Révolution numérique et mutations organisationnelles : le cas du management à distance d’équipes dispersées et multiculturelles Michelle Duport Chercheuse à l’Université Paul Valéry, membre du laboratoire CORHIS [email protected] Le numérique est à l’origine d’un changement majeur comme l’ont été, dans l’histoire de l’humanité, l’introduction de l’outil, du feu, de l’écriture ou de l’imprimerie. L’entreprise est directement concernée dans sa façon d’agir, dans son organisation et dans ses métiers. Ces mutations résultent de la combinaison entre agents internes et agents externes du changement. Les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), si elles effacent les distances géographiques, ne réduisent pas pour autant les distances culturelles. L’intermédiation par les TIC du management international, dispense-t-elle de la connaissance de l’autre ? Cet article présente les impacts organisationnels de cette révolution sur les entreprises et notamment dans le management international des équipes à distance (EAD) mais également les difficultés rencontrées par les managers et les solutions mises en œuvre à partir d’exemples concrets d’EAD. Mots clés : numérique, digitalisation, management à distance, network leader, équipes multiculturelles, changement culturel. Digital is at the origin of a major shift like the ones which have occurred in human history such as the introduction of tool, fire, writing and printing. The enterprise is directly concerned in its way to act, its organization and its activities. These mutations result from the combination of internal and external agents for change. If information and communications technologies – ICT– can erase physical distances they do not reduce cultural differences. Does ICT intermediation exempt from the knowledge of the Other? This article presents the organizational impacts resulting from this revolution on international management of remote teams as well as the challenges managers have met and the solutions they have implemented. Keywords : digitalisation process, remote management, network leader, multicultural team, culture change. 90 Management & Sciences Sociales N° 21 Juillet-Décembre 2016 • RSE et éthique - Impacts sur l’enseignement du management Introduction Certains observateurs n’hésitent pas à affirmer que le monde a tourné la page de la civilisation précédente pour rentrer dans une nouvelle civilisation celle du « numérique1 ». Marylène Patou-Mathis2, préhistorienne, spécialiste du temps long, est moins affirmative, cependant elle confirme le tournant pris et les prémices d’une nouvelle civilisation. Elle rappelle que les civilisations se succèdent, « qu’aucune n’est supérieure à la précédente », que « les cultures sont buissonnantes » mais pas hiérarchiques et met en garde contre toute vision linéaire et progressiste de l’humanité. Le numérique est à l’origine d’un changement majeur comme l’ont été, dans l’histoire de l’humanité, l’introduction de l’outil, du feu, de l’écriture ou de l’imprimerie. Ces innovations fondamentales ont chacune engendré des effets sociaux considérables : des frictions, des coopérations, des mobilités… Le feu a ainsi eu pour conséquence directe la mobilité des humains, il a alimenté la cosmogonie qui s’est créée autour de lui. L’introduction du numérique provoque elle aussi des changements sociaux, économiques, organisationnels… À la différence des précédents bouleversements technologiques, l’introduction du numérique est beaucoup plus rapide et touche plus de monde. Elle n’est pas limitée à une zone géographique même si des disparités existent, les deux tiers de la population mondiale ne sont pas connectés mais la progression est très rapide. Fin 2015, l’Union Internationale des Télécommunications3 recense 3,2 milliards d’internautes contre 400 millions en 2000 et 7 milliards de téléphones mobiles dans le monde contre 1 milliard en 2000. Nous assistons à l’une des mutations les plus rapides de notre civilisation planétaire induite par la technologie et entamée avec le Web en 1989 qui se répand de façon massive à partir de 1993 et qui a transformé les manières d’apprendre, de vivre, d’aimer, de faire de la politique4, de faire des affaires, de vendre, d’acheter, de gérer... Bien plus qu’une innovation technologique, le numérique est un phénomène plus large et plus complexe qui touche à toutes les sphères de la vie de chacun. Ce sont aussi des usages, des manières d'utiliser des sites, des services, des applications, des manières de les faire entrer dans nos vies personnelles, comme le font Facebook, Skype, Tinder, Alibaba, My Bank, ou Le Bon Coin, pour n’en citer que quelques-uns, mais aussi dans nos vies professionnelles. La numérisation des actes de gestion et leur dématérialisation sont devenues banales. Les entreprises ont-elles pris la mesure de cette révolution en cours ? Certes, elles utilisent l’outil mais, au-delà de l’instrument, elles commencent tout juste à mesurer l’ampleur du changement de société et l’impérieuse nécessité de repenser les modèles d’affaires, les modèles organisationnels, les relations sociales et les procédures qu’elles pensaient immuables. Dans ce monde en train de s’inventer, nous nous intéressons aux mutations organisationnelles et notamment au management à distance d’équipes dispersées et multiculturelles. Les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) si elles effacent les distances géographiques ne réduisent pas pour autant les distances culturelles. L’intermédiation par les TIC du management international dispense-t-elle de la connaissance de l’autre ? 3. http://www.itu.int/en/ITU-D/Statistics/Documents/ facts/ICTFactsFigures2015.pdf 4. Intervention de Alexandre Lacroix dans « Le numérique fait-il de nous une civilisation supérieure ? », 29 janvier 2016 France Culture, « Du grain à moudre ». N° 21 Juillet-Décembre 2016 • RSE et éthique - Impacts sur l’enseignement du management Management & Sciences Sociales 91 Nous nous interrogerons sur les impacts organisationnels de cette révolution sur les entreprises et notamment dans le management international des équipes à distance (EAD), puis nous nous intéresserons aux difficultés que rencontrent les managers d’équipe à distance et aux solutions mises en œuvre à partir d’exemples concrets d’EAD. Des impacts de cette révolution sur le fonctionnement des entreprises Les entreprises n’ont pas d’autre choix que de se mettre à l’heure du numérique pour des motivations économiques (gain de temps et de productivité, accroissement de la performance) ou sociales : accélération des échanges et exigence de réactivité et d’interactivité. Mais encore parce que leurs salariés attendent de retrouver au travail les mêmes usages que dans leur vie quotidienne. Par ailleurs, ils expriment un besoin de cohérence technologique entre ces deux mondes. On constate une perméabilité croissante du numérique entre les pratiques hors travail et les pratiques professionnelles, laquelle induit de profonds changements dans les modèles d’affaires et la structuration organisationnelle. Perméabilité croissante entre les pratiques privées et professionnelles du numérique et influence du numérique sur les modèles d’affaires La prolifération des canaux, des plateformes, des réseaux et de l’ensemble des dispositifs numériques provoque la rupture des modèles d’affaires usuels. Le marketing a dû très tôt revoir ses procédures et sa relation avec les consommateurs qui disposent d’une information immédiate pour comparer les prix, consulter les avis des utilisateurs. Les consommateurs, individuels ou regroupés en communautés se méfient des entreprises comme des publicités et privilégient l’avis des internautes5. Les entreprises ont progressivement perdu le monopole du 92 Management & Sciences Sociales savoir sur les produits, désormais, chaque individu, consommateur ou non, peut exercer une fonction de veille ou d’alerte sur les produits ou les comportements d’une entreprise. Certains sont devenus des « professionnels du renseignement », nommés prosumers, assurent bénévolement des comparaisons ou des tests et émettent des avis sur des blogs qui peuvent avoir une très large audience et être aussi bien bénéfiques que catastrophiques pour les ventes. Le marketing s’est donc rapidement intéressé au numérique en créant de nouveaux métiers en son sein et en repensant ses outils et ses approches clients. La fonction RH est, elle aussi, au cœur de la transition numérique en tant qu’utilisatrice avec le e-recrutement, les SIRH, l’utilisation des Mooc…, mais également en tant qu’accompagnatrice de l’acculturation aux nouveaux outils. Le numérique représente à la fois un risque majeur comme le piratage des données, la dégradation de l’e-réputation de la marque producteur ou de la marque employeur sur les réseaux sociaux mais aussi des opportunités d’innovations, de développement, de performance, de mobilisation de l’intelligence collective. Par exemple, les interventions des informaticiens ou passionnés d’informatique sur les blogs et forums fournissent à Microsoft un véritable service après-vente mais aussi des propositions régulières d’amélioration des produits et services. Désormais, les managers et leurs services dédiés n’ont plus le monopole de l’information et quand un collaborateur souhaite poser une question, il la pose plus facilement sur le web qu’aux services 5. Ernst &Young, The digitisation of everything - How organisations must adapt to changing consumer behaviour -http://www.ey.com/Publication/ vwLUAssets/The_digitisation_of_everything__How_organisations_must_adapt_to_changing_ consumer_behaviour/$FILE/EY_Digitisation_of_ everything.pdf N° 21 Juillet-Décembre 2016 • RSE et éthique - Impacts sur l’enseignement du management internes. Le rôle même du manager s’en trouve modifié, il n’a plus l’exclusivité de l’information. Les motivations à la consultation du web sont l’immédiateté de la réponse, la simplicité d’une réponse en un clic, mais relèvent également d’une plus grande confiance dans le web perçu comme plus fiable car il permet à l’internaute de recouper les réponses. De même, le mécontentement des salariés ne reste pas confiné dans l’entreprise mais est rapidement médiatisé sur le web au sein de communautés. Selon Médiamétrie, les comportements de type communautaire ne cessent de progresser et Internet est aussi un outil de communication de pair à pair, 77 % des internautes sont inscrits à au moins un réseau social6. La diffusion du numérique s’accélère dans les entreprises, notamment grâce à l’acculturation dans la vie privée des collaborateurs et la transposition de ces comportements hors travail qu’ils reproduisent sur leur lieu de travail. Certaines entreprises encouragent même la pratique du Bring Your Own Device (BYOD) en autorisant les personnels à apporter et à utiliser sur leur lieu de travail leurs propres outils de communications (smartphone, tablette, ordinateur…). Cette porosité entre vie privée et vie au travail est accrue par le phénomène inverse qui consiste par exemple à finir un dossier ou à répondre à ses mails de chez soi. « Ces deux mondes entre lesquels une vraie séparation a existé pendant longtemps s’interpénètrent de plus en plus » (OSI, 2016). Les ruptures technologiques et culturelles entre la vie et le monde du travail se réduisent progressivement et résultent de la combinaison entre agents internes et agents externes du changement. Les jeunes de la génération dite Y, nés dans le numérique, sont les catalyseurs et les incubateurs du changement. Mais s’ils attendent de retrouver l’outil numérique dans les organisations, leurs attentes vont au-delà de l’outil. C’est un changement de culture qu’ils plébiscitent. Dans une économie de la connaissance, dans un monde caractérisé par les activités collaboratives, ils ne veulent plus des modèles hiérarchiques, linéaires. Pas plus qu’ils ne se contentent de discours. Ils ne veulent pas de mirage, pas de fiction mais l’authenticité de l’engagement de l’entreprise pour s’engager à leur tour et ils comptent que leurs compétences notamment leurs aptitudes à évoluer dans un monde numérique soient reconnues. L’absence de reconnaissance, de cohérence entre le dire et le faire, d’outils adaptés à leur temps, explique en grande partie des taux de rotation des jeunes qualifiés qui vont croissant malgré la crise de l’emploi. Conscientes qu’aucun secteur ne sera épargné par la transition numérique « car le phénomène touche les produits, les marchés, les processus, les organisations, les salariés… »7, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à se doter d’un manager spécifique : le chief digital officer (CDO) pour accompagner et guider le changement. La transition numérique s’est opérée progressivement au travers de projets pilotes, d’initiatives localisées, aujourd’hui l’enjeu pour les entreprises est de l’étendre de façon rationalisée et organisée à toute la structure. Vers de nouveaux modèles organisationnels Du fait des avancées technologiques, de nouvelles formes organisationnelles émergent, elles peuvent s’appliquer à l’ensemble de l’entreprise ou se limiter à des sous6. http://www.usine-digitale.fr/article/les-internautesfrancais-sont-multi-ecrans-et-tres-tres-sociaux-selonmediametrie.N381668 7. http://www.usine-digitale.fr/article/a-quoi-sert-unchief-digital-officer.N312824 N° 21 Juillet-Décembre 2016 • RSE et éthique - Impacts sur l’enseignement du management Management & Sciences Sociales 93 ensembles. Elles peuvent donner naissance à la création d’entreprises collaboratives pour les formes les plus abouties ou à la mise en place de télétravail pour les formes moins élaborées ou encore au fonctionnement d’équipes à distance pour les formes intermédiaires. Que les entreprises aient intégré peu ou prou le numérique dans leur manière d’agir, il fait désormais partie de leur quotidien et c’est un réel changement de culture qui s’opère. Les outils du numérique par leur extraordinaire puissance promettent un gain de temps et de productivité considérable. Selon l’enquête menée, en 2015, par l’OSI (2016) auprès d’une cinquantaine de managers, « les outils numériques permettent désormais de pouvoir recevoir, traiter et partager l’information rapidement, partout et à tout moment, avec le canal de communication adapté. L’agilité des managers s’en trouve ainsi décuplée grâce à des gains de temps significatifs, une meilleure réactivité et flexibilité ». Si les managers s’accordent à reconnaître l’amélioration de la performance du fait de la dématérialisation et de l’accélération des échanges, ils mettent en garde contre les risques en termes de charge de travail liée à la pression de l’immédiateté induite par les TIC. Les transformations organisationnelles sont encore majoritairement périphériques et partielles, le passage au numérique ne concerne souvent qu’un service ou quelques services et quelques procédures ou pans de procédures. Coexistent donc des cultures différentes au sein des entreprises, des structures classiques et des structures « virtuelles » ou à distance, et des procédures pas toujours adaptées à ces deux mondes. Une des difficultés rencontrées par les managers consiste à concilier les deux cultures. Le changement est donc souvent partiel, progressif, il peut être passif, l’entreprise se contentant de s’adapter à la marge ou de 94 Management & Sciences Sociales répondre à une sollicitation externe, ou actif le numérique devenant un enjeu stratégique pour l’entreprise. Les entreprises internationales ont dû se rendre à l’évidence que les modèles classiques ne marchaient pas et n’étaient pas acceptés tels quels, notamment dans les BRICS. La crise les a obligées à réagir à repenser leurs modèles d’affaires, à s’adapter et à réduire drastiquement le nombre des expatriés. Elles ont alors cherché des solutions moins coûteuses comme l’expatriation temporaire ou « flexpatriation » (Mayerhofer et al., 2004). La massification du numérique a permis l’épanouissement de nouvelles structures organisationnelles, notamment à l’international, y compris des formes virtuelles. En effet, de plus en plus d’entreprises mettent en place des EAD pour remplir leurs missions à l’international et qui permettraient de répondre aux nouvelles contraintes de rapidité, de flexibilité et de satisfaction des clients, imposées par l’environnement économique (Townsend et al., 1998 ; Cascio, 2000 ; Powell et al., 2004). Les TIC sont à l’origine de plus de communication et d’information, notamment à travers les systèmes d’information (SIRH) via les transferts de données de plus en plus en plus nombreux des filiales vers les entreprises mères. Pour autant la gouvernance algorithmique à l’international ne semble pas donner entière satisfaction. Nouvelles formes du travail à l’international et management à distance Dans la recherche de flexibilité, d’agilité et de frugalité, les EAD sont perçues comme une alternative à l’expatriation coûteuse tout en maintenant l’objectif de contrôle de filiales distantes. N° 21 Juillet-Décembre 2016 • RSE et éthique - Impacts sur l’enseignement du management Les équipes à distance La littérature comme nos observations témoignent d’une grande variété de structures nouvelles, de dénominations et de modes de gouvernance. Nous nous intéressons aux formes collectives et non individuelles de travail à distance. Plusieurs expressions qualifient ces collectifs de travail : équipes virtuelles, équipes à distance (EAD), équipes dispersées ou équipes multi-sites… Chacune de ces dénominations met en exergue une caractéristique spécifique, la technologie, la nature du management de l’équipe ou la dispersion géographique des membres de l’équipe, toutes mettent en avant la notion d’équipe. Tout d’abord, il s’agit de structures collaboratives composées de sous-équipes éclatées géographiquement sur un même pays ou sur plusieurs pays. Townsend et al. (1998) définissent les équipes virtuelles comme des « groupes de collaborateurs dispersés sur le plan géographique et/ou organisationnel mais unis par les technologies de l’information et de la communication pour réaliser une tâche organisationnelle »8. Livian et Parot (2008) caractérisent les EAD comme « des équipes constituées par des individus, séparés par une distance géographique plus ou moins importante (régionale, nationale ou internationale) qui utilisent principalement (voire exclusivement) des moyens de communication basés sur les Technologies d’Information et de Communication ». Ces auteurs précisent que la distance entre les membres de ces équipes « peut s’entendre selon différentes dimensions : distance géographique, distance culturelle, distance temporelle... ». Les membres de l’équipe sont rattachés à un même manager, ils contribuent à la réalisation des mêmes objectifs en utilisant les mêmes outils et processus, et partagent la même culture métier. Ces équipes travaillent avec les nouvelles technologies dans des projets communs ou transversaux. Toutes les activités de management, y compris les activités internationales, sont susceptibles d’être concernées à des degrés divers par les TIC, aussi bien dans leurs aspects traditionnels que dans leur rapport aux nouvelles technologies. En effet, l’expansion et la diffusion de l’Internet ont eu un impact certain sur les pratiques collaboratives, grâce notamment à la simplification et à l’accélération des échanges, le web 2.0 redéfinissant les modalités du travail et de son contrôle, de l’animation des équipes... Manager à distance requiert des modes d'organisation et de communication inédits. L'enjeu est de fédérer, de favoriser la cohésion et de permettre les échanges, autrement dit, de maintenir le lien social indispensable au fonctionnement collaboratif. Quel rôle est consenti aux managers dans une équipe à distance ? Dans les structures collaboratives, la hiérarchie s’efface devant le réseau, et peut même donner lieu à une surveillance inversée et à l’émergence de nouveaux leaders, les network leaders, qui tirent leur légitimité non pas de leur statut mais de leur action dans le réseau. Le numérique a, en effet, introduit un changement profond de culture qui appelle à un changement des modes d’organisation, des procédures, des façons de communiquer, 8. Libre traduction par l’auteur de la citation « Virtual teams … are groups of geographically and/or organizationally dispersed coworkers that are assembled using a combination of telecommunications and information technologies to accomplish an organizational task ». N° 21 Juillet-Décembre 2016 • RSE et éthique - Impacts sur l’enseignement du management Management & Sciences Sociales 95 d’évaluer qui laisse la place à la sérendipité, à l’initiative, à la créativité, à l’imprévu, à l’expérimentation et à l’intelligence collective. Les managers oscillent entre confiance et contrôle absolu, ils doivent également faire face aux problèmes de langue et de décalage horaire. Les managers sont de plus en plus isolés notamment quand, par crainte de perdre leur autorité, par peur du changement, par manque de compétences ou de temps ils rejettent cette nouvelle culture. L’animation d’une équipe dispersée est d’autant plus difficile quand le manager ne dispose pas des compétences numériques ou est à cheval entre deux cultures quand il continue parallèlement à manager des équipes classiques. Ceux qui réussissent s’appuient sur les network leaders pour animer les réseaux, reconnaissent, encouragent et récompensent leur action (Duport, 2016). Nous présentons quelques cas d’EAD, les difficultés rencontrées et les stratégies mises en œuvre. Les formes collaboratives les plus extrêmes tendent vers la transformation voire la suppression de la fonction de managers mais pour autant elles ont besoin de leaders. Ces structures sont qualifiées d’agiles, le terme agile est apparu dans l’informatique et renvoie à une organisation moins hiérarchique. Dans cette période de transition cohabitent deux cultures, celle héritée de la révolution industrielle et celle du numérique, ce qui se traduit par un fonctionnement à deux vitesses et un encadrement partagé entre ces deux mondes. Des difficultés rencontrées et solutions apportées dans le management : études de cas d’EAD Les responsables d’EAD disent qu’il n’est pas possible de dématérialiser les ressources humaines et que le management à distance nécessite à la fois des formes nouvelles de supervision directe, notamment par l’émergence de network leaders mais aussi des méthodes traditionnelles de face à face pour créer du lien social et faire équipe avec pour contradiction de laisser émerger la créativité tout en contrôlant. 96 Management & Sciences Sociales Cas N°1 FMN du secteur des boissons Le DRH monde en charge des contrats de travail, basé à Londres, souligne l’importance des différences culturelles dans l’acceptation du management à distance. « Les Anglais sont habitués à recevoir des directives et à les appliquer, il n’y a donc pas de problème dans le management à distance mais ce n'est pas le cas des pays nordiques comme le Danemark où la prise de décision doit être concertée et c'est le seul endroit où il a fallu mettre en place un manager local ». Il ajoute que cette différence se retrouve dans le comportement à l’expatriation. Il a fait le constat que les Danois ne restent pas longtemps en poste à l’expatriation sur Londres et l’explique par « la nostalgie du pays et de sa qualité de vie ». « Nous nous occupions depuis Londres de la gestion à distance des contrats monde : dans cette FMN, on s'occupait de tous les contrats ». « Le paradoxe c’est qu’on a monté une équipe en Angleterre pour la gestion des contrats et comme cela marchait bien, le management a été délocalisé en Bulgarie où le coût de la main-d’œuvre est bien moindre ». Ce responsable a donc changé d’entreprise pour effectuer un travail similaire dans une entreprise du secteur électronique. Cas N°2 FMN du secteur électronique Selon le responsable Relations sociales et emploi Europe, Moyen Orient et Inde, « le management à distance nécessite un contact physique et pour le moment la N° 21 Juillet-Décembre 2016 • RSE et éthique - Impacts sur l’enseignement du management technologie n’est pas suffisamment fiable et même une visio-conférence est difficile à organiser du fait de la qualité des liaisons et ne permet pas vraiment de créer le contact, donc une fois par mois je fais la tournée des pays ». La plateforme conçue en interne n’est pas très satisfaisante ce qui complique le fonctionnement, contrairement à celle utilisée dans son précédent emploi. « Le service fournit la partie transversale et les grandes orientations mais la gestion dans chaque unité est locale. Par exemple dans la gestion de la diversité il leur faut trouver ensemble les grandes orientations et fournir les supports et ensuite à chacun de prévoir les adaptations locales. Chaque unité tente de démontrer sa spécificité notamment culturelle ». Mais selon lui, « peu importe le lieu, cela reste la même chose, c’est : Gender, ethnique, handicap, âges... ». Le premier réflexe c'est de mettre en avant ses spécificités locales alors qu'il y a du transversal. « Il faut arriver à faire comprendre que les modalités d'adaptation sont possibles, que chacun va placer le curseur en fonction de son propre environnement ». Il constate deux caractéristiques dans l’évolution des pratiques. « Une nouveauté c'est de désigner pour un pays donné des managers d'équipes d'autres pays : Italien, Allemand... » et « des logiques business différentes selon les pays. Par exemple l’Inde exige 30 % de production locale et les habitudes de consommation sont différentes. Les entreprises vont devoir innover pour être présentes sur ce marché équivalent à celui de la Chine. L’Inde représente un fort potentiel à condition d’adapter les produits ». Cas pratique N° 3 EDF EN Services Cette filiale Europe d’EDF Energies Nouvelles est dédiée aux métiers de l’exploitation-maintenance de parcs éoliens et de centrales solaires. Elle gère une vingtaine de centres répartis sur sept pays : la France, l’Allemagne, le RoyaumeUni, la Pologne, l’Italie, la Grèce et la Belgique. Le centre de supervision est basé en France à Colombiers (Hérault) pour l’ensemble des parcs européens. La direction des ressources humaines (DRH) est de facto dématérialisée et son défi est d’animer une communauté dispersée et de permettre l’échange de pratiques et de compétences entre tous. Le DRH, qui est italien, souligne que « bien que les métiers soient très proches, les besoins sont différents dans chacun des pays ». Pour pallier les malentendus et les conflits, il a mis en place un contact visuel au travers d’une visio-conférence hebdomadaire et des rencontres physiques trimestrielles dans une unité différente. Ces trois cas d’EAD montrent les limites des définitions, l’utilisation du terme EAD ne recouvre pas complètement la réalité observée, il s’agit plus d’une équipe composée de sous-équipes dispersées géographiquement, dépendantes d’une équipe-mère et dont le management s’exerce à distance. Dans les trois cas les équipes dispersées réfèrent à un centre hiérarchique, leur degré d’autonomie est variable. Dans le premier cas, elles appliquent les décisions du centre, dans le second les équipes dispersées échangent entre elles en mode management de projet, l’équipe-mère ne fixant que les grandes orientations. Les pratiques témoignent de l’utilisation de formules mixant une part d’activité collaborative et une part d’exécution. Le manager d’EAD est souvent qualifié de nomade ou isolé, dans les trois cas nous constatons que les managers éprouvent le besoin de rencontrer physiquement les équipes dispersées. Les EAD présentent, elles aussi, une caractéristique majeure de l’évolution des pratiques de management international, à N° 21 Juillet-Décembre 2016 • RSE et éthique - Impacts sur l’enseignement du management Management & Sciences Sociales 97 savoir, le brassage des managers en provenance de pays tiers ; dans les deux premiers cas il s’agit d’un manager français basé en Grande Bretagne pour gérer une équipe mondiale et, dans le troisième, d’un manager italien basé en France pour gérer l’EAD Europe. Les EAD peuvent également être des structures plus éphémères dédiées à la résolution de problèmes sous formes de JAM ou de « Hakathon » - contraction de « hack » et de marathon - qui sont des brainstormings géants réunissant des « experts » souvent informaticiens dans le but de développer un projet informatique, une application ou un logiciel par exemple. Le « JAM », dans la version développée par IBM9 est organisé par des entreprises pour elles-mêmes ou pour d’autres entreprises ou institutions. Le JAM emprunte son nom à celui donné par les musiciens de jazz à une séance d’improvisation, il est une méthodologie innovante pour partager des idées et stimuler l'intelligence collective. Il « s'appuie sur les forums de discussion, mais également les blogs, comme outil d’exploration d’idées ou d’aide à la décision »10. D’origine américaine, cette méthode est mise en œuvre depuis une dizaine d’années par des entreprises telles que Hewlett-Packard, Google, Yahoo puis en France par Arcelor ou encore Renault11. Ces manifestations sont limitées dans le temps - de un à quatre jours - et mobilisent parfois plusieurs dizaines de milliers de participants identifiés. Grâce à une analyse en temps réel des discussions, les organisateurs d'un JAM peuvent identifier et détecter facilement les grandes tendances ainsi que des propositions d’action. La pratique sort des entreprises et les gouvernements s’emparent de cette méthode et organisent à leur tour des JAM (Duport, 2016). 98 Management & Sciences Sociales Cas pratique N° 4 12 En mars 2013, IBM a lancé le « Client Experience » JAM, ouvert à près de 400 000 de ses employés au niveau mondial. Pendant 4 jours, les participants ont échangé leur idées et « brainstormés » sur les valeurs d’IBM, et au travers des expériences vécues par les employés. Au cours de ce dernier JAM, quelques collaborateurs, jusqu’alors « silencieux » c’est à dire inconnus de la grande majorité des collaborateurs et cadres de la compagnie, se sont démarqués en postant des idées innovantes, notamment sur la relation clients au travers des réseaux sociaux. Deux d’entre eux ont très rapidement attiré l’attention et ont fait le « buzz », d’une part en postant des idées, commentant largement les « posts » d’autres collaborateurs et cadres (« jusqu’au général manager »), mais surtout pour la pertinence des informations communiquées plutôt que pour la quantité. Au travers de cette expérience, ces deux collaborateurs, inconnus en tant que leaders, se sont vu confier la mise en œuvre de groupes de réflexion multiculturels afin de réfléchir sur de nouvelles approches de la relation clients au travers de l’utilisation des réseaux sociaux, mais aussi de la gestion des projets clients en utilisant le réseau social de l’entreprise. En peu de temps, ils sont passés d’un statut de collaborateur « silencieux » à un statut de e-leader, reconnu au niveau le plus haut de la compagnie pour leur pertinence ou compétence en matière d’innovation, 9. http://www.journaldunet.com/solutions/0703/070 307-jam-ibm-collaboratif.shtml 10. Ibidem 11. http://www.innovationmanageriale.com/collaboration-cohesion/quand-les-entreprises-organisent-desbrainstorming-geants-jam-ibm/#sthash.Ro73SKO6.dpuf 12. Le cas 4 est tiré du mémoire de E-MBA de Jean-Yves Leclere, Réseaux sociaux et leadership. Du leadership au e-leadership, sous la direction de Michelle Duport, Université Paul-Valéry Montpellier 3, janvier 2014, 67 pages. N° 21 Juillet-Décembre 2016 • RSE et éthique - Impacts sur l’enseignement du management d’utilisation des outils collaboratifs, pour leur capacité à créer des alliances stratégiques, une vision, une passion mais aussi à susciter l’enthousiasme et à fédérer. Ils sont désormais connus et reconnus comme des leaders ou e-leaders et il est à noter que cette progression très rapide ne s’est pas faite dans le cadre du processus de gestion de carrière par le manager. Ce cas illustre l’émergence de nouveaux leaders et une double nécessité, celle pour les leaders traditionnels de s’assurer de conditions propices à leur développement et celle de l’adaptation des outils de GRH notamment de détection des leaders et de développement de carrière. Les composants traditionnels du leadership comme la planification, l’encadrement ou le contrôle ne sont pas dominants et demeurent la prérogative des leaders classiques. Le network leadership est caractérisé par la capacité à créer et à animer des réseaux viables. Les compétences des networks leaders sont l’adaptation, l’agilité, la capacité à accepter de nouvelles idées, à remettre en cause les idées reçues et à tester de nouvelles idées. Si le rôle traditionnel des leaders est de diriger celui des network leaders est de stimuler, de dynamiser et de permettre au réseau de fonctionner. Cas pratique N° 5 Air Liquide va investir 20 millions d’euros d’ici 2017 pour rendre opérationnel Connect. Il s’agit de créer en région lyonnaise un centre de pilotage "unique dans l’industrie des gaz industriels", car "capable de piloter et d’optimiser la production, l’efficacité énergétique et la fiabilité" d’une vingtaine de sites français alimentant par canalisation des clients industriels en oxygène, azote, argon et hydrogène. Mais aussi de mener des actions de maintenance prédictives. Les équipes des sites pourraient ainsi se concentrer pour leur part sur la sécurité et la disponibilité des équipements. Air Liquide veut mener une véritable révolution technologique. Ce projet collaboratif associe une centaine d’entreprises locales, dont une dizaine de start-up, et vise à tester et introduire les dernières technologies digitales (scan 3D, réalité augmentée, tablettes tactiles, tutoriels vidéo, etc.) dans le travail quotidien des équipes des sites. « Grâce à l’analyse des données de masse, les flux de production de chaque site pourront être adaptés en temps réel au besoin de chaque client »13. Conclusion Le numérique modifie en profondeur les organisations et la nature du management. Il suppose une refonte des outils et approches traditionnelles. Comme l’écrivait Charles Handy « we will also have to get accustomed to working with and managing those whom we do not see, except on rare and prearranged occasions », (Handy, 1995, p. 42). Pour autant, le numérique n’est pas synonyme de déshumanisation et nous y retrouvons l’importance du lien social et renouons dans ces formes nouvelles d’EAD avec des principes anciens. Il convient d’améliorer, de transformer les modèles existants mais aussi d’inventer de nouveaux modèles, réinventer des dynamiques de travail pour faire équipe. « Aujourd’hui, l’information est si pléthorique que nous sommes obligés de renouer, pour des raisons inverses, avec la manière de faire des Anciens. Notre civilisation, on le voit, ne cesse de retravailler certaines traditions. L’humanisme numérique permet de rappeler cet héritage tout en accueillant de nouvelles formes culturelles » (Milad Doueihi, 2012). 13. http://www.usinenouvelle.com/editorial/air-liquideinvestira-20-millions-d-euros-dans-son-usine-digitalelabellisee-pour-l-industrie-du-futur.N378938 N° 21 Juillet-Décembre 2016 • RSE et éthique - Impacts sur l’enseignement du management Management & Sciences Sociales 99 La généralisation de la diffusion du numérique suscite de nouvelles hiérarchies, (régulation par l’autorité hiérarchique mais aussi régulation autonome), la réécriture des règles, des modes opératoires, la révision des outils, le management du changement de culture, de nouvelles aristocraties : ceux qui maîtrisent le code, des formes plus « agiles ». Utilisé dans l’informatique le mot agile renvoie à une organisation moins hiérarchique. Kollinger, I. (2004). Flexpatriate Assignments : A Neglected Issue in Global Staffing, International Journal of Human Resource Management, 15(8): 1371-89. OSI, 2016. Les managers face aux disruptions numériques, Les cahiers de l’OSI, hors-série, janvier. Powell, A, Piccoli, G, Ives, B. (2004). Virtual teams : a review of current literature and directions for future research, Database Adv Inform Syst., 35(1) 6–36. Townsend, A. M., Demarie, S. M., Hendrickson, A.R. (1998). Virtual teams : Technology and the workplace of the future, Academy of Management Executive, 12. Le numérique peut s’avérer une opportunité à saisir comme un risque, toutes les initiatives ne sont pas garantes de succès, les stratégies numériques doivent s’accompagner d’une phase d’acculturation et de mise en adéquation des procédures. Les expériences qui fonctionnent sont celles qui relèvent d’une pensée et d’une action globales, d’innovations managériales, qui s’appuient sur la transversalité, la collaboration, la transparence, la désintermédiation est la transposition organisationnelle des pratiques venues du digital. Références bibliographiques Cascio, Wayne F. (2000). Managing a Virtual Workplace, The Academy of Management Executive, 14(3), Themes : Structure and Decision Making, 14(3) 81-90 Doueihi, Milad (2011). Pour un humanisme numérique, coll. La librairie du XXIe siècle, Paris : Seuil. Doueihi, Milad (2012). « L’humanisme numérique est porté par un idéal de transparence et de partage », propos recueilli par Stéphane Dreyfus, le 23/02/2012, http://www.la-croix.com/Debats/Opinions/ Debats/Milad-Doueihi-L-humanisme-numerique-estporte-par-un-ideal-de-transparence-et-de-partage_NP_-2012-02-24-771497 Duport, M. (2017). Les network leaders, Chapitre 19 in S. Frimousse & Y. Le Bihan (coord.), Réinventer le leadership, EMS. Handy, C. (1995). Trust and the virtual corporation, Harvard Business Review, 73(3). Livian, Y. F. & Parot, I. (2008). Les espoirs déçus des équipes à distances, Annales des Mines - Gérer et comprendre, n°3. Mayerhofer, H., Hartmann, L.C., Michelitsch-Riedl, G., 100 Management & Sciences Sociales Michelle DUPORT Docteur en Sciences de gestion, chercheuse à l’Université Paul Valéry, membre du laboratoire CORHIS, du GRT Leadership (groupe de recherche thématique de l’AGRH), elle est également vice-présidente de l’IAS (Institut International de l’Audit social). Spécialiste de la Chine, ses recherches portent sur l’altérité, le management international des ressources humaines, le rôle des entreprises des pays émergents dans le renouveau du management. Elle anime depuis plus de 20 ans des séminaires professionnels à l’étranger. Ses travaux s’appuient sur des entretiens et des visites d’entreprise qu’elle mène en Asie depuis 16 ans. N° 21 Juillet-Décembre 2016 • RSE et éthique - Impacts sur l’enseignement du management