L’UNION DES FEMMES FRANÇAISES PENDANT LES TRENTE GLORIEUSES : ENTRE « MATERNALISME », DROIT DES FEMMES ET COMMUNISME Dominique Loiseau La Découverte | « Le Mouvement Social » 2018/4 n° 265 | pages 37 à 53 ISSN 0027-2671 ISBN 9782348040757 DOI 10.3917/lms.265.0037 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social1-2018-4-page-37.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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L’Union des femmes françaises pendant les Trente Glorieuses : entre « maternalisme », droit des femmes et communisme par Dominique Loiseau* Une association féminine liée au PCF Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) ans la sphère communiste, la création de l’Union des femmes françaises (UFF) correspond au développement, après 1945, de structures associatives et autres lieux de sociabilité autour du quotidien, permettant à des femmes des milieux populaires urbains d’intégrer l’univers militant selon des modalités plus souples que celles existant jusqu’alors. Les femmes peuvent en effet s’investir dans des activités ponctuelles et/ou liées à un objectif de transformation de leurs conditions de vie, dans l’aire géographique du quartier, qui est aussi celle de leur quotidien ; il ne leur est pas demandé d’adhérer à une option politique, même si, parallèlement, les dirigeantes, en général militantes du parti communiste, en distillent les positions politiques. La mouvance catholique-sociale agit de même, les passerelles occasionnelles ne devant pas masquer les particularités dues aux appartenances idéologiques. Le texte qui suit s’appuie sur la presse nationale de l’UFF (Femmes françaises) et sur une recherche menée en région nazairienne, près de Nantes 1. Il offre un regard complémentaire de l’analyse classique de l’UFF comme courroie de transmission des positions et de la stratégie du Parti communiste français (PCF) amplement développée par ailleurs 2. Au travers de l’activité de l’UFF, il cherche à saisir les modes d’approche du militantisme proposés aux femmes des quartiers populaires, de cerner qui sont les adhérentes, et en quoi leur adhésion, voire leur investissement, dépend de, et influe sur, leur vie personnelle, leur image de soi. L’UFF, association non mixte créée en 1944, est héritière du Comité mondial des femmes contre le fascisme et la guerre (CMF) et de l’Union des jeunes filles de France (UJFF), fondés en 1934 et 1936 par le PCF afin de développer son influence et son recrutement chez les femmes, perçues comme éloignées d’un possible investissement politique et chez les jeunes filles, beaucoup plus surveillées que leurs frères. La non-mixité, l’élargissement des revendications et des mots d’ordre se distinguant des ambitions politiques exprimées par le Parti, sont censés contribuer à lever les obstacles à l’engagement féminin. * Historienne et sociologue, chercheuse associée au laboratoire Espaces et Sociétés, GREGUM (Le Mans), UMR CNRS 6590. 1. D. Loiseau, Femmes et militantismes, Paris, L’Harmattan, 1996. Cet ouvrage est issu d’une thèse de doctorat, « Femmes et militantisme : Saint-Nazaire et sa région (1930-1980) », thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Michelle Perrot, Université Paris 7, 1993. 2. M. Dogan et J. Narbonne, Les Françaises face à la politique : comportement politique et condition sociale, Paris, Armand Colin, 1955 ; R. Rousseau, Les femmes rouges, Paris, Albin Michel, 1983 ; S. Chaperon, Les années Beauvoir, 1945-1970, Paris, Fayard, 2000 ; S. Fayolle, « L’Union des femmes françaises : une organisation féminine de masse du Parti communiste français (1945-1965) », thèse de doctorat en science politique, sous la direction de Philippe Braud, Université Panthéon-Sorbonne, 2005. Dominique Loiseau, L’Union des femmes françaises pendant les Trente Glorieuses, Le Mouvement social, octobre-décembre 2018. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) D 3. Structurés sur le modèle du PC clandestin, des comités féminins se structurent à partir de l’été 1941. Ils se fédèrent en zone Nord dans l’Union des femmes françaises (UFF), dirigée par Danielle Casanova (puis Maria Rabaté et Claudine Michaut) et en zone Sud dans l’Union des femmes de France, coordonnée par Simone Bertrand. Les deux organisations adhèrent au Front national, voir S. Fayolle, « Union des femmes françaises », in F. Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 217. 4. Le premier congrès de l’Union des femmes françaises s’ouvre le 17 juin 1945, salle de la Mutualité, à Paris. Placé symboliquement sous la triple présidence de Danielle Casanova (la communiste), Berthie Albrecht (la chrétienne) et Suzanne Buisson (la socialiste), ce congrès se veut celui de l’union. 5. R. Rousseau, Les femmes rouges, op. cit., p. 20 et M. Gilzmer, C. Levisse-Touze et S. Martens (dir.), Les femmes dans la Résistance en France, Paris, Tallandier, 2003. Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Cette distinction selon le sexe et l’âge n’est pas l’apanage des organisations communistes : elle prévaut dans les organisations catholiques depuis le début des années 1920. Dans les deux mouvances, ces structures sont pensées comme des viviers dans lesquels puiser candidates et militantes. L’UFF et son journal, Femmes françaises, naissent de la fusion en novembre 1944 des Comités féminins communistes des zones Nord et Sud, mis en place dans le cadre de la Résistance 3. Son rôle durant l’insurrection parisienne accroît sa crédibilité. Elle a en novembre 1944 deux déléguées à l’Assemblée consultative provisoire. Trente ans plus tard, l’UFF revendique toujours la continuité avec ses Comités féminins intervenant dans la quotidienneté de la Résistance par des collectes, des démarches pour débloquer des denrées alimentaires, des publications clandestines destinées aux femmes. Ses outils sont ses comités, ses Associations familiales (1 211 inscrites au Journal officiel fin 1946) et sa presse : l’hebdomadaire Femmes françaises jusqu’en 1957, le mensuel Heures claires des Femmes françaises jusqu’en 1985, remplacé par Clara. Entre 1945 et 1952, une revue mensuelle, les Cahiers de l’UFF, à diffusion plus restreinte, existe également. Jusqu’à la création en 1955 d’Antoinette, magazine de la CGT, l’UFF vend également sa presse aux ouvrières et crée des comités en entreprise, le partage du terrain avec la Confédération syndicale étant encore mal défini. Le premier congrès de l’UFF, en 1945, définit et articule les devoirs des femmes (faire et élever des enfants, travailler à la reconstruction du pays, participer activement à la vie publique et politique) et leurs droits (droit au travail, à l’aide pour l’éducation des enfants, à un salaire égal pour un travail égal, à des logements convenables, à des écoles, à l’égalité sur le plan civil et juridique). L’UFF est encore à ce moment très favorable au travail des femmes, position qui se modifie à partir de 1947, où il est considéré comme résultant de la contrainte économique, renforçant ainsi les assignations sexuées. Dès sa création, elle se place sous l’égide de trois présidentes d’honneur symbolisant l’union de toutes les femmes en son sein, Berthie Albrecht, Suzanne Buisson, Danielle Casanova 4. En exaltant le souvenir de cette dernière, morte en déportation, l’UFF met en avant la figure emblématique féminine inexistante auparavant, associée au dévouement et au sacrifice, cohérente avec la représentation traditionnelle des femmes tout en l’associant à l’engagement. Comparer Danielle Casanova à Jeanne d’Arc lui confère une stature nationale de femme sauvant la France et enracine, légitime les communistes. En héroïsant l’ex-secrétaire de l’UJFF, elle établit sa filiation avec une organisation française et non avec le CMF, jugé trop lié à l’Internationale communiste pour être revendiqué dans une période où le PCF met en avant son rôle dans la libération de la nation française 5. Sur un plan © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) 38 n Dominique Loiseau L’Union des femmes françaises pendant les Trente Glorieuses n 39 régional, Marthe Gallet, institutrice communiste, résistante, ex-secrétaire de l’UJFF, fondatrice de l’UFF en Loire-Inférieure et à Saint-Nazaire, incarne cette filiation. Développer une organisation féminine de masse, issue de la Résistance, s’inscrit aussi dans le nouveau contexte national : les Françaises ayant obtenu le droit de vote à la Libération, il est important pour le PCF de contrer l’influence du clergé et des organisations catholiques. Lors de son XIe congrès en 1947, le texte sur le travail parmi les femmes rappelle que « le PCF s’est toujours penché avec sollicitude sur le sort des femmes de notre pays », expression maternante et protectrice qui sera souvent reprise par l’UFF. La mise en avant de revendications immédiates est à l’ordre du jour, et correspond aux problèmes quotidiens des classes populaires, comme l’indique le même texte : La femme communiste est une bonne communiste si elle se préoccupe du sort de ses compagnes, si elle ne croit pas déchoir en s’occupant du pain, de la layette, du logis des mères de famille, si elle sait les comprendre, les défendre, les rassembler 6. Les revendications de l’UFF visent à améliorer la vie quotidienne, mais le désir de rassembler largement favorise le maintien des rôles sexués. Leur remise en cause n’est pensée ni dans l’UFF ni dans le PCF, malgré l’évocation, dans le rapport déjà cité, des « conceptions rétrogrades sur les femmes de beaucoup de camarades ». Les effectifs L’UFF réussit d’abord à rassembler de nombreuses femmes dans l’euphorie de la Libération, mais leur nombre décroît rapidement à la suite de son alignement sur les positions du PCF et de la mise en avant de mots d’ordre oppositionnels après le départ des ministres communistes du gouvernement en 1947, et ce malgré la grande modération des thèmes de chacun des congrès UFF, associant les femmes à l’avenir de la famille et de la paix. L’histoire de l’UFF est marquée par cette contradiction entre la volonté de développer une organisation de masse de femmes qu’il importe de ne pas effrayer par une approche trop politique et la méthode consistant à partir de leurs difficultés quotidiennes pour les amener à une analyse proche des positions du PCF. À titre d’exemple, en septembre 1945, les comités de Loire-Inférieure diffusent 175 exemplaires de Femmes françaises 7. Il existe alors quatre comités à Saint-Nazaire et cinq dans les communes proches qui, composés de femmes peu aguerries, disparaissent en quelques années. D’autres départements – peut-être en raison d’une meilleure implantation communiste – semblent, selon la presse de l’UFF, mieux résister, tel celui des Bouches-du-Rhône revendiquant, en 1948, 101 comités et la vente hebdomadaire de 5 600 exemplaires de Femmes françaises 8. Nationalement, les effectifs affichés de l’immédiat après-guerre (620 000 au premier congrès de 1945, 1 million en 1947) chutent : 500 000 cartes placées en 1952, 200 000 adhérentes en 1956 9. La décrue continue dans la décennie suivante : 6. Le travail parmi les femmes, XIe congrès du PCF, 1947. 7. Fascicule de six pages sur le Conseil national UFF de septembre 1945. 8. Femmes françaises, n° 176, 1948. 9. M.-T. Carbognani, « Les communistes et l’émancipation des femmes de 1945 à 1959 », mémoire de maîtrise d’histoire, Université Paris 8, 1975 ; Femmes françaises, 19 avril 1952, Yvonne Dumont au XIVe congrès du PCF. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte Une organisation pour les femmes de milieu populaire 40 n Dominique Loiseau 100 000 en 1964 et 50 000 en 1968 10. Malgré les 4 500 diffuseuses revendiquées par les Heures claires en 1966 11, l’UFF ne semble plus savoir saisir le mécontentement populaire. Son congrès de 1971 assouplit les objectifs, simplifie l’adhésion, voire assimile inscription à une activité et adhésion, ou encore instaure la « carte à vie ». Les militantes peuvent s’opposer à ces pratiques, qui semblent néanmoins entraîner une remontée des effectifs : 60 000 en 1973, 100 000 en 1976, 130 000 en 1979, 180 000 en 1983 12. Adhérentes et militantes Voulant rassembler largement, les militantes, plus politisées et sur lesquelles repose la mise en œuvre de l’orientation de l’association, sont confrontées à de grands décalages avec les adhérentes de base. Marthe Gallet, longtemps responsable de l’UFF de Saint-Nazaire, indique que, notamment pour la période 1945-1965 : Toutes souhaitent, selon leur expression, faire quelque chose […]. Faire en sorte de vivre mieux, et l’UFF leur en donne la possibilité. Elles s’y sentent à l’aise, elles y trouvent un climat amical, des préoccupations communes, des espaces communs. Son activité fait naître l’amitié, la solidarité, l’enthousiasme recherché par chacune 14. 10. D. Karnouach-Poindron, « L’UJFF et l’UFF : réflexions sur leur histoire », Pénélope, n° 11, 1984, p. 105 ; C. Reynaud et G. Valle-Duval, « Participation des femmes à la vie civique ; les associations féminines de 1945 à 1968 », mémoire de maîtrise d’histoire, Université Paris 7, 1976. 11. Heures claires, n° 27, 1966, p. 34. 12. Pénélope, n° 11, 1984, p. 110 ; Journée d’étude consacrée à l’UFF à Saint-Nazaire, 25 avril 1976 ; Bulletin de l’UFF, mars 1979. 13. Entretien avec Marthe Gallet, in D. Loiseau, Femmes et militantismes, op. cit., p. 58. 14. Heures claires, n° 25, 1966, p. 62. Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) En ses premières années, l’UFF s’efforce de resituer politiquement les problèmes quotidiens. Le raidissement des positions communistes à partir de 1947, déjà évoqué, rebute cependant une partie des adhérentes, bien que les sujets abordés soient souvent sélectionnés. Pour ces femmes, l’UFF est d’abord un moyen de se retrouver, d’exercer une activité sociale « amicale », d’exprimer sa solidarité aux luttes ouvrières. Beaucoup ont une activité réduite, mais sortent de chez elles, découvrent qu’une femme peut penser et agir. La non-mixité amène un certain nombre à s’exprimer, à œuvrer en tant que personne, et même si les activités semblent anodines, elles entraînent un processus de politisation non partisane. Après avoir interrogé en 1966 des adhérentes récentes, Heures claires conclut : © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Il ne faut pas voir l’UFF comme une organisation de militantes […], beaucoup de femmes comme on dit, ordinaires, qui ne faisaient pas grand-chose mais étaient très heureuses de dire « moi je suis à l’UFF, je suis à l’UFF donc je fais quelque chose ». J’ai entendu des femmes dire « maintenant je me sens l’égale de mon mari parce que j’ai entendu parler de ceci, on a discuté de cela ». […] On ne leur demandait pas ce que l’on appelle l’activité militante, sauf des groupes quand il s’agissait de faire signer sur le marché, ou un travail de ce genre. C’était déjà énorme de venir à l’assemblée générale, même si ce n’était qu’une fois par mois. […] Elles venaient avec leurs enfants, ça faisait un chahut ! Quelquefois d’ailleurs on organisait une petite garderie 13. Il faut tenir compte de l’interprétation des témoignages par la rédaction du journal, voire du fait que cette rédaction en a peut-être elle-même rédigé certains ; néanmoins, ces lignes traduisent une part du vécu d’adhérentes de base et de militantes, dix-huit entretiens menés dans la région nazairienne entre 1985 et 1990 peuvent en témoigner. Le terme « amie », qui désigne l’adhérente, évite celui de « camarade » trop connoté et confère à l’UFF une image chaleureuse. Inviter des femmes à partager une amitié au sein d’un mouvement donne à celui-ci un caractère plus affectif que politique, ce qui peut représenter un atout pour recruter largement, préoccupation majeure. L’UFF s’impose comme une organisation unifiant les femmes sans que soient remises en cause les attributions sexuées et les « qualités » naturalisées : « Amie, vos difficultés sont celles de milliers et de milliers de femmes, mais être une UFF, c’est être avant tout une femme sensible, compréhensive, une bonne mère de famille, une bonne travailleuse, une brave ménagère », répond Femmes françaises le 27 décembre 1947 à une lectrice écrivant : « Je voudrais prendre ma carte UFF, mais mes charges de famille ne me permettent aucune activité militante. » Érigeant l’affectif en valeur, l’UFF alimente une sensibilité, voire une sentimentalité dites féminines, qu’il s’agisse des « femmes au grand cœur qui travaillent de toutes leurs forces pour le bien public », du don de « la carte UFF à toutes celles qui sont de cœur avec nous », ou de l’UFF « prête à [les] accueillir 15 ». Nous sommes là dans un autre registre que l’adhésion au PCF, qui procède d’abord de la conviction. Néanmoins, même appartenant parfois à ce groupe sur la seule base de l’investissement amical, les adhérentes de l’UFF sont influencées de fait par l’orientation politique de l’organisation. Au sein du PCF, les liens d’amitié, aussi forts soient-ils, s’interrompent souvent quand cesse l’appartenance au Parti, notamment à la suite d’une exclusion. L’amitié vécue au sein de l’UFF semble moins mise à mal et, parfois, elle a même été un refuge : en région marseillaise, Paulette I… est sommée de « choisir entre [s] a carte et [s]on mari » (exclu du PCF aux lendemains de la Libération), dilemme à l’issue duquel, choisissant son mari, « l’UFF a bien voulu [l]’accepter 16 ». Celle qui s’en sépare altère une amitié conçue comme une relation collective et non un lien individuel, mais ne se confronte peut-être pas au même ostracisme que lors d’une exclusion du PCF. Introduire l’affectif dans le langage et la vie militante permet aux femmes de la base de s’y sentir à l’aise, rompt l’isolement fréquent des ménagères. D’autres, plus actives, sont réticentes vis-à-vis de ce qu’elles considèrent comme un affadissement de l’engagement militant. Les animatrices occupent une position intermédiaire. Leur rôle est difficile, entre les adhérentes de quartier investies dans l’organisation de goûters, braderies, vestiaires, bals, ou dans des revendications ponctuelles, et les militantes qui 15. Femmes françaises, n° 168, 1948 ; n° 170, 1948, répercutant le mot d’ordre du Conseil national ; Heures claires, n° 25, 1966. Voir aussi S. Fayolle, « L’Union des femmes françaises et les sentiments supposés féminins », in C. Traïni (dir.), Émotions… Mobilisation !, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 169-192. 16. G. Dermenjian et D. Loiseau, « Itinéraires de femmes communistes », in O. Filleule et P. Roux (dir.), Le sexe du militantisme, Paris, Presses de la FNSP, 2009, p. 100. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte L’Union des femmes françaises pendant les Trente Glorieuses n 41 42 n Dominique Loiseau 17. W. Guéraiche, Les femmes et la République : essai sur la répartition du pouvoir de 1943 à 1979, Paris, Éditions de l’Atelier, 1999, p. 144-145. 18. C. Guetté, « Les couples de militants politiques : comparaison entre quatre partis français », mémoire de master, Institut d’études politiques de Paris, 2014. Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Au sein des couples Analyser le mode d’accès au militantisme et les modalités de son fonctionnement montre les connexions entre champs du militantisme et du quotidien 17. La dimension conjugale du militantisme, repoussée dans l’intime, a rarement fait l’objet d’investigations. Pourtant, elle est structurante dans l’UFF et nombre d’organisations féminines 18 comme, dans les milieux populaires catholiques, l’Action catholique spécialisée, et ce malgré les différences idéologiques qui sous-tendent les engagements respectifs. Durant les Trente Glorieuses, l’acceptation des maris est nécessaire pour que leurs épouses puissent s’investir peu ou prou, maris dont le militantisme semble constituer un autre prérequis à l’engagement des femmes. Celui-ci se double souvent de la condition, implicite ou explicite, « que tout soit fait à la maison quand même ». La majorité des adhérentes, non-salariées, intègre cette contrainte, la question du partage des tâches se pose très peu, en vertu d’une pratique de la complémentarité, de la distribution sexuée des travaux à réaliser. Même pour les salariées, rares sont les cas de réel partage des tâches domestiques et éducatives pour permettre un égal accès au militantisme. Leurs actions se déroulent en général durant le temps de travail du mari et de l’école des enfants. Elles concilient vie familiale et engagement social, aménageant leur journée de femme au foyer dans le cadre de ces contraintes horaires, si bien que leur action militante peut passer inaperçue. L’engagement des femmes est d’autant mieux accepté qu’il sauvegarde les apparences de la norme de l’homme gagne-pain et de la ménagère. Davantage de problèmes se posent pour celles qui, plus investies, rentrent tard, veulent sortir entre 18 et 20 heures, temps des enfants et du repas, ou dans la soirée, un créneau plus aisé à conquérir cependant au cours des années 1970. S’absenter un ou plusieurs jours signifie pour les femmes s’organiser – maître mot imposé par la répartition sexuée des tâches – avec la famille ou les voisines, qui apportent ainsi leur contribution à l’action collective d’une façon qui leur est plus accessible. L’engagement masculin suppose souvent l’acceptation de l’épouse, mais pas son engagement, et l’organisation matérielle, gérée par les femmes, n’est pas un problème pour eux. Les maris qui s’occupent de leurs enfants pendant les absences militantes de leurs conjointes sont minoritaires. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) représentent l’UFF, élaborent et transmettent sa ligne politique, travaillent dans les commissions. L’amitié au sein de l’UFF diffère de la sororité proposée par le mouvement féministe des années 1970 : elles ont en commun la non-mixité, la complicité, l’action collective pour et avec les femmes, la conscience que les liens amicaux ainsi créés sont aussi un outil pour mieux militer, mais la différence vient de l’existence du « grand frère » PCF, et des analyses divergentes de la construction sociale des inégalités sexuées. Et pour le mouvement féministe, l’engagement envers les femmes est souvent l’engagement principal, lié à une remise en cause des rapports de genre dans les organisations mixtes, rôle que n’a pas joué l’UFF. L’Union des femmes françaises pendant les Trente Glorieuses n 43 Nombre de celles qui peuvent sortir de chez elles pour militer sans rencontrer d’obstacle considèrent qu’elles ont « de la chance d’avoir un mari qui comprenne ». Des membres de l’UFF ont ainsi indiqué qu’on leur demandait souvent : « et vos maris, qu’est-ce qu’ils disent ? » ou qu’elles étaient fréquemment perçues comme célibataires 19. À des degrés divers, se formant par l’action et la discussion, une partie des adhérentes jette entre 1945 et les années 1970 les bases d’une possible autonomie à l’égard de la famille et du mari, au sens où, tout en restant femmes du monde ouvrier, elles construisent leur propre identité et leurs références militantes, ne sont plus seulement définies par la condition et l’engagement de leur mari. Faire de la vie quotidienne un vecteur de politisation Améliorer ensemble le quotidien Défendant les intérêts des familles populaires, l’UFF se définit comme une composante du mouvement ouvrier, œuvrant sur un autre terrain que celui de l’entreprise 20, tout comme les associations de la mouvance catholique-sociale. L’entraide est l’élément central du répertoire de l’action collective. Après la Libération, elle mène avec le PCF et la CGT une intense campagne sur le contrôle des prix et le ravitaillement : en septembre 1947, 300 mères de famille défilent à Saint-Nazaire, 4 000 ménagères à Nantes 21 et l’UFF de l’Estaque (Marseille) crée un Comité de l’enfance pour « la ration de lait, un meilleur ravitaillement, la santé de nos enfants », démarche qui aurait entraîné 4 000 adhésions à ce comité 22. Pour les Côtes-du-Nord, François Prigent évoque « une résurgence des émeutes frumentaires de l’époque moderne, les puissants rassemblements féminins étant renforcés par la légitimité moralisatrice de résistantes sacralisées 23 ». Après 1950, ces questions et donc ces manifestations perdent de leur acuité. 19. D. Loiseau, Femmes et militantismes, op. cit., p. 192. 20. P. Boulland et J. Mischi, « Promotion et domination des militantes dans les réseaux locaux du Parti communiste français », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 126, 2015, p. 73-86. 21. Clarté, 27 septembre et 11 octobre 1947. 22. Femmes françaises, n° 176, 1948. 23. F. Prigent, « Les femmes dans les milieux de gauche des Côtes-du-Nord de la Libération à 1968 : prosopographie, réseaux, militances », Sens public [en ligne], 22 mai 2009 : http://sens-public. org/article679.html. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte Différents facteurs contribuent à ériger la vie quotidienne en terrain d’intervention incontournable pour l’UFF : c’est une source de recrutement, un outil pour faire progresser la prise de conscience des femmes à la nécessité de l’action, voire les amener à un engagement politique dans l’orbite du parti communiste. Analysé comme contradictoire avec l’essor d’une organisation de masse, ce dernier objectif s’atténue à la fin des années 1950, ou est poursuivi moins frontalement. La stratégie du PCF, chargeant ses militantes investies dans l’UFF de développer une structure féminine de masse, s’appuie sur la réalité de la majorité des adhérentes, ménagères à faible autonomie économique, culturelle et militante. Elle reproduit entre parti et association la pratique de la complémentarité au sein des couples : tout en souhaitant que les femmes obtiennent leur autonomie économique, l’UFF s’oriente avant tout vers la défense de la famille, par des femmes valorisées comme mères et agissant pour leurs enfants. Sa position vis-à-vis du travail des femmes s’en ressent fortement. 24. G. Dermenjian et D. Loiseau, « La maternité sociale et le Mouvement populaire des familles durant les Trente Glorieuses », Clio. Histoire, femmes et sociétés, n° 21, 2005, p. 91-105. 25. M. Verret, L’espace ouvrier, Paris, Armand Colin, 1979, p. 27. 26. Femmes françaises, n° 166, 1948. 27. La Résistance de l’Ouest, 17 mars 1958. Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) L’UFF cherche également à améliorer le quotidien des ménages ouvriers par ses Associations familiales, procédant à des achats collectifs sans pour autant choisir de développer ce secteur, surtout actif dans l’immédiat après-guerre. Elle s’investit davantage – mais beaucoup moins que les associations catholiques-sociales – dans un « service 24 » d’appareils ménagers qui, achetés par l’association, sont prêtés aux usagères en échange d’une modique contribution. Leur succès garantit l’ampleur et la stabilité du recrutement, mais pas la transformation des adhérentes en militantes, sauf éventuellement à l’échelle du quartier. Ces services ménagers, tout comme les « vestiaires », ne font pas l’objet d’un investissement massif. Le petit nombre de militantes oblige à des choix devant la diversité des interventions potentielles. En outre, ce terrain s’écarte des démarches – ancrées dans les pratiques communistes – de présentation des revendications aux pouvoirs publics. Enfin, l’accès à l’équipement électroménager de la classe ouvrière s’améliore au fil des années 25, même si Saint-Nazaire, ville ouvrière, connaît un léger décalage par rapport à la situation nationale. L’UFF, surtout dans les premiers temps, apparaît donc comme une association de femmes nourricières, soignantes et consolatrices, rassemblant les laissés-pour-compte et les démunis (goûters, arbres de Noël, rencontres pour les enfants et les personnes âgées). Cette activité sociale multiforme cesse vers 1950, alors que les comités se recentrent autour de l’organisation de fêtes de l’enfance ou de réunions festives de quartiers, afin de réunir les adhérentes autour de la sociabilité parentale et de favoriser le recrutement en montrant le caractère amical de l’association. Ils se recentrent également autour de l’école, créant des activités pour les enfants, demandant une amélioration des conditions d’enseignement. Les Amicales laïques et les associations de parents d’élèves offrant déjà un cadre militant, l’UFF agit le plus souvent au sein de ces structures plutôt qu’en tant qu’association, ou participe à des actions unitaires, comme à Entraygues (Aveyron) pour l’ouverture d’une école maternelle 26. La sécurité sociale et les allocations familiales constituent un autre axe privilégié d’intervention, au nom de la préservation d’une conquête des familles travailleuses. Le maintien ou l’amélioration des taux de remboursement, l’augmentation des prestations font l’objet d’actions, le plus souvent dans le cadre de cartels de défense. Ainsi, à Saint-Nazaire, en 1958, « calmes et décidées, […] revendiquant un relèvement de 20 % des allocations familiales, 500 mères de famille ont défilé 27 » à l’appel d’un large comité unitaire. Ce terrain rend possibles des coalitions ou du moins des actions communes avec d’autres organisations féminines mobilisées sur ces questions, mais la spécificité de l’UFF, l’éloignant en cela de la conception chrétienne de la famille, est, dès le milieu des années 1950, de défendre l’aide à toutes les mères, mariées ou pas, tout comme elle défend l’égalité entre enfants, légitimes ou pas. À partir des années 1960, l’UFF tente de systématiser une politique de revendications culturelles qui, si elle ne figure pas comme une priorité dans ses programmes, est néanmoins explicite. Elle demande la création de salles de réunion dans les grands ensembles, la prise en compte des spectacles dans les tâches du © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) 44 n Dominique Loiseau L’Union des femmes françaises pendant les Trente Glorieuses n 45 service public, rappelle que ses comités organisent des ventes de livres pour enfants et adultes, des sorties collectives pour les enfants et les femmes, la tenue de séances de « télé-clubs 28 ». Ces thèmes ne sont néanmoins peut-être pas relayés par tous les comités car, dix ans plus tard, elle invite ses militantes à s’engager dans les activités socio-culturelles 29. Toutes ces activités, sources de recrutement, suscitent des décalages entre les aspirations des militantes et celles des adhérentes, le passage s’avérant souvent difficile entre les actions liées aux rôles assignés (nourrir, protéger) et les interventions plus globales. L’accusation de manipulation ou de récupération, formulée par ses adversaires politiques et/ou les historiens, est fréquente, voire justifiée. Cependant, les thématiques s’apparentant à une « maternité sociale » correspondent aux souhaits et aux possibilités d’une partie des adhérentes. Même dans la décennie 1970, où elle est confrontée aux mouvements féministes dont elle récuse les analyses, l’UFF continue à assumer son approche, déclarant sa volonté Un pacifisme particulier Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) À l’instar des jeunes femmes d’une ville industrielle du nord-ouest de l’Angleterre étudiées par la sociologue Beverley Skeggs 31, face à un champ des possibles réduit scolairement et professionnellement, elles apportent leur aide sous des formes diverses et, efficaces dans ce dévouement, deviennent responsables et respectées, y compris à leurs propres yeux. Agissant cependant dans le cadre des assignations genrées, elles contribuent aussi à les pérenniser. L’UFF peine à mesurer l’impact des analyses féministes en son sein. La décennie 1970 est d’ailleurs marquée par une confusion interne autour de la question : faut-il ou non que l’association se déclare féministe ? La séquence allant des années 1945 au début des années 1960 (voire au-delà) est marquée par des mobilisations autour de la justice et de la paix, valeurs supposées correspondre à une « sensibilité féminine », tout en pouvant susciter la réflexion politique souhaitée par la direction de l’UFF, alignée sur les positions politiques du PCF. C’est ainsi que l’UFF initie ou participe activement à de nombreuses campagnes en faveur de la paix, thème qui figure dans les mots d’ordre de tous ses congrès de 1947 à 1966. Il se double d’une opposition aux États-Unis et à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ainsi qu’à la lutte contre le réarmement allemand, la bombe atomique, la guerre du Vietnam. Loin de promouvoir un pacifisme intégral, il s’agit d’aider au triomphe des idées, des pays, des peuples censés être les garants d’une paix future. 28. 29. 30. 31. « Programme de l’UFF », congrès de novembre 1960. Le Monde, 20 mai 1971. « Connaissance de l’UFF. Pour la condition féminine », dossier UFF, Paris, 1974. B. Skeggs, Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2015. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) d’apporter une réponse à ceux qui nous soupçonneraient de vouloir maintenir les femmes enfermées dans des préoccupations qu’ils qualifieraient de mineures, bien à tort car elles relient les intéressées au règlement des grands problèmes qui font la vie du pays. Les femmes, elles, conjuguant leur vie au concret, ne s’y trompent pas 30. 32. R. Rousseau, Les femmes rouges, op. cit., p. 114 ; D. Loiseau, « Mères ou combattantes, les aléas de l’héroïsation », in G. Dermenjian, J. Guilhaumou et M. Lapied (dir.), Le panthéon des femmes, figures et représentations des héroïnes, Paris, Publisud, 2004, p. 185-198. 33. Entretien avec Marthe Gallet. 34. Journée internationale des femmes, officialisée en 1977 par les Nations unies, mais l’idée d’une telle journée est lancée en 1910 par Clara Zetkin, lors de la conférence internationale des femmes socialistes. 35. Heures claires, n° 26,1966. 36. Ibid. 37. Femmes françaises, 12 novembre 1955. Sur le contexte, voir D. Joly, The French Communist Party and the Algerian War, Basingstoke, Macmillan, 1991. Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Agir pour la paix favorise aussi l’implantation militante, comme le déclare la représentante des Alpes-Maritimes au IIIe congrès national de 1949 : « Nous pensons que le meilleur moyen de recruter à l’UFF est de poser, partout où cela est possible et publiquement, le danger de guerre ». À ce même congrès, Paulette Michaut, membre du bureau national de l’UFF et directrice de Femmes françaises, proclame : « Jamais les mères françaises ne donneront leurs fils pour faire la guerre à l’Union soviétique ». C’est là jouer sur la corde sensible, mais la figure glorifiée de la Mère dont l’enfant a été tué ou déporté dans le cadre de la lutte contre le nazisme est omniprésente dans les premiers congrès. Plusieurs mères deviennent familières aux congressistes, par la référence qui y est faite ou par leur présence directe 32. Valorisation de l’attitude maternelle et défense de la paix sont donc en fait liées à l’orientation politique du PCF (défense de l’URSS), alors que la propagande de l’UFF suggère une paix une et indivisible. L’UFF participe en 1950 à la campagne contre la bombe atomique et pour la signature de l’appel de Stockholm, campagne qui contribue au succès des Assises nationales des femmes pour le désarmement, le 11 mars 1951 à Gennevilliers, en région parisienne. L’UFF nazairienne y emmène cinquante femmes, dormant dans le car les samedi et dimanche soirs et, comme se souvient Marthe Gallet, « à l’époque cela ne se faisait pas comme ça ! […] pour avoir des sous on avait fait une tombola, chaque femme faisait sa poupée et on avait réussi à affréter un car […]. Il avait fallu des efforts immenses pour que les femmes se libèrent tout un week-end 33 ! » « Compétences féminines » et fibre maternelle sont mobilisées mais la plupart de ces femmes, non-salariées, dérogent aux normes sexuées en sortant de chez elles, en allant à Paris pour une manifestation à composante politique, domaine dont elles étaient globalement exclues avant 1945. Nombre de 8 mars 34 sont organisés sur le thème de la paix ou de la solidarité avec le Vietnam. Tricoter, collecter, permettent de faire vivre longtemps cette solidarité envers mères et enfants et se substituent à la forte politisation des années d’après-guerre que l’UFF ne peut plus mettre en avant sans risquer de se couper de ses adhérentes de base. Elle invite hommes et femmes aux Veillées pour la paix (600 revendiquées en 1966 35), mais s’adresse surtout à ces dernières, estimées responsables de la paix, car « la femme est mère de tous les enfants du monde 36 ». Le positionnement par rapport à l’Algérie est plus complexe. L’opposition à cette guerre ne pouvant s’appuyer sur l’opposition aux États-Unis, l’UFF exprime dans sa presse la solidarité envers les femmes et les mères algériennes, tandis que l’activité à la base s’organise autour du refus de l’envoi des appelés et rappelés en Algérie, avec délégations de mères et d’épouses auprès des divers pouvoirs publics 37. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) 46 n Dominique Loiseau L’Union des femmes françaises pendant les Trente Glorieuses n 47 Pour les militantes, les responsables, la conviction politique entraîne l’aide matérielle tandis que le processus est inverse pour les adhérentes de base : l’aide entraîne l’implication personnelle puis, éventuellement et minoritairement, l’action plus directement politique. Mais toujours « la vision mythifiée et uniforme de la femme, symbole anti-guerre, selon un continuum Allemagne, Indochine, Algérie, est au cœur des discours de l’UFF […], ces pratiques apparaissent décisives dans le processus d’engagement 38 ». Soutien aux grèves Parcourues au cours des actions sur la vie quotidienne, les rues habituelles prennent une dimension autre, deviennent un espace militant où se transmettent informations, contacts, presse, transgression modeste mais qui doit être évaluée à l’aune du contexte des « ménagères » des décennies 1940 et 1950, isolées chez elles. Leur situation familiale (elles sont souvent épouses d’ouvriers, de syndicalistes) et l’affirmation par l’UFF de son appartenance au mouvement ouvrier incitent les adhérentes à occuper également la rue pour soutenir les grèves. Dès sa création, l’UFF associe déclarations publiques, délégations, rassemblements, organise seule ou unitairement des repas pour les grévistes et leurs familles, l’accueil d’enfants d’autres régions lors de grèves longues, comme celles des mineurs du nord de la France en 1948 et 1963. Le principe du soutien est tôt acquis mais l’exprimer publiquement reste difficile pour certaines, qui y parviennent grâce à l’association. Encore est-ce en général plus facile pour elles que pour celles de la mouvance catholique-sociale qui, malgré leur investissement militant, demeurent souvent, jusqu’à la fin des années 1960, imprégnées du rôle discret et effacé qui est culturellement le leur 39. Les femmes des mouvances communiste et catholique-sociale se retrouvent toutefois côte à côte en 1967, participant à trois reprises aux manifestations de femmes (3 000 à 4 000 à chaque fois) en soutien à la plus longue grève de la métallurgie nazairienne 40. Elles défilent sous leurs banderoles, avec chansons et slogans, et les grévistes leur font une haie d’honneur, les reconnaissant et les accueillant ainsi comme membres du mouvement ouvrier. L’émotion est à son comble chez les hommes comme chez les femmes, dont une partie manifeste pour la première fois. Cette journée particulière s’oppose au fréquent déficit de reconnaissance du rôle joué par l’UFF et les autres structures regroupant les femmes dans les quartiers, les syndicats omettant parfois de les citer au profit de la valorisation des « femmes d’ouvriers », ainsi spoliées de leur appartenance associative, et confinant leurs organisations à une invisibilité rappelant celle du travail domestique. Plus ou moins conscientisée, formulée plus ou moins clairement, la volonté de maintenir les femmes à la place qui leur est socialement assignée est alors sous-jacente. 38. F. Prigent, « Les femmes dans les milieux de gauche des Côtes-du-Nord... », art. cité. 39. Voir dans ce même volume l’article de Geneviève Dermenjian. 40. Sur ce moment : https://histoiresocialepdl.wordpress.com/2017/12/01/saint-nazaire-1967-4000femmes-manifestent. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte Le rapport au travail Le travail salarié des femmes La discordance entre le discours du PCF et des responsables UFF sur le travail facteur de liberté, d’indépendance pour les femmes, et la réalité du vécu de la plupart des membres de l’association oblige à un exercice d’équilibre entre théorie et pratique. 41. X. Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007 ; F. Gallot, En découdre. Comment les ouvrières ont révolutionné le travail et la société, Paris, La Découverte, 2015. 42. D. Loiseau, Femmes et militantismes, op. cit. 43. L’UFF aujourd’hui, n° 8, 1979. 44. Femmes françaises, n° 569, 1955 ; n° 572, 1955 ; n° 619, 1956. Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) L’UFF soutient les grèves de femmes, comme celles de Rhône-Poulenc et de la Lainière de Cambrai en 1977 et 1978, mais le soutien le plus fréquent est apporté aux grèves masculines, plus nombreuses et/ou marquant davantage l’opinion car se déroulant dans les bastions industriels historiques. Le temps de « l’insubordination ouvrière 41 », mettant au premier plan les grèves des OS (immigrés, femmes) est celui des années post-1968, où l’UFF a perdu une partie de son influence. Le soutien aux grèves donne un sens particulier aux autres activités : il constitue un élément de politisation par le positionnement dans la lutte des classes et signe, comme en 1967, l’engagement dans le camp ouvrier. La prise de conscience et l’expression publique d’une solidarité de classe (au-delà de celle d’épouse, même si celle-ci en est le soubassement) représentent un terreau nécessaire à l’émergence progressive de femmes sujets d’elles-mêmes. Ceci bien que leurs mobilisations pour les revendications masculines et leurs incidences sur la famille les maintiennent, du moins dans un premier temps, à leur place traditionnelle dans le couple. En effet, les syndicats les apprécient comme force d’appoint mais les femmes déplorent de ne pas être habilitées à participer aux décisions. Manifester en tant que « femme de… » reproduit les rapports inégalitaires au sein des couples, et leur intervention dans la « sphère publique » est en partie dévalorisée par l’interférence avec la « sphère privée 42 ». Cette solidarité est elle aussi une base de recrutement : au moment des luttes pour l’emploi, l’UFF impulse les soutiens des épouses et des mères, développant par exemple son implantation en Lorraine (« en 3 jours, 1 000 femmes sont en lien direct avec l’UFF ») et dans le Nord (« 180 femmes ont accepté de rester en lien avec le mouvement. L’UFF est ainsi présente et active dans de nouvelles localités 43 »). Sa presse relate les multiples rencontres, rassemblements ou délégations organisés pour rendre son action visible et efficace, et susciter des adhésions. Il est possible, pour en montrer la diversité, de citer quelques-unes de ces interventions pour l’année 1955 : « Ces vieilles mamans du Pas de Calais venues le 6 novembre à Paris, à l’Assemblée nationale » pour demander l’augmentation de la pension des veuves de mineurs ; le mois suivant se succèdent à Paris des délégations régionales réclamant « le retour des soldats d’Afrique du Nord » ; à Nantes, « poussettes en avant, enfants aux bras, 600 femmes se rendaient à la Préfecture afin de soutenir les époux lockoutés » ; à Lorient, des femmes remettent une motion aux patrons lors de la commission paritaire de la métallurgie 44. Toutes ces actions de solidarité soudent les femmes entre elles, en tant que femmes et femmes d’ouvriers, et favorisent le développement de l’association. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) 48 n Dominique Loiseau Le 11 avril 1945, Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, affirme devant 25 000 Parisiennes qu’« il n’est pas de libération véritable de la femme sans indépendance économique obtenue par son travail dans la production 45 ». Le premier congrès de l’UFF demande que la reconnaissance du droit des femmes au travail s’accompagne des conditions favorables afin de pouvoir l’exercer en « jouissant des mêmes garanties que le travail masculin, suivant la formule “à travail égal salaire égal”, car le travail est la garantie de leur indépendance et de la dignité de femme et de mère ». L’Union demande donc la création massive de crèches, garderies, centres d’allaitement. Toutefois, l’UFF lie travail des femmes et nécessité financière quand elle s’adresse aux ménagères, à l’instar de Claudine Chomat, secrétaire générale de 1945 à 1957, parlant des « mères contraintes au travail par l’économie 46 ». Au risque de semer la confusion, l’inadéquation entre la base sociale de l’UFF et son analyse théorique l’amène à adapter revendications et discours au public visé. Alors que la majorité de ses militantes travaille, la valorisation de la place des femmes au sein de la famille accentue le déséquilibre, l’écart, entre militantes et adhérentes. Certains des articles de sa presse se prononcent nettement en faveur du travail salarié des femmes, mais une enquête menée en 1958 par Heures claires montre que l’intérêt autre qu’économique du travail est loin de constituer un acquis pour les lectrices. C’est d’ailleurs le cas de nombreuses femmes en France dont le taux d’activité durant la décennie 1950 est le plus faible depuis le début du XXe siècle. L’article mettant un terme à une série d’échanges consacrés à ce thème adopte une position évoquant davantage la nécessité financière que le droit à un travail émancipateur : « Il ne s’agit pas pour Heures claires de dire il faut travailler ou il ne faut pas travailler […] ce qui nous apparaît c’est que les femmes actuellement n’ont pas le choix 47. » Durant la décennie 1970, les positions s’infléchissent, reflétant à la fois l’accroissement du taux d’activité des femmes et les problèmes de l’emploi : le XIIe congrès (1974), tout en conservant l’optique du choix, indique que « le droit au travail est inscrit dans la Constitution, il doit être effectif pour les hommes comme pour les femmes ». Cela n’empêche pas, qu’en interne, la réticence demeure, les conditions de travail et de vie quotidienne, la faible remise en cause des rôles sexués fragilisant pour les adhérentes le principe du droit au travail des femmes. Heures claires s’en fait encore l’écho en 1978 : « la mère doit-elle continuer à travailler ? C’est un terrible dilemme 48 ». Malgré les résistances, au sein de l’UFF comme dans une partie importante de la société (Christian Beullac, ministre du Travail, déclare en 1976 : « si la femme mère de famille peut rester à la maison, c’est une bonne chose 49 »), l’image de la ménagère commence à s’estomper devant la réalité, et les arguments en faveur du travail salarié des femmes à évoquer « l’aspiration à une indépendance économique au sein de la famille, l’accomplissement de la personnalité 50 ». 45. 1977. 46. 47. 48. 49. 50. C. Molina, « Les femmes à la Libération », mémoire de maîtrise d’histoire, Université Paris 7, Cahiers de l’UFF, n° 22 (1947), cité par R. Rousseau, Les femmes rouges, op. cit., p. 86. Heures claires, n° 52, 1958. Heures claires, n° 155, 1978. Cité par M. Maruani, Mais qui a peur du travail des femmes ?, Paris, Syros, 1985, p. 97. Heures claires, n° 167,1979. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte L’Union des femmes françaises pendant les Trente Glorieuses n 49 50 n Dominique Loiseau L’accent est alors mis sur la revendication d’une formation professionnelle et de structures de garde, indispensables pour améliorer les conditions de travail des salariées et développer l’emploi féminin. Certains comités ont d’ailleurs déjà orienté leur action en ce sens : au début des années 1970, l’UFF crée à Martigues (Bouchesdu-Rhône) une halte d’enfants, puis en gère deux autres fondées par la commune 51. L’UFF résout ainsi, lentement, les contradictions internes induites par les réticences des adhérentes, qu’il importe de ménager sous peine de voir diminuer les effectifs. L’arrivée d’une nouvelle génération militante œuvre également en ce sens. Droits des femmes 51. Heures claires, n° 103, 1973. 52. J. Derogy, Des enfants malgré nous, Paris, Éditions de Minuit, 1956. 53. R. H. Guerrand et F. Ronsin, Le sexe apprivoisé. Jeanne Humbert et la lutte pour le contrôle des naissances, Paris, La Découverte, 1990, p. 143-144. 54. S. Chaperon, Les années Beauvoir..., op. cit., p. 124. Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Le corps des femmes Le premier accouchement « sans douleur » en France est pratiqué en 1952, et la propagande intensive de l’UFF en sa faveur commence en 1955, quand le docteur Lamaze, revenant d’URSS, le diffuse. Non sans opposition d’une partie des adhérentes, car briser les pratiques et les tabous face à la fatalité de la souffrance féminine bouleverse réflexions et comportements. Cette campagne est aussi un moyen pour le PCF d’évacuer la question du contrôle des naissances, alors que se crée l’association Maternité heureuse (qui devient quatre ans plus tard le Mouvement français pour le planning familial). En effet, si le PCF dépose une proposition de loi sur l’autorisation et le remboursement de l’avortement thérapeutique, il se dresse contre le livre de Jacques Derogy sur l’avortement et le contrôle des naissances 52, jusqu’à exclure son auteur de ses rangs. Malgré des oppositions internes, le XIVe congrès communiste de 1956 adopte sans aucun amendement la condamnation du « néo-malthusianisme […] arme aux mains de la bourgeoisie 53 ». La promotion de l’accouchement dit sans douleur apparaît comme « un substitut très commode à la campagne pour la libéralisation de la contraception, que refuse la direction communiste 54 ». La contraception devient une question sociale centrale quand le Planning familial, au début de la décennie 1960, s’oppose frontalement à son interdiction. Longtemps étouffé malgré les attentes des femmes et des couples, le débat au sein de l’UFF surgit lors de son congrès de 1965, et aboutit à une motion pour abroger les lois de 1920 interdisant la propagande en faveur de la contraception et de l’avortement. Il lui était d’ailleurs difficile de ne pas prendre position alors que cette même année le candidat François Mitterrand s’engage en faveur de la contraception, le PCF procédant de son côté à un retournement spectaculaire, cessant d’amalgamer contraception et malthusianisme. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Relégués au second plan lors de la guerre froide, ils reprennent force après 1953, lorsque la fin des hostilités en Corée et la mort de Staline amènent une détente dans les relations internationales. Une commission « Droits des femmes » est alors créée. L’Union des femmes françaises pendant les Trente Glorieuses n 51 Le féminisme L’UFF conserve son axe central : revendiquer l’égalité femmes-hommes dans la famille et la société, en dénonçant les responsabilités des pouvoirs publics, et en modifiant les lois. Elle élabore dans la décennie 1950 une résolution sur l’égalité des époux dans le mariage, demande l’attribution d’un livret de famille aux mères célibataires, organise une conférence des femmes seules. En 1968, elle rédige un projet de loi sur le partage de l’autorité parentale. Elle reste proche de la conception de la complémentarité, affirmant la même année lors de son congrès : L’égalité des responsabilités au sein du ménage ne signifie évidemment pas que le mari et la femme jouent des rôles identiques. Il s’agit plutôt d’un travail d’équipe, d’un partage des tâches suivant les qualifications et les possibilités de chacun. Certaines militantes souhaitent dépasser le cadre contraignant d’une maternité sociale 59, enfermant les femmes dans leur supposée nature, comme celles de 55. 56. 57. 58. 59. « Femmes debout », brochure UFF, 1985. Le Nouvel Observateur, 5 avril 1971. Heures claires, n° 123, 1975. S. Chaperon, Les années Beauvoir..., op. cit., p. 368. G. Dermenjian et D. Loiseau, « La maternité sociale... », art. cité. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte Pour autant, les positions de l’UFF restent très modérées : Yvonne Dumont, secrétaire générale, précise en 1966 que l’organisation « n’inscrit pas le Planning familial à son programme ». Des adhérentes peuvent le fréquenter, mais « l’UFF n’est nullement habilitée pour prendre des responsabilités qui relèvent […] de la détermination individuelle de chacune et de la compétence médicale ». A posteriori, l’UFF reconnaîtra l’ambiguïté de sa position 55. Des militantes auraient peut-être souhaité s’engager davantage, mais s’y sont refusé, par volonté d’appliquer la ligne communiste et crainte d’un rejet des adhérentes. Ces préoccupations sont parfois difficiles à concilier après le retournement du PCF. Comme toutes les organisations, elle est amenée à se déterminer sur l’avortement à la suite de la publication en 1971 par Le Nouvel Observateur de l’appel des 343 femmes déclarant avoir avorté 56. Après une « discussion passionnée » lors de son congrès en mai de la même année, l’UFF s’oppose au maintien des lois répressives, mais se situe dans la perspective d’« avoir un enfant lorsqu’il est possible et souhaitable de l’accueillir » plutôt que dans celle de choisir ou non d’avoir un enfant. Toutefois, une fois la loi Veil votée en janvier 1975, elle demande, seule ou unitairement, l’ouverture des centres de contraception prévus, et mentionne que l’hôpital de Montauban a ouvert un tel centre, « aboutissement d’une action UFF 57 ». Changement de conviction ou politique de récupération pour être davantage à l’unisson de l’évolution des mentalités et des aspirations des femmes ? Autant elle fait rupture sur l’accouchement, autant elle est en retrait et suiviste sur la contraception et l’interruption volontaire de grossesse, bien que celle-ci provoque moins de remous dans l’organisation nationale du fait de l’existence de ces pratiques en Union soviétique et dans les démocraties populaires européennes 58. À Saint-Nazaire, ces remous existent cependant bien à la base, même si l’UFF prend soin de préciser que la vraie solution est de permettre aux femmes d’associer maternité et rôle dans la société. 52 n Dominique Loiseau 60. Heures claires, n° 102, 1973. 61. Heures claires, avril 1976, octobre 1977, octobre 1978. 62. M.-G. Buffet, Colloque « Femmes et communistes, histoire mouvementée, histoire en mouvement », Paris, Association de recherche Femmes et communistes, jalons pour une histoire, 2001, p. 13. Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) La filiation Résistance-Libération et la pratique d’une maternité sociale visant à rassembler largement ont bénéficié à l’UFF de l’après-guerre, mais ces ancrages, ainsi que l’alignement sur le PCF, l’ont aussi empêchée de saisir les bouleversements des années 68 et post-68. Les membres de l’association se sont heurtés, outre aux normes de genre, au primat donné par le courant communiste à la lutte des classes, subordonnant l’égalité entre les sexes à la victoire politique sur le capitalisme. La référence à la famille est demeurée l’axe essentiel, mais agir a ouvert l’horizon des adhérentes, transformé l’épouse accompagnatrice du militantisme de son conjoint en une femme ayant son activité propre. Même limitée au quartier, l’action leur a permis de sortir de chez elles, de transgresser (plus ou moins) espaces et rôles sexués, individuellement et collectivement. Elles se sont construites en tant que femmes sujets d’elles-mêmes selon le positionnement et la structuration militante de leur milieu social, avec ses ouvertures et ses frontières à ne pas dépasser, notamment dans le rapport aux syndicats professionnels et au féminisme. © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Toulouse-Le Mirail écrivant à Heures claires : « Les femmes ne sont pas mères avant tout, mais femmes, c’est-à-dire individus. Le dévouement des épouses et des mères s’appelle abdication de sa condition de femme », s’attirant en réponse que l’UFF veut « répondre aux aspirations du nombre le plus large de femmes 60 ». Quelques années plus tard, sans modifier son analyse en profondeur, l’UFF s’engage cependant dans la lutte contre les discriminations sexistes, soumet au ministère de l’Éducation nationale un mémoire pour la révision des manuels scolaires, patronne le livre Papa lit, maman coud autour duquel ses comités organisent des rencontres. Elle se porte également partie civile dans un procès pour viol à Sisteron en 1977, organise sur ce thème un colloque à Paris et dépose un projet de loi antisexiste en octobre 1979. Elle s’insère donc dans le grand débat féministe, même si tous ses comités ne prennent pas en charge l’ensemble des terrains ainsi défrichés. L’UFF est à l’unisson du courant communiste, traversé au même moment par des luttes d’influence qui favorisent une prise en compte des revendications féministes. Pour autant, elle hésite à se dire féministe, affirme en 1976 que « féministe, l’UFF ne l’est pas dans le sens qu’on donne habituellement à ce mot, car elle s’est fondée contre le nazisme et non contre les hommes ». Ce « contre les hommes » étant de sa part un reproche récurrent. Elle considère deux ans plus tard que l’appellation est sans importance, mais une partie des militantes estime que l’UFF « n’a pas à laisser ce terme de féministes à d’autres 61 ». L’incertitude règne jusqu’au congrès d’octobre 1996, où le terme est repris et assumé : « Nous sommes donc passées d’un mouvement de femmes de type familial à un mouvement féministe pour toutes. » Le choix des deux derniers mots laisse cependant entendre qu’elles se différencient du mouvement féministe issu de la décennie 1970. En une évolution concomitante, deux mois plus tard, « le féminisme était enfin reconnu comme constitutif de l’émancipation humaine » lors du XXIXe congrès du PCF en 1996 62. L’Union des femmes françaises pendant les Trente Glorieuses n 53 © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) © La Découverte | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 77.140.56.82) Le Mouvement social, octobre-décembre 2018 © La Découverte L’UFF a longtemps refusé de se dire féministe, et les féministes l’ont souvent ignorée, mais l’accès au militantisme ouvert par elle aux femmes des milieux populaires n’a pas son équivalent dans ce mouvement féministe, issu d’une autre histoire. L’UFF devient en 1998 Femmes solidaires, qui en revendique la continuité, mais le changement d’intitulé concrétise aussi l’évolution. Ainsi, Femmes solidaires s’inscrit davantage dans l’analyse féministe qui, malgré les critiques qui lui sont adressées, a irrigué l’ensemble de la société. La solidarité internationale envers les femmes est toujours affirmée, ainsi que celle envers les luttes ouvrières, mais s’être partiellement et progressivement dégagée de la mainmise du PCF entraîne-t-il une distanciation par rapport à la figure ouvrière ? Distance qui entrerait en correspondance avec le changement de climat social.