II
Gustave Flaubert est l’un des représentants
majeurs du mouvement réaliste, qui se développe
en France à partir de 1830 en réaction à l’idéalisme
et au lyrisme romantique. L’Éducation sentimentale,
datant de 1869, est considérée comme un roman
d’apprentissage réaliste. Le personnage principal,
Frédéric Moreau, est, dans ce passage, en compagnie
de son ami Hussonnet, et ils sont témoins de la
révolution de 1848. En pleine année du printemps
des peuples, celle-ci mettra fin définitivement à la
monarchie en France. Ainsi, cet extrait décrit la prise
des Tuileries par la révolte populaire. Il s’agira de
montrer en quoi Frédéric Moreau et Hussonnet sont
témoins d’une scène de prise de pouvoir populaire
décrite de façon réaliste, mais transfigurée par
Flaubert, afin de montrer le naufrage de la monarchie
française.
Si la scène est décrite de façon réaliste à travers
les impressions des deux personnages amusés
et enthousiastes, Flaubert la transfigure, afin de
montrer le naufrage de la monarchie par l’énergie
d’une marée humaine.
Frédéric Moreau et Hussonnet sont des témoins
passifs de la prise des Tuileries de 1848. Ils portent
un regard à la fois enthousiaste, mais aussi ironique
sur les événements. La scène romanesque est
décrite de façon réaliste.
Le narrateur est externe dans cet extrait, mais
il suit les deux protagonistes. En eet, la scène est
décrite en fonction de la place qu’occupent Frédéric
et Hussonnet : en haut de l’escalier (« sur la rampe ») ;
puis dans un appartement où ils sont « poussés malgré
eux ». Ce dernier complément circonstanciel de
moyen rappelle leur passivité face aux événements.
Les deux personnages se montrent à la fois amusés
et enthousiastes face à ce qui se passe autour
d’eux. En eet, leurs impressions sont rapportées au
discours direct. Ironiquement, Hussonnet qualifie les
insurgés de « héros », en registre héroï-comique, qui
« ne sentent pas bon ». Cependant, l’enthousiasme
et l’emphase de Hussonnet sont montrés avec de
nombreuses phrases exclamatives : « quel mythe! »,
« Saprelotte! ». Cette dernière interjection est dans
un registre de langue plus bas que le reste du texte,
ce qui est réaliste pour un petit-bourgeois. Le
portrait des insurgés fait par Flaubert correspond
à celui d’antihéros réalistes. En eet, ceux-ci « ne
sentent pas bon », comme nous l’avons vu. En outre,
Flaubert les animalise en singes : « barbe noire » ;
« comme un magot » ; et les dépeint « rouges »
et dégoulinants de « sueur ». Vêtus de « bonnets
rouges », « la chemise entr’ouverte » et portant
la baïonnette, ils ont « l’air hilare et stupide ». Ils
sont la caricature du prolétaire. C’est donc une
description réaliste que fait Flaubert des héros
révolutionnaires, des personnages que l’on pourrait
qualifier, pour reprendre sa formule, de « grotesques
tristes ». La description de la scène romanesque est
réalisée d’un rythme enlevé, énergique. Une phrase
courte inaugure la description, commençant par
« tout à coup », qui rappelle le coup de théâtre, une
péripétie, une action de premier plan annoncée
par la valeur du passé simple « retentit ». La
provenance de l’allusion sonore à la Marseillaise est
résolue par une deuxième phrase courte : « c’était
le peuple ». Dans le premier paragraphe, l’adverbe
« impétueusement » et le substantif « impulsion »
renvoient à l’énergie déployée par l’insurrection
populaire. L’accumulation « des têtes nues, des
casques, des bonnets rouges, des baïonnettes et
des épaules » montre le désordre, la dimension
hétéroclite de l’ensemble de la « masse grouillante ».
Cette scène est donc décrite à travers la
progression des deux protagonistes le long de
l’insurrection, à laquelle ils assistent passivement.
Flaubert propose une description réaliste, même
peu flatteuse des insurgés, et le rythme énergique
de la description traduit le désordre et l’énergie
déployés par les révolutionnaires.
Bien que la description puisse être qualifiée
de réaliste, Flaubert transfigure le réel de cette
insurrection populaire pour montrer le naufrage de la
monarchie française, comme une épopée populaire
et anarchique. Flaubert file la métaphore des flots
pour décrire le peuple qui, dans une destruction
anarchique, telle une tempête, engloutit le trône
royal symbole de la monarchie.
Tout le long de l’extrait, dans les passages
descriptifs et dialogiques, Flaubert file la métaphore
in praesentia des flots pour qualifier les insurgés. Le
peuple, « anonymé » par les pronoms personnels « il »,
secoue « à flots vertigineux » ses membres. Ainsi,
durant tout l’extrait est présent le champ lexical
marin, bien qu’on trouve une occurrence du mot
« fleuve » ; le peuple est impétueux, c’est une marée
d’équinoxe, puissante qui mugit. Les insurgés sont
une masse, une marée qui progresse tout le long de
l’extrait jusqu’à l’aboutissement : l’engloutissement
du trône royal. Flaubert en fait une épopée dont
témoignent les hyperboles : « flots vertigineux » et
« fleuve refoulé ».
Cette marée impétueuse est responsable d’une
anarchie. En eet, son poids presse « les boiseries