, les enfants acquièrent le langage sur la base de stimuli verbaux oraux et non à partir de textes. Enfin, les propriétés formelles principales de la langue sont celles de la langue orale, qui diffèrent bien souvent de celles de la langue écrite. Prenons l’exemple de l’accord en français écrit et oral à titre d’illustration. À l’oral, le pluriel n’est marqué que par le choix du déterminant, par exemple l’article défini le ou les dans les exemples (6) et (7) ci-dessous. En revanche, le pluriel est indiqué à l’écrit à la fois par le choix du déterminant, ainsi que par l’addition d’une forme plurielle au nom (-s) et au verbe (-ent). 6. Le chat mange. 7. Les chats mangent. Seules les phrases contenant des pluriels marqués (irréguliers) signalent l’accord de manière redondante à la fois à l’oral et à l’écrit comme en (8) et (9) ci-dessous : 8. Le cheval finit son tour de piste. 9. Les chevaux finissent leur tour de piste. En conclusion, les unités pertinentes pour l’analyse linguistique se situent au niveau de la langue orale. La plus petite unité de la langue orale pertinente pour le linguiste est le phonème, que nous allons présenter dans le reste de ce chapitre. Pour ce faire, nous commencerons par nous intéresser à la manière dont les sons sont produits par les organes de la parole (lèvres, dents, langue, etc.), objet d’étude de la phonétique articulatoire. 3. Éléments de phonétique articulatoire 3.1. Consonnes, voyelles et semi-voyelles Du point de vue de l’articulation, les consonnes sont des sons caractérisés par la présence d’un obstacle partiel ou total au passage de l’air. Une première distinction entre les consonnes peut être établie en fonction de la manière dont l’air est retenu (ce critère est aussi appelé le mode d’articulation). Lorsque l’obstruction de l’air est totale, on parle de consonnes occlusives. C’est le cas par exemple de la prononciation du son [p] dans le mot parler, où le passage de l’air est totalement bloqué par les lèvres, avant d’être relâché brusquement. Lorsque l’obstruction de l’air n’est que partielle, on parle de consonnes spirantes, comme dans la prononciation du son [f] de frère, où l’air n’est que partiellement retenu par les lèvres. C’est pour cette raison qu’il est possible de tenir la prononciation d’une consonne spirante pendant longtemps alors qu’une consonne occlusive ne peut pas être tenue. Enfin, lorsque le passage de l’air fait intervenir un articulateur particulier comme la cavité nasale, la langue ou la luette, on parle de consonnes sonnantes. C’est le cas par exemple du son [m] de mer, pour lequel l’air passe par le nez. Un deuxième critère de classification des consonnes s’établit selon leur lieu d’articulation, c’est-à-dire l’endroit dans la bouche où se fait l’obstruction de l’air. On distingue cinq lieux d’articulation des consonnes en français (du plus en avant au plus en arrière) : 1. les lèvres : consonnes labiales comme le son [p] de père 2. les dents : consonnes dentales comme le son [t] de terre 3. le palais dur : consonnes palatales comme le son [ʃ] de cher 4. le palais mou : consonnes vélaires comme le son [k] de car 5. la luette : consonne uvulaire comme le son [R] de rue (lorsqu’il est prononcé sans le rouler) Un dernier critère qui permet de classifier les consonnes fait intervenir la vibration ou la non-vibration des cordes vocales. Certaines consonnes dites sourdes sont prononcées sans faire vibrer les cordes vocales, par exemple le [s] de sel alors que d’autres dites sonores les font vibrer, comme le son [g] du mot gare. Les voyelles sont des sons caractérisés par la vibration des cordes vocales (elles sont donc par définition sonores), ainsi que par la non-obstruction de l’ouverture de la cavité buccale. On distingue habituellement quatre critères pertinents pour la classification des voyelles. Le premier est le degré d’ouverture de la bouche, qui peut être fermée, mi-fermée, mi-ouverte ou encore ouverte. Par exemple, en prononçant à la suite les mots nid, nez, naît et natte, on constate que la bouche s’ouvre toujours plus lors de la prononciation des voyelles [i], [e], [ɛ] et [a]. Le deuxième critère est la position de la langue dans la bouche, qui peut être placée vers l’avant (voyelle palatale) ou vers l’arrière (voyelle vélaire). Par exemple, en prononçant les mots mur puis mou, la langue passe de l’avant à l’arrière de la bouche lors de la prononciation des voyelles [y] et [u]. Le troisième critère a trait à la position des lèvres, qui peuvent être arrondies ou non-arrondies. Le changement dans l’arrondissement des lèvres peut être ressenti en prononçant les mots nez puis nœud. La première voyelle [e] n’est pas arrondie alors que la seconde [ø] l’est. Un dernier critère de classification est le lieu de passage de l’air, qui peut être la bouche (voyelle orale) ou le nez (voyelle nasale). Cette distinction peut être ressentie en prononçant les mots mode puis monde. Dans le premier cas, l’air passe par la bouche et dans le second, par le nez. Une différence importante entre consonnes et voyelles en français se situe au niveau du rôle joué par ces deux types de sons dans la syllabe. En français, la syllabe est par nature vocalique. En d’autres termes, un mot contient autant de syllabes que de voyelles. Les consonnes ne peuvent donc pas former des syllabes à elles seules. Elles viennent simplement s’ajouter aux voyelles qui en forment le noyau. Par exemple, le mot liberté se découpe en trois syllabes (liber-té), construites autour des voyelles [i], [ɛ] et [e]. De même, le mot aéroport contient quatre syllabes (a-é-ro-port) autour des voyelles [a], [e], [ɔ] et [ɔ]. Enfin, les semi-voyelles sont des sons que l’on trouve dans des mots comme nuit, abeille et oiseau. Du point de vue de la prononciation, ces sons correspondent aux caractéristiques des voyelles les plus fermées, lorsque le degré de fermeture s’accentue encore pour produire une sorte de chuintement. Ainsi, les semivoyelles sont assimilées aux voyelles, car elles en sont proches du point de vue de l’articulation. En revanche, elles se rapprochent des consonnes du point de vue de leur rôle dans la syllabe. En effet, la présence de semi-voyelles dans un mot n’influence pas le découpage syllabique. Ainsi, le mot abeille ne contient que deux syllabes (a- bɛj), construites autour des voyelles [a] et [ɛ]. En revanche, si la semi-voyelle [j] est remplacée par une voyelle, par exemple [i] dans le mot abbaye, le nombre de syllabe passe à trois (a-bɛ-i). 3.2. Les voyelles et semi-voyelles du français Les 15 voyelles du français sont représentées dans le tableau cidessous, en fonction des quatre critères décrits à la section précédente : degré d’ouverture de la bouche, zone d’articulation, position des lèvres et passage de l’air. Voyelles palatales (antérieures) nonarrondies orales fermées arrondies Voyelles vélaires (postérieures) non-arrondies arrondies [i] nid, vie [y] mur, jus [u] nous, loup orales mifermées [e] nez, thé [ø] nœud, jeu [o] saut, beau orales miouvertes [ɛ] naît mer [Œ] heure, œuf [ɔ] note, mode orales ouvertes [a] bat, patte nasales [ɛ̃] brin, gain semi-voyelles [ɑ] bât, pâte [ɶ̃] un, brun [j] abeille, lien [ɥ] lui, huit [ã] banc, gant [ɔ̃] bond, don [w] oui, loi En plus des 15 voyelles classées ci-dessus, le français comporte également une seizième voyelle, au statut particulier, car elle a pour propriété de pouvoir être omise sans provoquer de changement de sens. Cette voyelle s’appelle le e muet ou schwa, et est notée phonétiquement par le symbole [ə]. On la retrouve par exemple dans le mot petite, où le e final n’est pas prononcé par de nombreux locuteurs. De même, le fait de dire f(e)nêtr(e) en prononçant les e ou non ne change pas la signification de ce mot. Lorsqu’il est prononcé, le schwa est un son central : mi-ouvert et mi-fermé, mi-antérieur et mi-postérieur et même mi-labialisé. Son rôle consiste principalement à faciliter la prononciation en évitant la succession de certaines consonnes. C’est pourquoi, il est généralement prononcé dans le mot contrebasse, afin d’éviter la succession difficile des trois consonnes [t], [r] et [b]. 3.3. Les consonnes du français Les 19 consonnes du français sont représentées dans le tableau ci-dessous, selon les trois critères de classification décrits à la section précédente : mode d’articulation, lieu d’articulation et vibration des cordes vocales (consonnes sourds vs sonores). Lieu d’articulation consonnes occlusive sourde sonore Mode d’articulation spirante sourde sonore sonnante nasale latérale vibrante labiales dentales [p] pot, peu [b] beau, bien [f] fou, foie [v] voie, ver [m] main, mer [t] terre, tard [d] dos, doux [s] sot, housse [z] zoo, ose [n] nain, haine [l] loup, large [r] raie, rang palatales vélaires uvulaire [k] cas, barque [g] gars, goût [ʃ] chou, huche [ʒ] joue, ange [ɲ] signe, bagne 4. Éléments de phonologie [ɳ] parking [R] raie, rang 4.1. La notion de phonème Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés aux sons, entités concrètes, objets d’étude de la phonétique. La phonologie s’intéresse quant à elle aux phonèmes. Un phonème peut être défini comme la plus petite unité discrète qui permet d’isoler des éléments de la chaîne parlée. En d’autres termes, seuls les sons qui produisent des différences de signification dans un mot, également appelées différences fonctionnelles, sont considérés comme des phonèmes. Ainsi, tous les phonèmes sont des sons, mais tous les sons ne sont pas des phonèmes dans une langue donnée. Afin de marquer cette distinction, les sons sont traditionnellement représentés entre crochets et les phonèmes entre barres obliques. Prenons un exemple. Le fait de remplacer le son [t] par le son [v] dans le mot terre suffit à produire un mot différent (verre). Ainsi, /t/ et /v/ sont des phonèmes du français. En revanche, le fait de prononcer le mot rue en roulant le r ou non ne produit pas une différence de sens. Ainsi, il s’agit bien de deux sons différents (une consonne apico-dentale [r] et une consonne uvulaire [R]) mais d’un seul phonème. En résumé, le phonème est une entité abstraite, pertinente du point de vue de l’analyse linguistique, et qui peut correspondre à plusieurs sons. 4.2. Commutation et permutation de phonèmes La phonologie est l’un des premiers domaines de la linguistique à avoir utilisé les thèses structuralistes de Saussure. La méthode utilisée pour identifier les phonèmes d’une langue consiste à faire varier les sons à la fois sur l’axe syntagmatique et sur l’axe paradigmatique. D’un point de vue syntagmatique, l’opération consiste concrètement à permuter l’ordre de deux sons dans la chaîne parlée. Cette opération s’applique par exemple entre les mots terre /tɛr/ et trait /trɛ/. L’inversion des sons [R] et [ɛ] suffit à passer d’un mot à un autre. Sur la base de ce test, il est donc possible de conclure que /R/ et /ɛ/ sont des phonèmes du français. Sur l’axe paradigmatique, l’opération consiste à commuter deux phonèmes, c’est-à-dire à remplacer un phonème par un autre, en dehors de la chaîne de la parole. Ainsi, par commutation, on passe de mère à terre ou à paire en remplaçant le son initial du mot. Le simple fait de faire varier ce son produit à chaque fois un changement de signification. Ainsi, il est possible de conclure que /m/, /t/ et /p/ sont des phonèmes du français. 4.3. La méthode des paires minimales Afin d’identifier les phonèmes d’une langue, il convient de faire varier les sons sur la base des principes décrits ci-dessus. Toutefois, n’importe quel son ne peut pas servir à en remplacer un autre dans une opération de commutation. Afin de s’assurer que deux sons sont bien en opposition l’un par rapport à l’autre dans une langue donnée, la méthode utilisée est celle dite des paires minimales. Concrètement, l’idée est de faire varier des sons qui ne s’opposent que sur un seul trait pertinent. Les traits pertinents sont les critères décrits ci-dessus pour la classification des consonnes et des voyelles. Dans le cas des consonnes, il est par exemple possible de faire varier deux sons qui s’opposent uniquement sur le critère du lieu d’articulation, comme par exemple [b] et [d]. En effet, si [b] est une consonne labiale et [d] une consonne dentale, elles sont toutes les deux à la fois sonores et occlusives. Les deux autres propriétés définitoires des consonnes sont maintenues constantes dans cette paire. Les consonnes [b] et [d] sont par ailleurs bien des phonèmes du français, comme le montre l’opposition entre les mots beau et dos. Ainsi, le fait de pouvoir identifier deux phonèmes d’une langue sur la base d’une seule opposition dans l’articulation montre que ce trait est pertinent pour la classification. Dans le cas des voyelles, on retrouve des paires minimales par exemple entre les sons [i] et [y], qui ne s’opposent que sur le critère de l’arrondissement des lèvres, ou encore entre [u] et [o], qui ne s’opposent que sur le critère du degré d’ouverture de la bouche. 5. Enchaînement et liaison En plus de l’unité minimale qu’est le phonème, la phonologie s’intéresse également à d’autres unités de l’oral. À un niveau supérieur au phonème, on trouve notamment la syllabe, dont nous avons déjà parlé ci-dessus. À un niveau encore plus global, la phonologie s’intéresse également au contour mélodique des phrases, et notamment à leur intonation et leur prosodie. L’ensemble des études qui portent sur des unités supérieures au phonème entrent dans le domaine de la phonologie suprasegmentale. À titre d’exemple, nous allons nous intéresser dans cette section à deux phénomènes suprasegmentaux qui ont une grande importance en français : l’enchaînement et la liaison. On parle d’enchaînement lorsque, à l’intérieur d’un même groupe intonatif, un mot qui se termine par une consonne s’appuie sur la voyelle qui initie le mot suivant. Il y a par exemple enchaînement entre le /l/ et le /a/ des mots mal et à de l’exemple (6). Comme le montre cet exemple, l’enchaînement ne suit pas nécessairement le découpage graphique entre des mots. 6. Yves est mal à l’aise. On parle de liaison lorsque la consonne finale d’un mot, normalement muette, devient audible devant la voyelle initiale du mot suivant. Par exemple, le s final de l’article les devient audible avant le e initial du mot enfants dans le groupe les enfants. Les sons réalisés dans une liaison peuvent être obtenus à partir de graphies différentes. Par exemple, le son [z] peut être rendu graphiquement par un s comme dans les enfants, par un x comme dans deux ans ou par un z comme dans prenez-en. Notons encore que si certaines liaisons sont obligatoires en français comme dans les exemples cidessus, elles sont parfois facultatives et le locuteur a le choix entre une liaison et un enchaînement. C’est le cas par exemple dans l’exemple (7). 7. Nous allons à la maison. De manière générale, les critères qui favorisent la présence de liaisons sont de deux types : syntaxique et sociolinguistique. D’un point de vue syntaxique, plus les éléments sont fortement reliés entre eux au sein de la phrase, plus il y a de liaisons. Par exemple, la liaison est souvent obligatoire entre le déterminant et le nom au sein d’un groupe nominal. D’un point de vue sociolinguistique, on remarque que plus le contexte exige un niveau de langue élevé, plus les locuteurs ont tendance à marquer les liaisons. Notons pour conclure que l’enchaînement est un phénomène général qui se retrouve dans de nombreuses langues, alors que la liaison est un phénomène spécifique au français, et constitue l’une des grandes difficultés de cette langue à l’oral pour les locuteurs non-natifs. 6. Références de base Pour une introduction à la phonétique du français, on lira Tranel (2003) et Vaissière (2006). Pinker (1999a) chapitre 6 aborde de manière très accessible les notions de base de la phonétique et de la phonologie. Enfin, Encrevé (1988) traite des questions de liaison et d’enchaînement. 7. Pour aller plus loin Rocca & Johnson (1999) et Gussenhoven & Jacobs (2005) sont des cours complets de phonologie. Une introduction poussée à la phonologie du français se trouve chez Brandão de Carvahlo et al. (2010). Questions de révision 6.1. Donner quelques exemples de chaque niveau d’analyse linguistique à partir du texte ci-dessous : Jean pense que le chien de la voisine est monstrueux. Le facteur m’a d’ailleurs dit qu’il l’avait méchamment mordu à la cheville la semaine dernière. 6.2. Dire à quel(s) domaine(s) d’étude de la linguistique chaque unité identifiée ci-dessus correspond traditionnellement. 6.3. Qu’est-ce qu’un phonème par opposition à un son ? Donner trois exemples de phonèmes du français. 6.4. Quelles sont les réalisations graphiques possibles du son [ɛ] en français ? 6.5. Expliquer les notions de trait pertinent et de différence fonctionnelle. Donner des exemples. 6.6. Quelle est la définition de la consonne, de la voyelle et de la semi-voyelle ? 6.7. À quoi sert la méthode des paires minimales ? Donner un exemple pour la paire de voyelles orales mi-fermées et mi-ouvertes. 6.8. Quels sont les enchaînements ou les liaisons contenus dans les phrases cidessous ? – J’ai reçu une boîte à musique. – J’ai eu un rhume. – J’ai deux enfants. – J’ai fort à faire. 1. L’ensemble des symboles phonétiques utilisés pour représenter les sons du français sont reproduits, avec des exemples, dans les sections sur les voyelles et les consonnes du français ci-dessous. Chapitre 7 Morphologie du français La morphologie étudie les procédés de formation des mots. L’unité d’analyse de la morphologie est le morphème, notion que nous allons définir en ouverture de ce chapitre. Nous verrons ensuite par quels procédés morphologiques de nouveaux mots sont créés en français. Nous terminerons en montrant que la morphologie fait intervenir, au même titre que la syntaxe, la faculté humaine de langage. 1. La notion de morphème Un morphème peut être défini comme la plus petite unité linguistique qui possède à la fois une forme et une signification. En effet, le phonème (voir chapitre 6), unité de rang inférieur au morphème, est un son qui ne porte pas de signification. Un morphème possède quant à lui toujours une signification, même s’il ne peut pas toujours former un mot à lui tout seul. Prenons le mot impensable. Ce mot contient trois morphèmes : im – pens – able (nous verrons comment faire cette division à la section suivante). Bien qu’aucun de ces morphèmes ne puisse à lui tout seul former un mot, chacun d’eux possède un sens qui lui est propre. Le préfixe immarque la négation, la racine verbale pens- vient du verbe penser et le suffixe -able signifie « que l’on peut ». Mis ensemble, ces morphèmes forment le mot impensable, qui signifie par addition des significations « que l’on ne peut pas penser ». Cet exemple montre que la morphologie est compositionnelle, c’est-à-dire qu’au moment de leur formation, le sens des mots construits morphologiquement est égal au sens des éléments qui le composent. Toutefois, la signification globale d’un mot évolue au gré de l’usage et bien souvent cette transparence se perd, comme nous le verrons notamment au sujet des mots composés. On utilise le terme de démotivation pour qualifier ce processus. 1.1. Pourquoi s’intéresser aux morphèmes plutôt qu’aux mots ? Le mot est une unité intuitive du langage très présente dans l’esprit des locuteurs, au même titre que la phrase. Toutefois, cette unité est problématique en linguistique car elle est ambiguë. En effet, l’appellation de mot peut être utilisée pour désigner différents types d’éléments selon la définition qu’on lui attribue (voir chapitre 6). D’un point de vue graphique, un mot écrit est un ensemble de lettres précédées et suivies par des espaces blancs. Toutefois, cette définition est insuffisante pour l’analyse linguistique, car elle exclut tous les mots composés comme pomme de terre par exemple, qui correspondent bien à un seul signe linguistique selon la définition de Saussure (voir chapitre 5), c’est-à-dire un signifiant rattaché à un signifié (ou concept). Qui plus est, cette définition ne dit rien de ce qu’est un mot à l’oral, car les blancs typographiques n’existent pas dans la chaîne parlée. Pour la linguistique, la notion de mot revêt également des sens différents en fonction du niveau d’analyse auquel on se place. Par exemple, du point de vue des sons (phonologie), /vɛr/ est un seul mot, mais qui peut se réaliser en plusieurs mots orthographiques comme vert, vers, ver, vair, etc. Au niveau sémantique (étude de la signification), on considère le mot comme une unité de sens. Toutefois, de nombreux mots ne correspondent pas à une unité minimale de sens, parce qu’ils comprennent plusieurs éléments de sens qui peuvent être décomposés. Par exemple, le mot déconseiller peut se diviser en trois éléments (dé – conseil(l) – er), qui sont des morphèmes, unités minimales qui font l’objet de l’analyse morphologique. 1.2. Types de morphèmes Il faut tout d’abord distinguer les morphèmes libres des morphèmes liés (on parle parfois aussi de morphèmes autonomes et non autonomes). Les premiers correspondent à des mots simples, qui peuvent donc être utilisés seuls, comme par exemple sommeil, chien, maison, etc. Les seconds n’ont en revanche pas d’existence autonome, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être utilisés qu’à l’intérieur d’un mot, en addition d’autres morphèmes. Cette deuxième catégorie inclut les préfixes comme anti- et dé- et les suffixes comme -able et -ment. Elle contient également les marques d’accord (désinences), par exemple le -s du pluriel pour les noms ou le -ons qui marque la première personne du pluriel des verbes. Notons encore que les morphèmes peuvent parfois se réaliser sous des variantes différentes, appelées allomorphes. Par exemple, dans le verbe aller, le radical all- se réalise en va- au singulier du présent comme dans vais et va et en ir- au futur comme dans irai et iras. Ce type de variation est dite conditionnée, car elle dépend du contexte dans lequel un morphème est utilisé. Par exemple, dans le cas du verbe aller, s’il s’agit du présent ou du futur. Un autre exemple de variante conditionnée est l’alternance entre je et j’ pour désigner le pronom personnel sujet. Le choix de l’une ou l’autre forme est en effet conditionné par la première lettre du mot suivant. Enfin, un autre cas très fréquent qui fait intervenir la notion d’allomorphe est la modification d’un mot, lorsqu’il devient le radical d’un mot construit morphologiquement, c’est-à-dire la partie qui reste d’un mot construit morphologiquement lorsqu’on lui a retiré ses affixes. Par exemple, le mot africain a donné le radical african- pour former africanisme (plutôt que africainisme). De même, vénal vient du mot veine, par le radical qui correspond à la variante allomorphique vén-. Ces modifications allomorphiques s’expliquent souvent pour des raisons de prononciation. En effet, la suite de sons -anisme est plus facile à prononcer que -ainisme. Notons pour conclure que ces variations sont régulières. En d’autres termes, elles s’appliquent chaque fois qu’une même alternance de sons entre en jeu. Ainsi, sur le même modèle qu’africain / africanisme on a également américain / américanisme, vain / vanité, main / manuel, etc. À l’inverse, certaines variations allomorphiques sont dites libres, car elles sont interchangeables et ne dépendent que des préférences du locuteur. Un exemple de variation libre est l’alternance entre les mots yaourt et yogourt. Le choix entre une de ces variantes ne dépend en effet pas de l’environnement dans lequel ce mot apparaît mais résulte d’un choix individuel du locuteur. Autre exemple de variation libre, le choix entre les deux formes du verbe essayer au présent : essaie ou essaye. 2. La décomposition des mots en morphèmes L’identification des morphèmes contenus dans un mot se fait par un processus de substitution des éléments. L’idée étant que pour être un morphème, un même élément doit exister à l’intérieur de plusieurs mots avec la même signification. Prenons le mot pyromane pour illustrer ce processus. La décomposition de ce mot en morphèmes se fait en remplaçant tour à tour chacun des morphèmes présumés, afin de vérifier s’ils existent bien dans d’autres mots. Ainsi, par substitution, on voit que pyro- est un morphème, qui apparaît également dans les mots pyromètre, pyrotechnique et pyrophore, en gardant toujours la signification « feu », à partir du grec pur, puros. De même, -mane est un morphème que l’on retrouve également dans des mots comme toxicomane, mélomane et cleptomane et qui signifie « folie », à partir du grec mania. Autre exemple, le mot anormal décomposé en a – norm – al. Le morphème a- qui a le sens de négation existe également dans de nombreux autres mots comme agrammatical, aphone, apolitique, etc. La racine norm- se retrouve également dans les mots paranormal, normatif et normé. Enfin, le morphème -al, qui sert à transformer un nom (norme) en un adjectif se retrouve dans de nombreux mots comme verbal, brutal, etc. Dans certains cas, cette décomposition en morphèmes peut être rendue plus compliquée par la présence d’allomorphes. Par exemple séquence, sécateur et segment viennent tous de la même racine sec qui signifie couper, sous ses variantes allomorphiques sequ-, sec- et seg- en fonction du son suivant dans le mot (c devient qu devant e afin de conserver le son [k] par exemple). 3. Comment sont formés les mots en français ? 3.1. La flexion Un mot, compris comme une unité de sens, peut souvent se réaliser sous plusieurs formes. Par exemple, un verbe peut prendre une variété de conjugaisons et un adjectif peut être mis au masculin ou au féminin, au singulier ou au pluriel. Les éléments qui servent à marquer les différentes formes d’un mot sont appelés suffixes flexionnels ou désinences. Ces éléments servent à marquer en genre, en nombre, en temps, en personne et en fonction les mots dans lesquels ils apparaissent. On retrouve ainsi dans cette catégorie le -e qui marque le féminin des adjectifs, le -s du pluriel ainsi que toutes les flexions des verbes. Contrairement aux autres processus que nous allons passer en revue, l’ajout d’un suffixe de flexion ne crée pas de mot sémantiquement différent (il ne fait pas l’objet d’une entrée séparée dans le dictionnaire) mais est une forme du mot de base d’où il est issu. On parle parfois de lemme pour désigner la forme de base sous laquelle on représente les mots par défaut, par exemple le masculin singulier pour les adjectifs. 3.2. La dérivation L’un des processus les plus courants pour créer un nouveau mot en français est de lui ajouter un élément au début ou à la fin, que l’on appelle un affixe. Plus spécifiquement, on parle de préfixe lorsque l’élément est ajouté au début du mot et de suffixe lorsque l’élément est ajouté à la fin. La spécificité des préfixes de dérivation est qu’ils ajoutent un élément de sens au mot mais ne changent la plupart du temps pas sa catégorie grammaticale. Par exemple, à partir du verbe faire, on peut créer défaire par l’ajout du préfixe de privation dé-. Attention, dans certains cas, les préfixes peuvent être des homophones (c’està-dire partager les mêmes sons mais avoir un sens différent). Par exemple, le préfixe dé- peut également avoir le sens de renforcement plutôt que de privation, comme dans démultiplier ou démontrer. Les suffixes de dérivation ont la propriété de pouvoir changer la catégorie grammaticale du mot, tout en ajoutant également un élément de sens. Ainsi, par exemple, le fait d’ajouter le suffixe -able qui signifie « que l’on peut » au radical verbal mang- donne l’adjectif mangeable, qui signifie « que l’on peut manger ». Toutefois, dans certains cas, le suffixe dérivationnel ne semble pas avoir d’autre rôle que celui de changer la catégorie grammaticale. Par exemple, le suffixe -ment permet de passer d’un adjectif à un adverbe de manière comme dans la paire simple / simplement, sans autre ajout de sens. De même, le suffixe -age permet simplement de transformer un verbe en un nom d’action comme dans démarrer qui donne démarrage. Malgré son faible apport de sens, l’ajout d’un suffixe dérivationnel contribue à créer un mot différent de celui dont il est issu, et qui fait l’objet d’un traitement spécifique dans un dictionnaire. Notons encore qu’inversement, certains suffixes de dérivation ont pour seul rôle d’apporter un élément de sens sans changer la catégorie grammaticale. C’est le cas par exemple de -ette dans chambrette ou -âtre dans brunâtre. Un mot peut être construit morphologiquement par l’ajout successif de plusieurs affixes de dérivation. Par exemple, à partir de constituer, on a créé constitution, constitutionnel, anticonstitutionnel et enfin anticonstitutionnellement. Notons toutefois que l’ordre de dérivation entre ces mots reste souvent théorique. Dans certains cas, un adverbe en -ment peut être attesté sans que l’adjectif intermédiaire le soit. Pour tenter de résoudre ce problème, les dictionnaires indiquent l’ordre dans lequel les mots sont apparus dans la langue (approche diachronique). 3.3. La composition Un autre processus morphologique très fréquent en français consiste à mettre ensemble deux ou plusieurs mots existants, ce qu’on appelle la composition. Ce processus se distingue de la dérivation principalement par le fait que tous les mots qui interviennent dans la composition ont une existence autonome. Par exemple, alors que l’on crée par dérivation asocial à partir de social, où a- est un préfixe qui n’a pas d’existence autonome, on crée pois mange-tout en juxtaposant trois mots qui ont par ailleurs une existence autonome. Les mots composés rassemblent des mots français, mais également des formes grecques et latines. Dans le premier cas, on parle de composition populaire (porte-clés, chou-fleur, etc.) et dans le second, de composition savante (misogyne, somnambule, etc.). Bien que les éléments des composés savants n’aient pas d’existence autonome en français, ils conservent une sémantique de mots pleins, contrairement aux affixes. Comparez par exemple le sens de gyne (femme) avec celui de -able (que l’on peut). Par ailleurs, ils ne sont pas spécialisés à gauche ou à droite des mots. On a androgyne mais aussi gynécologue. Les exemples de pois mange-tout et de chou-fleur illustrent une première caractéristique des mots composés : le sens du mot composé est souvent différent du sens de ses parties. En d’autres termes, il n’est pas compositionnel et désigne un référent unique. En effet, le mot pois mange-tout ne désigne pas un pois qui se nourrit de tout. De même, le mot chou-fleur ne désigne pas un chou, une fleur ou un chou en fleur mais un légume, différent du chou. Une autre caractéristique des mots composés est qu’ils sont figés, c’està-dire qu’il n’est pas possible de les modifier ou d’insérer d’autres mots entre eux. Par exemple, on ne peut pas dire le pois mangerien, ou le chou de belle fleur. D’un point de vue formel, rien ne permet d’identifier systématiquement les mots composés par rapport aux autres syntagmes. En effet, certains comme portefeuille sont soudés, d’autres comme porte-monnaie sont reliés par un trait d’union et d’autres encore comme pomme de terre ne sont pas reliés du tout graphiquement. Quelques règles se dégagent tout de même. Les mots soudés tendent à être des composés savants (androgyne), des composés anciens (pourboire) ou des composés dont l’un des mots se présente sous forme raccourcie ou tronquée (reprographie). Dans le cas des mots reliés par un trait d’union, la forme la plus fréquente est une séquence de type verbe + nom, comme par exemple portevoix ou faire-part. Toutefois, aucune règle de soudure n’est systématique, même au sein d’une même famille de mots. Les idiomes comme ficher le camp, prendre la mouche ou mettre la main à la pâte sont une autre famille de constructions qui partagent les propriétés principales des mots composés. En effet, leur signification ne correspond pas au sens des mots qui les composent (prendre la mouche signifie se mettre en colère et n’a rien à voir avec la présence d’un insecte), et elles ne peuvent pas être modifiées sans perdre leur sens. Par exemple, l’expression idiomatique casser sa pipe perd le sens de mourir dès lors qu’on lui applique une quelconque transformation syntaxique comme la passivation (voir chapitre 8). La phrase Sa pipe a été cassée par Jean ne peut s’entendre qu’au sens littéral, et de surcroît sans relation de coréférence (voir chapitre 12) entre sa et Jean. 3.4. Autres processus de formation des mots Une autre manière de former de nouveaux mots en français consiste à réduire ou tronquer une partie d’un mot existant. Dans ce processus, les frontières morphologiques entre la racine et les affixes ne sont pas toujours respectées. On a par exemple convoc pour convocation ou blème pour problème. Comme le montrent ces exemples, le début et la fin du mot peuvent tous deux être tronqués. Ces mots tronqués peuvent ensuite intervenir à leur tour dans la formation de nouveaux mots par composition. C’est le cas par exemple de publivore ou le premier composant publi- est une forme tronquée de publicité. Un autre processus, appelé mots-valises depuis Lewis Carroll, consiste à mettre ensemble des mots qui partagent une partie de leurs syllabes en effaçant les doublons, comme dans franglais (à partir de français et anglais) et informatique (information et automatique). Chez Lewis Carroll, on trouve des mots-valises très créatifs, comme slictueux, qui signifie « souple, actif, onctueux ». Certains mots sont également construits sur des acronymes, c’est-à-dire sur le début de plusieurs mots mis ensemble. On a par exemple bobo, à partir de bourgeois bohème. De manière similaire, certains mots proviennent de sigles, c’est-à-dire de la première lettre de plusieurs mots comme ADN pour acide désoxyribonucléique. Enfin, un dernier processus, souvent transparent du point de vue morphologique, est la conversion ou transcatégorisation, lorsqu’un mot est utilisé tel quel dans une autre catégorie grammaticale. Par conversion, le mot orange est passé d’un nom de fruit (une orange bien mûre) à un adjectif de couleur (un pull orange). Dans certains cas, ce passage nécessite un ajustement minimal, notamment entre les verbes (nager) et les noms d’action dits déverbaux (la nage). Notons pour conclure que des processus autres que morphologiques permettent également d’enrichir le lexique d’une langue. Notamment, les mots acquièrent constamment de nouveaux sens par métaphore et métonymie, deux procédés que nous analyserons au chapitre 13. Enfin, l’emprunt à d’autres langues constitue bien entendu une source très riche pour l’innovation lexicale de toutes les langues. 4. Morphologie et faculté de langage 4.1. Morphologie et lexique En exploitant les procédés morphologiques de leur langue, les locuteurs peuvent à tout moment créer un nouveau mot. Par le recours aux mêmes principes, d’autres locuteurs de cette langue peuvent comprendre le sens de ces nouveaux mots même s’ils ne les ont jamais entendus auparavant. Ainsi, par exemple, en connaissant le sens du mot nouveau courriel pour désigner la messagerie électronique, il est possible de comprendre le sens du verbe courrieliser dans la phrase je te courrielise cette information. C’est pour cette raison que les procédés morphologiques permettent un usage créatif du langage par l’utilisation de règles, au même titre que la syntaxe. Dans un cas, on crée des mots nouveaux en suivant les règles de combinaison de morphèmes, dans l’autre, on crée des phrases nouvelles à partir des règles de combinaison de mots. Toutefois, l’usage des règles de morphologie ne suffit pas à utiliser le lexique au même titre que l’usage des règles de syntaxe permet de créer des phrases, principalement pour les raisons suivantes. Premièrement, tous les mots que l’on peut créer de cette façon ne font pas partie du lexique du français, c’est-à-dire des mots qui sont répertoriés et utilisés régulièrement par les locuteurs francophones. Le lexique de chaque langue comporte ainsi un certain nombre de trous lexicaux, c’est-à-dire de mots possibles mais non attestés ou dont un mot concurrent a pris la place. Il n’y a aucune explication qui permette de rendre compte de ces phénomènes de manière systématique. On rejoint là le caractère arbitraire de la norme. Par ailleurs, le sens des mots existants évolue avec l’usage et leur transparence initiale disparaît. Par exemple, peu de locuteurs associent encore le mot vinaigre à la composition des mots vin et aigre. De même, le mot bureau est issu du mot bure signifiant un type d’étoffe souvent posée sur la table qui allait devenir le bureau, mais cette relation a perdu toute pertinence pour la signification actuelle de ce mot. Dans les faits, le procédé de construction de la majorité des mots du lexique n’est pas transparent, comme l’avait déjà montré Saussure par le principe de l’arbitraire du signe (voir chapitre 5). Enfin, le fait d’appliquer des règles de morphologie ne permet pas toujours d’utiliser des mots correctement, à cause de la présence de nombreuses exceptions, à la fois dans la conjugaison des verbes (on dit vous faites plutôt que vous faisez comme le prévoit la règle), dans la formation des pluriels (chevaux plutôt que chevals) et des féminins (bailleur a donné bailleresse plutôt que bailleuse), etc. Pour toutes ces raisons, l’utilisation du lexique fait intervenir deux processus cognitifs fondamentaux pour la faculté de langage : la mémorisation des mots existants et l’application des règles de morphologie. 4.2. L’acquisition des règles de morphologie Les règles de morphologie sont spécifiques à chaque langue et, n’étant pas innées, elles doivent donc être apprises par l’enfant qui acquiert sa langue maternelle. Toutefois, il serait faux de croire que l’enfant mémorise simplement des mots sans être capable d’appliquer ces règles de manière créative, et ce dès sa plus tendre enfance. La capacité des enfants à manier des règles de morphologie a été démontrée dans une expérience devenue célèbre, menée par une psychologue américaine à la fin des années cinquante (Berko 1958). Dans cette étude, on montrait à des enfants âgés de quatre à sept ans l’image d’un animal imaginaire appelé le wug. Ensuite, on leur montrait une seconde image contenant deux de ces animaux en leur demandant de compléter la phrase : « Il y en a deux. Il y a deux ____ ». Or, 3/4 des enfants de quatre ans et 99 % des enfants de d’âge scolaire ont répondu wugs sans aucune hésitation. Le point remarquable de cette expérience est que les enfants n’avaient jamais pu entendre quelqu’un prononcer le mot wugs avant de participer à l’expérience, étant donné qu’il n’existe pas. La possibilité qu’ils aient mémorisé wugs comme une forme du mot wug peut dont être exclue. Cette expérience démontre ainsi de manière très simple la capacité des jeunes enfants à utiliser des règles de morphologie de manière créative (en l’occurrence la formation régulière du pluriel en anglais par l’ajout d’un -s). 4.3. La morphologie dans le cerveau La réalité cognitive de l’application des règles de morphologie a été observée depuis bien longtemps par l’étude de patients souffrant de troubles du langage, notamment suite à un problème vasculaire cérébral. En effet, certains patients cérébro-lésés semblent conserver la capacité de mémorisation des mots tout en étant incapables d’utiliser des règles de manière créative (Pinker 1999b). Ainsi, par exemple, ces patients conservent la capacité à utiliser des verbes irréguliers mais sont incapables de conjuguer des verbes réguliers. Ce phénomène s’explique facilement si l’on considère que les formes irrégulières doivent être mémorisées individuellement alors que les formes régulières sont générées par application de règles. À l’inverse, certains patients ont des difficultés à accéder au lexique qu’ils avaient mémorisé tout en gardant une aptitude intacte à générer des formes selon les règles de morphologie. L’existence de patients présentant un profil opposé constitue ce qu’on appelle une double dissociation, et démontre l’autonomie de ces deux processus cognitifs liés au lexique. La réalité du traitement morphologique dans le cerveau a également été démontrée par des expériences avec des sujets sains. Un paradigme expérimental classique en psychologie, appelé l’amorçage, consiste à présenter à des sujets un premier stimulus appelé l’amorce, susceptible d’influencer le traitement d’un deuxième stimulus appelé la cible. Par cette technique, on a notamment pu montrer que des sujets arrivaient à nommer plus rapidement une image après présentation d’une amorce reliée sémantiquement à la cible. Par exemple, si on présente en amorce une image de cygne, les sujets trouveront plus rapidement le mot canard que le mot maison lorsqu’on leur présentera les images respectives en deuxième stimulus. Par cette même technique, on a également pu démontrer que les mots reliés morphologiquement s’amorcent entre eux (Dehaene 2007). Le fait de présenter le mot faire amorce le traitement du mot relié morphologiquement faisable, par exemple. Cet effet n’est pas dû à une quelconque ressemblance formelle entre les mots. Un mot comme faire n’amorce pas le mot affaire, car af- n’est pas un préfixe possible en français. À l’inverse, le mot lu amorce le mot lisons, bien que ces deux mots ne se ressemblent pas d’un point de vue formel. Notons encore que cet effet n’est pas dépendant du sens des mots. En effet, on a pu constater que le mot baguette amorce le mot bague, bien qu’ils ne soient pas reliés sémantiquement (une baguette n’est pas une petite bague). Ainsi, le facteur pertinent pour expliquer ce phénomène d’amorçage est bien la plausibilité de la décomposition d’un mot en morphèmes. Cet effet montre ainsi clairement que la décomposition morphologique se fait (inconsciemment) dans notre cerveau lorsque nous avons à traiter des mots. 5. Références de base Les processus de formation des mots en français sont décrits par Lehman & Martin-Berthet (1998), chapitres 6 à 9, ainsi que par Mortureux (2004), chapitres 2 à 4 et par Huot (2006). Pinker (1999a) chapitre 5 contient également une introduction générale à la morphologie. La notion de lexique mental est abordée de manière complète et très accessible par Aitchison (2003) en anglais, et par Segui & Ferrand (2000) en français. 6. Pour aller plus loin Une revue approfondie des questions actuelles de la morphologie du français se trouve chez Fradin (2003). Halspelmath & Sims (2013) est une introduction complète à la morphologie qui inclut des exemples provenant d’une variété de langues. Bonin (2007) est une introduction détaillée au lexique mental, qui inclut une description des aspects méthodologiques et expérimentaux. Le rôle des processus cognitifs que sont la mémorisation et l’application de règles dans le langage est discuté par Pinker (1999b). Inkelas (2014) aborde en détail les interfaces entre phonologie et morphologie. Enfin, Soare & Moeschler (2013) est une présentation générale des expressions idiomatiques. Questions de révision 7.1. Chercher les allomorphes des verbes suivants : pouvoir / payer. S’agit-il de variantes conditionnées ou libres ? 7.2. Faire une décomposition en morphèmes des mots : rechargeables, intrigante, antilope. 7.3. Qu’est-ce qu’un affixe ? 7.4. Quelles sont les caractéristiques des suffixes flexionnels ? Donner trois exemples de suffixes flexionnels du français. 7.5. Comment peut-on former un mot par dérivation ? 7.6. Quelles sont les caractéristiques formelles qui permettent de reconnaître un mot composé par opposition à un mot construit par dérivation ? 7.7. Qu’est-ce qui différencie les mots composés des autres syntagmes ? 7.8. Comment peut-on adapter le test du wug pour le rendre utilisable en français ? Chapitre 8 Catégories et syntagmes Dans la première partie de ce chapitre, nous nous intéresserons aux différents points de vue sur la langue proposés par les grammaires prescriptives et la syntaxe. Nous aborderons également le purisme, en expliquant en quoi il ne constitue pas un point de vue scientifique sur la langue. La seconde partie de ce chapitre est consacrée à la présentation des catégories syntaxiques de rang inférieur à la phrase. Nous aborderons notamment la question des catégories grammaticales, appelées traditionnellement les parties du discours. Nous montrerons également que les fonctions grammaticales ne sont pas des constituants primitifs de la syntaxe, mais qu’elles s’expriment à partir des catégories grammaticales. Enfin, nous expliquerons comment certains mots au sein d’une phrase sont regroupés syntaxiquement en une unité d’analyse que nous appellerons le syntagme. 1. Grammaire et syntaxe À un niveau général, la grammaire se définit comme un ensemble de règles, conventions et normes, ainsi que leurs exceptions, caractérisant un certain état de langue. Les règles de grammaire portent sur une version standard de la langue écrite. Par exemple, les règles de formation du pluriel des noms en -s ou en -x en français ne sont pas pertinentes à l’oral. Par ailleurs, les normes sur lesquelles sont fondées les grammaires sont souvent prises dans la littérature plutôt que dans l’usage courant. La syntaxe d’une langue correspond quant à elle à l’ensemble des règles qui décrivent les connaissances que les locuteurs ont de leur langue, ce que nous avons appelé leur langue interne (cf. chapitre 5). Le principal élément de distinction entre grammaire et syntaxe porte ainsi sur leur existence même au travers des langues. Si toutes les langues du monde ont une syntaxe, toutes n’ont pas de grammaire. En effet, contrairement à la plupart des langues indo-européennes, la majorité des langues du monde n’ont pas de forme écrite et n’ont par conséquent pas non plus fait l’objet de normes grammaticales. Dans le cas du français, la tradition grammaticale s’est principalement inspirée des grammairiens grecs et latins, mais surtout de la tradition de Port-Royal (Arnauld et Nicole), dont la caractéristique principale est d’avoir défendu une thèse très forte, qui structure encore la plupart des grammaires du français. Cette thèse est le principe du parallélisme logico-grammatical (PLG), qui stipule que toute différence de forme dans la langue est traduite par une différence de sens, et inversement. Par exemple, la notion de concession est réalisée grammaticalement dans des conjonctions comme quoique, bien que voire mais, cependant, etc. Inversement, les conjonctions en que illustrent formellement la notion grammaticale de subordination (alors que, tandis que, bien que, lorsque etc.). Toutefois, l’exigence du PLG est très forte et pose souvent problème. D’un côté, la notion de subordination peut être réalisée par d’autres conjonctions qui ne sont pas liées à que comme si, quand, où, pourquoi. D’un autre côté, l’ensemble des marqueurs de concession proviennent de catégories grammaticales variées: conjonctions de subordination (bien que), conjonctions de coordination (mais), adverbes (pourtant, néanmoins). Mais le problème principal des approches grammaticales est que leurs règles ne sont pas suffisamment explicites et peuvent donner lieu à des phrases agrammaticales. Prenons l’exemple de la formation du superlatif relatif (en 2b), formé à partir du comparatif (1a). Grevisse (1980) nous donne la règle suivante : « le superlatif relatif est formé du comparatif précédé de l’article défini ». À partir des phrases (1), on peut donc former les phrases (2). 1. a. Jean est plus aimable. b. Marie est plus jolie. 2. a. Jean est le garçon le plus aimable. b. Marie est la plus jolie fille. Mais ce que la règle ne dit pas, c’est que lorsque le groupe adjectival précède le nom (2b), l’article ne doit pas être répété. Par exemple, une application mécanique de la règle produirait à partir de (1b) la phrase agrammaticale en (3). Notons que par convention, les phrases agrammaticales sont précédées d’un astérisque. 3. * Marie est la la plus jolie fille. En résumé, les règles codifiées dans les manuels de grammaire ne sont souvent pas suffisamment explicites pour éviter la production de phrases agrammaticales. Les grammaires représentent toutefois des sources d’information extrêmement utiles sur la langue, à la fois pour les locuteurs et pour les linguistes, car elles fournissent des renseignements sur des propriétés formelles des langues naturelles ainsi que sur les codifications que leur histoire leur a léguées. 2. Les puristes Contrairement aux grammairiens, la position puriste est plus un réflexe qu’une position raisonnée. Elle est principalement basée sur la présupposition, erronée, que le français est une langue menacée, tant de l’intérieur par des usages fautifs, que de l’extérieur par l’influence de langues périphériques au français comme l’allemand ou par des langues dominantes mondialement comme l’anglais. Les explications des usages fautifs données par les puristes sont principalement basées sur le recours à l’étymologie, c’est-à-dire à l’origine du sens des mots, à la grammaire, principalement la valence des verbes, et au génie de la langue française. L’exemple type d’usage erroné, basé sur l’étymologie, est l’adjectif achalandé, qui vient du nom chaland (client), utilisé pour signifier « avec beaucoup de marchandises» alors qu’il devrait signifier « avec beaucoup de clients ». Or la relation entre client et marchandises est compréhensible par métonymie (cf. chapitre 13), car les clients sont ceux qui achètent des marchandises. Les erreurs grammaticales condamnées par les puristes sont en général liées à la valence des verbes, à savoir le nombre de leurs compléments (cf. chapitre 10). Par exemple, réussir son examen, ou sortir le chien sont considérés comme fautifs parce que réussir et sortir sont des verbes intransitifs. De même, l’expression aller au docteur est fautive, car la préposition locative pour les noms de professions est chez. Comme on le voit, ces jugements de valeur ne sont pas basés sur des règles linguistiques, mais sur une vision prescriptive de la grammaire. Enfin, le dernier type d’explication est basé sur le génie de la langue : le français serait une langue claire, logique et belle. On peut cependant contester cette thèse. Tout d’abord, le français n’est pas une langue plus claire que les autres, car il est plein d’ambiguïtés. Par exemple, le syntagme le fils du voisin qui est aveugle signifie-t-il « le fils du voisin aveugle » ou « le fils aveugle du voisin » ? En second lieu, même si les tautologies (avérer vrai), contradictions (avérer faux), ou autres pléonasmes (sortir dehors) sont condamnés par les puristes, ce type d’usages est extrêmement courant. Enfin, certains choix lexicaux, notamment les néologismes, sont condamnés parce qu’il existe déjà un verbe répertorié dans le dictionnaire avec un sens similaire. C’est le cas par exemple des verbes solutionner pour résoudre, ou encore émotionner pour émouvoir. Mais que dire des créations lexicales spontanées comme zlataner, hollandiser, voire sadiser, dont certaines s’installent de manière durable dans la langue ? 3. La syntaxe Il reste donc une troisième approche de la grammaire des langues, celle du linguiste, qui propose une démarche à la fois descriptive et explicative. Le linguiste n’est en effet ni un prescripteur comme le grammairien, ni un législateur de la langue comme le puriste. Son travail consiste à décrire des faits de langue et à les expliquer à l’aide d’une théorie. Dans le cadre de la syntaxe, ce qu’il faut décrire et expliquer est essentiellement notre capacité à distinguer des phrases grammaticales de phrases agrammaticales (notées *), ainsi que les phrases sémantiquement interprétables des phrases ininterprétables (notées #). L’hypothèse est que c’est la compétence des locuteurs du français qui leur permet de produire ces jugements, qui ne sont par ailleurs que peu soumis à variation. Prenons l’exemple des phrases interrogatives formées avec un marqueur interrogatif en qu- (qui, quand, quoi, etc.). Les différentes variations dans l’ordre des mots, illustrées en (4) et (5), montrent que les règles du français en sont pas les mêmes si le sujet est plein (syntagme nominal) ou pronominal : 4. a. Quand est venu Paul ? b. Paul est venu quand ? c. Quand Paul est venu ? d. Quand Paul est-il venu ? 5. a. Quand est-il venu? b. Il est venu quand ? c. ?? Quand il est venu ? d. *Quand il est-il venu ? Alors que (4b-c) sont acceptables mais d’un registre moins soutenu que (4a et d), la grammaticalité de (5c) est douteuse et (5d) est clairement agrammatical. Ces différences montrent que la syntaxe du français utilise deux règles différentes pour former les phrases interrogatives, selon la nature du sujet. De plus, la copie pronominale du sujet (l’inversion complexe) n’est possible qu’avec un sujet plein (4d vs 5d). Il s’agit là d’une règle syntaxique, qui contribue à expliquer la formation des phrases interrogatives en français. Grâce à leur langue interne, les locuteurs d’une langue peuvent non seulement distinguer les phrases grammaticales et agrammaticales, mais aussi les phrases interprétables et ininterprétables. Les exemples en (6) montrent que ces deux critères sont en outre indépendants. Alors que (6a) et (6b) sont toutes les deux des phrases grammaticales, seule (6a) est interprétable. En revanche, (6c) est agrammaticale mais tout de même interprétable, et (6d) n’est ni grammaticale ni interprétable. 6. a. Quand vient-il . b. # D’incolores idées vertes dorment furieusement. c. *Quant il viendra-t-il ? d. *Incolores dorment idées de furieusement vertes. Ainsi, les linguistes décrivent les règles qui permettent la formation de phrases grammaticales dans une langue. Pour ce faire, ils utilisent des informations provenant de différents niveaux d’analyse. Au niveau le plus bas, il s’agit d’établir la liste des catégories grammaticales, à savoir des types de mots du français. Cette première étape est cruciale : elle est en effet nécessaire pour établir les règles de syntaxe, comme nous l’avons illustré au sujet de la différence entre syntagme nominal et pronom pour la formation des phrases interrogatives. Dans le reste de ce chapitre, nous aborderons les unités d’analyse de la syntaxe qui se situent en dessous du niveau de la phrase : à savoir les catégories grammaticales des mots et leur regroupement en syntagmes. 4. Mots et catégories grammaticales D’un point de vue grammatical, les mots se répartissent en différentes catégories, traditionnellement appelées parties du discours, que sont les noms, les verbes, les adjectifs, les conjonctions, les prépositions, etc. L’appartenance d’un mot à une catégorie grammaticale donnée détermine la manière dont il peut fonctionner dans une phrase. Par exemple, seul un nom peut en remplacer un autre dans les phrases (7) ci-dessous, comme le montre l’agrammaticalité des phrases listées en (8). 7. a. L’homme entre dans la pièce. b. Le vélo entre dans la pièce. c. Le soleil entre dans la pièce. 8. a. *Le gaiement entre dans la pièce. b. *Le donc entre dans la pièce. c. *Le chante entre dans la pièce. Les catégories jouent donc un rôle important dans la syntaxe : elles permettent en effet de produire des règles (cf. chapitre 9) comme « le déterminant doit précéder un nom pour former un groupe (syntagme) nominal en français ». Une première tâche importante pour la syntaxe consiste donc à établir des critères qui permettent de classer les mots en catégories grammaticales. Intuitivement, on pourrait imaginer que ce système de classification est basé sur la signification des mots. En effet, bien souvent, les noms désignent des personnes ou des choses (Jean, le robot, le ciel, etc.), alors que les verbes désignent des actions ou des états (manger, posséder, etc.). Toutefois, ce critère pose de nombreux problèmes, par exemple dans le cas de la phrase (9). Le mot destruction désigne une action (celle de détruire), pourtant il ne joue pas le rôle de verbe mais celui de nom. 9. La destruction de la forêt enrage les écologistes. Un autre problème vient du fait que les mots peuvent parfois changer de catégorie comme dans les phrases (10) ci-dessous, où marron a alternativement le rôle de nom (10a) et d’adjectif (10b). 10. a. Le marron est un fruit. b. Ton pull marron me plaît beaucoup. D’autres arguments montrent également que la définition des catégories grammaticales ne passe pas par leur signification. D’un côté, il est impossible d’attribuer une signification aux mots appartenant à certaines catégories grammaticales comme les conjonctions (voir chapitre 12). Il semble par exemple impossible de donner la signification du mot donc sans recourir à des exemples. Inversement, la plupart des locuteurs sont capables de déterminer la catégorie grammaticale d’un mot inconnu ou inexistant, comme dans les phrases listées en (11) : 11. a. Le zoppeur a vidé la machine. b. Zopper est interdit par la loi. c. La zoppe fille est venue me voir. La plupart des locuteurs identifient sans difficulté le mot zoppeur comme un nom, zopper comme un verbe et zoppe comme un adjectif. Les critères qui permettent d’arriver à ces conclusions ne peuvent donc pas être liés à la signification de ces mots. Ils viennent de leur position dans la phrase ainsi que de leur construction morphologique (voir chapitre 7). À la section suivante, nous allons passer brièvement ces critères en revue pour les principales catégories grammaticales du français. 4.1. Les catégories grammaticales lexicales et non lexicales On distingue généralement les catégories grammaticales lexicales, qui incluent les noms, les verbes, les adjectifs et les adverbes, des catégories non lexicales, qui incluent notamment les prépositions, les déterminants et les conjonctions. Les premières catégories sont également dites ouvertes, car elles comportent un très grand nombre de mots, et que de nouveaux mots viennent sans cesse s’y ajouter, au gré des évolutions de la langue. En revanche, les secondes sont dites fermées, car elles comportent un petit nombre d’éléments, et n’évoluent que peu et très lentement. Parmi les catégories lexicales, on note les propriétés morphologiques suivantes. Les noms et les adjectifs s’accordent en genre et en nombre, les verbes s’accordent en personne, en mode et en temps et les adverbes sont invariables. Du point de vue de leur distribution dans la phrase, les noms peuvent par exemple intervenir après un déterminant et être précédés ou suivis d’adjectifs. Les verbes peuvent être précédés d’auxiliaires et leur négation requiert les éléments ne pas, au contraire des adjectifs dont le contraire peut être formé par l’ajout d’un préfixe comme a- dans agrammatical ou in- dans informel. Parmi les classes lexicales fermées, la catégorie des prépositions inclut un petit nombre d’éléments comme à, de, vers, chez, sous, sur, avec, pendant, etc. La catégorie des déterminants inclut différentes sous-catégories parmi lesquelles on trouve : (i) les articles comme le et un ; (ii) les démonstratifs comme ce et cette ; (iii) les quantifieurs comme tous, chaque et quelques ; (iv) les nombres comme un, trois et sept ; (v) les possessifs comme ma, mon et tes. Tous ces mots ont pour point commun d’être utilisés comme premier élément des syntagmes nominaux (groupes formés autour d’un nom). Les conjonctions sont des mots qui servent à relier des phrases. Lorsque les deux phrases reliées sont au même niveau, on parle de conjonction de coordination et lorsque l’une des deux phrases dépend de l’autre, on parle de conjonction de subordination. En syntaxe, ce deuxième type de conjonction est également appelé complémenteur (voir la section sur les phrases complexes au chapitre 9). Les conjonctions de coordination incluent notamment et, ou, car, etc., et les conjonctions de subordination incluent parce que, puisque, si, etc. 4.2. Sous-catégories et traits grammaticaux La répartition des mots en catégories grammaticales permet d’expliquer leur fonctionnement dans la phrase. Toutefois, ces catégories ne sont pas en elles-mêmes suffisantes pour obtenir une grammaire dont les règles ne produisent que des phrases grammaticales. Par exemple, nous avons dit que l’une des propriétés des noms était de pouvoir se trouver à la suite d’un déterminant. Si cette règle permet de générer correctement des phrases comme (12), elle autorise aussi des structures comme (13), qui sont agrammaticales. 12. Le chien mord l’os. 13. *Le Médor mord l’os. Cet exemple montre la nécessité de distinguer, parmi la catégorie de noms, entre deux sous-catégories distinctes : les noms propres et les noms communs. La nécessité d’une division en sous-catégories est également manifeste dans le cas des verbes. Il est notamment indispensable de différencier les verbes transitifs, c’est-à-dire qui prennent obligatoirement un complément (14), des verbes intransitifs qui peuvent former un syntagme verbal à eux seuls (15). 14. Pierre aime Élise. 15. Le garçon sourit. On appelle structure argumentale ou valence le nombre et le type d’arguments qui sont obligatoirement requis par un verbe. Dans le cas des exemples ci-dessus, on dit que le verbe sourire a une valence de 1 (il ne requiert qu’un seul argument en position de sujet) alors que le verbe aimer a une valence de 2. Certains verbes comme donner (16) ont une valence de 3. 16. Max a donné un os au chien. Attention, seuls les arguments obligatoires sont comptés dans la structure argumentale d’un verbe. On pourrait en effet compléter la phrase (16) avec un groupe prépositionnel comme en (17). 17. Le garçon sourit à sa maman. Toutefois, le groupe prépositionnel à sa maman n’est pas obligatoire, contrairement aux arguments en position objet des phrases (14) et (16). Il n’entre donc pas dans la structure argumentale du verbe. Notons encore que les verbes imposent également d’autres restrictions sur la nature syntaxique (et sémantique, voir chapitre 10) de leurs arguments. Par exemple, le verbe demander ne peut prendre en complément qu’un groupe nominal (18), ou une phrase subordonnée (19). 18. Éric a demandé une bourse. 19. Éric a demandé que la lumière soit faite sur cette affaire. En conclusion, afin d’obtenir une grammaire qui ne produise que des phrases grammaticales, les catégories lexicales doivent être spécifiées en sous-catégories. 4.3. Catégories grammaticales, fonctions grammaticales et fonctions sémantiques Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés aux catégories grammaticales des mots que sont les noms, les verbes, les prépositions, etc. La notion de catégorie grammaticale telle que nous l’avons définie ne doit pas être confondue avec celle de fonction grammaticale. La fonction grammaticale désigne les relations que les mots ou les groupes de mots (les syntagmes, voir ci-dessous) entretiennent avec le verbe. Par exemple, la fonction grammaticale de sujet est caractérisée par sa position habituellement antéposée au verbe en français alors que la fonction grammaticale d’objet est postposée au verbe. Ainsi, dans la phrase (20), le bébé occupe la fonction grammaticale de sujet et son biberon celle d’objet. 20. Le bébé boit son biberon. Il est important de comprendre que ces deux notions ne sont pas reliées, dans la mesure où une même fonction grammaticale peut être occupée par des catégories grammaticales distinctes. Par exemple, la fonction de sujet peut être occupée par un groupe nominal comme en (20) mais également par un nom propre (21), un verbe à l’infinitif (22) ou encore une phrase entière, introduite par le complémenteur que (23). 21. Paul est ridicule. 22. Pleurnicher est ridicule. 23. Que tu croies aux horoscopes est ridicule. En plus d’occuper des fonctions grammaticales déterminées, les groupes de mots qui forment des syntagmes jouent également un rôle dans la signification de la phrase. La notion de fonction sémantique désigne les liens qui existent entre les arguments (syntagmes nominaux) et le prédicat (syntagme verbal). Par exemple, dans la phrase (20), Le bébé a la fonction sémantique d’agent et son biberon celle de thème. En effet, la fonction agent s’applique à l’élément qui initie volontairement une action et celle de thème à l’entité sur laquelle cette action s’applique. D’autres exemples de fonctions sémantiques sont l’instrument (24) ou moyen qui cause un événement, l’expérienceur, c’est-à-dire celui qui fait l’expérience d’un certain état psychologique (25), le bénéficiaire (26), la cause définie comme l’entité qui initie un événement de manière non intentionnelle (27), ou encore le lieu (28). 24. Le ballon a cassé la vitre. 25. Jean aime Marie. 26. Jean reçoit un cadeau. 27. Le vent a cassé la branche. 28. Paris est la ville lumière. Ces exemples indiquent que les notions de fonction grammaticale et de fonction sémantique sont également indépendantes, dans la mesure où le sujet grammatical des phrases (24) à (28) correspond à des fonctions sémantiques distinctes. De manière générale, on peut dire que les fonctions sémantiques sont associées aux mots (généralement le verbe) alors que les fonctions grammaticales sont associées au positionnement dans la phrase. C’est pourquoi les fonctions sémantiques, déterminées par le verbe, sont constantes alors que les fonctions grammaticales sont variables, comme l’illustre la paire de phrases en (29) : 29. (a) Ève a mangé la pomme. (b) La pomme a été mangée par Ève. La fonction grammaticale de sujet est occupée par Ève en (29a) et par la pomme en (29b). En revanche, Ève conserve la fonction sémantique d’agent dans les deux cas et la pomme celle de thème. 5. La notion de syntagme Dans une phrase, les mots ne sont pas simplement alignés les uns après les autres. Au contraire, certains groupes de mots fonctionnent comme une sous-unité de la phrase. Par exemple, en (30), les éléments la sœur de Pierre ou encore à la campagne fonctionnent comme des unités grammaticales et de sens. À un niveau plus local, la sœur ou la campagne forment aussi des unités, alors que sœur de ou à la n’en sont pas. 30. La sœur de Pierre vit à la campagne. On remarque ainsi que la phrase est une structure hiérarchique, au sein de laquelle des unités s’emboîtent à différents niveaux. Les unités qui composent une phrase sont appelées des syntagmes. 5.1. La structure des syntagmes Les syntagmes sont des groupes formés autour d’une tête qui peut, dans certains cas, être précédée d’un spécifieur et suivie d’un complément. Voici quelques exemples de syntagmes pour lesquels chaque position est occupée : type de syntagme spécifieur tête complément nominal le chien de la maison verbal veut faire les courses prépositionnel juste derrière la porte adjectival très grosse blessure La tête est l’élément central du syntagme. Elle ne peut en aucun cas être optionnelle et porte sa signification. Par exemple, le syntagme le chien de la maison décrit un chien, qui a une particularité, celle d’être de la maison. Ainsi, le nom chien est la tête de ce syntagme, auquel il donne son nom de syntagme nominal. Une autre spécificité de la tête est d’être toujours constituée d’un seul mot plutôt que d’un syntagme, au contraire du complément. La notion de complément correspond dans les grandes lignes à celle d’objet direct en grammaire traditionnelle. Le complément est optionnel au sein du syntagme (par exemple les verbes intransitifs n’en ont pas). En revanche, un syntagme ne peut comprendre qu’un seul complément. On appelle les autres éléments (non limités) qui entrent dans la structure d’un syntagme des ajouts. Par exemple, en (31), le syntagme nominal un os occupe le rôle de complément du syntagme verbal alors que les syntagmes prépositionnels qui suivent (avec appétit, depuis 10 minutes et devant la maison) sont des ajouts. 31. Le chien mange un os avec appétit depuis dix minutes devant la maison. En français, le spécifieur correspond à la position la plus à gauche du syntagme, qui est optionnelle (sauf dans le cas des noms communs pour lesquels la présence d’un déterminant est obligatoire). Comme dans le cas du complément, chaque syntagme ne peut comprendre qu’un seul spécifieur. Généralement, les structures syntaxiques sont représentées sous forme d’arbre, ce que nous illustrerons au chapitre 9. 5.2. Tests pour l’identification des syntagmes Nous avons dit plus haut que les syntagmes fonctionnent comme des unités au sein de la phrase. Afin de les identifier, les linguistes ont recours à un certain nombre de tests syntaxiques, aussi appelés computations. Un premier exemple de test syntaxique est la substitution. L’idée de ce test est que si les syntagmes fonctionnent comme une unité, ils devraient pouvoir être remplacés par un seul mot qui en reprenne la signification et la fonction. Par exemple, en (32), tout le syntagme nominal la femme à la chemise rose peut être remplacé par un seul mot, le pronom elle en (33). 32. La femme à la chemise rose écoute le musicien. 33. Elle écoute le musicien. Selon ce test, il s’agit donc bien d’un syntagme. En comparant, on constate que d’autres séquences comme femme à la ou écoute le ne peuvent pas faire l’objet d’un tel remplacement. Il ne s’agit donc pas de syntagmes. Un second test consiste à faire d’un syntagme potentiel l’objet d’une question. Si l’élément questionné peut servir à former une réponse, il s’agit certainement d’un syntagme. Ce test, appliqué en (34), confirme que le groupe identifié ci-dessus est un syntagme. 34. Question : Qui écoute le musicien ? Réponse : La femme à la chemise rose. Un troisième test consiste à déplacer des éléments au sein de la phrase. Si le groupe peut se déplacer comme une unité, alors il s’agit certainement d’un syntagme. Il existe plusieurs manières de déplacer un groupe au sein d’une phrase. L’une d’elles est d’en faire le premier élément d’une phrase dite clivée, qui a pour effet stylistique de mettre l’accent sur cette unité. Prenons le cas du syntagme nominal le musicien. Cette transformation donne le résultat suivant : 35. C’est le musicien que la femme à la chemise rose écoute. Une autre manière de déplacer des éléments consiste à mettre la phrase à la voix passive, comme en (36). Ce test confirme que le musicien et la femme à la chemise rose sont bien des syntagmes. 36. Le musicien est écouté par la femme à la chemise rose. Enfin, un dernier test consiste à coordonner deux syntagmes, comme en (37). Seuls des syntagmes de même nature et de même rôle sémantique peuvent faire l’objet d’une telle construction. 37. La femme à la chemise rose et le garçonnet écoutent le musicien. Mis ensemble, ces tests fournissent un moyen fiable d’identifier les constituants de la phrase que sont les syntagmes. Leur application permet également d’expliquer pourquoi la tête et son complément sont fusionnés en un premier groupe au sein des syntagmes. Par exemple, dans le cas de la phrase (32), il est possible de remplacer le groupe écoute le musicien, formé d’une tête verbale et de son complément, par un seul élément comme en (38), où le pronom le reprend l’ensemble du groupe. 38. La femme à la chemise rose le fait. En revanche, il est impossible de remplacer le sujet et le verbe par un seul élément. On remarque donc que la tête et son complément forment bien une première unité de sens au sein du syntagme. 6. Références de base Pinker (1999a) chapitre 2 discute des différences entre règles syntaxiques et normes grammaticales. Pour un point de vue grammatical sur la langue, Grevisse (1980) reste une référence. Riegel, Pellat & Rioul (1994) offre également une description systématique et très abordable des différentes catégories grammaticales et syntagmatiques du français. Enfin, Leeman-Bouix (1994) discute de la notion de faute de français en comparant les points de vue des puristes, grammairiens et linguistes. 7. Pour aller plus loin Dans son introduction à la théorie syntaxique, Carnie (2007) aborde la question des jugements de grammaticalité au chapitre 1 et des catégories grammaticales au chapitre 2. Haegeman (2006) décrit au chapitre 2 les tests pour la décomposition des phrases en syntagmes et Carnie (2010) chapitre 2 offre une analyse détaillée de cette question. Questions de révision 8.1. Pourquoi les puristes condamnent-ils les usages suivants : des dégâts conséquents, débuter quelque chose, un faux prétexte, indifférer, avoir une opportunité ? 8.2. Les phrases suivantes sont-elles grammaticales et/ou interprétables ? – Marie promène chien de elle. – Les flots incandescents rêvent du nuage. 8.3. Qu’est-ce qu’une catégorie grammaticale ? Donner des exemples d’éléments appartenant aux catégories lexicale, non lexicale et syntagmatique. 8.4. La classification des éléments en catégories est-elle suffisante pour éviter de produire des phrases agrammaticales ? Pourquoi ? 8.5. Indiquer les catégories grammaticales, les fonctions grammaticales et les fonctions sémantiques des éléments entre crochets. Que peut-on conclure des résultats obtenus ? – [Jean] mange [la pomme]. – [La pomme] est mangée par [Jean]. – [La perceuse] a traversé [le mur]. – [Les retraités] touchent [une rente]. – [Manger] est vital. 8.6. Donner deux exemples de computations syntaxiques. 8.7. Expliquer au moyen des tests pour l’identification des syntagmes que les élements entre crochets forment une unité en (1) mais pas en (2). – Max [mange une pomme]. – [Max mange] une pomme. Chapitre 9 Syntaxe de la phrase simple et complexe en francais Nous avons vu au chapitre 8 comment les mots sont regroupés en structures que nous avons appelé des syntagmes. Dans ce chapitre, nous nous intéresserons à la structure syntaxique des phrases simples et complexes en français. Nous allons dans un premier temps indiquer en quoi consiste une structure syntaxique, avant de donner les principes d’organisation de différentes formes de phrases simples et complexes, en expliquant pourquoi les structures syntaxiques des phrases sont hiérarchiques et dominées par des projections fonctionnelles comme les marques de temps et les déterminants plutôt que lexicales comme les verbes ou les noms. 1. Règles et normes La syntaxe d’une langue comme le français est organisée par un certain nombre de règles. Certaines de ces règles lui sont spécifiques, comme par exemple la règle d’inversion du clique sujet dont nous avons parlé au chapitre 8, alors que d’autres comme celle qui dicte l’ordre entre le déterminant et le nom au sein du syntagme nominal (le chien, ta montre, etc.) sont générales et partagées par toutes les langues qui sont structurées dans l’ordre sujet-verbe-objet (SVO) comme par exemple l’anglais, le chinois et le russe. Pour des raisons dont nous allons discuter plus bas, ces langues sont appelées des langues à têtes initiales. Les langues qui structurent le syntagme nominal dans l’ordre nom suivi de déterminant ont généralement aussi des postpositions (plutôt que des prépositions), et sont souvent des langues qui suivent l’ordre sujet-objet-verbe (SOV) comme par exemple le latin et le japonais, et qui sont appelées des langues à têtes finales. Les règles de la syntaxe du français sont ainsi propres à un système général, celui de la syntaxe des langues naturelles (cf. chapitre 5). Elles ne sont pas des normes, au sens de règles prescriptives, comme par exemple les règles qui codifient le pluriel des noms à l’écrit (cf. chapitre 8). L’existence de normes régissant en partie la syntaxe d’une langue comme le français soulève une question qui n’est pas d’ordre linguistique, mais social. Les règles dont nous parlerons, et les principes de l’analyse syntaxique du français, sont propres au système de la langue, et non le résultat de conventions sociales. Les conventions sociales peuvent certes imposer certains usages, mais n’ont pas le pouvoir de modifier la structure de la langue. Par exemple, les contraintes sociales portent sur l’usage prescriptif d’un certain niveau de vocabulaire (femme vs meuf, voiture vs caisse, problème vs blème, énervé vs vénère, fête vs teuf, etc.) ou qui indiquent si une tournure grammaticale correspond à un registre soutenu ou familier du français, comme la négation en ne…pas vs pas (je ne veux pas vs je veux pas), l’interrogative avec inversion vs sans inversion (Viens-tu ? vs. Tu viens ?). En revanche, c’est l’existence de règles syntaxiques plutôt que de normes qui fait que des jugements de grammaticalité apparaissent clairement pour la suite de phrases en (1). Plus précisément, (1a-b) sont des phrases grammaticales, (1c) est douteuse et (1d) clairement agrammaticale. Comment expliquer ces différences par l’existence de règles syntaxiques ? 1. a. Quel gâteau dit-elle avoir préparé ? b. Comment dit-elle avoir préparé le gâteau ? c. ? Quel gâteau ne sait-elle pas comment préparer ? d. * Comment ne sait-elle pas quel gâteau préparer ? Ces phrases sont dérivées d’une structure profonde, qui correspond à une phrase affirmative, par une opération qu’on appelle le mouvement d’un mot interrogatif. Ainsi, en partant de la structure profonde Elle dit avoir préparé quel gâteau, on obtient la phrase (1a) par mouvement du syntagme nominal quel gâteau en tête de phrase (il y aussi l’inversion clitique sujet-verbe). Ce mouvement laisse derrière une copie, représenté en (2a) par les crochets >. La structure profonde de (1b) est Elle dit avoir préparé le gâteau comment. La structure de surface (1b) est le résultat du mouvement de l’ajout comment en tête de phrase (et de l’inversion du clitique sujet et du verbe), représenté en (2b). En (2a-b), le mouvement est possible (< > indique la position d’origine de l’élément déplacé). La phrase (2c) représente un cas de mouvement (ou d’extraction) de l’élément interrogatif quel gâteau de la phrase enchâssée à travers un autre élément interrogatif, l’ajout comment. Ce mouvement est licite, mais certains locuteurs le jugent légèrement agrammatical, d’où le ‘?’. En (2d) en revanche, le mouvement est illicite, car il viole une contrainte de la syntaxe du français, et, plus généralement, des langues naturelles : seuls les syntagmes nominaux/mots interrogatifs, éventuellement avec une restriction lexicale (gâteau) peuvent être extraits ou déplacés d’une question indirecte à travers un ajout interrogatif (ceci est un cas de ce qu’on appelle en syntaxe une violation de l’îlot wh/qu-). 2. a. Quel gâteau dit-elle avoir préparé > ? b. Comment dit-elle avoir préparé le gâteau <comment> ? c. ? Quel gâteau ne sait-elle pas comment préparer > ? d. * Comment ne sait-elle pas quel gâteau préparer > <comment> ? Cet exemple montre que les règles syntaxiques sont abstraites et complexes, et font intervenir des relations de mouvement qui ne sont pas immédiatement visibles si on ne considère que l’ordre des mots d’une phrase donnée sans envisager sa relation à une structure profonde. Afin d’illustrer les structures principales des phrases, nous allons commencer par examiner sur quels domaines linguistiques elles opèrent. 2. Structure hiérarchique L’hypothèse principale de la syntaxe est que les phrases ont une organisation hiérarchique : elles sont formées de constituants qui sont hiérarchiquement reliés les uns aux autres. La phrase est ainsi constituée de syntagmes, lesquels sont formés à partir de mots. Certaines phrases, dites complexes, sont formées de phrases, et certains syntagmes sont formés à partir de syntagmes. Phrases et syntagmes sont des constituants dits récursifs, car ils peuvent contenir des constituants de même nature. On dira que la phrase subordonnée ou complétive Marie aime Jean est enchâssée dans la phrase principale ou matrice Paul croit, de même que le syntagme nominal mon collègue en (4) est enchâssé dans le syntagme nominal la fille : 3. Paul croit que Marie aime Jean. 4. J’ai vu la fille de mon collègue. Le nombre d’enchâssements est théoriquement illimité, mais pour des raisons de mémoire, il est dans les faits limité à quelques récusions comme en (5). Ce principe s’applique aussi aux syntagmes, qui peuvent s’enchâsser les uns dans les autres, comme en (6): 5. Sophie m’a dit [que Paul croit [que Marie aime Jean]]. 6. J’ai vu [la fille [de la sœur [de mon collègue]]]. Les structures hiérarchiques des phrases sont représentées par des arbres ou des structures de parenthèses. Par exemple, la phrase simple (7) est représentée de manière arborescente par la figure 1 et par la structure de parenthèses (8) : 7. L’enfant déballe son cadeau. Figure 1 : structure arborescente de (7) 8. [ [L’] [enfant]] [ [déballe] [ [son] [cadeau]] ] ]. L’analyse hiérarchique utilise dans les représentations arborescentes les symboles des catégories lexicales, non-lexicales et syntagmatiques : par exemple, S pour Phrase (Sentence), NP pour Syntagme Nominal (Nominal Phrase), D pour Déterminant, N pour Nom, VP pour Syntagme Verbal (Verbal Phrase), V pour Verbe. La représentation de la phrase (7) en figure 1 devient générique avec la figure 2 et s’applique à toutes les représentations de même structure : Figure 2 : structure syntaxique avec étiquettes catégorielles La Figure 2 est représentée sous forme de parenthèses en (9). 9. [S [NP [D l’][N enfant]][SV [V déballe][NP [D son][N cadeau]]]]. 2.1. Structure hierarchique des syntagmes Au chapitre 8, nous avons vu que les syntagmes ont une structure commune, organisée autour d’une tête lexicale, précédée d’un spécifieur et suivie d’un complément. Nous pouvons maintenant donner une représentation hiérarchique de cette structure, qui vaut pour tous les syntagmes : le spécifieur est un syntagme, noté YP, la tête lexicale est la catégorie X, et le complément d’un syntagme noté ZP. X + ZP forment une catégorie intermédiaire, noté X’ (X-barre) et le syntagme regroupant YP et X’ est XP, la projection maximale de X. Les figures 3 et 4 représentent cette configuration générique, de manière informelle pour 3 et de manière plus formelle pour 4 : Figure 3 : structure des syntagmes Figure 4 : exemples de structure des syntagmes 2.2. Structure de la phrase simple Les syntagmes sont des constructions endocentriques, organisées autour d’une tête lexicale. On comprend maintenant pourquoi il est possible de parler de syntagme nominal, de syntagme verbal, de syntagme adjectival, de syntagme prépositionnel, voire de syntagme déterminant, selon le type d’élément lexical qui occupe la position de tête (cf. infra). Mais qu’en est-il de la phrase ? Les analyses grammaticales traditionnelles, jusqu’à la fin des années 1980, donnaient une représentation de la phrase comme étant une construction exocentrique, c’est-à-dire sans tête. De même, l’analyse de la grammaire traditionnelle fait du verbe le centre de la phrase, mais ne permet de représenter syntaxiquement cette propriété (le verbe est la tête lexicale du SV). L’analyse classique consiste donc à dire que la phrase est une construction exocentrique constituées de différentes constructions endocentriques. Cette analyse a cependant été remise en cause. En effet, dans la plupart des cas, la phrase comporte un verbe conjugué, qui porte des marques flexionnelles (cf. chapitre 7). Les syntacticiens ont ainsi fait l’hypothèse est que la phrase est la projection maximale d’une tête fonctionnelle (plutôt que lexicale), la flexion verbale (Pollock 1989). Cette tête est généralement occupée par les auxiliaires et la flexion verbale (terminaison du verbe), comme par exemple les temps verbaux. Le sujet est alors dans la position du spécifieur, et le syntagme verbal (le verbe et ses compléments) dans la position de complément de la flexion verbale. La figure 5 donne une représentation générique de la structure de la phrase, et la figure 6 l’analyse de la phrase (10). IP est le nom standard qui désigne le syntagme flexionnel (Inflexion Phrase), et I signifie flexion (Inflexion) : Figure 5 : La phrase comme projection maximale de la flexion 10. Marc a embrassé Julie. Figure 6 : structure syntaxique de la phrase 10 Dans cette analyse, le sujet Marc se trouve en position de spécifieur de IP, dont la tête I est occupée par l’auxiliaire a. Le syntagme verbal (VP), embrassé Julie, est en position de complément de I. On retrouve donc la structure donnée pour les syntagmes, constituée d’une tête précédée d’un spécifieur et suivie d’un complément. Toutefois, les indications temporelles de la phrase ne sont pas toujours portées par un auxiliaire, notamment dans le cas des temps simples, non composés, comme le présent, l’imparfait, le futur, etc. Dans ce cas, l’information temporelle contenue dans la terminaison verbale, par exemple le -e final du verbe embrasse (indicatif présent, 3e personne, singulier) dans la phrase (11), se trouve dans la position occupée par l’auxiliaire. Toutefois, comme ce morphème de temps, personne et nombre ne peut pas apparaître de manière autonome et doit être collé à une racine verbale, la base du mot (chapitre 7) se déplace. En d’autres termes, embrass- se déplace de sa position de base, de la tête V, à la tête I et le résultat obtenu est embrasse. Ce mouvement est représenté en dans la figure 6. 11. Marc embrasse Julie. Figure 7 : structure syntaxique de la phrase (11) Dans le cas de cet exemple, on pourrait se demander en quoi cette opération de mouvement se justifie. En fait, le bien-fondé de cette hypothèse se comprend aisément dès lors que la phrase incorpore un élément supplémentaire. Par exemple, (12a) pourrait être modifiée par l’ajout de l’adverbe souvent comme en (12b). On remarque que le même ajout pour une phrase sans auxiliaire comme (13a) donnerait un ordre des mots différent, indiqué en (13b), avec l’adverbe souvent placé cette fois-ci après le verbe embrasser plutôt qu’avant comme en (12b). 12. a. Marc a embrassé Julie. b. Marc a souvent embrassé Julie. 13. a. Marc embrasse Julie. b. Marc embrass+e souvent Julie. Cette différence dans le placement de l’adverbe peut être expliquée grâce à l’hypothèse d’un mouvement du verbe simple en (13b), alors qu’en (12b) rien ne bouge. Dans le cas de (12b), le verbe ne se déplace pas, dans la mesure où les marques de temps sont incorporées dans l’auxiliaire, qui est un morphème autonome (cf. chapitre 7). L’adverbe vient donc se coller directement à gauche du verbe auquel il ajoute un élément de sens. En (13b), l’adverbe s’insère dans la même position (à gauche du verbe embrasser), mais étant donné que ce dernier se déplace en position de tête pour incorporer les marques de temps, il passe à gauche de l’adverbe, ce qui résulte en un ordre des mots différent dans les deux phrases. Figure 8 : représentation syntaxique de (13b) De nombreuses autres constructions, présentées par exemple par Haegeman (2006) ou Carnie (2007), corroborent également l’hypothèse d’une phrase dominée par les marques fonctionnelles de temps. 2.3. Le syntagme determinant Jusqu’à présent, nous avons décrit les arguments des verbes (sujets, objets) comme des syntagmes nominaux, dont la tête est lexicale. On peut se demander si cette vision des choses est correcte, car nous pouvons utiliser le même argument que celui utilisé pour la phrase. Les syntagmes nominaux sont introduits par des déterminants, qui sont comme les suffixes de flexion et les auxiliaires des morphèmes grammaticaux, appartenant à la classe des catégories non lexicales. Par ailleurs, certains déterminants sont le résultat d’un processus d’incorporation : en français, le déterminant s’incorpore à la préposition, lorsque le nom est masculin. Ce phénomène est illustré par les syntagmes en (14). Il ne s’applique pas au féminin singulier, mais aussi au féminin pluriel, comme l’illustre (15). 14. a. à + le garçon → au garço. b. de + le garçon → du garço. c. à + les garçons → aux garçon. d. de + les garçons → des garçons 15. a. à + la fille → à la fill. b. de + la fille → de la fill. c. à + les filles → aux fille. d. de + les filles → des filles Comment expliquer ce phénomène d’incorporation ? L’incorporation de à + le (idem pour de + le) se fait au niveau de têtes fonctionnelles, respectivement la préposition (à, de) et le déterminant (le). On représente donc la structure du syntagme nominal comme la projection maximale du déterminant, notée D (Abney 1987). Les figures 8 et 9 représentent les syntagmes le garçon et au garçon . Figure 9 : structure du D Figure 10 : structure du DP avec incorporation Dans cette hypothèse, le syntagme nominal est donc la projection maximale du déterminant, et devient ainsi, comme la phrase, une projection fonctionnelle. À nouveau, l’argument principal pour justifier ce type de représentation est de nature morphologique. La phrase, comme le syntagme nominal, présente des phénomènes d’incorporation de projection fonctionnelle qui s’expliquent plus facilement au niveau de la syntaxe que de la morphologie, respectivement verbale et nominale. 2.4. La notion de complémenteur et la phrase complexe La syntaxe a pour propriété fondamentale d’être récursive, c’està-dire de permettre l’enchâssement d’une catégorie dans une même catégorie. C’est le cas par exemple des syntagmes nominaux comme en (16) mais également de phrases entières comme en (17). C’est notamment grâce à cette propriété que le langage humain permet d’exprimer un nombre infini de significations et de représenter des paroles et des pensées d’autrui. En (17), le locuteur enchâsse la croyance de Paul (que la fille que son interlocuteur a rencontrée est norvégienne) dans la représentation de ce qu’il sait : 16. [NP Le hamster] [PP de [NP ma voisine]]]. 17. [S1 Je sais [S2 que Paul croit [S3 que la fille [S4 que tu as rencontrée] est norvégienne]]]. Les phrases qui enchâssent d’autres phrases sont appelées des phrases complexes. Cette catégorie inclut les phrases complétives (18), les phrases interrogatives indirectes (19), les phrases interrogatives (20) et les phrases relatives (21). 18. Paul croit que Jean viendra. 19. Paul se demande si Jean viendra. 20. Qui Paul aime-t-il ? 21. L’homme qui est venu est mon ami. Les phrases enchâssées ont pour propriété d’être la plupart du temps introduites par un mot subordonnant comme que ou si ou par un pronom relatif comme qui, que, où, dont, etc. Des mots comme que en (20) ou si en (21), appelés des complémenteurs, occupent la position de tête de la phrase complexe et apparaissent en C, la tête fonctionnelle du syntagme complémenteur (CP pour Complementizer Phrase). Le complément de la tête C est la phrase subordonnée, IP (Inflectional Projection). Ainsi, le complément de que est la phrase subordonnée Jean viendra, comme le complément de si est la phrase subordonnée Jean viendra. Les raisons pour lesquelles les linguistes placent le complémenteur comme tête de la phrase complexe sont exposées en détail dans les ouvrages introductifs à la syntaxe (voir par exemple Carnie 2007). Examinons maintenant les phrases interrogatives directes, comme (22) : 22. Que mange Paul ? En (22), que prend la place du complément une pomme de la phrase déclarative (23) et se déplace en tête de phrase. 23. Paul mange une pomme. On notera que ce mouvement requiert également l’inversion du sujet et du verbe, contrairement aux questions qui comprennent une formule interrogative spécifique comme est-ce que. On dit en effet Est-ce que Paul mange une pomme ? mais Que mange Paul ? Cette contrainte se retrouve dans de nombreuses autres langues que le français. La figure 10 donne une représentation de (22), qui montre une structure plus complexe que ce que laisse penser une phrase de trois mots, où le mot interrogatif que se déplace dans la position du spécifieur du complémenteur. L’inversion entre le verbe et le sujet est représentée par la montée du Verbe en T (ce qui lui permet d’incorporer des marques temporelles). Figure 11 : structure de (22) On remarque que le mot que correspond bien au complément déplacé en tête de phrase par le fait que cette position ne peut plus être occupée par un autre complément, d’où l’agrammaticalité de (24). 24. *Que mange Paul <une pomme> ? Le point le plus important est que la position de complémenteur ne peut être réalisée que par un seul élément, qui occupe le rôle de tête pour toutes les phrases complexes. Cette contrainte explique que dans les interrogatives complexes, comme en (25), le morphème interrogatif qui ne puisse se déplacer qu’en tête de phrase matrice (ou principale) et non en tête de la subordonnée, qui contient déjà le complémenteur que, d’où l’impossibilité de (26). Le morphème interrogatif peut bien sûr rester en position initiale (que l’on appelle in situ), comme en (27). 25. Qui crois-tu que Paul a rencontré <qui> ? 26. *Tu crois que qui Paul a rencontré <qui> ? 27. Tu crois que Paul a rencontré qui ? De manière générale, la phrase simple enchâssée, comme en (28), occupe la position de complément du complémenteur et les éléments qui l’introduisent à sa gauche celle de spécifieur, comme le montre la représentation en (29). 28. Je crois que Paul a rencontré Susie. 29. [CP je crois que [CP [C que] [IP Paul a rencontré Susie]]]. 2.5. Structure des phrases relatives Les phrases relatives utilisent des pronoms partiellement identiques aux pronoms interrogatifs, comme le montrent les relatives et les interrogatives suivantes : 30. a. Qui est venu . b. Qui as-tu vu . c. Que fais-tu . d. Tu fais quoi . e. Où vas-tu . f. À qui parles-tu ? 31. a. La fille qui est venue est ma nièce. b. La fille que tu admires est ma nièce. c. Le travail que j’ai rendu m’a épuisé. d. Un travail qui est fait n’est plus à faire. e. La ville où je me rends est en Italie. f. La fille à qui tu parles est très jolie. Les mots interrogatifs et les pronoms relatifs ont des fonctions différentes, mais la plupart ont des formes identiques. Il y a cependant une différence formelle importante, spécifique au français : la différence entre qui et que est une différence de trait sémantique pour les interrogatifs (qui est [+humain], que est [-humain]), alors que l’opposition qui/que dans les relatives est fonctionnelle (qui est sujet, qu’il soit animé ou inanimé, que est objet, animé ou inanimé). Dans certaines variétés du français, comme le québécois, le complémenteur que est compatible avec le pronom relatif, comme illustré en (32) (Puskas 2013) : 32. Il connaît les gens [CP [SpecCP à qui] [C que] [TP tu parles <à qui>]]. Cet exemple montre que le pronom relatif à qui occupe la position de spécifieur du complémenteur, et que la tête lexicale du complémenteur. Ceci permet de comprendre que dans l’exemple (22) Que mange Paul ?, le pronom interrogatif est en position de spécifieur du complémenteur, noté SpecCP. Quelle est la structure des phrases relatives ? Sans entrer dans les détails, une relative occupe la position d’ajout au sein du NP, comme illustré à la figure 12. Figure 12 : Structure d’une relative La phrase complète avec la relative sujet (33) est représentée en figure 13. Figure 13 : Structure d’une phrase avec une relative Si l’on compare la structure d’une relative sujet avec une relative objet, on comprend que les relatives objet sont plus complexes et plus difficiles à traiter que les relatives sujet. On peut en effet le montrer avec une expansion de la phrase relative, qui ne modifie pas la relation entre l’élément effacé (sujet) et sa copie relative, alors que la distance peut augmenter dans le cas des relatives objet: 34. Le chat [qui <le chat> a mangé la souris grise élevée par Abi] dort. 35. La fille [que tu dis à tout le monde [que tu aimes <la fille>]] a téléphoné. De plus, cette différence structurelle a un impact sur l’acquisition des relatives et il a été montré que l’apprentissage des relatives sujet est plus facile et plus précoce que l’apprentissage des relatives objet (Friedmann, Belletti & Rizzi 2009). En conclusion, le principal intérêt de l’analyse syntaxique présentée dans ce chapitre réside dans sa grande puissance explicative couplée avec une certaine simplicité formelle. En effet, la même structure s’applique à toutes les unités d’analyse de la syntaxe, que sont les syntagmes, les phrases simples et les phrases complexes. 3. Références de base Pinker (1999a, chapitre 4) fournit une introduction concise à la syntaxe. Haegeman (2006) offre une approche originale et très didactique qui permet de s’initier au raisonnement syntaxique. Moeschler et Auchlin (2009) en fournissent un court résumé en français aux chapitres 8 et 9. Baker (2001) comprend une approche comparative de la syntaxe des langues du monde sur le modèle des principes et paramètres. Smith (1999, chapitre 2) résume les différentes étapes historiques de la syntaxe générative jusqu’au modèle le plus actuel : le programme minimaliste. Laenzlinger (2003) est une introduction à la syntaxe du français. 4. Pour aller plus loin L’ouvrage de référence du programme minimaliste est Chomsky (1995) et Pollock (1997) comporte une étude poussée de la syntaxe du français selon ce programme. Carnie (2007) est un cours complet qui comprend une introduction accessible mais exhaustive aux principales questions de la syntaxe générative et Puskas (2013) en propose une introduction en français. Questions de révision 9.1. Parmi les deux phrases ci-dessous, laquelle peut-être considérée comme fausse pour des raisons de normes et laquelle est syntactiquement agrammaticale ? – Jean allait pas au cinéma. – Jean ne pas allait au cinéma. 9.2. Expliquer les principes de l’analyse hiérarchique des phrases. 9.3. Faire une analyse en arbre des phrases suivantes : – Un bon journal annonce les nouvelles à ses lecteurs. – Jean salue gaiement la petite fille devant sa maison. 9.4. Comment peut-on expliquer la différence de placement de l’adverbe jamais entre ces deux phrases : – Emile ne va jamais au concert. – Emile n’a jamais été au concert. 9.5. Qu’est ce qu’un complémenteur ? 9.6. Qu’est ce que le principe de récursivité ? 9.7. Pourquoi le principe de récursivité est-il fondamental pour caractériser le langage humain ? 9.8. Comment peut-on expliquer l’agrammaticalité des phrases ci-dessous : – *Qui dis-tu que Pierre aime Marie ? – *Comment crois-tu que je suis arrivé quand ? Chapitre 10 Sémantique du français La sémantique est l’étude de la signification des mots (sémantique lexicale) et des phrases (sémantique compositionnelle). Dans ce chapitre, nous présenterons brièvement les principes de la sémantique compositionnelle, avant de nous consacrer à l’étude de la sémantique lexicale, avec la question des relations de sens comme la synonymie et l’antonymie. Nous décrirons aussi le type de signification communiquée par l’usage des deux grandes classes lexicales que sont les noms et les verbes. Enfin, nous aborderons la question des mots qui ont plusieurs significations reliées (polysémie) et expliquerons comment, grâce à un mécanisme appelé la coercion, les locuteurs trouvent la signification qui prévaut en contexte. Mais avant cela, nous commencerons par revenir sur la notion de signification telle que définie par Saussure et montrerons comment la linguistique actuelle l’a adaptée et complétée. 1. Signification, concept et dénotation Dans l’approche saussurienne, le signe linguistique comprend deux faces : une image acoustique (les sons ou les lettres du mot) et un concept (la signification du mot), qui sont indissociables mais dont l’association est par nature arbitraire. Dans cette approche, ce qui fait la valeur sémantique d’un signe, ce sont simplement les liens qu’il entretient avec les autres éléments du système lexical. Ce qui fait qu’un tigre est un tigre, c’est qu’il n’est pas un lion, ni une girafe, etc. Par conséquent, le système de la langue est autonome, c’est-à-dire qu’il ne dépend pas d’éléments qui lui sont extérieurs (le monde). Ainsi, un mot peut être défini uniquement par l’utilisation d’autres mots, qui font partie du même système1. Dans l’approche sémiotique, par exemple chez Ogden et Richards (1923/1989), la signification s’articule non pas comme une entité à deux faces mais comme un triangle : le mot sert à désigner une entité du monde appelée référent par l’intermédiaire d’un concept. La valeur sémantique du signe est donc l’entité du monde qu’il désigne. Ces deux approches sont résumées ci-dessous : Le grand avantage de l’approche sémiotique par rapport à la définition saussurienne est d’avoir montré que la signification portée par les signes linguistiques se rattache au monde, qui est composé de référents. Dans cette approche, un concept contient toutes les informations qui permettent d’identifier et de désigner une entité du monde. Par exemple, le mot maison renvoie au concept MAISON, qui contient une série de propriétés comme par exemple le fait que les maisons ont un toit, une porte, des pièces, etc. Connaître le concept de MAISON permet aux locuteurs de faire référence à l’ensemble des objets du monde qui possèdent ces propriétés, par exemple ma maison, celle de Pierre, la maison du voisin, etc. L’ensemble de ces référents forment une catégorie, par exemple la catégorie des maisons, celle des poissons ou celle des animaux. Pourquoi a-t-on besoin à la fois des notions de concept et de référent dans la définition de la signification ? L’utilité de dissocier le sens (contenu dans les concepts) de la référence se justifie premièrement par le fait qu’un même référent peut avoir des sens différents selon les usages. Nous en reparlerons dans la section consacrée aux synonymes. Par ailleurs, certains mots servent à désigner un référent mais n’encodent pas de concept et n’ont donc pas de sens. C’est le cas notamment des noms propres comme Paris ou Alexandre. D’autres mots comme je ou maintenant, appelés indexicaux, n’ont pas de sens en dehors du référent dénoté en contexte. Ce que le pronom je désigne dépend de la personne qui parle. Nous y reviendrons au chapitre 12. Inversement, certains mots ont un sens défini par un système de règles indépendamment des référents. Par exemple, l’expression le président des États-Unis désignait des personnes (référents) différentes en décembre 2008 (Georges Bush) et en janvier 2009 (Barack Obama). Toutefois, le sens de cette expression (personne qui dirige le pays) reste le même quelle que soit la personne désignée. Tous ces exemples démontrent que les notions de référent et de concept doivent être distinguées et qu’elles sont toutes deux indispensables à la définition de la signification. 2. Sémantique compositionnelle Du point de vue de la signification, une phrase se compose généralement de deux types d’éléments : un prédicat, la plupart du temps accompagné d’un ou de plusieurs arguments. Le prédicat est le terme général qui décrit la propriété ou la relation dont parle la phrase. Les arguments décrivent les entités reliées par le prédicat. Prenons quelques exemples : 1. Jean dort. 2. Marc mange une pomme. 3. Yves a reçu un livre de ses parents. 4. Il neige. Dans l’exemple (1), le prédicat de la phrase est le verbe dormir et son unique argument est Jean. En d’autres termes, cette phrase décrit une action (dormir), réalisée par un individu (Jean). Par convention, on note généralement le prédicat en majuscules, suivi de ses arguments entre parenthèses. Cette représentation nous donne ceci pour les exemples cidessus : 1. DORMIR (Jean) 2. MANGER (Marc, une pomme) 3. RECEVOIR (Yves, un livre, ses parents) 4. NEIGER (ø) L’exemple (4) avec le verbe neiger illustre les cas (rares) où un prédicat ne prend aucun argument. En effet, dans la phrase il neige, il n’est pas le sujet sémantique de la phrase (personne ne neige). Toutefois, comme le français exige qu’un élément occupe la position grammaticale de sujet, un pronom (dit explétif) est ajouté pour la remplir (voir chapitres 4 et 8). Dans tous les exemples ci-dessus, le rôle de prédicat est rempli par le verbe de la phrase. Toutefois, lorsqu’une phrase contient la copule être, il est plus judicieux de considérer que d’autres éléments prennent le rôle de prédicat, car cette copule signifie uniquement qu’une certaine relation existe (est) entre des éléments. Dans ce cas, un adjectif, un nom ou encore une préposition peut prendre le rôle de prédicat, comme en (5) à (7) ci-dessous. 5. Sarah est petite. PETITE (Sarah) 6. Barry est un saint-bernard. SAINT-BERNARD (Barry) 7. Mon livre est sur la table. SUR (mon livre, la table) Par cette division entre prédicats et arguments, la sémantique compositionnelle parvient à représenter explicitement la signification des phrases. Toutefois, dans bien des cas, cette représentation s’articule autour d’éléments bien plus complexes que ceux que nous avons passés en revue et qui exigent une représentation logique sophistiquée. Une introduction complète à la logique des prédicats sort du cadre de cet ouvrage, c’est pourquoi nous ne décrirons pas davantage la sémantique de la phrase2. 3. Sémantique lexicale : les relations de sens Comme le notait déjà Saussure, au sein du lexique, chaque mot ne possède pas une signification isolée mais entre en relation avec la signification d’autres mots. Dans certains cas, ces relations de sens relient un mot plus général à un mot plus spécifique (hyponymie, méronymie), alors que dans d’autres, elles portent sur des mots du même degré de spécificité, soit parce que leur signification est similaire (synonymes) soit parce qu’elle est opposée (antonymes et complémentaires). 3.1. Hyponymie et méronymie La relation d’hyponymie s’établit entre un mot spécifique appelé l’hyponyme et un autre mot plus général appelé l’hyperonyme. Par exemple, rose est l’hyponyme de fleur qui est son hyperonyme. De même, piller est l’hyponyme de voler et cyan est l’hyponyme de bleu. Bien entendu, chaque hyperonyme possède plus qu’un seul hyponyme. Ainsi, fleur a également pour hyponymes primevère, tulipe, pensée, etc. On parle de co-hyponymes pour désigner la relation que les différents hyponymes entretiennent entre eux. La relation d’hyponymie est fondamentale pour la cognition humaine, car c’est sur elle que repose notre faculté à former des catégories. En effet, l’hyperonyme désigne la catégorie dans laquelle l’hyponyme est inclus. C’est pour cette même raison que la relation d’hyponymie est souvent utilisée dans les définitions lexicographiques. On peut par exemple définir le voilier (hyponyme) comme un navire (hyperonyme) à voiles. Bien souvent, la relation entre général et particulier peut s’entendre à plusieurs niveaux hiérarchiques. Par exemple, sapin est l’hyponyme de conifère, qui est à son tour l’hyponyme d’arbre, qui est l’hyponyme de végétal. Le point important est que la relation d’hyponymie est transitive, c’est-à-dire qu’elle s’applique au travers des niveaux hiérarchiques : ainsi sapin est aussi l’hyponyme de végétal. Dans la pratique, ces séries n’excèdent toutefois rarement trois à quatre degrés. Du côté de l’hyperonyme, on arrive ensuite invariablement à un niveau de généralité maximal du type objet ou personne. En ce qui concerne l’hyponyme, la description atteint son maximum de spécificité (par exemple sapin à pois d’Europe centrale). Ainsi, un même objet peut être désigné par plusieurs termes correspondant à différents niveaux de spécificité. Pour désigner une même entité du monde, je peux dire mon chat, mon animal ou encore mon siamois. Parmi ces niveaux hiérarchiques, les psychologues ont identifié la présence d’un niveau préférentiel, appelé le niveau de base. C’est à ce niveau que l’on trouve les mots le plus souvent utilisés par les locuteurs, que les enfants apprennent leurs premiers mots, et que les mots sont statistiquement les plus courts. Toutefois, ce niveau de base varie en fonction des catégories : s’il se situe au niveau de chat dans l’échelle siamois, chat, mammifère, animal, il se situe à un niveau de généralité supérieur dans l’échelle merlan, poisson, animal. En effet, dans ce cas, le terme préféré est poisson plutôt que merlan, qui correspond pourtant au même niveau de spécificité que chat (l’espèce). Bien que les raisons pour lesquelles le niveau de base varie ne soient pas toujours claires, il s’établit notamment au niveau de spécificité où les objets se ressemblent le plus. Or, ce niveau varie bien évidemment selon les catégories. La relation de méronymie s’établit entre une partie (le méronyme) et un tout auquel cette partie appartient (l’holonyme). Ainsi, volant est le méronyme de voiture qui est son holonyme et doigt est le méronyme de main qui est son holonyme. Tout comme la relation d’hyponymie, la méronymie s’établit de manière transitive et unilatérale. Si seconde est une partie de minute qui est une partie d’heure, la seconde est aussi une partie de l’heure. Toutefois, contrairement à l’hyponymie, dans certains cas, la transitivité provoque des résultats peu naturels. Si l’aiguille est une partie de la branche qui est une partie de l’arbre, parler de l’aiguille de l’arbre semble étrange. Par ailleurs, contrairement aux hyponymes, les méronymes n’héritent pas les propriétés de leurs holonymes. Si la voiture (holonyme) roule, le volant (méronyme) ne roule pas. Bien que la méronymie soit une relation plus spécifique que l’hyponymie et qu’elle ne puisse s’appliquer qu’aux éléments qui peuvent être divisés en parties, elle est fondamentale pour la définition de certains mots du lexique. Il est en effet très difficile de définir la notion de minute, par exemple, sans faire référence au système de division du temps dont elle fait partie (un total de soixante secondes, une partie d’une heure, etc.). 3.2. Synonymie La synonymie est une relation d’équivalence sémantique entre des mots différents comme policier et agent de police, paysan et agriculteur, etc. Les synonymes sont toujours des mots appartenant à la même catégorie grammaticale. Ainsi, un nom ne peut pas être le synonyme d’un verbe, par exemple. Malgré l’utilité de cette relation de sens, il n’existe pas de synonymes absolus. En effet, il arrive que deux mots différents servent à désigner un même référent dans le monde. Toutefois, le sens de ces mots est toujours partiellement distinct. C’est notamment l’une des raisons qui nous a conduits plus haut à adopter une approche triangulaire de la signification, qui différencie le sens (concept) de la référence (entités du monde). Les différences entre synonymes peuvent se situer à plusieurs niveaux. Dans de nombreux cas, les mots ne sont synonymes que dans une partie de leurs usages. Cette différence peut se remarquer au niveau sémantique, par exemple entre les différents sens des mots polysémiques. Si l’adjectif aigu est synonyme de fort dans l’expression une douleur aiguë, ces deux mots ne sont pas synonymes lorsque aigu a le sens de haut comme dans un son aigu (on ne peut pas dire un son fort dans ce cas). Dans d’autres cas, c’est la construction syntaxique dans laquelle un mot est utilisé qui détermine ses synonymes. Par exemple, tenir n’est synonyme de ressembler que dans la construction tenir de (quelqu’un). Enfin, dans de nombreux cas, la différence entre les synonymes a trait à l’usage (la pragmatique). Par exemple, les mots paysan et agriculteur, bien que désignant la même profession, n’ont pas la même coloration affective (ou connotation). Alors qu’agriculteur est neutre, paysan est parfois perçu négativement. Dans d’autres cas, la différence d’usage porte sur le niveau de langue, comme entre les mots moto et bécane. Dans d’autres cas encore, la différence porte sur la distinction entre langue commune et discours de spécialistes, comme dans la paire céphalée et mal de tête. Pour bien comprendre que ces paires ne sont pas synonymes, il suffit d’essayer de les utiliser de manière interchangeable. S’il est normal que des médecins parlent entre eux de céphalée, personne n’annoncerait à un ami qu’il souffre de céphalée, car ce terme est inapproprié en contexte. Notons encore que d’un point de vue cognitif, la relation de synonymie n’est que peu présente dans l’esprit des locuteurs. Lorsqu’on demande à des sujets de trouver un mot à partir d’un autre dans une tâche d’association libre, la relation la plus souvent évoquée est la co-hyponymie (sel appelle poivre), suivie de l’hyperonymie (sapin appelle arbre). En dernier lieu seulement, les sujets pensent à citer un synonyme. Par ailleurs, lorsqu’ils acquièrent le langage, les enfants ont un a priori (inconscient) très fort contre les synonymes. Lorsqu’ils connaissent déjà un mot pour désigner un objet, ils refusent d’accepter l’existence d’un second qui ait le même rôle (ce que la psychologue Eve Clark 1983 appelle le principe de contraste). Ce principe est tellement fort qu’il s’applique également durant une période aux enfants bilingues, qui spécialisent le sens des mots dans leurs deux langues, plutôt que de les accepter comme des équivalents. 3.3. Antonymie et complémentarité L’antonymie est la relation qui sert à opposer deux mots dans le lexique, elle est donc l’inverse de la synonymie. Comme les synonymes, les antonymes varient en fonction du contexte et des sens des mots polysémiques. Si lumineuse est l’antonyme de sombre dans la construction une pièce lumineuse, cet adjectif est opposé à stupide dans la construction une idée lumineuse. Le lexique contient à la fois des antonymes morphologiques, c’est-à-dire construits à partir de préfixes de privation comme faisable et infaisable et des antonymes purement lexicaux comme la paire intelligent et stupide. Cette deuxième catégorie est d’ailleurs de loin la plus fréquente des deux. On différencie dans le lexique plusieurs types d’opposition entre les mots. La première catégorie, appelée complémentarité, oppose des mots de manière absolue. Dans ce cas, la négation d’un terme implique nécessairement l’affirmation de l’autre dans la paire. C’est le cas de mots comme vivant et mort ou encore ouvert et fermé. Si une porte n’est pas ouverte, elle est nécessairement fermée, et inversement. Le lexique contient par ailleurs des antonymes gradables, pour lesquels la négation d’un terme n’entraîne pas nécessairement l’affirmation de l’autre. Par exemple, une personne petite n’est pas grande. En revanche, une personne qui n’est pas petite n’est pas nécessairement grande non plus. Elle est peut-être simplement de taille moyenne. C’est la présence de ces degrés intermédiaires qui donne le nom d’antonymes gradables à cette catégorie. La possibilité d’avoir des degrés intermédiaires se remarque également dans des constructions comme il est plutôt petit, assez grand, etc. En revanche, il est impossible de dire il est plutôt mort ou assez marié, ce qui montre, une fois encore, la réalité de la distinction entre antonymes gradables et complémentaires. Enfin, les antonymes gradables sont toujours évalués par rapport à une norme de référence. Par exemple, Jean peut être petit pour un joueur de basket mais grand pour un enfant de 12 ans. 4. La signification des noms et des verbes Nous avons vu plus haut que toutes les classes lexicales, y compris les prépositions, pouvaient fonctionner sémantiquement comme des prédicats. Du point de vue de la référence (entités du monde), les prédicats dénotent des ensembles d’individus (ou de paires d’individus). Du point de vue du sens (concept), ils possèdent des propriétés ou des traits sémantiques qui permettent de les définir, et qui ont en outre une influence directe sur la syntaxe. En effet, nous verrons que les traits sémantiques d’un mot déterminent le type de construction dans laquelle il peut entrer. Dans cette section, nous présentons quelques traits sémantiques importants des deux plus grandes classes lexicales : les noms et les verbes. 4.1. Noms massifs et comptables La catégorie des noms se divise sémantiquement en deux grandes catégories : les noms comptables et les noms massifs. Les noms comptables s’appellent ainsi parce qu’il est possible de compter les éléments de la classe qu’ils définissent. Des noms comme chien, maison, légume, etc. entrent dans la catégorie des noms comptables. À l’inverse, les noms massifs ne peuvent pas être comptés. C’est le cas de noms comme sucre, riz, sable, eau, etc. Toutefois, il est possible qu’un nom puisse changer de type dans certains contextes. Par exemple, le mot canard, comptable lorsqu’il s’agit de l’animal, devient massif dans la construction on a mangé du canard aux olives. À l’inverse, le nom massif choucroute devient comptable dans la phrase les choucroutes de cette brasserie sont délicieuses. D’un point de vue syntaxique, les deux principaux points de divergence entre les catégories de noms massifs et comptables sont les types de déterminants qu’ils prennent et leur manière de se comporter au pluriel. Les noms comptables peuvent prendre à la fois des pluriels définis et indéfinis. Par exemple, on peut dire j’ai vu les chiens, trois chiens, des chiens, beaucoup de chiens, etc. En revanche, les noms massifs ne peuvent pas être mis au pluriel et ont des déterminants partitifs. Par exemple, on ne peut pas dire j’ai mis trois riz dans l’armoire, à moins de l’entendre au sens de trois sortes de riz, auquel cas il devient un nom comptable. Les déterminants que l’on peut utiliser avec des noms massifs sont toujours de nature partitive, c’est-à-dire qu’ils déterminent une partie de la masse. Par exemple, il est possible de dire j’ai mis du riz dans la boîte mais pas j’ai mis du légume dans la casserole. 4.2. Les classes aspectuelles des verbes La sémantique des verbes fait intervenir une notion grammaticale importante, celle d’aspect lexical. La classe aspectuelle désigne la manière dont l’action est envisagée dans sa durée. On distingue généralement quatre classes aspectuelles qui sont les états, les activités, les accomplissements et les achèvements. Une première division s’opère entre les états (qui sont statiques) et les événements, qui comprennent les trois classes restantes. Il existe différents tests linguistiques pour déterminer à quelle classe aspectuelle appartient un verbe. Inversement, ces tests montrent que les différences entre classes aspectuelles ont une influence sur le type de constructions linguistiques dans lesquelles les verbes peuvent être utilisés. Un premier test linguistique consiste à appliquer la forme progressive être en train de. Les verbes d’état, étant statiques par nature, ne peuvent pas entrer dans ce type de construction. En revanche, les trois autres catégories regroupées sous les verbes d’événement l’acceptent, comme l’illustrent les exemples ci-dessous : 8. *Marie est en train d’être heureuse. (état) 9. Max est en train de courir. (activité) 10. Jean est en train de construire une maison. (accomplissement) 11. Paul est en train d’atteindre le sommet. (achèvement) Un deuxième test distingue les verbes d’état et d’activité, d’une part, et les verbes d’accomplissement et d’achèvement, d’autre part. Il s’agit de la possibilité d’utiliser soit une construction avec pendant soit avec en. Les verbes d’état et d’activité ne peuvent prendre que la forme avec pendant alors que les accomplissements et les achèvements ne peuvent prendre que la forme avec en. 12. Marie a été heureuse pendant /*en ses années de mariage. 13. Max a couru pendant /*en une heure. 14. Jean a construit une maison en /*pendant deux ans. 15. Paul a atteint le sommet en /*pendant une heure. Une manière de distinguer, parmi les verbes d’événement, les verbes d’activité des deux autres catégories est ce qu’on appelle le paradoxe de l’imperfectif. En effet, seuls les verbes d’activité permettent de considérer qu’une action a déjà été réalisée au moment de son déroulement. 16. Si Max est en train de courir, alors Max a couru. 17. Si Jean est en train de construire sa maison, alors Jean n’a pas encore construit sa maison. 18. Si Paul est en train d’atteindre le somment, alors Paul n’a pas encore atteint le sommet. La spécificité qui permet de reconnaître les accomplissements est qu’ils sont les seuls à être nécessairement bornés, c’est-à-dire à avoir un début et une fin. En effet, dans la phrase Jean a construit une maison, ce processus a nécessairement un début et une fin. Les achèvements sont ponctuels et n’ont donc pas de bornes prédéterminées. Toutefois, les états et les activités peuvent aussi être bornés, dans le cas où des indications linguistiques le spécifient, comme ci-dessous. 19. Marie a été mariée de 1991 à 2001. 20. Max a couru de midi à deux heures. La télicité est la propriété des verbes d’avoir un telos, c’est-à-dire une fin intrinsèque, qui fait partie de leur signification. Ce critère permet de distinguer les accomplissements et les achèvements, qui ont une fin intrinsèque (on dit qu’ils sont téliques), des états et des activités qui n’en ont pas (on dit qu’ils sont atéliques). Ainsi, par exemple, l’accomplissement dessiner un cercle a nécessairement une fin, lorsque le cercle est dessiné. À l’inverse, l’état d’être marié n’a pas de fin obligatoire. Enfin, le dernier critère est celui de l’homogénéité. En effet, les états et les activités sont homogènes, c’est-à-dire qu’ils désignent une situation qui ne change pas au cours du temps. En revanche, les accomplissements ne sont pas homogènes. Ils sont constitués de phases ordonnées dans le temps. Par exemple construire une maison implique des phases comme faire des plans, acheter un terrain, bâtir des fondations, etc. Enfin, étant donné qu’ils sont ponctuels, le critère de l’homogénéité ne s’applique pas aux achèvements. Ainsi, par l’addition de ces critères, résumés dans le tableau ci-dessous, il est possible de déterminer à quelle classe aspectuelle appartient un verbe. Attention toutefois, un même verbe peut changer de classe aspectuelle en fonction de son complément. Par exemple, dessiner décrit une activité dans la phrase Jean dessine pour le plaisir mais un accomplissement dans Pierre dessine un chat. Ainsi, plus que le verbe en isolation, c’est l’ensemble du groupe verbal qui doit être considéré afin de déterminer l’appartenance à une classe aspectuelle. progressif en pendant implication bornage télicité homogénéité états – – + ø – – + activités + – + + – – + accomplissements + + – – + + – achèvements + + – – ø + ø 5. Polysémie et coercion sémantique Le terme de polysémie s’emploie lorsque des mots ont plusieurs significations qui sont reliées entre elles. Lorsqu’un mot a plusieurs significations non reliées, par exemple le mot bière qui désigne à la fois une boisson et un cercueil, on parle d’homonymie. Dans certains cas, les mots ne sont identiques qu’à l’oral, on parle alors d’homophones (vert, vair, ver, verre, vers, etc.). Dans le cas des mots polysémiques, la relation entre les différents sens fait intervenir la notion de changement de type. Un exemple d’un tel changement a été vu plus haut au sujet des noms massifs et comptables. D’autres exemples se trouvent entre le contenant et son contenu (21), le producteur et son produit (22) ou encore un lieu et ses habitants (23). 21. acheter un verre (contenant) / boire un verre (contenu) 22. travailler pour un journal (producteur) / acheter son journal (produit) 23. Genève est une petite ville (lieu) / Genève célèbre l’anniversaire de Calvin (habitants) La question pour le linguiste est de savoir comment les locuteurs parviennent à trouver le sens approprié dans l’interprétation d’une phrase. L’un des mécanismes qui permet d’expliquer le passage d’un type à un autre s’appelle la coercion. Le principe de la coercion consiste à imposer une relation plutôt qu’une autre entre des termes, lorsqu’elle est sousspécifiée linguistiquement. Prenons l’exemple du verbe vouloir. Ce que Jean, Marie et Anne veulent dans ces exemples sont des choses bien différentes. Jean veut certainement boire un verre, Marie manger un gâteau et Anne avoir un bébé. 24. Jean veut un verre. 25. Marie veut un gâteau. 26. Anne veut un bébé. Le point important à comprendre est que le mécanisme de coercion n’est pas figé dans la langue mais fait intervenir le contexte d’énonciation. En effet, une relation qui semble impossible peut devenir parfaitement acceptable dans un contexte adéquat. Prenons le cas de l’exemple (25). Dans cette phrase, l’interprétation Marie veut dessiner un gâteau semble très improbable. Pourtant, elle peut devenir la relation préférée dans certains contextes. Imaginons que Marie prenne des cours de dessin. Aujourd’hui le thème du cours est la nature morte, et chaque élève choisit son sujet : Jean veut un pain, Pierre une pomme et Marie un gâteau. Dans ce cas, l’interprétation Marie veut dessiner un gâteau devient la plus plausible. Le phénomène de la coercion met en évidence le rôle du contexte, et donc de la pragmatique, pour compléter la signification linguistique des mots et des phrases. 6. Références de base Reboul & Moeschler (1998a) chapitre 6 ainsi que Pinker (1999a, chapitre 3) contiennent une présentation de la notion de concept. Lehmann & Martin-Berthet (1998) chapitre 4 traite des relations de sens. Dans le chapitre 5, les auteurs abordent également la question de la polysémie. Moeschler et Auchlin (2009, chapitres 10 à 13), fournit une introduction aux questions liées à la sémantique de la phrase. Enfin, Zufferey & Moeschler (2012) offre un panorama général des domaines de la sémantique et de la pragmatique. 7. Pour aller plus loin Lyons (1980) et (1978) sont des références très complètes sur la plupart des questions de sémantique lexicale. Riemer (2010) est une introduction détaillée aux champs d’étude de la sémantique. Pinker (2007) comprend une discussion très accessible de nombreux problèmes liés à la signification. Les meilleures intoductions à la sémantique en anglais sont les ouvrages de Heim & Kratzer (1998) et Chierchia & McConnell-Ginet (1990), ainsi que le livre & Gregoromichelaki (2009). plus récent de Cann, Kempson Questions de révision 10.1. À quoi servent les concepts ? 10.2. Indiquer les prédicats et les arguments des propositions suivantes : – Il pleut. – Pierre cueille des cerises. – Jeanne résume le cours à Paul. – Yves est à la maison. 10.3. Quels sont les différents types de relations d’opposition du lexique ? 10.4. Quels sont les points communs et les différences entre les relations d’hyponymie et de méronymie ? 10.5. Donner des exemples de noms massifs et comptables. 10.6. À quelle classe aspectuelle appartiennent les constructions verbales suivantes : manger chinois, écrire une lettre, concrétiser un plan, être heureux ? Justifier au moyen de tests linguistiques. 10.7. Indiquer par des exemples les changements de type qui peuvent intervenir entre les divers sens des mots suivants : biberon, kleenex, bière. 10.8. Expliquer le phénomène de la coercion au moyen des phrases suivantes : – Anne a commencé le pain. – Paul commence un portrait. – Marie commence le piano. 1. Ce modèle a conduit dans la première moitié du e siècle à la fameuse hypothèse de Sapir et Whorf sur le relativisme linguistique, qui a par la suite largement été rejetée par une grande partie des linguistes, notamment suite aux travaux de Noam Chomsky (cf. chapitre 5). À ce sujet, voir notamment Pinker (1999a), chapitre 3. 2. Pour une introduction approfondie de la sémantique compositionnelle, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Moeschler & Auchlin (2009), chapitres 10 à 13. Chapitre 11 Langage et action : les actes de langage Dans le chapitre 10, nous nous sommes penchés sur la signification des mots et des phrases, objets d’étude de la sémantique. Toutefois, la valeur sémantique d’une expression ou d’une phrase n’est que l’un des aspects de ce qui est communiqué par le locuteur, comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir au chapitre 2. La compréhension de ce que le locuteur veut dire en prononçant un énoncé est la tâche principale de l’interlocuteur. Dans les trois derniers chapitres de cet ouvrage, nous aborderons différents thèmes liés à la pragmatique, discipline qui a pour objet d’étude le vouloir dire des locuteurs et les mécanismes de compréhension qui assurent la réussite de la communication. Ce chapitre est plus spécifiquement consacré à la théorie des actes de langage, qui a marqué le début des travaux dans le domaine de la pragmatique. 1. Les débuts de la pragmatique : Austin On considère généralement que la pragmatique est née dans les années cinquante avec les travaux du philosophe anglais John Austin (1911-1960). Le point de départ de la réflexion d’Austin a consisté à remettre en cause l’idée selon laquelle le langage sert avant tout à décrire la réalité, et par conséquent chaque phrase peut être évaluée comme étant vraie ou fausse. Ce principe, qu’Austin nomme péjorativement « l’illusion descriptive », était l’un des fondements de la philosophie analytique anglo-saxonne de son époque. 1.1. Constatifs et performatifs Austin a commencé par constater que de nombreuses phrases comme (1) à (3) ci-dessous, qui ne sont ni interrogatives ni impératives ni exclamatives, ne servent pas à décrire un état de fait du monde. En revanche, le simple fait de les prononcer entraîne la réalisation d’une action : ordonner en (1), baptiser en (2) et promettre en (3). 1. Je t’ordonne de te taire. 2. Je te baptise au nom du père, du fils et du Saint-Esprit. 3. Je te promets que je viendrai demain. Ces énoncés, qu’Austin nomme performatifs, ne peuvent pas être évalués du point de vue de leur vérité ou de leur fausseté. Ils peuvent être heureux ou malheureux, en d’autres termes l’acte dont il est question peut réussir ou échouer. Austin reconnaît toutefois que dans d’autres cas, comme (4) et (5) ci-dessous, des énoncés qu’il appelle constatifs servent effectivement à décrire le monde, et peuvent donc être évalués en termes de vérité et de fausseté. Par exemple, l’énoncé en (4) est vrai s’il pleut effectivement au moment où le locuteur prononce cette phrase et faux dans le cas contraire. 4. Il pleut. 5. Paris est la capitale de la France. Cette première division entre énoncés constatifs et performatifs n’est toutefois pas aussi tranchée qu’il y paraît de prime abord. En approfondissant son analyse, Austin a également remarqué qu’en plus des performatifs explicites comme (1) à (3) ci-dessus, qui ont pour propriété d’être à la première personne de l’indicatif présent et de contenir un verbe performatif comme ordonner, promettre, jurer, d’autres énoncés comme (6) et (7) servaient également à réaliser des actions, mais de manière implicite. 6. Tu te tais. 7. Je viendrai te voir lundi. Même si ces énoncés, qu’Austin nomme des performatifs primaires, ne contiennent pas explicitement de verbe performatif, ils servent néanmoins à donner un ordre (6) et faire une promesse (7). Ainsi, leur évaluation se fait en termes de bonheur ou de malheur, et non en termes de vérité ou de fausseté. Afin de maintenir la distinction entre performatif et constatif tout en tenant compte du phénomène des performatifs primaires, Austin a établi un test de la performativité, selon lequel tout énoncé performatif doit se ramener à un énoncé comportant un verbe à la première personne du singulier de l’indicatif présent, voix active. Selon ce test, les énoncés (6) et (7) correspondent aux performatifs explicites en (8) et (9). 8. Je t’ordonne de te taire. 9. Je te promets que je viendrai te voir lundi. Malheureusement, l’extension de la catégorie des performatifs aux performatifs implicites pose d’importants problèmes pour la distinction entre constatifs et performatifs. En effet, tout énoncé constatif peut être traité comme le performatif primaire d’un performatif explicite. Par exemple, l’énoncé (4) ci-dessus pourrait correspondre au performatif explicite en (10). 10. J’affirme qu’il pleut. Si tel est bien le cas, alors les constatifs doivent être évalués en termes de bonheur ou de malheur plutôt que de vérité ou de fausseté, et la distinction entre le fait d’utiliser le langage pour décrire quelque chose (constatifs) ou pour faire quelque chose (performatifs) devient caduque. Pour ces raisons, Austin décide de renoncer à la distinction entre performatifs et constatifs et de se concentrer sur les différents types d’actes qui peuvent être réalisés au moyen d’une phrase. 1.2. Actes locutionnaire, illocutionnaire et perlocutionnaire Austin distingue trois types d’actes qui sont réalisés en prononçant des phrases. Il y a tout d’abord l’acte locutionnaire, qui correspond au fait de dire quelque chose, indépendamment du sens communiqué par la phrase. Deuxièmement, il y a l’acte illocutionnaire, qui est accompli en disant quelque chose et à cause de la signification de la phrase. Enfin, il y a l’acte perlocutionnaire, qui est accompli par le fait de dire quelque chose, et qui correspond aux conséquences de ce qui a été dit. Prenons l’exemple de la phrase (11), prononcée par un professeur à l’adresse de ses étudiants. 11. L’examen se termine dans cinq minutes. L’acte locutionnaire correspondant à cette phrase est le fait de dire que l’examen (celui que les étudiants sont en train de passer) se termine dans cinq minutes (à partir du moment de la parole). On remarque ainsi que le sens communiqué par cet énoncé n’est pas totalement déterminé par les mots utilisés, dans la mesure où l’examen dont il est question et le moment exact de sa fin doivent être déduits en utilisant des informations contextuelles. En prononçant cette phrase, le professeur accomplit également l’acte illocutionnaire d’informer les étudiants de la fin imminente de l’examen. Si le but d’un acte illocutionnaire est simplement sa reconnaissance par les interlocuteurs, l’acte perlocutionnaire vise quant à lui à produire un certain effet sur l’audience. Dans le cas de notre exemple, le professeur peut avoir l’intention de persuader les étudiants de se dépêcher de terminer leur copie. Ainsi, actes illocutionnaires et perlocutionnaires sont tous deux liés à l’usage du langage et relèvent donc potentiellement de la pragmatique. Toutefois, la principale différence entre ces deux types d’actes tient au fait que seuls les actes illocutionnaires ont un caractère conventionnel. En d’autres termes, il est toujours possible de reformuler un acte illocutionnaire par la formule performative correspondante. En revanche, les actes perlocutionnaires correspondent aux effets éventuels de l’acte illocutionnaire sur un auditeur donné ou, en d’autres termes, des conséquences de cet acte, qui dans certains cas ne sont pas intentionnelles. Par exemple, l’annonce du professeur de l’exemple (11) peut entraîner une réaction de panique chez certains étudiants et être compris comme une simple information par d’autres. C’est pourquoi, les effets perlocutionnaires ne peuvent pas être déterminés conventionnellement. Selon Austin, une théorie des actes de langage, à savoir des actes réalisés dans l’usage du langage, doit se concentrer sur les actes illocutionnaires associés aux énoncés. Dans ce but, il a proposé une taxinomie des actes illocutionnaires, basée sur les verbes performatifs les décrivant, qu’il divise en cinq catégories : a) verdictifs : actes juridiques acquitter, condamner, prononcer, décréter, classer, évaluer, etc. b) exercitifs : jugements que l’on porte sur ce qui devrait être fait dégrader, commander, ordonner, léguer, pardonner, etc. c) promissifs : obligent le locuteur à adopter une certaine attitude promettre, garantir, parier, jurer de, etc. d) comportatifs : attitude ou réaction face à la conduite d’autrui ou à la situation s’excuser, remercier, déplorer, critiquer, braver, etc. e) expositifs : employés dans les actes d’exposition affirmer, nier, postuler, remarquer, etc. Le décès prématuré d’Austin à l’âge de 49 ans l’a empêché de mener plus avant son analyse des actes illocutionnaires. Ainsi, sa principale contribution a été de contester la théorie descriptive et de montrer que l’on pouvait utiliser le langage pour réaliser des actes, appelés les actes de langage. Il a également proposé une description des types d’actes réalisés par le langage : locutionnaires, illocutionnaires et perlocutionnaires et a fourni une première classification des actes illocutionnaires. Selon Austin, les actes de langage qui intéressent la pragmatique sont les actes illocutionnaires, car leur compréhension est nécessaire à la réussite de la communication et ils correspondent au vouloir dire du locuteur. 2. La théorie des actes de langage de Searle À la suite d’Austin, le philosophe américain John Searle (1932- ) a repris et développé la théorie des actes de langage, en insistant sur deux de ses composantes fondamentales : les notions d’intention et de convention. Plus spécifiquement, Searle affirme que le locuteur qui s’adresse à un interlocuteur a nécessairement l’intention de lui communiquer un certain contenu. Par ailleurs, la communication de ce contenu est rendue possible par le fait que la signification linguistique est conventionnellement associée aux mots qu’il utilise pour ce faire. Ces deux dimensions se retrouvent dans le principe d’exprimabilité posé par Searle, selon lequel tout ce qu’un locuteur veut dire peut toujours être exprimé par le langage. En vertu de ce principe, tout état mental (pensée, croyance, désir, intention, etc.) peut être exprimé explicitement et littéralement par une phrase. Les états mentaux sont donc transparents et leur observation se réduit à celle des phrases qui les expriment. Le principe d’exprimabilité implique qu’il existe des règles sémantiques fixant la signification des actes de langage. Nous reparlerons de ces règles dans le contexte des actes de langage indirects. Une innovation de la théorie de Searle par rapport à celle d’Austin a consisté à décomposer la production d’une phrase dotée d’une signification en quatre actes plutôt que trois. Plus spécifiquement, Searle a ajouté à la classification d’Austin l’acte propositionnel, qui correspond à la référence (syntagme nominal) et à la prédication (syntagme verbal). Cette addition se justifie dans la mesure où différents actes illocutionnaires peuvent être réalisés au moyen d’un même acte propositionnel. Prenons les exemples (12) à (14) cidessous. 12. Max mange. 13. Max mange-t-il ? 14. Mange, Max ! Dans chacun de ces exemples, un même acte propositionnel est accompli au moyen d’un acte de référence (MAX) et d’un acte de prédication (MANGER). En revanche, chacun de ces exemples correspond à un acte illocutionnaire différent, soit une affirmation (12), une question (13) et un ordre (14). Ainsi, selon Searle, produire un énoncé revient nécessairement à accomplir un acte propositionnel et un acte illocutionnaire. En revanche, les actes locutionnaires ne l’intéressent guère car ils ne relèvent pas de la pragmatique, et il pense que les actes perlocutionnaires sont optionnels. À partir de la distinction entre la proposition exprimée (acte propositionnel) et l’acte illocutionnaire accompli, Searle a distingué deux éléments de la structure syntaxique de la phrase. Il y a, d’une part, le marqueur de contenu propositionnel et, d’autre part, le marqueur de force illocutionnaire. Par exemple, dans la phrase (15) ci-dessous, le marqueur de force illocutionnaire est je te promets et le marqueur de contenu propositionnel est je viendrai. 15. Je te promets que je viendrai. Searle justifie cette division de la phrase par le fait que certains phénomènes linguistiques comme la négation s’appliquent différemment à ces deux composants. En effet, dans le cas du marqueur de contenu propositionnel, deux négations entraînent une affirmation. Dire il n’est pas vrai que je ne viendrai pas revient à dire je viendrai. En revanche, cette logique ne s’applique pas au marqueur de force illocutionnaire. Ainsi, dire je ne te promets pas que je ne viendrai pas ne signifie pas je viendrai. D’un point de vue typologique, Searle (1982) a également proposé une version corrigée de la classification des actes illocutionnaires d’Austin. Searle reproche notamment à cette classification de ne pas être fondée sur un principe clair mais sur un ensemble de principes, ce qui provoque des chevauchements entre certaines catégories, du fait que certains verbes appartiennent à plusieurs catégories différentes. Searle propose pour sa part une douzaine de critères permettant de classer les actes illocutionnaires en cinq grandes catégories. Parmi les plus importants, il y a le but de l’acte, les états psychologiques exprimés et le contenu propositionnel. Sur la base de ces critères, Searle propose les classes d’actes illocutionnaires suivantes : a) les représentatifs (expositifs chez Austin), qui engagent le locuteur sur la vérité de la proposition exprimée (asserter, conclure) ; b) les directifs (exercitifs chez Austin), qui sont des tentatives du locuteur de conduire l’interlocuteur à faire quelque chose (demander, ordonner) ; c) les commissifs (promissifs chez Austin), qui obligent le locuteur à effectuer une action future (promettre, menacer, offrir) ; d) les expressifs (comportatifs chez Austin), qui expriment un état psychologique (remercier, s’excuser, accueillir, féliciter) ; e) les déclaratifs (verdictifs chez Austin), qui entraînent des changements immédiats d’ordre institutionnel et tendent à impliquer des structures institutionnelles spécifiques (excommunier, déclarer la guerre, baptiser, etc.). En résumé, les travaux de Searle ont donné une consistance sérieuse à la notion d’acte de langage, en fournissant une description précise des actes illocutionnaires. Searle a proposé d’articuler intention du locuteur et convention linguistique et fourni des critères explicites de classification des actes illocutionnaires. Enfin, on lui doit également une théorie des actes de langage indirects, auxquels nous allons maintenant nous intéresser. 3. Les actes de langage indirects Un acte de langage indirect (ou primaire) peut être défini comme un acte illocutionnaire exprimé indirectement, c’est-à-dire au moyen d’un autre acte (ou secondaire). Ainsi, dans le cas d’un acte de langage direct, l’intention du locuteur est rendue explicite par la construction linguistique ou la présence d’un verbe performatif à la première personne du présent de l’indicatif. Il n’y a donc pas de divergence entre la signification de la phrase et le sens, à savoir le vouloir dire du locuteur. La phrase (16) ci-dessous contient un exemple d’acte de langage direct. La requête formulée par le locuteur est exprimée explicitement par la formule je te prie. 16. Je te prie de me passer le sel. Dans le cas d’un acte de langage indirect, la phrase utilisée accomplit un acte de langage différent de l’acte de langage intentionné par le locuteur. Il y a donc divergence entre le sens de la phrase et le vouloir dire du locuteur. La phrase (17) ci-dessous contient un exemple d’acte de langage indirect. Dans ce cas, la requête est formulée implicitement sous forme de question. 17. Peux-tu me passer le sel ? Dans un acte de langage indirect comme (17), il y a non pas un, mais deux actes de langage qui sont accomplis : un acte primaire, qui correspond à une requête, accomplie par l’intermédiaire d’un acte secondaire, qui est une question. Tout le problème, pour une théorie conventionnelle de la signification telle que l’envisage Searle, est d’expliquer par quelles conventions l’interlocuteur peut comprendre l’acte primaire à partir de l’acte secondaire. Pour le comprendre, il faut savoir que Searle a réalisé une description des conditions selon lesquelles un acte illocutionnaire est ou n’est pas couronné de succès, sur la base d’une série de règles qui doivent être respectées lors de la réalisation d’un acte. Il y a tout d’abord les règles préliminaires, qui portent sur la situation de communication et sur les croyances d’arrière-plan du locuteur. Ces règles exigent notamment que les interlocuteurs parlent la même langue. Ensuite, il y a la règle de contenu propositionnel, qui détermine le contenu propositionnel de l’acte de langage. Il y a également la règle de sincérité, qui porte sur l’état mental du locuteur et enfin la règle essentielle qui spécifie le type d’obligation contractée par l’un ou l’autre des interlocuteurs. Par exemple, dans le cas de la promesse, acte plus spécifiquement étudié par Searle dans ce contexte, ces règles prennent la forme suivante : a) Règle de contenu propositionnel : prédique un acte futur Q du locuteur L. b) Règles préliminaires : i. l’auditeur A préfère l’accomplissement de Q par L à son non-accomplissement ; ii. il n’est évident ni pour L ni pour A que L serait conduit à effectuer Q. c) Règle de sincérité : L a l’intention d’effectuer Q. d) Règle essentielle : L contracte l’obligation d’effectuer Q. C’est précisément l’existence de ces règles sémantiques qui explique la transition entre actes de langage secondaires et primaires. En effet, selon Searle, le fait d’interroger une condition préliminaire à la réalisation d’un acte illocutionnaire revient à réaliser indirectement cet acte. Ainsi, pour réaliser une requête indirecte, le locuteur peut, par exemple, interroger la capacité de l’auditeur à accomplir l’acte comme en (18). Il peut également mentionner son désir ou sa volonté de voir l’acte réalisé comme en (19). Une autre possibilité consiste à interroger le consentement de l’auditeur comme en (20). Enfin, le lien conventionnel peut également porter sur la raison de faire l’action demandée comme en (21). 18. Peux-tu me passer le sel ? 19. J’aimerais que tu me passes le sel. 20. Veux-tu me passer le sel ? 21. Tu devrais me passer le sel. Chacune de ces requêtes indirectes fait intervenir l’une des conditions de succès d’un acte de langage, telles que définies par Searle. Par exemple, (18) fait appel à une règle préliminaire à la réalisation d’une requête, qui veut que l’interlocuteur soit en mesure d’accomplir l’acte demandé. De même, (19) fait appel à la condition de sincérité, selon laquelle le locuteur veut que son interlocuteur réalise l’acte. En résumé, la théorie des actes de langage indirects a pour grand avantage d’expliquer comment les locuteurs peuvent communiquer un acte en se servant d’un autre. Toutefois, le fait de figer les règles de transition dans des conditions linguistiques définies conventionnellement pose problème, comme allons le voir. 4. Théorie des actes de langage et pragmatique contemporaine Les travaux actuels dans le domaine de la pragmatique ont permis d’identifier un certain nombre de problèmes et limites inhérents à la théorie des actes de langage. Ainsi, bien que la théorie reste influente, notamment dans des domaines connexes comme l’acquisition du langage et l’intelligence artificielle, de nombreux modèles théoriques ont actuellement largement revu et réduit l’importance de cette notion. 4.1. Problèmes et limites de la théorie des actes de langage Dans la théorie des actes de langage, chaque phrase grammaticalement correcte accomplit nécessairement un acte illocutionnaire. Du point de vue de l’auditeur, comprendre l’énoncé du locuteur revient donc à être capable d’identifier l’acte accompli par ce dernier. Or, cette hypothèse ne semble pas toujours justifiée. Prenons un exemple. Dans le cadre de la théorie des actes de langage, pour avoir compris l’énoncé (22), le locuteur devrait avoir compris une proposition du type de (23). 22. Il va pleuvoir ce soir. 23. Le locuteur prédit qu’il va pleuvoir ce soir. Cette contrainte semble pourtant trop forte. Dans le cas de cet exemple, ce qui importe, ce n’est pas que l’auditeur comprenne que le locuteur avait l’intention de réaliser un acte de prédiction mais simplement que l’énoncé communique quelque chose à propos d’un événement futur. Ainsi, comprendre la nature exacte de l’acte illocutionnaire n’est pas toujours indispensable pour comprendre le sens des énoncés. Une autre critique que l’on peut formuler à l’égard de la théorie des actes de langage est que tous les actes de langage ne relèvent pas du domaine de la linguistique ou de la pragmatique. Par exemple, les actes déclaratifs comme excommunier et commissifs comme promettre comportent une forte composante institutionnelle et leur réussite nécessite qu’ils se produisent dans un contexte bien spécifique. Dans le cas des déclaratifs, il est également nécessaire qu’ils soient le fait de locuteurs particuliers qui sont institutionnellement habilités à les réaliser. Ainsi, seuls les actes représentatifs comme asserter et directifs comme demander ne dépendent pas de contraintes extérieures à l’usage du langage. Qui plus est, les actes sociaux ou institutionnels comme le baptême et la promesse varient en fonction du contexte culturel dans lequel ils ont lieu. Or, une théorie qui vise à décrire l’usage du langage doit tendre vers l’universalité. Enfin, la théorie des actes de langage présuppose un rapport conventionnel entre certains mots ou tournures syntaxiques et le type d’acte de langage qui peut être accompli. Or, il n’existe pas toujours de rapport entre la forme linguistique de l’énoncé et le type d’acte réalisé, comme l’illustrent les exemples ci-dessous. 24. Donne-moi la réponse, puisque tu sais tout ! 25. Peut-on nier que le nazisme était un crime ? En dépit de sa forme impérative, l’énoncé (24) n’est ni un ordre ni une requête indirecte. Il s’agit d’un énoncé ironique qui vise à démontrer à l’auditeur qu’il a tort de croire qu’il sait tout. De même, la forme interrogative de (25) n’en fait ni une question (au sens d’une demande d’information) ni une requête indirecte, c’est une question rhétorique qui n’appelle pas de réponse. Comprendre le sens de ces énoncés ne requiert pas d’identifier un acte de langage particulier mais d’accéder à l’intention informative du locuteur. 4.2. Actes de langage et pragmatique cognitive La pragmatique cognitive, notamment la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson (1989), a remis en cause l’idée selon laquelle le langage est un moyen conventionnel de réaliser des actions. Comme nous l’avons vu au chapitre 2, ce modèle met l’accent sur la sous-détermination linguistique et la nécessité de recourir à des processus inférentiels pour parvenir à comprendre le vouloir dire du locuteur. Sperber et Wilson ont notamment revu le rôle des actes de langage dans la communication verbale, et proposé de réduire les classifications de Searle et d’Austin à trois catégories d’actes : a) les actes de dire que, qui correspondent généralement aux phrases déclaratives, notamment les assertions, les promesses et les prédictions ; b) les actes de dire de, qui correspondent à des phrases impératives, comme les ordres, les conseils, etc. ; c) les actes de demander si, qui correspondent aux phrases interrogatives, telles que les questions et les demandes de renseignement. L’un des principaux avantages de cette classification est qu’elle contient des catégories universelles qui se retrouvent dans toutes les langues et toutes les cultures, ce qui n’était pas le cas de tous les types d’actes de langage identifiés par Searle et Austin. Par ailleurs, ces catégories peuvent être identifiées linguistiquement, par des informations lexicales et syntaxiques. Toutefois, ces actes ne sont pas liés conventionnellement à des catégories linguistiques. Par exemple, les énoncés (24) et (25) ci-dessus, malgré leur forme impérative et interrogative, ne sont pas des actes de dire de et demander si. Comme mentionné plus haut, (24) n’est ni un ordre ni une requête indirecte. Dans les deux cas, il s’agit donc d’actes de dire que. Ces exemples illustrent une fois encore le fait que l’accent doit être mis en pragmatique sur l’intention du locuteur plutôt que sur les moyens linguistiques utilisés pour la véhiculer. 5. Références de base Reboul & Moeschler (1998a) chapitre 1 contient une présentation succincte de la théorie des actes de langage. Une introduction plus approfondie se trouve également chez Moeschler & Reboul (1994) chapitre 1. Sperber & Wilson (1989), pp. 364-381, contient une critique de la notion d’acte de langage et une révision de cette notion du point de vue de la pragmatique cognitive. 6. Pour aller plus loin Le texte fondateur de la théorie des actes de langage est Austin (1970). Searle (1972) examine plus spécifiquement les conditions de félicité des actes de langage, en se concentrant sur le cas de la promesse. Searle (1982) contient une taxinomie des actes de langage et aborde également la notion d’acte de langage indirect. Zufferey & Moeschler (2012) chapitre 7 explique comment la pragmatique a évolué depuis la définition conventionnelle du sens proposée par théorie des actes de langage jusqu’à la pragmatique inférentielle des modèles actuels. Questions de révision 11.1. Dire si les énoncés ci-dessous sont des constatifs ou des performatifs selon la définition d’Austin. – Je t’assure que c’est un bon film. – Mon bureau est situé à la rue de Candolle. – Pourrais-tu me dire l’heure ? – Tu vas me le payer. 11.2. Appliquer le test de la performativité aux exemples ci-dessus afin de montrer pourquoi de tels exemples ont conduit Austin à abandonner sa distinction. 11.3. Quels sont les actes locutionnaires, illocutionnaires et perlocutionnaires réalisés dans les énoncés ci-dessous : – Ferme la porte en sortant ! – Répète si tu oses ! – J’affirme que l’exercice n’est pas clair. – Je vous condamne à la prison à perpétuité. – Bougez futé, allez à pied ! 11.4. Expliquer la distinction entre le marqueur de force illocutionnaire et le marqueur de contenu propositionnel à l’aide d’un exemple. 11.5. Dire quels sont les actes de langage primaires et secondaires réalisés par les énoncés ci-dessous et expliquer comment le locuteur peut comprendre l’acte primaire à partir de l’acte secondaire dans chaque cas : – Sais-tu quelle heure il est ? – Vous pourriez faire moins de bruit. – J’aimerais bien que tu m’écoutes quand je te parle. – Tu devrais être plus poli avec ton père. 11.6. Pourquoi peut-on conclure que les seuls vrais actes de langage sont les actes représentatifs et directifs ? 11.7. Dire si les exemples ci-dessous sont des actes de dire que, dire de ou demander si : – Pardon, quelle heure est-il ? – Je me demande bien ce que j’ai fait pour mériter un étudiant pareil ! – Reviens ici tout de suite, sac-à-puces ! – Qui a dit que les femmes ne savent pas faire de la linguistique ? Chapitre 12 Pragmatique lexicale : expressions référentielles, temps verbaux et connecteurs La pragmatique lexicale s’intéresse aux mots du lexique qui acquièrent une signification en contexte. Contrairement aux mots comme les verbes et les noms étudiés au chapitre 10, les éléments lexicaux auxquels nous nous intéresserons dans ce chapitre n’ont pas pour signification un concept mais une procédure. Plus spécifiquement, leur rôle consiste à donner des instructions sur la manière de relier les autres éléments dans la phrase. Nous commencerons par aborder la différence entre signification conceptuelle et signification procédurale, avant d’étudier plus en détail quelques catégories d’éléments qui encodent de l’information procédurale : certaines expressions référentielles comme je ou lui, les temps verbaux et les connecteurs pragmatiques comme mais, parce que et donc. 1. Signification conceptuelle et signification procédurale Au chapitre 10, nous nous sommes intéressés exclusivement à des éléments lexicaux comme les noms, les verbes et les adjectifs, pour lesquels nous avons déterminé qu’ils encodaient des informations conceptuelles, et que leur valeur sémantique était leur référence. Par exemple, le mot arbre encode le concept ARBRE, qui a pour propriétés encyclopédiques d’être un végétal, avec un tronc et des feuilles, d’être enraciné dans le sol, etc. Le concept d’ARBRE permet aux locuteurs de désigner tous les référents du monde auxquels il s’applique, c’est-à-dire des sapins, des chênes, des hêtres, etc. De la même manière, connaître la signification du verbe couper permet aux locuteurs de désigner les actions qu’ils observent et qui entrent dans la dénotation du concept COUPER. Enfin, connaître la signification du mot cyan permet d’identifier les nuances de bleu qui entrent dans la dénotation de cet adjectif. Toutefois, tous les éléments du lexique ne fonctionnent pas de cette façon. Par exemple, certains mots comme je, maintenant ou donc n’encodent pas de concept. Pour bien comprendre la différence entre ces deux types d’éléments lexicaux, il suffit d’essayer d’expliquer intuitivement ce que des mots comme jardin, parler, donc ou je veulent dire. Si dans le cas de jardin et de parler l’exercice est relativement aisé, il est bien plus difficile de faire de même pour les mots je et donc. Cette différence s’explique par le fait que, dans le premier cas, il suffit de faire appel à ses connaissances conceptuelles sur les jardins et l’action de parler. En revanche, dans le second, il n’existe pas d’informations conceptuelles auxquelles se référer. Ce que le mot je signifie dépend de la personne qui parle. Selon le locuteur, la référence de je peut être Paul, Jacques, Jean, etc. Ainsi, la signification de je n’est pas une personne en particulier. La présence du mot je dans une phrase indique à l’auditeur de chercher le locuteur de la phrase. Il s’agit là d’une procédure. De même, ce que les mots maintenant ou demain veulent dire dépend entièrement du moment auquel se situe l’énonciation : mercredi 9 septembre 2009, vendredi 3 janvier 2020, etc. Le rôle de ces mots est donc de donner l’instruction à l’auditeur de chercher le moment de l’énonciation, afin de se situer soit à ce moment-là pour le mot maintenant, soit le jour suivant pour le mot demain. On remarque ainsi que le contexte est primordial pour déterminer la signification des mots qui encodent de l’information procédurale. C’est pourquoi, ces mots ont généralement été étudiés dans le cadre de la pragmatique plutôt qu’en sémantique. Afin d’illustrer la différence entre signification conceptuelle et signification procédurale, prenons l’exemple de la phrase (1) cidessous. 1. Hier, je me suis promené dans la forêt. Comme toutes les phrases, celle-ci contient à la fois des éléments à contenu conceptuel et procédural. Au niveau du contenu conceptuel, il y a le verbe se promener et le nom forêt. Au niveau du contenu procédural, il y a l’adverbe déictique hier, qui donne l’instruction à l’auditeur de chercher le jour avant l’énonciation, les pronoms je et me qui identifient le locuteur de la phrase, l’auxiliaire de temps suis qui, accompagné du verbe, situe l’action dans le passé, la préposition dans qui indique une relation d’inclusion et enfin le déterminant la qui renvoie à un lieu identifiable et unique. Cet exemple montre bien que les informations procédurales ne sont ni moins nombreuses ni moins importantes que les informations conceptuelles pour comprendre le sens d’une phrase. 2. Les expressions référentielles On parle de référence pour désigner la relation qu’entretient une expression linguistique avec une entité du monde, qui peut être un objet, un événement, un état, etc. On appelle donc expressions référentielles les expressions qui servent à désigner en usage un référent dans le monde. C’est pourquoi, on peut dire que comprendre une expression référentielle revient pour l’auditeur à identifier le référent auquel elle correspond (qu’elle dénote) dans le monde. Attention toutefois, la signification des expressions référentielles peut être de nature descriptive ou procédurale selon les cas, comme nous allons le voir. 2.1. Expressions référentielles autonomes et non autonomes Selon le linguiste Jean-Claude Milner (1992), il existe deux types d’expressions référentielles : les expressions référentielles autonomes, dont la signification lexicale suffit à déterminer leur référent, et les expressions référentielles non autonomes, dont la signification lexicale ne suffit pas à déterminer leur référent. On dit que les expressions référentielles non autonomes sont privées d’autonomie référentielle. Les expressions référentielles autonomes incluent les descriptions définies (2), les descriptions indéfinies (3), et les noms propres (4). 1. Le chien du voisin est dans la cuisine. 2. Un chien est dans la cuisine. 3. Charlie est dans la cuisine. Les expressions référentielles non autonomes incluent les pronoms déictiques (5), les pronoms démonstratifs (6), les pronoms anaphoriques (7) (voir la définition de l’anaphore ci-dessous) et les termes vagues comme (8) et (9). Un terme vague comme l’imbécile fonctionne comme le pronom il de l’exemple (7). Il reçoit sa référence via la situation de discours en (9) ou d’une expression référentielle autonome en (10). 5. Je suis linguiste. 6. C’est un linguiste. 7. Max est professeur. Il est linguiste. 8. Ce génie est étudiant. 9. L’imbécile a encore planté l’ordinateur. 10. Max est professeur. L’imbécile a encore planté l’ordinateur. 2.2. Référence actuelle et référence virtuelle Dans la terminologie de Jean-Claude Milner, on parle de référence actuelle pour nommer le référent désigné (un objet ou un événement dans le monde) et de référence virtuelle pour désigner sa signification lexicale. Ainsi, une expression référentielle peut posséder une référence virtuelle indépendamment d’un quelconque contexte d’usage. En revanche, une expression référentielle ne peut avoir de référence actuelle qu’en usage. En effet, c’est le fait qu’un locuteur particulier utilise une expression dans un contexte précis qui permet d’identifier le référent. Par exemple, l’expression mon chien ne correspond pas au même référent selon que c’est Jacques, Pierre ou Paul qui parle. La référence virtuelle joue un rôle important dans la détermination de la référence actuelle d’une expression. Par exemple, pour qu’un objet du monde puisse entrer dans la dénotation de l’expression mon chat tigré, il faut que cet individu soit (a) un chat et (b) de couleur tigrée. Ainsi, la référence virtuelle, qui détermine la signification lexicale de l’expression, impose des contraintes sur le type de référents que l’expression peut désigner en usage. Il est impossible de faire référence à un saint-bernard en l’appelant mon chat tigré, par exemple. Toutes les expressions référentielles autonomes possèdent nécessairement une référence virtuelle. En revanche, la situation est plus compliquée lorsqu’il s’agit des expressions non autonomes. Parmi elles, on distingue celles qui n’ont pas de référence virtuelle comme les pronoms anaphoriques (de 3e personne) de celles qui ont une référence virtuelle comme les déictiques (de 1re et de 2e personne). Si les déictiques ont une référence virtuelle, c’est parce qu’ils encodent une signification procédurale précise, qui indique à l’auditeur de chercher une certaine information. Par exemple, dans le cas du pronom de première personne je, la procédure indique de chercher le locuteur de l’énoncé. En revanche, le pronom de troisième personne il ne possède pas de référence virtuelle, car son contenu procédural n’est pas suffisamment précis pour permettre d’identifier un référent en contexte. Seules les informations sur le genre et le nombre sont en effet linguistiquement encodées par le pronom de 3e personne. 2.3. L’anaphore On parle d’anaphore lorsqu’un terme est utilisé pour reprendre une autre expression nominale qui le précède et à laquelle il emprunte sa référence. On parle d’anaphore pronominale lorsque la reprise anaphorique se fait par un pronom comme en (11). Dans ce cas, la référence du pronom il tire sa référence de la référence actuelle de Fred. On dit qu’il y a coréférence entre Fred et il. On parle d’anaphore nominale lorsque l’expression référentielle est reprise par une autre expression nominale, comme en (12). 11. Fred est saoul. Il a bu du schnaps. 12. Un chien aboie. L’animal est énervé. Il existe encore un troisième type d’anaphore appelée l’anaphore associative. Dans ce cas, il n’y a pas de coréférence entre les expressions, mais une relation de type partie-tout (voir chapitre 10). Par exemple, en (13) l’église est une partie du village. Bien qu’il n’y ait pas de coréférence entre les éléments, ce type de reprise est traité comme un cas d’anaphore, car seul l’article défini est possible, comme le montre l’incongruité des exemples (14) et (15). Le fait que seul l’usage d’un article défini soit possible démontre que la reprise est traitée comme une entité reliée à un antécédent, comme dans les autres cas d’anaphore. 13. Nous entrâmes dans un village. L’église était en ruine. 14. Nous entrâmes dans un village. ? Une église était en ruine. 15. Nous entrâmes dans un village. ? Cette église était en ruine. 3. Les temps verbaux Le rôle des temps verbaux est de permettre de connecter des événements les uns par rapport aux autres dans le temps. En d’autres termes, on peut dire que les temps verbaux contiennent de l’information procédurale, sous forme d’instruction sur la manière de relier temporellement des événements. L’un des problèmes classiques liés aux temps verbaux est celui de l’ordre temporel. Il y a ordre temporel lorsque l’ordre du discours est parallèle à l’ordre des événements, comme en (16). Dans cet exemple, l’événement de la chute de Max s’est produit avant qu’il ne se casse la jambe. L’ordre de présentation des événements suit donc l’ordre réel de leur déroulement dans le monde. 16. Max est tombé dans un précipice. Il s’est cassé la jambe. Les temps verbaux et le discours offrent deux manières de représenter les événements. Une manière narrative, avec ordre temporel, où les événements sont présentés dans l’ordre de leur occurrence dans le monde, et une manière explicative, avec inversion temporelle, où l’ordre temporel inverse permet d’introduire non pas la succession des événements, mais l’explication des événements. L’ordre temporel crée une narration (17) et l’inversion temporelle crée une explication (18). 17. Axel a insulté sa sœur. Abi l’a giflé. 18. Abi a giflé Axel. Son frère l’a insultée. Différentes théories ont tenté de fournir une explication au rôle des temps verbaux dans l’ordre temporel. Nous allons les passer brièvement en revue. 3.1. L’approche aspectuelle Selon l’approche aspectuelle, c’est la classe aspectuelle à laquelle appartient un verbe (voir chapitre 10) qui définit son rôle dans la détermination de l’ordre temporel. Plus précisément, seules les phrases dénotant un achèvement (19) ou un accomplissement (20) font avancer le temps. Avec les états (21) et les activités (22), le temps n’avance pas. 19. Marie entra dans le bureau. Le président se leva. 20. Marie entra dans le bureau. Le président alla à sa rencontre. 21. Marie entra dans le bureau. Le président était endormi. 22. Marie entra dans le bureau. Le président marchait de long en large. Toutefois, l’approche aspectuelle rencontre un certain nombre de difficultés. Notamment, il peut arriver que le temps avance même en la présence d’états, comme en (23) et (24). Ce qui explique cette différence est que dans ces exemples, le temps est perçu de manière subjective, soit du point de vue de Marie en (23) soit de celui du juge en (24). Pour des raisons pragmatiques, le destinataire perçoit que la situation décrite dans la première phrase existait préalablement, et que donc le second état correspond à un avancement du temps. 23. Marie entra dans le bureau du président. Il y avait une copie reliée du budget sur la table. 24. Le juge alluma une cigarette. Le tabac avait un goût de fiel. En figeant l’ordre temporel dans les classes aspectuelles des verbes, l’approche aspectuelle ne permet pas de rendre compte de tels exemples. 3.2. L’approche anaphorique Dans cette approche, ce ne sont plus les classes aspectuelles mais les temps verbaux qui fixeraient l’ordre temporel. Plus spécifiquement, les phrases au passé simple (25) font avancer le temps, les phrases à l’imparfait (26) englobent ou recouvrent temporellement les phrases au passé simple et les phrases au plusque-parfait (27) font régresser le temps. 25. Max entra dans le salon. Marie téléphona à sa mère. 26. Max entra dans le salon. Marie téléphonait à sa mère. 27. Max entra dans le salon. Marie avait téléphoné à sa mère. Toutefois, cette règle se heurte également à un certain nombre de contre-exemples. Notamment, il se peut que le passé simple ne fasse pas avancer le temps (28) voire qu’il le fasse reculer (29). À l’inverse, dans certains cas, l’imparfait peut faire avancer le temps (30). 28. Bianca chanta l’air des bijoux et Igor l’accompagna au piano. 29. Socrate mourut empoisonné. Il but la ciguë. 30. Jean entra dans le compartiment. Cinq minutes après le départ, le train déraillait. En conclusion, il semble que l’ordre temporel ne soit figé ni dans les classes aspectuelles ni dans les temps verbaux. Il est donc nécessaire d’envisager une approche plus flexible de ce problème. 3.3. L’approche pragmatique Dans l’approche pragmatique, l’ordre temporel n’est pas marqué linguistiquement par les temps verbaux, mais inféré pragmatiquement. La question qui se pose pour cette approche est de savoir pourquoi des processus inférentiels se superposeraient à des indications linguistiques comme les temps verbaux. L’hypothèse est que les temps verbaux sont des expressions procédurales qui encodent des procédures sur les relations temporelles. Cette approche ne se heurte pas aux mêmes difficultés que les deux autres, car elle ne postule pas que les informations contenues dans les temps verbaux sont figées. Au contraire, celles-ci peuvent être annulées et leurs propriétés inférentielles se combinent à d’autres sources d’informations linguistiques et non linguistiques pour permettre de tirer les bonnes inférences directionnelles sur le temps : en avant, statique ou en arrière. L’analyse pragmatique formule les hypothèses suivantes concernant les inférences tirées sur la base des temps verbaux : pour qu’une inférence directionnelle soit tirée, il faut que les propriétés ou traits directionnels soient consistants (codirectionnels). Les traits directionnels des temps verbaux sont faibles et doivent être validés par un trait fort, donné par un connecteur ou une hypothèse contextuelle. Cette analyse permet ainsi d’envisager l’existence de différents types de discours. Si tous les indices donnés par les marques procédurales concordent, le discours est optimal, comme en (31). Les informations données par le passé simple et le connecteur et indiquent toutes deux que le temps avance. En revanche, le discours en (32) est sous-optimal. En effet, l’information donnée par le passé simple indique une inférence en avant alors que le connecteur parce que est associé à une inférence en arrière. C’est ce conflit dans les marques procédurales qui rend (32) plus difficilement interprétable que (31). 31. Marie poussa Jean et il tomba. 32. Marie poussa Jean parce qu’il tomba. De manière générale, le degré de cohésion du discours temporel est fonction des conflits entre traits directionnels. 4. Les connecteurs pragmatiques Les connecteurs pragmatiques sont des mots qui appartiennent à des catégories grammaticales variées comme les conjonctions de coordination (et, ou), les conjonctions de subordination (parce que, puisque), les adverbes (donc, alors) les groupes prépositionnels (après tout, en fin de compte), les groupes nominaux (somme toute) et les locutions participiales (tout compte fait). Comme l’indique cette liste non exhaustive, la catégorie des connecteurs pragmatiques n’est pas unifiée du point de vue grammatical, au même titre que la catégorie des verbes et des prépositions, par exemple. Ce que les connecteurs pragmatiques ont en commun, c’est de remplir une même fonction dans le discours. Le rôle des connecteurs pragmatiques consiste à donner des instructions sur la manière de traiter les unités qu’ils relient. Prenons quelques exemples. Dans le cas du connecteur parce que, la procédure pourrait se résumer par : « chercher une relation causale entre les segments reliés ». Dans le cas de mais, la relation de contraste véhiculée par le connecteur pourrait suivre les étapes suivantes : (i) tirer à partir du segment qui précède le connecteur une conclusion R ; (ii) tirer à partir du segment qui suit le connecteur une conclusion inverse (non-R) ; (iii) annuler la première conclusion au profit de la seconde. Par exemple, imaginons que Pierre hésite à engager Jean. Marie énonce (33) : 33. Jean est intelligent mais paresseux. À partir du segment qui précède le connecteur (Jean est intelligent), on pourrait tirer la conclusion qu’il faut engager Jean. À partir du segment qui suit le connecteur (Jean est paresseux) on pourrait tirer la conclusion inverse. Au final, ce que veut communiquer Marie, c’est bien qu’il ne faut pas engager Jean plutôt que l’inverse. 4.1. Portée des segments reliés par des connecteurs Les segments reliés par un connecteur peuvent être de longueur très variable et dépendent en partie de la catégorie grammaticale de ce dernier. Il peut s’agir de deux mots (34), de deux propositions (35), d’une proposition et d’une suite de phrases (36) ou encore d’une phrase et d’un contenu non exprimé linguistiquement (37). 34. Il fait [beau] et [chaud]. 35. [Il est malade] parce qu’[il a trop mangé]. 36. [Il neige et il fait froid. Je n’ai vraiment aucune envie d’aller skier]. D’ailleurs [je suis sûre que les remontées sont fermées]. 37. [Contexte : Marie apporte un plat de crevettes à Pierre]. Pierre : Mais [je suis allergique aux crustacés] ! Il convient également de différencier les segments linguistiques qui encadrent le connecteur de ceux qui font véritablement l’objet de la relation. Prenons un exemple : 38. Jean a emprunté la voiture de Pierre parce qu’il avait cassé la sienne en fonçant dans un arbre, mais il est bien clair entre nous que Pierre ne doit jamais l’apprendre. Dans l’exemple ci-dessus, les segments linguistiques qui encadrent le connecteur sont reproduits en (39) ci-dessous. Toutefois, ce n’est pas sur ces segments que porte la relation de contraste introduite par le connecteur, mais sur les segments reproduits en (40) ci-dessous. 39. [Jean a emprunté la voiture de Pierre parce qu’il avait cassé la sienne en fonçant dans un arbre], mais [il est bien clair entre nous que Pierre ne doit jamais l’apprendre]. 40. [Jean a emprunté la voiture de Pierre] mais [Pierre ne doit jamais l’apprendre]. Enfin, notons encore que les connecteurs nécessitent des placements différents dans l’ordre de présentation des segments. Ainsi, par exemple, le connecteur car est un connecteur causal, qui requiert un ordre de présentation qui va de la conséquence vers la cause (41). À l’inverse, le connecteur donc est un connecteur inférentiel, qui nécessite un ordre de présentation qui va de la cause vers la conséquence (42). 41. Il est tombé car je l’ai poussé. 42. Je l’ai poussé donc il est tombé. 4.2. Contenu des segments reliés par des connecteurs Les connecteurs pragmatiques peuvent servir à relier différents types de contenus comme des faits (43), des croyances (44) et des actes de langage (45). 43. Jean est malade parce qu’il a trop mangé. 44. Jean doit être sorti, parce que je ne l’ai pas vu ce matin. 45. Jean est-il là ? Parce que je le cherche depuis tout à l’heure. Pour bien comprendre la nature des segments reliés dans chacun de ces exemples, voyons sur quel élément porte la cause dans chaque cas. Dans l’exemple (43), c’est le fait que Jean ait trop mangé qui cause le fait qu’il soit malade. C’est pour cette raison que nous avons dit plus haut que le connecteur parce que relie des faits dans ce cas. Comparons maintenant avec (44). Dans ce cas, ce n’est pas le fait que je n’aie pas vu Jean ce matin qui cause sa sortie. C’est le fait que je ne l’aie pas vu qui cause que je crois qu’il est sorti. C’est pourquoi, dans ce cas, le connecteur agit sur le domaine des croyances. En (45), c’est le fait que je cherche Jean depuis tout à l’heure qui cause que je pose la question de savoir où il est. Ici, le connecteur agit donc au niveau des actes de langage. Notons encore que, contrairement à parce que, tous les connecteurs ne peuvent pas être utilisés pour relier chacun de ces types de contenus. Certains connecteurs sont au contraire spécialisés dans l’un ou l’autre domaine. Par exemple, le connecteur puisque ne peut agir que sur des croyances et des actes de langage. 4.3. Connecteurs et sous-spécification Enfin, le rôle du contexte et donc de la pragmatique dans le traitement des connecteurs se manifeste également par un phénomène appelé la sous-spécification. L’idée est qu’un connecteur qui contient un contenu procédural vague peut être utilisé pour communiquer une relation précise dans un contexte donné. Par exemple, le connecteur et, qui encode une procédure générale de type « addition entre des contenus » peut servir à marquer une relation d’ordre temporel dans laquelle il a la signification de ensuite (46), de contraste dans laquelle il a la signification de par contre (47) ou encore de causalité, dans laquelle il a la signification de parce que (48). De même, un connecteur qui encode une information temporelle comme quand peut être utilisé pour communiquer une relation causale comme en (49). 46. Paul s’est levé et a préparé du café. 47. Abi est une fille. Et toi tu es un garçon. 48. Marie a poussé Jean et il est tombé. 49. Mes ennuis ont commencé quand j’ai rencontré cet escroc. Ces exemples illustrent une fois encore que dans tout phénomène pragmatique, les informations linguistiques fournies par les éléments de la phrase – qu’ils soient de nature conceptuelle ou procédurale – interagissent avec le contexte pour fournir une interprétation optimalement pertinente. 5. Références de base Une introduction à la notion de signification procédurale se trouve chez Reboul & Moeschler (1998a, chapitre 7). Les trois thèmes abordés dans ce chapitre font chacun l’objet d’un chapitre de Reboul & Moeschler (1998b), à savoir le chapitre 4 pour les connecteurs, le chapitre 5 pour les temps verbaux et le chapitre 6 pour la référence. 6. Pour aller plus loin La notion de signification procédurale a notamment été discutée par Blakemore (1987), Blass (1990) et Moeschler (2002) dans le cadre de travaux sur les connecteurs. Les expressions référentielles sont abordées par Milner (1992) et la question des temps verbaux par Moeschler (2000). Pour une approche développementale et pragmatique des connecteurs, on se référera à Zufferey (2010). L’approche argumentative classique des connecteurs est donnée dans Ducrot et al. (1980), approche développée dans un cadre inférentiel dans Moeschler (1989). Questions de révision 12.1. Quelle est la différence entre la signification descriptive et la signification procédurale ? 12.2. Identifier les marques de signification descriptive et de signification procédurale dans la phrase suivante : Je me sens ici comme à la maison. 12.3. Chercher un exemple d’expression référentielle autonome et non autonome. 12.4. Chercher des exemples d’anaphores pronominale, nominale et associative. 12.5. Qu’appelle-t-on l’ordre temporel ? 12.6. Comment les temps verbaux influencent-ils l’ordre temporel dans le discours ? 12.7. Qu’est-ce qu’un connecteur pragmatique ? 12.8. Pourquoi les connecteurs sont-ils des marques procédurales ? Chapitre 13 Questions de style : métaphore, métonymie et ironie Les questions de style ont pendant longtemps été étudiées sous l’angle de l’analyse rhétorique. Dans ce chapitre, nous montrerons comment ces questions ont été reprises et développées dans le cadre de nouvelles approches en pragmatique, qui permettent de fournir des modèles motivés cognitivement de ces différents phénomènes. Nous nous intéresserons tour à tour à la métaphore, à la métonymie et à l’ironie et verrons dans chaque cas comment l’analyse pragmatique permet de dépasser certains problèmes liés à l’analyse rhétorique classique. 1. Différents points de vue sur les questions de style 1.1. La rhétorique classique Dans le cadre de l’analyse rhétorique, le cas de figure envisagé par défaut est que la communication est littérale. En d’autres termes, en temps normal, les locuteurs disent explicitement dans leurs énoncés ce qu’ils veulent communiquer. Ainsi, les énoncés non littéraux comme les métaphores ou les énoncés ironiques sont traités comme des cas exceptionnels, dans lesquels les énoncés communiquent deux significations : une signification littérale et une signification non littérale. Dans cette optique, il y a donc une frontière stricte entre les énoncés littéraux d’une part (la règle) et les énoncés non littéraux d’autre part (les exceptions). D’un point de vue cognitif par conséquent, ces deux types d’énoncés ne reçoivent pas le même traitement. Pour traiter un énoncé non littéral, l’auditeur doit commencer par accéder au sens littéral, puis le rejeter après avoir constaté qu’il ne fait pas sens en contexte, pour accéder enfin à la signification non littérale, celle que le locuteur souhaite lui communiquer. Selon cette approche, les énoncés non littéraux devraient donc être plus difficiles à traiter que les énoncés littéraux. Enfin, l’analyse rhétorique oppose les figures du discours, dont la métaphore et la métonymie font partie, aux figures de pensée, représentées notamment par l’ironie. Dans le cas des figures du discours, c’est le contenu linguistique de la phrase qui conduit l’auditeur à chercher une signification non littérale. Par exemple, dans le cas de la métaphore Jean est un bulldozer, le fait que le mot bulldozer ne puisse pas s’appliquer à un sujet de type humain conduit l’auditeur à chercher une autre signification. Dans le cas des figures de pensée, c’est l’incongruité du sens littéral en contexte qui provoque la réévaluation. Par exemple, si par un temps de forte pluie, Marie s’exclame : « Superbe temps pour un pique-nique ! », le caractère manifestement faux de son assertion en contexte pousse l’auditeur à une réinterprétation. 1.2. Le point de vue de l’analyse pragmatique Dans la perspective d’une analyse pragmatique, qui remonte aux modèles inférentiels de la communication (Grice 1989 ; Levinson 1983 ; Sperber & Wilson 1989), il n’existe pas de frontière stricte entre littéralité et non-littéralité. Tous les énoncés ne sont que des traductions imparfaites des pensées qu’ils servent à communiquer. En d’autres termes, il n’y a pas identité absolue entre les pensées et les énoncés qui les véhiculent. Tout énoncé se trouve dans un rapport de ressemblance (plus ou moins grande) avec la pensée que le locuteur souhaite exprimer. Dans cette optique, la littéralité ne serait qu’un cas particulier de ressemblance – la ressemblance totale –, et la non-littéralité ne serait par conséquent pas limitée à quelques cas particuliers comme la métaphore ou l’ironie. Comme nous l’avons vu aux chapitres 2 et 11 notamment, la plupart des énoncés des locuteurs comportent une part d’implicite et donc de non-littéralité. Dans cette approche, c’est la non-littéralité plutôt que la littéralité qui est la norme. Il en découle logiquement que les énoncés littéraux et non littéraux ne sont pas soumis à un traitement différent. En d’autres termes, il n’existe pas de présomption de littéralité, selon laquelle le sens littéral devrait nécessairement être accessible en premier puis éventuellement rejeté s’il ne produit pas d’interprétation satisfaisante, en fonction de critères linguistiques ou contextuels. Selon l’approche pragmatique, pour traiter tous les énoncés, les locuteurs procèdent de la même manière, en combinant les informations linguistiques de la phrase avec le contexte pour arriver à inférer une signification pertinente. 1.3. Les avantages de l’analyse pragmatique Le premier avantage de l’approche pragmatique est de fournir un traitement unifié pour tous les types d’énoncés. Nul besoin en effet de postuler l’existence d’un cas par défaut et de règles de réinterprétation. Ce principe répond ainsi à l’exigence d’économie cognitive qui veut qu’un seul principe qui permet de traiter tous les cas de figure possibles vaut mieux que plusieurs, et qui doit prévaloir dans l’élaboration de toute théorie. Deuxièmement, cette approche rend bien compte du fait que la frontière entre les différents types d’énoncés non littéraux ne peut pas toujours être déterminée avec précision. Par exemple l’énoncé (1) ci-dessous pourrait recevoir différentes interprétations en contexte. 1. Je meurs de faim. Dans un contexte où le locuteur de cet énoncé manquerait réellement de nourriture sans pour autant être à l’article de la mort, il s’agirait d’une approximation. Dans le cas où le locuteur se servirait de cet énoncé pour communiquer un état ponctuel de faim (par exemple juste avant l’heure du déjeuner), il s’agirait d’une hyperbole. Enfin, dans le cas où le locuteur se servirait de cet énoncé pour signaler le fait qu’il gagne très mal sa vie sans pour autant avoir faim au moment où il parle, il s’agirait d’une métaphore. On le constate, il n’existe pas de point de passage précis entre ces interprétations, contrairement à ce que prévoit l’approche rhétorique. Comme nous le verrons à la section suivante, l’analyse pragmatique prévoit que la métaphore n’est pas un processus isolé mais correspond à un cas parmi d’autres d’élargissement de concept. Enfin, d’un point de vue psychologique, des travaux récents sur le traitement des métaphores (Gibbs 1994, Glucksberg 2001) tendent à infirmer la présomption de littéralité. En effet, les locuteurs ne mettent pas plus de temps à traiter un énoncé métaphorique qu’un énoncé littéral. Qui plus est, lorsqu’un énoncé est communiqué de manière littérale mais qu’une interprétation non littérale (non plausible en contexte) est également possible, l’auditeur ne peut s’empêcher d’envisager cette interprétation. Cet effet est démontré par les interférences causées par la possibilité d’une interprétation métaphorique d’un énoncé littéral en contexte, qui sont visibles par le temps nécessaire au traitement de la phrase par les locuteurs. Ces résultats empiriques s’accordent parfaitement avec l’explication pragmatique de la non-littéralité. Pour toutes ces raisons, la description que nous allons donner des phénomènes de style dans ce chapitre correspond au traitement que leur réserve l’analyse pragmatique. 2. Métaphore et pragmatique lexicale Comme nous l’avons vu plus haut, tout énoncé est dans une relation de ressemblance avec la pensée qu’il sert à communiquer. Ainsi, aucun processus spécifique n’est à l’œuvre dans le traitement des métaphores. Comme le démontre l’exemple (1) ci-dessus, la métaphore fait intervenir les mêmes processus de pragmatique lexicale que ceux que nous avons définis au chapitre 2, à savoir la spécification et l’élargissement. Plus spécifiquement, dans l’analyse pragmatique, on dit que la métaphore est un cas extrême d’élargissement. En revanche, l’ironie requiert un traitement différent, contrairement à ce que prévoyait l’analyse rhétorique (voir plus bas). 2.1. Comment fonctionne la métaphore ? Pour comprendre une métaphore, l’auditeur doit être capable de sélectionner, parmi l’ensemble des propriétés encyclopédiques d’un concept, celle qui est pertinente en contexte. Pour comprendre la métaphore « Jeanne est un ange », il faut être capable d’extraire, parmi l’ensemble des propriétés du concept ANGE – comme le fait que les anges sont des êtres surnaturels, qu’ils sont bienveillants et qu’ils ont des ailes – celle que le locuteur souhaite appliquer à Jeanne. Dans ce cas, il est peu probable que le locuteur veuille dire que Jeanne est un être surnaturel, ni qu’elle porte des ailes dans le dos. La propriété qui semble pertinente est le caractère bienveillant de l’ange. Ainsi, c’est uniquement sur cette propriété qu’est fondée la métaphore. On comprend ainsi pourquoi la métaphore fait partie des cas d’élargissement discutés au chapitre 2. Étant donné que le concept sur lequel repose la métaphore est beaucoup moins spécifié que le concept littéral dont il est issu (il ne contient qu’une seule propriété), il permet de désigner un plus grand nombre de référents que ce dernier. On distingue généralement deux types de métaphores : les métaphores ordinaires et les métaphores créatives. Les métaphores ordinaires sont régulièrement utilisées avec la même signification et sont pratiquement lexicalisées. Elles communiquent fortement un seul contenu implicite ou implicitation, qu’il est facile de paraphraser. Les énoncés (2) et (3) sont des exemples de métaphores ordinaires. 2. Ta chambre est une porcherie. 3. Marie est une perle. À l’inverse, les métaphores créatives sont difficilement paraphrasables et relèvent en général de la poésie. De nombreux exemples de métaphores créatives se trouvent ainsi dans la littérature, par exemple la fameuse phrase d’Aragon en (4) : 4. La femme est l’avenir de l’homme. Les métaphores créatives ne servent pas à communiquer fortement une seule signification non littérale, mais permettent à l’auditeur d’en déduire un certain nombre d’implicitations plus faibles, toutes également plausibles, en fonction de ses capacités et de ses préférences. On parle d’ailleurs d’effet poétique pour qualifier ce type d’effet contextuel. Notons encore que le caractère naturel et spontané de la métaphore est confirmé par le fait que des enfants, dès l’âge de deux à trois ans, comprennent et produisent des métaphores simples (Winner 1988). Par exemple, ils sont capables de comprendre qu’un objet rond et jaune peut être comparé implicitement à un soleil. 3. Métonymie et espaces mentaux Dans l’analyse classique, la métonymie est un trope par connexion, qui s’établit entre des référents en raison du rapport de contiguïté qu’ils entretiennent entre eux. Par exemple, il y a une contiguïté physique entre le contenant et le contenu d’un verre, qui explique la possibilité d’utiliser l’un pour désigner l’autre dans la phrase : « Boire un verre ». Dans le cadre de la théorie pragmatique, l’approche la plus aboutie dans le traitement de la métonymie est l’analyse en termes d’espaces mentaux, proposée par le linguiste Gilles Fauconnier (1984). Dans cette approche, un espace mental est un espace structuré d’éléments et de relations entre ces éléments, construit par le langage dans l’esprit des locuteurs. Les espaces mentaux sont connectés par une fonction appelée connecteur, qui relie un déclencheur (a) à une cible (b). Le principe d’identification relie déclencheur et cible si deux objets a et b sont liés par une fonction pragmatique F. Dans ce cas, une description de a peut servir à identifier son correspondant b. Par exemple, en (5), le déclencheur est la personne Marguerite Yourcenar et la cible est le (ou les) livres écrits par cette auteure. Le principe d’identification qui permet de passer de l’un à l’autre est la relation qui existe entre un écrivain et ses œuvres. En (6), le déclencheur est le plat constitué par l’omelette au jambon et la cible le client qui a commandé cette omelette. Le principe d’identification qui permet de passer de l’un à l’autre est la relation qui existe, pour une personne travaillant dans un restaurant, entre un client et le contenu de sa commande. 5. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère de gauche. 6. L’omelette au jambon est partie sans payer. Dans cette analyse, il existe deux types de connecteurs qui permettent de relier des espaces mentaux. Un connecteur est dit ouvert s’il peut avoir comme antécédent d’un pronom à la fois le déclencheur et la cible. C’est le cas par exemple du connecteur qui relie un auteur à ses œuvres, comme le montrent les reprises anaphoriques ci-dessous. 7. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère gauche. Il est à côté de George Sand. 8. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère gauche. Tu verras qu’elle écrit divinement. 9. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère gauche. *Tu verras qu’il écrit divinement. Dans l’exemple (7), la reprise porte sur la cible (les livres), comme le montre l’absence d’accord avec l’antécédent Marguerite Yourcenar. Dans l’exemple (8) en revanche, la reprise porte sur le déclencheur (la personne), comme le montre l’accord. Lorsque la reprise porte sur le déclencheur, l’absence d’accord conduit à une reprise incorrecte, comme le montre l’exemple (9). Un connecteur est dit fermé s’il a pour seul antécédent d’un pronom la cible, comme c’est le cas du lien qui unit un client et sa commande. 10. L’omelette au jambon est partie sans payer. *Elle était immangeable. 11. L’omelette au jambon est partie sans payer. Il s’est jeté dans un taxi. 12. L’omelette au jambon est partie sans payer. *Elle s’est jetée dans un taxi. On constate que la reprise ne peut pas porter sur le déclencheur, mais uniquement sur la cible, comme le montre le caractère incongru de (10) par rapport à (11). Par ailleurs, lorsque la reprise porte sur la cible, l’accord est impossible, comme le montre l’exemple (12). Les critères qui font qu’un connecteur est ouvert ou fermé sont complexes et dépendent de nombreux facteurs à la fois psychologiques, sociaux et culturels, ainsi qu’à des données linguistiques. Ces facteurs sont par ailleurs variables d’une communauté ou même d’un individu à l’autre, raison pour laquelle les jugements portés sur les possibilités ou impossibilités de certaines reprises anaphoriques ne sont pas toujours unanimes. De manière générale, Fauconnier (1984 : 23) note que : « plus un connecteur devient familier, général, et utile, plus il tend à être ouvert ». Il observe par ailleurs que l’ouverture d’un connecteur dépend aussi du fait que les propriétés de la cible puissent être ressenties comme reflétant des caractéristiques importantes du déclencheur ou non. Enfin, notons qu’il y a métonymie lorsqu’il est possible de connecter des éléments appartenant à des espaces différents sur la base d’une fonction pragmatique. Cette dernière peut être de nature très diverse selon les cas. En voici quelques exemples : 1. contenant de : Tu veux un verre ? 2. cause de : La tête de Pelé était imparable. 3. propriétaire de : Je suis garé devant le Panthéon. 4. résidence de : L’Élysée a déclaré la guerre au capitalisme financier. 5. capitale de : Paris a des difficultés avec Bruxelles. 6. auteur de : George Sand est sur l’étagère gauche. 7. instrument de : Jean est une plume. 8. client de : L’omelette au jambon est partie sans payer. En résumé, l’approche pragmatique en termes d’espaces mentaux proposée par Fauconnier montre que la métonymie n’est pas réductible à une notion de contiguïté entre référents comme le prévoyait l’analyse rhétorique. Un rapport de métonymie peut s’établir entre deux espaces mentaux dès lors qu’une fonction pragmatique permet de les relier. Les fonctions pragmatiques sont complexes et diverses, du fait que leurs propriétés dépendent d’informations linguistiques, contextuelles et culturelles. 4. Ironie et usage échoïque du langage Dans l’analyse rhétorique classique, l’ironie fait partie des tropes dans lesquels un sens figuré vient remplacer le sens littéral. Plus spécifiquement, l’ironie se définit comme le trope dans lequel le sens communiqué est l’inverse du sens littéral. Par exemple, dire « C’est malin ! » à quelqu’un qui vient de renverser son verre plutôt que « C’est pas malin ! » rend cette remarque ironique. Toutefois, cette analyse rencontre un certain nombre de difficultés. 4.1. Problèmes de l’analyse rhétorique de l’ironie Le premier problème de l’analyse rhétorique de l’ironie est qu’elle n’explique tout simplement pas pourquoi ce phénomène existe. Dans cette approche, l’ironie transgresse les règles courantes de la communication, qui est littérale par défaut. C’est pourquoi, elle ne devrait être ni naturelle ni spontanée mais réservée à certains discours, dans lesquels elle joue le rôle de fioriture, afin de renforcer une argumentation. Pourtant, l’ironie se retrouve dans toutes les langues et toutes les cultures, et est utilisée spontanément même par des enfants dès huit à dix ans sans devoir être enseignée comme un art rhétorique. Un autre problème pour cette analyse est qu’elle n’explique pas comment l’auditeur peut passer du sens littéral de la phrase au sens ironique. Pourquoi faut-il comprendre le contraire de ce que le locuteur a dit alors que dans d’autres cas de communication non littérale comme la métaphore, un énoncé qui est aussi littéralement faux doit être traité par analogie ou ressemblance ? Enfin, le problème le plus sérieux que rencontre cette analyse est que non seulement l’ironie n’implique pas nécessairement le fait de dire le contraire de ce qu’on pense, mais à l’inverse, dire le contraire de ce qu’on pense ne conduit pas automatiquement à faire de l’ironie. Prenons par exemple le cas où Marie, qui rentre à la maison et retrouve la vaisselle dans l’évier prononce (13) à l’adresse de son mari : 13. J’adore les hommes ordonnés ! Cette remarque comporte clairement une marque d’ironie, pourtant ce n’est pas son contraire que Marie souhaite communiquer. En effet, elle ne veut certainement pas dire qu’elle déteste les hommes bien rangés, mais que son mari ne correspond manifestement pas à cette description. Nous avons donc là un cas où une remarque ironique ne communique pas l’inverse de ce que pense le locuteur. Enfin, imaginons qu’en voyant son vélo, Pierre remarque que ses pneus ont été dégonflés et communique l’énoncé (14) à Anne : 14. Regarde, mes pneus n’ont pas été dégonflés ! Pierre dit dans ce cas le contraire de ce qu’il souhaite communiquer, mais le résultat, bien qu’absurde, n’est pas ironique pour autant ! Donc, dire le contraire de ce qu’on pense ne suffit pas à être ironique. Pour toutes ces raisons, une théorie alternative de l’ironie doit être envisagée. 4.2. L’analyse pragmatique de l’ironie Selon l’analyse pragmatique développée par Sperber et Wilson dans les années quatre-vingts, l’ingrédient manquant à l’analyse classique de l’ironie est que ce processus fait nécessairement intervenir une forme d’écho ou d’allusion à une pensée ou à un énoncé que le locuteur attribue tacitement à quelqu’un d’autre, et dont il souhaite se distancer pour s’en moquer. Revenons pour commencer sur la notion d’écho. On considère traditionnellement que le langage peut être utilisé de deux manières différentes : soit pour décrire des états de faits dans le monde (l’usage descriptif) soit comme moyen de représenter un autre énoncé ou une pensée (l’usage interprétatif). Par exemple, imaginons que Pierre demande (15a) à Marie et que cette dernière réponde (15b) : 15. (a) Pierre : Tu as vu la critique du film dans le journal ? (b) Marie : Oui, les acteurs sont excellents. Dans sa réponse, Marie pourrait vouloir communiquer deux choses. Sa réponse pourrait soit contenir sa propre conclusion sur la performance des acteurs telle que décrite dans le journal (usage descriptif) soit reproduire l’appréciation des acteurs décrite dans le journal (usage interprétatif). Dans certains cas, l’usage interprétatif du langage est marqué explicitement par l’usage d’une formule telle que « ils disent que », « selon X », ou encore « il paraît que ». Mais dans d’autres cas comme la réponse de Marie, cet usage peut aussi être totalement implicite (ou tacite) et il revient alors à l’auditeur de le comprendre comme tel. L’hypothèse faite par Sperber et Wilson est que l’ironie correspond toujours à un usage interprétatif tacite du langage. La seconde question qui se pose pour cette approche est d’expliquer pourquoi un locuteur pourrait vouloir faire un usage interprétatif du langage. Dans certains cas particuliers comme la traduction ou l’interprétation simultanée, la reproduction d’un énoncé a pour seul but d’informer un autre locuteur de son contenu. Toutefois, dans de nombreux autres cas, le but du locuteur qui reproduit un énoncé est de communiquer sa propre attitude envers cet énoncé. Prenons l’exemple (16) : 16. (a) Max : Je sors ce soir. (b) Sarah : Tu sors ce soir, et puis quoi encore ? Dans ce cas, le but de la réponse de Sarah (16b) n’est pas d’informer Max de ce qu’il vient de lui dire mais de lui communiquer sa propre réaction de mécontentement vis-à-vis de cette information. De manière générale, Sperber et Wilson considèrent que l’usage interprétatif du langage peut servir à communiquer une attitude soit d’approbation soit de dissociation. Par exemple, si Pierre annonce (17a) à Cécile, qu’ils sortent ensuite pique-niquer par une belle journée ensoleillée et que celle-ci commente par (17b), son attitude vis-à-vis de l’énoncé de Pierre auquel elle fait écho est clairement l’approbation. 17. (a) Pierre : Belle journée pour un pique-nique ! (b) Cécile : Belle journée pour un pique-nique en effet ! En revanche, s’ils sortent et qu’une pluie battante se déclenche, le même commentaire de Cécile (17b) devient tacitement dissociatif, ce qui le rend ironique. Dans la théorie pragmatique, on peut donc dire que l’ironie correspond toujours à un usage interprétatif du langage tacitement dissociatif. L’ironie peut bien évidemment prendre différentes formes selon les cas, et le grand avantage de l’analyse pragmatique est de fournir une explication unifiée à tous ces usages. Dans le reste de cette section, nous allons passer brièvement en revue quelques exemples qui illustrent cette analyse. Reprenons pour commencer le cas des pneus de vélo dégonflés et la remarque de Pierre à Anne : « Regarde, mes pneus n’ont pas été dégonflés ». Imaginons maintenant que cette remarque intervienne suite à une discussion dans laquelle Pierre s’était plaint à Anne de l’augmentation des actes de vandalisme dans sa rue. Celleci lui avait répondu qu’elle ne voyait pas de quoi il parlait et que tout lui semblait en parfait état. Dans ce contexte, la remarque de Pierre devient clairement ironique, car elle fait écho en s’en moquant au commentaire d’Anne. Dans d’autres cas, l’ironie peut prendre la forme d’une caricature. Par exemple, imaginons que Jean prenne l’autoroute à contresens et provoque un embouteillage majeur. Il s’excuse en disant (18a) à Marie, qui lui répond par (18b). Marie fait ainsi écho ironiquement à l’énoncé de Pierre en le caricaturant pour lui faire voir son absurdité. 18. (a) Jean : C’était une petite erreur d’inattention. (b) Marie : Bien sûr, une tout petite erreur totalement insignifiante et que personne n’a remarquée. L’ironie peut également intervenir sous forme de citation d’un poème, d’une chanson, d’un discours ou d’une réplique connue. Par exemple, l’expression « douce France » reprise par quelqu’un qui souhaite critiquer la politique de ce pays. Enfin, l’écho associé à un énoncé ironique peut aussi porter sur une pensée non verbalisée que le locuteur attribue à quelqu’un. Imaginons qu’Alfred tende la main pour se resservir un verre de whisky. Ève énonce (19a) et Alfred répond par (19b). Dans ce cas, l’écho porte sur une pensée non verbalisée qu’Alfred attribue à Ève, sur la base de son énoncé. 19. (a) Ève : À ta place j’éviterais. (b) Alfred : Oui bien sûr tu as tout à fait raison, je suis ivre. En résumé, l’ensemble de ces exemples confirme que tout énoncé ironique fait intervenir une forme d’écho. Cette analyse de l’ironie indique en outre qu’il s’agit d’un processus bien différent de la métaphore et nettement plus complexe que cette dernière. En effet, pour comprendre un énoncé ironique, l’auditeur doit interpréter que le locuteur essaie de lui montrer qu’il a tort de croire quelque chose. D’un point de vue cognitif, le bien-fondé de cette analyse est notamment confirmé par le fait que les enfants commencent à comprendre et produire des énoncés ironiques des années après avoir maîtrisé le processus de la métaphore (Winner 1988). 5. Références de base Reboul & Moeschler (1998a) chapitre 8 comporte une introduction générale aux questions liées à l’usage non littéral du langage. Une synthèse de la théorie des espaces mentaux est présentée par Moeschler & Reboul (1994) chapitre 5. Dans le chapitre 15, les auteurs abordent la question de la métaphore. 6. Pour aller plus loin La théorie des espaces mentaux comme mode de traitement de la métonymie se trouve chez Fauconnier (1984). Le traitement des métaphores d’un point de vue psycholinguistique se trouve chez Gibbs (1994) et chez Glucksberg (2001). Wilson (2010) présente les cadres théoriques actuels pour le traitement de la métaphore. Le traitement de l’ironie dans le cadre de la théorie de la pertinence est discuté par Wilson (2006) ainsi que Wilson et Sperber (2012, chapitre 6). Enfin, Winner (1988) et Zufferey (2015, chapitre 6) traitent de l’acquisition de la métaphore et de l’ironie chez l’enfant. Questions de révision 13.1. Donner deux exemples qui illustrent la différence entre métaphore ordinaire et métaphore créative. 13.2. En quoi la notion de ressemblance interprétative est-elle importante pour comprendre l’interprétation des métaphores ? 13.3. Quelle est la différence entre une implicitation forte et une implicitation faible ? 13.4. En quoi la métonymie est-elle différente de la métaphore ? 13.5. Comment peut-on expliquer la possibilité ou l’impossibilité des reprises anaphoriques ci-dessous selon la théorie des espaces mentaux : – La coccinelle a encore eu un accident. Elle n’est pas très solide. – *Le cappuccino demande l’addition. Il était bien mousseux cette fois-ci. 13.6. Donner un exemple qui illustre la différence entre usage descriptif et usage interprétatif du langage. 13.7. Comment la théorie pragmatique de l’ironie explique-t-elle que seule la réponse (1) de Luc peut être interprétée comme une marque d’ironie ? – Pierre . La solution à ce problème est vraiment triviale, je l’ai trouvée en deux minutes. – Luc . (1) Alors donne-moi la solution, puisque tu es si malin. (2) Alors donne-moi la solution, puisque tu l’as déjà trouvée. (3) Alors donne-moi la solution, parce que tu commences à m’énerver. Bibliographie A S.P. (1987), The English Noun Phrase in its Sentential Aspect, Thèse de doctorat, MIT (MA). A J. (2003), Words in the Mind. 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Corrigé des questions de révision Chapitre 1 : Introduction à l’étude du langage 1.1. Quelles sont les deux fonctions envisagées pour le langage ? Le langage peut avoir une fonction sociale ou une fonction cognitive. En d’autres termes, le langage peut être utilisé pour communiquer de l’information aux autres (fonction sociale) et pour former des pensées organisées et structurées (fonction cognitive). 1.2. Quels sont les arguments en faveur de chacune d’elles et quels contre-arguments peut-on y opposer ? La question de la fonction du langage est intimement liée à celle de son évolution. Le problème est de savoir quel est l’avantage évolutif de l’apparition du langage pour l’homme. La fonction sociale du langage D’un point de vue évolutif, l’argument avancé est que l’homme appartient zoologiquement au groupe des primates, animaux sociaux, et que le langage lui a servi avant tout à développer et à resserrer les liens sociaux à l’intérieur des groupes et entre groupes. Le langage aurait apporté un avantage pour la communication, permettant ainsi d’augmenter l’efficacité des activités de groupe comme la chasse et la cueillette, mais aussi la guerre et l’exercice du pouvoir. Enfin, il permettrait de demander et d’obtenir ce que l’on veut. Toutefois, cette hypothèse rencontre un certain nombre d’objections. Premièrement, les autres primates ont une vie sociale extrêmement riche même en l’absence de langage. Deuxièmement, le langage n’a nullement permis d’éviter les luttes entre groupes. En d’autres termes, il n’a pas pacifié l’espèce humaine. Troisièmement, il n’est pas certain non plus que ce soit le langage qui ait amélioré les performances des activités de groupe. De nombreuses espèces d’animaux chassent en groupe très efficacement sans avoir recours au langage. Quatrièmement, l’idée selon laquelle le langage permet d’obtenir ce que l’on veut est également discutable, car les très jeunes enfants et les animaux de compagnie y parviennent dans bien des cas sans langage. La fonction cognitive du langage Dans cette hypothèse, l’apparition du langage aurait joué un rôle crucial dans le développement des capacités cognitives de l’espèce. Il est donc avant tout un outil de représentation et de transmission de l’information. Le langage aurait notamment permis d’améliorer les capacités de raisonnement de l’espèce ainsi que ses capacités d’attribution d’états mentaux (voir théorie de l’esprit ci-dessous). Par ailleurs, le langage aurait permis de passer du simple stade de signal à la communication d’un message complexe (voir les propriétés du langage humain par opposition à la communication animale). Le langage envisagé de cette manière fournit un avantage clair à l’être humain. Par exemple, il permet à un individu de renseigner ses compagnons sur les dangers d’un lynx qu’il a aperçu au bord de la rivière même en l’absence de ce dernier (ce qu’un cri d’alerte ne lui permettait pas). Toutefois, cette hypothèse ne donne pas de réponse concernant la nature du lien entre langage et cognition. Plus précisément, elle ne nous dit pas si c’est l’apparition du langage qui a permis le développement des capacités cognitives de l’espèce ou au contraire si c’est l’évolution des capacités cognitives qui a permis à l’homme de développer le langage. 1.3. Qu’est-ce que la théorie de l’esprit et en quoi cette faculté estelle utile pour communiquer ? Avoir une théorie de l’esprit, c’est être capable d’attribuer des états mentaux comme des désirs ou des croyances à soi-même et à autrui et de raisonner à partir de ces informations. Avoir une théorie de l’esprit est un prérequis fondamental afin de pouvoir mener à bien toute interaction sociale. Dans la communication, l’attribution d’états mentaux est fortement liée à la composante pragmatique du langage. En effet, utiliser le langage de manière appropriée en contexte nécessite la faculté de s’adapter en fonction de ce que son interlocuteur sait ou croit. 1.4. La théorie de l’esprit est-elle spécifique à l’être humain ? Oui et certains chercheurs pensent même que c’est cette faculté qui distingue l’être humain du reste du règne animal. Toutefois, une certaine forme plus rudimentaire de théorie de l’esprit est également présente chez certains primates. Notons encore que certaines pathologies comme l’autisme se caractérisent par une théorie de l’esprit déficiente. 1.5. Pourquoi l’acquisition du langage ne peut-elle pas être expliquée par un simple phénomène d’imitation comme le prévoit le modèle social ? Apprendre une langue est un processus très complexe. Songez notamment aux efforts nécessaires pour apprendre une deuxième langue (règles de grammaire, vocabulaire, etc.). Pourtant, à l’âge de quatre ans environ, l’enfant possède un langage qui s’apparente à celui de l’adulte. Cette incroyable facilité serait inexplicable si l’enfant se contentait d’imiter et n’avait aucune prédisposition innée pour le langage à la naissance. Cette facilité est d’autant plus surprenante que l’enfant ne reçoit que des indices très partiels et inexacts en écoutant parler les adultes. En effet, le langage oral est caractérisé par des faux départs, des répétitions, des phrases parfois grammaticalement incorrectes ou du moins incomplètes, etc. Dans la littérature, ce second argument est appelé la pauvreté du stimulus. Ainsi, si l’apprentissage se faisait par imitation, l’enfant enregistrerait des données incorrectes à partir de ce qu’il entend. Or, l’enfant ne répète jamais ce type d’erreur. L’argument le plus décisif qui contredit la théorie de l’imitation est le suivant : dès qu’il commence à parler, l’enfant est capable de produire des phrases qu’il n’a jamais entendues auparavant. Il est donc impossible qu’il puisse les imiter. 1.6. Quelles sont les principales étapes de l’acquisition du langage ? Durant sa première année, le bébé apprivoise les sons de sa langue maternelle en gazouillant puis en babillant, dès six mois environ. Vers son premier anniversaire, l’enfant produit ses premiers mots, et lorsque son vocabulaire atteint une cinquantaine de mots, vers dix-huit mois, il se met à produire des phrases à deux mots. Entre deux et trois ans, les progrès de l’enfant sont très rapides : il commence à utiliser toutes les catégories grammaticales et à former des phrases complexes. Bien qu’il existe des variations importantes entre les enfants dans le rythme d’acquisition, ces étapes sont universelles pour tous les enfants du monde qui se développent normalement. 1.7. Quelles sont les aires cérébrales impliquées dans la faculté de langage et à quoi servent-elles ? L’aire de Broca (du nom du chirurgien français Paul Broca [18241880], qui l’a localisée en 1865) est située dans l’hémisphère gauche, plus précisément au pied de la troisième circonvolution frontale gauche. Son rôle dans le langage a pu être identifié en étudiant les troubles de langage rencontrés par des patients souffrant de lésions à cet endroit. On parle maintenant d’aphasie de Broca pour caractériser ces troubles. Les patients souffrant d’aphasie de Broca ont des difficultés à produire des phrases. Leurs énoncés sont courts, en moyenne moins de quatre mots. Ces patients ont également des problèmes d’accès au lexique : ils ont de la difficulté à trouver le mot qu’ils veulent utiliser. En revanche, ils n’ont pas de problème de compréhension du langage et conservent souvent la faculté de lire. Ils sont par contre incapables d’écrire. L’aire de Wernicke (du nom du neurologue allemand Carl Wernicke [1848-1905]) est une aire corticale située dans l’hémisphère gauche, plus précisément dans le cortex associatif spécifique auditif. Les patients souffrant d’une aphasie de Wernicke présentent des troubles inverses à ceux souffrant de l’aphasie de Broca. Ils éprouvent des difficultés importantes à comprendre ce qui est dit et ce qui est écrit mais parlent facilement ou même abondamment. Toutefois, leur production n’est pas intacte pour autant. Ils emploient souvent des mots inexacts ou même inexistants, ce qui fait parfois dire qu’ils jargonnent. 1.8. Citer et expliquer les critères qui permettent de distinguer la communication humaine de la communication animale La créativité : les signaux employés par les animaux sont très limités (quelques cris différents selon le prédateur pour les singes vervet) alors que l’être humain est capable d’exprimer un nombre de significations quasi illimité. L’être humain utilise le langage pour raconter, décrire, enseigner, légiférer, etc. La compositionnalité : le langage humain est constitué d’une double articulation. Les sons (phonèmes) peuvent être associés pour créer des mots différents. Ensuite, les mots peuvent être associés pour créer des phrases différentes. La communication animale ne comprend pas cette flexibilité. Les signaux ne sont pas combinés entre eux. En d’autres termes, la syntaxe est toujours absente des modes de communication chez les animaux. La représentation : les mots employés par les humains se distinguent des signaux comme les cris des singes vervet, qui servent uniquement à avertir d’un danger et ne sont produits qu’en présence de ce danger. Le langage humain est constitué de signes arbitraires qui renvoient à des représentations du monde. En effet, il n’y a aucune relation naturelle entre le mot chat et l’animal qu’il désigne, il ne s’agit que d’une convention suivie par l’ensemble des locuteurs. Par ailleurs, le langage humain permet de parler de choses même en leur absence ce qui n’est pas le cas des signaux d’alerte. Chapitre 2 : Langage et communication 2.1. Pourquoi la communication verbale ne peut-elle être expliquée de manière satisfaisante par le modèle du code ? Dans le modèle du code, communiquer consiste à transmettre un message d’une source à une destination via un canal de communication. Plus précisément, dans le domaine de la communication verbale, le locuteur, qui représente la source, encode un message et le transmet à un destinataire en émettant un signal transmis par un canal (oral ou écrit). Ce modèle explique de manière efficace comment une suite de sons est véhiculée pour transmettre un sens. Toutefois, il ne permet pas de comprendre l’ensemble du processus de la communication verbale. Dans la plupart des cas, les locuteurs prononcent des phrases pour communiquer plus d’informations que celle contenues explicitement dans les mots qu’ils utilisent. Par exemple, si je dis : « il est tard » à mes hôtes, ce n’est pas pour leur signaler un fait mais pour leur demander implicitement de partir. Ainsi, la communication verbale comporte presque toujours une part d’implicite, que le modèle du code ne permet pas d’expliquer. Par ailleurs, le modèle du code pose également un autre problème. Dans une situation où le code lui-même ne souffre d’aucune déficience, par exemple un bruit qui empêcherait la bonne réception du signal, tout acte de communication doit forcément être couronné de succès. Or, tel n’est pas le cas, comme en témoignent les exemples fréquents de malentendus qui se produisent dans la communication. Ces problèmes peuvent être dépassés si l’on admet qu’au premier niveau de décodage des informations linguistiques vient s’ajouter un autre traitement, de type inférentiel. 2.2. Donner un exemple qui illustre le rôle de l’ostension dans la communication verbale L’ostension est l’acte de montrer ouvertement son intention de communication. Si la communication comporte nécessairement une part d’ostension, c’est parce que de nombreux stimuli sont présents simultanément dans un contexte donné. Ainsi, le locuteur doit montrer ouvertement à son auditeur ce qu’il a l’intention de lui communiquer afin de l’inciter à prêter attention à ce stimulus particulier. Par exemple, si je veux demander à boire à quelqu’un en agitant mon verre vide, je dois faire ce geste en regardant explicitement dans la direction de cette personne. 2.3. Donner un exemple qui illustre le rôle des inférences dans la communication verbale L’inférence est une déduction que l’on tire à partir de prémisses tenues pour vraies. Il est souvent indispensable que l’auditeur tire des inférences pour comprendre le message communiqué par le locuteur, car ce dernier comporte presque toujours une part d’implicite. Par exemple, pour comprendre que l’énoncé il fait froid est une requête pour demander de fermer une fenêtre, l’auditeur doit tirer des inférences sur la motivation de la personne qui lui parle, d’où l’importance d’avoir une théorie de l’esprit (voir chapitre 1). 2.4. Quels sont les critères qui permettent de définir un énoncé par opposition à une phrase ? Donner des exemples de phrases et d’énoncés L’énoncé est la réalisation concrète d’une phrase, qui apparaît lorsqu’elle est effectivement prononcée par un locuteur dans un contexte particulier. La phrase est une construction abstraite du linguiste. Comme une phrase n’est pas interprétée dans un contexte précis, elle est souvent ambiguë. En revanche, un énoncé a toujours une seule signification dans un contexte donné. Dans la plupart des cas, les énoncés sont des objets matériellement identiques aux phrases. Certains énoncés ne sont toutefois pas des phrases bien formées avec un sujet, un verbe, etc. comme on le voit ci-dessous. [Contexte : Julie vient de casser le vase de sa grand-mère]. Anouk : « Ben bravo ! » 2.5. L’énoncé suivant peut avoir différents sens : Il est quatre heures. Donner trois exemples de contextes qui correspondent à des sens différents et dire quelles sont les hypothèses contextuelles utilisées dans chaque contexte Contexte énoncé hypothèse contextuelle Anne doit prendre un train à 15 h 45. Il est quatre Les trains ne partent heures. généralement pas avec 15 minutes de retard. Pierre termine l’école à 15 h 45. Il est quatre Pierre rentre tout de suite heures. à la maison après l’école. Jeanne donne un cours à 5 h dans Il est quatre Un enseignant doit arriver un bâtiment situé à une heure de heures. à l’heure pour donner son trajet. cours. Sens Anne a raté son train. Pierre va arriver. Jeanne doit partir. 2.6. Comment les énoncés ci-dessous doivent-ils être enrichis pour arriver à la bonne forme propositionnelle ? (utiliser les notions de spécification et d’élargissement) 1. A : J’ai de la température. / B : Alors il faut beaucoup boire. Forme propositionnelle : A. J’ai une température anormalement élevée. / B. Alors il faut beaucoup boire de liquide adapté à un malade (eau, tisane, etc.). Dans les deux cas, il s’agit d’un processus de spécification. Dans l’énoncé A, l’échelle des températures est réduite pour n’englober qu’un intervalle limité (entre 37 et 41 degrés Celsius), qui est pertinent en contexte. Dans l’énoncé B, l’ensemble des boissons est réduit pour n’inclure que celles qui sont adaptées à une personne malade. Ainsi, le concept BOIRE dans cet exemple n’inclut pas des boissons comme le whisky ou la bière. 2. La piqûre sera indolore. Forme propositionnelle : La piqûre sera pratiquement indolore. Il s’agit d’un processus d’élargissement, par l’usage d’une approximation. En effet, le concept INDOLORE dénote à strictement parler une absente totale de douleur. La piqûre ne peut donc pas entrer théoriquement dans cette dénotation, car elle implique nécessairement une certaine sensation de douleur, même infime. 3. Est-ce que les sauveteurs travaillent toujours avec des chiens ? Forme propositionnelle : Est-ce que les sauveteurs travaillent toujours avec des chiens capables de les aider dans leur travail (saint-bernard, berger-allemand, etc.) ? Il s’agit d’un processus de spécification. En effet, le concept CHIEN de cet énoncé ne renvoie qu’à une sous-partie de l’ensemble des chiens du monde, ceux qui peuvent faire du sauvetage. Comparez avec un autre énoncé contenant le mot chien : La vieille dame promène son chien. Dans ce cas, le sous-ensemble des chiens dont on parle est différent : il s’agit plutôt de caniches que de saint-bernard. Pourtant, dans les deux cas, le mot utilisé est le même. C’est par enrichissement pragmatique que le locuteur comprendra de quel type de chiens il est question. 4. Je ne peux pas boire mon café : il est bouillant. Forme propositionnelle : Je ne peux pas boire mon café il est trop chaud pour être buvable. Il s’agit d’un exemple d’élargissement, par l’usage d’une hyperbole. En effet, le mot bouillant dénote littéralement une température proche du point d’ébullition. Or, dans l’usage ci-dessus, cet intervalle est élargi pour inclure toute température trop élevée pour qu’un liquide puisse être bu, même s’il s’agit de 50 degrés et non pas de 100 degrés. 2.7. Donner les prémisses et les conclusions implicitées des énoncés ci-dessous Jean est Suisse donc il est toujours à l’heure. Prémisse implicitée : Les Suisses sont toujours à l’heure. Conclusion implicitée : Jean est toujours à l’heure. Pierre : Voudrais-tu avoir une Rolex ? Jacques : Je déteste les montres de luxe. Prémisse implicitée : Les Rolex sont des montres de luxe. Conclusion implicitée : Jacques ne voudrait pas avoir une Rolex. 2.8. Résumer la manière dont la théorie de la pertinence explique la communication non littérale à l’aide d’un exemple Dans la théorie de la pertinence, le locuteur communique toujours l’information la plus pertinente en fonction de ses compétences et de ses intérêts. De son côté, l’auditeur cherche toujours l’interprétation la plus pertinente. La pertinence intègre également une notion de coût de traitement. L’auditeur applique la loi du moindre effort et son interprétation s’arrête dès qu’il trouve une interprétation compatible avec ses attentes de pertinence. Cette théorie permet d’expliquer la communication non littérale de manière satisfaisante dans la mesure où cette dernière représente souvent le moyen le plus économique de transmettre une information. Par exemple, il est plus économique de dire il fait froid que ferme la fenêtre car cette réponse comprend à la fois une requête indirecte et la cause de cette requête. Chapitre 3 : Le langage et les langues 3.1. Pourquoi la question de l’évolution du langage est-elle si controversée ? Cette question est particulièrement controversée parce qu’il est impossible de donner des preuves irréfutables dans ce domaine : le langage ne se fossilise pas ! C’est pourquoi, nous n’avons aucune trace concrète qui permette d’affirmer quel type de langage existait chez nos ancêtres ni même à partir de quelle époque exactement la faculté de langage est apparue. Les premières traces concrètes du langage que nous possédons sont les écrits des Sumériens, qui datent de 4 000 ans avant J.-C. Ainsi, si la Société de linguistique de Paris décide en 1866 de refuser toute communication portant sur les origines du langage, c’est pour faire face à une profusion de théories plus spéculatives les unes que les autres qu’aucune donnée expérimentale ne pouvait corroborer ou infirmer. 3.2. Quels types de preuves peut-on avancer pour étayer des hypothèses dans ce domaine ? Malgré la difficulté d’avancer des preuves scientifiques dans ce domaine, les spéculations concernant l’origine du langage sont fondées sur une série de découvertes scientifiques : 1. La théorie de l’évolution des espèces : le fait de savoir quels sont les ancêtres de l’être humain a permis, en comparant les changements évolutifs entre les espèces, de faire des hypothèses sur la période à laquelle le langage est apparu et chez quelles espèces il aurait pu être présent. 2. La paléontologie : c’est-à-dire la science des êtres vivants ayant existé au cours des temps géologiques, et qui est fondée sur l’étude des fossiles. Au fur et à mesure que les paléontologues ont découvert de nouveaux fossiles ainsi que de nouvelles techniques pour les étudier, il a été possible de formuler des hypothèses sur la probabilité que telle ou telle espèce possédait déjà une forme de langage. Par exemple, on a pu estimer la taille de leur cerveau, la disposition de leur appareil phonatoire, etc. 3. L’éthologie et la primatologie : l’éthologie est la science qui étudie le comportement des espèces animales dans leur milieu naturel. L’étude de l’anatomie et des capacités cognitives des primates, ainsi que leur comparaison avec celles de l’être humain, a permis de faire des hypothèses sur les causes de l’absence de langage chez ces espèces. Ces comparaisons ont permis de mieux comprendre quelles sont les facultés qui sont uniques chez l’être humain et qui pourraient avoir contribué au développement du langage. 4. Les sciences cognitives et les neurosciences : les connaissances sur le fonctionnement du cerveau humain nous donnent la possibilité de déterminer quelles sont les parties du cerveau qui ont un lien avec le langage. Ces mêmes zones ont ensuite pu être analysées chez les primates. Les aires de Broca et de Wernicke (voir plus bas) sont notamment présentes chez les chimpanzés, ce qui explique leur aptitude à apprendre certains éléments du langage. Chez nos ancêtres, aucune trace de ces aires n’a pu être identifiée en étudiant la boîte crânienne des paranthropes. En revanche, elles sont clairement marquées chez leurs contemporains homo habilis et homo rudolfensis. 5. La linguistique : le développement des connaissances en linguistique a rendu possible la compréhension du fonctionnement du langage : de quels éléments il se compose (phonèmes, morphèmes, etc.) et comment ces derniers interagissent entre eux. Ces connaissances permettent de définir plus précisément ce qui compose la faculté de langage, à savoir la capacité des êtres humains à apprendre naturellement une langue, à l’utiliser et à la comprendre. 3.3. Quelles sont les caractéristiques des pidgins et des créoles ? Les pidgins sont des langues émergentes de contact, qui se développent lorsque des adultes de langues et de cultures différentes se retrouvent dans la nécessité de communiquer. La principale caractéristique des pidgins est qu’ils ne sont la langue maternelle d’aucun locuteur. D’un point de vue formel, les pidgins sont très limités, à la fois au niveau du vocabulaire, des structures syntaxiques, des fonctions grammaticales et de la phonologie (les sons). Les pidgins ne sont toutefois pas dépourvus de règles ou de structures, ces dernières sont simplement des adaptations créatives de langues existantes. Étant donné que les pidgins sont parlés par des gens de langues maternelles différentes, ces structures varient parfois en fonction de la langue maternelle du locuteur. Par exemple, l’ordre des mots dans la variété de pidgin à base anglaise parlée à Hawaï est variable. Les locuteurs japonais placent le verbe à la fin de la phrase alors que les Philippins le placent avant le sujet, chacun suivant les règles de sa propre langue. À cause de leur caractère limité, les pidgins ne survivent en général pas longtemps (pas au-delà de cent ans). Certains s’éteignent et d’autres se transforment pour devenir des créoles. Le créole peut être défini comme un pidgin qui est devenu la langue maternelle d’une communauté. D’un point de vue formel, les créoles se caractérisent par une expansion des ressources linguistiques du pidgin, tant au niveau du vocabulaire que de la grammaire. Avec le temps, les créoles deviennent des langues aussi complètes que les autres à tous les niveaux. 3.4. Pourquoi l’étude des créoles nous renseigne-t-elle sur la question de l’évolution du langage ? Une caractéristique fascinante des créoles est que tous les créoles du monde présentent des structures remarquablement similaires. En d’autres termes, ils se ressemblent plus entre eux qu’avec aucune autre langue, bien qu’ils se soient développés de manière totalement séparée, à la fois chronologiquement et géographiquement. Bickerton a fait l’hypothèse que les créoles reflètent la grammaire innée que possèdent les enfants à la naissance. L’idée est que ces enfants, n’étant pas influencés par les donnés contraignantes d’une langue complète, recréent tous une langue similaire à partir des indices partiels fournis par les pidgins. Ainsi, les créoles sont une sorte de laboratoire vivant qui nous permet d’observer la naissance d’une langue et d’en tirer des conclusions sur l’origine de toutes les langues du monde. 3.5. Le nombre de locuteurs que compte une famille de langues estil nécessairement proportionnel à son importance géographique et au nombre de langues qui la composent ? Que peut-on en conclure ? Non, un tel rapport ne peut pas être établi. Tout d’abord, on constate que le nombre de locuteurs que compte une famille de langues ne dépend pas de son étendue géographique. Par exemple, la famille des langues amérindiennes couvre l’ensemble des Amériques, pourtant elle ne compte que 25 millions de locuteurs environ, ce qui la place loin dernière bon nombre d’autres familles qui couvrent un territoire nettement plus restreint, par exemple la famille altaïque. Par ailleurs, la famille des langues amérindiennes est aussi l’une de celles qui compte le plus de langues, environ 900 (200 en Amérique du Nord et 700 en Amérique du Sud). En fait, moins de la moitié des langues du monde (2 700) concentrent à elles seules 96 % des locuteurs de la planète ! Fait encore plus remarquable : la famille indo-européenne inclut à elle seule la moitié des locuteurs de la planète. D’ailleurs, 12 des 20 langues les plus parlées au monde sont des langues indoeuropéennes. On constate ainsi que la répartition des locuteurs par langue est extrêmement inégale. Par exemple, plus de 450 langues comptent moins de 500 locuteurs. C’est pourquoi, un nombre important de langues est voué à disparaître. 3.6. Parmi l’ensemble des langues du globe, combien sont vouées à disparaître d’ici la fin du siècle ? Selon les estimations actuelles, entre 70 % et 90 % des langues du globe auront disparu d’ici la fin du siècle, soit entre 4600 et 5900 langues environ. 3.7. Quels sont les facteurs qui conduisent à la mort d’une langue ? Les causes de la mort des langues sont souvent multiples et complexes. Toutefois, il est possible d’isoler les facteurs suivants : 1. Le génocide des populations : une langue peut cesser d’exister par l’élimination pure et simple de la population qui la parle. Même un génocide partiel peut initier le déclin d’une langue et entraîner sa mort. Ce génocide peut aussi être indirect. Par exemple, la déforestation d’hectares entiers de forêt amazonienne prive certaines tribus de ressources, ce qui entraîne leur disparition. 2. La domination socio-économique : le déclin d’une langue est également lié à l’image que les locuteurs s’en font. Certaines langues associées au pouvoir attirent des locuteurs d’autres langues mal considérées, dont les locuteurs choisissent volontairement de les abandonner pour une autre, jugée plus rentable. 3. L’évolution des modes de communication : la généralisation des médias électroniques et l’apparition de la télévision ont contribué à la propagation de certaines langues (souvent associées au pouvoir économique). 4. La scolarisation des enfants : la transmission d’une langue à des enfants est le seul moyen d’assurer sa survie. Toutefois, même si une langue est transmise comme langue maternelle à un enfant, il faut également que cette langue soit jugée utile comme moyen de communication et continue à être utilisée plus tard par l’enfant. Un des critères déterminants à ce sujet est la scolarisation. Lorsqu’une langue n’est plus pratiquée à l’école, sa disparition est presque certaine. Rappelons également que la grande majorité des langues du monde ne sont pas écrites. Leur risque de disparition est donc nettement plus important pour les mêmes raisons. Parmi celles qui sont écrites, certaines ne sont ni normalisées ni codifiées, ce qui les rend également vulnérables. 5. L’augmentation de la mobilité : même une langue qui compte un petit nombre de locuteurs peut survivre longtemps si la communauté linguistique qui la parle vit isolée et concentrée, par exemple, dans des forêts, des montagnes ou des îles, à l’abri d’une langue dominante. Cet isolement n’est plus possible actuellement, à cause de la progression des moyens de transport. 3.8. D’où viennent les langues européennes ? Que sait-on de cette ancienne langue commune ? Les langues européennes font partie de la famille des langues indo-européennes qui ont pour ancêtre commun le proto-indoeuropéen. Notons toutefois que certaines langues d’Europe ne font pas partie de la famille indo-européenne. Le finnois, le hongrois et l’estonien font partie de la famille finno-ougrienne (aussi appelée ouralienne) et le turc fait partie de la famille altaïque. La langue proto-indo-européenne était parlée au sud du Caucase, en Anatolie, il y a environ 6 500 ans. Il est possible de situer géographiquement l’origine de cette langue notamment en comparant les mots de son vocabulaire avec l’environnement local (faune et flore présentes). Le proto-indo-européen s’est ensuite modifié au cours de sa propagation, dans un premier temps vers l’Est, puis vers l’Ouest. Cette propagation est associée au développement de l’agriculture. Chapitre 4 : Histoire et variétés du français 4.1. À quel sous-groupe de la famille des langues indo-européennes appartient le français ? Le français appartient au groupe des langues romanes. Ces langues partagent la propriété de descendre du latin, raison pour laquelle on les appelle parfois également les langues latines. 4.2. Peut-on situer le français encore plus précisément à l’intérieur de ce groupe ? Sur la base de quels critères a-t-on établi cette distinction ? Oui, on sépare notamment le groupe rattaché au roman occidental, auquel appartiennent le français, l’espagnol et le portugais, et le groupe qui descend du roman oriental, qui comprend notamment l’italien et le roumain. Cette distinction a été établie sur la base de ressemblances formelles entre ces langues, notamment dans la manière de former le pluriel (la morphosyntaxe) et dans le système des sons (la phonologie). 4.3. Quelles sont les raisons historiques pour lesquelles le français s’est différencié des autres langues du groupe ? Le français est la langue romane qui s’est le plus distancée du latin. D’un point de vue historique, l’origine latine du français remonte à la conquête romaine de la Gaule. Vers l’an 50 av. J.-C. l’ensemble de la Gaule passe en main romaine avec pour conséquence un abandon par les Gallo-Romains de leur langue celtique pour le latin, langue associée au pouvoir. À cette époque, le latin pratiqué par les Romains et qui s’est imposé en Gaule était un latin dit vulgaire, c’est-à-dire une forme plus tardive que le latin classique. Cette variété de latin se caractérise notamment par la disparition de la déclinaison, la création des articles, la généralisation des prépositions, l’extension des auxiliaires au verbe et l’apparition de nouvelles formes du futur. Ces caractéristiques du latin vulgaire se retrouvent en français moderne. La formation du français a ensuite été fortement influencée par une autre langue, le germanique, suite aux invasions des Francs qui s’étendront sur tout le territoire au e siècle. Malgré cette nouvelle donne, le latin n’a pas été abandonné pour autant en Gaule et c’est une situation de bilinguisme qui s’est installée, aussi bien pour les envahisseurs francs que pour les Gallo-Romains. L’événement qui a été déterminant pour la conservation du latin en Gaule a été la conversion de Clovis au catholicisme, suivie de celle du reste de Francs car, à cette époque, le latin était la langue liturgique de l’église catholique occidentale. Ainsi, la langue parlée en Gaule est restée à base latine avec l’ajout de propriétés héritées du germanique. C’est pour cette raison que le français est encore actuellement la plus germanique des langues romanes. 4.4. Comment l’influence du germanique est-elle reflétée dans le français actuel ? La cohabitation des Gallo-Romains avec les Francs a entraîné l’adoption de vocabulaire d’origine francique (et donc germanique) : on dénombre actuellement environ quatre cents mots d’origine francique en français. Par ailleurs, la situation de bilinguisme décrite plus haut est à l’origine de la création d’une double terminologie dans certains domaines et qui persiste dans le français actuel. Par exemple, le mot épée vient du gallo-roman, en revanche, le mot brandir vient du mot francique brand qui signifiait épée. Une conséquence nettement plus importante de l’influence du germanique sur le français est la forte évolution phonétique, qui fait la spécificité du français par rapport aux autres langues romanes. Cette évolution s’est caractérisée notamment par une réduction des mots suite à la réduction systématique de certaines consonnes et certaines voyelles. Au point de vue morphologique (la construction des mots, voir chapitre 7), les suffixes -and, -ard, -aud, -ais, -er et ier sont d’origine francique, tout comme un assez grand nombre de verbes en -ir comme choisir, jaillir, blanchir, etc. 4.5. Quel est le premier texte qui a été écrit en français et de quand date-t-il ? Il s’agit des Serments de Strasbourg, qui datent de l’an 842. Ces écrits constituent un traité de paix entre Charles le Chauve et Louis le Germanique au moment du partage de l’Empire de Charlemagne. 4.6. Quel est l’intérêt actuel des écrits en très ancien français pour les linguistes ? Très peu de textes en très ancien français nous sont parvenus. Pour les linguistes, ces écrits sont donc des témoignages extrêmement précieux de l’époque de transition entre le latin et le français. Les Serments de Strasbourg nous renseignent notamment sur certaines prononciations et certaines formes grammaticales de l’époque. Par exemple, le copiste semble avoir hésité sur la forme écrite à donner aux voyelles non accentuées. Ces hésitations indiquent qu’à cette époque, la prononciation de ces voyelles était encore incertaine et difficilement audible. D’un point de vue grammatical, le texte des Serments de Strasbourg montre que le changement qui s’est opéré dans la formation du futur entre le latin (radical + désinence -bo / -bis etc.) et le français (infinitif + formes conjuguées du verbe avoir) avait déjà eu lieu à cette époque. Du point de vue du vocabulaire ainsi que des processus de formation des mots, les Gloses sont des sources de renseignement inestimables. Par exemple, en comparant le mot latin singulariter (individuellement) et sa traduction en roman solamente, qui est devenu seulement en français, on constate que le processus de formation des adverbes de manière par la combinaison d’une périphrase avec le suffixe -mente existait déjà à l’époque. Ce processus reste actuellement l’un des plus productifs en français, car il sert à former tous les adverbes en -ment. De manière générale, tous les mots glosés, c’est-à-dire traduits et expliqués, appartiennent au vocabulaire de la vie quotidienne, ce qui nous montre que c’est dans ce domaine que le roman s’était le plus éloigné du latin. 4.7. Qu’est-ce que l’ordonnance de Villers-Cotterêts et de quand date-t-elle ? Cette ordonnance, signée par François Ier en 1539, prévoit que tous les documents administratifs, les actes officiels et les décrets de loi devront désormais être rédigés en français. Jusque-là, c’est le latin qui était utilisé. 4.8. À partir de quelle époque le français a-t-il été normalisé et par qui ? L’événement qui a marqué le début de la normalisation du français est la création de l’Académie française par Richelieu en 1635. L’Académie est sous contrôle direct de l’État qui l’a créée dans le but de renforcer la centralisation politique. Dans ses statuts, l’Académie donne pour mission à ses quarante membres de « travailler avec tout le soin et toute la diligence possible à donner des règles certaines à notre langue, et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences. » (art. 24). L’Académie a notamment pour but de produire une grammaire et un dictionnaire du français. Le dictionnaire de l’Académie a été mis en chantier dès 1639 mais sa première édition n’est parue qu’en 1694, soit plus de cinquante ans plus tard. L’orthographe actuelle du français a été fixée à partir de 1835, dans la 6e édition du dictionnaire de l’Académie. 4.9. Comment peut-on définir la notion de francophonie ? Le terme de francophonie est utilisé pour désigner l’ensemble des pays francophones. Toutefois, cette notion ne représente par un tout unifié et cohérent. À l’intérieur de la francophonie, on trouve à la fois des pays à forte proportion de locuteurs natifs comme la France et dans une moindre mesure la Suisse et la Belgique, et des pays où le français est une langue officielle de l’administration mais où de nombreux locuteurs ne le parlent que comme langue étrangère, par exemple en Haïti. Chapitre 5 : Une brève histoire de la linguistique contemporaine : de Saussure à Chomsky 5.1. Quel doit être l’objet d’étude de la linguistique selon Ferdinand de Saussure ? La grande innovation de Ferdinand de Saussure a été de séparer l’objet d’étude de la linguistique de sa matière. Cette dernière inclut toute forme de langage sans aucune distinction, ce qui la rend impossible à étudier dans son ensemble. En revanche, l’objet de la linguistique se limite à un sous-ensemble de cette matière. Il constitue un tout structuré qui résulte de décisions prises par le linguiste, notamment en fonction de l’aspect de la matière que ce dernier souhaite étudier. L’objet ainsi défini doit permettre de classifier la matière afin de mieux la comprendre. Saussure a établi des distinctions importantes pour définir l’objet d’étude de la linguistique. Tout d’abord celle entre langue et parole. La langue est un code commun partagé par l’ensemble des membres d’une communauté linguistique, mais qui n’est représenté dans sa totalité chez aucun d’entre eux. La parole comprend les manifestations uniques et imprévisibles du langage qui sont propres à un locuteur. Saussure a posé le primat de la langue sur la parole, seul objet d’étude possible pour le linguiste. Il a également distingué l’étude de l’évolution du langage dans le temps (diachronique) à celle de l’état du langage tel qu’il est partagé par l’ensemble des locuteurs à un moment donné, qui n’est pas nécessairement l’époque actuelle (synchronique). Saussure privilégie l’étude synchronique du langage. Enfin, il a distingué la linguistique interne et la linguistique externe. Selon Saussure, l’étude de la langue doit être interne, c’està-dire limitée à ce qui est inhérent au système, comme par exemple les différents sons qui composent une langue ou la manière dont ils se combinent pour former des mots. La linguistique n’inclut donc pas la mise en rapport du système de la langue avec des faits qui lui sont extérieurs (externes), comme sa relation avec l’histoire, la politique ou la société. 5.2. Expliquer les notions de signifiant et de signifié. Illustrez avec le mot chat Chez Saussure, le signe linguistique comprend deux éléments indissociables (deux faces) : l’image acoustique et le concept. Ce sont des entités psychiques (donc non matérielles) qui ne peuvent exister l’une sans l’autre. Selon Saussure, la notion de signe ne s’applique pas uniquement au système linguistique mais potentiellement à tous les autres systèmes de signes. C’est pourquoi, il remplacera le terme d’image acoustique par celui de signifiant et celui de concept par celui de signifié, jugés plus généraux. Dans le domaine de la linguistique, le signifiant correspond à l’enveloppe linguistique du mot et le signifié à son sens. Par exemple, le signifiant de chat est (en français) le mot composé de quatre lettres (ou de deux sons à l’oral) chat et son signifié correspond au concept encodé par ce mot, c’est-à-dire le fait que le chat est un félin, qu’il a des moustaches, qu’il miaule et mange des souris, etc. 5.3. Pourquoi les signes linguistiques sont-ils arbitraires selon Saussure ? Lorsque Saussure énonce le principe de l’arbitraire du signe, il veut souligner le fait qu’il n’existe aucun lien naturel ou logique entre les deux faces du signe : le signifiant et le signifié. En d’autres termes, on dit que cette relation est immotivée. Par exemple, la relation entre le mot chat et le concept qu’il désigne n’a aucune raison d’être en soi, si ce n’est que la communauté linguistique francophone a adopté conventionnellement cette étiquette linguistique pour désigner le concept de chat. Cette caractéristique du signe apparaît de manière évidente lorsque l’on compare les différentes étiquettes linguistiques utilisées dans différentes langues pour désigner des concepts très proches. Dans le cas de notre exemple, le mot chat devient cat en anglais, Katz en allemand, gato en espagnol, etc. De par son caractère arbitraire, le signe linguistique se différencie des autres types de signes comme les symboles, qui reposent sur un rapport d’analogie entre signifié et signifiant. Par exemple, les panneaux de circulation routière reproduisent visuellement la situation qu’ils décrivent. 5.4. Quelle est la différence entre la signification et la valeur d’un signe ? Illustrez à l’aide du mot cheval. Le lien entre un signifiant et un signifié produit la signification d’un signe. Toutefois, pour Saussure, chaque signe appartient avant tout au système général de la langue. Il tire donc sa valeur de ses rapports avec les autres signes de la langue et non de lui-même. Par exemple, ce qui fait la valeur du signifié cheval en français est qu’il s’oppose à d’autres signes comme jument, étalon, poulain, mulet, etc. Le même principe s’applique également aux signifiants. Par exemple, le signifiant cheval tient son identité de ses différences avec d’autres signifiants comme chenal. Ainsi, la valeur des signes se définit de manière différentielle et oppositive. Selon les termes de Saussure, la caractéristique principale des signes linguistiques est d’être ce que les autres ne sont pas. 5.5. Selon Saussure, les relations entre signes peuvent être syntagmatiques ou paradigmatiques. Expliquer ces deux types de relation et donner des exemples pour chacune d’elles. Ces relations peuvent être représentées sur deux axes distincts : d’un côté, l’axe syntagmatique, horizontal et de l’autre, l’axe paradigmatique, vertical. Les rapports syntagmatiques entre des signes peuvent être définis comme des rapports de successivité et de contiguïté. En effet, les signes se suivent temporellement sur une ligne. Ce rapport régit le lien entre les signes à tous les niveaux d’organisation du système linguistique. Au niveau phonologique, il permet de distinguer une suite comme [b-ʁ-a] d’une autre comme [b-a-ʁ]. Il conditionne également la relation qu’entretiennent les mots dans la phrase. En effet, Anne voit Pierre n’est pas identique à Pierre voit Anne. Ce type de relation intervient linéairement dans la chaîne parlée. Les rapports paradigmatiques se situent hors de la chaîne parlée et incluent des relations de types très divers. Il s’agit de rapports associatifs qui peuvent se situer entre signifiant et signifié (manger, mangeable), entre signifiés (mangeable, comestible), entre signifiants (manger, changer) et au niveau de la formation du mot (mangeable, buvable). 5.6. À quels courants de pensée Chomsky s’oppose-t-il dans sa définition de la linguistique ? Noam Chomsky a proposé une théorie syntaxique révolutionnaire par rapport au modèle dominant dans les années cinquante en linguistique, la grammaire distributionnelle, qui consistait à construire des règles de manière empirique, à partir de grands corpus de textes. Chomsky lui oppose une méthode rationaliste, fondée sur des jugements introspectifs. Chomsky a également fait des hypothèses fondamentales sur la faculté de langage que possèdent les êtres humains, en proposant notamment une thèse innéiste (voir chapitre 1). Sur ce point, il s’est fortement opposé au courant dominant en psychologie, le comportementalisme (ou béhaviorisme). Les psychologues béhavioristes expliquaient l’acquisition du langage par un processus de stimuli-réponses, et sans faire intervenir les capacités cognitives de l’être humain. 5.7. Pourquoi Chomsky parle-t-il de grammaire générative ? Le terme générative vient du fait que la grammaire telle que la conçoit Chomsky permet de générer un nombre infini de phrase à partir d’un nombre fini d’éléments. Par exemple, la règle selon laquelle un groupe verbal peut contenir (en français) un verbe et un groupe nominal permet de générer une série infinie de séquences correctes comme manger la pomme, voir le chien, caresser le chat, etc. Ainsi, à partir du nombre fini de mots que contient une langue, la capacité générative du langage nous permet de générer un nombre infini de phrases différentes. 5.8. Qu’appelle-t-on un jugement de grammaticalité ? En vertu de leur langue interne, tous les locuteurs d’une langue ont la capacité de décider « instinctivement », c’est-à-dire sans être nécessairement capables de formuler une règle de manière déclarative, si un énoncé est correct, incorrect ou douteux dans leur langue maternelle. En d’autres termes, les locuteurs sont capables de porter des jugements de grammaticalité, qui consistent par exemple à dire qu’une phrase comme (1) ci-dessous est correcte en français, alors qu’une phrase comme (2) est incorrecte et une phrase comme (3) est douteuse. Le fait que les locuteurs aient la capacité de porter de tels jugements démontre la réalité de notre faculté biologique de langage. 1. Comment dit-il avoir capturé le voleur ? 2. *Il dit comment avoir capturé le voleur ? 3. ? Il dit avoir capturé le voleur comment ? Chapitre 6 : Phonétique et phonologie du français 6.1. Donner quelques exemples de chaque niveau d’analyse linguistique à partir du texte ci-dessous. Jean pense que le chien de la voisine est monstrueux. Le facteur m’a d’ailleurs dit qu’il l’avait méchamment mordu à la cheville la semaine dernière. Phrases : [Jean pense que le chien de la voisine est monstrueux] / [le chien de la voisine est monstrueux], [il l’avait méchamment mordu], etc. Syntagmes : [le chien] [le chien de la voisine] [la semaine dernière] [à la cheville] [la cheville], etc. Morphèmes : [Jean] [pens-] [-e] [voisin] [méchant] [-ment] [mor-] [du], [monstr-] [-ueux], etc. Phonèmes : [ʒ], [ã], [p], [s], [k], [l], [œ], [ʃ], [i], [ɛ̃ ], [d], [v], [w], [n], etc. 6.2. Dire à quel(s) domaine(s) d’étude de la linguistique chaque unité identifiée ci-dessus correspond traditionnellement Les phrases sont l’objet d’étude à la fois de la sémantique et de la syntaxe. La sémantique étudie la signification de la phrase alors que la syntaxe a pour objectif de comprendre comment les mots sont organisés pour fournir une phrase grammaticalement correcte. Les syntagmes sont l’objet d’étude de la syntaxe (cf. chapitre 8). Les morphèmes sont l’objet d’étude de la morphologie (cf. chapitre 7). Les phonèmes sont l’objet d’étude de la phonologie (cf. ci-dessous). Les disciplines linguistiques étudient également d’autres types d’unités comme la syllabe en phonologie ou le mot en sémantique et en morphologie. Toutefois, tout comme la phrase, ces dernières ne sont pas des unités minimales d’analyse. 6.3. Qu’est-ce qu’un phonème par opposition à un son ? Donner trois exemples de phonèmes du français Le phonème constitue l’objet d’étude la phonologie. Il s’agit de la plus petite unité linguistique pertinente pour la communication. Bien que les phonèmes ne soient pas en eux-mêmes porteurs de signification, le remplacement d’un phonème par un autre produit une différence de signification. En effet, le phonème /t/ ne veut rien dire. En revanche, le fait de remplacer [t] par [m] dans tasse et masse produit un changement radical de sens ! On peut donc dire que les sons [t] et [m] sont des phonèmes du français, tout comme [g], [m], [n], etc. Attention : le phonème ne doit pas être confondu avec la syllabe. Par exemple, le mot la comporte une seule syllabe mais deux phonèmes distincts : /l/ et /a/. Les phonèmes ne doivent pas non plus être confondus avec les lettres de l’alphabet. Par exemple, le français compte 6 voyelles écrites (a, e, i, o, u, y) mais 15 phonèmes vocaliques qui incluent des sons comme le [ɛ̃] dans fin et le [ɔ̃] dans bond, par exemple. De manière plus générale, le français compte 26 lettres de l’alphabet mais 33 phonèmes et 34 sons ! C’est pour cette raison que les lettres de l’alphabet ne suffisent pas à représenter les phonèmes et qu’il faut avoir recours à des signes supplémentaires. Par ailleurs, l’utilisation de certaines lettres de l’alphabet serait équivoque car une même lettre peut produire un son différent dans certains cas. Le système qui tend à être universellement utilisé pour représenter graphiquement les sons est celui créé par l’Association phonétique internationale en 1888. Ce système préconise une transcription en caractères d’imprimerie, sans lien entre les signes, sans séparation entre les mots, et encadrées par des crochets droits ([ ]). En revanche, les phonèmes sont représentés entre barres obliques (/ /). En d’autres termes, on parle du son [m] mais du phonème /m/. 6.4. Quelles sont les réalisations graphiques possibles du son [ɛ] en français ? Il est courant qu’en français, un même son soit représenté par une panoplie de graphies différentes. Dans le cas du son [ɛ], on a notamment : e (ouvert), ê (tête), è (mètre), é (événement), ë (Noël), ei (verveine), ai (chaise), aî (maître), ey (poney). 6.5. Expliquer les notions de trait pertinent et de différence fonctionnelle. Donner des exemples Comme nous l’avons vu plus haut, la différence fonctionnelle entre les sons [t] et [m] est porteuse de sens. Il s’agit donc d’un contraste phonétique pertinent en français. En revanche, prononcer le o dans le mot abricot (avec un [o] fermé en français de France et un [ɔ] ouvert en Suisse romande) constituent une simple variante dialectale qui n’est pas porteuse de signification, ce n’est donc pas une différence fonctionnelle. C’est pourquoi, il s’agit de deux manières de prononcer un seul phonème et non pas de deux phonèmes différents. À l’inverse, une même lettre ou suite de lettres peut correspondre à plusieurs phonèmes. C’est le cas des deux lettres g de garage ou de la suite ch de champ ou chronomètre. Ces exemples illustrent encore une fois la nécessité de dissocier les lettres de l’alphabet et les phonèmes. Nous verrons plus bas que les sons diffèrent en fonction de la manière dont les différents organes phonatoires sont placés. Ainsi, une différence dans la position de la langue dans le palais constitue un trait pertinent, car elle permet de distinguer deux sons proches. 6.6. Quelle est la définition de la consonne, de la voyelle et de la semi-voyelle ? D’un point de vue articulatoire, la principale différence entre les consonnes et les voyelles est que les premières impliquent un obstacle partiel ou total au passage de l’air alors que les secondes sont caractérisées par une vibration des cordes vocales sans obstruction de l’ouverture de la cavité buccale. Les semi-voyelles sont associées aux voyelles qui sont articulatoirement ou spectralement proches. Par exemple, d’un point de vue articulatoire, la semi-voyelle [j] et associée à la voyelle [i] comme par exemple dans la paire abeille-abbaye. Attention : le mot abeille comporte la semi-voyelle [j] et abbaye la voyelle [i], contrairement à ce que l’orthographe pourrait laisser penser. En revanche, d’un point de vue de leur rôle dans la syllabe, les semi-voyelles s’apparentent aux consonnes et non pas aux voyelles. En effet, seules les voyelles peuvent créer un noyau syllabique. 6.7. À quoi sert la méthode des paires minimales ? Donner un exemple pour la paire de voyelles orales mi-fermées et miouvertes. Nous avons vu plus haut que la phonétique articulatoire a pour but de classifier les divers sons que peut produire l’être humain en parlant. Or, ce classement passe par la distinction entre les divers organes utilisés et leur position. La méthode des paires minimales consiste à faire varier un seul trait pertinent et d’observer les paires possibles. C’est par ce système d’opposition qu’on établit quels sont les phonèmes d’une langue. Les sons [e] et [ɛ] des mots pré et près forment par exemple une paire minimale. Il s’agit de deux voyelles orales, palatales et non-arrondies. La seule différence entre ces phonèmes se situe dans l’ouverture de la bouche, qui est mi-fermée pour [e] et mi-ouverte pour [ɛ]. C’est pourquoi les sons [e] et [ɛ] sont des phonèmes du français. 6.8. Quels sont les enchaînements ou les liaisons contenus dans les phrases ci-dessous ? L’enchaînement consiste à lier à l’oral deux mots qui se suivent dans la chaîne parlée en joignant le dernier phonème prononcé du premier mot à la voyelle initiant le mot suivant. Lorsqu’il s’agit d’une consonne, l’enchaînement modifie le contour syllabique des deux mots, qui sont prononcés d’un seul groupe de souffle. Dans ce cas, le découpage graphique ne correspond pas au découpage syllabique, comme l’illustre l’exemple (1) ci-dessous. Lorsqu’il s’agit de deux voyelles, l’enchaînement est également prononcé en un seul groupe de souffle mais cette fois-ci la structure syllabique correspond à la structure graphique, comme le montre l’exemple (2). 1. J’ai reçu une boîte à musique. [ʒe-ʁə-sy-yn-bwa-ta-my-zik] 2. J’ai eu un rhume. [ʒe-y-ɶ̃-ʁym] On parle de liaison lorsqu’une consonne finale normalement muette devient audible devant la voyelle initiale du mot suivant (exemples 3 et 4 ci-dessus). Ce procédé permet d’améliorer l’enchaînement consonantique. Il peut être obligatoire comme dans l’exemple (3), mais également facultatif comme dans l’exemple (4). Les liaisons facultatives dépendent du niveau de langue utilisé ainsi que du lien syntaxique entre les éléments concernés dans la phrase. 3. J’ai deux enfants [ʒe-dø-zã-fã] 4. J’ai fort à faire. [ʒe-fɔʁ-ta-fɛʁ] / [ʒe-fɔ-ʁa-fɛʁ] Chapitre 7 : Morphologie du français 7.1. Chercher les allomorphes des verbes suivants : pouvoir / payer. S’agit-il de variantes conditionnées ou libres ? Le terme allomorphe désigne les variantes formelles d’un même morphème. pouvoir : /peu/ {peux, peut} /pouv/ {pouvons, pouvais, pouvant}, /pourr/ {pourrai} /pui/ {puisse}, /p/ {pus, pûmes} payer : /pai/ {paie, paierai} /pay/ {paye, payais, payai} Ces verbes se réalisent en plusieurs allomorphes en fonction de leur conjugaison. Toutefois, toutes ces formes correspondent toujours au même verbe, conjugué à des temps ou à des formes différentes. Par exemple, le verbe payer au passé prend nécessairement la lettre -y et le verbe pouvoir au futur le morphème pourr-. Il s’agit dans ces cas de variantes conditionnées (par l’environnement du morphe), elles sont obligatoires. Attention : les variations entre les morphèmes grammaticaux de conjugaison (-ai, as, -a) ne sont bien évidemment pas des allomorphes, car il ne s’agit pas de variantes formelles d’un même morphème mais bien de morphèmes distincts. En revanche, des variantes comme je m’assieds ou je m’assois ou encore paye ou paie sont des variantes libres, elles sont interchangeables et dépendent uniquement des préférences du locuteur, au même titre que la réalisation de certains sons dépend de l’accent régional. 7.2. Faire une décomposition en morphèmes des mots rechargeables, intrigante, antilopes. rechargeables : re-charg-able-s Par substitution on retrouve re- dans : retrouvable, réutilisable. On retrouve charg- dans charger, chargement. Quant à -able, on le retrouve dans mangeable, réparable. intrigante : intrigu-ant-e On retrouve la racine intrigu- dans les mots intrigue et intriguer. Le suffixe de dérivation -ant permet de former un adjectif à partir d’une racine verbale. On le retrouve dans de très nombreux mots comme épuisant, motivant, lassant, etc. Enfin, le -e final est un affixe flexionnel qui marque le féminin. antilopes : antilope-s Cet exemple rappelle que tout ce qui ressemble à un morphème n’en est pas un. Dans le mot antilope, anti- n’a évidemment pas le même sens que dans antibiotique ou antioxydant. 7.3. Qu’est-ce qu’un affixe ? Pour comprendre la notion d’affixe, il convient avant tout de distinguer les morphèmes autonomes des morphèmes non autonomes. En effet, un mot simple (non composé) est constitué au minimum d’un morphème autonome ou d’une racine complétée par un ou des affixes, qui sont des morphèmes grammaticaux. Par exemple, le mot chaîne est composé uniquement d’un morphème lexical autonome. En revanche, le mot déchaînée est composé de la racine chaîn- additionnée de deux affixes dé- et -ée. Lorsqu’un affixe est situé avant le radical, on parle de préfixe et lorsqu’il est situé après le radical, de suffixe. L’une des caractéristiques principales des affixes est qu’ils ne sont pas des morphèmes autonomes, ils ne peuvent pas être utilisés sans être combinés à une racine. Il existe deux types d’affixes : les affixes de flexion, toujours situés en position de suffixes en français, et les affixes de dérivation, qui peuvent être des préfixes ou des suffixes. 7.4. Quelles sont les caractéristiques des suffixes flexionnels ? Donnez trois exemples de suffixes flexionnels du français. Les suffixes flexionnels ont pour propriété de marquer les traits grammaticaux de la catégorie, comme le genre, le nombre, la personne, le temps ou encore le mode. Contrairement aux suffixes dérivationnels, ils ne peuvent pas modifier la catégorie de la racine. Par exemple, le mot pommes contient le morphème pomme ainsi qu’un suffixe flexionnel -s, qui marque le nombre, en l’occurrence le pluriel. Mais avec ou sans adjonction du suffixe, le mot pomme reste un nom. Prenons un autre exemple. Les mots mange et mangeait contiennent tous deux la racine mang(e)- mais des suffixes flexionnels différents. Le premier -e marque la troisième personne du singulier au présent de l’indicatif. Le second marque la première ou la deuxième personne du singulier de l’imparfait de l’indicatif. Toutefois, dans les deux cas, le mot dans lequel ils interviennent reste un verbe. 7.5. Comment peut-on former un mot par dérivation ? Pour former un mot par dérivation, on lui ajoute soit un morphème non autonome avant la racine, un préfixe dérivationnel, soit après, un suffixe dérivationnel. Par exemple, on peut former le contraire du mot grammatical en ajoutant le préfixe a- pour former agrammatical. L’ajout de préfixes ne modifie pas la catégorie du mot. En revanche, la catégorie change lorsqu’on ajoute un suffixe de dérivation à la racine. Par exemple, l’adjectif rapide devient un adverbe après l’ajout du suffixe -ment pour créer rapidement. En français, la majorité des mots plurisyllabiques ont été créés par dérivation. Notons encore que les affixes de dérivation peuvent avoir plusieurs variantes allomorphiques. 7.6. Quelles sont les caractéristiques formelles qui permettent de reconnaître un mot composé par opposition à un mot construit par dérivation ? Aucun critère formel ne permet de reconnaître un mot composé, y compris au sein d’une même famille lexicale : certains prennent une forme soudée (contresens), d’autres sont reliés par un trait d’union (non-sens), d’autres encore ne portent aucune marque de liaison (faux sens). Le critère qui permet de différencier un mot composé d’un mot construit par dérivation est que, dans le premier cas, les deux éléments sont des morphèmes autonomes alors que, dans le second, l’une des parties (souvent le préfixe) est un morphème non autonome. Une exception à cette règle provient des composés savants, dont les morphèmes ne sont pas autonomes mais conservent toutefois une sémantique de mots pleins (voir chapitre 10). 7.7. Qu’est-ce qui différencie les mots composés des autres syntagmes ? Le mot syntagme fait référence à un groupe de mots qui forme une unité syntaxique. Par exemple le petit chien forme un syntagme nominal (cf. chapitre 8). Ainsi, sur le plan strictement formel, les mots composés sont des syntagmes, ils forment une unité. À l’inverse, tous les syntagmes nominaux ne sont pas des mots composés. Ces derniers possèdent en effet des caractéristiques fondamentales qui les distinguent des autres syntagmes. D’un point de vue interne tout d’abord, la formation des mots composés ne respecte pas les règles de la syntaxe. Par exemple, dans le mot bleu ciel, l’adjectif est antéposé au nom, ce qui ne serait pas le cas d’un syntagme libre où l’on devrait dire le ciel bleu. Par ailleurs, contrairement aux syntagmes, les mots composés possèdent une cohérence interne. Ainsi, il n’est pas possible d’intercaler un élément à l’intérieur d’un mot composé. On ne peut pas dire, par exemple, les pommes jaunes de terre. En revanche, il est tout à fait possible d’ajouter un élément à l’intérieur d’un syntagme, par exemple, le joli petit chien. La dernière caractéristique distinctive des mots composés par rapport aux syntagmes est que leur signification n’est pas compositionnelle. En d’autres termes, le sens d’un mot composé dépasse celui des éléments qui le composent, lorsqu’ils sont pris isolément. En effet, le mot pomme de terre ne signifie pas littéralement une pomme qui se trouve sous terre mais désigne un type de tubercule comestible. En revanche, le syntagme le petit chien ne signifie rien d’autre qu’un chien de petite taille. La signification des syntagmes est par nature compositionnelle. 7.8. Comment peut-on adapter le test du wug pour le rendre utilisable en français ? Le test du wug tel que présenté dans le chapitre ne peut pas être utilisé en français, car le -s du pluriel ne s’entend pas à l’oral. Il faut donc trouver un cas où l’application d’une règle de morphologie entraîne un changement régulier et audible. Une idée consiste à inventer un verbe sur le modèle des verbes en -er et de le faire conjuguer au passé. Par exemple, on peut montrer une vignette d’un personnage réalisant une action en indiquant à l’enfant qu’il moute, et en lui disant qu’hier il le faisait aussi. Hier il _____. On s’attend à ce que l’enfant applique par défaut la règle de conjugaison des verbes en -er au passé. Chapitre 8 : Catégories et syntagmes 8.1. Pourquoi les puristes condamnent-ils les usages suivants : des dégâts conséquents, débuter quelque chose, un faux prétexte, indifférer, avoir une opportunité ? Les puristes sont des gens qui défendent une certaine idée du bon usage de la langue française. Ils condamnent certains usages pourtant courants dans la langue mais qu’ils jugent erronés pour des raisons liées à l’étymologie, à la grammaire et au génie de la langue. Cette dernière notion implique que la langue française est par nature claire et logique. Des dégâts conséquents : usage critiqué pour des raisons liées à l’étymologie de l’adjectif conséquent qui implique obligatoirement l’idée de conséquence, de continuité (être conséquent avec ses idées) mais pas celle d’importance. Débuter quelque chose : emploi critiqué pour des raisons liées à la grammaire. En effet, le verbe débuter est intransitif, il ne peut donc pas prendre de complément direct. Un faux prétexte : emploi critiqué car il s’agit d’un pléonasme, puisque tout prétexte implique nécessairement une fausse raison. Indifférer : critiqué comme un « néologisme inutile » qui fait double emploi avec l’expression laisser indifférent. Avoir une opportunité : une opportunité dans le sens d’une chance à saisir est un anglicisme. Notons que les trois derniers exemples sont des usages critiqués pour des raisons liées au génie de la langue, c’est-à-dire la clarté et la pureté du français. Note : les exemples présentés à l’exception du dernier sont tirés de l’ouvrage Le français écorché, de Pierre Valentin Berthier et Jean-Pierre Colignon (1987). 8.2. Les phrases suivantes sont-elles grammaticales et/ou interprétables ? Marie promène chien de elle. Phrase agrammaticale mais interprétable. Les flots incandescents rêvent du nuage. Phrase grammaticale mais ininterprétable. Nous pouvons donc conclure que ces deux notions sont indépendantes l’une de l’autre. L’étude de la syntaxe s’intéresse au phénomène de la grammaticalité uniquement, indépendamment du sens des phrases. 8.3. Qu’est-ce qu’une catégorie grammaticale ? Donner des exemples d’éléments appartenant aux catégories lexicale, non lexicale et syntagmatique Les catégories grammaticales sont des classes qui regroupent les mots ayant des propriétés grammaticales communes. Par exemple, les verbes partagent la propriété de se conjuguer et les noms celle de porter des marques de genre et de nombre. C’est ce regroupement qui permet d’atteindre un niveau d’abstraction suffisant pour la formulation de règles générales de grammaire. La grammaire générative prévoit une distinction entre trois types de catégories. Premièrement, la catégorie lexicale inclut les verbes, les noms, les adjectifs et les adverbes. Deuxièmement, la catégorie non lexicale comporte les déterminants, les pronoms, les complémenteurs, etc. Enfin, la catégorie syntagmatique inclut les syntagmes nominaux, verbaux, adjectivaux, prépositionnels, etc. On remarque que la dernière catégorie ne se situe pas au même niveau que les deux autres dans la représentation de la phrase. En effet, les catégories lexicales et non lexicales regroupent des mots du lexique alors que la catégorie syntagmatique contient des groupes d’éléments intermédiaires dans la construction de la phrase, organisés autour d’une tête, qui est éventuellement précédée d’un spécifieur et suivie d’un complément. Prenons un exemple : la fille aime le chocolat. Éléments lexicaux : noms (fille, chocolat), verbe (aime) Éléments non lexicaux : déterminants (le, la) Groupes syntagmatiques : nominaux (la fille, le chocolat) et verbal (aime le chocolat) 8.4. La classification des éléments en catégories est-elle suffisante pour éviter de produire des phrases agrammaticales ? Pourquoi ? Non, la classification en catégories ne suffit pas pour éviter d’avoir une grammaire qui produise des phrases agrammaticales. Par exemple, la catégorie générale verbe a pour propriété de pouvoir être suivie par un complément. Mais cette règle générale ne permet pas d’expliquer pourquoi une phrase comme Jean dort la pomme est agrammaticale. Pour cela, il faut diviser la catégorie des verbes entre les verbes transitifs et intransitifs et préciser que seuls les verbes transitifs peuvent être suivis d’un complément. De la même manière, il convient de distinguer les noms propres des noms communs pour éviter d’obtenir des phrases comme La Marie mange la pomme ou Fille mange la pomme. 8.5. Indiquer les catégories grammaticales, les fonctions grammaticales et les fonctions sémantiques des éléments entre crochets. Que peut-on conclure des résultats obtenus ? Exemple [Jean] mange [la pomme]. Catégorie grammaticale nom propre dét + nom commun [La pomme] est mangée par dét + nom commun [Jean]. nom propre [La perceuse] a traversé [le dét + nom commun mur]. dét + nom commun [Les retraités] touchent [une dét + nom commun rente]. dét + nom commun [Manger] est vital. verbe Fonction grammaticale sujet objet sujet objet sujet objet sujet objet sujet Fonction sémantique agent thème thème agent instrument thème bénéficiaire thème thème Conclusions : 1. Les fonctions sémantiques sont constantes alors que les fonctions grammaticales sont variables. Par exemple, si on transforme la phrase Jean mange la pomme au passif, elle devient La pomme est mangée par Jean. Dans ce second cas de figure, Jean conserve la fonction sémantique d’agent et la pomme de thème. En revanche, la pomme occupe la fonction grammaticale de sujet et Jean d’objet. 2. Les fonctions grammaticales et sémantiques ne sont pas nécessairement liées. En effet, une même fonction grammaticale peut avoir plusieurs fonctions sémantiques différentes. Par exemple, la fonction grammaticale de sujet peut être occupée par des éléments qui ont la fonction sémantique d’agent (Jean mange la pomme), d’instrument (la perceuse a traversé le mur), de bénéficiaire (les retraités touchent une rente), etc. 3. Une même fonction grammaticale peut être réalisée par différentes catégories grammaticales. Par exemple, le sujet d’une phrase peut être un nom propre (Jean mange), un syntagme nominal (la fille mange), un verbe (Manger est vital), etc. 8.6. Donner deux exemples de computations syntaxiques et expliquer pourquoi ces opérations sont utiles pour le linguiste Les computations syntaxiques sont des opérations par lesquelles des constituants syntaxiques d’une phrase, c’est-à-dire les syntagmes, subissent certaines transformations, qui conduisent à les déplacer ou à les modifier au sein de la phrase. Les computations syntaxiques pour la phrase (1) et appliquées au syntagme nominal Pierre incluent le clivage (2), l’interrogation (3), la passivation (4) et le remplacement (5). 1. Pierre a mangé une pomme. 2. C’est Pierre qui a mangé une pomme. 3. Qui a mangé une pomme ? Pierre. 4. La pomme a été mangée par Pierre. 5. Il a mangé la pomme. 8.7. Expliquer au moyen des tests pour l’identification des syntagmes que les élements entre crochets forment une unité en (1) mais pas en (2). 1. Max [mange une pomme]. 2. [Max mange] une pomme. En (1), le verbe et son complément sont présentés comme une unité syntaxique. Nous pouvons confirmer que tel est bien par le test de la pronominalisation comme en (3) ci-dessous. 3. Max l’a fait. Dans ce cas, nous voyons que l’ remplace l’ensemble du groupe verbe et complément. En effet, à la question Que Max fait-il ? la réponse correcte est manger la pomme. En (2) ce sont le sujet et le verbe qui sont présentés comme une unité. Or, on constate qu’une transformation telle que (3) ne peut pas s’appliquer à un ensemble de type sujet et verbe. C’est pourquoi, il est correct de relier le verbe et son complément au sein d’un syntagme verbal alors que le sujet et le verbe ne forment pas un seul syntagme, mais bien deux syntagmes distincts dans la phrase. Chapitre 9 : Syntaxe de la phrase simple et complexe 9.1. Parmi les deux phrases ci-dessous, laquelle peut-être considérée comme fausse pour des raisons de normes et laquelle est syntactiquement agrammaticale ? – Jean allait pas au cinéma. Cette phrase n’est pas acceptée selon les normes du français standard qui dictent que la négation doit s’exprimer par ne…pas. Elle est toutefois grammaticale pour le linguiste. – Jean ne pas allait au cinéma. Cette phrase est agrammaticale d’un point de vue syntaxique car le placement de la négation doit se faire en insérant le verbe au milieu des marqueurs ne et pas (n’allait pas). Cet ordre des mots s’explique par une règle syntaxique. La position de tête de cette phrase négative est occupée par la marque de flexion – ait que rejoint le verbe (all-) et qui explique que ce dernier se situe toujours avant l’adverbe pas, qui est en position de spécifieur du VP. Cet ordre est représenté dans l’arbre ci-dessous : 9.2. Expliquer les principes de l’analyse hiérarchique des phrases. Le principe de l’analyse hiérarchique veut que chaque élément de rang n peut être analysé en unités de rang immédiatement inférieur, n-1. C’est pourquoi cette analyse se représente sous forme d’arbre, dans lequel chaque nœud correspond à un niveau de la hiérarchie. 9.3. Faire une analyse en arbre des phrases suivantes. Ces deux arbres montrent la différence de structure argumentale entre les verbes donner et saluer. En effet, le verbe donner requiert deux arguments en position objet : un syntagme nominal et un syntagme prépositionnel. L’attachement de ces deux syntagmes au verbe est indiqué par leur placement sous le syntagme verbal. En revanche, dans le cas du verbe saluer, seul le syntagme nominal qui suit le verbe entre dans sa structure argumentale. Le syntagme prépositionnel est optionnel (c’est un ajout) et vient donc se rattacher plus haut dans la structure. 9.4. Comment peut-on expliquer la différence de placement de l’adverbe jamais entre ces deux phrases : 1. Emile ne va jamais au concert. 2. Emile n’a jamais été au concert. La différence de placement de l’adverbe jamais peut être expliquée par l’hypothèse d’un mouvement du verbe vers les marques de flexion dans les phrases qui ne comportent pas d’auxiliaire, comme 1. En revanche dans le cas des phrases à auxiliaire comme 2, la position de tête de la phrase est déjà occupée par l’auxiliaire a et le verbe conjugué (été) reste en position de tête du syntagme verbal, qui se situe après l’adverbe. 9.5. Qu’est-ce qu’un complémenteur ? Le complémenteur est l’élément qui est à la tête des phrases complexes et qui sert à introduire des phrases enchassées. La position de complémenteur peut être occupée par des mots comme que, qui et si, comme nous le monterons dans l’exercice suivant. 9.6. Qu’est ce que le principe de récursivité ? On parle de récursivité lorsqu’une catégorie est dominée par la même catégorie, par exemple lorsqu’un groupe nominal contient un autre groupe nominal. Ainsi, le groupe nominal le chien de mon frère contient un autre groupe nominal : mon frère. À un niveau plus général, les phrases peuvent contenir d’autres phrases. On a alors une proposition principale, dans laquelle est enchâssée une autre proposition (dite subordonnée), qui peut être, complétive (1), interrogative (2) ou relative (3) comme l’illustrent les exemples cidessous : 1. Jean pense que la bille est dans la boîte. 2. Jean se demande si la bille est dans la boîte (interrogative indirecte). 3. La bille qui est dans la boîte est à moi. 9.7. Pourquoi ce principe est-il fondamental pour caractériser le langage humain ? La récursivité est l’une des propriétés qui permet de distinguer le langage humain de la communication animale. Cette propriété est fondamentale, car elle rend le langage humain créatif : grâce à l’enchâssement, on peut sans cesse créer de nouveaux énoncés. L’enchâssement ne se retouve en revanche pas dans les systèmes de communication animale. 9.8. Comment peut-on expliquer l’agrammaticalité des phrases cidessous : – (a) Qui dis-tu que Pierre aime Marie ? – (b) Comment crois-tu que je suis arrivé quand ? Ces deux phrases sont des questions qui ont donc pour tête un complémenteur. Dans le cas de la phrase (a), le complémenteur qui correspond à la position objet déplacée en tête de phrase. Toutefois, malgré son déplacement, cet élément laisse ce qu’on appelle une trace de sa présence, qui se traduit par le fait que sa position initiale ne peut pas être occupée une seconde fois par un autre complément. La phrase déclarative initiale est représentée cidessous avec le mouvement opéré par le complémenteur : Le cas de la phrase (b) illustre le fait qu’une phrase ne peut pas contenir deux complémenteurs, en l’occurrence quand et comment, pour les mêmes raisons que celles évoquées ci-dessus. Chapitre 10 : Sémantique du français 10.1. À quoi servent les concepts ? Les concepts sont le lieu de stockage des informations encyclopédiques au sujet des référents. Par exemple, le fait d’avoir un concept de CHAT permet à un locuteur de savoir qu’il s’agit d’un animal à poils et à moustaches, qu’il peut parfois mordre et griffer, etc. Ainsi, lorsqu’il se retrouvera confronté à un nouveau référent (un chat qu’il n’a encore jamais vu), il saura comment l’appréhender grâce aux informations encyclopédiques que contient son concept de CHAT. À chaque fois qu’ils font une expérience nouvelle, les locuteurs enrichissent leurs concepts. 10.2. Indiquer les prédicats et les arguments des propositions suivantes : – Il pleut : PLEUVOIR (ø) – Pierre cueille des cerises : CUEILLIR (PIERRE, CERISES) [SN1_SN2] – Jeanne résume le cours à Paul : RÉSUMER (JEANNE, LE COURS, PAUL) [SN1_SN2_à SN3] – Yves est à la maison : À (YVES, LA MAISON) [SN1_SN2] 10.3. Quels sont les différents types de relations d’opposition du lexique ? Le lexique contient premièrement des antonymes, lorsque l’affirmation d’un terme entraîne la négation d’un autre, mais pas inversement. Par exemple, riche est l’antonyme de pauvre. En effet, une personne qui est riche n’est pas pauvre, mais une personne qui n’est pas riche n’est pas nécessairement pauvre non plus, mais peut être simplement de classe moyenne. On nomme parfois ces termes des antonymes gradables ou scalaires, car il existe de nombreux degrés intermédiaires sur l’échelle d’opposition. Une conséquence directe de ce caractère gradable est que l’échelle de valeur (plus ou moins importante) dépend du contexte. En effet, ce qui compte comme un grand appartement n’est pas pareil à la campagne ou dans une grande ville. Un autre type d’opposition se trouve dans les termes complémentaires. Dans ce cas, l’opposition est absolue et réciproque : l’affirmation de l’un entraîne la négation de l’autre et inversement. Un homme vivant n’est pas mort et un homme mort ne peut pas être vivant. 10.4. Quels sont les points communs et les différences entre les relations d’hyponymie et de méronymie ? Les relations d’hyponymie et de méronymie se situent toutes deux entre un terme général et un terme spécifique. Elles s’établissent par ailleurs toutes deux sur plusieurs degrés successifs et sont de nature transitive (bien que dans certains cas, la transitivité produise des résultats étranges pour la méronymie). La principale spécificité de la méronymie est de s’établir uniquement entre des référents divisibles en parties. Cette relation est donc plus spécifique que la relation d’hyponymie. Par ailleurs, dans la relation d’hyponymie, l’hyponyme hérite de toutes les caractéristiques de son hyperonyme, ce qui n’est pas le cas du méronyme par rapport à son holonyme. 10.5. Donner des exemples de noms massifs et comptables Dans la catégorie des noms, on distingue les noms comptables comme arbre, maison, lampe qui ont la propriété de pouvoir être additionnés, donc de pouvoir être mis au pluriel. En revanche, les noms massifs comme couscous, sable, eau ne peuvent pas être comptés sans être précédés d’un déterminant partitif, comme par exemple un grain de sable ou une poignée de riz. Les noms massifs n’ont par ailleurs pas de pluriel. Il est par exemple impossible de dire des riz, sauf dans des constructions particulières où ils sont considérés comme des entités discrètes (je vends des riz de plusieurs provenances). 10.6. À quelle classe aspectuelle appartiennent les constructions verbales suivantes : manger chinois, écrire une lettre, concrétiser un plan, être heureux ? Justifier au moyen de tests linguistiques Manger chinois est une activité, qui a pour propriété (comme tous les verbes d’événement) de pouvoir prendre une forme progressive comme dans je suis en train de manger chinois au resto du coin. Une activité peut être décrite en utilisant l’adverbe pendant (j’ai mangé chinois pendant 15 jours lors de mon dernier voyage). Les verbes d’activité réalisent par ailleurs le paradoxe de l’imperfectif, c’est-à-dire le fait d’avoir déjà fait une activité au moment où on est en train de la réaliser. Ainsi, quand je suis en train de manger chinois, j’ai déjà mangé chinois. Les verbes d’activité ne sont en outre pas bornés sans la présence d’une expression linguistique qui indique le début et la fin de l’activité comme dans j’ai mangé chinois entre 12 h 00 et 13 h 00. Une conséquence logique de ce qui précède est que les activités n’ont pas de fin intrinsèque (elles sont atéliques). Ainsi, dans la phrase je mange chinois, cette activité n’est pas limitée dans le temps. Enfin, les activités sont constituées de phases homogènes. Ainsi, il n’y a pas d’étapes logiques dans la construction manger chinois. Écrire une lettre est un accomplissement, qui a pour propriété de pouvoir prendre une forme progressive comme dans je suis en train d’écrire une lettre à ma sœur. Un accomplissement peut être décrit en utilisant en comme dans j’ai écrit une lettre en 10 minutes. Par ailleurs, il ne réalise pas le paradoxe de l’imperfectif : celui qui est en train d’écrire une lettre n’a pas encore écrit une lettre. Les accomplissements sont en outre bornés par nature, c’est-à-dire qu’ils ont un début et une fin intrinsèque, sans qu’il faille l’indiquer linguistiquement. Il en découle logiquement que les accomplissements sont également téliques par nature. Enfin, les accomplissements ne sont pas homogènes. Par exemple, le processus d’écrire une lettre implique des phases comme sortir du papier, écrire, mettre dans une enveloppe, etc. Concrétiser un plan est un achèvement, qui a pour propriété de pouvoir prendre une forme progressive comme dans je suis en train de concrétiser mon plan de carrière. Un achèvement peut être décrit en utilisant en comme dans j’ai concrétisé mon plan de carrière en trois ans. Par ailleurs, il ne réalise pas le paradoxe de l’imperfectif : celui qui est en train de concrétiser un plan ne l’a pas encore concrétisé. Les achèvements sont par nature ponctuels et donc ne peuvent pas être bornés ou téliques. Le critère de l’homogénéité ne s’applique pas à non plus à eux, pour les mêmes raisons. Être heureux est un état, qui ne peut donc pas prendre une forme progressive, comme l’atteste le caractère incongru de la phrase je suis en train d’être heureux. Un état peut être décrit en utilisant pendant (j’ai été très heureux pendant les dix ans de mon mariage). Par ailleurs, les états ne sont pas intrinsèquement bornés, sauf si le contexte linguistique le précise comme dans j’ai été heureux quand j’étais au lycée entre 16 et 18 ans. Les états n’ont en outre pas de fin intrinsèque, ils sont atéliques. Dans la phrase je suis heureux, rien n’indique que cet état doive prendre fin. Enfin, les états sont homogènes, c’est-à-dire qu’ils ne nécessitent pas le passage par des phases distinctes, contrairement aux accomplissements. 10.7. Indiquer par des exemples les changements de type qui peuvent intervenir entre les divers sens des mots suivants : biberon, kleenex, bière On appelle changement de type une opération qui consiste à passer d’une signification d’un mot à une autre de ses significations. Cette opération agit donc sur les mots polysémiques. 1. Le bébé boit goulûment son biberon (contenu) Marie rince le biberon du bébé (contenant) 2. Marie travaille chez Kleenex depuis deux ans (producteur) Passe-moi un kleenex, j’ai le nez qui coule (produit) 3. Jean boit une bière tous les soirs (comptable) Arroser le poulet avec de la bière le rend plus juteux (massif) 10.8. Expliquer le phénomène de la coercion au moyen des phrases suivantes : – Anne a commencé le pain. – Paul commence un portrait. – Marie commence le piano. La coercion est un mécanisme qui consiste à imposer une signification au détriment des autres qui sont théoriquement possibles lorsque cette dernière est sous-spécifiée dans la phrase, comme c’est le cas des exemples ci-dessus. Ce qu’Anne, Paul et Marie commencent dans chacune de ces phrases sont des actions bien distinctes. Dans la phrase (1), Anne commence probablement à manger ou à couper le pain. Dans la phrase (2), Paul commence sans doute à dessiner ou peindre un portrait. Enfin, en (3) Marie commence à jouer du piano. Les mécanismes qui nous poussent à opter pour un type de relation plutôt qu’un autre sont liés à notre connaissance du monde et au contexte d’énonciation. Chapitre 11 : Langage et action : les actes de langage 11.1. Dire si les énoncés ci-dessous sont des constatifs ou des performatifs selon la définition d’Austin 1. Je t’assure que c’est un bon film. 2. Mon bureau est situé à la rue de Candolle. 3. Pourrais-tu me dire l’heure ? 4. Tu vas me le payer. Rappelons pour commencer qu’Austin définit un énoncé comme descriptif s’il décrit un état du monde et comme performatif s’il ne décrit rien mais permet la réalisation d’une action, et n’est de par ce fait ni vrai ni faux. Selon cette première définition, seul l’énoncé (2) semble correspondre à un énoncé descriptif. En effet, cet énoncé est vrai si le bureau du locuteur est effectivement situé à la rue de Candolle et faux dans le cas contraire. En revanche, l’énoncé (1) réalise une affirmation, l’énoncé (3) une question et l’énoncé (4) une menace. Aucun de ces trois énoncés ne peut être évalué comme vrai ou faux, ils dépendent d’une appréciation subjective de la part du locuteur. Toutefois, Austin pose également des conditions précises pour qu’il y ait réalisation d’un acte performatif : il faut que la phrase soit sous forme affirmative et comporte un verbe à la première personne du singulier de l’indicatif présent, voix active. Selon cette deuxième définition, seul l’énoncé (1) peut être considéré comme un performatif. En effet, les énoncés (3) et (4) ne sont pas à la première personne du singulier. Par ailleurs, l’énoncé (3) n’est pas à la forme affirmative. 11.2. Appliquer le test de la performativité aux exemples ci-dessus afin de montrer pourquoi de tels exemples ont conduit Austin à abandonner sa distinction La définition restrictive des performatifs ci-dessus pose un problème à Austin, car les énoncés (2) et (4) ne peuvent pas entrer ni dans la catégorie des constatifs ni dans celle des performatifs. Pour résoudre ce problème, Austin propose un test de performativité, qui peut être résumé comme suit : un énoncé performatif doit se ramener à un énoncé comportant un verbe à la première personne du singulier de l’indicatif présent, voix active. En d’autres termes, les performatifs doivent pouvoir être reformulés à la première personne du singulier voix active, même s’ils ne sont pas prononcés de cette manière par le locuteur. Ainsi, il existerait des performatifs explicites et des performatifs implicites (ou primaires). Selon le test de la performativité, les énoncés (3) et (4) sont bien des performatifs. Ils peuvent en effet être reformulés comme suit : 5. Pourrais-tu me dire l’heure ? → Je te demande de me dire l’heure. 6. Tu vas me le payer. → Je te promets que tu vas me le payer. Toutefois, le test de la performativité révèle un problème important pour la distinction entre performatifs et constatifs, du fait que tous les énoncés constatifs peuvent être interprétés comme des performatifs implicites. Par exemple, l’énoncé (1) pourrait être le performatif implicite correspondant à l’acte d’affirmer quelque chose (j’affirme que mon bureau est situé à la rue de Candolle). C’est pourquoi, la distinction entre performatif et constatif n’a pas de réelle valeur descriptive, car elle ne permet pas de classifier les différents types d’énoncés. Elle doit donc être abandonnée. 11.3. Quels sont les actes locutionnaires, illocutionnaires et perlocutionnaires réalisés dans les énoncés ci-dessous ? Un acte locutionnaire est accompli par le simple fait de dire quelque chose, l’acte illocutionnaire est un acte accompli en disant quelque chose et l’acte perlocutionnaire est un acte accompli par le fait de dire quelque chose. Ainsi, l’acte locutionnaire correspond simplement au fait d’énoncer une phrase dotée d’une signification. L’acte illocutionnaire correspond au type d’acte de langage réalisé en prononçant une phrase (par exemple une assertion, une offre, une promesse, etc.) en vertu de la force associée conventionnellement à l’énoncé (contenue dans la reformulation explicite du performatif). Enfin, l’acte perlocutionnaire décrit l’effet éventuel de cet acte sur le destinataire. Tous les énoncés ont donc une valeur locutionnaire et illocutionnaire déterminées, en revanche la valeur perlocutionnaire dépend des circonstances d’énonciation et de l’auditeur, elle ne peut donc pas être déterminée avec certitude. a. Ferme la porte en sortant ! acte locutionnaire : le locuteur dit de fermer la fenêtre en sortant. acte illocutionnaire exercitif : le locuteur ordonne de fermer la fenêtre. acte perlocutionnaire possible : le locuteur persuade l’auditeur de fermer la fenêtre. b. Répète si tu oses ! acte locutionnaire : le locuteur dit à l’auditeur de répéter s’il ose. acte illocutionnaire comportatif : le locuteur menace le destinataire. acte perlocutionnaire possible : le locuteur effraie l’auditeur. c. J’affirme que l’exercice n’est pas clair. acte locutionnaire : le locuteur dit qu’il affirme que l’exercice n’est pas clair. acte illocutionnaire expositif : le locuteur affirme que l’exercice n’est pas clair. acte perlocutionnaire possible : le locuteur conduit l’auditeur à clarifier l’exercice. d. Je vous condamne à la prison à perpétuité. acte locutionnaire : le locuteur dit qu’il condamne l’auditeur à la prison à perpétuité. acte illocutionnaire verdictif : le locuteur produit un acte juridique de condamnation. acte perlocutionnaire possible : le locuteur plonge l’auditeur dans le désespoir. e. Bougez futé, allez à pied ! acte locutionnaire : le locuteur dit de bouger futé en allant à pied. acte illocutionnaire exercitif : le locuteur conseille à l’auditeur de bouger futé en allant à pied. acte perlocutionnaire possible : le locuteur convainc l’auditeur de bouger futé en allant à pied. 11.4. Expliquer la distinction entre le marqueur de force illocutionnaire et le marqueur de contenu propositionnel à l’aide d’un exemple Selon Searle, les actes de langage sont composés par deux types de constituants différents. Il y a d’une part le marqueur de contenu propositionnel qui porte sur la proposition exprimée et d’autre part le marqueur de force illocutionnaire qui sert à indiquer le type d’acte qui est accompli. Comparons deux énoncés : 1. Je te promets de venir demain. 2. Je t’ordonne de venir demain. Ces deux énoncés ont des contenus propositionnels proches, car ils partagent le même acte de prédication (venir demain) mais avec des actes de référence différents (locuteur vs auditeur). Leur contenu propositionnel est donc respectivement « le locuteur vient demain » et « l’auditeur vient demain ». En revanche, les marques de force illocutionnaire sont différentes. Il s’agit dans un cas d’une promesse et dans l’autre d’un ordre (je te promets / je t’ordonne). La distinction entre ces deux types de marques n’est visible que dans les cas de performatifs explicites. En effet, dans le cas des performatifs implicites, le marqueur de force illocutionnaire n’est pas exprimé linguistiquement. 11.5. Dire quels sont les actes de langage primaires et secondaires réalisés par les énoncés ci-dessous et expliquer comment le locuteur peut comprendre l’acte primaire à partir de l’acte secondaire dans chaque cas L’acte primaire est l’acte réalisé par l’énoncé et l’acte secondaire est l’acte « de surface », qui permet de le véhiculer de manière indirecte. La transition entre les deux se fait par référence à l’une des règles sémantiques (préliminaire, essentielle, etc.) qui conditionne la réalisation de l’acte. a. Sais-tu quelle heure il est ? acte primaire : requête (Donne-moi l’heure) acte secondaire : question transition : interrogation de la capacité de l’auditeur à accomplir l’acte b. Vous pourriez faire moins de bruit. acte primaire : requête (Faites moins de bruit) acte secondaire : assertion transition : affirme la capacité de l’auditeur c. J’aimerais bien que tu m’écoutes quand je te parle. acte primaire : requête (Écoute-moi quand je te parle) acte secondaire : assertion transition : déclaration explicite de la volonté du locuteur d. Tu devrais être plus poli avec ton père. acte primaire : requête (Sois poli avec ton père) acte secondaire : assertion transition : indique l’opinion du locuteur, donc la raison d’accomplir l’acte 11.6. Pourquoi peut-on conclure que les seuls vrais actes de langage sont les actes représentatifs et directifs ? Les actes représentatifs et directifs sont les seuls vrais actes de langage, car ils sont les seuls à dépendre uniquement de l’usage du langage (donc de la pragmatique). Les actes déclaratifs (verdictifs chez Austin) et commissifs (promissifs chez Austin) comportent une forte composante institutionnelle. En effet, ils regroupent des actes tels que acquitter, condamner, prononcer, décréter, pour les déclaratifs et promettre, faire vœu, garantir, jurer, etc., pour les promissifs. La réussite de ces actes nécessite qu’ils se produisent dans un contexte bien spécifique et, dans le cas des déclaratifs, soient le fait de locuteurs particuliers institutionnellement habilités à les réaliser. En ce qui concerne la catégorie des expressifs (comportatifs chez Austin), ils intègrent une forte composante sociale. En effet, il s’agit d’actes tels que s’excuser, remercier, déplorer, critiquer, etc. Dans ce cas également, la réussite de l’acte dépend de critères autres que strictement contextuels (par exemple culturels). 11.7. Dire si les exemples ci-dessous sont des actes de dire que, dire de ou demander si a. Pardon, quelle heure est-il ? : il s’agit d’un acte de demander si, qui véhicule une demande d’information. b. Je me demande bien ce que j’ai fait pour mériter un étudiant pareil ! : il s’agit d’un acte de dire que. Malgré la présence du verbe se demander, il ne s’agit pas d’une question, au sens d’une demande d’information. La forme impérative de la phrase n’en fait pas un ordre non plus. Il s’agit d’une question rhétorique qui n’appelle pas de réponse. c. Reviens ici tout de suite, sac-à-puces ! : Il s’agit d’un acte de dire de, qui véhicule un ordre. d. Qui a dit que les femmes ne savent pas faire de la linguistique ? : il s’agit d’un acte de dire que, qui véhicule une fois encore une question rhétorique plutôt qu’une demande d’information. Chapitre 12 : Pragmatique lexicale : expressions référentielles, temps verbaux et connecteurs 12.1. Quelle est la différence entre la signification descriptive et la signification procédurale ? La notion de signification descriptive caractérise le type de signification contenue dans les éléments du lexique qui servent à communiquer un concept et dont la valeur sémantique est leur référence. Par exemple, le mot chat sert à communiquer le concept CHAT, qui contient un certain nombre de propriétés, comme celle d’avoir des moustaches et de chasser les souris. Le mot chat dénote par ailleurs l’ensemble des chats du monde. De manière générale, tous les mots qui appartiennent aux classes ouvertes du lexique (cf. chapitre 10) encodent de l’information conceptuelle. La signification procédurale est contenue dans les éléments du lexique qui ne sont pas dotés d’une signification descriptive. Ces éléments appartiennent typiquement aux classes fermées que sont les pronoms, les déterminants et les connecteurs. Par exemple, le mot mais n’encode pas de concept, et il serait certainement très difficile pour un locuteur de dire précisément ce que ce mot signifie sans recourir à des exemples. Son rôle dans la phrase est d’indiquer que les deux éléments qu’il relie sont en relation de contraste. De même, le mot je ne signifie pas une personne en particulier mais désigne la personne qui l’utilise. Ainsi, son rôle est d’indiquer à l’auditeur une information qui pourrait être paraphrasée par : chercher le locuteur de la phrase. Ce type d’information est appelée une procédure, car elle donne des instructions sur la manière de traiter les éléments de la phrase. La signification procédurale se retrouve également dans des contenus non lexicaux comme les temps verbaux. 12.2. Identifier les expressions lexicales et non lexicales dans la phrase suivante : Je me sens ici comme à la maison Signification lexicale : sentir, maison Signification non lexicale : je, me, indicatif présent du verbe sentir, ici, comme, à, la 12.3. Chercher un exemple d’expression référentielle autonome et non autonome Les expressions référentielles sont dites autonomes si leur signification suffit, en contexte, à déterminer le référent qu’elles dénotent dans le monde. Ainsi, des descriptions définies comme cet étudiant, des descriptions indéfinies comme un arbre ainsi que des noms propres comme Pierre ou Paris sont des expressions référentielles autonomes. Les expressions référentielles sont dites non autonomes si leur signification lexicale ne suffit pas pour déterminer le référent qu’elles dénotent dans le monde. Ainsi, des pronoms déictiques comme tu, des pronoms anaphoriques comme il dans Mon père est là, il va vous recevoir et des termes vagues comme la blonde, le petit sont des exemples d’expressions non autonomes. 12.4. Chercher des exemples d’anaphore pronominale, nominale et associative On parle d’anaphore lorsqu’un terme est utilisé pour reprendre une autre expression nominale qui le précède et à laquelle il emprunte sa référence. L’anaphore est pronominale lorsqu’une expression nominale est reprise par un pronom comme dans l’exemple (1) ci-dessous. L’anaphore est nominale lorsque l’expression nominale est reprise par une autre expression nominale, comme en (2) ci-dessous. Enfin, l’anaphore est dite associative lorsqu’il n’y a pas de coréférence entre les expressions mais une relation de type partie-tout, comme en (3) ci-dessous. 1. Jean aime chanter. Il s’est inscrit à une chorale. 2. Le fils du voisin pleure tous les soirs. Cet enfant me rendra folle. 3. J’arrivais à la maison, la porte était ouverte. 12.5. Qu’appelle-t-on l’ordre temporel ? La notion d’ordre temporel sert à faire référence à la manière dont les événements sont relatés dans un discours. On parle d’ordre temporel dans le cas où l’ordre des événements présentés dans le discours est parallèle à l’ordre dans lequel ces mêmes événements se sont déroulés. Par exemple, la suite de phrases en (1) ci-dessous suit l’ordre temporel. En revanche, en (2) l’ordre temporel est inversé dans le discours. 1. Jean a renversé son verre sur la robe de Marie. Elle l’a insulté. 2. Marie a insulté Jean. Il a renversé son verre sur sa robe. Le fait de suivre l’ordre temporel comme en (1) crée une narration. Le fait d’inverser l’ordre temporel crée un discours où le locuteur ne se contente pas de relater une suite ordonnée d’événements mais fournit une explication de la relation qui existe entre eux (causalité). 12.6. Comment les temps verbaux influencent-ils l’ordre temporel dans le discours ? Dans une approche pragmatique, les temps verbaux encodent des procédures qui donnent des indications sur la manière dont les événements sont reliés dans le discours. On parle d’inférence en avant si le temps avance, d’inférence en arrière si les événements sont présentés dans l’ordre inverse à l’ordre temporel (le temps recule en quelque sorte) et d’inférence statique si le temps n’avance pas. Par défaut, le passé simple implique une inférence en avant, le plus-que-parfait une inférence en arrière et l’imparfait une inférence statique. Toutefois, la grande différence entre l’approche pragmatique et les autres approches (aspectuelle et anaphorique) tient au fait que l’information fournie par les temps verbaux ne représente qu’un indice qui doit être complété par d’autres informations linguistiques et contextuelles pour déterminer la direction du discours. Qui plus est, les temps verbaux sont des marques dites faibles. En effet, si les informations qu’ils donnent sont contredites par d’autres informations, ce sont ces informations qui déterminent au final l’ordre du discours. Par exemple, on remarque qu’en (1) ci-dessous, l’information donnée par le connecteur l’emporte sur celle fournie par les temps verbaux. 1. Max fut malade parce qu’il mangea trop. Dans cet exemple, le passé simple tend à indiquer que le temps avance (inférence en avant), mais le connecteur parce que est associé à une inversion temporelle (inférence en arrière). L’analyse pragmatique a également pour avantage d’expliquer pourquoi certains discours semblent plus efficaces (ou optimaux) que d’autres. Dans le cas où les indices concordent, le discours est optimal. Lorsqu’il y a contradiction entre les différentes marques temporelles comme en (1), le discours devient sous-optimal. 12.7. Qu’est-ce qu’un connecteur pragmatique ? Un connecteur pragmatique est un mot qui a pour rôle de donner des instructions sur la manière de relier des segments discursifs. Les connecteurs ne correspondent pas à une catégorie grammaticale unifiée. Certains sont des adverbes (donc), d’autres des conjonctions (mais, parce que) et d’autres encore des groupes prépositionnels (après tout). Les connecteurs forment une classe fonctionnelle, car les éléments qui la composent partagent un même rôle dans le discours : celui de donner des instructions sur la manière de relier des unités de discours. 12.8. Pourquoi les connecteurs sont-ils des marques procédurales ? L’hypothèse faite par les approches pragmatiques de la signification est que les connecteurs pragmatiques, à l’instar des expressions référentielles non autonomes et des temps verbaux, encodent de l’information procédurale. Ainsi, leur signification est une procédure qui indique à l’auditeur comment relier les segments discursifs. Par exemple, la procédure encodée par parce que pourrait être paraphrasée comme suit : chercher une relation de causalité entre les segments reliés. Dans le cas de mais, la procédure tiendrait en plusieurs étapes : (i) chercher une conclusion inférable à partir du segment qui précède le connecteur, (ii) chercher une conclusion inverse à la première à partir du segment qui suit le connecteur, (iii) choisir cette dernière conclusion au détriment de la première. Chapitre 13 : Questions de style : métaphore, métonymie et ironie 13.1. Donner deux exemples qui illustrent la différence entre métaphore ordinaire et métaphore créative La métaphore ordinaire est une métaphore utilisée de manière tellement récurrente que sa signification s’est pratiquement lexicalisée, si bien que son caractère métaphorique n’apparaît plus toujours de manière évidente pour les locuteurs. C’est le cas de métaphores comme Jeanne est une perle ou la Bourse a coulé depuis hier. Par ailleurs, ces métaphores ont la propriété d’être facilement paraphrasables. Par exemple, Jeanne est une perle peut être paraphrasé par Jeanne est une personne qui allie de très nombreuses qualités. La métaphore créative sert au contraire à exploiter le principe de la métaphore (l’attribution d’une propriété saillante d’un concept à un référent qui n’entre pas habituellement dans sa dénotation) pour créer une signification totalement inédite. Par exemple, une métaphore comme cette thèse est mon mont Everest est créative, car la comparaison implicite qu’elle introduit n’est pas lexicalisée. Toutefois, cette absence de lexicalisation n’empêche pas l’auditeur d’en tirer une série d’implicitations (on parle dans ce cas d’implicitations faibles, cf. ci-dessous). Contrairement aux métaphores ordinaires, ce deuxième type de métaphores n’est pas aisément paraphrasable. Elles sont très fréquentes dans les œuvres littéraires, car elles permettent de surprendre le lecteur et de créer du plaisir. 13.2. En quoi la notion de ressemblance interprétative est-elle importante pour comprendre l’interprétation des métaphores ? La notion de ressemblance interprétative est fondamentale pour comprendre l’interprétation des métaphores, car elle permet d’inclure ces dernières dans le processus général d’interprétation de tout énoncé (littéral et non littéral). En effet, dans le cadre d’une théorie pragmatique, tout énoncé se trouve dans une relation de ressemblance avec la pensée que le locuteur souhaite communiquer. En d’autres termes, elle est une représentation plus au moins fidèle de cette dernière. Étant donné que cette ressemblance n’est que rarement totale, on comprend dès lors pourquoi la communication est en grande partie non littérale plutôt que littérale. Dans cette optique, la métaphore ne représente qu’un degré particulier de ressemblance interprétative, qui est moins grande que dans le cas d’une approximation, par exemple. Toutefois, cette ressemblance n’est pas nulle, raison pour laquelle il est tout de même possible pour l’auditeur de comprendre le vouloir dire du locuteur. Notons encore que dans une théorie pragmatique, il n’existe pas de différence qualitative entre l’interprétation d’une métaphore, d’une hyperbole ou d’une approximation. Il s’agit de l’application d’un même processus, mais à des degrés divers. 13.3. Quelle est la différence entre une implicitation forte et une implicitation faible ? De nombreux énoncés communiquent fortement un seul contenu implicite. Par exemple, l’énoncé (1) adressé à quelqu’un qui se trouve devant une fenêtre ouverte implicite fortement (2). L’auditeur peut ainsi légitimement attribuer le sens de (2) au locuteur qui lui a communiqué (1). 1. Il fait froid ici. 2. J’aimerais que tu fermes la fenêtre. Toutefois, il existe également des énoncés qui ne servent pas à communiquer fortement une seule signification non littérale, mais qui permettent à l’auditeur d’en déduire un certain nombre d’implicitations plus faibles, toutes également plausibles, en fonction de ses capacités et de ses préférences. Les métaphores créatives représentent un cas typique d’énoncés qui communiquent faiblement un grand nombre d’implicitations. On parle d’ailleurs d’effet poétique pour qualifier ce type d’effet contextuel. Par exemple, à partir de la métaphore en (3) ci-dessous, l’auditeur pourra tirer différentes implicitations, du type de (4) à (6). 3. Cette thèse est mon mont Everest. 4. Cette thèse est le but principal de ma vie. 5. Cette thèse représente un accomplissement très difficile pour moi. 6. Réussir cette thèse est un exploit fortement valorisé et reconnu socialement. 13.4. En quoi la métonymie est-elle différente de la métaphore ? La métaphore consiste à utiliser une propriété d’un concept saillante en contexte et à appliquer cette propriété à un autre référent, qui n’entre pas dans la dénotation encodée linguistiquement dans le mot. Par exemple, dans la métaphore Sarah est un glaçon, la propriété être froid est appliquée à un référent (Sarah) qui n’entre pas dans la dénotation du mot glaçon. En effet, les autres propriétés du concept GLAÇON (constitué d’eau, sert à refroidir une boisson) ne s’appliquent pas à Sarah. C’est cette extension du concept à un nombre plus important de référents que ceux qui entrent dans la dénotation du concept encodé linguistiquement qui permet de traiter la métaphore comme un cas d’enrichissement pragmatique par élargissement (cf. chapitre 2). Dans la métonymie, ce n’est pas une propriété d’un concept qui est appliquée à un autre référent que ceux qui entrent dans sa dénotation mais le nom d’un référent qui est utilisé pour désigner un autre référent, en vertu du lien qui connecte leurs espaces mentaux respectifs. Par exemple, il existe un lien entre le propriétaire d’un objet et cet objet. C’est pourquoi, le nom du propriétaire peut être utilisé pour faire référence à l’objet, comme dans le quatre-quatre m’a encore fait une queue de poisson. 13.5. Comment peut-on expliquer la possibilité ou l’impossibilité des reprises anaphoriques ci-dessous selon la théorie des espaces mentaux : 1. La coccinelle a encore eu un accident. Elle n’est pas très solide. 2. *Le cappuccino demande l’addition. Il était bien mousseux cette fois-ci. Dans l’exemple (1), il y a métonymie entre le conducteur et la voiture qu’il conduit. Dans ce cas, la reprise anaphorique peut avoir lieu avec la cible (le conducteur), par exemple si l’on poursuivait cette phrase par mais il n’a rien eu de grave, mais également sur le déclencheur (la voiture), comme le montre la reprise anaphorique elle de l’exemple. En revanche, dans l’exemple (2), seule la cible (le client qui a commandé le cappuccino) peut servir pour une reprise anaphorique, comme le montre le caractère incongru de la reprise anaphorique en (2), qui porte sur le déclencheur (le cappuccino lui-même). Il serait par contre tout à fait possible de poursuivre par il est très pressé. La différence entre ces deux exemples tient au fait qu’en (1), le rapport de connexion entre les domaines est ouvert alors qu’en (2) il est fermé (on parle de connecteurs ouverts et de connecteurs fermés). Cette différence s’explique par le fait que le lien entre un chauffeur et son véhicule est plus fort dans l’esprit des locuteurs que celui qui unit un client et la boisson qu’il commande. 13.6. Donner un exemple qui illustre la différence entre usage descriptif et usage interprétatif du langage L’usage descriptif du langage sert à décrire un état de choses dans le monde comme en (1). L’usage interprétatif sert à reproduire un énoncé ou une pensée comme en (2). 1. Regarde le ciel, il va pleuvoir demain. 2. Selon le journal, il va pleuvoir demain. 13.7. Comment la théorie pragmatique de l’ironie explique-t-elle que seule la réponse (1) peut être interprétée comme une marque d’ironie ? Pierre . La solution à ce problème est vraiment triviale, je l’ai trouvée en deux minutes. Luc . (1) Alors donne-moi la solution, puisque tu es si malin. (2) Alors donne-moi la solution, puisque tu l’as déjà trouvée. (3) Alors donne-moi la solution, parce que tu commences à m’énerver. Pour qu’un énoncé soit interprété comme une marque d’ironie, il doit remplir deux conditions. Premièrement, il doit pouvoir être interprété comme une forme d’écho. Deuxièmement, il doit véhiculer une attitude tacitement dissociative du locuteur vis-à-vis de la proposition à laquelle il fait écho. Seule la réponse en (1) remplit ces deux conditions. En effet, Luc attribue à Pierre la pensée selon laquelle il est plus malin que les autres et montre son désaccord tacite face à cette affirmation. La réponse (2) peut également être interprétée de manière échoïque. En effet, Luc fait écho à l’énoncé de Pierre, qui affirme avoir trouvé la solution du problème en deux minutes. Toutefois, Luc ne montre pas une attitude dissociative vis-à-vis de cette information, il l’accepte de manière neutre. Quant à la réponse (3), Luc montre bien une attitude de désapprobation, mais son énoncé ne fait pas écho à un énoncé ou une pensée de Pierre. Il indique sa propre évaluation de l’attitude de Pierre. C’est pour cette raison que la réponse (3) peut être comprise comme une critique, mais pas comme une marque d’ironie. Index Académie française 1 acquisition du langage 1, 2, 3 acronyme 1 acte de langage 1, 2 illocutionnaire 1 locutionnaire 1 perlocutionnaire 1 primaire 1 propositionnel 1 secondaire 1 acte illocutionnaire 1 affixe 1 allomorphe 1 alphabet phonétique international 1 amorçage (paradigme de l’) 1 anaphore 1 antonymie 1 arbitraire du signe 1, 2 argument (de la phrase) 1 aspect lexical 1 attitude propositionnelle 1 autisme 1 basque 1 Cantilène de Sainte Eulalie 1 catégorie grammaticale 1 lexicale 1 non lexicale 1 catégorie sémantique 1 classe aspectuelle 1 coercion 1 communication animale 1, 2 non littérale 1 ostensive-inférentielle 1, 2, 3 compétence 1 complément 1 complémentarité (relation de) 1 complémenteur 1 comportementalisme 1 composition 1 populaire 1 savante 1 computation syntaxique 1 concept 1 connecteur pragmatique 1 consonne 1 du français 1, 2 occlusive 1 sonnante 1 sonore 1 sourde 1 spirante 1 constatif 1 conversion 1 créole 1 dérivation 1 désinence 1 déterminant (syntagme) 1 diversification linguistique 1 effet cognitif 1, 2 effet poétique 1 effort cognitif 1, 2 élargissement 1, 2 enchaînement 1 énoncé 1 enrichissement pragmatique 1 espaces mentaux 1 explicitation basique 1 d’ordre supérieur 1 expression référentielle 1 faculté de langage 1, 2 famille de langues 1, 2 flexion 1 fonction grammaticale 1 fonction sémantique 1 force illocutionnaire 1 forme propositionnelle 1 franco-provençal 1 francophonie 1 gaulois 1 Gloses 1 grammaire générative 1, 2 grammaire universelle 1 holonyme 1 homonymie 1 hyperonyme 1 hyponymie 1 idiome 1 image acoustique 1 implicitation 1 indice (de communication) 1 inférence 1 directionnelle 1 intention communicative 1 intention informative 1 ironie 1, 2 jugement de grammaticalité 1 langue (Saussure) 1 langue auxiliaire 1 langue des signes 1, 2, 3 langue externe (Chomsky) 1 langue interne (Chomsky) 1, 2 langue vernaculaire 1 langues d’oc 1 langues d’oïl 1 langues en danger 1 langues indo-européennes 1 langues romanes 1 latin vulgaire 1 lemme 1 lexique 1 liaison 1 lieu d’articulation 1 linguistique diachronique 1 linguistique externe (Saussure) 1 linguistique interne (Saussure) 1 linguistique synchronique 1 méronymie 1 métaphore 1, 2 métonymie 1, 2 mode d’articulation 1 modèle de l’inférence 1 modèle du code 1 morphème 1 libre 1 lié 1 morphologie 1 mot composé 1 mot valise 1 mouvement (syntaxique) 1 niveau de base (des catégories) 1 nom comptable 1 massif 1 normes (grammaticales) 1, 2 ordonnance de Villers-Cotterêts 1 ordre temporel 1 paradoxe de l’imperfectif 1 parallélisme logico-grammatical 1 parole (Saussure) 1 performance 1 performatif 1 pertinence 1 principe cognitif 1 principe communicatif 1 théorie de la 1 phonème 1, 2 commutation de 1 paires minimales 1 permutation de 1 phonétique articulatoire 1 phonologie 1, 2 suprasegmentale 1 phrase 1, 2 complexe 1 simple 1 phylogénèse 1 pidgin 1 polysémie 1, 2 pragmatique 1 prédicat 1 préfixe 1 de dérivation 1 présomption de littéralité 1 principe d’exprimabilité 1 principes et paramètres 1 proto-langage 1 purisme 1 radical 1 référence 1 actuelle 1 virtuelle 1 référent 1 relation paradigmatique 1 relation syntagmatique 1 relatives (phrases) 1 rhétorique 1 sémantique 1 compositionnelle 1 lexicale 1 semi-voyelle 1 du français 1 sémiologie 1 Serments de Strasbourg 1 signal (de communication) 1 signe (de communication) 1 signe (linguistique) 1 signifiant 1 signification procédurale 1 signifié 1 singes vervet 1 spécification 1 spécifieur 1 structuralisme 1 structure argumentale 1 suffixe 1 de dérivation 1 de flexion 1 syllabe 1 synonymie 1 syntagme 1, 2 syntaxe 1 système (de la langue) 1 télicité 1 test de la performativité 1 théorie de l’esprit 1 transcatégorisation 1 troncation 1 trou lexical 1 universaux du langage 1 usage descriptif du langage 1 usage interprétatif du langage 1 valence 1 valeur (d’un signe) 1 voyelle 1 du français 1, 2 nasale 1 orale 1