2.2. La critique du rationalisme en héritage
C'est en reprenant à son compte les catégories philosophiques de Wahl, celles de
« pluralisme » et de « pensée de la différence » qu'on trouve exposées dans ses travaux
sur la philosophie anglo-américaine et sur Kierkegaard, que Deleuze va asseoir la
philosophie nietzschéenne dans toute sa systématicité. Le pluralisme, présenté par
Deleuze comme « la manière de penser proprement philosophique »11, qualifie
doublement la pensée de Nietzsche et sa méthode généalogique. Cette philosophie
pluraliste est, d'un côté, une philosophie du sens capable d'interpréter la complexité du
réel, c'est-à-dire de rendre compte de la pluralité de sens d’un phénomène quelconque
au regard des forces, différentes en nature, qui cherchent à se l'approprier. D'un autre
côté, le pluralisme est un art de l’évaluation des vraies différences : tous les sens ne se
valent pas, il faut déterminer le type de volonté et les actes d'évaluation qui donnent sa
valeur au sens d’une chose. Cette détermination pluraliste est pensée dans une
opposition aussi essentielle que systématique à Hegel, à la dialectique comme réflexion
de la différence (ou pensée de l'opposition et de la contradiction) et à la philosophie de
la volonté comme pensée de la lutte pour la reconnaissance. Mais c'est sur le terrain de
l’histoire de la religion que Deleuze majore l’opposition à la dialectique hégélienne. À ce
niveau Deleuze motive fortement l'opposition Nietzsche-Hegel puisqu'il tient la théorie
de la mauvaise conscience développée dans La généalogie de la morale pour une ré-
interprétation volontaire de la conscience malheureuse de Hegel12. Au sein d'un tel
dispositif de lecture, l'apport de Wahl est particulièrement significatif puisque Deleuze
se sert explicitement de la présentation originale que Wahl avait donné de Hegel dans
Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, ce Hegel des écrits de
jeunesse, un Hegel d'avant la Logique et le système, méditant sur la pensée chrétienne :
« Derrière le philosophe, nous découvrons le théologien, et derrière le rationaliste, le
romantique »13. C'est à partir de cette interprétation que Deleuze peut opérer une
généalogie de la dialectique comme « pensée fondamentalement chrétienne »14, ainsi
qu'une typologie du dialecticien comme penseur « réactif », valorisant la tristesse, la
souffrance et le déchirement de la conscience. C'est à cet Hegel interprète du
christianisme que s'oppose en effet la généalogie nietzschéenne relue par Deleuze,
dénonçant dans la philosophie hégélienne de la religion une conception tronquée du
sens, de l'essence et du changement, comme en témoigne, selon Deleuze,
l'interprétation hégélienne et néo-hégélienne (Feuerbach en particulier) de la mort de
Dieu aboutissant aux permutations abstraites : l'Homme remplaçant Dieu,
l'anthropologie remplaçant la théologie, mais la place restant inchangée15. Le Hegel de
Wahl permet donc à Deleuze de mettre au jour l'affinité du rationalisme dialectique
avec la théologie chrétienne et, par contraste, de souligner l'athéisme philosophique de
Nietzsche16.
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S'il est patent que Nietzsche et la philosophie hérite des premiers travaux de Wahl
sur les philosophies dites « pluralistes » (anglaises et américaines), et plus largement,
de sa position critique vis-à-vis du rationalisme philosophique, le livre donne à cette
critique une amplitude conceptuelle que Wahl ne pouvait reconnaître à Nietzsche. En
qualifiant l'exposé deleuzien de « scolastique », Wahl révèle en fait les conditions dans
lesquelles il a construit sa lecture de Nietzsche dans les années 1930. Soit à travers une
double médiation existentialiste, Karl Jaspers d'un côté, dont Wahl a lu et commenté le
Nietzsche ; Kierkegaard de l'autre, auquel Wahl a consacré une importante étude dans
laquelle la pensée de Nietzsche est régulièrement mobilisée. Suivant cette double
médiation, Nietzsche y est conçu comme « philosophe de l'existence » dont la pensée,
non systématique, est fondamentalement caractérisée par la contradiction ; un
« éducateur » et un poète après lequel on ne peut plus vivre dans la continuité de la
« tradition conceptuelle »17. Or, à l'inverse de Wahl, Deleuze comprend
l'« irrationalisme » nietzschéen comme pensée conceptuelle, capable de rivaliser, du
point de vue de la méthode et de la précision systématique, avec Hegel et de dépasser sa
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