Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. Sabrina MELENOTTE Concours 40/04, 2016 Modus operandi de la brutalité au Mexique : citoyenneté armée en contexte (post-)autoritaire. Résumé En quoi les violences contemporaines au Mexique remettent-elles en question la transition démocratique entamée dans les années 1990 ? Il se concentrera autour de trois axes de recherche : d’une part, les masculinités armées, analysées depuis la ritualisation des manifestations et des symboles de la violence par des « non-professionnels » de la violence ; d’autre part, les corps violentés comme véhicules de messages politiques et criminels. Il se veut à la fois une contribution à l’analyse des guerres et des violences contemporaines et un renouvellement du questionnement de la démocratie dans un contexte qui se prétend « post-autoritaire ». À partir d’une enquête ethnographique menée dans deux états fédérés du Mexique, ce projet se concentrera sur le phénomène de la décentralisation de la violence légitime comme le symptôme contemporain des guerres nouvelles. Le cas mexicain offre un exemple emblématique d’une transition politique d’un État aspirant à une modernité démocratique sans réussir pourtant à se défaire de violences politiques et criminelles. Celles-ci sont intégrées au champ social et ont perdu leur caractère extra-ordinaire, la vie quotidienne des Mexicains étant le théâtre de scènes d’une extrême cruauté qui interroge les mécanismes de telles pratiques brutales. Cette banalisation de la violence est un effet immédiat de la militarisation de plusieurs régions du pays, de l’extension des droits militaires dans la vie civile, et de la répression de nombreux mouvements sociaux, depuis la volonté officielle du gouvernement mexicain de « lutter contre le narcotrafic ». En réponse, la popularisation et la propagation de l’usage des armes dans la sphère civile interrogent en profondeur les paradigmes de la démocratie et de l’État. La décentralisation du monopole de la violence légitime et la professionnalisation d’acteurs civils qui s’arment et se préparent au combat fabriquent de nouvelles expressions citoyennes éminemment ambiguës : symptômes à la fois de l’abandon de l’État amenant des « non-professionnels de la violence » à s’armer pour défendre leurs familles ou leurs communauté, tout en imitant les « professionnels de la violence » par l’acquisition d’uniformes militaires, d’armes de haut calibre, mais aussi de techniques et stratégies militaires. Ce projet s’intéresse donc aux ancrages sociaux de la 1 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. violence auxquels s’ajoute un imaginaire politique singulier au Mexique dans lequel puisent les divers bandits sociaux pour légitimer leur projet. L’enjeu est de démontrer à la fois qu’il est nécessaire d’historiciser la violence et d’intégrer, plutôt que d’opposer, les « nonprofessionnels de la violence » à l’étude du projet de nation au Mexique. 1. Objets et objectifs de ma recherche Au Mexique, la dénommée « lutte contre le narcotrafic », entamée par l’ancien Président de la République Felipe Calderón Hinojosa (2006-2012) a bouleversé les modalités de la violence. Sa nature et son échelle se sont transformées sous l’effet des dispositifs de sécurité mis en place dans le pays depuis le Plan Mérida lancé en octobre 20071. Pendant sa campagne, l’actuel Président de la République, Enrique Peña Nieto avait également promis de lutter efficacement contre le narcotrafic, assurant que les premiers résultats se feraient sentir au bout d’un an. Beaucoup de Mexicains ont voté pour le retour du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) en espérant que la politique de l’ancien parti hégémonique allait rompre avec celle de son prédécesseur. Or, il s’avère que la politique de sécurité poursuivie par l’actuel Président Enrique Peña Nieto n’est guère différente de celle de Felipe Calderón et l’on compte aujourd’hui plus de 120 000 morts (chiffres officiels) et plus de 25 000 disparus. Les politiques sécuritaires et de régulation n’ont donc fait qu’accroître la violence dans le pays, marquant le retour d’un régime autoritaire et de pratiques violentes généralisées. Le « tournant démocratique », entamé au Mexique à la fin des années 1980, n’a eu d’impact ni sur les violences, ni sur les activités informelles et illégales. En ce sens, la recrudescence des violences depuis 2007 au Mexique confirme l’hypothèse de mes recherches doctorales de l’échec d’une transition démocratique pourtant convoitée. On peut même dire que non seulement la « transition démocratique » au Mexique ne s’est pas accompagnée de la diminution de la violence et de la coercition, mais qu’elle a plutôt signifié leur augmentation et leur déplacement sur de nouveaux terrains. Le déplacement de la violence est autant quantitatif que qualitatif : bien qu’il n’y ait pas de consensus, les chiffres officiels montrent une explosion nette du nombre d’homicides à partir de 2006 ; et la géographie de la violence semble s’être déplacée ces dernières années 1 L’Initiative Mérida est un projet d’aide extérieure lancé par les États-Unis en octobre 2007 et concrétisé par une loi du 30 juin 2008 sous l’administration Bush, visant à mener des opérations armées au Mexique, en Amérique Centrale et dans les Caraïbes, contre le trafic de stupéfiants et les opérations annexes qu’il engendre, comme le blanchiment d’argent, le trafic d’armes, la création de gangs. Souvent comparé au Plan Colombie qui a soutenu des forces militaires et paramilitaires dans la lutte contre les cartels, l’Initiative Mérida prétend moderniser les forces armées mexicaines et renforcer le complexe militaro-industriel des États-Unis. Au Mexique, c’est la Marine nationale qui a été au premier plan des opérations contre les narcotrafiquants, l’amenant à opérer sur plusieurs territoires reculés, dont le Chiapas. Elle est jugée la « moins corrompue » des forces armées et policières du pays. 2 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. des régions rurales et indiennes du Sud et du Centre du Mexique, dans les années 1990, au Nord et dans les zones urbaines et semi-urbaines. En outre, si la militarisation récente de plusieurs régions du pays témoigne d’une volonté officielle de « lutter contre le narcotrafic », elle est aussi un moyen de réprimer les mouvements sociaux, surtout dans le Sud du pays, au point qu’il est difficile quelquefois de savoir qui la produit et qui elle vise. Aujourd’hui, la violence s’est généralisée à l’ensemble de la société mexicaine, multipliant l’armement des groupes sociaux et politiques. Wil Pansters (2012) les qualifie de « post-autoritaires » car, par leurs actions, ils échappent à l’ancienne opposition entre guérilla et armée répressive. Ce terme désignerait ainsi les acteurs à la gâchette facile (gangs, organisations criminelles), les forces de police corrompues, les paramilitaires, les agents de sécurité privatisés (vigiles, miliciens). La propagation du champ militaire dans la sphère sociale et civile dissout les frontières de la définition de la guerre et établit des rapports violents durables. La durabilité du temps de la guerre et sa propagation spatiale aux sphères civiles amène donc à s’interroger sur la mise en concurrence d’acteurs privés avec l’État. La privatisation de l’espace et de la justice passe par l’autonomisation de la violence (et vice-versa), invitant à réfléchir à la manière dont les groupes privés subvertissent, voire se substituent, aujourd’hui à l’État grâce au contrôle de la violence légitime. Ce projet de recherche a pour ambition d’ouvrir une boîte de Pandore pour interroger et débattre des concepts tels que « démocratie », « citoyenneté », « violence » ou « résistance » à partir de l’étude du modus operandi de la brutalité au Mexique. Par brutalisation, je m’inspire de la traduction française du travail de George L. Mosse (1999) sur la Grande Guerre et les totalitarismes dans les sociétés européennes, mais que l’on pourrait tout autant rapprocher du terme « ensauvagement » : la banalisation et l’intériorisation de la violence de guerre qui s’établit durablement et sont ensuite réinvestis dans le champ politique, même une fois la guerre finie. Je reprends donc à mon compte ce concept de Mosse, qui n’est d’ailleurs pas sans faire écho à celui de « banalité du mal » d’Hannah Arendt, pas tant pour étudier une situation d’après-guerre comme ont pu le faire les contributeurs de l’ouvrage collectif sur les anciens combattants (Duclos 2010), que pour étudier une situation de guerre civile en cours au Mexique. En revanche, certaines différences apparaissent d’emblée : la brutalisation des individus que Mosse a étudiée dans le cadre des sociétés européennes se faisaient dans des cadres à peu près pacifiés au début du XXe siècle, et chez des individus qui connurent des ruptures brutales, par un effondrement du « temps de paix » et l’arrivée soudaine d’une violence de grande intensité pour les combattants (Saint-Fuscien 2013). 3 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. Or l’une des premières difficultés est de qualifier la violence contemporaine au Mexique. D’une part, l’imbrication des acteurs politiques et criminels dans le pays rend les frontières entre des violences de différentes natures poreuses et difficilement discernables. D’autre part, la définition et la nature mêmes des violences posent problème, la « guerre contre le narcotrafic » se rapprochant davantage d’une guerre civile qui masque son nom, et qui s’appuie sur de multiples troupes irrégulières et labiles imitant ou réalisant le travail effectif de la guerre par des professionnels de la violence. Cela signifie qu’aujourd’hui au Mexique, la nature de la guerre contemporaine se distingue de politiques d’annihilation complète d’un peuple, comme ce fut par exemple le cas au Guatemala, ou de nombreuses dictatures latinoaméricaines du Cône Sud. Elle est également différente des techniques de contre-insurrection employées dans le conflit armé au Chiapas avec la « guerre de basse intensité » qui s’appuyait davantage sur une intervention indirecte de l’Armée par la formation de groupes paramilitaires. Les combattants n’appartiennent pas ou plus à aucune troupe régulière, mais à des groupes, plus ou moins formels et organisés, plus ou moins mobiles et éphémères, plus ou moins politisés et criminels, composés de rebelles, de partisans, de miliciens, d’activistes, de terroristes ou de mercenaires, aux loyautés sociales et politiques qui les placent en décalage et en opposition aux États, et employant des moyens de combat dont le spectre va des plus conventionnels aux plus répréhensibles (Linhardt et Moreau de Bellaing 2014). Pourtant, la brutalisation contemporaine de la société mexicaine interroge l’impact de la généralisation de la violence sur la temporalité, comme dans des régimes de terreur (Taussig 1984; Pécaut 2007), qui s’affranchissent de l’opposition entre temps de paix et temps de guerre. La temporalité qui s’installe dans ces régimes peut être celle de l’attente de la prochaine guerre, en espérant que celle-ci ne va pas exploser, mais aussi celle d’une guerre sans fin ni victoire ou défaite. En ce sens, le cas mexicain s’inscrit dans la lignée des travaux récents qui portent sur la temporalité de l’entre-deux que des expressions comme « ni guerre, ni paix » (Linhardt et Moreau de Bellaing 2014), ou d’« entre-guerres » (Debos 2013) traduisent, pour signifier les déplacements des « guerres nouvelles ». Celles-ci n’opposeraient plus uniquement les armées régulières des États souverains depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mais la nuance de l’analyse depuis le cas mexicain s’impose dès lors qu’on adopte une démarche historicisante, obligeant à affiner l’analyse en termes de « guerres nouvelles ». Au Mexique, des mercenaires et des pistoleros ont toujours coexisté avec l’État moderne en construction et qui tentait de centraliser son pouvoir. Dire cela invite à interroger les termes de la « démocratisation », entendu trop souvent comme le passage au multipartisme et aux processus électoraux. Au contraire, la transition politique des années 1990 n’a, malgré la consolidation du multipartisme, pas mis fin à des violences durables, encore moins à pratiques des armes qui font du Mexique un nouveau western. Il est donc nécessaire de porter un regard critique sur les travaux de la première heure sur la « transition démocratique » au Mexique (Linz et Stepan 1996; Kotler et Washington Office on Latin America 1995; Eisenstadt et Hindley 1999; Woldenberg 2012; Viqueira Alban et Sonnleitner 2000; Sonnleitner 2001b; « Challenges to Mexico’s Democratic Consolidation » 2006; Bey et Dehouve 2006), ainsi que de dépasser une vision normative de la « démocratie », qui 4 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. postulerait une vision linéaire du processus d’une transition politique, celle d’un passage des « balles » au « vote », « from bullet to ballot », une expression anglo-saxonne souvent employée encore pour décrire les transitions politiques dans différents contextes (Sonnleitner 2001a; Trelles et Carreras 2012). Modification de la question de la brutalisation des sociétés car la pénétration de la violence et de pratiques des armes parmi des acteurs a priori « non-violents » signifie qu’il y a un déplacement du rapport à la violence dans le champ social, y compris dans les institutions. Mon hypothèse est que les mutations de la brutalité des formes de la violence passe par l’émergence d’une nouvelle figure du combattant qui se généralise à plusieurs cas d’étude dans le monde, mais qui sera abordée ici par le cas mexicain : le « civilcombattant » L’héritage révolutionnaire Il s’agit donc de comprendre que la définition de la « délinquance » et de la « criminalité » au Mexique intègre des pratiques très diverses de la violence, dont celle de groupes civils qui s’arment pour répondre à la violence quotidienne vécue. À y regarder de plus près, les « zones de non-droit » sont des régions marquées par un fort taux de marginalité et où l’État n’incarne pas et n’a jamais incarné la protection envers la population. Ainsi en est-il des États du Chiapas, du Guerrero ou du Michoacán, où la pauvreté est plus élevée que la moyenne nationale, où la population est essentiellement indienne et souffre d’un accès aux services publics et à la justice. J’ai montré dans ma recherche doctorale que la création de pouvoirs personnalistes et arbitraires incarnés par de forts caciques locaux illustre parfaitement que ni la formation d’un État postrévolutionnaire, ni la transition démocratique des années 1990, n’ont jamais réussi à mettre fin à des rivalités entre factions locales. Certaines de ces factions locales bénéficient directement des ressources économiques liées aux partis politiques mais aussi de l’appui des élus locaux et régionaux. D’autres au contraire préfèrent l’allégeance de cartels de la drogue. D’autres enfin ont élaboré de longue date des mécanismes de défense face à la violence politique récurrente. Concernant ce dernier point, le projet zapatiste au Chiapas a été l’un des projets les plus emblématiques de cette position défensive face à la violence étatique, par un projet d’autonomisation du politique et de la justice. L’une des spécificités du Mexique réside dans le fait que le pays est imprégné d’un imaginaire renvoyant au mythe révolutionnaire qui a forgé le nationalisme mexicain et qui est aujourd’hui à l’œuvre dans le conflit dissymétrique qui meut le pays. Il est nécessaire de 5 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. rappeler que la Révolution mexicaine, où l’armée révolutionnaire, y compris de ses généraux Pancho Villa et Emiliano Zapata, était composée essentiellement de paysans sans formation militaire. Ainsi, la multiplication ces dernières années de groupes d’autodéfense, de milices, de polices communautaires, qui se superposent aux anciens projets de guérillas et aux groupes criminels contemporains, réhabilitent ces héritages révolutionnaires de la citoyenneté au Mexique. Ainsi, ce que d’aucuns nomment aujourd’hui les « radicalisations violentes » sont des phénomènes anciens en Amérique latine et, qui plus est, au Mexique. Dès lors, si des méthodes militaires s’imbriquent aujourd’hui dans la sphère civile et façonnent de nouvelles figures de « combattants profanes », ceux-ci puisent dans l’iconographie et l’esthétique révolutionnaire mexicaine pour trouver leur légitimité. Entre amateurisme et professionnalisation, les groupes civils armés sont autant de bandits sociaux contemporains qui renouvellent le modus operandi de la brutalité au Mexique, en offrant de nouvelles expressions citoyennes qui méritent une plus grande attention. Un État « failli » ? D’aucuns ont vu dans le démantèlement ces dernières années au Mexique des systèmes de protection hérités de l’époque « révolutionnaire » le motif qui aurait fait basculer de plus en plus de Mexicains dans la criminalité (Musset 2015). Beaucoup de travaux s’accordent à voir dans les violences contemporaines la « faillite » des institutions régaliennes de l’État, créant des zones de « non-droit ». Si certes, le manque de ressources, de formation et d’équipements de la police explique dans bien des cas un débordement des forces de police, force est de constater que l’État mexicain n’est pas un État « faible ». En effet, une réelle « politique des corps habillés » (Debos et Glasman 2012) a été déployée sur l’ensemble du territoire suite à la guerre lancée par l’ancien Président Felipe Calderón en 2007. On assiste à la modernisation rapide de l’Armée mexicaine, notamment grâce à l’accompagnement de conseillers militaires nord-américains des unités mexicaines et le maniement de matériel sophistiqué fourni par la Maison Blanche (hélicoptères Huey uh-1h, outils de détection, appareils électroniques et informatiques) (Musset 2015). Les interventions militaires ont abouti à la multiplication des massacres et des tueries, dont le cas emblématique des 43 étudiants de l’école rurale d’Ayotzinapa en septembre 2014 a montré la collusion entre le crime organisé et le monde politique mexicain. Pour autant, la militarisation et l’élargissement des droits militaires dans la sphère civile semble avoir renforcé dans un premier temps le crime organisé (CHIFFRES MUSSET). Plusieurs facteurs expliquent cette tendance : l’un des principaux motifs réside dans la corruption très importante des polices et des fonctionnaires de la justice, ainsi qu’une réelle méfiance à l’égard des institutions judiciaires qui expliquerait qu’il n’y ait qu’un très faible taux de plaintes et, partant, d’enquêtes préliminaires et de jugements sur ces crimes. Ces « chiffres noirs » interroge le manque de confiance des Mexicains envers les institutions de sécurité et l’impunité qu’elles entraînent (Marijn 2014). Elles soulignent également l’incapacité des institutions contemporaines à rendre compte du nombre réel des crimes et 6 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. des délits, ainsi que de sa faiblesse actuelle à construire un grand récit social permettant de répondre à la crise traversée. Ce projet de recherche a donc pour ambition d’approfondir pour ce faire mes conclusions doctorales pour élargir l’analyse du modus operandi des techniques de brutalité et leurs effets sociaux dans d’autres États du Mexique. Dire cela est d’autant plus nécessaire que chaque région du Mexique a une histoire régionale spécifique qui a construit des histoires du nationalisme et de l’État mexicain très différentes au fil de l’histoire. L’historiographie récente le prouve dans certains États, comme dans l’Oaxaca (Smith 2009). Dire cela renverserait l’idée wéberienne d’un État qui aurait détenu le monopole de la violence. Ainsi, plutôt que de tenter de comprendre la « nouveauté » des guerres actuelles, appréhender l’enchevêtrement et la coexistence de pratiques et de méthodes anciennes et nouvelles de la violence semble plus pertinent pour traduire les arrangements collectifs, les formes institutionnelles et privées des situations contemporaines de violence. Ce projet inscrit également sa réflexion sur la démonopolisation de la guerre par l’État dans une perspective critique des travaux qui s’intéresse à l’État depuis ses fonctions régaliennes. La recrudescence des violences et l’accroissement des groupes civils armés au Mexique est-il nécessairement le signe de « faillite » de l’État mexicain ? Cette question est d’autant plus pertinente que le Mexique est une illustration nette d’un État dont la capacité politique et militaire est importante et qui, pourtant, connaît une décentralisation de la violence légitime qui interroge la pertinence à ne considérer que la faiblesse de l’autorité politique centrale. Il faudrait plutôt émettre l’hypothèse que dans de nombreux cas, dont le mexicain, la guerre civile est un effort pour s’adapter à une nouvelle donne stratégique et sécuritaire qui aboutit à de nouveaux arrangements politiques. Certes, l’officielle « guerre contre le narcotrafic » au Mexique offre un exemple emblématique d’une approche contemporaine de la sécurité qui établit de nouvelles figures de la menace et du terrorisme pour justifier de nouveaux paradigmes stratégiques et sécuritaires, par des rapports asymétriques. En ce sens, la multiplication des groupes d’autodéfense symbolise l’incapacité des institutions à juguler la diversification des activités criminelles et constitue une expression éminemment citoyenne à la crise sécuritaire. Guérilléros, polices communautaires, paramilitaires, d’autodéfense : vers une citoyenneté armée ? groupes Dès lors surgissent les questions suivantes : En quoi la violence présente-t-elle une valeur heuristique qui nous permette de comprendre les transformations politiques au Mexique marquée par l’effondrement du régime corporatiste du PRI et l’ouverture de nouveaux espaces politiques « autonomes », contestataires et/ou criminels ? La décentralisation de la violence qui n’est plus réductible au monopole de l’État participerait-elle 7 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. de la démocratisation ? En quoi le phénomène de l’armement des groupes civils est-il une expression citoyenne ? En quoi la multiplication des expressions de justice et de violence autonomes nous renseigne-t-elle sur les transformations de l’État mexicain ? En quoi l’amoindrissement du monopole étatique de la guerre implique-t-il l’intensification des circulations humaines, matérielles et immatérielles autour d’une « économie de la violence » ? L’objet de cette recherche n’est donc pas tant l’analyse les violences politique et criminelle contemporaines que de comprendre les mécanismes d’imbrication de ces violences dans la vie quotidienne des Mexicains, par l’étude de la production des effets sociaux qu’elles génèrent. Ce projet de recherche ne se concentrera pas tant sur le crime organisé que sur la multiplication de projets politiques et idéologiques employant les armes dans un but défensif. L’un des effets immédiats du modus operandi d’une violence extrêmement brutale, à laquelle les groupes les plus marginalisés de la société mexicaine sont les premiers soumis, se trouve dans la réponse de ces derniers par des projets défensifs, armés à des degrés très divers. Cette réaction interroge la professionnalisation de groupes civils profanes à des méthodes et pratiques militaires, et redéfinit la définition généralement admise de la « démocratie » dans son sens libéral, d’une transition politique qui s’opposerait à la violence. L’autonomisation de la violence ? Le cas mexicain interroge donc l’enchevêtrement et l’apogée de multiples antagonismes armés dans un contexte de transition politique échouée, qui mêlent à la fois aux anciennes guerres internes menées contre les guérillas, au crime organisé, à la délinquance, et à des nouvelles milices contemporaines, allant de l’autodéfense au paramilitarisme. Ces phénomènes d’autonomisation de la justice liés au déclin d’un régime politique favorisent l’ouverture d’espaces politiques échappant à la souveraineté étatique tout en offrant des expressions alliant dans des espaces circonscrits, à des degrés et des échelles différentes, à la fois des pratiques de contestation citoyenne, de brigandage et de criminalisation des rapports sociaux. Ainsi, la violence est en cours de banalisation et de dissimulation, au point de recouvrir toutes les sphères de la société mexicaine et de semer la confusion entre des projets politiques très différents. Ce projet se propose donc d’adopter une perspective en termes d’armement des groupes civils pour interroger les expressions citoyennes et éminemment ambiguës de phénomènes d’armement de civils en vue de défendre la société ou le groupe. La multiplication des groupes armés au Mexique interroge la difficile définition des « entrepreneurs de la violence » (Abega 2003) qui se multiplient ces dernières années : comment distinguer en effet rebelles, guérilleros, paramilitaires, groupes d’auto-défense, polices communautaires, miliciens, criminels, mercenaires, terroristes, etc. ? Par ces exemples, peut-on envisager la prolifération d’armes et leur port par des groupes civils comme un acte citoyen ? Comment distinguer, aujourd’hui, les auto-défenses, les polices communautaires, paramilitaires, les narcotrafiquants, les milices privées ? Comment établir une différence entre ces pratiques 8 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. multiples des armes et de catégories aux frontières floues, celles criminelles qui prétendent se substituer à l’État, et celles qui se présentent comme des défenses de la communauté ou le groupe en se présentant comme des actes de citoyenneté ? Partant, comment penser une « citoyenneté armée » sans que cela n’apparaisse comme un paradoxe de l’ambition démocratique mexicaine ? La multiplication de ces acteurs armés soulève la question de la violence comme partie inhérente des négociations et des ordres contemporains du Mexique. L’un des défis de ce projet est donc de réussir à rendre compte de la « démocratisation de la violence » à partir des négociations entre droit et violence, légitimité et illégalité, qui fonde le grand partage entre ordre et désordre d’une société a priori plongée dans le chaos. Ainsi, plutôt que de considérer la violence comme générant de l’anomie ou du chaos, l’une de mes hypothèses de travail est que cette violence est constitutive du lien politique de l’État mexicain. Elle vient non seulement réguler des interactions politiques, sociales, commerciales, à travers des rapports de domination, par des appareils symboliques et des rituels qui traversent les mécanismes de protection qu’élaborent les Mexicains, mais elle représente aussi un mode d’apprentissage et de régulation de leur vie quotidienne. Ainsi, ce projet ne se penche pas tant sur les enjeux sécuritaires liés à l’imbrication des violences politiques et criminelles, qu’aux effets sociaux et à l’intégration de la violence dans la vie quotidienne des Mexicains. Comment des « hommes ordinaires » (Browning 2002) en arrivent-ils à adopter des gestes concrets de radicalisation violente, allant de l’armement au passage à l’acte, en reproduisant une violence vécue, voire pour certains en devenant des tueurs méthodiques ? Dire cela suppose que la pratique des armes et des techniques brutales suppose l’acquisition d’un savoir-faire. Comment ce savoir-faire se transmet-il ? La spécificité du cas mexicain réside dans l’imbrication de violences de diverses natures et de l’accroissement d’activités illégales et criminelles qui intègrent la vie sociale. De nouveaux terrains de la violence Déplacements des violences Le déplacement des géographies et de la nature des violences au Mexique à l’aube du XXIe siècle déplace également le regard pour renouveler les études sur la violence politique. L’un des phénomènes les plus ostentatoires réside dans la multiplication de groupes civils armés d’idéologies et de pratiques variées comme autant de réponses à une violence politique et criminelle vécue au quotidien. La méfiance de la société mexicaine à l’égard de l’État et du crime organisé a suscité la création de système de surveillance et de justice très divers dans le pays. Par exemple, les Polices communautaires dans l’État fédéré du Guerrero (Gasparello 2009; Gasparello et Guerrero 2009; Fernández Christlieb 2011) ou les Conseils de bons gouvernements zapatistes dans l’État du Chiapas (Melenotte 2010; Velaso Cruz 2008) sont des projets 9 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. politiques aspirant à une refonte du projet national, par la transformation profonde des rapports de domination multiples (ethnicisés, de genre, de classe). Les territoires « autonomes » s’accompagnent d’un discours de justice sociale et d’accès à la citoyenneté différenciée, par un rapport de force avec l’État qui les font porter des armes, souvent de petit calibre. Ces projets, fortement idéologisés et imprégnés de préceptes moraux, proposent des alternatives intégrales aux institutions de l’État (éducation, santé, agriculture, systèmes normatifs). Ces systèmes se déploient surtout dans les régions rurales à majorité indienne et s’appuient sur des systèmes traditionnels des « us et coutumes », parfois reconnus par les constitutions des États fédérés, comme dans l’Oaxaca (Recondo 2009; Recondo et Hémond 2002). Mais souvent ces expressions d’autonomie politique sont criminalisées, comme au Chiapas, où la durabilité du conflit armé atrophie ces expériences d’alternative politique, comme je l’ai démontré dans ma thèse. Mais qu’elles soient légalisées ou qu’elles existent « de facto », elles constituent des expressions d’autonomie de la justice et d’un système d’autorité entrant en concurrence avec l’État par la construction d’un contrepouvoir déterminé. Plus récemment, des systèmes de surveillance beaucoup plus armés ont émergé dans d’autres régions rurales, pas nécessairement indiennes, comme les groupes d’auto-défense dans le Michoacán. Ces groupes sont plus réactifs à la violence du crime organisé et tiennent avant tout un discours sécuritaire. Ils n’ont aucun statut légal, à l’inverse des Polices communautaires, et les contours et liens de ces groupes avec la politique locale et régionale sont troubles. Par exemple, le leader des groupes d’auto-défense dans le Michoacán, le docteur José Manuel Mireles, est une nouvelle figure de protecteur de la communauté qui a émergé récemment. Sans que l’on sache pour quelles raisons, il a soudainement désavoué le cartel des Chevaliers Templiers, en diffusant de nouveaux messages visant à affilier idéologiquement son groupe d’auto-défense de mouvements sociaux luttant pour la démocratie, voire du projet révolutionnaire de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). Qu’ils soient plus ou moins lourdement armés, ces groupes de civils armés reprennent le contrôle de leur territoire par une revendication sécuritaire à l’ancrage micro-locale. La protection de la communauté peut, mais pas nécessairement, s’inscrire dans un projet démocratique. Déplacements du regard sur les violences : choix des terrains Pour ce faire, je débuterai deux nouvelles enquêtes ethnographiques dans les États du Guerrero et du Michoacán, marqués par de spectaculaires violences politiques et criminelles, et où se trouvent différentes réponses citoyennes armées. Pour ce faire, un premier terrain portera sur l’État du Guerrero où des groupes civils armés s’inspirent de l’expérience zapatiste et des Conseils de Bons Gouvernements au Chiapas : il s’agit de la Coordination régionale des autorités communautaires – Police communautaire (CRAC-PC), qui se trouve sur la Costa Chica du Guerrero, à San Luis Acatlán. Voilà 20 ans 10 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. que la Police communautaire existe, et réunit 28 villages dans plusieurs municipalités (San Luis Acatlán, Marquelia, Azoyú, Iliatenco). Aujourd’hui divisée, cette expérience de Police communautaire reste l’une des principales expressions de justice communautaire proche des expériences d’autonomie politique au Chiapas. Elles connaissent le même tiraillement entre l’institutionnalisation du mouvement zapatiste et une expression radicale antiétatique faisant un usage rationnel et défensif des armes. En outre, on y trouve des femmes, dont une prisonnière politique fortement médiatisée, Nestor Salgado García. J’envisage également un deuxième terrain dans l’État du Michoacán auprès des familles liées aux groupes d’autodéfense et proches du Dr. Mireles, nouvel icône des groupes d’autodéfense au Mexique, fait prisonnier en 2013. Dans cette même région se trouvent également des Gardes communautaires d’Ostula, en résistance depuis le début des années 2000 (Gledhill 2004; Gledhill et Schell 2012). Ces différentes expressions armées ont comme point commun de s’affilier, au moins dans le discours, à l’expérience zapatiste de l’État du Chiapas, qui a fait l’objet de mes recherches doctorales. Elles permettent ainsi d’analyser le spectre ample des citoyennetés armées, au carrefour des mouvements sociaux et politiques, et répondant à une violence politique et criminelle vécue. En partant de ces groupes armés à l’ambition démocratique, il est possible de remonter la chaine des violences et décrire les mécanismes de la violence depuis sono ancrage local et social. Il s’agit dans les deux cas de paysans armés qui n’ont pas fait de ces pratiques un « métier des armes » (Debos 2013) et qui partagent finalement de nombreuses caractéristiques de protestation envers l’État, malgré des antagonismes évidents liés aux liens parfois troubles des groupes d’autodéfense. Je construirai dans les deux États à une étude autour de deux types de corpus : une ethnographie au sein des réseaux familiaux ; et une analyse d’archives diverses pour historiciser les violences à partir de la Révolution mexicaine et du projet de consolidation de l’État post-révolutionnaire. En m’appuyant sur l’évolution des violences politiques plus anciennes dans les deux États fédérés du Michoacán et du Guerrero, il sera possible de saisir non seulement les transformations de la violence politique – qui suppose également l’évolution des répertoires d’action des formes de résistance –, mais également la mutation des représentations de la violence au fil de l’histoire. Constitution du corpus 1/ La constitution d’un corpus d’archives formera le premier volet de ma recherche. Je décortiquerai tous les documents écrits dont on dispose dans les deux États fédérés sur les groupes armés au Mexique depuis la Révolution mexicaine de 1910, en menant un travail minutieux travail de collecte d’archives diverses. 11 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. Il s’agira en premier lieu d’entrer en contact avec les institutions en charge des enquêtes judiciaires, pour trouver des rapports officiels d’experts et avoir accès à des affaires classées. De plus, l’interlocution privilégiée avec des fonctionnaires du Bureau du Procureur, en charge des enquêtes (Procuraduría General de la República) et des Bureaux spécialisés dans les crimes et enquêtes (Fiscalías General del Estado) du Guerrero et du Michoacán permettra l’accès à des dossiers classés, à des rapports officiels d’experts ainsi qu’à des enquêtes contemporaines. Les institutions pénales et judiciaires au Mexique n’ont jamais fait l’objet d’une enquête ethnographique et historiographique. Or, par l’étude de ces archives et l’ethnographie des agents de ces institutions, il sera possible de saisir le modus operandi de la violence au fil du 20ème siècle, à la fois par l’évolution des modalités de la violence (méthodes d’exécution, sanctions corporelles, récurrences et nouveautés), mais aussi par la construction d’un discours officiel, tout en ayant conscience que cela implique parfois d’effaçant les traces de la violence d’État. L’analyse des archives judiciaires et pénales officielles est donc riche mais aussi insuffisante car elles contiennent les silences et « tabous de l’histoire » (Ferro 2002). L’analyse de la presse permettra donc de compléter les « silences des archives » judiciaires. Et afin d’intégrer à l’analyse une dimension réflexive sur la production des discours sur la violence, j’ajouterai au corpus d’archives les rapports des Centres des droits de l’homme, que l’on peut appréhender à la fois comme des « pacificateurs », mais également comme des fabricants de contre-pouvoirs dénonçant la violence politique, et fabricant des catégories d’analyse sur la violence. Ainsi, j’envisage pour cela de me rapprocher des versions fédérées de la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) et, dans l’État du Guerrero, du Centre des droits de l’homme Tlachinollan. Ce corpus rendra possible l’historicisation des sanctions corporelles dans les deux États, la contextualisation des violences faites aux corps permettant de donner une profondeur historiques aux mutilations contemporaines: comment sont représentées les violences dans les archives ? Au contraire, que ne nous disent pas les archives ? Comment le regard sur la violence politique a-t-il évolué en même temps que le regard sur les corps violentés et suppliciés ? J’envisage de considérer également le support audiovisuel comme faisant partie intégrante du corpus analysable. Les vidéos archivées sur Youtube des « narco-messages » comme ceux du chef du Cartel du Michoacán Servando González, alias « La Tuta », ou encore du chef des groupes d’auto-défense José Manuel Mireles seront exploitées pour saisir les idéologies et les économies morales de ces projets armés. 2/ Par réseaux familiaux, j’entends analyser … figure du pater familias + masculinités armées qui supposent … Dire cela invite alors à s’interroger sur la dimension familiale, sociale et politique de l’action de ces groupes armés induits par la violence, sur la légitimité 12 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. de leurs actes au sein de la population locale qu’ils protègent, et illustreront les nouvelles normes de la « justice par soi-même » produite au Mexique. Ainsi, la corrélation entre l’organisation familiale et le caractère patriarcal de ce nouveau régime de pouvoir qui s’impose pose la question du genre en tant que présupposé culturel et qui semble exclure – au moins a priori – les femmes. L’analyse des réseaux familiaux (parenté et alliance) est déterminante pour comprendre les antagonismes qui se développent au sein des cultures intimes qui font les rapports de pouvoir et de domination. Dès lors qu’il est difficile de définir et délimiter la violence lorsque celle-ci est intégrée aux espaces sociaux (Scheper-Hughes et Bourgois 2003), il est possible de trouver dans les histoires individuelles et familiales des épisodes de violences passées qui ont comme singularité de faire partie de la vie sociale et politique quotidienne. Ainsi, les vengeances au sein des réseaux familiaux éclairent les violences politiques et criminelles plus larges, et viceversa. En donnant de la profondeur historique, il est possible d’entrer dans la complexité de l’analyse et comprendre non seulement la multiplicité des expressions de la violence, mais aussi les dynamiques familiales et historiques des violences vécues et des pratiques des armes. Si de nombreuses violences passées ne sont pas enregistrées dans des archives, cela revient à dire qu’il faut accorder une importance toute particulière à la tradition orale et aux mémoires des violences consignées dans les mémoires familiales. Mon hypothèse est ici double : d’une part, l’armement de groupes civils témoigne d’une coexistence de modèles répressifs qui se superposent : celui des organisations politiques hiérarchiques et non-étatiques (Gledhill 2000) ; celui des méthodes militaires répressives liées à l’introduction croissante du pouvoir étatique en milieu rural. En étudiant les différentes configurations du pouvoir étatique dans le Michoacán et le Guerrero, il sera possible de comprendre le rôle joué par l’autorité familiale patriarcale et la capacité, ou non, de l’État à contrôler plusieurs secteurs de la population. En intégrant la dimension familiale à l’analyse, il est possible de comprendre le bouleversement des hiérarchies ainsi que les catégories sociales et culturelles issues de la violence en milieu rural et indien. La brutalisation de la société mexicaine interroge également les dispositions et les compétences acquises au cours des différents conflits dans ces deux États, et réinvesties dans les violences contemporaines. C’est donc poser ici la question de l’habitus guerrier dans les familles mexicaines qui pose avec lui la question de la production et de la reproduction de la violence. Ainsi, l’ethnographie du pouvoir et des rapports de domination et de violence qui sera menée au sein des réseaux familiaux dans le Michoacán et le Guerrero permettra de comprendre la socialisation des armes, au carrefour d’une étude de la médiation politique, de l’« économie de la violence » générées par les transactions liées aux armes et d’une anthropologie politique de la violence qui intègre la dimension familiale à l’armement des groupes civils. Il est important de s’immerger au cœur des réseaux familiaux pour saisir la construction de la légitimité des figures morales et armées à la fois pour les pères de famille. L’hypothèse de recherche est que la figure paternelle est absolument essentielle dans le 13 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. processus de socialisation de la violence, qui y trouve à la fois sa source de reproduction et son potentiel de légitimité. Cela signifie également d’appréhender la violence comme un travail débouchant sur des activités sociales et économiques, à l’instar des travaux envisageant la violence comme un métier et comme un facteur d’ascension sociale (Volkov 2000; Debos et Glasman 2012; Debos 2011; 2013). Une approche personnalisée : entre étude du clientélisme, sociologie des mobilisations et anthropologie de l’État Décentrer le regard : une analyse régionale de l’État Afin de ne pas réifier l’État, ce projet adopte une position influencée par les travaux de science politique qui intègrent la démarche ethnographique à l’analyse. L’anthropologie politique offre un décentrement méthodologique des plus utiles pour privilégier le point de vue vernaculaire et « non-institutionnaliste » de l’État (Abélès 1995), en vue de saisir les arrangements internes, mais aussi les impensés, les ambigüités et les espaces informels entre l’« idée de l’État » (Abrams 1988) et ses pratiques quotidiennes. Ma recherche dans l’État du Chiapas depuis 2003 m’a convaincue que seule une variation régionale du régime mexicain traduit les appropriations, les négociations ou les rejets de l’État par les sujets. Une « culture intime » (Lomnitz-Adler 1992) spécifique à chaque État fédéré du pays (ou « région ») à la configuration des rapports de pouvoir et de domination d’un contexte donné. L’« État » n’est donc pas tant un projet normatif que l’expression de pratiques quotidiennes des sujets locaux et régionaux. De même que la citoyenneté qui lui est corollaire, il se façonne depuis les liens interpersonnels, de parenté et de voisinage, qui se créent depuis leur ancrage territorial et local. Il importe donc d’analyser « l’État » depuis ses arrangements locaux (Mitchell 1991). Historiciser les violences contemporaines : l’héritage révolutionnaire En outre, il est indispensable d’historiciser la violence afin d’éviter toute essentialisation du concept et des pratiques. En Amérique latine, les histoires d’Indépendances et de constructions des nationalismes, des dictatures et des guérillas ont créé de longue date des guerres qui s’affranchissaient du cadre étatique. Par exemple, des travaux portant sur la Colombie et la période de La Violencia (1948-1964) ont montré qu’une période de crise politique et économique est propice à l’émergence de formes où s’entremêlent la résistance paysanne, le banditisme nomade, les affaires lucratives, le clientélisme et les mouvements sociaux agraires (Palacios 2003; Uribe 2010; Pécaut 2012). De même, au Mexique, plusieurs travaux ont abordé des études régionales sur la longue durée en articulant mouvement paysan, citoyenneté et violence, tels qu’Armando Bartra dans le Guerrero (1996), ou encore, Paul Friedrich sur les Princes de Naranja (1986) dans le Michoacán, qui décrit les rapports de pouvoir et la violence virile des chefs locaux, appelés caciques, à partir de son concept de « libido dominandi ». La formation de l’État postrévolutionnaire dans chaque État, notamment l’étude des caciques locaux 14 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. (Bartra 1980; Pineda 1993; Lomnitz-Adler 1992; Lomnitz-Adler 1992), est indispensable à l’analyse, l’articulation entre partis politiques et mouvements sociaux (Combes 2005). Entre étude de la médiation politique, sociologie des mobilisations et anthropologie de la violence Il est donc nécessaire d’historiciser et d’ethnographier la formation des acteurs civils armés, afin de dépasser plusieurs dichotomies encore persistantes dans l’opinion publique et dans bien des travaux portant sur l’État ou sur les mouvements sociaux (État/société, État/narcotrafic, guérilla/paramilitaire public/privé, ami/ennemi). Une analyse dynamique des multiples appartenances (Combes 2005), politiques ou religieuses, qui prenne en compte la mobilité des acteurs, autant que la circulation d’armes et de trafics divers sera nécessaire pour s’affranchir d’une vision centrée sur l’État comme appareil régulateur détenant le monopole de la violence. Je bénéficie d’une solide expérience … Il s’agit donc d’interroger le basculement dans la brutalisation de manière concomitante avec la production de discours sur la violence pour comprendre comment des acteurs privés et publics cadrent un problème de sécurité publique. Dire cela revient à analyser à la fois les manifestations de la violence et la production des discours sur la violence par l’analyse des acteurs concernés par ces violences. Il s’agit donc de déconstruire et d’historiciser la production des catégories de la violence, tout autant qu’il importe de comprendre de manière indissociée qui sont les producteurs de la violence et les « pacificateurs », en croisant l’analyse de la violence et ses effets sociaux sur les citoyens « ordinaires » (Carrel et Neveu 2013), ainsi que la production de nouveaux discours dénonçant la violence. Une situation jugée violente et intolérable à une époque ne le sera pas forcément à une autre. Pour toutes ces considérations autour de la difficulté à saisir et appréhender la violence, je me propose d’historiciser les actes violents ainsi que les catégories et les représentations de la violence, en intégrant la dimension morale au sein d’une société à un moment donné. Au Mexique, parler de violence politique implique de ne pas considérer l’État comme une entité surplombante venant s’abattre sur les populations. De même, une vision simplificatrice opposant guérilla et État est impossible car elle réduit la multitude d’entrepreneurs de la violence. Il s’agit au contraire de comprendre que la répression est souvent indirecte dans la mesure où des secondes mains, souvent des civils armés et formés militairement, exécutent la violence. Par exemple, toute l’ambiguïté du phénomène paramilitaire analysé dans ma thèse dans le cadre du conflit armé au Chiapas a résidé dans la formation militaire de civils devenus des sortes de supplétifs des forces policières et/ou militaires qui exécutent le « sale boulot » (Hugues 1996, 75‑85). Ces tâches ingrates exécutées par ceux qui sont perçus comme des « auteurs matériels » de la violence couvrent souvent l’organisation collective 15 Projet de recherche de Sabrina Melenotte, candidate au concours de CR2 du CNRS. Appel 2016. d’acteurs en lien avec l’État. Cela suppose que, de son organisation à son exécution, la violence s’établit selon des chaînes de loyauté plus ou moins solides, durables et violentes. Ce projet voudrait se situe donc au carrefour d’une sociologie de l’action collective, d’une étude du clientélisme et des groupes de loyauté et d’une anthropologie de la violence. Une approche transversale sur les violences est nécessaire, en rapprochant des pratiques des armes diverses et hiérarchisées et en analysant le rapport de ces différents projets armés à l’État. Pour dépasser cette dichotomie, ce projet souhaite réfléchir à la frontière poreuse qui anime tous ces projets, au carrefour entre violence politique, violence criminelle, mouvements politiques et sociaux. De nombreux travaux portent déjà sur les organisations criminelles, les gangs ou des narcotrafiquants, dans des contextes très divers et à partir de l’analyse des nouvelles loyautés sociales et politiques engendrées par les activités informelles et illicites (Briquet et FavarelGarrigues 2008; Gayer 2014; Grajales 2011; Gouëset 1992). La question des milices a déjà été abordée dans d’autres contextes politiques (Lamotte 2012; Gayer et Jaffrelot 2008; Gayer 2008; Egreteau 2008; Jaoul 2008) de même que le vigilantisme fait aujourd’hui l’objet d’un réseau de recherche (GRAV) sur le thème de la privatisation de la sécurité. Ce projet souhaite donc s’inscrire dans la lignée de ces études, tout en apportant une contribution à l’analyse depuis la spécificité du cas mexicain. L’approche ethnographique est la plus à même d’apporter un éclairage « par le bas » des mutations des formes combattantes contemporaines, en menant une enquête sur les groupes civils armés. Chronogramme Consciente que la faisabilité du projet ne se fera que « sur place » et lentement, je partirai de l’actualité autour des polices communautaire dans l’État du Guerrero, puis des groupes d’auto-défenses dans l’État du Michoacán comme point de départ pour entamer des recherches plus larges sur l’armement de civils au Mexique entre 2016 et 2020. En cas de recrutement au CNRS, À long terme, mon projet établira une comparaison entre ces divers projets civils armés, afin de dégager des récurrences dans les pratiques profanes des armes au Mexique. je procèderai à une analyse systématique des massacres au Mexique pour tenter de distinguer des récurrences dans les méthodes d’exécution et le modus operandi de la violence. 16