MÉLANCOLIE : FOLIE, GÉNIE OU TRISTESSE ? LES VICISSITUDES DE L'IDENTIFICATION ET DE LA FORMATION DU MOI Jacqueline Amati-Mehler Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse » 2004/4 Vol. 68 | pages 1113 à 1131 ISSN 0035-2942 ISBN 2130547230 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Les vicissitudes de l’identification et de la formation du moi © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Dans toute séparation importante réside un germe de folie ; il faut penser à le faire éclore et à l’entretenir avec attention. J. W. Goethe, Réflexions et pensées. INTRODUCTION Après une brève description de l’importance accordée à la mélancolie au cours des siècles, je m’efforce d’explorer ce syndrome à la lumière des connaissances plus récentes que non seulement Freud, mais aussi les post-freudiens ont apporté à notre discipline. J’examinerai notamment les implications des différentes vicissitudes ayant trait à l’identification en rapport avec la complexité de l’organisation psychique et, en particulier, en égard aux relations entre le moi et le surmoi. De façon assez singulière, le terme de « mélancolie », qui occupait une place de première importance dans la philosophie, les arts et la médecine de l’Antiquité, n’a pas mérité une rubrique propre dans le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis. Il se trouve inclus dans une rubrique qui a trait au deuil en tant que résultat particulier du deuil pathologique dont Freud parle dans son essai fondamental de 1915. La mélancolie semble, par la suite, davantage à sa place dans des textes littéraires plutôt que dans la littérature psychanalytique, dans laquelle on trouve la plupart du temps le terme de « dépression », mais rarement celui de « mélancolie ». Dans la traduction italienne de l’ouvrage exceptionnel qui rassemble des textes de Klibansky, Panofsky et Saxl, intitulé Saturn and Melancholy, que j’ai trouvé très inspirant, quelques lignes de la première page font référence au Rev. franç. Psychanal., 4/2004 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Jacqueline AMATI-MEHLER 1114 Jacqueline Amati-Mehler terme de « mélancolie » et à ses transformations au cours de deux mille ans d’histoire : © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Comme Starobinski l’a montré avec beaucoup d’érudition, ses origines remontent à l’ancienne doctrine des quatre humeurs développée au cours de nombreux siècles, de nouvelles significations ayant de temps en temps été ajoutées aux anciennes. La signification première de « mélancolie » renvoyait à une conceptualisation littérale dérivée d’une partie concrète, visible et tangible du corps, la bile noire (en grec, melas signifie « noir ») qui, avec le flegme, la bile jaune et le sang, formait les quatre humeurs. On pensait autrefois qu’elles correspondaient à des éléments cosmiques contrôlant l’existence et les comportements humains et qu’à travers leurs différentes combinaisons elles déterminaient les caractères individuels comme flegmatiques, colériques, sanguins et mélancoliques. Les liens et inférences dérivés des quatre humeurs en rapport avec le tempérament et les théories cosmologiques n’ont essentiellement pas varié jusqu’à la Renaissance, bien qu’ils soient restés au centre de vives controverses philosophiques. Les considérations humorales ayant trait à la mélancolie ont toutefois connu un sort très différent de celles se rapportant aux autres humeurs du fait qu’elles attiraient l’attention sur le caractère fondamental de ses caractéristiques psychologiques. Au IVe siècle avant notre ère, aussi bien la folie que la dépression étaient considérées comme des conséquences de cette « funeste substance » liée à ce qui était nocturne et mortel. Des mythes et certains philosophes ont toutefois associé l’ « humor melancholicus » à des dieux et héros, bien que Platon ait considéré que la mélancolie pouvait affaiblir l’esprit et la moralité. La compréhension de la mélancolie fait un pas en avant quand le concept de folie (furor) apparaît dans la philosophie de Platon qui la décrit comme « obscurcissement de la conscience », peur et délires qu’il a cependant parfois tendance à identifier à la « funeste sublimité », idéalisant ainsi furor et maladie mentale comme des dons divins. Aristote, moins enclin à accepter la fureur comme divine – bien qu’il reconnaisse que l’excellence humaine dans l’art, la poésie, la philosophie et la politique soit souvent liée à la mélancolie –, tente de donner une description plus scientifique de celle-ci, notamment de ses éventuelles conséquences pathologiques tragiques. Dans un essai qui lui est attribué, il décrit de façon détaillée le passage de la dépression et de l’angoisse – résultat de la bile noire « froide » – comme faisant place à la joie et à © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) « Dans le langage moderne, le terme de “mélancolie” (...) est employé pour désigner indistinctement des choses très différentes. Il peut désigner une maladie mentale caractérisée par des attaques d’angoisse, de dépression et de fatigue, bien que, récemment, le concept médical se soit sans aucun doute largement désintégré. » Mélancolie : folie, génie ou tristesse ? 1115 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) « Le concept de “fureur” comme unique fondement d’un don élevé de création appartenait à Platon. Il appartint à Aristote de tenter de faire passer la reconnaissance du lien mystérieux entre génie et folie – que Platon n’avait exprimé que dans le mythe – dans le domaine de la rationalité scientifique ; de même que ce fut Aristote qui tenta de résoudre les contradictions entre le monde des objets physiques et celui des idées à travers une nouvelle interprétation de la nature » (Klibansky, Panofsky, Saxl, p. 38). L’évolution de la conceptualisation de la mélancolie a été ensuite, pendant longtemps, déterminée par l’opposition entre les idées et pratiques médicales spécifiques et celles des philosophies de la nature ou de la morale. L’idée de la mélancolie, non pas seulement comme une maladie, mais plutôt comme une constitution particulière, a fait son chemin au début du IIe millénaire, l’état mélancolique intéressant alors aussi les théologiens de la morale, certains associant la mélancolie à des influences démoniaques alors que d’autres y voyaient une punition divine. La dépression monastique caractéristique et la punition infligée à soi-même dans l’accablement de la culpabilité constituent un chapitre fascinant dans l’histoire de l’évolution de la mélancolie, de la contamination mythique et théologique à l’investigation de ses symptômes psychologiques et physiques. Du Xe au XIIe siècle, les médecins arabes parlent de « maladie de l’âme » qui pouvait affecter les trois principales vertus du cerveau, c’est-à-dire l’imagination, la cognition et la mémoire. À la fin du Moyen Âge, la mélancolie est de plus en plus employée comme synonyme de simple « tristesse », même lorsque aucune raison reconnaissable ne pouvait l’expliquer. Il est intéressant de noter que le dictionnaire de la langue italienne mentionne explicitement le terme malinconia (que je n’ai trouvé dans aucune autre langue) qui désigne un « sentiment de tristesse doux, presque mélancolique et nostalgique » (la matière de tant de poèmes) ; aussi, une personne malincolic est définie comme envahie par un état d’esprit apaisant, calme © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) l’exaltation (état maniaque), résultat d’un « réchauffement » de la bile. Selon l’incorporation des différents états possibles de la bile, dit Aristote, la mélancolie et l’état d’excitation peuvent entraîner des dispositions physiologiques naturelles et temporaires ou des états d’exaltation incontrôlés suivis de graves tendances suicidaires quand cet état (maniaque) fait place à la mélancolie. Mais de nouveau, et pendant des siècles, la conviction que certains cas de mélancolie sont un trait particulier du génie survit à côté de ce type de descriptions cliniques précises. Selon cette conviction, ces cas tombent dans la catégorie des états d’esprit d’individus exceptionnellement doués sur les plans intellectuel et moral, mus par la passion – parfois employé comme synonyme de « mélancolie » – qui gouverne les héros et les personnages des grandes tragédies. Ainsi : Jacqueline Amati-Mehler © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) et mélancolique, temporaire (ou durable), certainement très éloigné de la psychose maniaco-dépressive1. La signification de l’adjectif « mélancolique » s’est étendue en passant de la qualification d’un état individuel à une description plus générale de choses ou de situations, telles celles, par exemple, d’un paysage, une soirée, ou d’un automne qualifiés de mélancoliques. Des expressions comme celles-ci sont devenues des composantes de textes littéraires et poétiques. Selon Klibansky, Panofsky et Saxl, en France le terme de « mélancolie » dans les récits, la poésie et la prose a été particulièrement adopté par des écrivains des belles-lettres de la fin du Moyen Âge et l’on trouve de nombreux exemples littéraires dans leurs œuvres. On trouve même dans la littérature française le verbe merencolier comme synonyme d’ « attrister », ou bien, dans la littérature amoureuse, l’expression de petites merencolies pour parler des querelles entre amants. Autour du XVe siècle, la fusion des termes de « mélancolie » et de « tristesse » acquiert des significations plus complexes allant des sentiments subjectifs à la maladie psychique objective mêlée à un sentiment de douleur et de malheur ; aussi, le sentiment de tristesse mélancolique est évoqué comme faisant partie de la conscience humaine de la finitude et de la mort. Au début des années 1800, la mélancolie romantique, si chère aux écrivains, poètes et musiciens, exprime ce que l’expression allemande de Welt Schmertz2 illustre particulièrement bien. Avant de laisser ces considérations et d’entrer dans une discussion plus spécifiquement psychanalytique, je voudrais noter que le titre du livre que j’ai cité, Saturn and Melancholy, rappelle la solide conviction (toujours présente à l’époque de la Renaissance) que la mélancolie a un rapport particulier avec Saturne considéré comme responsable du « caractère triste et du sort malheureux du mélancolique » (ibid.). Je ne peux, bien entendu, évoquer toutes les représentations célèbres de la mélancolie dans la sculpture, la peinture et le design, celle de Dürer, par exemple, ou encore les nombreuses figures de mélancoliques représentant les fils de Saturne. J’ai seulement pris la liberté de citer à la fin de mon texte un poème de Paul Verlaine, tout à fait évocateur de ce dont nous parlons ici. 1. Cette façon d’être nostalgique semble se rapprocher de ce que certains phénoménologues tels que Binswanger et Minkowski ont décrit comme un « monde mélancolique » teinté d’une façon particulièrement pleine de regret de vivre le temps, les relations entre passé, présent et futur. Il y a une tendance à s’attarder sur des pensées telles que : ... si j’avais eu... si je n’avais pas fait ceci ou cela... – un sentiment d’occasions perdues ou de choses que l’on aurait pu faire qui expose les sujets à la mélancolie. 2. On peut traduire à peu près cette expression en français par « vague à l’âme ». [N.d.T.] © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) 1116 Mélancolie : folie, génie ou tristesse ? 1117 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Comme je l’ai dit plus haut, le terme de « mélancolie » se trouve actuellement remplacé dans la plupart des textes psychanalytiques par celui, plus général, de dépression dont la signification a aujourd’hui pratiquement perdu sa spécificité psychiatrique, voire psychanalytique. Le terme de « dépression » est employé indistinctement pour désigner des états d’esprit, des états affectifs, la passivité ou l’inactivité, des sentiments de nostalgie, la souffrance psychique, la tristesse et ainsi de suite. Dans cette présentation, je ne traite pas de la dépression en tant qu’état affectif pouvant revêtir de très nombreuses formes et être présent dans des situations pathologiques ou physiologiques très diverses. Je m’intéresse davantage à la mélancolie elle-même et à ce que le développement de notre discipline peut ajouter aujourd’hui aux formulations de Freud. J’essaierai plus particulièrement d’explorer la mélancolie du point de vue de la façon dont nous conceptualisons l’objet et le moi, en rapport avec les vicissitudes complexes de l’identification – une question essentielle dans la mélancolie, comme le note Freud. Nous semblons un peu éloignée de la description que Freud propose de la mélancolie comme pathologie du deuil qui correspond à la psychose maniacodépressive classique, ou même des formulations postfreudiennes classiques, telle celle de E. Zetzel (1960) qui écrit : « La dépression, comme l’angoisse, est une expérience subjective qui fait partie intégrante du développement humain et de la maîtrise du conflit, de la frustration, de la déception et de la perte. En même temps, la dépression, à nouveau comme l’angoisse, ne doit pas être considérée seulement comme une expérience affective d’une portée psychologique générale. Elle est également le principal symptôme d’un syndrome clinique régressif, aussi grave, caractéristique, et bien défini que n’importe quel autre rencontré dans tout le champ de la psychiatrie clinique. » Aujourd’hui, malgré des avertissements de ce type, un ensemble de pathologies différentes et même différents types de dépression sont regroupés dans une même catégorie et traités avec les mêmes médicaments antidépresseurs. On a tendance – cela fait partie de notre culture actuelle – à recourir à des solutions rapides, et à éviter des tentatives d’investigations plus précises de différences tant conceptuelles que cliniques qui pourraient tirer profit d’approches psychanalytiques ou psychothérapeutiques distinctes, associées ou pas à un traitement psychopharmacologique. À cet égard, je pense qu’il est important de nous engager à mieux comprendre où nous nous situons quand nous parlons de mélancolie et/ou de dépression. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) LA MÉLANCOLIE AUJOURD’HUI 1118 Jacqueline Amati-Mehler Je pense ainsi que nous devons distinguer : 1 / la dépression comme symptôme (présent dans de nombreuses situations) ou comme état affectif – dont je ne parlerai pas ici ; 2 / un « mécanisme mélancolique » employé par certains auteurs (C. Chabert, 1999) pour simplement décrire l’ambivalence et la culpabilité suivies d’une hostilité dirigée vers soi, indépendamment du reste de la situation pathologique ; 3 / un syndrome psychopathologique spécifique, appelé mélancolie, se rapportant à la description freudienne du deuil pathologique associé à des altérations topiques et structurelles du moi, et présentant un ensemble de manifestations caractéristiques. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) « La relation... entre [d’une part] la régression comme perte de fonctions du moi mâture avec l’émergence de mécanismes primitifs archaïques... et [d’autre part] le processus original de développement et de maturation [qui] reste un domaine très obscur et controversé. » Je pense que ces deux processus sont intimement liés. La conscience psychanalytique accrue que nous avons de la grande complexité de l’organisation psychique nous confronte à des modèles de l’esprit qui distinguent, au sein de la même structure du moi, différents niveaux de fonctionnement à différents stades développementaux de maturation, cherchant continuellement l’intégration ou la prévalence de l’un sur l’autre. Si bien que la régression peut mettre en avant l’un ou l’autre des modes de fonctionnement plus archaïques liés à des défauts développementaux. IDENTIFICATION ET MÉLANCOLIE Comme je l’ai noté plus haut, j’essaierai d’explorer la mélancolie à travers les vicissitudes complexes de l’identification et du monde des représentations qui ont un impact sur la dynamique topique et l’organisation structurelle du psychisme, selon les différents paradigmes psychanalytiques, entre lesquels des passerelles conceptuelles peuvent se révéler utiles. En fait, l’identification et les représentations du self-objet en rapport avec la formation du moi et du surmoi, ainsi que la signification de l’objet lui-même (J. Amati-Mehler, 2001), tellement essentielle dans la mélancolie, mettent en avant les questions liées aux définitions controversées de l’internalisation, de l’incorporation, de l’introjection et de © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Un point, comme l’a fait remarquer Zetzel (ibid.), demande des éclaircissements et fait, me semble-t-il, encore aujourd’hui problème, c’est : 1119 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) l’identification du fait qu’elles tracent les limites entre le monde intérieur et le monde extérieur, entre l’établissement de l’individuation et de l’altérité (la reconnaissance de l’Autre comme séparé). Tout cela implique l’intégration d’une perspective de l’interaction self-objet au sein de la psychologie des pulsions classiques (Dreher, 2000). Je pense que la mélancolie est l’un des troubles narcissiques. La question que je voudrais maintenant aborder dans notre discussion porte sur les mécanismes qui configurent sa spécificité, liés aux vicissitudes de l’agressivité et de la culpabilité. Bien que, comme nous le savons, ces dernières sont présentes dans de nombreuses autres situations psychologiques ou psychopathologiques, elles ne sont pas, comme dans la mélancolie, associées à de tels autoreproches conscients et à un sentiment de méprisable ignominie, adressé inconsciemment à « quelqu’un d’autre », à tel point que, le sens de la réalité étant altéré, les idées délirantes se trouvent favorisées. De plus, non seulement comme Freud le fait remarquer, mais aussi comme notre pratique clinique le montre, un autre trait caractéristique des patients mélancoliques consiste en l’ « auto-exposition » de leur état. La particularité de ce « quelqu’un d’autre » est que, exactement comme l’objet a projeté son ombre sur le moi (identifié à l’objet abandonné), le moi tourmenté « projette » des accusations muettes sur les objets de la vie actuelle du sujet. Dans la situation thérapeutique, ces accusations sont projetées sur l’analyste, qui se sent ainsi inutile et incapable d’aider, ce qui renforce chez le patient le sentiment d’être toujours la victime d’un mauvais traitement et de négligence. Des considérations fondamentales découlent des développements de théorisations de l’objet interne et des relations self/objet – un sujet cher à Joe Sandler à qui nous sommes redevable de ses tentatives pour apporter des éléments permettant d’intégrer l’expérience clinique dans différents cadres de référence théoriques. À cet égard, je voudrais citer Joe et Anne-Marie Sandler (1998), qui, dans l’introduction à leur dernier livre, Internal Objects Revisited, écrivent : « ... une clarification des concepts d’objet interne et de relation d’objet interne paraît de toute évidence nécessaire afin de pouvoir les intégrer de façon plus utile dans la théorie psychanalytique contemporaine. La psychanalyse classique a limité la notion d’objet interne aux introjections, que l’on considérait comme constituant le surmoi, celles-ci se produisant, selon Freud, à l’âge de 5 ans. (...) Pour ce qui est des relations d’objet, on les considérait en termes d’investissement d’un objet (ou de sa représentation mentale) avec l’énergie libidinale, ou avec une libido désexualisée inhibée quant à son but ; et le concept de relation d’objet interne n’était pas sérieusement étudié. Les psychanalystes en viennent néanmoins de plus en plus à penser en fonction de ces relations internes et de leur externalisation en tant que composante importante du transfert. De plus, cette externalisation permet d’établir un lien étroit entre le transfert et le contre-transfert (...) et plus nous savons de ces relations d’objet, mieux nous pouvons comprendre l’interaction entre patient et analyste. » © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Mélancolie : folie, génie ou tristesse ? 1120 Jacqueline Amati-Mehler Depuis l’essai fondamental de Freud (1923), « Deuil et mélancolie » (mais aussi « Le moi et le ça »), nous sommes confrontés à la notion de deuil comme résultat d’un détachement normal d’un objet perdu, alors que la mélancolie nous met en présence d’un processus pathologique de deuil résultant d’altérations du moi. Comme vous vous en souvenez peut-être, Freud traite des deux états conjointement, car : © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Aussi bien Freud qu’Abraham savaient qu’une des principales caractéristiques de la mélancolie était liée à des processus particuliers d’internalisation et à leurs implications orales archaïques, retournant l’agressivité et l’hostilité (à l’origine dirigée contre l’objet frustrant) contre le propre moi du sujet, alors identifié aux aspects négatifs et méprisés de l’objet perdu. Alors qu’il est devenu de plus en plus clair et généralement admis que la mélancolie est liée aux vicissitudes développementales et pulsionnelles, une des questions cruciales qui restent controversées est de nouveau celle de savoir si nous sommes face à un échec développemental qui prédispose à une réaction particulière à la perte et au deuil, ou bien face à un processus régressif 1. Bien entendu, la question se pose de savoir si ces deux hypothèses – échec développemental ou régression – sont nécessairement incompatibles. Quelle que soit la réponse, la question centrale porte sur les définitions et le rôle des processus d’internalisation et de l’identification liés aux interactions expérientielles avec des objets, qui vont déterminer une organisation particulière du moi. La difficulté, dès lors qu’il s’agit de définir ce que nous entendons par « identification », est celle de discerner : 1 / les différentes définitions que Freud en a lui-même données au cours des plus de quarante années au cours desquelles il a développé son modèle de l’esprit, et 2 / les modifications que les connaissances accrues des strates primitives et plus profondes de la psyché ont introduit dans nos conceptualisations. Freud, à propos de la mélancolie, parle de l’identification comme d’un événement qu’il en vient seulement plus tard à considérer comme un processus passant par différents stades qui impliquent des mécanismes tels que l’incorporation orale, l’introjection et l’identification. Ferenczi et Freud ont initialement employé le terme d’ « introjection » comme ayant la même signification qu’ « incorporation » et « identification ». 1. Levy et Inderbitzin (1998) traitent largement des différents usages possibles du concept de régression : formel, temporel, topique, structurel ou instinctuel, qu’il faut spécifier. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) « Dans les deux cas, les circonstances déclenchantes, dues à l’action d’événements de la vie, coïncident elles aussi, pour autant qu’elles apparaissent clairement. (...) L’action des mêmes événements provoque chez de nombreuses personnes, pour lesquelles nous soupçonnons de ce fait l’existence d’une prédisposition morbide, une mélancolie au lieu du deuil » (Gallimard, 1968, p. 146). 1121 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Dans « Deuil et mélancolie » (1915-1917), Freud parle de l’identification comme étant étroitement liée à, et peut-être même dépendante de la phase orale. L’incorporation orale – dans les premiers stades du développement du moi – devient la première façon dont le moi choisit un objet et « voudrait s’incorporer cet objet, et cela conformément à la phase orale ou cannibalique du développement de la libido, par le moyen de la dévoration » (ibid., p. 157), puis l’anéantit. Freud souligne plus particulièrement dans la mélancolie ce qui a trait à l’objet perdu et remplacé, à travers la régression, par l’incorporation orale et l’ « identification » à celui-ci. Par la suite, le thème de l’identification comme toute première expression d’un lien émotionnel avec un objet se trouve davantage développé dans les écrits de Freud, et il est devenu le sujet de discussion de nombreux auteurs postfreudiens jusqu’à nos jours. Il est intéressant de noter comment différents auteurs distinguent l’incorporation de l’introjection. Aujourd’hui, la plupart des auteurs s’accordent probablement pour appeler introjection la contrepartie psychique la plus évoluée de l’incorporation, en ceci qu’elle est dotée d’une représentation mentale du processus le plus archaïque – non pas seulement celui de l’incorporation orale – mais aussi des perceptions sensorielles primitives du corps. Selon Rapaport, si l’introjection peut être intégrée, il est alors possible de parler d’identification. Cela ouvre la question complexe de la distinction des représentations, c’est-à-dire les contenus de notre esprit et les structures internes qui construisent notre personnalité à travers des identifications. D. Rapaport (1957) propose de distinguer le monde intérieur et les représentations internes du monde interne, c’est-à-dire de la structure psychique. Il pense que l’internalisation affecte le monde intérieur (les représentations), alors que les mécanismes de l’incorporation, de l’introjection et de l’identification sont impliqués dans le sort de la (structure) interne. Il affirme que les représentations ne modifient en général pas la structure du moi et du surmoi. Ces représentations (de pulsions ou du monde extérieur) peuvent enrichir le monde intérieur, mais également modifier parfois la structure psychique du fait qu’elles imposent des processus qui créent des identifications et/ou défenses. Autrement dit, toute perception peut modifier le monde intérieur (les contenus), mais seulement certaines peuvent modifier la structure. Il souligne comment l’incorporation et l’introjection servent souvent à décrire le mécanisme qui construit les structures appelées identifications. Il ne manque toutefois pas de faire remarquer la grande complexité de la relation entre monde intérieur et formation de structures. En 1941, Alix Strachey écrit « A note on the use of the word “internal” », où elle affirme que, lorsque nous disons « interne », nous ne savons pas toujours si nous entendons par là « mental », « imaginaire » ou « à l’intérieur ». © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Mélancolie : folie, génie ou tristesse ? 1122 Jacqueline Amati-Mehler Dans la section VII de son essai « Psychologie des masses » (1921), consacrée à l’identification, Freud fait une distinction de la plus grande importance entre être et avoir l’objet : « Ce qui fait donc la différence, c’est que la liaison s’attaque au sujet ou à l’objet du moi. C’est pourquoi la première de ces liaisons est possible, préalablement à tout choix d’objet sexuel. Il est bien plus difficile de donner de cette distinction une présentation métapsychologiquement visualisable » (PUF, 1991, p. 44). © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) « Dans ce cas, on ne peut que décrire l’état des choses en disant que l’identification est apparue au lieu du choix d’objet, et que le choix d’objet a régressé à l’identification... Le moi prend les caractéristiques de l’objet. » Selon Freud, du fait du refoulement de l’ambivalence, du conflit et de la culpabilité, le choix d’objet régresse à l’identification à l’objet – perdu, aimé ou haï – ou seulement à un trait de l’objet1. Comme nous le savons, l’hypothèse de Freud était que le ça n’avait peutêtre pas d’autre moyen d’abandonner un objet que celui de l’identification, et que les introjections parentales étaient le fondement de la formation du surmoi. Dans la section V de son essai « Le moi et le ça » (1923), il écrit à propos de l’identification, en ce qu’elle a trait à la mélancolie et à la formation du surmoi : « Ainsi nous avons dit de façon répétée que le moi, pour une bonne part, se forme à partir d’identifications qui prennent le relais d’investissements du ça laissés vacants, que les premières de ces identifications se conduisent régulièrement comme une instance particulière dans le moi, se posent face au moi en tant que sur-moi, alors qu’ultérieurement le moi renforcé peut bien se comporter de façon plus résistante envers de telles influences identificatoires » (PUF, 1991, p. 291). Sandler (op. cit.) pense que Freud « ... n’a pas différencié l’identification menant au développement du moi (et du self) des identifications qui contribuent à la formation du surmoi », une question que j’aborderai plus tard. La question de la distinction entre identification primaire et secondaire se pose, de même que le besoin d’explorer davantage la façon dont les introjections et les identifications s’établissent et deviennent des structures alors qu’elles émergent de ce qui est le premier stade de développement, c’est-à-dire une « phase 1. Est-ce la régression ? Ou bien le développement n’a-t-il pas suffisamment progressé pour atteindre le vrai choix d’objet ? © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Et Freud avait raison : aucun choix d’objet ne peut réellement se faire à un stade pré-anaclitique précoce, quand le self est en totale fusion avec l’objet qui n’est pas reconnu comme appartenant au monde extérieur. Ici, le concept d’imitation fait son apparition et, bien qu’il l’ait moins exploré, Freud l’avait bien à l’esprit quand il décrit une identification par « être » comme quelqu’un. À propos de la façon dont Dora imite la toux de son père, il dit : Mélancolie : folie, génie ou tristesse ? 1123 d’indifférenciation » du self et de l’objet. Nous sommes ici, me semble-t-il, confrontés à l’un des points essentiels d’intersection qui constituent des repères dans le développement individuel, mais il s’agit là, également, d’un carrefour conceptuel du point de vue du développement, mettant en lumière des controverses apparues avec le progrès de la connaissance psychanalytique sur le stade précoce de l’organisation psychique. Dans un article qui traite du « travail de la mélancolie » et des vicissitudes topiques, Benno Rosenberg (1991, p. 97) cite l’essai de Freud, « Deuil et mélancolie » : © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Les affirmations ultérieures de Freud pourraient, en fait, nous faire également penser au même problème que celui qui occupe B. Rosenberg, mais d’un point de vue structurel plutôt que topique – un problème qui, incidemment, n’avait pas échappé à la pensée pénétrante de Freud : « Le sur-moi doit sa position particulière dans le moi ou vis-à-vis du moi [c’est moi qui souligne] à un facteur qui doit être apprécié des deux côtés ; premièrement, il est la première identification qui se produisit tant que le moi était encore faible et deuxièmement il est l’héritier du complexe d’Œdipe, donc il introduisit dans le moi les objets les plus grandioses. (...) Bien qu’il soit accessible à toutes les influences ultérieures, il garde néanmoins la vie durant le caractère qui lui est conféré par son origine dans le complexe paternel, à savoir la faculté de se poser face au moi et de le maîtriser. Il est mémorial de la faiblesse et de la dépendance qui étaient jadis celles du moi et il continue à dominer même sur le moi mûr » (PUF, 1923, p. 291). LES VICISSITUDES INTRAPSYCHIQUES Cette dernière section indique ce qui, pour moi, reste une ambiguïté structurelle qui m’a conduite à explorer des théories conceptualisant une organisation plus complexe du moi, dans lesquelles les limites entre le moi et le surmoi demeurent pour le moins peu claires du fait de la coexistence au sein du moi (et du surmoi) de représentations du self et de l’objet différemment investies sur le plan développemental, et du doute eu égard à la différence avec les identifications ou la coïncidence avec celles-ci. Malgré leurs différences, les conceptions de l’identification présentent toutefois quelques composants communs tels que le besoin de distinguer les premières identifications (primaires) et celles (secondaires) plus mâtures. Les pre- © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) « Il est tentant de chercher, à partir de nos conjectures sur le travail du deuil, une voie qui nous permette de nous représenter le travail de la mélancolie. D’emblée une incertitude nous arrête. Nous ne nous sommes guère souciés jusqu’ici du point de vue topique dans la mélancolie, et nous n’avons pas posé la question de savoir dans et entre quels systèmes psychiques se produit le travail de la mélancolie » (Gallimard, 1968, p. 166). 1124 Jacqueline Amati-Mehler © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) « ... un phénomène primitif qui précède probablement l’identification dans le développement ». L’internalisation de la réalité implique une modification de l’investissement d’objet : « Menant à une reconnaissance progressive de la réalité extérieure en tant que séparée du self, et une part intérieure du moi, plus stable et distincte du non-moi, correspond à l’accumulation d’imitations et d’introjections assimilées d’une façon réaliste. Imitations et introjections convergent de ce fait dans ce processus, à l’origine fragmentaire et peu à peu davantage intégré, pour lequel j’aimerais garder le terme d’“identification”. » Imitations et introjections (au sein de ce que Freud appelle la « relation narcissique »), pour ce qui est de leurs modèles respectifs corporels fondamentaux de perception sensorielle et d’incorporation orale, donnent lieu à des « identifications réalistes » qui constituent les identifications secondaires de Freud. Pour Gaddini, les relations narcissiques ont plutôt à voir avec le self qu’avec l’objet et elles concernent le domaine perceptif-imitatif dans lequel l’objet est vécu au service du self ; alors que les « relations anaclitiques » ont davantage à voir avec l’objet et concernent le domaine de l’incorporation et de l’introjection où c’est la dépendance réelle de l’objet qui est vécue. Nous sommes ainsi confrontés à des modes archaïques d’identification. À ce stade, le nourrisson ne perçoit pas l’objet en tant que tel mais comme une extension du corps self. Les formulations de Gaddini sur l’imitation, comme le précurseur de l’identification à proprement parler, se fondent sur celle de Freud qui parle d’être plutôt que de posséder l’objet, à laquelle B. Rosenberg (op. cit.) adhère également. Les processus imitatifs au sein d’une dimension non conflictuelle © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) mières (identifications primaires) correspondent à l’état d’avant la constitution d’une frontière stable entre le self et l’objet (ou entre la représentation du self et de l’objet), également reconnaissable en tant qu’état d’identité primaire ou de confusion primaire chez l’enfant et en tant qu’impossibilité de différencier la représentation du self de celle de l’objet. Les secondes (identifications secondaires) représentent l’incorporation-introjection au sein de sa propre représentation du self d’attributs (réels ou imaginaires) de l’objet, sans que la limite entre la représentation du self et celle de l’objet ne soit cependant perdue. Dans son essai bien connu, On Imitation (1969), E. Gaddini essaie de distinguer d’un point de vue métapsychologique imitation et introjection, qui contribuent toutes deux à l’identification. Il évoque la tentative de Freud de distinguer imitation et identification. Mais seuls quelques auteurs ont par la suite fait cette distinction et peu d’attention a été accordée au concept d’imitation. Gaddini souligne que c’est : Mélancolie : folie, génie ou tristesse ? 1125 permettent la prise de conscience immédiate, par le contact avec l’illusion d’ « être l’objet », échappant par là à l’angoisse de la séparation, à la dépendance et à la maturation de l’intégration. Bien que pour Freud, Sandler, Gaddini et Rapaport l’identification imitative primaire soit ancrée dans la même matrice développementale, il existe une différence dans l’interprétation conceptuelle de ce phénomène et dans la description de son résultat fonctionnel. Malgré les points de vue différents selon les auteurs, la part qui les relie est tellement grande que l’on ne peut que difficilement discerner les similitudes et divergences. D’une façon générale, nous pouvons dire que les formulations ultérieures de Freud sont généralement acceptées : © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Ainsi, l’ « identification narcissique » de Freud comme résultat régressif du retrait de l’investissement d’objet devient discutable à moins que – et c’est jusqu’à présent la seule façon dont je puisse, pour ma part, résoudre cette énigme – nous prenions en considération des théories qui voient le moi comme le dépositaire complexe de différentes identifications primaires et secondaires plus ou moins intégrées. C’est alors l’histoire expérientielle de l’individu qui détermine – en cas de perte ou de blessure narcissique – le degré de prévalence fonctionnelle (dû à la régression et au rétablissement d’un fonctionnement fragmentaire) des structures et défenses internalisées au sein du moi. La tâche serait sans doute plus aisée si nous pouvions décrire l’organisation de l’esprit comme un ensemble d’étapes développementales bien intégrées au sein d’un processus ordonné d’identifications, mais peut-être n’est-ce là qu’une vision utopique même réductrice, de l’organisation psychique. Dans ma compréhension clinique de troubles narcissiques graves (dont la mélancolie), j’ai trouvé très utile la conceptualisation de J. Bleger qui se réfère à une part régressive non intégrée de la personnalité, le « noyau agglutiné », une sorte de part encapsulée du moi (d’autres auteurs parlent de parts clivées) : « caractérisées par une structure syncrétique, au sens d’un manque de distinction ou différenciation du moi et du non-moi, des différents éléments de la réalité, des multiples identifications, et des différents objets partiaux ou totaux correspondant aux différents stades du développement. » La spécificité des différentes identités psychopathologiques dépend : — de la façon dont le clivage du moi permet de préserver les parts intégrées, du moi plus mâture ; — des relations entre le noyau agglutiné et l’autre part du moi quand le clivage s’effondre. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) « Aux primes origines, dans la phase orale primitive de l’individu, investissement d’objet et identification ne sont sans doute pas à différencier l’un de l’autre » (1923 [PUF, 1991, p. 273]). 1126 Jacqueline Amati-Mehler © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) LES LIMITES DU MOI ET DU SURMOI Je me rends bien compte que tout cela nous met face à une énigme difficile, car, si nous admettons que des identifications précoces pré-œdipiennes, voire des précurseurs d’identifications, constituent, avec des identifications plus matures, une part du moi, alors la question suivante se pose : avons-nous affaire, quand les représentations conflictuelles du self et/ou de l’objet se manifestent, à un conflit entre le surmoi (l’héritier du complexe d’Œdipe) et le moi, c’est-à-dire à un conflit intersystémique ? ou bien à un conflit intrasystémique au sein du moi entre différentes identifications à des objets partiels ou à des aspects contrastés du même objet ? Cela ne dépend-il pas du degré d’organisation structurelle ? Ceci soulève la question de savoir où nous situons le moi idéal (lié aux stades narcissiques), ainsi que la différenciation du moi idéal et de l’idéal (ou des idéaux) du moi. Peut-être pourrions-nous relier le moi idéal à ce que Freud appelle « le surmoi dans le moi », au sens d’identifications fusionnelles précoces du self et de l’objet, tout en reliant le surmoi vis-à-vis du moi à la définition plus classique du surmoi comme contenant des identifications parentales liées à des exigences environnementales de la réalité ? Le problème de savoir quelles introjections constituent le surmoi, le moi ou, comme certains auteurs l’affirment, le self, reste au centre du débat, car, d’une part, notre connaissance de l’organisation mentale précoce augmente, alors que, d’autre part, les contradictions entre les théories partielles ne sont pas suffisamment démêlées. Le concept kleinien de surmoi précoce et la différente conceptualisation des vicissitudes pulsionnelles et structurelles nous confrontent à des problèmes fondamentaux que je ne peux pas traiter ici en détail. Je soulignerai seulement que les théories freudienne et kleinienne donnent une forme différente © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) On peut également penser à la théorie de E. Glover selon laquelle le moi se forme par la synthèse de « noyaux de moi » fragmentaires. Ces fragments embryonnaires qui s’assemblent pour former le moi peuvent être le dépositaire de différentes fixations à partir desquelles orienter la recherche étiologique de différentes situations psychopathologiques. L’activation régressive de ce type d’ « identifications » fusionnelles précoces entre le self et l’objet peuvent envahir le reste du moi et produire des états psychotiques temporaires associés à des mécanismes de défense pervers ou maniaques. Les kleiniens voient également dans ce type de situations le fondement d’attaques maniaques visant à contrôler de façon omnipotente des objets et des angoisses régressives persécuteurs. 1127 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) aux objets internes, tant du point de vue structurel que du point de vue subjectif. Des formulations divergentes sur le rôle des pulsions, des fantasmes et des processus de l’identification servent à expliquer les relations intrapsychiques et interpersonnelles entre le self-sujet et l’objet réel. Il faut toutefois rappeler que le développement des formulations kleiniennes émane des conceptualisations de Freud et Abraham sur les psychoses maniaco-dépressives et de la théorie du surmoi comme résultat des processus d’internalisation de l’imago parentale. Alors que Freud pense qu’il n’y a pas de moi au tout début de la vie – si ce n’est le moi corporel –, un état dont émergent ensuite lentement le « moi psychique » et les représentations mentales, Klein croit qu’il existe dès le début un moi et des objets distincts du moi, perçus comme dotés d’une existence réelle qui leur est propre, à l’intérieur ou à l’extérieur du sujet (Hinshelwood, 1989), et qui créent un monde intérieur de relations d’objet (J. Amati-Mehler, 2001). Il apparaît ainsi que, lorsque nous explorons plus en détail quelle sorte d’appareil mental interagit avec les objets et par quels mécanismes les limites entre « moi » et « pas moi » s’établissent, nous rencontrons des définitions incompatibles. Il suffit de mentionner le concept de « position dépressive » (M. Klein, 1935) qui n’a rien de commun avec le langage freudien se rapportant à la dépression. Pour Klein, la reconnaissance de l’ « objet total » à partir des « objets partiels » était fondée sur la solution de l’ambivalence, avec pour conséquence l’intégration de la bonne et de la mauvaise mère. Sans une telle intégration, les objets et le moi resteraient séparés et le sujet régresserait à la position « schizoparanoïde ». Ces conceptualisations ont été le point de départ des célèbres « Controversial Discussions » à la Société britannique de psychanalyse. Dans un manuscrit présenté à un groupe d’étude formé au sein de la Société britannique, Klein écrit qu’elle distingue les objets internes des introjections parentales parce que les premiers se rapportent plus spécifiquement « ... à la façon dont il (l’objet installé dans le moi) est vécu à la fois dans l’inconscient de l’enfant et dans les couches plus profondes de celui de l’adulte. À ces niveaux, l’objet n’est pas ressenti comme faisant partie de l’esprit au sens que nous donnons au surmoi comme contenant les voix des parents dans son propre esprit. C’est le concept qui se rapporte aux couches plus superficielles de l’inconscient. Toutefois, dans les couches plus profondes, il est ressenti comme un être physique, ou plutôt une multitude d’êtres qui, par leurs activités – à la fois bienveillantes et hostiles –, habitent son propre corps ... » Freud, voyait quant à lui, les introjections – appelées « objets internes » dans le langage kleinien – comme les objets d’investissements pulsionnels et de fantasmes conscients et inconscients. Klein ne différencie pas les objets internes freudiens (protagonistes du surmoi) de l’image perceptive d’un objet pouvant être ranimée dans la mémoire ou dans les fantasmes conscients ou © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Mélancolie : folie, génie ou tristesse ? Jacqueline Amati-Mehler © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) inconscients. Glover a vivement critiqué cette distinction manquante chez Klein, mais il est aussi vrai que les formulations freudiennes ne distinguaient pas clairement des concepts tels que ceux d’identification, incorporation, introjection ou internalisation. Il peut être utile de noter qu’un groupe spécial avait été créé en 1950 parmi les analystes britanniques afin de travailler sur le concept de surmoi, le groupe s’étant trouvé face à des problèmes ayant trait à l’internalisation précisément à cause de « la tendance à employer des termes tels que “incorporation”, “introjection”, “identification” et “internalisation” de façon interchangeable ». Ce qui m’intéresse ici, c’est qu’en examinant le matériel clinique d’analyse d’enfant, il était très difficile de parler d’ « identifications du moi » comme opposées aux « identifications du surmoi » ; en pratique, il était souvent difficile de distinguer les deux (Sandler, op. cit.)1. Je ne peux continuer à évoquer les nombreuses formulations qui ont tenté d’introduire des distinctions entre le moi en tant que structure et le moi comme dépositaire de représentations mentales du self et d’objets, bien qu’il s’agisse là d’une question essentielle dans la compréhension du transfert et du type de perceptions contre-transférentielles que notre travail analytique provoque. Je voudrais toutefois souligner que la formulation d’identifications pré-œdipiennes ou de l’identification avec des objets partiels nous a permis, comme nous le savons, tant du point de vue clinique que du point de vue théorique, de revoir l’affirmation de Freud selon laquelle les patients psychotiques ne peuvent établir un transfert, un sujet que le travail de H. Rosenfeld a largement illustré, et dont j’ai traité ailleurs (J. Amati-Mehler, 1999). La question réside dans la possibilité de l’analyste de percevoir et d’élaborer la projection d’objets partiels sur lui-même et le besoin de nous servir de notre esprit inconscient et conscient pour aider le patient à rétablir des liens entre des connexions intérieures interrompues afin de trouver de nouvelles significations. Et cela me semble tout à fait pertinent dans le travail avec des patients mélancoliques qui, comme Freud le dit, « font d’eux-mêmes un ennui » ; en analyse, leur constante autodépréciation et leur façon de communiquer que personne ne peut les aider parce qu’ils ne valent rien produit, comme nous l’avons précédemment évoqué, d’intenses réactions contretransférentielles. 1. Lorsque j’avais déjà fini d’écrire cet article, j’ai eu l’opportunité de converser avec Bill Grossman que je remercie pour m’avoir rappelé qu’à la fin de « Outline » (1938), Freud écrit : « Jusqu’à ce que le moi est en harmonie avec le surmoi, il n’est pas facile de faire une distinction entre leurs manifestations. » © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) 1128 Mélancolie : folie, génie ou tristesse ? 1129 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) La question qui reste pour moi entière est celle de la relation entre le moi et le surmoi, tellement cruciale dans la mélancolie et pour laquelle je n’ai trouvé aucune solution. Peut-être pourrais-je m’aventurer à proposer pour notre pensée que, d’un point de vue clinique, les limites entre le moi et le surmoi deviennent pertinentes ou manifestes quand la pression du ça et du principe de plaisir mettent en danger la fonction de gardien du tabou de l’inceste et du principe de réalité qu’exerce le surmoi, ou bien quand l’ambivalence et la culpabilité sont favorisées par des introjections gravement persécutrices du surmoi qui, toutefois, ne mènent pas nécessairement à la mélancolie mais peuvent provoquer ce que Chabert (1991) appelle des « mécanismes mélancoliques ». Seulement, pour ma part, au lieu de me référer au surmoi, je pourrais tout aussi bien parler d’identifications faisant partie du moi et se trouvant dans différentes parties d’un moi clivé. On pourrait au contraire formuler l’hypothèse qu’une relation harmonieuse, non conflictuelle, entre les introjections et les représentations du self estompent les limites structurelles entre le moi et le surmoi parce qu’elles rétablissent l’ « investissement narcissique » sans mettre en question l’individuation et l’altérité comme dans la mélancolie. Nous pouvons seulement confirmer l’affirmation de Freud selon laquelle, dans la mélancolie, la relation à l’objet n’est pas simple, non seulement parce que le conflit dû à l’ambivalence la complique, mais aussi parce qu’il y a une identification narcissique à l’objet, la signification de celle-ci faisant partie de la controverse. De plus, les concepts postfreudiens de différentes sortes de représentations du self et d’objet fusionnées ou séparées et l’organisation complexe du moi compliquent encore davantage la compréhension de la mélancolie, et j’ajouterais de différents types de mélancolie, indépendamment du fait que différentes formations pathologiques ont en commun des symptômes identiques. Pour Freud, le détachement de l’objet perdu dans le deuil était possible via la perméabilité topique qui permet le flux de l’inconscient à la conscience et la reconnaissance de la réalité de la perte de l’objet. Rosenberg (op. cit.) et d’autres soulignent que cela serait impossible dans la mélancolie du fait de la fusion du self et de la représentation de l’objet. Rosenberg emploie un langage différent et, citant Nacht et Racamier, parle d’accolement du sujet (du moi) à son objet. De ce fait, le travail de la mélancolie serait impossible jusqu’à ce que ce détachement se soit fait car accepter la perte de l’objet équivaudrait à se perdre soi-même. Cela me semble très convaincant mais ne résout pas l’énigme : pourquoi les syndromes mélancoliques se présentent-ils chez des personnalités tellement différentes, © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) CONCLUSIONS Jacqueline Amati-Mehler © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) avec un fonctionnement du moi différent, et différentes caractéristiques du surmoi et du moi ? Le dilemme que j’ai essayé de vous présenter (peut-être de façon confuse du fait que je n’ai pas de solution à proposer) reste pour moi entier. En d’autres termes, le besoin demeure de continuer à explorer et de développer une meilleure conceptualisation de l’identification dans le cadre de théories de l’organisation psychique précoce qui ne permettent pas la différenciation de l’objet objectif et de l’objet subjectif, dont traitent des auteurs tels que Mahler, Greenacre, Winnicott et d’autres. Je veux en tout cas dire que dans notre travail nous nous rendons maintenant davantage compte de pathologies liées aux processus de l’individuation – qui ne peuvent toujours être superposés à ceux de la séparation – et à la façon dont ils sont mêlés à l’interaction du transfert et du contre-transfert. L’individuation me semble plus proche des processus de distinction des représentations du self de celles de l’objet interne, alors que je vois les processus de séparation comme davantage liés à la reconnaissance de l’objet comme élément du monde extérieur impliquant des angoisses de séparation et de perte et des conflits vis-à-vis de la dépendance. La première est une vicissitude intrapsychique, alors que le stade de la seconde se joue dans le domaine interpersonnel. Je pense important, d’un point de vue clinique, de distinguer ces deux niveaux, même s’il se trouvent la plupart du temps profondément entremêlés, non seulement parce qu’ils sont différents dans le transfert et au sein des perceptions contre-transférentielles, mais aussi parce qu’ils nous intéressent pour la mélancolie. Dans le deuil, le problème réside dans la séparation de l’objet perdu et la capacité d’en investir un nouveau, ce qui se révèle difficile dans la mélancolie car l’individuation du self et de l’objet – ou la différenciation du self et de l’objet, ou encore, pour Nacht et Racamier, le détachement de l’accolement du sujet à son objet – ne s’est pas faite. Voici, en résumé, les principaux points que je voudrais soulever ici : a) Il y a la question de savoir si nous pouvons si facilement différencier le surmoi du moi d’un point de vue structurel et si cela reste fonctionnel de parler de la mélancolie comme d’un conflit entre le moi et une instance critique ; ou bien ce que nous appelons instance critique pourrait-il concerner des identifications qui font partie de la complexité multiple du moi, renfermant l’idéal du moi ainsi que les idéaux du moi ? Je sais que ma suggestion est provocatrice mais notre connaissance croissante des processus mentaux précoces ne permetelle pas de tenir compte d’un moi complexe dans lequel des introjections et identifications contrastées s’efforcent continuellement d’atteindre l’intégration dans leurs relations aux pulsions, à la défense et à la réalité ? b) Pouvons-nous maintenir l’affirmation selon laquelle l’identification narcissique coïncide avec le retrait de l’investissement d’objet ? Ne devrions-nous pas alors préciser de quelle sorte d’objet nous parlons ? Cela veut-il dire qu’une © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) 1130 Mélancolie : folie, génie ou tristesse ? 1131 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) Les Sages d’autrefois, qui valaient bien ceux-ci Crurent, et c’est un point encor mal éclairci, Lire au ciel les bonheurs ainsi que les désastres, Et que chaque âme était liée à l’un des astres. (On a beaucoup raillé, sans penser que souvent Le rire est ridicule autant que décevant, Cette explication du mystère nocturne.) Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE, Fauve planète, chère aux nécromanciens, Ont entre tous, d’après les grimoires anciens, Bonne part de malheur et bonne part de bile. L’Imagination inquiète et débile, Vient rendre nul en eux l’effort de la Raison. Dans leurs veines, le sang, subtil comme un poison, Brûlant comme une lave, et rare, coule et roule En dévorant leur triste Idéal qui s’écroule. Tels les Saturniens doivent souffrir et tels Mourir – en admettant que nous soyons mortels –, Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne Par la logique d’une Influence maligne. Paul Verlaine (Traduit de l’anglais par Anne-Lise Hacker.) Jacqueline Amati-Mehler Via Lucrezio Caro 62 00193 Roma (Italie) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.122.147.19) structure où le self et l’objet sont fusionnés est dépourvue d’investissements d’objet ou entendons-nous par là que seul un objet reconnu en tant qu’Autre séparé est investi ? Les identifications qui englobent les vicissitudes pulsionnelles complexes et les investissements de diverses représentations d’objets constituent les briques avec lesquelles l’organisation du moi se construit ; aussi, ses interactions avec l’organisation du moi idéal, idéal du moi et surmoi, ainsi qu’avec leurs limites, restent cruciales dans la compréhension de la mélancolie. Bien que nous soyons confrontés à la dépression profonde, cet état affectif ne devrait pas amener à dissoudre la spécificité de la mélancolie, la psychose maniaco-dépressive, dans l’actuel chaos conceptuel des dépressions.