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La parole dans les Fausses Confidences
La conversation comme philosophie et esthétique au XVIIIème siècle
Le XVIIIème siècle est le siècle de la parole partagée. C'est ainsi qu'on voit se multiplier les lieux
et les prétextes d'échanges de la parole : les salons où se développent une nouvelle préciosité et un
art de la conversation qui privilégie l'échange spirituel et maîtrisé, les cafés littéraires où la parole se
fait plus politique et incisive, les théâtres, les académies où sont débattus les grands sujets
philosophiques (c'est ainsi que Rousseau se fera connaître), tous constituent autant de lieux de
sociabilité. Se multiplient aussi les œuvres qui privilégient la forme dialoguée, Diderot quel que soit
le genre littéraire qu'il choisit lui donne une forme dialoguée, cf. Le dialogue philosophique du
Supplément au voyage de Bougainville ou du Neveu de Rameau, le roman dialogué de Jacques le
Fataliste. Seule la parole partagée, qui circule et se confronte à la parole de l'interlocuteur,
possède pour les "intellectuels" du XVIIIème siècle une vie qui lui assure son impact sur le
réel.
Bien évidemment, le XVIIIème n'a pas inventé la parole comme échange, le XVIIème et ses salons
avaient posé les fondements, les règles de cette politesse du langage qui permet la pratique d'une
parole nuancée et respectueuse de l'interlocuteur. Les règles de la conversation sont autant de
règles de la civilité.
Ce modèle de conversation va être au centre des échanges entre les personnages dans Les Fausses
Confidences : il y a ceux qui savent et souhaitent s'en servir dans une relation d'échange
respectueuse et ceux qui dédaignent ces règles et privilégient une parole agressive.
La conversation : codes sociaux et révélation des êtres dans Les Fausses Confidences
Etrange première scène déceptive puisque le dialogue proposé par Arlequin y est refusé par
Dorante. Le maladroit Arlequin ouvre la pièce sur la thématique de la conversation, attirant ainsi sur
le mode comique l'attention du spectateur sur ce sujet. Nous sommes prévenus, il ne s'agit pas de
parler pour parler et dès lors pour ne rien dire, de meubler le silence, de parler "creux" comme le
croit Arlequin : "Si vous voulez, je vous tiendrai compagnie, de peur que l'ennui ne vous prenne;
nous discourrons en attendant"(l.7, l.6 à8). Les enjeux de la civilité, de l'honnêteté sont tout autres,
ils engagent une vision de la société et des individus. La pièce et donc Marivaux refusent cette
utilisation du langage qui ne serait que bienséance et donc dévoiement de l'art de la
conversation. La parole chez Marivaux est action et sentiment. C'est sa dynamique et sa
capacité à révéler les personnes qui en fait la valeur.
C'est cette parole-là qu'utilise Araminte à l'égard de Dorante dans leur première entrevue (I, 7), le
but est de montrer à Dorante le respect dont il est l'objet, traité non en domestique mais en tant que
personne dont on respecte l'amour-propre et le but est par là même de montrer au spectateur quelle
personne est Araminte : "Venez, Monsieur; je suis obligée à Monsieur Rémy d'avoir songé à moi.
Puisqu'il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu'il me fasse"(cf.
l'utilisation de la litote), "vous trouverez ici tous les égards que vous méritez". Dorante répond sur le
même registre, montrant ainsi qu'il possède le même langage et les mêmes codes comportementaux
qu'Araminte : "J'espère, Madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous m'honorez et que
je vous supplie de me conserver"(l.7 à 9), "Je ne sens rien qui m'humilie dans le parti que je prends,
Madame; l'honneur de servir une dame comme vous n'est au-dessous de qui que ce soit, et je
n'envierais la condition de personne".
Certains personnages ne parlent pas ce langage. Cependant, au fait des règles de politesse en
société, le Comte maintient en apparence les codes de la civilité et s'adresse à son interlocuteur
Araminte sur le mode de la raillerie et de l'ironie (II 11). La violence verbale est tempérée ou
d'autant plus exhibée (tout dépend de l'interprétation que l'on en a et du sentiment qu'elle suscite)
par le maintien d'un verni de bienséance : "d'un ton railleur / Ce qui est sûr, c'est que cet homme
d'affaires-là est de bon goût". Le spectateur avait déjà entendu cette remarque dans la bouche de
Dubois (I 14) : "sa folie est de bon goût". Etonnée face à Dubois, Araminte répond ironiquement
face au Comte. Il reste que le Comte sera toujours dans les limites de la politesse et fera même
montre de générosité et d'honneur en reconnaissant à la fin de la pièce les sentiments d'Araminte
pour Dorante et en renonçant à plaider. En cela, il est très éloigné de Mme Argante qui s'enfonce de
plus en plus dans la brutalité voire la vulgarité verbale quand elle se rend compte que le mariage qui
anoblirait sa fille et par ricochet elle-même lui échappe.
Les deux personnages qui assument de ne pas se contraindre dans les règles de la civilité sont Mme
Argante ( qualifiée dans la didascalie dès sa première apparition sur scène, I 10, de femme brusque
et vaine) et M. Rémy. Leur brutalité se dit explicitement. C'est un des aspects comiques de la pièce.
Aujourd'hui, les réflexions de Mme Argante ont un caractère socialement choquant par le mépris
qu'elle affiche pour ceux qu'elle considère comme socialement inférieurs.
- Mme Argante à l'égard de Dorante : "gardez votre petite réflexion roturière", "Adieu, Monsieur
l'homme d'affaires, qui n'avez fait celles de personne", "ironiquement / Le sort d'un intendant : que
cela est beau !"(lII 7). Lourdeur du jeu de mots et volonté de jouer sur la différence sociale et de
blesser Dorante dans le rappel des hiérarchies.
- Mme Argante à l'égard de M. Rémy (III 5) use des mêmes procédés :"A qui parle donc ce petit
praticien ?", "Il y a donc cinquante ans que vous ne savez ce que vous dites", "ce bonhomme"(III 6)
cf. la réaction de M. Rémy.
- Mme Argante à l'égard de Marton (III 8) : "Fille de la maison, cela vous regarde", réduisant
Marton à son statut de suivante.
- Face à sa fille qui maintient le langage nuancé qui lui est habituel et qui lui permet de feinter et de
se dissimuler derrière le rempart de la politesse, cf. la litote cornélienne de "pourquoi faut-il que
mon intendant me haïsse ?" (III 6), Mme Argante ne se laisse pas si facilement tromper par le
langage à double sens de sa fille : "point d'équivoque" et impose la brutalité du langage dans un
déferlement de synonymes qui martèle le fait : "Quand je vous dis qu'il vous aime, j'entends qu'il est
amoureux de vous, en bon français; qu'il est ce qu'on appelle amoureux; qu'il soupire pour vous;
que vous êtes l'objet secret de sa tendresse".
-Enfin, dans la dernière scène : "Qu'il soit votre mari tant qu'il vous plaira, mais il ne sera jamais
mon gendre".
M. Rémy se révèle comique mais brutal dans sa présentation de la situation de Dorante acte I scène
3 : "auquel cas, serviteur au collatéral", dans la rapidité avec laquelle il dispose des sentiments de
Marton et Dorante :"Je vous laisse le soin de présenter votre futur à Madame. Adieu, ma nièce",
dans sa réaction d'incompréhension quand Dorante refuse d'épouser une femme avec 15 000 livres
de rentes :"Est-ce là votre dernier mot, berger fidèle ? ... Oh ! le sot coeur ... vous êtes un imbécile,
un insensé"(II 11), "idiot, garde ta tendresse, et moi ma succession". Il se défend contre les
brutalités verbales de Mme Argante sur le même ton qu'elle tout au long de l'acte III scène 5.
Mme Argante comme M. Rémy adoptent une parole brutale quand des questions d'argent sont en
jeu. Il y a alors une crispation des échanges et des postures qui éclatent dans le langage.
Le marivaudage
Le terme est très péjoratif au XVIIIème siècle. Il désigne un dialogue très affecté et d'une
subtilité excessive évoquant des sentiments alambiqués. Il faut attendre la seconde moitié du
XIXème siècle pour que le terme prenne enfin un sens plus positif et intéressant. La subtilité
n'y est plus une critique, c'est l'esprit et la grâce qui sont loués.
Le marivaudage est le langage inventé par Marivaux pour amener ses personnages à avouer
leur amour à eux-mêmes et aux autres. Il tend à vaincre les préjugés et les réticences de
l'amour-propre (: sentiment de sa valeur, de sa propre dignité), afin de susciter l'aveu du
sentiment amoureux qui se fait selon un cheminement douloureux qui intègre le moment
capital de la surprise et celui du triomphe. Il s'agit de devenir conscient de ce que l'on est et de
ses sentiments. Le marivaudage est une maïeutique (du grec : art de faire accoucher - dans la
philosophie socratique, art de faire découvrir à l'interlocuteur, par une série de questions, les
vérités qu'il a en lui) du sentiment amoureux. Les confidences, les a parte, les gestes sont
autant de révélateurs de ce sentiment inconscient qui envahit insidieusement le sujet. Il s'agit
d'acquérir, de gagner sur soi et sur les autres, une parole libre, celle de l'amour.
Or dans Les Fausses Confidences, reste-t-il une place pour l'étonnement et la découverte de soi et
de l'autre, dans une dramaturgie du complot, de la manoeuvre ?
Pas de hasard, c'est un jeu de l'amour sans hasard, la surprise est déniée ou provoquée, ce qui
revient au même. Certes, Araminte accomplit encore ce cheminement, elle est la seule à vivre
véritablement les événements, mais qu'en est-il de Dorante ? Lui a-t-il été refusé de connaître cette
révélation de l'amour car elle a été vécue déjà dans un avant de la pièce ou bien parce que Dorante
est le seul personnage théâtral de Marivaux qui soit en quête d'un double but : l'amour et l'argent
(cf. l'ambigüité du mot fortune dans acte I scène 2, l). Le pari de Dubois, c'est que la beauté, "la
bonne mine" très exactement le corps de Dorante vaut de l'or, et qu'Araminte est prête à payer pour
avoir ce corps. C'est toujours contraint par Araminte que Dorante prend la parole, une parole
parcimonieuse qui ne se risque pas à dire son amour pour elle, à se révéler, à aller à la découverte
des sentiments d'Araminte, cf. Acte II scène 13, acte II scène 15. N'est-il qu'une marionnette dans
les mains de Dubois ? incapable d'avoir une parole en propre ? Il se plaint de ne pas avoir été
renseigné par Dubois :"que ne m'avertissais-tu par quelques lignes" (III 1) et est toujours en
demande de directives : "Il faut que tu m'éclaircisses'"(II 17,). La scène 12 de l'acte III où enfin se
dit l'amour est surtout une scène d'aveu par lequel on en sait plus sur la manipulation que sur
l'amour lui-même : Dorante fonde la vérité de l'amour sur l'aveu du mensonge. Araminte est alors
dans une situation bien étrange, alors qu'elle a accepté de vivre la surprise de l'amour et qu'elle a
décidé de le faire triompher, la scène 12 la contraint à un accommodement où la transparence, la
vérité des cœurs se trouvent bien entamées et ne se dit pas. Araminte peut-elle faire autre chose que
de pardonner à Dorante. Aucun retour en arrière ne lui est possible, s'étant opposée frontalement à
sa mère et ayant refusé le Comte. Le discours qu'elle tient est impersonnel : "il est permis à un
amant de chercher des moyens de plaire et on doit lui pardonner lorsqu'il a réussi"(III 12, l.76-77).
Il ne faut certes pas trop moderniser la pièce et faire de Dorante un séducteur cynique ou le réduire
à un rôle mécanique dans la construction de Dubois ( // Le Chat botté et le marquis de Carabas ou
Rastignac et Vautrin). En effet chez Marivaux le libertinage est toujours condamné et l'amour
triomphe. Il reste que la fin de cette pièce est équivoque.
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