Révolution numérique et
mutations organisationnelles :
le cas du management
à distance d’équipes
dispersées et multiculturelles
90 Management & Sciences Sociales
N° 21 Juillet-Décembre 2016 • RSE et éthique - Impacts sur l’enseignement du management
Le numérique est à l’origine d’un changement majeur comme l’ont été, dans l’histoire
de l’humanité, l’introduction de l’outil, du feu, de l’écriture ou de l’imprimerie.
L’entreprise est directement concernée dans sa façon d’agir, dans son organisation et
dans ses métiers. Ces mutations résultent de la combinaison entre agents internes et
agents externes du changement. Les Technologies de l’Information et de la
Communication (TIC), si elles effacent les distances géographiques, ne réduisent pas
pour autant les distances culturelles.
L’intermédiation par les TIC du management international, dispense-t-elle de la con-
naissance de l’autre ?
Cet article présente les impacts organisationnels de cette révolution sur les entreprises
et notamment dans le management international des équipes à distance (EAD) mais
également les difficultés rencontrées par les managers et les solutions mises en œuvre
à partir d’exemples concrets d’EAD.
Mots clés : numérique, digitalisation, management à distance, network leader, équipes multicul-
turelles, changement culturel.
Michelle Duport
Chercheuse à l’Université Paul Valéry, membre du laboratoire CORHIS
Digital is at the origin of a major shift like the ones which have occurred in human his-
tory such as the introduction of tool, fire, writing and printing. The enterprise is direct-
ly concerned in its way to act, its organization and its activities. These mutations result
from the combination of internal and external agents for change. If information and
communications technologies ICT– can erase physical distances they do not reduce
cultural differences. Does ICT intermediation exempt from the knowledge of the Other?
This article presents the organizational impacts resulting from this revolution on inter-
national management of remote teams as well as the challenges managers have met
and the solutions they have implemented.
Keywords : digitalisation process, remote management, network leader, multicultural team, cul-
ture change.
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Introduction
Certains observateurs n’sitent pas à
affirmer que le monde a tourné la page de la
civilisation précédente pour rentrer dans une
nouvelle civilisation celle du « numérique1».
Maryne Patou-Mathis2, préhistorienne,
spécialiste du temps long, est moins
affirmative, cependant elle confirme le
tournant pris et les prémices d’une nouvelle
civilisation. Elle rappelle que les civilisations
se succèdent, « qu’aucune n’est supérieure à
la précédente », que « les cultures sont
buissonnantes » mais pas hiérarchiques et
met en garde contre toute vision linéaire et
progressiste de l’humanité.
Le numérique est à l’origine d’un changement
majeur comme l’ont été, dans l’histoire de
l’humanité, l’introduction de l’outil, du feu,
de l’écriture ou de l’imprimerie. Ces
innovations fondamentales ont chacune
engendré des effets sociaux considérables :
des frictions, des coorations, des
mobilis… Le feu a ainsi eu pour
conséquence directe la mobilité des humains,
il a alimenté la cosmogonie qui s’est créée
autour de lui. L’introduction du numérique
provoque elle aussi des changements
sociaux, économiques, organisationnels…
À la difrence des précédents
bouleversements technologiques, l’introduc-
tion du numérique est beaucoup plus rapide
et touche plus de monde. Elle n’est pas
limitée à une zone géographique même si des
disparités existent, les deux tiers de la
population mondiale ne sont pas connectés
mais la progression est très rapide.
Fin 2015, l’Union Internationale des
Télécommunications3recense 3,2 milliards
d’internautes contre 400 millions en 2000 et
7 milliards de téléphones mobiles dans le
monde contre 1 milliard en 2000.
Nous assistons à l’une des mutations les plus
rapides de notre civilisation planétaire
induite par la technologie et entamée avec le
Web en 1989 qui se répand de façon massive
à partir de 1993 et qui a transformé les
manières d’apprendre, de vivre, d’aimer, de
faire de la politique4, de faire des affaires, de
vendre, d’acheter, de gérer...
Bien plus qu’une innovation technologique, le
numérique est un phénomène plus large et
plus complexe qui touche à toutes les sphères
de la vie de chacun. Ce sont aussi des usages,
des manières d'utiliser des sites, des services,
des applications, des manières de les faire
entrer dans nos vies personnelles, comme le
font Facebook, Skype, Tinder, Alibaba, My
Bank, ou Le Bon Coin, pour n’en citer que
quelques-uns, mais aussi dans nos vies
professionnelles. La numérisation des actes
de gestion et leur dématérialisation sont
devenues banales.
Les entreprises ont-elles pris la mesure de
cette volution en cours ? Certes, elles
utilisent l’outil mais, au-delà de l’instrument,
elles commencent tout juste à mesurer
l’ampleur du changement de société et
l’imrieuse nécessi de repenser les
moles d’affaires, les moles
organisationnels, les relations sociales et les
procédures qu’elles pensaient immuables.
Dans ce monde en train de s’inventer, nous
nous inressons aux mutations
organisationnelles et notamment au
management à distance d’équipes dispersées
et multiculturelles. Les Technologies de
l’Information et de la Communication (TIC) si
elles effacent les distances géographiques ne
duisent pas pour autant les distances
culturelles.
L’intermédiation par les TIC du management
international dispense-t-elle de la
connaissance de l’autre ?
3. http://www.itu.int/en/ITU-D/Statistics/Documents/
facts/ICTFactsFigures2015.pdf
4. Intervention de Alexandre Lacroix dans « Le numérique
fait-il de nous une civilisation supérieure ? », 29 janvier
2016 France Culture, « Du grain à moudre ».
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Nous nous interrogerons sur les impacts
organisationnels de cette révolution sur les
entreprises et notamment dans le
management international des équipes à
distance (EAD), puis nous nous intéresserons
aux difficultés que rencontrent les managers
d’équipe à distance et aux solutions mises en
œuvre à partir d’exemples concrets d’EAD.
Des impacts de cette révolution sur
le fonctionnement des entreprises
Les entreprises n’ont pas d’autre choix que
de se mettre à l’heure du numérique pour
des motivations économiques (gain de temps
et de productivi, accroissement de la
performance) ou sociales : accélération des
échanges et exigence de activi et
d’interactivité. Mais encore parce que leurs
salariés attendent de retrouver au travail les
mêmes usages que dans leur vie quotidienne.
Par ailleurs, ils expriment un besoin de
corence technologique entre ces deux
mondes. On constate une perméabili
croissante du numérique entre les pratiques
hors travail et les pratiques professionnelles,
laquelle induit de profonds changements
dans les modèles d’affaires et la structuration
organisationnelle.
Perméabilité croissante
entre les pratiques pries et
professionnelles du numérique et
influence du numérique
sur les modèles d’affaires
La prolifération des canaux, des plateformes,
des réseaux et de l’ensemble des dispositifs
nuriques provoque la rupture des
modèles d’affaires usuels. Le marketing a
très tôt revoir ses procédures et sa relation
avec les consommateurs qui disposent d’une
information immédiate pour comparer les
prix, consulter les avis des utilisateurs. Les
consommateurs, individuels ou regroupés en
communautés se méfient des entreprises
comme des publicités et privilégient l’avis
des internautes5. Les entreprises ont
progressivement perdu le monopole du
savoir sur les produits, désormais, chaque
individu, consommateur ou non, peut
exercer une fonction de veille ou d’alerte sur
les produits ou les comportements d’une
entreprise. Certains sont devenus des
« professionnels du renseignement »,
nommés prosumers, assurent bénévolement
des comparaisons ou des tests et émettent
des avis sur des blogs qui peuvent avoir une
très large audience et être aussi bien
néfiques que catastrophiques pour les
ventes. Le marketing s’est donc rapidement
inressé au nurique en créant de
nouveaux métiers en son sein et en
repensant ses outils et ses approches clients.
La fonction RH est, elle aussi, au cœur de la
transition numérique en tant qu’utilisatrice
avec le e-recrutement, les SIRH, l’utilisation
des Mooc…, mais également en tant
qu’accompagnatrice de l’acculturation aux
nouveaux outils.
Le numérique représente à la fois un risque
majeur comme le piratage des données, la
dégradation de l’e-réputation de la marque
producteur ou de la marque employeur
sur les seaux sociaux mais aussi des
opportunités d’innovations, de développe-
ment, de performance, de mobilisation de
l’intelligence collective. Par exemple,
les interventions des informaticiens ou
passionnés d’informatique sur les blogs et
forums fournissent à Microsoft un véritable
service aps-vente mais aussi des
propositions régulières d’amélioration des
produits et services.
Désormais, les managers et leurs services
diés n’ont plus le monopole de
l’information et quand un collaborateur
souhaite poser une question, il la pose plus
facilement sur le web qu’aux services
5. Ernst &Young, The digitisation of everything - How
organisations must adapt to changing consumer
behaviour -http://www.ey.com/Publication/
vw LU A ss et s/T he _di gi ti sat io n_ of_ ev ery th in g _-
_How_organisations_must_adapt_to_changing_
consumer_behavio ur/$FI LE/EY_ Digiti sation _of_
everything.pdf
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internes. Le rôle même du manager s’en
trouve modifié, il n’a plus l’exclusivité
de l’information. Les motivations à la
consultation du web sont l’immédiateté de la
réponse, la simplicité d’une réponse en un
clic, mais relèvent également d’une plus
grande confiance dans le web perçu comme
plus fiable car il permet à l’internaute de
recouper les réponses.
De même, le mécontentement des salariés ne
reste pas confiné dans l’entreprise mais est
rapidement médiatisé sur le web au sein de
communautés.
Selon Médiamétrie, les comportements de
type communautaire ne cessent de
progresser et Internet est aussi un outil de
communication de pair à pair, 77 % des
internautes sont inscrits à au moins un réseau
social6.
La diffusion du numérique s’accélère dans les
entreprises, notamment gce à
l’acculturation dans la vie privée des
collaborateurs et la transposition de ces
comportements hors travail qu’ils
reproduisent sur leur lieu de travail. Certaines
entreprises encouragent même la pratique
du Bring Your Own Device (BYOD) en
autorisant les personnels à apporter et à
utiliser sur leur lieu de travail leurs propres
outils de communications (smartphone,
tablette, ordinateur…). Cette porosité entre
vie privée et vie au travail est accrue par le
phénomène inverse qui consiste par exemple
à finir un dossier ou à répondre à ses mails de
chez soi. « Ces deux mondes entre lesquels
une vraie séparation a existé pendant
longtemps s’interpénètrent de plus en plus »
(OSI, 2016).
Les ruptures technologiques et culturelles
entre la vie et le monde du travail se
réduisent progressivement et résultent de la
combinaison entre agents internes et agents
externes du changement. Les jeunes de la
génération dite Y, nés dans le numérique,
sont les catalyseurs et les incubateurs du
changement. Mais s’ils attendent de
retrouver l’outil nurique dans les
organisations, leurs attentes vont au-delà de
l’outil. C’est un changement de culture qu’ils
plébiscitent. Dans une économie de la
connaissance, dans un monde caractérisé par
les activités collaboratives, ils ne veulent plus
des modèles hiérarchiques, linéaires. Pas plus
qu’ils ne se contentent de discours. Ils ne
veulent pas de mirage, pas de fiction mais
l’authentici de l’engagement de
l’entreprise pour s’engager à leur tour et ils
comptent que leurs compétences
notamment leurs aptitudes à évoluer dans un
monde numérique soient reconnues.
L’absence de reconnaissance, de cohérence
entre le dire et le faire, d’outils adaptés à leur
temps, explique en grande partie des taux de
rotation des jeunes qualifiés qui vont
croissant malgré la crise de l’emploi.
Conscientes qu’aucun secteur ne sera
épargné par la transition numérique « car le
phénomène touche les produits, les marchés,
les processus, les organisations, les
salariés… »7, les entreprises sont de plus en
plus nombreuses à se doter d’un manager
spécifique : le chief digital officer (CDO) pour
accompagner et guider le changement.
La transition numérique s’est opérée
progressivement au travers de projets
pilotes, d’initiatives localisées, aujourd’hui
l’enjeu pour les entreprises est de l’étendre
de façon rationalisée et organisée à toute la
structure.
Vers de nouveaux modèles
organisationnels
Du fait des avancées technologiques, de
nouvelles formes organisationnelles émer-
gent, elles peuvent s’appliquer à l’ensemble
de l’entreprise ou se limiter à des sous-
6. http://www.usine-digitale.fr/article/les-internautes-
francais-sont-multi-ecrans-et-tres-tres-sociaux-selon-
mediametrie.N381668
7. http://www.usine-digitale.fr/article/a-quoi-sert-un-
chief-digital-officer.N312824
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ensembles. Elles peuvent donner naissance à
la création d’entreprises collaboratives pour
les formes les plus abouties ou à la mise en
place de télétravail pour les formes moins
élaborées ou encore au fonctionnement
d’équipes à distance pour les formes
intermédiaires.
Que les entreprises aient intégré peu ou prou
le numérique dans leur manière d’agir, il fait
désormais partie de leur quotidien et c’est un
réel changement de culture qui s’opère.
Les outils du nurique par leur
extraordinaire puissance promettent un gain
de temps et de productivité considérable.
Selon l’enquête menée, en 2015, par l’OSI
(2016) auprès d’une cinquantaine de
managers, « les outils numériques permettent
désormais de pouvoir recevoir, traiter et
partager l’information rapidement, partout
et à tout moment, avec le canal de
communication adapté. L’agili des
managers s’en trouve ainsi décuplée grâce à
des gains de temps significatifs, une meilleure
réactivité et flexibilité ». Si les managers
s’accordent à reconnaître l’amélioration de la
performance du fait de la dématérialisation
et de l’accélération des échanges, ils mettent
en garde contre les risques en termes de
charge de travail liée à la pression de
l’immédiateté induite par les TIC.
Les transformations organisationnelles sont
encore majoritairement péripriques et
partielles, le passage au nurique ne
concerne souvent qu’un service ou quelques
services et quelques procédures ou pans de
procédures. Coexistent donc des cultures
différentes au sein des entreprises, des
structures classiques et des structures
« virtuelles » ou à distance, et des procédures
pas toujours adaptées à ces deux mondes.
Une des difficultés rencontes par les
managers consiste à concilier les deux
cultures.
Le changement est donc souvent partiel,
progressif, il peut être passif, l’entreprise se
contentant de s’adapter à la marge ou de
répondre à une sollicitation externe, ou actif
le numérique devenant un enjeu stratégique
pour l’entreprise.
Les entreprises internationales ont se
rendre à l’évidence que les modèles
classiques ne marchaient pas et n’étaient pas
acceptés tels quels, notamment dans les
BRICS. La crise les a obligées à réagir à
repenser leurs modèles d’affaires, à
s’adapter et à réduire drastiquement le
nombre des expatrs. Elles ont alors
cherché des solutions moins coûteuses
comme l’expatriation temporaire ou
« flexpatriation » (Mayerhofer et al., 2004).
La massification du numérique a permis
l’épanouissement de nouvelles structures
organisationnelles, notamment à l’interna-
tional, y compris des formes virtuelles. En
effet, de plus en plus d’entreprises mettent
en place des EAD pour remplir leurs missions
à l’international et qui permettraient de
pondre aux nouvelles contraintes de
rapidité, de flexibilité et de satisfaction des
clients, imposées par l’environnement
économique (Townsend et al., 1998 ; Cascio,
2000 ; Powell et al., 2004).
Les TIC sont à l’origine de plus de
communication et d’information, notam-
ment à travers les systèmes d’information
(SIRH) via les transferts de données de plus
en plus en plus nombreux des filiales vers
les entreprises mères. Pour autant la
gouvernance algorithmique à l’international
ne semble pas donner entière satisfaction.
Nouvelles formes du travail
à l’international et management
à distance
Dans la recherche de flexibilité, d’agilité et de
frugalité, les EAD sont perçues comme une
alternative à l’expatriation coûteuse tout en
maintenant l’objectif de contrôle de filiales
distantes.
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