Revue d'histoire des sciences Le style mathématique des Principia de Newton M Francois De Gandt Citer ce document / Cite this document : De Gandt Francois. Le style mathématique des Principia de Newton. In: Revue d'histoire des sciences, tome 39, n°3, 1986. Etude sur l'histoire du calcul infinitésimal. pp. 195-222; doi : https://doi.org/10.3406/rhs.1986.4476 https://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_1986_num_39_3_4476 Fichier pdf généré le 08/04/2018 Résumé RÉSUMÉ. — Comment caractériser les méthodes de démonstration mathématique utilisées dans les Principia de Newton ? Ni géométrie à l'antique ni véritable a calcul différentiel », le raisonnement s'appuie sur les figures, mais en supposant qu'elles bougent et se déforment. Les situations infinitésimales sont traitées comme stade ultime de configurations finies, grâce à certains procédés de représentation (témoins finis de l'infinitésimal). Le temps intervient sous deux modes différents dans ces procédés. Les exemples sont pris dans les lemmes de la section I (proportions ultimes) et dans la démonstration de la proposition 48-49 du livre I (rectification de Pépicycloïde). Abstract Summary. — How are the mathematical demonstrations in Newton's Principia to be characterised ? They are neither geometry in the style of antiquity, nor are they « differential calculus » in a literal sense. The demonstrations, like those of antiquity, depend on diagrams for support. Unlike the diagrams of antiquity, however, Newton's are assumed to move and to change their shapes. With the aid of certain representational processes, infinitesimally small configurations appear as final states of finite configurations (evidence for infinitesimals from the finite domain). Time enters into these processes in two different ways. Illustrative examples are taken from the lemmas in section I (ultimate ratios) and from the demonstration of proposition 48-49 of book I (the rectification of the epicycloid). Le style mathématique des Principia de Newton sont sous mathématique véritable en procédés lemmes proposition RÉSUMÉ. supposant traitées deux dede utilisées a modes représentation calcul la 48-49 comme qu'elles — différents section dans Comment différentiel du stade livre Ibougent les(témoins (proportions ultime Principia Idans caractériser (rectification », et leces de finis se raisonnement configurations procédés. de ultimes) déforment. de les Newton de l'infinitésimal). méthodes Pépicycloïde). et Les ?s'appuie Les dans Ni exemples finies, de situations géométrie ladémonstration sur grâce démonstration Le sont temps lesàinfinitésimales à figures, certains pris l'antique intervient dans de mais les ni la SUMMARY. — How are the mathematical demonstrations in Newton's Principia to be characterised ? They are neither geometry in the style of antiquity, nor are they « differential calculus » in a literal sense. The demonstrations, like those of antiquity, depend on diagrams for support. Unlike the diagrams of antiquity, however, Newton's are assumed to move and to change their shapes. With the aid of certain representational processes, infinitesimally small configurations appear as final states of finite configurations (evidence for infinitesimals from the finite domain). Time enters into these processes in two different ways. Illustrative examples are taken from the lemmas in section I (ultimate ratios) and from the demonstration of proposition 48-49 of book I (the rectification of the epicycloid). A) Quelle sorle de mathématique est utilisée dans les « Principia ». — Ni une géométrie classique... — Ni un calcul infinitésimal. — Une géométrie de l'ultime. B) Les proportions ultimes. — Le lemme 1. — Classement des lemmes 2-11 : a) Lemmes 2-5 ; b) Lemmes 6-11. Rev. Hist. ScL, 1986, XXXIX/3 196 C) François De Gandt Un procédé typique : la méthode des témoins finis. — Le lemme 7. — Le lemme 9. — Un autre exemple de la méthode des témoins finis : le triangle caractéristique. D) La rectification de Vépicycloïde (prop. 48-49). — Le contexte physique et les présupposés. — Le raisonnement cinématique. — La configuration infinitésimale et son témoin fini. Conclusions. PRÉSENTATION Je voudrais faire apparaître l'originalité des procédés mathématiques utilisés dans les Principia, dégager les traits spécifiques des modes de raisonnement qui s'y trouvent (1). Chacun s'accorde à trouver que les Principia sont difficiles à lire, que les démonstrations sont souvent surprenantes, et paraissent quelquefois trop elliptiques ou même lacunaires. Le travail d'attention, de raisonnement et d'imagination visuelle qui est nécessaire pour déchiffrer le texte, et pour suivre sur les figures ce qui est dit à leur propos, ce travail ne correspond pas à ce qui est requis à la lecture d'autres textes classiques. (Pour mieux fixer les idées et donner des repères traditionnels clairement définis, les textes d'Euclide et d'Apollonius peuvent servir de référence ou de repoussoir.) Il semble acquis de nos jours que Newton n'a pas d'abord rédigé les Principia en style « fluxionnel » pour les transcrire ensuite dans une présentation purement géométrique (2). Les (1) Ce travail doit beaucoup à deux remarques décisives, l'une de P. de Rouilhan, l'autre de B. Goldstein. Je remercie également J.-P. Verdet et J. Dhombres pour leur critique attentive. Il va sans dire qu'une étude de Newton est rendue possible aujourd'hui par l'érudition et la finesse des grands interprètes modernes : D. T. Whiteside, A. R. Hall, R. S. Westfall, I. B. Cohen, J. Herivel. (2) Voir D. T. Whiteside, The mathematical principles underlying Newton's « Principia Mathematica • (University of Glasgow, 1970). Le style mathématique des « Principia » 197 nombreux manuscrits préparatoires aux Principia (3) ne portent la trace d'aucune retraduction de ce genre. La seule pièce intéressante à cet égard est un très court passage manuscrit (4), nettement postérieur à la première édition, dans lequel Newton a ébauché un calcul fluxionnel pour l'évaluation des forces centrales. Mais ces quelques lignes se terminent abruptement sur des exemples particuliers où le grand Newton s'embrouille, rature et n'arrive à rien de fécond. De ces tentatives rien n'est passé dans les éditions ultérieures des Principia. D'autre part on verra que la voie suivie dans les démonstrations des Principia est très éloignée d'un calcul différentiel ou fluxionnel : la structure du raisonnement, dans tous les cas que nous présenterons ci-dessous, est si différente d'un tel calcul qu'une re traduction aurait exigé une refonte du raisonnement lui-même. Puisque nous nous interdisons de supposer « derrière » le texte des Principia une autre version, un autre tissu démonstratif qui satisferait davantage les habitudes modernes analytico-algébriques, il nous faut tout simplement prendre le texte de Newton au sérieux, le lire tel quel, en respectant son mode d'accès aux objets mathématiques. Les historiens des mathématiques, même les plus grands, ne sont pas assez conscients que le texte mathématique est dénaturé lorsqu'il est transcrit ou paraphrasé dans une présentation plus « moderne ». Un lecteur d'aujourd'hui a certes besoin de vérifier, avec toute la rigueur nécessaire et en se servant des outils mathématiques d'aujourd'hui, que les résultats énoncés dans le texte ancien sont vrais, ce lecteur a probablement besoin aussi qu'on lui expose de manière synthétique et commode l'objet de la démonstration ancienne et les principales étapes du raisonnement. Mais il ne faudrait pas laisser croire qu'on a simplement « abrégé » le raisonnement, ou qu'on l'a simplement présenté « plus commodément ». La transcription des démonstrations des Principia sous forme de calcul différentiel ou dans des notations analytico-algébriques (5) (3) Ces manuscrits, déjà partiellement connus grâce à Rouse Ball, Herivel et Hall, sont maintenant accessibles dans le volume VI des Mathematical Papers of Isaac Newton édité par D. T. Whiteside. (4) Mathematical Papers, vol. VI, 588-593. (5) C'est précisément un thème d'étude, passionnant en soi, que de suivre les modifications apportées dans la mécanique théorique, après les Principia, en raison de l'introduction des notations et algorithmes du calcul différentiel. Cf. Michel Blay, L'introduction du calcul différentiel dans la mécanique, 1700-1710 (à paraître in Mécanique et mathématiques, Journées d'histoire des sciences des Hautes Etudes à Marseille). 198 François De Gandl est utile et souvent indispensable, mais elle n'épargne pas la peine de suivre effectivement le cheminement de pensée du texte ancien, et de réeffectuer les actes d'intuition qui sont appelés par ce texte. Gomme il est exclu, dans un si court espace, de présenter les procédés mathématiques des Principia dans leur diversité (6), et qu'il est impossible ici de donner seulement une faible idée de la richesse et de la créativité mathématique que Newton y a déployées, je concentrerai mon attention sur quelques démonstrations particulièrement typiques, particulièrement suggestives de cette originalité des Principia quant au style mathématique. Après une caractérisation sommaire des traits spécifiques de la mathématique des Principia, définie comme une « géométrie de l'ultime », je m'attacherai aux lemmes de la section I, qui portent sur les proportions ultimes ou premières et dernières raisons. Ces lemmes préliminaires du livre I ne nous intéresseront pas à titre de fondement ou de justification éventuelle pour les raisonnements de la suite du livre, nous tenterons simplement d'en dégager les modes de raisonnement. Cette étude fera ressortir l'importance et l'intérêt d'un procédé particulier, que j'appelle « méthode des témoins finis », qui sera examiné dans les lemmes 7 et 9. Pour le dire en quelques mots, cette « méthode des témoins finis » consiste à faire se déformer une figure géométrique jusqu'à un état limite, tout en conservant dans le fini une configuration toujours semblable à la situation infinitésimale ou ultime^ Enfin ce même procédé sera étudié dans le contexte d'une démonstration particulièrement riche, suggestive et difficile : la rectification de l'épicycloïde (proposition 48-49). A - QUELLE SORTE DE MATHÉMATIQUE EST UTILISÉE DANS LES « PRINCIPIA » Ni une géométrie classique... — Les méthodes mathématiques qu'utilise Newton dans les Principia débordent le cadre traditionnel de la géométrie classique. C'est encore une géométrie, mais ce n'est (6) Pour ce qui concerne les procédés d'évaluation et de représentation de la force, on pourra se reporter à : François De Gandt, Le traitement géométrique des forces centrales dans les Principia de Newton, in Appliquer les mathématiques ? (Ed. du cnrs, 1984). Le style mathématique des « Principia » 199 plus celle d'Euclide ou d'Apollonius. Elle en diffère sur deux points décisifs : 1° Le mouvement intervient dans les raisonnements. La géométrie s'enrichit de tout l'apport de la cinématique : les points se déplacent sur les lignes, les courbes s'engendrent comme trajectoires de mobiles, les cercles sont en rotation ou en roulement, etc. (7). 2° L'infiniment petit est admis. Certains éléments (8) des figures doivent être considérés comme « très petits » ; Newton parle de lineola, linea nascens, linea minima, linea quam minima, distanlia quam minima, il précise que certains segments sont infiniment (infinite) ou indéfiniment (indefinite) petits, il s'intéresse à des arcs « naissants » ou « diminuant à l'infini », il envisage deux positions immédiatement voisines sur une même courbe (locus proximus), etc. (9). Ni un calcul infinitésimal. — Cependant ces procédés de raisonnement ne constituent pas un « calcul infinitésimal » propre(7) L'introduction du mouvement dans la géométrie est bien antérieure à Newton. Le xviie siècle a connu une merveilleuse floraison dans l'étude cinématique des courbes et des figures, aboutissant à divers procédés pour tracer les tangentes, ou pour transformer les courbes et les surfaces, etc. Galilée, Torricelli, Roberval ont particulièrement brillé dans ce domaine, mais cette géométrie a trouvé son expression la plus explicite dans les Lectiones Geometricae de Isaac Barrow (1670). Sur ce courant d'activité mathématique, on pourra consulter : François De Gandt, Mathématiques et réalité physique au xvne siècle, in Penser les mathématiques (Paris, Ed. du Seuil, coll. « PointsScience », 1982). (8) Dans un très grand nombre de cas, c'est un infiniment petit non pas géométrique, mais temporel, qui sert de variation fondamentale : une « particule de temps », selon l'expression même de Newton, met en branle toute la machinerie, à titre de variable indépendante, en fonction de laquelle s'expriment toutes les autres grandeurs. Cependant, parce que le temps est très souvent figuré géométriquement grâce à divers procédés, la « particule de temps » apparaît sous forme de distance ou de surface. (9) Ces écarts par rapport à la tradition euclidienne ne sont pas concentrés dans quelques passages exceptionnels des Principia. Si l'on s'en tient au livre I, on peut constater que toutes les sections, à l'exception de la petite section IV (qui traite uniquement de la détermination des coniques par foyer et directrice), satisfont à l'un au moins des deux critères que j'ai indiqués : recours à de l'infinitésimal, recours au mouvement (au-delà évidemment de la permission de tracer un cercle, ou même une conique). Les sections XII, XIII et XIV ne sont pas de nature cinématique, mais Newton y recourt constamment à des infiniment petits ou des quantités évanouissantes dans ses calculs de potentiel. La section V, qui parait très classique et même archaïsante dans son style, n'est pas vraiment euclidienne en raison des lemmes 21 et 22 sur les transformations de figures. Le point culminant est atteint dans les sections II-III et VII-X, qui combinent très étroitement la cinématique avec l'usage des infinitésimaux. 200 François De Gandi ment dit. Un calcul impliquerait des règles d'écriture et de manipulation, un ensemble d'algorithmes. Par exemple Leibniz a publié de telles règles pour le traitement des quantités infinitésimales dans sa Nova Meihodus de 1684, et ce qu'il a proposé peut s'appeler à bon droit « calcul infinitésimal » ou « calcul différentiel et intégral » (10). Mais les Principia ne contiennent rien de tel, sinon d'une manière adventice, dans le lemme 2 du Deuxième Livre, que Newton n'utilise presque pas. L'ouvrage ne contient même pas ce qu'on appelle souvent le théorème fondamental du calcul infinitésimal : l'affirmation et la preuve que la dérivation et l'intégration (ou la recherche des tangentes et celle des quadratures) sont des opérations inverses l'une de l'autre (11). Une géométrie de Vuliime. — L'argumentation des Principia reste résolument géométrique : le raisonnement consiste à interpréter la figure, en y lisant certaines relations de proportionnalité, qui sont ensuite transformées selon les règles usuelles. La grande innovation, par rapport aux Anciens, consiste à étudier ce que deviennent ces relations lorsque certains éléments de la figure tendent vers des positions limites ou sont infiniment petits. L'adjectif « ultime » caractérise assez bien cette géométrie, par opposition à celle des Anciens. Newton considère ce que devienne t ultimement » (ultimo) les relations géométriques, il étudie des « proportions dernières » ou « rapports ultimes » (ultimae rationes ; les proportions « premières » ou « naissantes » peuvent être considérées aussi comme une sorte de relation ultime). C'est sous cette forme qu'apparaît en général l'infiniment petit dans les raisonnements des Principia : comme vestige ultime d'une situation finie. (10) Voir le texte de Leibniz, dans Mathematische Schriften, éd. Gerhardt (Hilde8heim, G. 01ms Verlag, 1971), 5, 220 et suiv. : t recta pro arbitrio assumpta vocetur dx, et recta quae sit ad dx ut «... est ad XB... vocetur dv... His positis, calculi regulae erunt taies... » Suivent les prescriptions relatives aux constantes : d(ax) = adx, puis relatives aux quatre opérations : d[z + g) = dz + dy, etc., enfin relatives aux puissances et aux racines. Plus loin, Leibniz parle d'un t algorithmus differential » (p. 222). Il était pleinement conscient de son originalité sur ce point : « Et vero nemini ante Leibnitium venit in mentem constituere Algorithmum ou quemdam calculi novi... » (Historia et origo Calculi differentialis, Math. Schr., 5, 393). (11) Cf. Leibniz, c De geometria recondita » publié en 1686 : « ut enira potestates et radices in vulgaribus calculis, Bic nobis summae et differentiae, seu I et d reciprocae sunt » (Math. Schr., 5, 231). J Le style mathématique des « Principia » 201 B - LES PROPORTIONS ULTIMES Gomment faut-il modifier l'appareil euclidien pour permettre de tels modes de raisonnement ? Newton est conscient de sortir du cadre traditionnel de la géométrie antique, au moins en ce qui concerne l'intervention des infiniment petits ou des quantités évanouissantes (en ce qui concerne la place du mouvement, c'est moins net : la préface des Principia relie la géométrie avec la pratique du tracé des figures). D'autre part, les indivisibles paraissent à Newton « trop rudes » et peu « sûrs » (12). Aussi a-t-il donné aux Principia une sorte de préambule mathématique, dans la section I consacrée aux « premières et dernières raisons », ou « proportions ultimes ». Le lemme 1. — Les onze lemmes présentés dans cette section sont, pourrait-on dire, abrités sous une justification d'ensemble donnée dans le lemme 1 : « Si des quantités, ou des rapports de quantités, tendent constamment vers l'égalité en un temps fini quelconque, et s'approchent l'un de l'autre, avant la fin de ce temps, d'une différence moindre que toute différence donnée, ces quantités ou ces rapports seront ultimement égaux » (13). La pointe de l'énoncé est dans l'opposition entre « ultimement » et « constamment... avant la fin de ce temps ». Il sera permis désormais de sauter par-dessus l'infinité des étapes de l'approximation, et d'extrapoler à partir d'un certain nombre de situations finies jusqu'à l'état ultime des relations entre les grandeurs. Une confrontation détaillée avec la manière euclidienne serait (12) L'hypothèse des indivisibles est « durior • (le texte des Principia est toujours retraduit à partir du texte latin de la 3* éd. de 1726 ; 37, ligne 10) (c'est l'épithète employée par Cavalieri lui-même) ; la méthode des proportions ultimes procède € tutius t {ibid., ligne 17). Il reste à décider ce que Newton entend exactement par indivisibles. (13) Ibid., 28. La comparaison entre les éditions fait ressortir des différences significatives : Newton a effacé une partie de l'indétermination qui s'attache à son énoncé. La méthode d'exhaustion euclidienne (Eléments, XII, 2, qui utilise X, 1, et V, déf. 4) n'est pas non plus exempte de toute indétermination : le raisonnement inclut des possibilités, et la notion d'un processus continuellement (aei) répété. 202 François De Gandi très fructueuse. Une différence manifeste apparaît quant au mode de convergence : ici il suffît de vérifier que les quantités « s'approchent » l'une de l'autre, alors qu'une démonstration par l'absurde, à la manière d'Euclide XII, 2, doit s'assurer que la première grandeur n'est pas plus petite que l'autre et qu'elle ne lui est pas plus grande. La rupture la plus profonde est dans la place éminente que Newton accorde au temps, et dans la définition même des grandeurs ou des quantités : la mathématique des Anciens parle de quantités fixées et déterminées, non de quantités qui peuvent « tendre vers »..., « s'approcher », jusqu'à une situation ultime. Qu'est-ce que ce temps dont parle Newton ? La suite des lemmes montrera que le temps intervient de deux manières dans le jeu des grandeurs géométriques : — le temps discret des opérations successives que le mathématicien effectue sur les grandeurs ; — le temps continu de l'engendrement autonome des grandeurs elles-mêmes. A ce double aspect répond la division des lemmes 2-11 en deux groupes distincts. Classement des lemmes 2-11. — Le thème de cette section, ou son fil directeur, n'est pas facile à discerner. De quoi est-il question dans cette section I, quels sont les cas de proportions ultimes que Newton retient comme fondamentaux ? a I Lemmes 2-5 : Les lemmes 2, 3 et 4 traitent d'un sujet commun : l'approximation des figures curvilignes et la comparaison entre deux aires, grâce au découpage par des parallélogrammes dont la largeur diminue à l'infini. Il n'est pas question d'un nombre qui exprimerait une aire, pas question non plus d'algorithme d'intégration ou de sommation. Le corollaire du lemme 4 étend ce procédé de comparaison des aires à toutes sortes de grandeurs : les surfaces serviront à représenter des grandeurs quelconques, une partie élémentaire de grandeur étant représentée par un parallélogramme évanouissant (nous en verrons plus loin l'application à des longueurs d'arc dans les propositions 48-49, chaque parallélogramme représentera alors la longueur d'un élément d'arc). Le lemme 5 peut être classé dans le même groupe : il s'agit Le style mathématique des « Principia » 203 de la similitude généralisée, avec les relations de proportion qui en découlent ; généralisée, c'est-à-dire étendue des segments et figures rectilignes aux segments et figures curvilignes. Bien qu'il n'y ait aucune démonstration, on peut supposer que le fondement de telles relations de proportionnalité est analogue à celui qui permet les comparaisons d'aire dans les lemmes précédents : la mise en relation des figures curvilignes grâce à une approximation par des portions rectilignes dont la taille diminue à l'infini. (Cette notion généralisée de similitude sera mise à profit dans le deuxième groupe de lemmes.) Dans ce premier groupe de lemmes, la situation ultime est visée comme le terme d'une succession de découpages de plus en plus fins par des parallélogrammes inscrits ou circonscrits. b I Lemmes 6-11 : Le reste de la section I, les lemmes 6-11, est consacré à l'étude des arcs de courbes quelconques. En termes actuels, il s'agit des propriétés locales des courbes au voisinage d'un point générique. Que deviennent certaines grandeurs attachées à un arc lorsque celui-ci diminue à l'infini ? La notion fondamentale est celle de « courbure continue » (lemme 6), mais ce terme n'est pas à prendre au sens actuel : la démonstration du lemme 6 montre qu'une courbe est « à courbure continue » en un point si la tangente varie continûment, il suffit donc, pour nous, que la dérivée première soit continue, et non la courbure (le terme de a courbure » prend un sens différent dans le lemme 11). On ne trouve d'ailleurs dans ces lemmes aucune méthode de détermination des tangentes ni aucun procédé de calcul de courbure. Dans ce deuxième groupe de lemmes, la situation ultime est atteinte lorsque le point B de l'arc AB a parcouru l'arc pour venir coïncider avec le point A. Ces deux parties de la section I s'attachent ainsi à deux cas fondamentaux de proportions ultimes : — l'approximation des figures curvilignespardesportionsrectilignes, — les relations entre éléments géométriques au voisinage d'un point d'une courbe, et ces deux cas correspondent aux deux aspects du temps qui ont été distingués plus haut : — le temps intervient dans le premier cas sous forme d'un processus, d'une suite discrète d'actes que le mathématicien 204 François De Gandl effectue (ou pourrait effectuer) sur l'objet, ici un découpage des surfaces ; — dans le deuxième groupe, le temps est celui qui rythme le mouvement propre de l'objet étudié, et c'est un temps continu : tout est fonction du déplacement d'un point de la courbe vers un autre point. Il ne faudrait pas surestimer la portée de cette section I. Ses liens avec la suite sont assez lâches, et Newton invoque très rarement les lemmes 1-11 au cours des Principia. On peut même douter que ces énoncés puissent suffire à justifier tous les raisonnements ultimes ou infinitésimaux effectivement présents dans les Principia (14). Newton a cherché à donner à son œuvre les apparences d'une construction axiomatique rigoureuse, mais sur ce point aussi sa géométrie est assez éloignée du modèle euclidien. S'il est sans doute vain de chercher dans cette section I un apaisement à nos inquiétudes touchant la solidité, la rigueur logique de la mathématique des Principia, ces pages présentent un autre intérêt, particulièrement dans la démonstration des lemmes 6-11 : on y trouve l'illustration d'une méthode de raisonnement très originale, que j'appellerai méthode des « témoins finis », et dont il me reste à parler. C - UN PROCÉDÉ TYPIQUE : LA MÉTHODE DES TÉMOINS FINIS C'est une question d'ordre logique, relative aux fondements, qui nous a amenés à évoquer les lemmes sur les proportions ultimes. La question qui se pose maintenant est plutôt d'ordre rhétorique, relative aux procédés d'argumentation et de figuration (15) : comment procède Newton pour rendre perceptibles le mouvement et l'infinitésimal ? (14) Newton prétend que grâce à ces onze énoncés sur les proportions ultimes on obtient les mêmes résultats que par les indivisibles (« His enim idem praestatur quod per methodum indivisibilium », Scolie final de la section I, 3e éd., p. 37, ligne 16). Il faudrait préciser ce qu'il entend par < méthode des indivisibles », mais cette affirmation semble excessive. (15) Mais peut-on séparer nettement, en mathématique, ce qui touche aux fondements et ce qui touche aux modes d'argumentation et de figuration ? Le style mathématique des « Principia » 205' En effet, la notion même d'une « géométrie de l'ultime » est une contradiction dans les termes. Les figures des Principia sont immobiles depuis que le graveur londonien les a couchées sur le papier, et aucun lecteur n'a eu l'œil assez perçant pour y voir des segments infiniment petits. Quels artifices, quels détours faut-il pour permettre aux figures de bouger et de s'animer, et aux éléments infinitésimaux d'apparaître ? En un mot, comment de l'ultime peut-il se visualiser ? Le lemme 7. — Le lemme 7 offre le premier exemple de cette méthode, sous sa forme la plus rudimentaire. Il s'agit de montrer que l'arc, la corde et la tangente sont ultimement égaux, c'est-à-dire que leur rapport ultime est un rapport d'égalité lorsque les extrémités A et B de l'arc viennent à coïncider. Voici la démonstration (selon la troisième édition) : « Car pendant que le point B s'approche du point A, supposons toujours que AB et AD sont prolongées jusqu'à des points éloignés b et d, et que bd a été tracée parallèle à la sécante BD ; et que l'arc Acb soit toujours semblable à l'arc ACB. Lorsque les points A et B se rejoignent, l'angle dAb, en vertu du lemme précédent, s'évanouira ; et par conséquent les droites A b et Ad, qui sont toujours finies, et l'arc intermédiaire Acb coïncideront, et par conséquent seront égaux. Fig. 1 (16) « II s'ensuit que les droites AB et AD, qui leur sont toujours proportionnelles, et l'arc intermédiaire ABC s'évanouiront et auront entre eux un rapport ultime d'égalité » (lemme 7, 3e éd., p. 31). (16) Dans cet exposé, les figures des Principia sont parfois modifiées (simplifiées ou déformées) pour permettre de suivre plus clairement les étapes du raisonnement de Newton. 206 François De Gandi La courbe est supposée tracée d'avance, le point A est fixe, ainsi que la tangente AD. Le point B parcourt cette courbe et s'approche de A, entraînant avec lui la corde AB. Ainsi l'angle BAD se referme, et conformément au lemme précédent (une conséquence de la notion de « courbure continue ») finit par s'évanouir. Les points A, B et D sont alors confondus. Gomment étudier le rapport entre la corde AB, l'arc AG et la tangente AD dans cette situation ultime ? Les segments AB et AD ont été prolongés jusqu'à des points éloignés b et d (à distance fixée ou en tout cas à distance constamment finie, Newton ne le précise pas), et on suppose construit entre ces segments Ab et Ad un arc de courbe semblable à l'arc ACB. Le rapprochement de B vers A, qui diminue et aplatit l'arc AB, se traduit sur cette « copie » par une déformation continue : l'arcréplique Acb s'aplatit comme son modèle évanouissant, mais reste de longueur finie entre A et b. On peut donc affirmer qu'ultimement Ab, Ad et l'arc Acb coïncident et sont égaux, et la même chose vaut de leurs modèles infiniment petits. Le ressort de la démonstration est dans la préservation constante d'une similitude entre les deux figures, l'une finie, l'autre évanouissante : toutes deux se déforment en restant semblables l'une à l'autre à chaque instant. Le lemme 9. — Le même procédé de raisonnement est utilisé sous une forme un peu plus raffinée dans le lemme 9. Cette fois on s'approche d'un point de la courbe de deux manières indépendantes. Il s'agit de prouver que les aires des triangles curvilignes éva- Le style mathématique des « Principia » nouissants sont proportionnelles démonstration de la 3e édition : au carré des 207 côtés. Voici la « En effet, pendant que les points B et C s'approchent du point A, supposons toujours que AD est prolongée jusqu'à des points éloignés d et e, de manière que Ad et Ae soient proportionnelles à AD et AE, et menons les ordonnées db et ec parallèles aux ordonnées DB et EG, et rejoignant AB et AG prolongées en b et c. « Supposons que soient tracées la courbe Abc semblable à ABC et la droite Ag tangente aux deux courbes en A, et coupant les ordonnées DB, EG, db, ec, en F, G, /, g. « Alors, la longueur Ae restant fixée, que les points B et C rejoignent le point A ; l'angle cAg s'évanouissant, les aires curvilignes Abd et Ace coïncideront avec les aires rectilignes Afd et Age ; par conséquent (en vertu du lemme 5) ces aires seront en raison double des côtés Ad et Ae. Mais à ces aires sont toujours proportionnelles les aires ABD et ACE, et aux côtés sont toujours proportionnels les côtés AD et AE. « Donc également les aires ABD et ACE sont ultimement en raison double des côtés AD et AE. CQFD » (lemme 9, 3e éd., p. 33). Fig. 3 La courbe est supposée tracée à l'avance, et le point A est fixe ; la droite AG, tangente au point A, et la droite sécante AE sont fixées également. On chemine sur la courbe en s'approchant du point A, par le haut, selon deux mouvements indépendants (toujours comparables cependant) : G et B viennent coïncider avec A chacun à sa manière, mais de telle sorte qu'ils y parviennent au même instant (l'énoncé du lemme stipule : « puncta B, G simul accédant ad punctum A »). 208 François De Gandt Les deux cordes GA et BA viennent s'appliquer contre la tangente et se confondre avec elle. Les aires curvilignes sont alors devenues des aires rectilignes comprises entre la tangente et la sécante. Mais ces aires variables ont disparu (chacune à sa manière), englouties dans le point A. On voudrait cependant connaître leur relation au moment où elles vont disparaître, et cela est possible grâce à un artifice : on a constamment conservé leur image dans le fini. Tout au long de leur déplacement vers A, les points B et C, ainsi que les ordonnées qui leur sont liées, ont été fidèlement imités dans leur mouvement par les points 6 et c et les ordonnées correspondantes. Les deux conditions essentielles sont celles-ci : — la longueur Ae est fixée ; — Ad et Ac sont constamment proportionnelles à AD et AE. On a ainsi les moyens de suivre dans le fini, sur une sorte de diagramme de contrôle, les variations des triangles curvilignes ABD et AGE, jusqu'à l'instant de leur évanouissement inclusivement. Je ne puis m'empêcher de rapprocher ce procédé géométrique de l'appareil de prises de vue communément appelé « zoom » : il permet de suivre et de reproduire le mouvement d'un objet tout en grossissant à volonté les détails. La figure qui accompagne ce texte, dans les Principia, ne donne évidemment qu'une idée très pauvre du déroulement. Il faut la faire s'animer en suivant les instructions de la démonstration. Plusieurs figures successives indiqueraient déjà un peu E d J /f -U D / A Fig. 4 Le style mathématique des « Principia » 209 mieux quelles sortes de transformations le lecteur doit « voir » pour suivre le texte (fig. 4). Un mot sur l'utilisation physique de ce lemme : il permet d'étendre à des forces variables (suffisamment régulières) la loi de Galilée sur la chute des corps sous l'action de la pesanteur. Le théorème II des Discorsi a montré que les espaces parcourus sont comme les carrés des temps, grâce à un diagramme qui comportait les vitesses en ordonnées et les temps en abscisses : Fig. 5 La même chose est vraie, « ultimement », de toute force variable. L'accélération ne sera plus figurée par l'obliquité constante de la droite ABC par rapport à la droite ADE, mais elle prendra l'aspect d'une courbe. Cependant les triangles curvilignes sont, à l'instant de leur évanouissement (ou de leur naissance), proportionnels au carré de leurs côtés. Donc les espaces parcourus sous l'action de forces variables sont, au commencement même, proportionnels au carré du temps écoulé (ce résultat est énoncé dans le lemme suivant, le lemme 10). A Fig. 6 François De Gandi 210 Un autre exemple de témoin fini : le triangle caractéristique. — Ces deux démonstrations (lemmes 7 et 9) donnent l'exemple d'une méthode que Newton utilise en bien d'autres occasions. On pourrait l'appeler « méthode des témoins finis », parce qu'elle consiste à garder une trace, une mémoire de la situation infiniment petite, sous forme d'une configuration finie semblable, sur laquelle puissent se lire les relations entre éléments infinitésimaux. Newton n'est certes pas le seul à utiliser de tels procédés. Le passage de la géométrie classique au calcul infinitésimal a supposé une grande familiarité avec de semblables représentations : les géomètres ont cultivé diverses figurations concrètes et suggestives de l'infinitésimal avant de le soumettre à des procédures réglées. L'exemple le plus célèbre de ces figurations est sans doute le triangle caractéristique que Leibniz a « vu » dans une démonstration de Pascal (17), et qui se trouvait déjà plus ou moins explicitement chez d'autres auteurs (18). D'ailleurs, quand Leibniz a fait part de sa découverte à Huygens, ce dernier a reconnu s'être déjà servi du même procédé dans ses propres travaux. On connaît certainement le raisonnement et la figure : Fig. 7 Le triangle constitué par une portion EE' de la tangente au cercle et par les segments vertical et horizontal correspondants KE et KE' est semblable (entre autres) au triangle constitué par le rayon AD, le sinus ID et le cosinus AI. Leibniz s'est émerveillé (17) Voir Leibniz, De geometria recondita, Ada Erudilorum, 1686, et Math. Schr.t 5, 232 ; Historia et origo calculi differentialis, Malh. Schr., 5, 399 ; lettre à L'Hospital, Math. Schr., 2, p. 259 ; projet de lettre à Jacques Bernoulli, Math. Schr., 2, 72, note. (18) Voir J. E. Hofmann, Leibniz in Paris (Cambridge, 1974), 74-75. Le style mathématique des « Principia » 211 de découvrir sur cet exemple qu'une figure faite d' « indivisibles » ou de « quantités différentielles » pût rester constamment semblable à une figure constituée d'éléments finis, « assignables ». Cette similitude permettait d'étudier par une voie indirecte les relations entre éléments infiniment petits. Malgré l'intérêt du rapprochement avec le procédé de Newton, il faut noter certaines disparités. L'aspect cinématique est moins prononcé ici : le triangle différentiel n'est pas un état ultime atteint au terme d'un mouvement, et les déformations du triangle fini selon les positions de D sont moins étonnantes que ce que nous avons « vu » dans les lemmes 7 et 9. La différence la plus décisive tient à la place qu'occupent de tels procédés dans la théorie globale : cette découverte n'est pour Leibniz qu'une étape dans l'élaboration d'une œuvre où l'aspect algorithmique prédominera finalement. Newton au contraire cultive de semblables modes de représentation, particulièrement dans les démonstrations des Principia. d - la rectification de l'épicycloïde (propositions 49-50) Pour illustrer l'originalité du style mathématique des Principia, et notamment cette méthode des témoins finis, je me propose de suivre jusque dans ses détails une démonstration particulièrement raffinée et difficile à comprendre en première lecture. Ce passage appartient à la section X du Livre Premier, qui traite essentiellement du pendule isochrone. Le contexte physique et les présupposés. — L'objectif est de construire, ou de décrire, un pendule dont les oscillations s'effectuent toujours dans le même temps : le mobile A, soumis à une pesanteur verticale et assujetti à parcourir ABC, doit parvenir dans le même temps en G, qu'il ait été lâché de A, de B ou de tout autre point sur l'arc. Le problème a été résolu par Huygens {Horologium Oscillaiorium, Paris, 1673) : il suffit que le mobile parcoure un arc de cycloïde renversée. 212 François De Gandi Newton expose cette même solution dans un cadre plus général, et surtout il dégage clairement une propriété fondamentale du phénomène, propriété qui fait comprendre « pourquoi » la cycloïde convient : la force qui tire le corps de A vers G est proportionnelle à l'arc CA, en d'autres termes la force de rappel est proportionnelle à l'élongation (19) (propriété de l'oscillateur harmonique : x = — kx). Pour faire apparaître cette propriété, il est nécessaire de connaître la longueur de l'arc de cycloïde. Wren a trouvé le moyen de calculer cette longueur, autrement dit de rectifier la cycloïde, et sa démonstration, publiée par Wallis (Traciatus Duo, 1659), est assez différente de celle que donne ici Newton : elle est fort peu cinématique et s'appuie sur une suite de majorations et de minorations où interviennent des portions de tangente et des portions d'arc (20). Rappelons que la cycloïde usuelle (ou trochoïde ou roulette) est la courbe décrite par un point d'un cercle roulant sur une base horizontale. Fig. 9 (19) Huygens a lui aussi découvert cette propriété, mais après coup [Œuvres, vol. XVIII, 489). Sur cette recherche des justifications pour l'isochronisme, voir P. Costabel, Isochronisme et accélération, 1638-1687, Archives internationales d'Histoire des Sciences, juin 1978, spécialement 13-15. (20) Cf. J. E. Hofmann, Leibniz in Paris, 109-110. Newton lui-même utilise ce résultat de Wren, sans le redémontrer, in Mathematical Papers, vol. Ill, 422. Le style mathématique des « Principia » 213 Pendant que le cercle roule de A en L sans glisser, on suit la trajectoire décrite par le point P, depuis sa position la plus basse en A, en passant par sa position la plus haute en S, jusqu'à ce qu'il atteigne à nouveau la base au point L, et ainsi de suite. Newton choisit une courbe plus compliquée : sa cycloïde est à base circulaire, le petit cercle roulant sur un grand cercle, soit à l'intérieur (hypocloïde), soit à l'extérieur (épicycloïde). Les deux cas sont traités ensemble par Newton, sous forme de deux propositions jumelles (prop. 48 et 49) prouvées par une unique démonstration commune. (Je m'en tiendrai au cas de l'épicycloïde, dans lequel la figure est un peu plus facile à lire.) Une autre modification intervient ici : la force n'est pas la pesanteur, mais une force tendant vers le centre G du grand cercle, et proportionnelle à la distance. Lorsque le rayon de ce grand cercle est infiniment grand, on retrouve le cas usuel, étudié par Huygens : la cycloïde est à base rectiligne et la force agit de manière uniforme (prop. 52, corollaire 2). Fig. 10 Le raisonnement cinématique. — Le but de la proposition est d'exprimer la longueur de l'arc AP en fonction — des constantes que sont les rayons GB et BE du cercle de base et du cercle roulant, — de l'angle BEP qui indique de combien le petit cercle a tourné. Le résultat sera consigné dans la formule suivante : l'arc AP est à BV — VP comme CB est à 2 CE, ce que Newton préfère écrire : Tare AP est à 2 sin verse BEP/2 comme CB est à 2 CE. 214 François De Gandi Après avoir indiqué sans justification certaines constructions auxiliaires à effectuer sur la figure (p. 145, ligne 26 - p. 146, ligne 5), Newton montre en premier lieu que la tangente à la cycloïde est toujours alignée avec le segment VP qui joint le point courant au sommet du cercle roulant : « Parce que la roue dans son mouvement pivote (revolviiur) toujours autour du point de contact B, il est manifeste que la droite BP est perpendiculaire à cette ligne courbe AP que décrit le point P de la roue, et par conséquent que la droite VP est tangente à cette courbe au point P » (p. 146, ligne 6-9). Parce que B est centre instantané de rotation. (21), BP est normale à la courbe, et VP qui lui est perpendiculaire (en raison du triangle rectangle BVP inscrit dans le demi-cercle) est tangente à la courbe. Cette propriété et ce raisonnement étaient bien connus pour la cycloïde à base plane, notamment depuis Descartes (22). B Fig. 11 Venons-en maintenant au cœur de la démonstration, sept lignes extrêmement cryptiques, que je traduirai plus loin, lorsque (21) II faut distinguer soigneusement le centre de courbure et le centre instantané de rotation. Plusieurs exégètes semblent ignorer cette distinction et la théorie de l'engendrement des courbes par un mouvement plan sur plan (cf. les assertions erronées de Margaret Baron, The origins of the infinitesimal calculus (Oxford, Pergamon Press, 1969), 164, et de D. T. Whiteside, Mathematical Papers, vol. VI, 387, note 273). Si l'on désire un exposé moderne de cette théorie, avec une présentation de la notion de centre instantané de rotation, on peut consulter Hilbert-Cohn-Vossen, Geometry and the imagination (New York, 1952), chapitre V, ou encore, dans des notations plus concises et abstraites, H. W. Guggenheimer, Differential Geometry (New York, 1977), 62-72. (22) Lettre à Mersenne du 23 août 1638, Œuvres de Descartes, Adam et Tannery, II, 308. Newton en a sans doute eu connaissance par l'édition latine de la Geometria : dans son Commentaire, van Schooten expose les propriétés de la cycloïde ( Geometria, 1659, vol. I, 264-276 ; le passage relatif à la tangente et au centre de rotation est aux pages 267-268, et reprend les expressions mêmes de Descartes). Le sly le mathématique des « Principia » 215 nous nous serons mis en mesure de les comprendre, en explicitant le raisonnement cinématique « ultime ». Newton a demandé de construire deux cercles auxiliaires : — l'un de centre G, avec un rayon un peu inférieur à GP, qui vient couper le petit cercle en o, la cycloïde en m et le rayon GP en n ; ce cercle nom devra ensuite se gonfler jusqu'à atteindre le point P ; — un second cercle de centre V, de rayon Vo, qui coupe VP prolongée en q. A quoi correspondent ces deux cercles ? Pour le comprendre il faut revenir au cas plus simple de la cycloïde à base rectiligne, et y chercher l'équivalent de ces cercles nom et oq. Fig. 12 Le grand cercle redevient une route plane, et le cercle concentrique nom, un plan qui monte jusqu'à atteindre P : Fig. 13 François De Gandi 216 Ce plan indique la hauteur à laquelle était le point courant à un instant précédent, et le point o est la marque, sur le cercle, de cette position précédente : Fig. 14 La fonction du deuxième cercle, de centre V, n'apparaît que si l'on considère deux états successifs de la tangente : Fig. 15 Pendant que le cercle a tourné, la tangente VP a diminué d'une certaine longueur. Cette diminution apparaîtra sur la figure si l'on reporte la longueur de la première tangente dans le prolongement de la seconde. Or le point o marque précisément, sur le cercle, la hauteur du point courant dans la position précédente : il suffît donc de reporter la longueur Vo sur VP prolongée, pour déterminer la longueur Pg qui mesure la décroissance de la tangente entre les deux positions. Pq et Pm sont ainsi des variations contemporaines : pendant que la cycloïde a grandi de mP, la tangente a diminué de qP. Newton ne s'explique évidemment pas sur cette dépendance de mouvement et la signification des deux cercles auxiliaires, il se contente de dire que Pm est 1' « accroissement momentané » de la courbe AP et Pq le décrément de la droite VP. Le style mathématique des « Principia » V 217 ï1 Fig. 16 C'est là le point essentiel du raisonnement : il faut parvenir à « voir » la cycloïde grandir en dévorant sa tangente, depuis la longueur maximum de VP lorsque le point P est sur la base, jusqu'à une longueur nulle lorsque P est au sommet S. B=V=P Fig. 17 La suite de la démonstration consiste à déterminer la proportion entre Pq et Pm. Cependant, afin de ne pas comparer un accroissement et un décrément, et de faire apparaître l'angle BEP, Newton considère Pg, décrément de VP, comme l'accroissement de BV — VP (puisque VP décroît de BV jusqu'à 0, BV — VP croît de 0 à BV). D'autre part BV est le rayon de l'angle BVP, VP en est le cosinus. Donc : BV — VP = BV(1 — cos BVP) ou encore, en revenant à l'angle de rotation BEP qui est deux fois plus grand que BVP, et à son rayon BE deux fois plus petit : BV — VP = 2BE(1 — cos BEP/2). François De Gandl 218 Chez Newton, (1 — cos) est remplacé par la notation aujourd'hui vieillie de sinus verse (dans laquelle le rayon de référence est sous-entendu) : BV — VP = 2 sin verse Il faut maintenant trouver une relation de proportionnalité entre Pm, accroissement de l'arc de cycloïde, et Pq, accroissement d'un certain sinus verse. La configuration infinitésimale et son témoin fini. — C'est en cet endroit que Newton utilise la méthode des « témoins finis » : l'arrangement entre éléments différentiels, lié au point courant de la cycloïde, est « exprimé » dans le fini par une certaine figure qui reste constamment semblable à la figure infinitésimale. D'autres constructions annexes ont été prescrites à la page précédente : VF est perpendiculaire sur GP prolongée, PG est tangente au cercle en P, et GI est perpendiculaire sur VP. Fig. 19 Le style mathématique des « Principia » On obtient ainsi similitude avec une deux accroissements dont j'ai parlé plus 219 une figure PFGVI, dont Newton affirme la figure évanouissante construite autour des Pm et Pq. C'est le passage décisif et si dense haut, où tout est dit, brièvement : « Que le rayon du cercle nom, sensiblement augmenté ou diminué, soit finalement égal à la distance GP ; et en raison de la similitude entre la figure évanouissante Pnomq et la figure PFGVI, la proportion ultime des petites lignes évanouissantes Pm, Pn, Po, Pq, c'est-à-dire la proportion des changements momentanés de la courbe AP, de la droite CP, de l'arc circulaire BP et de la droite VP, sera la même que celle des lignes PV, PF, PG, PI respectivement » (p. 147, ligne 9 - p. 148, ligne 5). Pour reconnaître cette similitude, il faut admettre que les courbes sont prolongées par leur tangente, ou plutôt que l'élément d'arc est un segment de tangente : Po est un morceau de PG (tangente au cercle), Pm un morceau de VP (tangente à la cycloïde). Les angles mnP et oqP sont droits, parce que les rayons GP et Vq coupent à angle droit les cercles correspondants nom et oq. Enfin il faut considérer les angles opposés par le sommet en P. Fig. 20 220 François De Gandl La figure finie PFGVI est ainsi l'image en miroir des éléments générateurs de la cycloïde et des grandeurs associées. Quelle que soit sa position, le point P emporte avec lui ces deux arrangements qui se déforment symétriquement. Cette similitude n'est effective qu'ultimement, lorsque le cercle nom passe « presque » par P. (Newton parle de la « ratio ultima lineolarum evanescentium... id est ratio mutationum momentanearum », p. 147, 1. 2-3.) Par là se trouve déterminé le rapport entre les accroissements Pm et Pg, qui est égal au rapport entre PI et PV. Ce dernier est transformé en un autre rapport qui ne contient plus que les rayons des cercles. Cette étape implique d'autres similitudes de triangles, qui ne nous intéressent pas ici. Finalement : Pq _ PI _ CB 2CE* Pm PV II reste à passer des accroissements infinitésimaux aux grandeurs elles-mêmes, AP et BV — VP (ou 2 sin verse BEP/2). Newton justifie ce passage en invoquant le corollaire du lemme 4, dont nous avons parlé brièvement tout à l'heure. Selon ce corollaire, si deux grandeurs peuvent être subdivisées d'une manière quelconque en un nombre égal de parties telles que le rapport entre ces parties tend vers une valeur finie constante, alors le rapport entre ces grandeurs elles-mêmes a également cette valeur. On s'appuie pour cela sur la comparaison d'aires permise par le lemme 4. Il faut donc supposer que les longueurs AP et BV — VP peuvent être représentées par des aires planes ; mais comment faut-il appliquer ici la subdivision indiquée dans le lemme et dans son corollaire ? Il ne s'agit pas du découpage d'une figure donnée en parallélogrammes, mais de la génération d'une quantité inconnue par son élément différentiel, sa « variation momentanée » (mulatto momenianea). L'intervention du temps dans ce raisonnement n'est pas exactement précisée. Il va de soi que sur des diagrammes inspirés du lemme 4 le temps devrait ici figurer en abscisse (la croissance de la longueur d'arc est fonction du temps ou au moins d'un mouvement régulier). Mais de quel temps s'agit-il ? Quelle variable indépendante choisir ? La rotation d'angle BEP est la plus naturelle, mais c'est une autre variation, le gonflement du cercle nom, qui règle l'évanouissement des grandeurs et permet la similitude ultime. Le style mathématique des « Principia » 221 BV-VP Fig. 21 Fig. 22 Rien n'empêcherait de réexprimer cette croissance du cercle nom en fonction de l'angle BEP (grâce au sinus de cet angle). Mais Newton ne l'a pas fait : il a conservé deux a temps » distincts dans son raisonnement. CONCLUSIONS On voit sans doute mieux maintenant en quoi ces procédés diffèrent d'un calcul infinitésimal. Que ferait dans le présent cas un mathématicien formé aux manipulations leibniziennes (c'est-à-dire très proche de nous...) ? Il réduirait le problème à des procédures canoniques : d'abord il décomposerait l'élément d'arc selon un choix de coordonnées, en appliquant le théorème de Pythagore au triangle caractéristique : ds* = dx2 + dy* ; puis il exprimerait les relations entre y et x, soit directement, soit par l'intermédiaire d'une autre variable 0 ou t ; il lui resterait à écrire par exemple J \/l + y'2 dx et à « calculer ». Le plus étrange est que Newton sait faire tout cela, puisqu'il 222 François De Gandt l'a exposé auparavant, et de façon magistrale, dans sa Méthode des Fluxions et dans des manuscrits bien antérieurs (23). Mais c'est une autre question, et encore une énigme à mes yeux, que ce fossé entre les Principia et les Fluxions. Après avoir déchiffré les arcanes d'une démonstration un peu raffinée des Principia, on mesure mieux aussi les obstacles qui ont pu empêcher la lecture de ce grand livre. C'était certainement difficile pour les contemporains, bien qu'ils aient une familiarité assez grande avec ces raisonnements géométriques. Quant à la génération suivante, qui aurait dû fournir enfin les lecteurs compétents, elle a appris à procéder autrement : dans l'intervalle s'est instauré un ensemble de méthodes canoniques inspirées de Leibniz et de ceux qui l'ont suivi. Plutôt que d'être véritablement et massivement lus, les Principia ont été traduits dans le nouveau langage, et cette entreprise de traduction a commencé très tôt, avec les exposés de Varignon en 1700 (24). Les Principia ont ainsi basculé du côté des textes du passé, avant même d'avoir reçu l'accueil qui leur aurait convenu. On le regrettera peut-être, non seulement pour ce qu'aurait pu être le développement des idées, et l'accès des hommes cultivés à la science newtonienne, mais aussi dans l'ordre esthétique : on peut aimer l'originalité de ce style mathématique. Plus que les méthodes du calcul infinitésimal, ces formes de raisonnement obligent l'auteur à déployer toutes ses ressources d'invention, elles requièrent aussi du lecteur son intervention active, exigeant de lui un exercice de lecture et de « vision ». Il faut apprendre à faire s'animer les figures, en suivant les relations jusqu'à l'évanouissement. Petit à petit, on trouve plaisante cette géométrie, à la fois concrète et subtile. Est-il incongru de parler de charme en mathématique ? CNRS François De Gandt. (23) Méthode des Fluxions, problème XI, in Mathematical Papers, vol. Ill, 304, traduit par Bufïon (Paris, 1740, rééd. Paris, Blanchard, 1966), 137 ; c'est une reprise un peu modifiée des problèmes 12 et 13 du traité manuscrit de 1666, Mathematical Papers, vol. I,* 440-441. (24) Voir Histoire et Mémoires de VAcadémie royale des Sciences, année 1700 (1703). Cependant les Anglais, au moins, ont lu les Principia et en ont utilisé de grands morceaux dans l'enseignement universitaire, jusqu'à une date assez récente.