Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016.
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Or l’une des premières difficultés est de qualifier la violence contemporaine au Mexique.
D’une part, l’imbrication des acteurs politiques et criminels dans le pays rend les frontières
entre des violences de différentes natures poreuses et difficilement discernables. D’autre part,
la définition et la nature mêmes des violences posent problème, la « guerre contre le
narcotrafic » se rapprochant davantage d’une guerre civile qui masque son nom, et qui
s’appuie sur de multiples troupes irrégulières et labiles imitant ou réalisant le travail effectif
de la guerre par des professionnels de la violence. Cela signifie qu’aujourd’hui au Mexique, la
nature de la guerre contemporaine se distingue de politiques d’annihilation complète d’un
peuple, comme ce fut par exemple le cas au Guatemala, ou de nombreuses dictatures latino-
américaines du Cône Sud. Elle est également différente des techniques de contre-insurrection
employées dans le conflit armé au Chiapas avec la « guerre de basse intensité » qui s’appuyait
davantage sur une intervention indirecte de l’Armée par la formation de groupes
paramilitaires. Les combattants n’appartiennent pas ou plus à aucune troupe régulière, mais à
des groupes, plus ou moins formels et organisés, plus ou moins mobiles et éphémères, plus
ou moins politisés et criminels, composés de rebelles, de partisans, de miliciens, d’activistes,
de terroristes ou de mercenaires, aux loyautés sociales et politiques qui les placent en
décalage et en opposition aux États, et employant des moyens de combat dont le spectre va
des plus conventionnels aux plus répréhensibles (Linhardt et Moreau de Bellaing 2014).
Pourtant, la brutalisation contemporaine de la société mexicaine interroge l’impact de la
généralisation de la violence sur la temporalité, comme dans des régimes de terreur (Taussig
1984; Pécaut 2007), qui s’affranchissent de l’opposition entre temps de paix et temps de
guerre. La temporalité qui s’installe dans ces régimes peut être celle de l’attente de la
prochaine guerre, en espérant que celle-ci ne va pas exploser, mais aussi celle d’une guerre
sans fin ni victoire ou défaite. En ce sens, le cas mexicain s’inscrit dans la lignée des travaux
récents qui portent sur la temporalité de l’entre-deux que des expressions comme « ni guerre,
ni paix » (Linhardt et Moreau de Bellaing 2014), ou d’« entre-guerres » (Debos 2013)
traduisent, pour signifier les déplacements des « guerres nouvelles ». Celles-ci n’opposeraient
plus uniquement les armées régulières des États souverains depuis la fin de la Deuxième
Guerre mondiale. Mais la nuance de l’analyse depuis le cas mexicain s’impose dès lors qu’on
adopte une démarche historicisante, obligeant à affiner l’analyse en termes de « guerres
nouvelles ». Au Mexique, des mercenaires et des pistoleros ont toujours coexisté avec l’État
moderne en construction et qui tentait de centraliser son pouvoir. Dire cela invite à
interroger les termes de la « démocratisation », entendu trop souvent comme le passage au
multipartisme et aux processus électoraux. Au contraire, la transition politique des années
1990 n’a, malgré la consolidation du multipartisme, pas mis fin à des violences durables,
encore moins à pratiques des armes qui font du Mexique un nouveau western. Il est donc
nécessaire de porter un regard critique sur les travaux de la première heure sur la « transition
démocratique » au Mexique (Linz et Stepan 1996; Kotler et Washington Office on Latin
America 1995; Eisenstadt et Hindley 1999; Woldenberg 2012; Viqueira Alban et Sonnleitner
2000; Sonnleitner 2001b; « Challenges to Mexico’s Democratic Consolidation » 2006; Bey et
Dehouve 2006), ainsi que de dépasser une vision normative de la « démocratie », qui