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totalgie

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Quadrimed 2014
I. Gabellon
Dr Isabelle Gabellon
Médecine interne – rhumatologie FMH
Bureau d’expertises médicales
BEM-Vevey
Rue du Lac 39, 1800 Vevey
[email protected]
Rev Med Suisse 2014 ; 10 : 290-1
cas clinique
Un ferrailleur de 48 ans présente des
troubles douloureux du rachis motivant
un arrêt de travail total. Emigré depuis
30 ans, il est bien intégré, a obtenu la
nationalité suisse. Les investigations
exhaustives ont montré des troubles
­
­dégénératifs mineurs du rachis. On lui
reconnaît une incapacité de travail totale
et définitive dans le métier de ferrailleur,
une pleine capacité dans un travail adapté
à un dos douloureux. Il suit divers stages
professionnels sous l’égide de l’AI. Le
taux de présence passe de 100 à 20%,
avec un comportement douloureux qui
s’aggrave. La physiothérapie ambulatoire
et stationnaire ne donne aucun résultat,
pas plus que les médicaments comprenant un antidépresseur et divers antalgiques de paliers I à III. L’intensité des
douleurs atteint 8-9/10 sur l’échelle visuelle, depuis trois ans, nuit et jour. Les
plaintes étendues sur la surface corporelle évoquent une totalgie. Il existe un
haut indice de kinésiophobie.1 L’expertise somatique et psychiatrique montre
un bon état général, une obésité, un
­déconditionnement axial, un examen dy­
namique parasité de contre-pulsions, de
lâchages, de discordances, sans déficit
reproductible. Les points d’insertion sont
douloureux. L’évaluation psychiatrique ne
révèle pas de comorbidité. Au monitoring thérapeutique, tous les médicaments se situent en dessous de la limite
de détection.
Questions : Diagnostic ? Capacité de
travail ?
diagnostic
La douleur diffuse, «totale», peut être
a­ ssimilée à une sensation pénible 2 ressentie dans «tout le corps».
Que l’on soit somaticien, psychiatre, ou
juriste en assurances sociales, on lui as­
simile respectivement les termes de fibro-
290
La totalgie et ses répercussions fonctionnelles
myalgie, de syndrome douloureux soma­
toforme persistant, ou de syndrome sans
pathogenèse ni étiologie claire, et sans cons­
tat de déficit organique (le SPECDO).3
Les nouveaux critères 4 de la fibromyalgie
retiennent un indice d’étendue de la douleur
et l’importance des symptômes fonctionnels extra-articulaires, la rapprochant des
troubles somatoformes. Selon la CIM-10,
elle se trouve dans les maladies du système
ostéo-articulaire, sous les affec­tions des
tissus mous, non classées ailleurs (signant
un diagnostic d’exclusion, M79.0). Les dou­
leurs sont décrites comme plus ponctuel­
les que dans le syndrome somatoforme (figure 1).
Le syndrome douloureux somatoforme
persistant nécessite un examen psychiatri­
que, après que le somaticien ait exclu une
cause organique. Selon la CIM-10, il est
classé sous troubles somatoformes avec la
sous-classification de syndrome douloureux somatoforme persistant (F45.4) si la
douleur constitue la plainte essentielle, accompagnée d’un sentiment de détresse,
d’une sollicitation de l’entourage. Elle peut
être très étendue sur la surface corporelle
(figure 2). Fauchère en définit les frontières.5
monitoring thérapeutique
Avant de parler d’échec thérapeutique, il
est recommandé de doser régulièrement le
taux sérique des médicaments prescrits.
Cela permettra de différencier deux grou­
pes de patients :
a) Les patients hypercompliants, à risque
de développer des dépendances médicamenteuses (opioïdes, benzodiazépines).
b) Les patients peu ou non compliants,
chez qui l’on devra tenir compte de mesu­
res globales et de l’engagement personnel
avant d’alourdir la prescription médicamenteuse.
Figure 1. Schéma douloureux
typique d’une patiente
fibromyalgique
Figure 2. Schéma douloureux
typique d’un patient souffrant d’un
syndrome douloureux somatoforme persistant
Il est tracé par la patiente, avec douleurs localisées, correspondant pour la plupart, lors de la
confrontation clinique, aux points d’insertion des
anciens critères de la fibromyalgie (Wolfe, 1990).
Ce syndrome a débuté par une lombalgie commune, puis une sensation de brûlure du tronc
postérieurement, et s’est étendu progressivement, en deux ans, aux membres inférieurs.
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Si l’on a affaire à un tableau douloureux
qui ne répond pas à ces critères, on évoquera des douleurs chroniques irréducti­
bles, codées dans la CIM-10, dans le chapitre des symptômes non classés ailleurs,
sous R52, entre le diagnostic de céphalée
aspécifique R51 et celui de malaise et fatigue R53.
Dercum 6 a individualisé le concept d’adiposité douloureuse (E88.2) chez la femme
obèse.
Quel que soit le synonyme diagnostique
choisi, il s’agit d’allodynie.7
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Dans les deux cas, il y a lieu d’éviter l’ascension des mesures invasives antalgiques
ou chirurgicales qui présentent des contreindications relatives, afin de prévenir l’évolution équivalente à celle d’un syndrome de
Münchhausen.
limitations fonctionnelles
L’ arrêt de travail entraîne en quelques
s­ emaines un désentraînement tel qu’il est
défini en médecine sportive.8
Il est difficile, chez ces patients kinésiophobes, d’évaluer les capacités fonction­
nel­les objectives.9 En ateliers d’ergothérapie,
les tests sont parasités par des autolimitations, des discordances,10 des phénomè­
nes de majoration.11
Oliveri 12 rend attentif au risque que l’observation de discordances nous rende plus
sévère dans la reconnaissance des limitations fonctionnelles.
S’il s’en tient aux plaintes subjectives du
patient, le praticien risque de consentir à
établir un certificat médical d’arrêt de travail
de longue durée dans toute activité.
Selon la loi 13,14 appuyée par la jurisprudence du Tribunal fédéral,15 le praticien
doit intégrer ses constatations objectives 16
et l’obligation de son patient de réduire son
dommage et de se diriger vers une réadaptation. Il n’a pas à tenir compte des yellow
flags.17
Les juges fédéraux ont défini le cadre de
l’exigibilité en interrogeant le psychiatre sur
ces facteurs médico-psycho-sociaux selon
les critères de Foerster 18 tenant compte de
l’intégration sociale, de la coexistence d’une
affection chronique concomitante, d’un état
cristallisé, de l’échappement thérapeutique
en dépit de la motivation du patient pour
faire face.
Selon l’expérience médicale générale,
ces totalgies font l’objet d’une reconnaissance de limitations au travail afin de tenir
compte du risque de blessure chez un patient en proie à des douleurs ou sous un
traitement médicamenteux risquant de diminuer sa vigilance.
Il est recommandé de s’assurer que les
limitations fonctionnelles soient respectées
dans les sports et activités de loisir.
L’aptitude à conduire doit être intégrée et
confrontée aux impotences que le patient
allègue afin de s’assurer que l’aptitude cognitive et physique du patient puisse autoriser en tout temps un freinage d’urgence.
Seules une maladie psychiatrique concomitante ou une nouvelle affection déterminante peuvent déjouer l’enjeu d’une réadap­
tation et donner des limitations nouvelles
dans une activité adaptée.
Il n’y a pas de comorbidité psychiatrique
et aucune explication médicale à l’échec
des mesures de réadaptation.
Pour ce qui concerne la capacité de
travail, on note : une incapacité totale dans
l’ancienne activité, une capacité totale dans
une activité adaptée.
L’ approche médico-assécurologique est
en mutation et l’on voit se profiler des orientations thérapeutiques nouvelles afin d’éviter l’enlisement de ces situations. Les mesures de détection précoce de l’AI en font
partie.
Le Pr B. Danuser a instauré dans son ser­
vice, l’Institut universitaire romand de la santé
au travail, une consultation «Souffrance au
travail», à laquelle patient, médecin traitant
et employeur peuvent s’adresser.
Le concept fit for work swiss visant à un
retour au travail durable implique une prise
en charge multidisciplinaire incluant une
analyse du poste de travail et des conditions physiques et psychiques du patient.19
Il découle d’un concept européen d’exigibilité au travail.
conclusion
Controverse
Les diagnostics retenus pour ce cas
sont : fibromyalgie (M79.0), rachialgies chro­
En l’absence de consensus entre les différents intervenants (médecin traitant, mé­
decin conseil de l’assurance perte de gain
ou de l’AI, médecin expert), en Suisse,
c’est le législateur qui a émis les guidelines pour la prise en charge médicoassé­curologique de ces cas.
ni­ques sur troubles discarthrosiques modérés sans radiculopathie ni myélopathie
(M47.8), dysbalance musculaire (Z72.3),
obé­sité (E66.9), sans évidence d’un syndrome métaboli­que.
Bibliographie
1 Kori SH, Miller RP, Todd DD. Kinesiophobia : A new
view of chronic pain behavior. Pain Manag 1990;3:35-43.
2 Larousse, 2013.
3 Kradolfer M. Nicht objektivierbare Gesundheits­schä­
den im Licht der EMRK : pathogenetisch-ätiologisch syndromal unklare Beschwerdebilder ohne nachweisbare
orga­­nische Grundlage : Rechtsgutachten zur Vereinbarkeit
mit der EMRK/Matthias Kradolfer. Zurich : Schulthess, 2012.
4 Wolfe F, et al. The American College of Rheumatology
preliminary diagnostic criteria for fibromyalgia and measurement of symptom severity. Arthritis Care Res 2010;62:
600-10.
5 Fauchère PA. Douleur somatoforme. Genève : Editions
Médecine & Hygiène, 2007.
6 Dercum FX. A subcutaneous connective tissue dys-
0
trophy of the arms and back associated with symptoms
resembling Myxaedema. Philadelphia : University Medical
Magazine, 1888,1:140-50.
7 Merskey H, Bogduk N. Douleurs déclenchées par un
stimulus normalement indolore, Classification of chronic
pain. Seattle : Merskey and Bogduk Edition, IASP, 1994.
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9 Rivier G, Seewer M. Evaluation de la capacité fonctionnelle. Rev Med Suisse Romande 2001;6:431-7.
10 Waddell G. The back pain revolution. Philadelphia : B-Y
Churchill Livingstone, 1999.
11 Matheson LM. Symptoms of magnification syndrome.
In work injury. Isernhagen : Aspen Publishers, 1988;257-82.
12 Oliveri M. Evaluation à visée professionnelle en cas de
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problèmes musculo-squelettiques. SUVA Medical 2010;
138-55.
13 Articles 6, 7, 8 LPGA.
14 LAI 6e révision.
15 ATF 130 V 352 du 12 mars 2004, ATF 132 V 70.
16 Article 7 LAI.
17 De Goumoens P, Schizas C, So AKL. Les facteurs psycho-sociaux. Rev Med Suisse 2006;2:1268-74.
18 Foerster K. Psychiatrische Begutachtung. Ein praktisches
Handbuch für Arzte und Juristen. Munich : Else­vier, Urban
& Fischer, 5. Auflage, 2009.
19 Danuser B, et al. Influences of system structures and
research demands on the study design of a return to work
RTC 15. Erfurter Tage, 2009 et www.fitforwork-swiss.ch
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