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Les proprietes senatoriales en Numidie

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TITVLI
10
EPIGRAFIA E ORDINE SENATORIO,
30 ANNI DOPO
a cura di
Maria Letizia Caldelli – Gian Luca Gregori
*
ROMA 2014
EDIZIONI QUASAR
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Comitato scientifico della collana
Maria Letizia Caldelli, Gian Luca Gregori,
Maria Letizia Lazzarini, Silvia Orlandi, Silvio Panciera
Opera realizzata con il contributo
di Sapienza Università di Roma,
École Pratique des Hautes Études
e British School at Rome
I contributi sono stati sottoposti a peer review
Tutti i diritti riservati
© Roma 2014 - Edizioni Quasar di Severino Tognon s.r.l.
via Ajaccio 43, 00198 Roma
tel. 0685358444, fax 0685833591
email: [email protected]
per ordini o informazioni: www.edizioniquasar.it
ISBN 978-88-7140-567-4
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Anne-Florence Baroni
LES PROPRIÉTÉS FONCIÈRES SÉNATORIALES EN NUMIDIE
SOUS LE HAUT-EMPIRE*
L’Afrique de manière générale et la Numidie en particulier sont réputées pour être l’un
des «greniers à blé» de Rome. Ce rôle annonaire semble principalement s’affirmer à partir de la
fin du Ier siècle apr. J.-C.1, date à laquelle apparaissent également dans notre documentation les
premiers sénateurs de Numidie: le premier consul originaire d’Afrique, Q. Aurelius Pactumeius
Fronto, originaire de Cirta, est désigné sous Vespasien2. À partir de cette époque, et particulièrement au IIe siècle, nombreux sont les Africains qui intègrent l’ordre sénatorial3. Certains historiens
parlent même d’un «clan» africain à la cour antonine, autour de la figure de Fronton, le professeur de rhétorique et ami de Marc Aurèle4. C’est pourquoi on a parfois fait du rôle de la Numidie
dans l’exportation de blé à destination de Rome l’une des raisons principales de l’intégration des
élites numides dans les ordres privilégiés de l’Empire5. En effet, outre la fortune que procurent
la production et la vente de grain ou d’huile, la mainmise sur le trafic de ces denrées alimentaires
indispensables à la paix sociale et politique6 assure aux notables africains une position stratégique:
le pouvoir a dû avoir à cœur de s’attacher des gens dont dépendait en partie l’approvisionnement
de l’Urbs.
Le rôle de la Numidie pour le ravitaillement de Rome est particulièrement perceptible dans
deux inscriptions, aujourd’hui conservées au Louvre, provenant de Rusicade, le port de Cirta. Au
IIIe siècle, un évergète y fait élever deux statues, l’une représentant le Génie de Rusicade, l’autre
* Je tiens à remercier vivement pour leur relecture attentive et leurs précieux conseils François Chausson et
Michel Christol, dont les observations ont spécialement nourri la réflexion sur la via nova Rusicadensis. Je remercie
également Antonio Ibba pour ses remarques.
1 Mise au point et recensement de l’abondante bibliographie sur le sujet dans De Romanis 2003.
2 ILAlg, II 644 (Cirta): [Q(uinto) Aur(elio) Q(uinti) f(ilio) Pactumeio Quir(ina tribu) Frontoni, in senatu
inter praetorios allecto / ab I]mp(eratore) [Cae]s(are) V[espas/ia]no Aug(usto) et Tito / Imp(eratoris) Aug(usti) f(ilio), sacerdoti fe/tiali, praef(ecto) aerarii / militaris, co(n)s(uli) ex Afric[a] / [p]rimo, Pactumeia [- - -] / [- - -] patri
optimo.
3 Par ex. Lambrechts 1936, 195 s.; Barbieri 1952, 441, 465; Corbier 1982; Le Glay 1982; voir dans le présent
volume A. Mastino, A. Ibba.
4 Voir Corbier 1982, 696 (avec la bibliographie); Le Glay 1982, 758-759.
5 Par ex., Picard 1953, 126 s.; Šašel, discussion de Le Glay 1982, 779; Cébeillac-Gervasoni 1996, 558 s.
6 Depuis l’étude fondatrice de Cagnat 1915, 249-251, voir, entre autres, Jaïdi 1990, 32 s. (avec la bibliographie), Christol 1996.
A.F. BARONI
celui de l’annone de Rome7. Un bas-relief au Génie de la colonie de Pouzzoles, l’un des ports
annonaires de Rome, signale de la même façon le profit que les habitants tiraient des exportations
de denrées alimentaires à destination de la capitale8. À l’époque tardive, la fonction annonaire
de Rusicade ne se dément pas, puisqu’au Ve siècle, sous Valentinien et Valens, des horrea y sont
construits afin d’assurer la sécurité alimentaire du peuple romain9. Il est donc tentant de rapprocher
la vocation annonaire des terres de Numidie et le succès politique et social des élites de cette région. S’il est évident que les sénateurs de Numidie, dont le cens est estimé en biens fonciers, sont
possessionnés dans leur région d’origine et le demeurent après leur admission dans l’ordre sénatorial10, il reste à savoir dans quelle mesure la possession de terres en Numidie facilite l’intégration
dans l’ordre sénatorial. C’est pourquoi on tentera ici de déterminer le nombre et l’importance des
propriétés sénatoriales attestées et de voir si la documentation africaine permet de confirmer que
ces propriétaires fonciers ont pu bénéficier de leur rôle de producteur pour gravir les échelons de
la société. On se concentrera sur la Numidie dans les limites de la province qui porte ce nom au
IIIe siècle, c’est-à-dire le territoire placé sous l’autorité du légat de la IIIe légion Auguste à partir de
Caligula. Cette région offre l’avantage de présenter une zone géographique relativement restreinte
et un corpus épigraphique assez important pour pouvoir tirer des conclusions. Elle correspond
également à l’hinterland du port de Rusicade11, tandis que la Numidie Proconsulaire devait avoir
pour débouché maritime Hippo Regius, l’autre grand port de Numidie.
La carte de localisation des dix-sept domaines attestés épigraphiquement (fig. 1) dont le
nom du propriétaire est connu (hors domaines impériaux) fait apparaître la proximité de ces propriétés avec les grands axes de communication, nécessaires à l’écoulement de la production, ainsi qu’une concentration dans la région de Cirta (Constantine). Les Monts de Constantine et les
Hautes Plaines au sud de Constantine, constituent en effet la zone la plus fertile de la province,
bénéficiant de précipitations régulières et abondantes12. De plus, l’extension des domaines impériaux est bien plus importante en Numidie méridionale que dans la région de Cirta13. Il convient
toutefois de noter que, depuis le XIXe siècle, la région de Constantine a davantage fait l’objet de
prospections que celle de l’Aurès et que, de ce fait, la documentation pour le sud de la Numidie
est moins importante14.
7 ILAlg, II 5 (Rusicade): Genio coloniae / Veneriae Rusicadis / Aug(usto) sac(rum), / M(arcus) Aemilius
Ballator, / praeter HS X m(ilia) n(ummum) quae in / opus cultumve theatri / postulante populo de/dit statuas duas
Geni/um patriae n(ostrae) et anno/nae sacrae Urbis sua / pecunia posuit ad / quarum dedicatio/nem diem ludorum /
cum missilibus edidit; / l(ocus) d(atus) d(ecreto) d(ecurionum).
8 ILAlg, II 4 (Rusicade): Gen(io) col(oniae) Put(eolanorum) Aug(usto) sac(rum).
9 ILAlg, II 379 (Stora, à l’ouest de Rusicade): Pro magnificentia temporum / principum maximorum domi/
norum orb[i]s Valentiniani et / Valenti[s] semper Augg(ustorum), horrea / ad securitatem populi Romani / pariter ac
provincialium con/structa omni maturitate, / dedicavit Publilius Caeionius / Caec[i]na Albinus, v(ir) c(larissimus), cons(ularis) / sexf(ascalis) p(rovinciae) N(umidiae) Cons(tantinae). Voir Papi - Martorella 2009, 183.
10 Malgré l’obligation pour les sénateurs d’investir une partie de leur fortune en Italie au IIe s. Voir Chastagnol
1992, 165-166.
11 Rusicade est ainsi mentionnée sur une unité de mesure d’un ponderarium trouvé à Lambidiri (AAA, f. 27,
120): AE 1922, 12. Voir Salama - Laporte 2010, 352.
12 Voir Despois - Raynal 1967, 172 s.
13 Sur les domaines impériaux du sud de la Numidie, Fentress 1979, 134 s.; Jacques 1992.
14 Voir notamment Fentress 1979, 142 s.
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Parmi les dix-sept propriétaires connus, dix sont des sénateurs ou parents de sénateurs .
On en laissera de côté trois, pour lesquels les propriétaires ne sont pas autrement identifiables. Le premier de ces propriétaires est la clarissime Caelia Maxima, dont les praedia
s’étendent dans les environs d’Uzelis, à l’ouest de Cirta16. Caelia Maxima porte le même nom
qu’une famille de chevaliers et sénateurs de la fin de la République, détentrice de propriétés en
Afrique, aux environs d’Hadrumète17; mais ce gentilice est trop courant en Afrique18 et dans l’empire pour qu’on puisse en tirer des conclusions. Les deux autres domaines se situent au sud et à
l’ouest de Batna: le premier texte mentionne [A]mpelius et [Ma]ximilla, propriétaires de domaines
sur le site autrefois appelé Henchir Fegousia19, près de Lambidiri, à une date impossible à préciser20; le second fait connaître deux clarissimes, Egyptilla et Marcella, l’une mère et l’autre fille du
v(ir) p(erfectissimus) Aurelius Marcellinus21, sur une inscription des environs de Nicivibus22 (aujourd’hui N’gaous). Aurelius Marcellinus, qui vit peut-être dans la deuxième moitié du IIIe siècle,
est certes mentionné par une inscription de Vérone23. Mais l’identification avec des personnages
homonymes reste difficile24; on ne sait rien de lui qui soit assuré, si ce n’est son rang et son titre,
remarquable, de dux ducum.
À une exception près, tous les autres sénateurs partagent les caractéristiques suivantes:
tous sont relativement bien connus; tous ont fait carrière au IIe siècle25; tous sont originaires de la
région; enfin, leurs propriétés se situent dans la région de Cirta. L’exception est P. Iulius Iunianus
Martialianus, consul suffect entre 227 et 23026. Celui-ci est originaire de Timgad, où il est honoré
15
15 Les sept autres sont la famille des Paccii (ILAlg, II 4196) dont un membre au moins est parvenu à intégrer
l’ordre équestre (ILAlg, I 1349); Munatius Flavianus, qui reçoit sous Probus le droit de fonder un marché à Emadaucap
(ILAlg, II 7511); Pompeianus dont le nom apparaît au-dessus de la représentation d’un domaine sur les mosaïques de
la villa d’Oued Athménia (ILAlg, II 8460; à corriger avec Morvillez 2006, 314, fig. 5 et 315); P. Geminius Laetus (AE
1937, 146; voir Lengrand 1996, 123); un propriétaire qui n’est désigné que par ses initiales, S. I. P., au sud-ouest de
Lambèse (AE 1992, 1836). Les deux derniers domaines sont hypothétiques: on peut malgré tout supposer que les autels
élevés par des esclaves à P. Iulius Celerinus (ILAlg, II 8482) et Claudianus (ILAlg, II 4400) l’ont été sur les propriétés
de ces personnages, par ailleurs inconnus.
16 ILAlg, II 8785: In his praediis / Caeliae Maximae, c(larissimae) f(eminae), / turres salutem saltus / eiusdem
dominae meae / constituit / Numidius ser(vus) act(or).
17 Kolendo 1985.
18 En Cirtéenne même, on compte une cinquantaine de porteurs du gentilice. Voir également Lassère 1977,
173, 460.
19 AAA, f. 27, 115.
20 Dupuis, Morizot 2001 (d’où AE 2001, 2087): Moenia quisque [f]acit famae et[ernae studet ille] / qui maiora tenent ponunt de m[ontibus altis] / ad nobis satis est parvo de cul[mine parva] / et tamen aequat amor parvas re[s
grandibus ardens] // In h[is praediis] / [- - - A]mpeli c(larissimi) [v(iri) et - - - Ma]ximillae c(larissimae) f(eminae) eius /
[- - - in ho]c praetorio [- - - c]um his omnibus / [- - -] fecerunt ac si[mul] dedicaverunt. Pour l’identification d’[A]mpelius, voir dans le présent volume A. Mastino, A. Ibba.
21 Laporte 2006, 105-107 (d’où AE 2006, 1803): In his praedi(i)s / Aureli Marcelli/ni p(erfectissimi) v(iri)
duci ducum / victoriarum et / Marcellae filiae / c(larissimae) f(eminae) et Egyptillae / matris c(larissimae) f(eminae) /
[- - -]. Voir Buonopane 2008; Christol 2009, 131; voir dans le présent volume A. Mastino, A. Ibba.
22 AAA, f. 26, 161.
23 CIL, V 3329.
24 Voir Buonopane 2008, en part. 128 s.
25 À nuancer pour les Arrii Antonini, dont on connaît les descendants au IIIe siècle.
26 PIR², I 369; Le Glay 1982, 773 (avec la bibliographie); Thomasson 1996, 182-183.
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A.F. BARONI
comme patronus coloniae et municeps27, et possède des praedia28 à Tamagra29 (au sud-ouest de
Khenchela).
Le premier des sénateurs propriétaires terriens attestés pour le IIe siècle est Q. Lollius
Urbicus30. Aucune inscription ne mentionne explicitement ses domaines, mais les terres sur lesquelles il fait ériger le mausolée familial31, aux environs du bourg cirtéen de Caldis, lui appartiennent nécessairement32. À l’époque de la construction du monument, Lollius Urbicus est parvenu au sommet du cursus sénatorial puisqu’il est alors préfet de la Ville. Personnage important
du règne d’Antonin, Q. Lollius Urbicus doit sa brillante carrière à ses talents militaires. On sait
en effet par l’Histoire Auguste qu’il a été l’un des principaux généraux de son époque et qu’on
lui doit la construction du mur d’Antonin en Bretagne33. Sa carrière est d’autant plus remarquable
qu’il semble être le premier de sa famille à entrer au Sénat: l’inscription du mausolée familial ne
mentionne en effet aucun autre membre de l’ordre sénatorial. Si l’on suit Fr. Bertrandy, la famille
de Q. Lollius Urbicus pourrait également avoir possédé le fundus Senect[- - -] ou Seneci[- - -]34,
connu par une inscription d’époque sévérienne et découverte aux environs de Mastar. Les Lollii
sont en effet la seule famille connue dans la région dont la position sociale permet de supposer
une fortune foncière et où se trouve le cognomen Senecio, puisque le père de Q. Lollius Urbicus
s’appelle M. Lollius Senecio35.
Le deuxième propriétaire sénatorial attesté est P. Iulius Proculus Celsinus36. Même si on
ignore la localisation de ses biens fonciers, il est propriétaire dans la région puisqu’il est honoré à
Cirta par Victorinus, son actor37, ou régisseur de biens38. L’hommage de l’intendant à Cirta et l’appartenance à la tribu Quirina, la tribu majoritaire des citoyens de cette cité, rendent quasi certaine
l’origine cirtéenne de Celsinus. P. Iulius Proculus Celsinus est traditionnellement identifié à l’ami
d’Aulu-Gelle et de Fronton, Iulius Celsinus «le Numide»39. Malheureusement, la pierre gravée par
les soins de Victorinus est brisée à droite et aucune autre inscription n’est connue pour ce person27 CIL, VIII 2392 et p. 951 = ILS 1178. Son fils Tironillianus, dont le nom apparaît sur l’inscription des praedia, est lui aussi patronus coloniae et municeps de Thamugadi (AE 1989, 892).
28 ILS 6022: [- - -] Salv[e?] in his praedi(i)s privatis / [P(ubli) Iuli Iu]niani Martialiani c(larissimi) v(iri) /
[- - -] vectigalia locantur / [- - -]vi Tironiliani eius Leontior(um). Voir Gsell - Graillot 1893, 470 nt. 2 et 497 s.
29 AAA, f. 39, 12.
30 PIR², L 327. Birley 1981, 112 s.
31 ILAlg, II 3563: M(arco) Lollio Senecioni patri, / Graniae Honoratae matri, / L(ucio) Lollio Seni [f]r[at]ri, /
M(arco) Lollio Honorato fratri, / P(ublio) Granio Paulo avonculo, / Q(uintus) Lollius Urbicus praef(ectus) Urbis.
32 Sur les domaines ruraux comme lieu de sépulture de prédilection des propriétaires, voir Lengrand 1996,
123-124, avec la bibliographie.
33 HA, Ant., 5, 4: [Antoninus] per legatos suos plurima bella gessit. Nam et Brittanos per Lollium Urbicum
uicit legatum alio muro cespiticio summotis barbaris ducto.
34 ILAlg, II 10316. Bertrandy 1991.
35 Cependant, on pourrait également proposer comme propriétaire possible de ce domaine la famille des Pompei Sosii, où apparaît également le cognomen Senecio (voir nt. 100).
36 PIR², I 501.
37 ILAlg, II 638: P(ublio) Iul[io - - - fil(io)] / Quir[ina] / Procul[o Cel]/sino, c(larissimo) v(iro), [co(n)s(uli)] /
desig(nato), pr(aetori), [trib(uno)] / pleb(is), qua[est(ori)] / ḳandid[ato] / [- - - - - -] / [- - - - - -] / [- - - - - -], Victorinus
act[or].
38 Voir Aubert 1994, 186-196.
39 Aul. Gell. 19, 7, 2; 10, 1; 10, 11. Celsinus est également généralement identifié comme le père de Iulia
Celsina, épouse d’un légat de Numidie; ILAlg, II 7907 (en 176-177).
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nage; le cursus de Celsinus nous échappe donc largement. Celui-ci a dû avoir une carrière privilégiée, comme le laisse penser l’obtention de la questure en tant que candidat du prince40. Il est
d’ailleurs en passe de gérer les faisceaux au moment où Victorinus l’honore d’une statue à Cirta.
Le troisième personnage, P. Iulius Geminius Marcianus41, est un quasi contemporain des
deux précédents. Consul sous Marc Aurèle, puis proconsul d’Asie au début du règne de Commode42, il fait également partie de ces Cirtéens qui mènent de brillantes carrières sénatoriales durant la dynastie antonine. Un fragment d’inscription43 permet de supposer que P. Iulius Geminius
Marcianus avait des domaines à proximité du lieu de la dédicace, à Benia, au nord d’Henchir el
Ksar, entre Cirta et Thibilis, sur le versant nord du Djebel Goulla, une zone dans laquelle ont été
repérées de nombreuses ruines d’exploitations agricoles44. Le fragment de dédicace au datif pourrait être l’hommage d’un intendant.
Enfin, deux familles offrent des dossiers épigraphiques plus fournis: il s’agit des Arrii Antonini et des Antistii. La famille sénatoriale des Arrii Antonini est originaire de Cirta45 et possède
des domaines dans la région. L’une de ces propriétés se trouve à l’ouest du territoire de Cirta,
comme l’atteste une inscription46 gravée sur un rocher par l’affranchi Antonius Phile[- - -] à son
patron, C. Arrius Antoninus. Le personnage le plus illustre de cette famille porte lui-même le nom
de C. Arrius Antoninus47. Il est honoré à Cirta par l’un de ses clients48, sur une base dont on peut
reconstituer le début grâce à une inscription de Concordia49. L’inscription de Cirta et celle de
Concordia indiquent que ce sénateur est un homme de confiance de Marc Aurèle, puisque l’empereur lui a confié par deux fois la gestion d’un poste nouvellement créé - celui de praetor tutelaris
et celui de iuridicus de Transpadane. Il termine sa carrière par le prestigieux proconsulat d’Asie,
avant d’être condamné à mort (fin 189-début 190), victime des intrigues de Cléandre, le favori
Cébeillac 1972, 5, 169, 196-198.
PIR², I 340.
42 CIG 2742; IGR, IV 406.
43 ILAlg, II 4428: P(ublio) Iulio Geminio Marc[iano - - -] / [- - - leg(ato) Aug(ustorum) super vexillationes] in
[C]appadocia IIIOPARIRIRIC[- - -] / [- - - q]ua(e)stori, tribuno latic[lavio - - -].
44 AAA, f. 18, 1.
45 PIR², A 1088. Le patronat des quatre colonies cirtéennes de C. Arrius Antoninus (ILAlg, II 614) ne s’explique que par une origine cirtéenne puisque ce personnage, le premier connu de sa famille, n’a géré aucune fonction en
Afrique. L’appartenance à la tribu Quirina, tribu majoritaire des citoyens de Cirta, la possession de terres et les relations
familiales dans la région confirme cette origine.
46 ILAlg, II 8444 (à Kef Tazerout, entre Mileu et Cuicul: AAA, f. 17, 237): Caelesti Aug(ustae) sacr(um), /
pro salute C(aii) Arri / Antonini n(ostri), Antonius / Phile[- - -] T S S LA / templi de {s}suo fecit / idemq(ue) [dedicavit].
47 PIR², A 1088.
48 ILAlg, II 614: [- - - praetori] / curatoribus et tutoribus dandis / primo constituto, curatori Nola/norum,
fratri Arvali, augur(i), sodali Mar/ciano Antoniniano, iuridico regionis / Transpadaneae, curatori Ariminien/sium, curatori civitatum per Aemili/am, aedili curuli, ab actis senatus, se/viro equitum romanorum, quaest(ori) / urbano, tribuno
leg(ionis) IIII Scythicae, / quattuorviro viarum curanda/rum, patrono IIII col(oniarum), / C(aius) Iulius Libo, trierarchus classis no/vae Lybic(a)e, patrono d(edit) d(edicavit) I [- - -]no / f[- - -].
49 CIL, V 1874 = ILS 1118: [C(aio)] Arrio [- f(ilio] / [Q]uir(ina) Anto/nino, prae[f(ecto)] / aer[a]ri Saturn[i], / iurid[i]co per Italiam [re]/gionis Transpadanae pr[i]/mo, fratri Arvali, praetori / cui primo iuridictio pupilla/ris a
sanctissimis imp(eratoribus) mandata / est, aedil(i) curul(i), ab actis senatus, se/viro equestrium turmar(um), tribuno /
laticlavio leg(ionis) IIII Scythicae, IIII/viro viarum curandar(um), qui pro/videntia maximorum Imperat(orum) mis/sus
urgentis annonae difficuli/tates (!) iuvit et co(n)suluit securi/tati fundatis rei p(ublicae) opibus, ordo / Concordiensium
patrono opt(imo) / ob innocentiam et labori (!).
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de Commode50. Le nom de C. Arrius Antoninus apparaît à plusieurs reprises dans cette famille
cirtéenne. Il est donc difficile de savoir si le personnage honoré par son affranchi est ce sénateur
ou un de ses parents.
Un autre candidat possible, et même probable, est C. Arrius Antoninus51, neveu d’Antonia
Saturnina52. Ce dernier est connu par une inscription élevée par un affranchi de la dame, où celle-ci
est dite femme de C. Arrius Pacatus53 et de tante des trois clarissimes, les Arrii Antoninus, Maximus et Pacatus54. La famille pose un problème de généalogie sur lequel nous ne nous étendrons
pas ici. On attirera toutefois l’attention sur le fait que le mari d’Antonia Saturnina ne peut être
clarissime, contrairement à ce que veut la tradition historiographique55. En effet, si le mari appartenait à l’ordre sénatorial, l’affranchi d’Antonia Saturnina n’aurait pas eu besoin de rappeler que
sa patronne était tante de clarissimes pour la relier à des personnages prestigieux. Néanmoins, le
mari C. Arrius Pacatus porte le même gentilice que les neveux clarissimes; le dernier cité partage
même son cognomen. Il appartient donc selon toute vraisemblance à une branche de la famille des
Arrii qui n’appartient pas à l’ordre sénatorial.
Antonia Saturnina apparaît sur une seconde inscription, découverte à Aïn M’chira, au sudouest de Constantine, qui signale que la dame est la propriétaire d’un domaine, sur lequel elle
fonde un vicus et un marché56. La villa dégagée par A. Berthier à proximité du lieu de découverte
de l’inscription est peut-être celle d’Antonia Saturnina57. Les vestiges de la villa d’Aïn M’chira
illustrent la complémentarité de la culture du blé et de l’oléiculture. À côté d’une belle demeure,
des restes de pressoirs témoignent de l’existence d’une huilerie. St. Gsell avait identifié des restes
d’aménagements agricoles, des terrasses en particulier58, dont on aperçoit encore quelques vestiges, repris dans les murs des fermes d’époque française59.
L’inscription de Cirta à Antonia Saturnina, confrontée à celle de C. Arrius Antoninus dédiée par Antonius Phile[- - -] donne un argument pour penser que C. Arrius Antoninus n’est pas le
sénateur assassiné sous Commode mais un représentant d’une génération ultérieure. L’affranchi
qui fait graver le texte a en effet pour gentilice Antonius, comme Antonia Saturnina. Il est donc
probable que le mariage entre Antonia Saturnina et C. Arrius Pacatus60 ait permis à la génération
suivante d’agrandir le domaine foncier en réunissant les possessions des deux familles.
HA, Comm. 7, 1; également Pert. 3, 7. Grosso 1964, 254-260.
PIR², A 1090.
52 PIR², A 898.
53 PIR², A 1102.
54 ILAlg, II 616 (Cirta): Antoniae / L(uci) fil(iae) / Saturninae, / coniugi C(ai) Arri / Pacati, / materterae
Arrio/rum Antonini Maxi/mi Pacati clarissi/morum virorum, / L(ucius) Antonius / Cassianus, lib(ertus), / patronae merenti, / l(ibens) a(nimo), s(ua) p(ecunia) p(osuit), d(ecreto) d(ecurionum).
55 PIR², A, p. 214 (stemma de la famille des Arrii Antonini); Raepsaet-Charlier 1987, 97, nr. 81; Shaw 1981, 61.
56 ILAlg, II 7482 (Aïn Mechira, entre Cirta et Diana Veteranorum): Antonina L(ucii) f(ilia) Saturnina vicu[m] /
et nundina V Kal(endas) et V Idus sui / cuiusque mensi[s] constituit. Voir Shaw 1981, 60 s.; Nollé 1982, 131-134.
57 Berthier 1942, 27 et nt. 2.
58 AAA, f. 17, 386. Gsell répertorie en outre différentes traces d’exploitations agricoles aux alentours d’Aïn
M’chira: AAA, f. 17, 365, 366, 381, 384, 461, 482, 492, 504.
59 Je remercie Madame Souad Slimani pour cette information.
60 Une autre possibilité, généralement retenue depuis Groag (PIR², A 1090), est que la sœur d’Antonia Saturnina ait aussi épousé un Arrius et qu’elle soit la mère des neveux mentionnés sur l’inscription de l’affranchi L. Antonius
Cassianus. L’inscription qualifie en effet Antonia Saturnina de tante maternelle (matertera) des clarissimes. Il se peut
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La dernière grande famille sénatoriale attestée comme propriétaire de domaines en Numidie est également celle qui, d’après nos sources, a eu le destin le plus brillant: il s’agit des
Antistii, originaires de Thibilis, une bourgade dépendante de Cirta61. La famille apparaît dans la
documentation épigraphique avec Q. Antistius Adventus Postumius Aquilinus62. La carrière de ce
personnage n’est malheureusement connue que jusqu’à son gouvernement de Bretagne. Elle permet cependant de voir qu’Antistius Adventus est un des principaux généraux de Marc Aurèle: il
est par exemple décoré pour sa participation à l’expédition parthique de L. Verus puis chargé par
Marc Aurèle de la défense de l’Italie contre les Germains63. Ce sont donc ces faits d’armes et, sans
doute, de puissantes relations qui ont permis à ce sénateur issu d’un modeste bourg africain de se
hisser au sommet de la société romaine, jusque dans l’intimité de la famille impériale. Un dénommé Antistius Burrus64 ­est en effet choisi par Marc Aurèle comme époux de sa fille cadette, Vibia
Aurelia Sabina65. Comme son compatriote C. Arrius Antoninus, Burrus est éliminé par Cléandre66.
On ignore le lien exact entre Antistius Burrus et Antistius Adventus mais il s’agit peut-être de son
demi-frère, nommé lui aussi Burrus67. En effet, une partie des proches d’Antistius Adventus (sa
femme, son demi-frère Burrus et la mère de ce dernier68) est connue par les inscriptions de l’autel
de la domus familiale à Thibilis69. Cet autel, œuvre de l’affranchi Agathopus70, est aujourd’hui
conservé au musée de Guelma.
Les propriétés foncières de la famille sont attestées par une autre inscription du même affranchi Antistius Agathopus. Ce dernier a en effet fait graver une dédicace à Jupiter Saturne Auguste71 et au Génie du saltus Poctanensis Posphorianus72, pour le salut de ses maîtres, aux environs
de Bordj Sabath73, à une vingtaine de kilomètres de Thibilis. À ces propriétés qui appartiennent de
donc que deux sœurs aient épousé deux Arrii. Néanmoins, il est plus simple de penser qu’il n’y a eu qu’un seul mariage
et que matertera est employé à tort pour amita (tante paternelle). Ce ne serait pas le seul exemple de confusion à Cirta
même (ILAlg, II 719). Voir également Chausson 2003, 118.
61 Voir Bertrandy 1973-74.
62 PIR², A 754.
63 ILAlg, II 4681 (à Thibilis).
64 PIR², A 757.
65 Voir Pflaum 1961, 37 s.
66 HA, Comm. 6, 11; Pert. 3, 7. Voir Grosso 1964, 254-262.
67 Consul en 181 (CIL, VI 213 = ILS 2099; AE 1989, 343 b), Burrus peut difficilement être le fils d’Adventus,
lui-même consul seulement une quinzaine d’années auparavant, vers le milieu des années 160. Voir Cagnat 1905, 53;
Bertrandy 1973-74, 197; contra Groag, PIR², A 757.
68 Antonia Prisca porte le même gentilice que la propriétaire terrienne Antonia Saturnina; mais le gentilice est
trop courant pour pouvoir en tirer une conclusion (on dénombre près de 140 porteurs de ce gentilice sur le territoire de
la confédération cirtéenne; pour le gentilice en Afrique, Lassère 1977, en part. 459).
69 AAA, f. 18, 107. Une étude de la maison est présentée dans Gsell 1918, 81-88 (avec photographies de l’autel).
70 ILAlg, II, 4634: Genio / domus / sacr(um). Pro salute / Q(uinti) Antisti Adventi Postumi Aqui/lini, leg(ati)
Aug(usti) leg(ionis) II Adiutri/cis, et Noviae Crispinae eius, / et L(ucii) Antisti Mundici Burri et An/toniae Priscae matris
eius, et / liberorum et famil(iae) eorum, / Antistius Agathopus lib(ertus) / ex viso d(ono) d(edit). // Q(uintus) Antistius
Agathopus ex / viso d(ono) d(edit) idemque / dedicavit, k(alendis) Mart(iis),/ Macrino et Celso co(n)s(ulibus). Le même
texte est répété sur les deux faces restantes de l’autel.
71 Saturne est ici assimilé à Jupiter: Pflaum 1969-71, 63 (= 356).
72 Sur le nom du saltus, Desanges 1989, 283-291.
73 ILAlg, II 4398: [I]ovị Sa[tur/n]o Aug(usto) et Ge[ni]/o saltus Pọctanensis / Posphor[ia]/ni sac[rum] / pro
sal[ute] / Antistio[r(um)]; / Q(uintus) An[t]i(stius) Agat[h]/opu[s] v(otum) s(olvit) l(ibens) a(nimo).
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façon certaine aux Antistii, J. Desanges a proposé d’en ajouter une autre, située à environ 35 km au
sud-ouest de Thibilis74. J. Desanges rapproche en effet le saltus Poctanensis Posphorianus, connu par
l’inscription de l’affranchi Agathopus, d’un vicus qui a pris le nom de son fondateur, un certain Phosphorus75. Comme Antonia Saturnina, Phosphorus a créé un marché sur un vicus76; il y a aussi édifié
un temple à Caelestis. Ses terres devaient être immenses car le territoire du vicus semble être de 350
centuries77, soit, selon la proposition de J. Toutain78, 4 425 ha ou 44 km² (ce qui correspondrait à un
carré de 6, 630 km de côté environ). Or, selon J. Desanges, ce Phosphorus est lié à la famille des Antistii. En effet, le saltus Poctanensis Posphorianus des Antistii garde lui aussi le nom d’un précédent
propriétaire, qui devait donc s’appeler Phosphorus, la graphie Posphorianus reflétant sans doute la
prononciation du lapicide79. La possession de ce domaine par les Antistii peut donc s’expliquer de
deux façons: ou bien les Antistii ont acheté ces terres à un Phosphorus; ou bien il leur appartient de
manière héréditaire. Dans ce cas, les Antistii ont eu un Phosphorus parmi leurs ancêtres. Compte
tenu de la relative rareté du nom P(h)osphorus en Afrique80, il existe de ce fait une probabilité non
négligeable pour que Phosphorus, propriétaire du vicus Phosphorianus, soit lié aux Antistii de Thibilis. Si le vicus Phosphorianus s’ajoute aux propriétés de Thibilis et de Bordj Sabath, le patrimoine
des Antistii dans l’est du territoire cirtéen paraît considérable.
L’étude des inscriptions de Numidie fait donc apparaître des propriétés sénatoriales extrêmement vastes mais souvent éclatées; les domaines familiaux sont en effet constitués au fil du
temps, en particulier grâce aux alliances matrimoniales. Le mariage d’Antonia Saturnina avec un
parent des Arrii Antonini donne l’exemple de réunion probable de domaines peu éloignés les uns
des autres. Ce type d’union n’est cependant pas forcément conclu dans le voisinage immédiat,
comme en témoigne l’assise territoriale des mêmes Arrii Antonini.
Les Arrii Antonini, dont le berceau familial se situe en Numidie, se sont en effet alliés à une
autre famille vraisemblablement possessionnée en Proconsulaire (juridiquement la même province
jusqu’au IIIe siècle). On sait en effet par une inscription de Thuburbo Maius81 que C. Calpurnius
Frontinus Honoratus, le petit-fils de C. Arrius Antoninus, le consulaire assassiné sous Commode,
AAA, f. 18, 163.
ILAlg, II 6225: Caelesti Aeternae Aug(ustae) / aedem solo cum pronao et co/lumnis et sedibus Phosphorus /
exstru{c}xit idemq(ue) dedic(avit) / item vicum qui subiacet huic / templo longum 7 CCCL cum / aedificiis omnibus et
columnis / et porticibus et arcus IIII / idem fecit et nundinas insti/tuit qui vicus nomine ipsius / appellatur.
76 Shaw 1981, 62 s.: Nollé 1982, 139-143. Shaw 1981, 57 s., aborde également la question de l’intérêt que
peuvent avoir ces propriétaires fonciers à instituer des marchés périodiques sur leurs terres.
77 La lecture de l’inscription, conservée au musée des Antiquités d’Alger, confirme l’interprétation de J. Desanges 1989, 288, qui remarque que le signe destiné à marquer l’unité de la superficie est un ceps de centurion et qui le
comprend donc comme le sigle de la centurie, se rangeant ainsi à l’opinion de J. Toutain 1916. Contra Carcopino 1914,
568, et 1918, 232-237, pour qui le sigle représente le dupondius; également Nollé 1982, 137. Même si l’on suit cette
dernière interprétation et si le nombre mentionné sur l’inscription est la longueur de terrain concédé à l’habitat et non la
superficie de l’ensemble de ses terres, les propriétés de Phosphorus sont de toute façon assez importantes pour nécessiter
la constitution de ce vicus, qui accueille probablement les travailleurs du domaine.
78 Toutain 1916, 66; suivi par Desanges 1989, 287.
79 Pflaum 1969-71, 64 (= 358); Desanges 1989, 290-291.
80 Desanges 1989, 285-286.
81 ILAfr 279: C(aio) Arrio / Quirina Lon/gino, c(larissimo) p(uero), C(ai) Arri Honorati consu/laris memoriae viri et Osciae Pu/blianae c(larissimae) f(eminae) filio, / L(ucius) Magnius Sa/turninus Se/dianus Iuni/or patrono
amantissimo.
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a épousé Oscia Modesta Cornelia Patruina Publiana , avec qui il a eu au moins un fils, nommé
C. Arrius Calpurnius Longinus83. On sait également que la patrie d’Oscia Modesta Cornelia Patruina Publiana est Avioccala, cité située à une trentaine de kilomètres au sud-est de Thuburbo Maius.
Les citoyens d’Avioccala ont en effet élevé un monument à cette clarissime84 et un autre à son fils
C. Arrius Longinus85, tous deux qualifiés de concitoyens et patrons. Dans sa synthèse consacrée aux
clarissimes d’Afrique Proconsulaire, M. Corbier affirmait que ces inscriptions témoignaient d’un cas
rare de résidence du mari sur le patrimoine foncier de sa femme86. Pourtant, si l’on tient compte de
l’ensemble des inscriptions concernant la famille, il est permis de penser que la famille n’habite plus
en Afrique, mais à Rome. En effet, c’est à Rome qu’Oscia Modesta Cornelia Patruina Publiana fait
graver son épitaphe, en grec87. C’est également à Rome que son petit-fils M. Flavius Arrius Oscius
Honoratus88 rend hommage à cette grand-mère qui l’a élevé89. On peut donc penser que la famille réside la plupart du temps dans la capitale de l’empire. Néanmoins, les hommages élevés à Publiana et
à son fils à Avioccala et à Thuburbo Maius, où C. Arrius Longinus est honoré par un client, montrent
que la famille conserve un vaste réseau clientélaire dans l’est de la Proconsulaire. Les hommages
publics à Publiana et à son fils les font apparaître comme des patrons efficaces et soulignent le lien
vivace entre ces clarissimes et leur région d’origine. Même si aucune propriété n’est formellement
attestée, la famille dispose sans aucun doute de domaines dans la région90. Par ce mariage, les Arrii
Antonini ont donc réussi à constituer un patrimoine foncier dans deux régions de grande culture.
Il semble évident que ces propriétaires fonciers résidant à Rome confiaient la gestion de
leurs biens africains à des employés, des esclaves et des affranchis, comme l’actor Victorinus pour
P. Iulius Celsinus ou l’affranchi Agathophus pour les Antistii. Les inscriptions d’Avioccala et de
Thuburbo Maius laissent entendre que ces employés pouvaient également jouer le rôle d’intermédiaire entre ces clarissimes, désormais domiciliés à Rome, et leurs clients. Cette gestion à distance
devait nécessiter une correspondance régulière entre sénateurs romains et intendants africains.
82
La preuve en est donnée par les inscriptions gravées par l’affranchi Q. Antistius Agathopus.
En effet, l’intendant des Antistii qui, comme on l’a vu, s’occupe de la gestion du saltus Poctanensis
PIR², O 155; Raepsaet-Charlier 1987, 482 nr. 587 et stemma XXXIII; Chausson 2000.
PIR², A 1096.
84 CIL, VIII 23832: Osciae Modes/[tae - - -]iae / [- - -]iae Corne/liae [P]a[t]rui/nae Publianae, / c(larissimae)
f(eminae), civi et patr(onae), ob insig(na) eius me/rita quibus in/lustrat origi/nis suae patriam / civitatis Avioccal(ensium), d(ecreto) d(ecurionum), p(ecunia) p(ublica).
85 CIL, VIII 23831: C(aio) Arri[o] C(ai) [f(ilio) Quir(ina)] / Calpurnio / Longino, c(larissimo) v(iro), co(n)s(uli),
/ leg(ato) Karthagi/nis, auguri, pr(aetori) / urb(anus), quaestori, / trib(uno) leg(ionis), trium/viro a(ere) a(rgento) {a(uro)} f(lando) f(eriundo), Avioc/calenses, civi et pa/trono.
86 Corbier 1982, 694.
87 IGRR, I 336: Ἐνθάδε κεῖμαι δάμαρ ὑπάτου ἥρωος ἀγαθοῦ / ’Αρρíου μου φιλíου, τῷδε μιγεῖσα μóνῳ / ἦν δὲ
κὲ<ν>ἐκ προγóνων ποτὲ τοὔνομα Πουβλιανή μοι / (Σκιπιάδαι δ’ ἔπελον εὐγενíῃ τ’ ἔπρεπον), / χηρεíαις αὐτὴ τὸν ἅπαντα
χρόνον μείνασα, / κὠκυμόρων τεκέων πένθει τακομένη / ἐμ βιότῳ δὲ πόνον πουλὑν δ’ ἀνέτλην μογέουσ[α], / Μούσαισιν
μοῦνον τὴν φρένα θελγομένη. Voir Chausson 2000.
88 PIR², F 220.
89 CIL, VI 1478: Osciae Modestae M(arci) [f(iliae)] / Corneliae Publian[ae], / c(larissimae) f(eminae), / aviae
carissimae [et] / educatrici dulcissim[ae], / M(arcus) Fl(avius) Arrius Osciu[s] / Honoratus, nepo[s], / IIIIvir, trib(unus)
mil[itaris leg(ionis) - - -].
90 Corbier 1982, 694 présente ces domaines comme une certitude.
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Posphorianus aussi bien que de la domus de Thibilis, reste visiblement en relation constante avec
son patron. Il a ainsi érigé pour la famille trois autels dans la salle principale de la maison de Thibilis. Outre l’autel principal au Génie de la domus cité plus haut, deux autres ont été élevés, l’un à
la Victoire Auguste et l’autre à la Fortuna Redux91. Or l’autel au Génie est daté de mars 164 (année
du consulat de Macrinus et Celsus92), c’est-à-dire au moment de l’expédition parthique à laquelle
participe Antistius Adventus en tant que légat de légion93. Comme le notait déjà R. Cagnat94, les deux
autres autels domestiques doivent probablement être replacés dans le contexte de cette expédition
parthique: alors que le maître de maison combat en Asie, l’intendant juge bon de prier pour son salut
la Victoire des armées impériales et la Fortune du Bon Retour. Agathopus est parfaitement au courant
des déplacements d’Antistius Adventus. Il faut donc comprendre que les deux hommes entretiennent
une correspondance suivie. Les sénateurs résidant à Rome ou envoyés en mission loin de chez eux
restent donc en lien permanent avec leurs employés. On a donc ici l’indice d’une exploitation directe
de leurs biens par les sénateurs, par le biais des intendants. Les sénateurs n’avaient en effet aucun
intérêt à se couper de la région où ils ont fait fortune, bien que l’intégration dans la classe dirigeante
de l’Empire tende à les éloigner de leur patrie95. La richesse de ces domaines bénéficie de façon notable aux employés eux-mêmes: Agathopus est non seulement l’auteur des quatre inscriptions déjà
citées, sur les propriétés de ses maîtres, mais aussi d’un autel à Minerve, pour son propre compte.
Les dédicaces à Minerve seule étant très rares en Afrique, il est probable que la pierre appartenait à
un groupe dédié à la triade capitoline96, ce qui prouve l’aisance matérielle d’Agathopus.
Les grands domaines constituent les fondements de la fortune des familles sénatoriales africaines. Celles-ci veillent donc particulièrement à leur gestion et à leur agrandissement. Les vastes
superficies constatées vont en effet de pair avec un certain morcellement, dû à l’agrandissement
des patrimoines à la suite d’alliances matrimoniales et d’héritages. Naturellement, plus la famille a
de moyens et d’ambition, plus l’horizon géographique s’élargit. L’entrée dans le Sénat romain, en
particulier, facilite les unions entre familles d’horizons divers et la constitution de patrimoines dans
lesquels les domaines sont éloignés les uns des autres. L’exemple de Publiana et des Arrii Antonini
prouve par ailleurs qu’il reste intéressant de s’unir entre familles africaines, même lorsque l’appartenance ancienne à l’ordre sénatorial offre un horizon matrimonial à l’échelle de l’Empire.
Toutefois, la fortune n’est pas le seul critère d’entrée au sénat. Le problème est donc de
savoir si la détention de ces terres a offert à ces Africains de Numidie une influence sur le ravitaillement de Rome et, par conséquent, un levier politique pour intégrer les classes dirigeantes de
l’Empire. Même si une réponse définitive ne saurait être apportée, plusieurs données semblent
effectivement aller dans ce sens: la forte proportion de membres de l’ordre sénatorial parmi les
propriétaires fonciers de Numidie; la coïncidence entre l’organisation du territoire par les autorités
91 ILAlg, II 4651: Victoriae / Aug(ustae) sacr(um) / pro salute / Antistior(um) Ad/venti et Bur/ri et liberoru(m)
eorum / Agatho/pus lib(ertus) d(onum) d(edit). ILAlg, II 4631: Fortunae Redu/ci Augustae / sacr(um) / pro salute An/tistitior(um) Adventi / et Burri et li/beror(um) eorum / Agathopus / lib(ertus) d(onum) d(edit). Dans les deux cas, le texte
de l’inscription est répété sur deux faces de l’autel.
92 Degrassi 1952, 46.
93 ILAlg, II 4681.
94 Cagnat 1905, 48-49.
95 Voir Corbier 1982, 685.
96 Pflaum 1969-71, 66-67 (= 359-360).
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romaines à la fin du I et au début du II siècle et le début de carrières sénatoriales remarquables;
et enfin, l’implication probable de C. Arrius Antoninus, par ailleurs proche collaborateur de Marc
Aurèle pour des questions juridiques, dans les réseaux d’approvisionnement de l’Italie.
Tout d’abord, les membres de l’ordre sénatorial ou leurs parents représentent plus de la
moitié des propriétaires fonciers dont les noms sont connus par des inscriptions. Sous le Haut-Empire, les familles sénatoriales qui sont, pour l’instant, attestées avec certitude comme détentrices
de terres en Numidie sont toutes originaires de la région97.
En outre, la grande majorité des sénateurs connus comme propriétaires fonciers a vécu
au IIe siècle. Même dans le cas des Arrii Antonini, la seule famille que l’on parvient à suivre
jusqu’au milieu du IIIe siècle, le premier sénateur connu fait carrière sous les Antonins. Tous ces
personnages sont connus par des dossiers épigraphiques relativement importants et font partie de
ces Africains qui mènent de brillantes carrières sous les Antonins, jusque dans l’entourage des empereurs. Le professeur et le gendre de Marc Aurèle, Fronton et Antistius Burrus, n’en sont que les
exemples les plus marquants. Il y a donc bien coïncidence entre l’entrée en nombre de ces grands
propriétaires au Sénat et le moment où la part de cette région dans le ravitaillement de Rome augmente. L’interprétation à tirer de cette coïncidence est loin d’être assurée; il pourrait s’agir d’un
simple effet de sources. C’est en effet pour le IIe siècle que l’Afrique a livré le plus grand nombre
d’inscriptions, ce qui est souvent interprété comme un signe de l’apogée économique de la région.
Le nombre important de propriétaires appartenant à l’ordre sénatorial, connus par l’épigraphie,
pourrait aussi s’expliquer par l’habitude plus fréquente dans ce milieu d’afficher une inscription
dans ses domaines, comme symbole de richesse et de puissance98.
Il reste que plusieurs sénateurs cirtéens célèbres du IIe siècle ont commencé leur carrière
sous Hadrien. Or, le début du IIe siècle correspond à une période d’intense activité des autorités romaines dans la région de Cirta. Q. Lollius Urbicus99 et Fronton100 ont ainsi tous deux dû entrer dans
la carrière sénatoriale dans les années 120. Vers la même époque, a lieu une série d’interventions
impériales, dont on ne citera ici que deux exemples, qui ont nécessairement eu des conséquences
dans l’organisation et l’écoulement de la production agricole. La première de ces interventions est
une vaste entreprise de bornage, connue par pas moins de quatorze inscriptions, d’une partie des
terres de Cirta: sont ainsi fixées les terres publiques et privées des Cirtéens101 et la limite entre les
terres cirtéennes et celle de Sigus, pagus dépendant de Cirta; cette dernière opération se déroule
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97 Il se peut que des familles italiennes aient aussi investi en Numidie (pour les exemples des sénateurs originaires d’autres provinces propriétaires de praedia africains, voir dans ce volume A. Mastino, A. Ibba); néanmoins,
dans l’état actuel de la documentation, ces domaines sont hypothétiques. Nous laissons donc ici de côté, par exemple,
les Pompeii Sosii, bien que les hommages élevés à Milev au fils de Q. Pompeius Sosius Priscus, consul en 149, et à
Cirta à la fille du même personnage (ILAlg, II 8546 et ILAlg, II 652; voir PIR², P 651, 656, 681 et p. 265), signalent un
lien entre cette famille et Cirta et ont pu faire penser à des propriétés dans la région (Le Glay 1982, 775). Le cognomen
Senecio étant porté dans la famille, les Pompeii pourraient, au même titre que les Lollii, avoir été les propriétaires du
fundus Seneci[- - -], si la restitution proposée par Bertrandy 1991, est juste (voir supra). En revanche, le propriétaire
qui a donné son nom au fundus Sallustianus (ILAlg, II 1960) doit être l’un des nombreux Sallustii dont la citoyenneté
romaine remonte au gouvernement de l’Africa nova par Salluste et non Salluste lui-même.
98 Lengrand 1996, 125.
99 Birley 1981, 113.
100 Champlin 1980, 79.
101 ILAlg, II 410; 4197; 4207; 4209; 4210; 6857; 7211; 7220; 7221; 7377.
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cependant un peu plus tard, en 138, sous l’autorité du légat d’Auguste P. Cassius Secundus102.
Cette action fait suite à une première délimitation du territoire cirtéen sous Vespasien, destinée à
attribuer aux les tribus voisines des Suburbures Regiani et des Nicivibes103 des limites précises.
Par la suite, à la fin du règne de Trajan, les Suburbures reçoivent des terrains au sud-ouest du territoire cirtéen104. La fixation d’un cadre géographique stable garantit légalement les terres des cités
voisines mises en culture. Il semble en outre que les opérations de bornage menées sous Hadrien
prolongent celles décidées par Trajan.
De plus, dans la première moitié des années 120 est construite la nouvelle route de Cirta
jusqu’à Rusicade, le port d’exportation à destination de Rome. Cette via nova Rusicadensis assure
l’écoulement de la production de l’hinterland vers Rusicade, le principal débouché maritime du
territoire de Cirta. Cette route, une des rares voies nord-sud dans un réseau régional principalement orienté d’est en ouest105, bénéficie de réfections régulières à partir du milieu du Ier siècle,
ce qui souligne son importance. L’ensemble des documents concernant cette route a récemment
été réuni par M. Christol106. Sur les premières inscriptions, les autorités impériales sont les seules
mentionnées. Les premiers travaux dont nous avons connaissance sont entrepris, au milieu du Ier
siècle apr. J.-C., par la IIIe légion Auguste107, sous le commandement de C. Velleius Paterculus108,
qui, en tant que légat de légion, représente les autorités romaines en Numidie109. Peu avant 110,
le légat de Trajan, A. Larcius Priscus110, supervise également des travaux sur cette route111. Enfin,
quelques années plus tard, sous Hadrien, est achevée la via nova Rusicadensis ou via nova a Cirta
Rusicadem, connue par trois inscriptions112:
CIL, VIII 10296 et p. 2138 = ILS 5872: Ex auctoritate / Imp(eratoris) Caesaris / Traiani
Hadri/an(i) Aug(usti), pontes / viae novae Rusi/cadensis r(es) p(ublica) Cir/tensium sua pec/unia
fecit, Sex(to) Iulio / Maiore, leg(ato) Aug(usti) / leg(ionis) III Aug(ustae) pr(o) pr(aetore).
CIL, VIII 10322 et p. 2138 = ILS 5873: Ex auctoritate / Imp(eratoris) Caesaris Traiani /
Hadriani Aug(usti), / via nova / a Cirta Rusicadem / strata per / possessores / territori(i) / Cirtensium.
CIL, VIII 22370: [Ex auct]oritate / Imp(eratoris) Caesaris Traiani / Hadriani Augusti,
viae / novae Rusicadensis / r(es) p(ublica) Cirtensium m(iliaria) / constituit, / p(assuum) m(ilia)
VI.
ILAlg, II 6515; 6516; 6834; 6846. Thomasson 1996, 146.
ILAlg, II 4343; 6252. Voir Lancel 1955.
104 ILAlg, II 7529; 7534 (entre mars 116 et août 117). Sur le déplacement possible des Suburbures de l’est à
l’ouest du territoire cirtéen, Desanges 2007, 89.
105 Salama 1951, 53-54.
106 Christol 2012.
107 CIL, VIII 10311 et p. 2138: C(aio) Velleio / Paterculo, / leg(ato) Aug(usti), / leg(io) III Aug(ustae) / XXIX.
Voir Christol 2012, 186-187.
108 Thomasson 1996, 133.
109 La Numidie qui, dans un premier temps, dépend du proconsul d’Africa, est placée par Caligula sous l’autorité du seul légat de la IIIe légion Auguste: Tac., hist. 4, 48; Dio 59, 20, 7.
110 Thomasson 1996, 141-142.
111 CIL, VIII 10324 = 22382: [- - -] / via [- - -] / Larcio Prisc[o], / legato August(i) / pro pr(aetore). Voir
Christol 2012, 187-191.
112 Christol 2012, 192 s.
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À la différence des inscriptions antérieures de C. Velleius Paterculus et de A. Larcius Priscus, les autorités romaines n’apparaissent plus seules. L’auctoritas de l’empereur, qui commande
ou autorise la construction de la route, constitue logiquement l’en-tête des trois textes. En revanche, le nom du légat impérial, Sex. Iulius Maior113, légat de la IIIe légion Auguste à partir de
123114, n’est cité que sur un seul texte. La nouveauté est la mention sur les trois documents des
Cirtéens, mis à contribution pour financer les travaux: la res publica Cirtensium paye les ponts et
l’installation des milliaires, tandis que le pavage de la voie est à la charge des possesores du territoire cirtéen. Le rôle des Cirtéens dans cette affaire est peut-être simplement la conséquence d’une
obligation fiscale; mais il n’est pas impossible d’y voir l’indice de l’implication des Cirtéens, en
particulier des propriétaires terriens, dans les infrastructures de transport.
L’appellation via nova Rusicadensis ou a Cirta Rusicadem distingue les bornes cirtéennes
des autres sources: Pline l’Ancien115, Ptolémée116 ou les Itinéraires romains117, commencent en
effet leur description du territoire en partant de la côte, et par conséquent en mentionnant d’abord
Rusicade avant Cirta. Ici, la «nouvelle route de Rusicade», partant de l’intérieur des terres pour
aller vers le port, traduit le point de vue des Cirtéens. Par conséquent, la rédaction du texte laisse
transparaître une initiative cirtéenne, à l’origine des travaux de voierie. La construction de la
route, décidée par Hadrien et surveillée par le légat d’Auguste, n’est semble-t-il pas uniquement
l’application d’une décision impériale, décidée sans concertation; de même, la mention du financement des travaux, pris en charge par le trésor public de la confédération cirtéenne et par les
propriétaires de biens fonciers sur le territoire de celle-ci, n’est peut-être pas seulement l’expression de la répartition des charges fiscales. Peut-être les Cirtéens ont-ils payé une route qu’ils ont
eux-mêmes demandée - vétuste ou suivant un tracé inadapté, l’ancienne voie ne convient apparemment plus à l’écoulement d’une production agricole en plein essor. La construction de la route
entre Cirta et Rusicade est certes une affaire d’État, mais elle est aussi de l’intérêt des Cirtéens,
des propriétaires terriens mais aussi de l’ordo, émanation de la classe possédante, qui a dû voter
le versement des fonds. La comparaison entre les inscriptions de l’époque d’Hadrien et les inscriptions antérieures suggère aussi un glissement dans l’ordre des préoccupations: après un siècle
d’occupation romaine, le nord de la Numidie est «romanisé» et les routes jouent désormais un
rôle plus économique que militaire118. Ces documents témoignent donc d’un effort d’organisation
du territoire par les autorités romaines, mais aussi d’un dialogue entre les propriétaires fonciers
et le pouvoir. De la même façon, quelques années plus tard, les Milevitains obtiennent de l’empereur Antonin (ex indulgentia eius) d’affecter une partie des droits de péage aux travaux de la route
qui mène de Milev au port de Chullu119; l’argent devait normalement revenir à l’empereur, d’où
le recours à son indulgentia. Ce dialogue, qui repose sur l’intérêt bien compris des deux parties,
Thomasson 1996, 144.
AE 1995, 1652.
115 Plin., NH 5, 22.
116 Ptol. 4, 3, 1 pour Rusicade (p. 614, éd. Müller); 3, 6-7 pour Cirta.
117 Itinéraire Antonin, 5; 19 (Rusicade); 24, 28, 34, 35, 40, 41, 42 (Cirta); (éd. Cuntz). Géographe de Ravenne,
3, 6 (éd. Schnetz).
118 Ainsi, Cuicul, à l’ouest de la Numidie, est «romanisé» à partir des Flaviens (Dupuis 2001).
119 CIL, VIII 10327 et p. 2141 = ILS 5874: Ex auctoritate / Imp(eratoris) Caes(aris) T(iti) Aeli Ha/driani
Antonini / Aug(usti) Pii, p(atris) p(atriae), via a Mile/vitanis munita ex / indulgentia eius de / vectigali rotari / II. Également CIL, VIII 10328 et p. 2141; 22391. Pekáry 1968, 161-163.
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est certainement facilité par les relais influents dont les élites africaines commencent à disposer
auprès du pouvoir romain.
Enfin, les sources relatives à C. Arrius Antoninus apportent un dernier argument en faveur
d’une implication des élites de Numidie dans le ravitaillement de Rome, leur assurant une position stratégique susceptible de leur ouvrir les portes du sénat. Il existe en effet plusieurs versions
de la chute de Cléandre120, mis à mort par Commode après une émeute à Rome. Selon l’Histoire
Auguste, la colère du peuple fait suite à la condamnation de C. Arrius Antoninus121; pour Dion Cassius122, la cause en est la disette qui sévit alors parmi la plèbe romaine, Cléandre étant soupçonné
de détourner à son profit une partie des denrées. Les deux versions de l’événement ne sont pas
inconciliables: le sénateur africain, grand propriétaire foncier en Numidie, producteur de grain, et
vraisemblablement lié aux réseaux d’approvisionnement de l’Italie, devait apparaître aux yeux de
la population comme un recours possible en cas de crise de subsistance. Une preuve en est donnée
par l’hommage des habitants de Concordia à C. Arrius Antoninus, lequel, sur ordre des empereurs
Marc Aurèle et L. Verus, a sauvé la cité de la famine123.
Un faisceau d’indices permet donc de faire le lien entre l’ascension sociale des élites de
Numidie et le rôle de la région dans l’approvisionnement italien. À la charnière du Ier et du IIe
siècle, au moment où la part de la Numidie dans le ravitaillement de Rome devient essentielle,
ont lieu des opérations de cadastration, la construction de routes entre l’arrière-pays producteur
et les ports d’exportation, et l’émergence d’une élite sénatoriale numide. La carrière de C. Arrius
Antoninus semble bien montrer que cette corrélation entre l’activité impériale en Numidie, importante depuis les Flaviens, et l’intégration des notables dans l’ordre sénatorial n’est pas une simple
coïncidence mais que l’influence des ces élites africaines repose en grande partie sur le contrôle de
la production et de l’acheminement du blé à Rome.
Abstract
Historiography has often assumed that the rise of African senators in Roman aristocracy was due to their role of landowners, as well as to their control of the grain supply from Africa to Rome. The inscriptions of Numidia provide various
hints that seem to confirm this assumption. For instance, half of the landowners in Numidia belonged to senatorial
families. The purpose of this article is to show that many of them began their senatorial career in the context of imperial
authorities’ interventions in Numidia (such as construction of roads and delimitation of territorial boundaries) which
promoted agricultural production and exportation. Finally, the career of C. Arrius Antoninus - who put an end to a famine
in Concordia and whose death, during a shortage, caused the revolt against Cleander - indicates that African senators
could be involved in grain supply.
Grosso 1964, 290 s.
HA, Comm. 7, 1.
122 Dio 73, 13.
123 CIL, V 1874 = ILS 1118: (…) qui pro/videntia maximorum Imperat(orum) mis/sus urgentis annonae difficuli/tates iuvit et cosuluit securi/tati fundatis rei p(ublicae) opibus (…).
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Fig. 1. Carte de localisation des domaines attestés épigraphiquement.
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