Anthony DEVOSSEL Master 2 UFR de Philosophie Sartre ou le problème de la liberté Etat des lieux dans les Cahiers pour une morale Sous la direction de Monsieur Frédéric WORMS Université de Lille 3 2011-2012 Année REMERCIEMENTS Je tiens à remercier Monsieur Frédéric WORMS, directeur de ce travail, d’avoir accepté de me suivre durant ces deux années dans cette entreprise de recherche sur la philosophie sartrienne. Sans son soutien, elle n’aurait pas été possible. Je lui adresse toute ma reconnaissance pour la patience dont il a fait preuve, ainsi que pour ses précieux conseils et son regard critique qui m’a toujours permis de progresser et d’être plus exigeant avec moi-même. Je garde enfin un agréable souvenir de nos conversations sur la philosophie française et plus particulièrement sur Sartre. Je remercie également Monsieur Philippe CABESTAN pour ses conseils ainsi que son invitation à faire à partir de ce mémoire un article pour la revue Etudes sartriennes à laquelle je suis honoré de pouvoir collaborer. SOMMAIRE AVANT-PROPOS 5 INTRODUCTION PREMIERE PARTIE pratique 6 La liberté sartrienne : de l’ontologie à la 1. L’élargissement du concept de liberté 9 2. La liberté comme création de soi et du monde 23 3. Le corps : l’instrument de la liberté 37 DEUXIEME PARTIE Etre libre au milieu du monde : le renouvellement de l’analyse de l’intersubjectivité 1. Les périls de la liberté : violence et mensonge 49 2. La reconnaissance des libertés : l’appel et l’aide 72 3. Le chemin de la liberté : sortir de l’oppression 88 TROISIEME PARTIE Le sens de la liberté : l’enjeu philosophique de Sartre 1. L’homme authentique : le devoir être comme être 105 2. La conversion à la liberté et la morale ontologique 120 3. Le rapport à l’être : le mode d’être de la liberté 131 CONCLUSION 139 BIBLIOGRAPHIE 142 « Ainsi, la liberté n’est pas un être : elle est l’être de l’homme, c’est-à-dire son néant d’être. Si l’on concevait d’abord l’homme comme un plein, il serait absurde de chercher en lui, par après, des moments ou des régions psychiques où il serait libre : autant chercher du vide dans un récipient qu’on a préalablement rempli jusqu’aux bords. L’homme ne saurait tantôt être libre et tantôt esclave : il est tout entier et toujours libre ou il n’est pas. » (L’Être et le Néant, Jean-Paul Sartre, Tel Gallimard, 2007 p.485) AVANT-PROPOS Penser la liberté, telle semble être la tâche fondamentale autour de laquelle s’articule la philosophie sartrienne. Nous ne saurions en effet comprendre les multiples enjeux proposés par la réflexion de Sartre sans avoir été auparavant attentif à sa conception de la liberté. C’est précisément cette attitude que nous souhaitons adopter pour mener notre recherche. Il convient néanmoins de préciser les choses. Nous n’avons pas pour projet de définir d’une manière globale ce que peut être la liberté au travers de la conception sartrienne. Notre ambition consiste à définir et expliciter ce que nous avons voulu appeler le problème de la liberté. Nous voudrions dans un premier temps préciser le sens de cette formule avant d’indiquer nos objectifs de recherche. Dire qu’il y a chez Sartre un problème de la liberté revient pour nous à dire deux choses à la fois. Sous cette expression nous envisageons la liberté comme étant en elle-même problématique puisqu’elle est un objet à analyser et à comprendre. Sartre proposait en ce sens dans la dernière partie de L’Être et le Néant d’éclaircir la signification de la liberté ainsi que ses différentes modalités. Nous voulons également indiquer que s’il y a lieu de signaler l’existence d’un problème de la liberté chez Sartre cela tient au fait que la liberté est problématique dans la mesure où elle amène à des difficultés. La majeure partie de notre travail consistera à examiner ces différentes difficultés sans toutefois chercher à les analyser uniquement pour et par elles-mêmes mais en voyant ce qu’elles nous permettent de comprendre à propos de la liberté. Le problème de la liberté renvoie donc à une double tâche qui est présente avec récurrence dans le discours philosophique sartrien. La liberté est un problème dans la mesure où si nous voulons la comprendre, cela ne peut être possible en l’absence d’une conceptualisation de la liberté elle-même et de sa manière d’exister sa relation avec la réalité. Dans le même temps c’est précisément le fait pour la liberté de se réaliser toujours dans un monde qui conduit à de multiples périls (comme par exemple l’aliénation) qui est problématique par rapport à la possibilité de la liberté comme réelle et effective. Notre objectif principal apparaît comme étant une tentative d’éclaircissement de ce problème de la liberté en prenant appui sur l’œuvre intitulée Cahiers pour une morale dans laquelle il nous semble que notre auteur approfondit sa conception de la liberté en ne la situant plus seulement sur le plan ontologique. La liberté est en effet à la fois l’objet principal de la réflexion proposée par Sartre mais en même temps elle entre en dialogue permanent avec d’autres interrogations qui sont celles du domaine social, historique, moral ou encore relationnel. Notre recherche s’attachera particulièrement à ces nouveautés en montrant ce que ces questionnements parviennent à apporter au concept de liberté et ainsi qu’à la compréhension de la liberté elle-même. On pourra se demander pourquoi nous avons choisi d’étudier une œuvre qui n’est en fait pas véritablement aboutie. Si nous nous attardons un peu sur la biographie de l’auteur, nous n’aurons pas de difficultés pour constater que le texte a été publié de façon posthume car Sartre se refusait à publier une œuvre inachevée. Toutefois ce qui nous a séduit dans cette œuvre qui est constituée par un ensemble de notes rédigées par Sartre aux alentours de 1947 à 1948, c’est qu’elle nous révèle un texte précieux à notre disposition car il s’agit vraisemblablement de ce à quoi devait ressembler le second ouvrage annoncé à la fin de L’Être et le Néant. Ce texte est aussi, par la spécificité de sa rédaction, comparable à une sorte de laboratoire expérimental où la pensée de Sartre fait l’épreuve d’elle-même en cherchant à reprendre de nombreux problèmes. Celui de la liberté semble être le fil directeur de sa réflexion. Il nous faut désormais chercher à le comprendre. INTRODUCTION S’intéresser à la philosophie de Sartre implique nécessairement de rencontrer la problématique de la liberté. Il semble en effet qu’on ne puisse véritablement comprendre un philosophe qu’en adoptant ses intuitions afin de voir où elles nous mènent. On ne doit pourtant pas se tromper en ce qui concerne notre ambition. Il n’est pas question pour nous de reprendre dans son ensemble les différentes orientations de la philosophie sartrienne. Cette tâche, bien qu’exaltante, serait sans doute immense. On devra plutôt comprendre notre travail comme une tentative pour éclaircir ce qui nous paraît être le plus fondamental chez Sartre, ce que nous appelons le problème de la liberté. Là encore nous ne souhaitons pas examiner la liberté dans l’ensemble de l’œuvre du philosophe français mais notre étude se propose d’approfondir la question de la liberté à partir d’une œuvre intermédiaire à la grande triade sartrienne (La Transcendance de l’Ego, L’Être et le Néant et la Critique de la raison dialectique), les Cahiers pour une morale. Rédigée de 1947 à 1948, cette œuvre est abandonnée et elle est laissée sans suite par son auteur. Il faudra attendre une publication posthume pour que le texte de ces cahiers de notes voit le jour et devienne accessible. Malgré son inachèvement, ce texte demeure précieux car il témoigne de l’élaboration de la pensée de Sartre qui, venant de publier son grand essai d’ontologie phénoménologique, cherche encore à préciser ses conceptions philosophiques et notamment celle qu’il se fait de la liberté. En outre les Cahiers pour une morale devaient constitués à l’origine le second ouvrage annoncé à la fin de L’Être et le Néant. Ce qui pose problème est que nous ne sommes pas en présence d’une véritable suite mais nous nous confrontons à des notes de travail qui abordent des thématiques diverses sans être liées entre elles. On remarquera à ce titre l’absence de chapitre. Il n’y a que quelques rares sous-titres qui nous donnent parfois une orientation quant au contenu de ce qui va être soumis à l’analyse. L’un des enjeux de notre travail a donc été de tenter d’établir une cohérence vis-à-vis de ce texte problématique pour celui qui décide d’entreprendre sa lecture, en choisissant de considérer la liberté comme un moyen pour éclairer le mouvement général de l’œuvre. Nous faisons en effet l’hypothèse que la liberté est un problème non seulement pour l’ensemble de l’entreprise philosophique de Sartre mais elle apparaît davantage comme un problème au sein d’un texte qui, parce qu’il n’est pas abouti, reste en suspens et met en tension la liberté. Après avoir longuement cherché à définir la liberté dans la dernière partie de son œuvre de 1943, Sartre reprend ses analyses et les confronte à une nouvelle manière de pensée qui est de plus en plus préoccupée par des questions pratiques telles que le rapport à l’Histoire, à la vie morale ou au collectif. Toutefois nous ne soutenons pas que l’ensemble de ces notes de travail porte sur la liberté. Il y a en effet certains passages qui sont autonomes par rapport à la problématique générale du cahier dans lequel il se trouve. On trouve par exemple dans le premier cahier une étude ce qu’est le droit au milieu de la réflexion sur le sens de la création.1 Même si la construction du texte révèle une absence de structure, nous pouvons néanmoins comprendre que le mouvement général de l’œuvre s’éclaire si l’on admet que la liberté en est le principe. 1. voir Cahiers pour une morale (désormais cité CPM) p.145-152 sur l’analyse du concept de droit par Sartre. Le passage entre une liberté créatrice (tel que nous le trouvons au cahier I) à une liberté aliénée dont l’étude concerne la majeure partie du cahier II (notamment avec la question de l’oppression et de l’inauthenticité) est révélateur de cette possibilité d’une lecture des Cahiers pour une morale comme un ouvrage portant finalement sur la conceptualisation de la liberté à travers ses propres difficultés et aussi celles qu’elle rencontre. L’une des tensions qui figure au centre de ce problème de la liberté est de savoir comment une liberté créatrice peut devenir aliénée et réciproquement de quelle manière une liberté qui est étrangère à elle-même peut parvenir à se reconquérir comme liberté. Le fait d’être en présence de cahiers de notes nous conduit à ce titre à rencontrer certaines lacunes. Les analyses sont parfois excellentes sans pourtant être complètes. Les thèmes abordés ne se suivent pas toujours et nous remarquons même à quelques moments que Sartre lui-même fait une liste personnelle du travail qu’il projette d’accomplir en indiquant par exemple les lectures à faire. En ce sens, il y a d’abord problème de la liberté parce dans le texte lui-même tout n’est pas dit et ce qui est dit, même avec justesse, n’élimine pas toutes les difficultés comme lorsqu’il s’agit de penser la sortie du règne de l’oppression avec la révolte comme seule possibilité. Nous nous devons aussi d’indiquer à notre lecteur que le travail que nous proposons est une lecture interne de l’œuvre en prenant comme hypothèse d’analyse la question de la liberté. Nous avons alors choisi volontairement de ne pas développer les multiples références auxquelles Sartre fait allusion notamment lorsqu’il critique les différentes pensées de Hegel, Marx ou Kojève. Notre étude ne se positionne pas du côté de l’histoire de la philosophie car même si cette orientation est sans doute importante, elle nous conduirait trop loin. Nous voulions analyser l’œuvre pour elle-même et dans ses relations qu’elle entretient avec les autres ouvrages de Sartre. Le problème de la liberté n’est pas en effet un problème qui touche uniquement l’œuvre de 1943 où il apparaît clairement que notre auteur s’interroge sur le sens de celle-ci. Ce problème revient partout dans le corpus sartrien et nous avons jugé utile de porter notre attention sur ce texte des Cahiers pour une morale qui par la spécificité de son statut et de sa rédaction, donne une justification à notre interrogation. On ne peut vouloir s’interroger sur la liberté que si le texte lui-même l’interroge. Or les notes de travail de Sartre n’ont de cesse que de spécifier le rapport qui existe entre la liberté et l’homme, entre l’homme libre et le monde, entre le monde et l’homme. Notre plan reprend ces trois niveaux de réflexions qui constituent chacun un problème au sein du problème de la liberté. Notre première partie s’intéresse en ce sens à l’effort visible de Sartre pour concilier l’ontologie phénoménologique à une pratique de l’existence. La liberté est ainsi étudiée sous le cadre de sa relation à l’Histoire, mais également par rapport au concept de création qui lui donne à la fois sa valeur et son orientation. La question du corps est également présente et elle participe de cette volonté d’affirmer que la liberté s’incarne jusque dans l’existant lui-même et que toute la difficulté est qu’il puisse se considérer comme libre. Pourtant la liberté, si elle est bien l’être de l’homme, ne le concerne pas uniquement à titre individuel. La liberté est une question qui se pose pour l’humanité dans son ensemble. Notre deuxième partie a ainsi pour objet l’étude du remaniement par Sartre de sa conception de l’intersubjectivité qui comprend désormais le rapport à l’autre non plus uniquement à partir d’un jeu de regards mais en se servant d’attitudes concrètes. Ces attitudes conditionnent à la fois la relation du sujet à sa liberté et le rapport entre notre liberté et celle des autres. Cela nous fait apparaître que le problème de la liberté est en partie un problème relationnel. Comment pouvons-nous être libres si les autres ont pour but de nous défaire de notre liberté ? Ce risque constant de se voir dérober sa liberté au profit de celle de l’autre nous a amené à estimer que le problème de la liberté posait des difficultés parce que la liberté elle-même était complexe à saisir. Notre dernière partie pose alors la question de l’authenticité et du devoir être de l’existant comme moyen pour celuici de reconnaître sa liberté comme le sens de son être. Nous examinons également le rapport du monde à la liberté pour comprendre que la liberté doit se savoir néant d’être afin de se réconcilier avec sa totale gratuité sans tomber dans le désir d’être qui amène à l’inauthenticité. Ces perspectives d’études sont séparées mais elles se répondent en réalité en proposant chacune à leur manière d’examiner le problème de la liberté sous un angle différent. Il s’agit de comprendre que ces approches sont complémentaires et que nous ne sommes pas en mesure de penser la liberté et ses difficultés si nous la situons uniquement dans le débat moral car la liberté est aussi un problème pour l’autre qui nous aliène et veut que nous soyons privés de libertés. Inversement, concevoir que l’aliénation est le seul problème inhérent à la liberté, c’est ne pas se rendre compte qu’avant d’être aliéné, l’homme a à se reconnaître comme libre. Comment pourrait-il se dire victime de l’aliénation s’il estime déjà ce que qui lui arrive est nécessaire ? C’est cette dynamique des problèmes que nous espérons rendre visible dans notre travail. La liberté, même si elle reste pour Sartre un absolu irréfutable, se doit de reconnaître qu’elle est en permanence en danger dans le monde. Elle court aussi le risque de n’être plus effective dès l’instant où l’homme préférera l’être et cherchera à se confondre avec lui en vue de réussir à se fonder en visant l’impossible synthèse de l’en-soi-pour-soi. Notre étude doit en ce sens être comprise comme une tentative d’éclairage de la question de la liberté sans pour autant se satisfaire d’en souligner l’évidence. Si dans le discours sartrien la liberté explique tout, nous nous sommes efforcés de tout expliquer par la liberté en montrant qu’elle est à chaque fois au cœur de la difficulté et qu’elle lui donne son sens. Il n’y aurait pas d’aliénation, de violence, d’oppression, d’aide ou encore de morale si nous n’étions pas libres. Cela ne doit pourtant pas être quelque chose qui va de soi. Si Sartre donne à la liberté la lourde tâche d’être l’être de l’homme, il faut aussitôt comprendre comment cela est possible. Si ce travail permet d’apporter des réponses à cette possibilité, il aura accompli son but. I. La liberté sartrienne : de l’ontologie à la pratique L’élargissement du concept de liberté Notre premier objectif consistera à montrer que le problème de la liberté se manifeste dans les Cahiers pour une morale en prenant la forme d’une réélaboration du concept de liberté. Nous ne voulons pas dire qu’il y a modification du sens de ce concept car en effet Sartre maintient les mêmes considérations ontologiques qui avaient été les siennes dans l’essai d’ontologie phénoménologique de 1943. Toutefois la liberté est désormais considérée non plus simplement pour elle-même mais en relation avec d’autres concepts. Ce qui fait obstacle lorsque nous évoquons le problème de la liberté chez Sartre ce n’est pas encore à ce stade les conséquences de l’existence de la liberté mais plutôt la liberté elle-même en tant que concept opérant dans l’ordre du réel. Nous assistons en effet à une prise en compte plus élargie de la liberté et des différents rapports qu’elle entretient avec le monde à la lecture des notes de Sartre notamment lorsque celui-ci confronte la liberté avec la morale, la société ou encore l’Histoire. Nous voudrions ici montrer que le regard que porte Sartre sur la liberté s’est transformé sans pour autant être totalement différent. Nous souhaitons dire par là qu’il reste toujours attaché à la même conception ontologique de la liberté. Toutefois il ne cherche plus à définir la liberté mais à comprendre comment elle parvient à s’incarner dans la réalité. Il n’y a pas en effet pour notre auteur de liberté possible en dehors du monde. Etre libre n’a de sens que si nous pouvons effectivement réaliser cette liberté qui est la nôtre. Pour bien comprendre cette évolution, il nous faut d’abord revenir à ce que notre auteur conçoit lorsqu’il pense la liberté. C’est dans la quatrième partie de L’Être et le Néant et plus particulièrement au chapitre premier intitulé « Etre et faire : la liberté »2 que Sartre développe véritablement en profondeur sa conception de la liberté. Etant donné qu’il a précédemment établi que la réalité se comprenait selon deux modalités, deux êtres en contradiction mais néanmoins capables d’être en relation : l’en-soi et le pour-soi, il apparaît que la liberté se justifie ontologiquement car elle est considérée comme le sens du néant qui réside au fond du pour-soi. Il est précisément l’être qui est ce qu’il n’est pas et qui n’est pas ce qu’il est. En d’autres termes il s’agit d’être attentif au fait que Sartre tire toute sa réflexion sur la liberté à partir de considérations ontologiques qui fonde la liberté et en détermine à la fois l’être et la signification. La liberté n’est en effet pas quelque chose qui viendrait se rajouter à l’homme à la manière d’une qualité dont il pourrait disposer. La thèse fondamentale de Sartre est que la liberté correspond à l’être de l’homme. C’est parce que l’homme n’est pas assez qu’il est libre et que contrairement à l’en-soi son être reste toujours à faire. « Dire que le pour-soi a à être ce qu’il est, dire qu’il est ce qu’il n’est pas en n’étant pas ce qu’il est, dire qu’en lui l’existence précède et conditionne l’essence (…) c’est dire une seule et même chose, à savoir que l’homme est libre. »3 Cette citation centrale nous dévoile clairement que la conception de la liberté entre directement en lien avec une réflexion ontologique préalable. 2. L’Être et le Néant, p.477-598 (désormais cité EN). 3. EN, p.483-484. Tout le problème auquel notre auteur est confronté consiste à savoir comment la liberté se réalise au milieu de la réalité étant donné qu’elle se confond avec l’homme. Si l’homme est libre cela ne résulte pas de ce que l’on pourrait appeler sa bonne volonté qui consisterait simplement à se vouloir libre. La liberté est un fait indéniable car elle est « l’étoffe de mon être »4, elle est au fond de moi-même ce qui me constitue en tant qu’homme, c’est-à-dire un être capable en permanence de se détacher de l’être, de n’exister que comme conscience de l’être, d’être un néant ouvert à tous les possibles. Si par conséquent nous pouvons considérer que Sartre affirme ici clairement sa position conceptuelle par rapport à la liberté, nous comprenons également qu’il ne situe pas son propos en dehors de l’analyse ontologique. Cependant il ne s’agit pas seulement d’en rester à une pure ontologie. Nous assistons également à une description phénoménologique de la liberté qui vient mettre à l’épreuve le discours ontologique proposé par l’auteur lui-même. Rappelons à ce titre la définition que notre auteur donne de la phénoménologie dès le début de La Transcendance de l’Ego : « La phénoménologie est une étude scientifique et non critique de la conscience. Son procédé essentiel est l’intuition. »5. Cette intuition peut être comprise comme choix d’une méthode philosophique qui consiste à revenir aux choses pour pouvoir les comprendre et les saisir d’une manière plus authentique. C’est précisément ce que Sartre effectue à propos de la liberté lorsqu’il l’analyse dans L’Être et le Néant.6 Si la liberté existe alors il ne convient pas seulement de montrer qu’elle est à identifier au néant qui constitue l’être de l’homme, elle est aussi un fait qui se manifeste empiriquement dans le monde. L’exemple du rocher est une tentative d’explicitation de la liberté non plus comme principe d’échappement à toute détermination mais encore comme projet d’être perpétuel qui se réaliste toujours par rapport à une situation concrète.7Rencontrant ce que Sartre appelle le coefficient d’adversité des choses, la liberté affronte en permanence la facticité originelle qui fait qu’être libre n’a de sens que si un monde est là dans lequel nous pouvons exercer notre liberté. Autrement dit « Le pour-soi se découvre comme engagé dans l’être, investi par l’être, menacé par l’être : il découvre l’état des choses qui l’entoure comme motif pour une réaction de défense ou d’attaque. »8 Comprenons que les choses sont les objets de nos choix. La liberté rencontre ainsi la situation qui fait qu’il y a un monde mais qui donne en même temps à la liberté l’occasion d’être car une liberté qui existerait sans aucun donné en face d’elle perdrait sa signification de liberté. Etre libre revient à la fois à pouvoir s’échapper de toute détermination mais aussi à agir en réalisant notre propre projet d’être. Comme le dit Sartre, « Etre libre, c’est êtrelibre-pour-faire et c’est être-libre-dans-le-monde. »9 Nous pouvons néanmoins faire remarquer qu’en dépit des exemples pris par notre auteur pour nous faire entendre ce que peut signifier le fait d’être libre, la liberté est toujours considérée à partir d’un arrière-plan ontologique. L’examen de la réalité ayant rendu possible la découverte de l’en-soi et du pour-soi par Sartre va servir à la compréhension de la liberté comme étant essentiellement pouvoir de néantisation. Les réflexions sur l’action, la facticité, la mort ou encore la responsabilité sont toujours développées à partir de ce cadre ontologique de l’en-soi et du pour-soi. 4. EN, p.483. 5. La Transcendance de l’Ego, Vrin, 2003 (désormais cité TE) p.16-17. 6. EN, IV p.528 (voir à ce sujet le chapitre « Liberté et facticité : la situation »). 7. EN, p.527. 8. EN, p.533. 9. EN, p.551. La liberté dans L’Être et le Néant est conceptualisée à partir de l’ontologie et elle se présente principalement comme capacité d’échappement à l’être. Il semble au contraire que dans les Cahiers pour une morale, Sartre aborde la liberté d’une manière renouvelée et plus pragmatique sans pour autant renoncer à ce qui avait été établi dans L’Être et le Néant. L’ontologie est en effet toujours présente dans l’œuvre qui nous intéresse et nous y retrouvons la dialectique de l’en-soi et du pour-soi. Dès les premières pages de l’œuvre, nous pouvons lire cette phrase très courte mais pourtant fondamentale: « Notre tâche : faire exister de l’être. »10 Nous voyons ici que notre auteur rappelle le statut ontologique particulier de l’homme qui échappant à son propre être est le seul à pouvoir dévoiler le monde au moyen de sa conscience comprise comme révélatrice de l’être. Sartre ne rejette donc pas son ontologie, il conserve les acquis de ses développements antérieurs qui vont servir pour des réflexions différentes à propos de la liberté. Les Cahiers pour une morale ouvrent en effet une voie nouvelle dans laquelle la liberté n’est plus seulement comprise à partir de l’ontologie comme pouvoir néantisant, elle entre aussi en relation avec l’Histoire, la création ou encore la morale. Nous nous proposons d’étudier ces rapports et essayer de déterminer leurs significations afin de montrer que la liberté est conçue davantage comme la pratique d’un sujet libre plus que comme le sens profond de son être même si l’une ne peut aboutir sans l’autre. Il faut en effet ne pas être (au sens où l’en-soi n’est rien d’autre que ce qu’il est) pour pouvoir être libre. Toutefois et c’est là l’une des richesses des Cahiers pour une morale, nous découvrons que l’homme fait l’épreuve de sa liberté ailleurs et autrement que dans l’angoisse ou la situation qui étaient jusqu’à présent les concepts privilégiés de L’Être et le Néant. L’homme n’est pas en effet un simple néant d’être en face de l’en-soi qu’est l’ensemble du monde. La réalité est toujours plus complexe que ce que peut nous en apprendre son analyse ontologique. En ce sens nous pouvons dire que Sartre mène différemment sa réflexion sur la liberté puisqu’il y intègre de nouveaux éléments. Cette intégration n’est cependant pas gratuite. Sartre se doit de comprendre comment la liberté peut être vécue dans le monde et notamment dans une époque historique que nous n’avons pas choisie. En ce sens l’Histoire est l’un des premiers éléments à apparaître dans le texte de 1947 à partir duquel notre auteur cherche à concilier son idée d’une liberté absolue. Examinons plus précisément ce qu’il ressort de l’analyse de l’Histoire proposée par Sartre. Dans la partie intitulée « Ambivalence de l’Histoire. Ambiguïté du fait historique »11 au début du Cahier I, Sartre entreprend d’analyser le concept d’Histoire. Notre auteur a ici pour objectif à travers une série d’annotations numérotées de définir à quoi correspond l’Histoire tout en souhaitant montrer ce que signifie l’événement historique. Cette volonté d’explication est essentielle si l’on veut mesurer la pertinence de la liberté comme pouvoir de néantisation. Il se pose en effet la question de savoir si la liberté peut toujours être réelle même si l’époque dans laquelle nous nous situons n’a pas fait l’objet d’un choix qui est le nôtre. C’est en partant d’un constat simple mais nécessaire que la réflexion sur l’Histoire parvient à s’engager. Sartre écrit à la vingtième annotation : « S’il y a Histoire, il y a réalité du temps. »12 Comprenons par là qu’il n’y aurait pas de sens à penser ce qu’est l’Histoire si nous n’étions pas d’abord des êtres capables de faire l’expérience du temps. 10. CPM, p.19. 11. CPM, p.26 (cette section comporte 68 annotations sur l’Histoire). 12. CPM, p.33. C’est d’ailleurs par rapport au temps que l’Histoire peut se faire. Il y a donc lieu de parler d’Histoire si nous nous situons dans un ordre temporel. Dire que l’Histoire n’a de signification et de possibilité que pour un être qui est toujours séparé de lui-même par son néant d’être, nous indique déjà que l’homme n’est pas déterminé par ce qu’il vit mais que ce qu’il vit est toujours éloigné de ce qu’il est. Cette remarque est primordiale car elle va permettre de montrer que l’Histoire ne fonctionne pas selon un principe de causalité où tout ce qui se déroule répondrait à un ensemble de conditionnements étant eux-mêmes le résultat de causes antérieures. L’existence du temps permet de penser comme le dit notre auteur « que tout ne soit pas fixé d’avance »13 et qu’il y a un perpétuel avenir indéterminé car indéterminable qui reste possible. Si nous voyons que c’est la temporalité qui donne sa raison d’être à l’Histoire nous devons également être attentifs au fait qu’il revient aux hommes d’être les acteurs de l’Histoire. L’homme est le seul être qui est temporel dans la mesure où il existe toujours à distance de lui-même. Cela implique que seul le pour-soi est capable d’avoir un passé. Etant donné que l’homme n’est jamais ce qu’il est, il a à décider du sens de son propre passé tout comme il est l’être par lequel s’élabore son propre projet d’être. En ce sens l’homme est toujours historique car il est doublement concerné par l’Histoire. D’une part il existe toujours au milieu d’une certaine situation historique mais il est aussi celui qui fait l’Histoire car étant libre il peut agir et faire en sorte que quelque chose de neuf arrive dans le monde. C’est donc sa liberté comme pouvoir de néantisation qui l’oblige à reprendre à son propre compte l’époque dans laquelle il séjourne. Alors qu’on pourrait considérer que l’homme est fait par l’Histoire, il ne peut jamais être conditionné par elle étant donné qu’il a à choisir le sens qu’il donne à ce qu’il vit. La liberté est ce qui affecte l’Histoire dans la mesure où c’est par la liberté que l’Histoire se réalise. Toutefois et c’est là son ambivalence, l’Histoire place le sujet dans une situation double car il est à la fois celui qui la fait en usant de sa liberté mais il est dans le même temps celui qui subit l’Histoire dans la mesure où il se doit d’éprouver la situation historique dans laquelle il se trouve et qui ne résulte pas de son propre choix. Les hommes sont en effet toujours déjà inscrits dans une situation historique qui correspond à ce que nous pouvons appeler une époque dans laquelle ils séjournent. Ce serait cependant aller trop loin que de penser que Sartre perçoit l’Histoire comme un mode de conditionnement. S’il est vrai que les hommes apparaissent toujours au sein d’une époque qu’ils ne choisissent pas, ils ont néanmoins à se situer par rapport à elle, à la reprendre afin d’en faire quelque chose en lui attribuant une signification. En intégrant la liberté à la réalité dans son ensemble, Sartre découvre que la liberté est menacée par le monde. C’est à ce premier niveau que nous pouvons dire que la liberté est source de difficultés. Tout l’enjeu des Cahiers pour une morale et notamment dans le début du cahier I est de montrer que la liberté est toujours inconditionnée alors qu’elle ne cesse de subir des conditionnements. De là provient cette exigence de donner sens à notre passé. C’est parce que nous sommes toujours au-delà de nous-mêmes séparés par un néant d’être que nous pouvons avoir un passé, c’est-à-dire un temps où nous ne sommes plus mais dans lequel nous avons été. S’échappant toujours à lui-même car il est néant d’être, l’homme n’est donc pas conditionné par son passé. 13. CPM, p.34. Il faut au contraire comprendre qu’il a à l’assumer selon son propre projet d’être. « Ainsi tout mon passé est là, pressant, urgent, impérieux, mais je choisis son sens et les ordres qu’il me donne par le projet même de ma fin. »14Cette réflexion à propos du passé telle qu’elle apparaît dans la somme philosophique de 1943 conserve toute son importance si nous considérons à présent ce que notre auteur entend lorsqu’il parle du fait historique. Indiquant que le fait historique est « un événement de la subjectivité humaine »15, notre auteur fait valoir l’idée qu’il appartient à l’homme selon son propre projet d’être, de contribuer à faire l’Histoire. L’Histoire ne doit pas être comprise du dehors comme une somme d’événements qui en provoque d’autres, comme si finalement l’Histoire se réduisait à une simple causalité. Sartre montre au contraire que l’Histoire se concrétise à travers chaque conscience libre qui opère sur le réel. En ce sens « chaque conscience est agent de l’Histoire, elle s’historise. »16 Comprenons dès lors que c’est parce les hommes ont à reprendre en charge leur passé et que dans le même temps ils existent en tant que perpétuellement ouverts à l’avenir qu’ils sont les acteurs de l’Histoire. L’Histoire n’est rien d’autre que l’histoire des hommes. Nous comprenons aussi que c’est parce que l’homme existe qu’il y a une Histoire. La difficulté est de montrer que l’Histoire est toujours un objet pour l’homme avant d’être le cadre de son existence. Même dans le cas où l’homme entre dans le monde et fait la découverte d’une époque qu’il n’a pas choisi, il a à lui donner sens. Comme l’indique Sartre dans une de ses annotations, « Tout homme sort à chaque instant de l’histoire »17, c’est-à-dire que c’est en tant que transcendance que l’homme parvient à dépasser la situation et c’est dans ce dépassement même du monde objectif qu’il peut faire aboutir l’Histoire par ses actes qui renvoient à différents projets d’être. Notre auteur ajoute à ce titre : « Et c’est au moment où il en sort le plus qu’il est le plus dedans. »18 Nous voyons ici clairement que c’est par sa liberté toujours comprise comme capacité d’arrachement à toute détermination, puissance néantisante, que l’homme est acteur de l’Histoire. S’il ne dépassait pas ce qu’il vit, il serait conditionné par son milieu. Or c’est en ne se pensant plus comme individu pris dans le cours de l’Histoire mais comme membre d’une époque dont la responsabilité lui incombe, que l’homme peut découvrir sa liberté dans l’Histoire. Cependant l’homme ne saurait pas simplement se retrouver lui-même lorsqu’il agit car il n’est pas le seul sur qui repose l’Histoire. Entrer dans l’Histoire pour vouloir la faire c’est se retrouver nécessairement confronté à l’aliénation par la rencontre de l’altérité. Nous entrons ici dans ce qui pourrait sans doute constituer l’un des premiers élargissements concernant le concept de liberté, à savoir le fait que dans ses Cahiers pour une morale Sartre fait entrer la liberté sur la scène historique. Il ne s’agit plus simplement de concevoir la liberté comme la détermination ontologique du pour-soi et de la mettre en rapport avec la situation. Il semble désormais que ce soit à partir de la situation dans ce qu’elle a de plus concret qu’il faut entreprendre de redéfinir les liens qui l’unissent à la liberté. Autrement dit Sartre propose une lecture plus approfondie de la liberté dans la mesure où elle entre en dialogue avec la réalité historique et sociale. 14. EN, p.544. 15. CPM, p.46. 16. CPM, p.43. 17. CPM, p.51. 18. Ibid. L’élargissement du concept de la liberté donne lieu à un approfondissement de la liberté elle-même. Sartre ne pouvait pas en rester à une situation idéale pour penser la liberté, celle du pour-soi face à l’en-soi. Si la liberté existe, elle doit être capable de faire l’épreuve de la réalité tout en restant libre. Seulement ce qui est problématique pour Sartre c’est de penser la liberté à partir de la possibilité de son aliénation. Un des signes majeurs qui nous montre que nous sommes face à un nouvel examen du concept de liberté est le travail philosophique concernant la notion d’aliénation. Avec sa réflexion à propos de l’Histoire, Sartre introduit l’idée d’aliénation qui n’est cette fois plus simplement inhérente à la rencontre d’autrui dans le monde comme transcendance qui m’objective. Elle renvoie davantage à l’altérité de toute situation historique. Cela signifie que ce qui aliène ma liberté ce n’est pas seulement l’autre en tant qu’individu mais c’est aussi le fait de me retrouver plongé dans une époque dont le sens ne vient pas de moi, d’être dans une société que je n’ai pas participé à forger. Sartre précise cette idée en ces termes : « Ce qui complique la situation c’est qu’elle est historique, c’est-à-dire justement qu’elle est déjà vécue et pensée par d’autres Pour-soi pour lesquels j’existe avant de naître et qui élèvent des prétentions sur ma liberté. »19 Remarquons que la liberté fait à travers son entrée dans le monde, l’épreuve de l’aliénation qui ne concerne pas tant l’autre comme que personne particulière mais l’ensemble de la société et la période historique dans lesquelles le sujet se trouve. Cela signifie d’abord que le sujet hérite d’un sens dont il n’est pas le fondement, il a à être parmi une époque qui lui impose certaines valeurs, certains types de conduite ou encore certains interdits. L’aliénation renvoie donc à l’idée d’altérité dans la mesure où le sujet ne parvient pas à se reconnaître lui-même mais il est d’emblée en relation avec des significations étrangères qui s’imposent à lui. Ces différents sens sont selon la formule de notre auteur des « pièges à liberté »20 car ils ont pour fonction d’attribuer à l’homme un certain sens, une nature préétablie. Le problème est alors de savoir comment l’homme peut se déterminer librement face à l’Histoire alors même que l’expérience qu’il en a est d’emblée aliénante. Si « Je nais avec ma nature parce que d’autre hommes sont venus avant moi », cela signifie que c’est la totalité des hommes qui m’aliènent puisqu’ils « ont déjà rendus le monde signifiant »21, ils ont choisi de donner sens aux choses ainsi qu’à moi-même selon la position que j’occupe. Etre français c’est par exemple être héritier d’une certaine culture ainsi que de valeurs occidentales qui régissent notre mode de vie sociale. Notre manière de nous vêtir, de nous exprimer, les règles de notre langue, les rythmes de nos vies, tout cela est déjà institué, normé selon des entreprises qui dépendent de la liberté d’autrui. Or l’homme doit comprendre contrairement à ce qu’il croit, qu’il a à participer à la construction de l’Histoire. L’aliénation est cependant inévitable dès que le sujet est jeté dans l’existence étant donné qu’il rencontre un monde qui n’est pas le sien. Sartre écrit en ce sens dans le même paragraphe que la « situation m’atteint en plein cœur », c’est-à-dire qu’elle me façonne en attribuant pas seulement un sens au monde dans lequel j’existe mais aussi pour moi-même en tant que je suis un certain type de membre de la société. Je dois tenir une certaine fonction, respecter des horaires. Je bénéficie de privilèges ou d’interdits qui me sont dictés par autrui. 19. CPM, p.63. 20. Ibid. 21. Ibid. Nous remarquons alors que « je suis objet pour autrui et objet intériorisé (par l’éducation) pour moi. »22 cela veut dire que par notre entrée dans le monde nous pénétrons également au sein d’une situation sociale et historique qui nous aliène dans la mesure où nous découvrons par l’autre le sens de notre être. Cependant en tant que sujets libres même si nous sommes englobés par la situation, nous avons toujours à la dépasser. Elle constitue en tant que telle notre passé puisqu’elle est notre héritage. Nous avons donc à reprendre notre passé et à lui donner sens et cette reprise n’est possible et pensable que parce que nous sommes libres. Nous retrouvons ici cette nécessité ontologique qui oblige le poursoi à toujours être au-delà de lui-même en se néantisant. C’est justement parce le pour-soi est néant d’être qu’il peut se temporaliser. L’existence du pour-soi implique le dépassement et en tant que tel le pour-soi a à dépasser la situation. Même s’il rencontre l’aliénation, le sujet libre peut s’en défaire puisque pour lui être c’est se faire en se dépassant et en dépassant la situation. Le statut ontologique du sujet implique que la situation soit toujours dépassée, elle appartient donc au passé. L’homme ne peut pas en rester à la découverte originelle de son aliénation, dès qu’il la découvre elle est déjà l’objet de son passé. Pourtant cela ne signifie pas pour autant qu’elle a disparue et que l’homme s’est libéré d’elle. Comme le dit notre auteur : « Le dépassement est d’ailleurs inévitable : que je me résigne à ma nature, que je la renie ou que je l’assume, je la dépasse dans les trois cas (…) je fais toujours partie de la situation que j’ai à dépasser. »23 Puisque nous n’existons que comme dépassement nous avons en permanence à nous faire être au-delà de toute situation. Mais précisément nous nous dépassons nous-mêmes toujours à partir d’une situation et c’est finalement le sens que nous donnerons à notre propre dépassement à travers notre projet d’être qui déterminera notre manière de supporter l’aliénation. En explicitant le rapport entre la liberté et l’Histoire, nous découvrons que l’aliénation n’est pas un phénomène unique réservé à autrui. Ce qui aliène notre liberté c’est aussi le fait d’être dans un monde collectif. C’est pourquoi Sartre s’oppose à Hegel et refuse de concevoir l’Histoire en tant que totalité car pour concevoir un tout il faudrait parvenir à sortir de l’Histoire en la regardant du dehors. Or les hommes s’ils sont acteurs de l’Histoire sont sans cesse amenés à se choisir par rapport à une situation historique qui les précède et dont ils ont à décider de l’avenir. En outre ils n’appréhendent l’Histoire qu’à partir de leur propre point de vue de pour-soi qui est unique. Cependant si Sartre indique que l’Histoire « se fait nécessairement dans l’ignorance »24 , nous devons comprendre qu’étant donné qu’elle se fait par l’intermédiaire de l’action des hommes ,rien de ce qu’ils peuvent entreprendre n’est assuré de réussir. Cela tient à la fois au fait que les hommes ne font jamais l’Histoire pour eux-mêmes mais que leurs actions sont récupérées et reprises par les autres consciences qui contribuent à la formation de la société comprise comme une multitude de point de vue singuliers. 22. CPM, p.64. 23. CPM, p.64. 24. CPM, p.47. En d’autres termes, « chaque conscience se voit voler les conséquences de son acte par les autres consciences et agit dans l’ignorance, chaque acte est proposition, donc étalé, passif, ouvert. »25 Même si ce qui fait l’Histoire reste la propre initiative du sujet qui aboutit à la réalisation d’une action, celle-ci lui échappe lorsqu’elle entre sur la scène historique car elle rencontre l’extériorité et n’appartient plus de fait à l’auteur initial. Pour bien comprendre cette spécificité qui en quelque sorte conduit le sujet à être dépossédé de son action, nous pouvons prendre l’exemple de la discussion pour illustrer le caractère indéterminé de toute action. Au cours d’une discussion il peut arriver qu’un des deux membres tienne un propos qu’il juge de bonne tenue et qu’en l’adressant à son interlocuteur il imagine que de telles paroles lui fassent plaisir. Or voilà que le partenaire se met en colère et devient vexé. On comprendra mieux la possibilité de cette réaction si l’on considère que l’action a pour principe l’indétermination, c’est-à-dire qu’elle ne nous appartient uniquement entre le moment où nous projetons d’agir et celui où nous nous mettons à réaliser l’action. Une fois cette étape franchie, l’action peut provoquer des effets inattendus (comme dans notre exemple une phrase prononcée qui était a priori banale devient un motif de dispute entre les membres du dialogue). Cette indétermination propre à toute action vient du fait que l’action elle-même n’est jamais isolée mais elle s’insère dans un ensemble d’autres actions où d’autres individus agissent. On ne peut donc pas savoir quel pourra être l’effet de notre action même s’il nous appartient d’en être l’auteur. Faire l’expérience de l’aliénation à travers l’épreuve de l’Histoire revient donc à agir dans un ensemble constitué d’autres consciences qui aliènent en permanence ce que nous faisons car nos actions font sens au-delà de nous-mêmes. La difficulté est multiple. Il s’agit d’accepter de n’être pas fait par l’Histoire mais d’être celui qui est le seul à pouvoir la faire. En même temps, notre première expérience de l’Histoire est aliénante car nous pénétrons dans un monde qui ne reflète pas notre liberté mais celles des autres. Etre libre pose donc véritablement problème par le fait que la liberté se doit d’accepter de faire l’épreuve des autres libertés qui ne sont plus simplement aliénantes parce qu’elle découvre l’homme comme objet du monde mais elles trahissent le sens de ses actions dans la mesure où elles leur attribuent une signification extérieure. Comme le dit notre auteur pour qu’il y ait véritablement Histoire, il faut que l’action soit reprise par d’autres que l’agent historique lui-même. L’Histoire est à la fois l’histoire des actions humaines et en même temps le sens donné à ces actions. Il n’y a donc Histoire que s’il y a reconnaissance. L’homme se doit alors d’accepter sa liberté comme seule source de création de l’Histoire tout en devant s’en remettre à ce que les autres feront de ce qu’il a voulu faire. Comprenons bien que si l’Histoire est aliénante c’est parce qu’agir au sein de l’Histoire revient toujours à être dépossédé de ses actes en tant qu’ils sont objectivés par d’autres consciences et qu’ils font sens pour eux d’une certaine manière. Ainsi le chef qui veut unir son peuple est toujours aliéné car entre le projet qu’il fait de lui-même comme celui qui va unir son pays et la vision que chacun des citoyens a de lui, il y a là toute une séparation. Cette séparation résulte de l’incommunicabilité des consciences entre elles telle qu’elle a été décrite dans L’Être et le Néant. Ce qui me sépare de l’autre, ce n’est pas simplement qu’il n’est pas moi en tant qu’il est un autre objet du monde que moi. Tout ce qui me met à distance de lui c’est mon néant d’être, c’est-à-dire le fait pour ma conscience d’être à la fois toujours puissance de néantisation et de transcendance. 25. CPM, p.43. En ce sens, notre auteur réintègre ses considérations ontologiques en les appliquant à la question de l’Histoire. Puisqu’il n’y a d’Histoire que par l’action de l’homme, celui-ci rencontre l’aliénation dans la mesure où ce qu’il fait sera objectivé et récupéré par l’autre qui le vise et le transcende en tant qu’il est lui aussi conscience libre. « C’est-à-dire que toute action historique (j’entends l’entreprise) a son horizon circulaire d’objectivité. »26 Nous voyons ici très bien que notre auteur reste fidèle à son ontologie tout en élargissement les conséquences qui en découlent. Ce qui complique la tâche de l’homme en tant qu’être libre c’est qu’il ne peut user de sa propre liberté d’une manière immédiatement authentique. Etre libre implique de faire l’épreuve du monde dans toute sa concrétude et d’être confronté en même temps à ses multiples aliénations et l’une d’entre elles correspond au fait pour l’homme d’apparaitre et de se faire au sein d’une situation historique. Sartre se défend néanmoins de toute conception déterministe de l’Histoire. Il y voit au contraire l’un des lieux possibles pour l’action humaine. Si toutefois c’est bien le sujet qui fait l’histoire, en agissant il ne peut échapper à l’aliénation. Soyons rigoureux sur ce point. De quelle aliénation s’agit-il ? Nous retrouvons le même type d’aliénation qui avait été analysée dans l’essai d’ontologie phénoménologique mais cette fois elle apparaît selon une autre détermination. Au départ la rencontre du sujet avec l’autre aboutissait à une aliénation du sujet en tant qu’il était appréhender par l’autre comme objet. Le regard de l’autre était l’élément fondateur de l’aliénation puisqu’il renvoyait au sujet le sentiment de son objectivité sans que celui-ci puisse la saisir. « Cela signifie que j’ai tout d’un coup conscience de moi en tant que je m’échappe, non pas en tant que je suis le fondement de mon propre néant, mais en tant que j’ai un fondement hors de moi. Je ne suis pour moi que comme pur renvoi à autrui. »27 L’aliénation était donc liée à l’appréhension du sujet par l’autre. Dans les Cahiers pour une morale, nous ne quittons pas le terrain du relationnel. L’aliénation apparaît toujours dans la rencontre de l’autre, simplement il ne s’agit plus d’un autrui individuel mais de l’ensemble des autres, c’est-à-dire la communauté humaine ou encore la société. Le problème de la liberté s’accentue davantage car il faut penser que la liberté est constamment en danger dans le monde et qu’elle risque à tout instant de se perdre elle-même comme liberté. Ce qui distingue également l’aliénation telle qu’elle apparaît dans les notes de Sartre, c’est qu’elle surgit non plus simplement à l’occasion d’un jeu de regards mais elle fait partie intégrante du monde vécu par le sujet lui-même. En ce sens l’homme découvre l’aliénation au-delà de la simple rencontre de l’autre, elle apparaît être une structure essentielle du monde dans lequel l’homme a à être. Le problème de la liberté c’est de penser l’effectuation de notre liberté au sein d’un espace aliénant. Ce qui rend difficile cette entreprise c’est que d’une part nous ne pouvons échapper à la radicalité de notre liberté qui nous oblige à chaque instant et malgré les circonstances de nous choisir. En même temps, nous n’avons pas le choix de supprimer l’aliénation car elle est originellement présente dès qu’autrui existe. Nous découvrons ici l’argument principal qui nous permet d’avancer qu’il y a véritablement un élargissement du concept de liberté dans les notes de Sartre. 26. CPM, p.54. 27. EN, p.300. La liberté n’apparaît plus uniquement dans le cadre d’une réflexion sur la liberté elle-même (comme nous pouvons le constater dans la quatrième partie de L’Être et le Néant qui est pratiquement exclusivement consacrée à cette question) mais elle est abordée à l’occasion d’une étude plus approfondie du monde en tant qu’ensemble structuré par diverses aliénations. Il nous semble donc que le progrès majeur apporté par les Cahiers pour une morale en ce qui concerne l’étude de la liberté c’est que celle-ci entre en jeu avec le réel au lieu de simplement le néantiser. Nous pourrions dire que d’une certaine façon Sartre aborde ici la liberté par l’autre bout, c’est-à-dire qu’il ne se contente plus de dire ce qu’est la liberté et comment elle procède, il montre désormais comment la liberté en tant qu’être de l’homme ne peut pas se vivre immédiatement en tant que liberté. Il convient d’entendre par là que ce n’est plus seulement parce que nous fuyons nous-mêmes notre liberté dans la mauvaise foi que nous ne sommes plus libres, cela tient aussi au fait que nous avons tous à faire l’épreuve du monde et de la réalité. Sartre insistait déjà sur cette nécessité pour la liberté de se faire à partir du monde. « Il ne peut y avoir de pour-soi libre que comme engagé dans un monde résistant. En dehors de cet engagement, les notions de liberté, de déterminisme, de nécessité perdent jusqu’à leur sens. »28 Une liberté qui ne rencontrerait pas un monde dans lequel agir n’aurait aucun sens puisqu’elle ne serait libre de rien sur rien. Or être libre c’est être capable de se choisir dans le monde à partir d’un certain projet qui donnera au monde que nous découvrons un sens particulier. Mais comment pouvons-nous être libres si le monde dans lequel nous sommes est le résultat de l’expression de la liberté des autres ? Autrement dit la liberté doit paradoxalement se saisir comme liberté dès le moment où elle fait l’expérience de ce qui ne dépend pas d’elle. Elle a toujours à prendre position par rapport à ce qui n’est pas elle. Les valeurs d’autrui, les codes de conduite d’une société donnée, tous ces éléments ne tirent leur puissance que du consentement de la liberté. Ce qui est complexe c’est que la liberté doit comprendre qu’elle est seule à choisir le sens de ce qu’elle vit malgré le fait qu’on la force à se reconnaître dans ce qui n’est pas de son œuvre. Ce que nous révèlent les notes de Sartre est directement lié à ce que nous venons de rappeler. S’il est vrai que l’homme n’est libre qu’à travers un monde dans lequel il a à se choisir, ce monde n’apparaît pas d’abord comme le tremplin de sa liberté. Il est vecteur d’aliénation constante et si l’homme est l’être qui a à être, cela signifie aussi qu’il a à retrouver sa liberté, non pas parce qu’il aurait pu la perdre puisqu’elle est le sens de son être mais parce qu’elle est mise en danger dans la rencontre du monde et des autres. Les Cahiers pour une morale sont à bien des égards et il s’agira pour nous d’en rendre compte au cours de notre étude, l’occasion d’une réflexion portant sur la liberté en tant qu’elle souffre de l’aliénation ou plus largement de l’oppression. Toutefois si cette liberté est en souffrance, elle reste toujours à considérer comme liberté véritable car il n’y a rien qui puisse contraindre la liberté définitivement puisqu’elle est par essence puissance d’échappement et perpétuel projet. Néanmoins même si la liberté réside dans ce choix de nous-mêmes dans le monde, il convient de comprendre que le monde est essentiellement source d’aliénation. 28. EN, p.528. Si nous avons précédemment montré que l’homme subissait l’aliénation de toute une communauté dans la mesure où ses actes étaient objectivés et nécessairement repris par d’autres consciences, il s’agit aussi d’être attentif au fait que la réalité elle-même est propice à l’aliénation. « Chaque événement historique a un aspect physique qui l’altère (…) Par conséquent il y a hasard à l’intérieur de chaque événement historique. »29 Pour illustrer cette idée, Sartre prend l’exemple de l’envoi d’un message. Il indique que vouloir envoyer un message présuppose d’utiliser le monde physique, c’est-à-dire de le choisir comme moyen pour remettre le message. Toutefois le monde se caractérise à l’inverse de l’homme par son indétermination. Poursuivant sa réflexion, notre auteur propose l’exemple de la tempête qui a pour conséquence de provoquer la non réception du message et cela a eu pour effet de conduire à une exécution qui aurait pu être évitée si le message avait été reçu. Nous voyons par cet exemple que la liberté en tant qu’elle est choix de soi-même dans le monde, se doit d’accepter que le monde ne réalise pas toujours les fins qu’elle a déterminées. La mauvaise attitude consisterait à affirmer que le monde limite notre liberté car il est responsable de l’échec de son projet. La responsabilité de l’échec revient toujours à la liberté car elle aura choisi tel moyen particulier pour envoyer le message au profit d’un autre peut-être plus adapté. La liberté est libre d’elle-même mais elle se doit d’assumer qu’étant donné qu’elle n’est libre que dans un monde, elle court toujours un risque. Etre libre c’est se saisir comme l’être à l’origine de ses choix d’être tout en sachant que notre liberté est un risque pour nous-mêmes. Par notre liberté, nous nous risquons à nous faire être, nous parions sur le fait que le monde pourra réaliser nos projets d’être. Il faut aussi admettre qu’en cas d’échec, nous en sommes les seuls responsables car nous avions le choix de nous risquer dans cette entreprise ou plutôt de nous abstenir. La liberté est donc potentiellement aliénée parce que le monde en tant qu’il se présente comme un ensemble causal, peut faire échouer ce que la liberté a décidé de faire advenir par la réalisation de son propre projet d’être. Il ne faut pourtant pas en conclure que la liberté est illusoire et qu’il n’y a qu’à s’en remettre au monde qui choisira pour nous. Ce qu’il faut comprendre c’est que la liberté devra se choisir selon un autre horizon de possibles que celui où il avait été envisagé que le message parvienne sans accident à son destinataire. En d’autres termes, la liberté ne se lasse pas d’être libre puisqu’elle a toujours à être et à se faire. Le fait que le monde permette ou empêche que la fin posée par la liberté soit réalisée ne constitue pas un motif suffisant pour dire que la liberté n’existe pas. Si la fin n’aboutit pas, alors la liberté devra se choisir à partir de cet échec en lui donnant sens. Il s’agira par exemple de persévérer en se rendant soi-même sur place pour empêcher l’exécution. La liberté ne peut se soustraire à la contingence originelle du monde, mais il faut davantage y voir une occasion pour la liberté d’être liberté plutôt qu’un échec menaçant la liberté elle-même. Il demeure pourtant que la réalité est doublement aliénante, à la fois parce qu’elle est constituée par l’ensemble des autres consciences et également dans son être même qui est lié à la causalité sur laquelle l’homme n’a aucune emprise. Cette conception de l’aliénation comme structure du monde se manifeste avec force dans la description que propose Sartre en ce qui concerne la société. 29. CPM, p.33. En parlant de l’individu, notre auteur indique que « la forme concrète sous laquelle il se représente la totalité des Autrui est précisément cette unité collective qu’on nomme Société. »30 Cela signifie que notre rapport à une société n’est envisageable que parce que nous sommes à la fois conscience de cette société en tant que nous la transcendons, mais également parce que nous existons pour d’autres consciences qui en tant qu’ensemble pratique donnent à la société sa réalité dans la mesure où elle n’est rien en dehors de la manifestation des autres qui se dressent devant nous. C’est précisément ce que signale notre auteur lorsqu’il écrit que « L’unité collective n’est jamais abstraite : elle est l’unité du faire des Autres. » 31 Du point de vue de l’individu, la rencontre avec la société se réalise donc toujours dans l’ordre du réel. Il n’y a pas de société sans acteurs sociaux car ce sont par leurs actes et la création de différentes institutions qu’ils contribuent à donner un visage à la société mais aussi à la faire apparaître comme unité. En prenant l’exemple du bureau de poste, Sartre nous montre que l’individu se trouve dans une situation particulière puisqu’il n’est plus l’auteur de son propre projet mais il doit accepter que le service soit l’intermédiaire entre son projet initial et son but. Cela veut dire que l’individu n’est plus celui qui se sert des moyens pour réaliser sa fin mais en l’occurrence, ce sont les autres que lui qui utilisent différents moyens qui n’appartiennent qu’à eux-mêmes mais qui sont paradoxalement mis à la disposition des fins de l’individu. Tel est le sens même du service public. « Par exemple l’unité collective que je nomme Poste et Télégraphes (…) agit selon des fins et d’après des règles. Elle est un objet d’un type spécial en ce sens que je peux l’utiliser. Elle est un instrument entre moi et mon but (faire une commande à un industriel. »32 Comprenons alors que je me trouve dans une relation particulière puisque ce n’est pas moi qui suis à l’origine de la réalisation de mon projet. Je suis dépossédé de cette réalisation qui ne dépend pas de moi mais du service que j’ai choisi d’utiliser. C’est pourquoi la société existe pour moi uniquement dans l’élément de l’extériorité puisqu’elle est ce qui n’est pas moi mais qui s’adresse néanmoins à moi. Sartre ne néglige cependant pas le fait que si je suis employé de la poste, je fais partie de la collectivité « à cette différence près que je suis dedans »33,c’est-à-dire que d’autres rapports se manifesteront à moi (comme par exemple les relations de travail) mais cela ne constitue que des liens entre les individus. Pour que la société apparaisse, il faut qu’elle soit l’objet d’une prise de conscience. Si « La Société existe quand j’en prends conscience »34 c’est parce qu’elle est constituée de tous ces autres consciences que je transcende en les découvrant comme unité objective. « Or j’en prends d’abord conscience sous le regard de l’autre. »35 30. CPM, p.117. 31. Ibid. 32. Ibid. 33. CPM, p.118. 34. Ibid. 35. Ibid. Il s’agit en effet de comprendre que ce n’est seulement moi qui donne sens à l’unité collective des consciences que je découvre, c’est aussi ces ensembles qui portent sur moi leurs regards en ayant pour effet de m’intégrer à cette totalité qu’est la société. En ce sens je suis pour les autres un employé de bureau ou un professeur. Ce sont les autres qui me dévoilent comme objet dans l’espace social. « Par le regard d’autrui, la société entière (institution, organisme, classe) me hante. »36 Une fois encore le mode d’être de l’aliénation réside dans le fait d’objectiver mon être en être pour autrui. Je suis en effet étranger à moi-même car j’apparais toujours à l’autre en tant qu’objet sans jamais pouvoir moi-même me saisir comme cet objet que l’autre découvre étant donné que je suis toujours audelà de mon être en échappant sans cesse à moi-même. C’est pourquoi Sartre nous invite à comprendre que la société nous hante car elle est ce qui nous renvoie à nous-mêmes une image de nous-mêmes. Seulement notre liberté a à se défaire de ce prisme social dans lequel nous n’apparaissons à l’autre que par la fonction que nous exerçons. Dire de ce lieu qu’il est hanté, c’est dire qu’il y a ici une certaine présence particulière. Nous pouvons dire que de la même façon ce qui constitue notre rapport fondamental avec la société c’est l’aliénation en tant qu’elle se manifeste comme la saisie d’un sentiment de présence (le regard des autres) qui a pour effet de nous attribuer un être que nous devons être sans toutefois pouvoir un instant parvenir à l’être. Nous retrouvons dans cette analyse de la société le même cadre conceptuel qui permettait de rendre compte de la relation à autrui comme transcendance transcendée et renvoi perpétuel de l’aliénation37. Même si Sartre réinvestit des concepts clés (comme le regard) pour rendre compte du mode d’être et de la signification de la société il y a lieu de penser que cela a pour effet de participer à une élaboration plus concrète et plus élargie de ce que nous entendons par liberté. L’individu sartrien n’apparaît plus uniquement face à un autre ou en néantisant le monde, il s’inscrit dans une situation historique et doit constamment faire face à une société qui se présente comme une totalité aliénante lui dictant ses conduites. Sans doute faut-il comprendre que Sartre ne rejette pas son ontologie, au contraire il nous semble qu’il la transpose à l’intérieur d’un nouveau champ de réflexion. En ce sens l’un des enjeux majeurs des notes de Sartre consiste à montrer une liberté individuelle qui n’est plus seulement face à elle-même, mais qui a à se faire parmi une réalité historique. La rencontre de l’histoire par la liberté humaine est alors un prolongement de l’analyse de la liberté entamée dans l’essai d’ontologie phénoménologique. Nous constatons à plusieurs reprises que notre auteur illustre sa théorie de la liberté en l’inscrivant dans des exemples historiques concrets. Il faut alors nous demander à la fois ce qui motive cette nouvelle prise en compte de l’Histoire par rapport au projet de la philosophie sartrienne mais également les conséquences que cela implique pour la compréhension de la liberté. En lisant les notes de Sartre nous sommes d’emblée amenés à constater la présence d’une nouvelle manière de philosopher qui attache davantage d’importance au concret. De nombreuses analyses sont consacrées à l’histoire, à la dimension sociale de l’existence ou encore aux différents types de relations qui peuvent se nouer entre deux individus. Il ne faudrait cependant pas croire que notre auteur abandonne son ontologie. Le pour-soi comme l’en-soi sont toujours les deux modalités d’être à partir desquelles Sartre met en œuvre sa propre démarche philosophique. 36. CPM, p.118. 37. EN, (voir la troisième partie « Le Pour-Autrui » p.259-471). Toutefois le changement radical que nous voudrions souligner consiste non plus simplement à penser la réalité à partir d’une réflexion ontologique (comme c’était le cas dans L’Être et le Néant) il convient désormais de mettre en pratique ce que l’examen ontologique du réel nous a appris en appliquant ces résultats à des objets concrets. Si la liberté est définie en tant que pouvoir de néantisation et d’échappement au donné il s’agit alors de comprendre d’une manière plus pragmatique sa réalisation dans le monde. Etant donné qu’être libre signifie avoir la capacité d’être à distance du monde et de soi-même en ayant en même temps le pouvoir de se faire projet, il convient alors d’étudier ce que peut être un homme libre dans l’Histoire, parmi une société ou avec d’autres hommes. Si Sartre rencontre l’Histoire ce n’est donc pas par hasard, cela tient plutôt d’une nécessité puisque nous ne sommes jamais libres que par rapport à un monde et qu’il convient de prendre en considération l’ensemble de ses aspects pour parvenir réellement à saisir ce qu’est une liberté plongée dans le cours du monde. Les exemples historiques présents pour l’essentiel dans le Cahier I témoignent de cette volonté nouvelle de penser la liberté et son déploiement dans le monde. La réflexion portant sur le nazisme montre par exemple comment la liberté peut subir l’aliénation dans la mesure où elle n’appartient plus qu’à un seul individu (le chef du Parti) qui cherche à « supprimer la subjectivité puisque la subjectivité est précisément la détotalisation de la Totalité. »38Une subjectivité est une conscience qui en tant que conscience vise le monde autant qu’elle s’en écarte. « Le nazisme fait un pas vers le concret en voulant incarner l’objectivité dans une subjectivité exceptionnelle pour sauver à la fois objectivité et subjectivité. »39 Comprenons que le nazisme a pour intention de souhaiter s’incarner à travers un seul homme qui veut récupérer l’ensemble des autres libertés au sein d’un parti qui n’est pour lui que l’émanation d’une pure extériorité sur laquelle il s’impose comme liberté. Le chef du parti est comme la conscience face au monde, c’est lui seul qui décide de son projet et par voie de conséquence de la signification qu’il donne à l’extériorité. Le nazisme peut donc être perçu comme une invitation pour les libertés à venir se soumettre à la liberté du chef qui se chargera pour eux d’être libre. Si la question de l’Histoire apparaît ici clairement dans la pensée de Sartre, il semble que cette découverte de l’Histoire ne soit pas séparable d’un approfondissement en parallèle de la question de la liberté elle-même interrogée comme pratique d’un sujet. Si notre auteur se pose la question de l’Histoire c’est parce qu’il convient désormais de comprendre que nous ne sommes pas d’abord cette pure liberté qui décide de ses choix et n’existe que comme puissance d’échappement au monde. Nous nous apparaissons d’abord à nous-mêmes comme des sujets plongés dans une époque et qui ne peuvent pas ne pas devoir faire l’épreuve de l’Histoire. Etre une liberté c’est toujours faire la rencontre d’un monde qui, même s’il est ce sur quoi s’exerce notre liberté, est aussi une source fondamentale d’aliénation. Pris dans le tourbillon de l’Histoire et de son époque, l’homme a à se faire être à partir d’une situation dont le sens ne dépend pas de lui. Cette contradiction entre une liberté absolue et un monde qui a la nie est le dilemme auquel l’homme ne peut se soustraire. Le problème de la liberté est à ce stade de notre réflexion un problème du vécu de notre liberté comme liberté. 38. CPM, p.94. 39. Ibid. C’est pourquoi cette prise en compte de la situation dans sa signification historique et concrète montre bien que notre auteur cherche non plus seulement à penser la liberté pour elle-même mais à en définir les conditions de possibilité de sa réalisation. Cette idée révèlera toute son importance à propos de la réflexion sur ce que Sartre appelle la conversion et qui consiste pour un sujet moral à adopter une attitude authentique vis-à-vis de sa liberté. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Pour le moment nous avons compris que la liberté ne devait pas être simplement définie comme ce qui s’arrache à toute détermination, elle a à se faire au milieu du monde même si ce rapport avec le monde rend possible de multiples aliénations. Dans cette perspective, nous remarquons que la réflexion sartrienne sur la liberté ne se précise pas seulement grâce à la prise en compte de l’Histoire (à la fois comme résultat de l’action des hommes libres et comme situation de fait aliénante) mais aussi par rapport à la mise en place progressive du concept de création qui permet de définir la liberté comme une pratique qui prend son sens dans la transformation qu’elle opère sur le monde et sur l’homme lui-même. La liberté créatrice ne vient cependant pas contredire la liberté néantisante de l’essai d’ontologie phénoménologique de 1943. Il s’agit plutôt de comprendre que la liberté a à se manifester de façon concrète. Puisqu’elle est l’être de l’homme, elle ne peut pas pour être véritablement une liberté opérante, se contenter d’être un pur néant d’être. La liberté n’est pas uniquement ce qui permet notre libération sur le mode de l’échappement au poids de l’être. Etre libre c’est se choisir selon son propre projet d’être et se faire être dans un monde auquel nous donnons un sens. Sartre nous invite en ce sens à réfléchir sur cette deuxième nécessité de la liberté (la première étant d’ordre ontologique) : être libre c’est être cette pratique par laquelle l’homme se réalise dans le monde. La liberté comme création de soi et du monde Même si la réflexion à propos de l’Histoire constitue une avancée importante en ce qui concerne la compréhension de la liberté comme étant toujours aliénée du fait de sa nécessaire cohabitation avec une situation historique, le concept de création joue un rôle majeur dans l’évolution de l’élucidation philosophique de la liberté chez Sartre. La liberté n’est pas simplement ce qui nous met hors du monde. Réaliser sa liberté c’est se créer soi-même dans l’ordre du monde. Et si l’Histoire se fait lorsque l’homme agit, il doit pouvoir être créateur pour modifier son milieu. Cela nous permet en ce sens de comprendre que l’aliénation n’annule pas la liberté, mais elle la dissimule à elle-même étant donné que nous allons voir que la liberté s’existe comme création.40 40. La rencontre de l’Histoire dans la problématique sartrienne de la liberté a pour effet essentiel de montrer que la liberté subit une aliénation première et inévitable qui est celle de l’Histoire. Elle n’existe pas en dehors d’une époque. La liberté c’est toujours ce qu’un sujet peut faire de luimême à travers un monde dont il ne faut pas négliger la dimension historique. Une liberté pure, idéale et qui ne se met pas en relation pas avec le monde est absurde, car elle n’est libre de rien sinon pour elle-même. Dans ces circonstances, il n’y a pas de différence entre être libre et ne pas l’être étant donné que la liberté n’apporte rien à l’homme. La réflexion sur la création doit permettre de souligner la nécessité d’une relation entre l’homme et le monde. Si l’homme n’est pas libre de choisir sa liberté, il ne dépend pas non plus de lui de faire que l’en-soi existe. L’homme ne peut pas se situer ailleurs que dans un monde. Dans ces conditions, il est dans l’obligation d’assumer le monde qu’il l’entoure car il est libre, détaché pour toujours de l’être. La création s’impose comme critère de la liberté puisque la liberté ne peut pas être sans faire preuve de sa faculté à modifier le monde. Se savoir libre c’est d’abord avoir cette capacité (inhérente à la structure ontologique de notre conscience) de se libérer du monde, d’être toujours au-delà et en dehors de l’en-soi. Il faut cependant être attentif et précis. Pour Sartre la liberté n’est pas simplement à comprendre comme puissance d’échappement au monde même-si être libre c’est fondamentalement être libéré, c’est-à-dire pouvoir se maintenir soi-même en permanence en situation de libération. L’homme est en effet libre parce qu’il n’existe pas comme chose mais comme conscience. Son être est un néant qui lui assure la possibilité d’être toujours au-delà de lui-même et du monde. Seulement l’homme n’a pas le choix de se définit comme chose ou comme néant. Parce qu’il est néant, il est un homme, conscience ouverte sur luimême et sur le monde. Autrement dit, la liberté est créatrice parce que l’homme est créateur en tant qu’il est l’être pour qui il y a un monde. Mais s’il est vrai que la liberté est ce qui nous permet d’avoir un point de vue sur le monde et sur nousmêmes, nous ne sommes effectivement libres que lorsque nous nous affirmons dans le monde. En d’autres termes, l’homme est d’une certaine manière doublement libre. Il est libre en droit par la spécificité de son statut ontologique qui permet à la liberté de se révéler et il est libre en fait lorsque prenant la mesure du sens de son être, il comprend qu’il peut manifester cette liberté en l’inscrivant dans le monde par l’intermédiaire de ses propres projets. Paradoxalement la liberté qui est à comprendre comme ce qui nous arrache à toute détermination, ce qui nous met à distance de nous-mêmes et des choses, ne prend son sens véritable qu’en entrant en relation avec le monde. Si l’homme est ontologiquement libre cela veut dire qu’il ne peut pas ne pas être autrement que libre. C’est justement parce qu’il est libre que le monde constitue pour l’homme l’occasion d’y manifester sa liberté. Sartre n’est pas de ceux qui aiment à penser que nous ne sommes libres qu’en nous montrant capables en bon stoïcien de nous couper du monde. Notre for intérieur serait alors le lien où reposerait notre liberté réelle. Une telle conception de la liberté revient à faire de la liberté une chose vide. Or pour Sartre être libre c’est toujours prendre part au monde, assumer cet engagement en affirmant nos propres choix. Perpétuellement mis en présence du monde, il appartient à l’homme de décider de sa signification et de ce qu’il va en faire. En ce sens la pensée sartrienne de la liberté est tout autant théorique que pratique. Nous voulons dire par là qu’elle s’élabore à partir de considérations philosophiques d’ordre ontologique qui servent à éclairer notre existence comprise comme la pratique d’un sujet. La liberté ne nous apprend pas seulement ce que nous sommes, elle nous renseigne aussi sur ce que veut dire exister. Tout l’enjeu de notre propos consiste à montrer qu’avec les Cahiers pour une morale, Sartre conçoit la liberté à partir du point de vue pratique de l’existant. Nous venons de voir que l’homme est l’être qui est acteur de l’Histoire. Cependant s’il peut agir, l’homme peut créer. Tel est l’intuition de Sartre à propos de notre pratique de la liberté. Il cherche ainsi à montrer non plus comme il le faisait dans L’Être et le Néant ce qu’est la liberté mais comment devenons-nous des êtres libres, que signifie en quelque sorte le fait de vivre notre liberté ? Sartre semble alors examiner la liberté à partir de l’homme mais en insistant sur le fait qu’il est pris dans le monde. Nous voudrions montrer dans cette perspective que la réflexion engagée par notre auteur autour de la notion de création permet de rendre compte de la liberté comme étant une pratique de l’existant. Que peut alors signifier la création et quel est son rapport avec la liberté ? D’une manière générale on distingue la création de la fabrication. Fabriquer revient à mettre en forme, organiser différents éléments entre eux pour obtenir un nouvel objet. La fabrication est proprement humaine car nous sommes des bâtisseurs de monde. Comme le note judicieusement Arendt dans Condition de l’homme moderne, « les objets ont pour fonction de stabiliser la vie humaine »,41 c’est-àdire de faire en sorte que nous puissions réaliser nos besoins par l’utilisation de ce que nous fabriquons afin que le monde soit pour nous habitable. Dans cette perspective, Arendt ajoute que « La fabrication, l’œuvre de l’homo faber, consiste en réification. »42 Fabriquer signifier d’abord extraire de la nature ce dont nous avons besoin et puis réduire ce qui formait un ensemble afin d’en extraire l’essentiel, c’est-à-dire ce qui nous intéresse. Fabriquer cette chaise par exemple c’est commencer par abattre cet arbre qui fournira le bois nécessaire à la fabrication de la chaise. La création indique à l’inverse l’idée d’un surgissement pur, quelque chose de neuf qui vient au monde grâce à la simple intervention du créateur lui-même. Ce qui est créé provient de l’intention créatrice du créateur. Alors que dans la fabrication l’homme a nécessairement besoin de travailler la matière pour que son projet (exemple : Fabriquer un arc) devienne un objet réel, dans la création Dieu crée le monde de manière ex nihilo. La puissance créatrice se suffit à elle-même. Toute l’originalité de la conception de la création telle qu’elle apparaît à la lecture des notes de Sartre, c’est qu’il ne situe pas la création ni totalement dans la simple transformation du monde ni comme processus divin où le créateur crée à partir de lui-même. En ce sens la création ne peut pas se faire sans le monde ni en l’absence d’un sujet libre. Même si nous cherchons ici à éclairer le sens que Sartre donne au concept de création dans les Cahiers pour une morale, nous pouvons remarquer que cette thématique de la création est également centrale dans Qu’est-ce que la littérature ? 41. Condition de l’homme moderne, p.188. 42. Condition de l’homme moderne, p.190. Pour approfondir ce qui dit Arendt à propos de la fabrication, on se reportera au chapitre IV de la Condition de l’homme moderne p.187-230 de notre édition. 43. On remarquera d’ailleurs la proximité chronologique des deux textes. Qu’est-ce que la littérature ? paraît une première fois en 1946 et les Cahiers pour une morale sont été rédigé vers 1947-1948. Cela montre bien l’intérêt que Sartre accorde à la création. Au deuxième chapitre intitulé « Pourquoi écrire ? » Sartre rappelle que « l’homme est le moyen par lequel les choses se manifestent »44Ayant pour privilège ontologique d’être essentiellement conscience néantisante, l’homme est cet être qui est capable de dévoiler le monde en le faisant paraître devant lui. Notre auteur poursuit en écrivant qu’un « des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde. »45 Créer c’est en quelque sorte permettre à l’en-soi d’être sauvé en l’inscrivant dans un univers de sens. La création met en relation différents éléments du monde et leur donne une signification. Ce champ que le peintre est en train de dessiner sur sa toile, devient objet essentiel pour que le tableau prenne forme. Le champ passe de l’indifférence liée à son statut de pur en-soi à l’essentialité en tant qu’il est soutenu à l’être par l’artiste qui le fait être dans sa création. Nous retrouvons un procédé similaire lorsque Sartre nous explique que l’écrivain réclame de son lecteur qu’il engage sa liberté pour créer l’objet littéraire. « Ainsi, pour le lecteur, tout est à faire et tout est déjà fait ; l’œuvre n’existe qu’au niveau exact de ses capacités ; pendant qu’il lit et qu’il crée, il sait qu’il pourrait toujours aller plus loin dans sa lecture, créer plus profondément ; et, par, là, l’œuvre lui paraît inépuisable et opaque comme les choses. »46Lire pour le lecteur revient à créer l’œuvre de l’écrivain car par l’intervention de sa liberté, l’écrivain a mis en place un univers qui n’a de réalité qu’en tant qu’il s’actualise dans la conscience du lecteur. Le lecteur est celui qui met en lien les personnages, dessine virtuellement les paysages que le roman lui propose etc… Ce détour par les analyses de Qu’est-ce que la littérature, nous permet de comprendre que l’homme est créateur du fait de son absence d’être. La création est donc nécessairement liée à la liberté puisque c’est parce que nous sommes libres qu’elle est possible et qu’elle se présente à nous. L’en-soi n’est pas créateur, il ne se distingue pas de ce qu’il est. Il nous reste à comprendre désormais de quelle manière le concept de création va faire sens dans les Cahiers pour une morale vis-à-vis de la question de la liberté. On remarquera que les réflexions autour de la création sont dispersées dans l’ensemble des deux cahiers de notes avec néanmoins une prédominance pour la fin du Cahier II où la création vient soutenir la réflexion engagée à propos de la conversion. Notre auteur cherche notamment à distinguer le mythe métaphysique de la Création de la création comme structure ontologique. Nous y reviendrons. Auparavant nous voudrions montrer que la création est directement liée à la liberté humaine dans la mesure où elle y trouve son sens (être libre c’est avoir à se créer et créer) et sa condition de possibilité (la création implique l’existence de la liberté). Sartre pense en effet la création à la fois à partir de l’être capable de création et à partir du monde en tant que support pour la création. 44. Qu’est-ce que la littérature ? , p.45 (désormais cité QQL). 45. QQL, p.46. 46. QQL, p.52. C’est après avoir exposé son analyse de la société que notre auteur convoque une première fois le concept de création. Il s’agit à ce stade de la réflexion de montrer que c’est par l’homme que la création s’effectue et devient pensable. Il demeure impossible de créer si nous nous situons dans l’ordre de l’ensoi. La capacité de créer implique l’existence d’un être qui prend un point de vue sur le monde et cet être c’est l’homme. En tant que néant d’être, l’homme est en effet l’être par lequel il y a de l’être. Seul l’homme est capable de dévoiler l’être d’une part parce qu’il s’y désengage perpétuellement et d’autre part parce que cette néantisation originelle lui permet de viser le monde en tant qu’ensemble de choses. Ce n’est que pour un homme qu’existe cet arbre au bord de la route car seule une conscience néantisante est capable de l’appréhender. Comme nous l’avons déjà indiqué nous reviendrons sur cette question de la justification par l’ontologie de la création lorsque nous nous pencherons sur l’analyse sartrienne de la Création divine par opposition à la création humaine. Ce qui nous intéresse pour le moment c’est de comprendre le sens de la création mais également ce sur quoi elle porte. Ces analyses nous donneront l’occasion de mieux saisir le rapport de l’homme avec sa liberté. Nous découvrons un premier élément de réponse à notre problème lorsque nous lisons que « Nous ne sommes rien d’autre que le résultat de notre opération sur le monde »47. Que cherche à nous dire Sartre à travers cette déclaration ? Il indique seulement que l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait être en se choisissant. En conséquence l’homme n’est pas à chercher ailleurs que dans le monde car c’est dans la relation qu’il entretient avec lui que l’homme se réalise. L’homme est en effet le seul à être à ne jamais être mais à être un néant d’être. Comment peut-il dès lors espérer se réaliser si ce n’est pas dans une relation avec le monde ? Puisque l’homme est néant, il ne peut être véritablement qu’en cherchant à se faire être et le lieu de cette réalisation c’est le monde. L’homme a besoin du monde pour se faire être et réciproquement le monde a besoin de l’homme pour apparaître comme monde. Par conséquent si le rapport qui lie l’homme au monde est un rapport de création cela est compréhensible à partir de leurs catégories ontologiques respectives. Le monde en tant qu’en-soi n’est rien d’autre que ce qu’il est, pris tout entier en lui-même il ne crée rien. L’homme au contraire n’existe qu’en tant qu’il est continuellement au dehors de lui-même. Être un homme, c’est fondamentalement pour Sartre être une conscience libre engagée dans le monde. « Ainsi, en un certain sens, l’homme est une entreprise qui s’insère dans les choses. »48 La création peut alors être comprise comme la prise de possession d’une partie du monde afin de faire naître quelque chose de neuf qui est le résultat d’un libre projet de l’homme lui-même. Cette possibilité de la nouveauté implique notre responsabilité et nous rappelle notre liberté. Si rien ne peut en effet surgit de l’être, tout ce que nous faisons n’a pas de cause extérieure et n’est stimulé que par nos propres choix. Créer consiste pour l’homme à inscrire toute sa subjectivité au sein de l’objectif. La création artistique est un bon exemple pour comprendre ce principe. L’œuvre artistique correspond à une matière investie par le propre projet de l’auteur. 47. CPM, p.127. 48. CPM, p.118. Faire une œuvre c’est se faire être dans une matière et lui donner sens et forme à partir d’un choix de soi-même. Il ne faut toutefois pas aller jusqu’à penser l’assimilation de l’œuvre et de l’artiste. L’artiste reste toujours en dehors de sa création mais il s’y retrouve car elle n’est en quelque sorte que le prolongement de lui-même dans ce que notre auteur appelle l’élément de l’extériorité, c’est-à-dire le monde. Nous ne devons pourtant pas nous résoudre à associer uniquement l’œuvre au résultat d’une pratique artistique. L’œuvre est à entendre dans un sens plus global que Sartre précise lorsqu’il chercher à définir ce qu’est l’œuvre. Il indique que « si l’œuvre est ainsi engagement dans le monde, qu’elle est au juste sa structure ? »49. L’œuvre est à comprendre à partir des deux logiques : celle de l’appropriation qui fait que « Mon œuvre est à moi »50 et celle de l’identification. « Le lien originel de propriété est un lien d’identification. Ce que je possède me représente. »51 En ce sens la maison que j’habite, les objets qui s’y trouvent jusqu’aux vêtements que je porte, je les reconnais comme étant moi parce qu’ils sont investis par ma subjectivité. Si « Ce que je fais c’est moi dehors »52, c’est parce que précisément, en tant qu’être libre et nécessairement à distance, en recul permanent par rapport au réel, je suis celui qui va donner sens aux choses et à moi-même comme attribuant ce sens. Ce vêtement est à moi parce que j’ai fait le projet de vouloir le porter et en l’achetant j’établis avec lui une relation. En l’extirpant de l’anonymat de l’en-soi je fais en sorte qu’il soit pourvu d’un sens dont l’origine ne se découvre que dans ma liberté. Nous verrons en effet un peu plus loin que les choses n’ont pas de sens par elles-mêmes. Elles deviennent porteuses de significations que si un homme se dresse en face d’elles. Ce vêtement que j’ai choisi, je le fais mien mais je donne à son être un sens et une justification. Je mettrai par exemple ce costume bleu uniquement pour les grandes occasions. « Ainsi le sort de l’homme c’est d’être une intériorité qui s’apprend dans l’extériorité. »53 Nous comprenons que l’homme n’est pas seulement l’être qui donne sens au monde en le dévoilant, il est aussi et en même temps celui qui cherche à justifier son être en se projetant dans le monde. Si l’homme « s’apprend dans l’extériorité » c’est parce que le monde est le lieu d’un investissement de sa liberté et par voie de conséquence de son être tout entier. L’homme en tant qu’il est néant ne peut rien fonder en lui puisqu’il est ce qu’il n’est pas tout en n’étant pas ce qu’il est. Seul le monde offre à l’homme la possibilité de se faire. « Se faire », c’est précisément le mode d’être de la réalité humaine. Nous comprenons que l’œuvre en dépit du fait qu’elle est la preuve vivante de l’inscription d’un projet dans une matière qui offre à l’homme une image aliénée de lui-même, n’est pas ce qui permet de définir entièrement la création. L’originalité de la réflexion sartrienne consiste à montrer qu’il y a création non seulement dans le cadre de la production d’œuvre mais aussi dans toute action. 49. CPM, p.128. 50. Ibid. 51. Ibid. 52. Ibid. 53. Ibid. Sartre écrit : « Toute action est création. Création du monde, de moimême et de l’homme. »54. Il convient d’éclairer l’idée selon laquelle l’action est un processus de création. Cherchons à savoir de quelle manière Sartre comprend l’action. Il en donne une définition très précise au début du Cahier I. Il écrit que l’action est une « intériorisation de l’extériorité et extériorisation de l’intériorité ».55 Que faut-il comprendre ? Nous pouvons dire que l’action est action qui opère sur le monde et que le privilège de l’agir appartient à l’homme. Etant donné qu’agir revient à intérioriser l’extériorité, cela signifie que dans l’action l’homme prend le monde en charge. Par l’action je révèle l’être et je m’en empare afin de réaliser la fin que j’ai attribuée à mon action. Or si l’homme est capable de se servir de l’être cela se justifie d’après son statut ontologique. Etant pur néant, l’homme existe en tant que puissance d’échappement à l’ordre du monde. La conscience qui est notre être fondamental et qui se confond avec notre liberté, crée une séparation irréductible entre nous et nous-mêmes mais en même temps entre nous et les choses. Etre une conscience oblige l’homme à se défaire du monde. Pour être conscient de ce verre posé devant moi, je ne dois pas me fondre en lui. Il faut que je puisse le dévoiler en tant que « verre-posé-devant-moi ». La conscience est ce qui nous met en présence de l’être pour nous permettre de le recevoir. Je peux remplir mon verre car je ne suis pas le verre, tout comme il ne sera jamais moi mais étant nécessairement séparé de lui par ma conscience néantisante, je peux le considérer comme verre vide à remplir. Cette visibilité de l’être a pour origine la structure ontologique de la conscience. Nous comprenons avec évidence que c’est en raison du fait que l’homme existe en dehors de l’être qu’il peut agir. Une chose n’agit pas, elle ne fait que subir l’action que l’homme porte sur elle. Nous pourrions dire que même en l’absence de l’homme la chose n’est capable de rien. Elle ne ferait que subir les lois physiques de l’Univers. Agir ce n’est toutefois pas seulement s’approprier le monde. Je peux prendre, tenir ce couteau dans ma main et pourtant rien ne se passe. Nous considérons généralement qu’il n’y a action que si quelque chose commence. Comme le dit Arendt «Agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l’indique le grec archein, « commencer », « guider » et éventuellement « gouverner »), mettre en mouvement (ce qui est le sens original du latin agere)»56. L’action pour être véritable a besoin d’actualisation. Nous sommes par conséquent en droit de nous demander de quoi l’action est-elle l’actualisation ? Sartre nous répond en ces termes : «extériorisation de l’intériorité ». L’action actualise en conséquence notre propre projet d’être. Nous nous souvenons que Sartre avait déjà indiqué cette idée dans L’Être et le Néant et elle est plus particulièrement visible dans le titre qu’il donne au premier chapitre de la quatrième partie «Avoir, Faire et Être ». 54. CPM, p.129. 55. CPM, p.56. 56. Condition de l’Homme moderne, chapitre V, p.233. Il écrit que « La condition première de l’action c’est la liberté »57. Un être qui n’est pas libre ne peut pas agir car l’action présuppose d’être à distance de l’être pour deux raisons essentielles. La première est que l’action ne serait pas pensable si nous nous identifions à l’être. La deuxième raison est que pour réaliser une action, il faut nécessairement être à distance de ce sur quoi nous portons notre action. Agir c’est déployer dans le monde notre liberté. Par sa liberté radicale, l’homme échappe à l’être et se situe en dehors des déterminations causales du monde. Agir c’est à la fois faire preuve de sa liberté tout en faisant l’épreuve du monde. Lorsque j’agis, je fais pénétrer mon projet d’être dans le monde. Construire ce bateau par exemple c’est faire participer le monde à mon projet de visiter l’océan. En ce sens l’action est créatrice car elle fait éclater la nouveauté dans le monde. Ce qui n’était qu’un tas de branches devient radeau de fortune pour les naufragés d’une île déserte. « L’action de l’homme, c’est la création du monde mais la création du monde, c’est la création de l’homme. L’homme se crée par l’intermédiaire de son action sur le monde. »58 Nous remarquons que l’action n’est pas seulement créatrice dans la mesure où elle fait surgir quelque chose de neuf, elle est créatrice puisque par elle c’est l’homme qui se crée. Se créer n’est-ce pas justement l’impératif sartrien par excellence ? Puisque l’homme est liberté, il n’obtient pas de l’être une quelconque détermination. Il a à être, à se faire être. Etant donné qu’il est détaché de l’être, l’homme n’a pas reçu de sens mais c’est à lui d’en décider. Comme nous l’indiquions dans notre sous-titre la liberté humaine est création de soi parce que par l’action, l’homme donne un sens et une direction à son propre être. Tout l’enjeu va être pour l’homme de se comprendre comme cet élan créateur en dépit du fait qu’il rencontre un monde pénétré par les valeurs d’autrui. Comment en effet parvenir à concilier cette exigence de création alors même que tout semble déjà fait, institué et voulu par d’autres que nous-mêmes ? Sartre insiste sur le fait que nous ne pouvons pas nous refuser d’avoir nous créer étant donné qu’il n’y a aucune espérance pour nous en dehors du fait de se faire être. Même si nous refusons de reconnaître l’existence de notre liberté, nous sommes déjà libres en exprimant notre refus. Nous avons à l’assumer comme refus, à le faire exister au lieu de pouvoir l’être. Cette liberté radicale est aussi création au monde puisque seule une liberté peut faire que quelque chose de neuf arrive dans le monde. Cette réflexion sur la création participe à nous montrer que la liberté est une tâche concrète qui oblige à toujours se réinventer. La création nous incite à considérer que la liberté chez Sartre ne saurait se réduire à une liberté ontologicoexistentielle. Nous sommes bien en présence d’une liberté pratique qui conduit à l’idée d’une pratique de la liberté. 57. EN, p.477. 58. CPM, p.129. Si comme le mentionnait L’Être et le Néant, la liberté est « l’étoffe de mon être» cela ne signifie pas seulement que je ne suis que pure liberté. Il s’agit aussi de comprendre qu’en tant qu’être libre j’ai à vivre ma liberté, je me dois de la faire aboutir en me réalisant dans le monde. Pourquoi ai-je à me réaliser ? Parce qu’étant jeté à l’existence de façon contingente, j’ai à reprendre ma contingence originelle afin de lui donner un sens pour moi. Néanmoins même si cette entreprise est nécessaire, elle demeure problématique. Être libre ne va pas de soi. Il faut faire l’effort de ne pas se laisser couler dans l’être en se définissant à partir de lui.60 L’homme inauthentique sera celui qui affirmera que c’est le monde qui l’oblige à être tel qu’il est. Il attribuera à l’être ce qui en réalité vient de lui, la possibilité de la création. Se croire créer, façonner par le monde, c’est chercher à se protéger de sa liberté pour viser l’être comme refuge. Les expressions du type « C’est plus fort que moi », ou « Je n’ai pas le choix » montrent comment l’homme peut rapidement et très facilement se défaire de sa liberté. Ce qui révèle qu’il y a bien un problème de la liberté dans la philosophie de Sartre ce n’est plus le fait que la liberté soit difficile à définir puisque L’Être et le Néant nous a appris qu’elle est notre être. Le problème de la liberté est que même si nous sommes ontologiquement libres cela ne suffit pas pour que nous nous manifestions comme des hommes libres. Autrement dit la liberté doit être l’objet 59 d’un apprentissage. La création est en ce sens une manière de nous renvoyer par la médiation du monde le fait de notre propre liberté. Si je peux créer, cela tient à ma configuration ontologique. Or on peut tout à fait admettre que rien n’est en réalité d’origine humaine. Ce monde dans lequel nous séjournons et l’ensemble du réel sont le résultat de l’intervention divine. L’homme ne serait pas créateur mais plutôt créature. Nous souhaitons revenir ici à ce que nous avons laissé de côté jusqu’à présent lors de notre étude, à savoir la justification de la création comme proprement humaine et la mise à distance par Sartre de la Création comme opération divine. Cette reprise de ces analyses que nous trouvons à la fin du cahier II va nous permettre de comprendre que seul l’homme est capable de création et c’est justement cette dimension créatrice de l’homme qui contribue à faire apparaître la liberté comme une pratique de notre existence dans le monde. C’est dans le cadre de son étude sur la conversion et l’adoption d’une existence authentique61que Sartre convoque à nouveau le concept de création à la fin du Cahier II. Il s’agit de montrer que le Pour-soi est nécessairement l’être capable de création car cela tient à la fois à son mode d’être et au sens de la création ellemême. Comme nous l’avons déjà vu la création a pour l’objet le monde en tant que support de la création. Or puisqu’il a été montré que la création consiste essentiellement à faire apparaître du neuf dans le monde, comment justifier que l’homme doit être l’être auquel est réservé ce pouvoir de créer ? 59. EN, p.483. 60. On peut lire dans l’EN que « je suis un être dont le sens est toujours problématique ». cf. EN p.164. 61. Nous approfondirons ces thématiques ultérieurement. Le monde par ses changements, ses propres transformations n’est-il pas lui aussi créateur ? Les phénomènes naturels (érosion, cycle des saisons, avalanches …) ne sont-ils pas créateurs dans la mesure où ils offrent au monde une nouvelle texture de réalité ? Pour Sartre, le monde c’est-à-dire l’en-soi s’épuise à n’être que ce qu’il est et si une roche vient à se détacher du flanc de la montagne ce n’est rien d’autre que le résultat de la causalité inhérente au monde naturel ou physique. Rien ne se crée car le monde n’est pas projet pour lui-même. Toute création implique en effet une intention préalable. Pour avoir l’intention de créer, encore faut-il pouvoir se détacher de son propre être. L’intention se définit par son anticipation. Elle cherche à réaliser ce qui n’est pas encore. Or du côté de l’en-soi, tout est déjà donné. C’est pourquoi la création ne se limite pas à l’objet créé (dans ce cas le monde naturel serait le créateur par excellence puisque par lui seul les êtres surgissent) elle doit aussi se comprendre comme une intention qui désire réaliser quelque chose. Le monde n’est pas créateur car il ne fait pas jaillir l’être puisque l’être c’est lui et même s’il semble se transformer ce n’est jamais qu’à partir de l’Être qui est toujours déjà donné. L’Être est ce qu’il est et il est dépourvu de la moindre intention car il ne fait qu’être. Pour que l’intention soit possible et même pensable, il faut qu’il y ait distance entre soi et soi-même, séparation avec le monde. A propos du monde Sartre indique qu’ « Il est système de relation parce que je suis le rapport et ces relations viennent absolument à l’Être par mon surgissement absolu. »62. Etant donné que l’homme est néant d’être, en même temps toujours au-delà de lui-même et en recul par rapport à l’être, il est l’être qui fait qu’il y a un monde. Par sa spécificité ontologique, l’homme dévoile l’être comme monde et c’est ce dévoilement (ayant pour origine une conscience intentionnelle et irréfléchie) qui rend possible la mise en rapport. Seule une conscience comprend que le verre est posé sur la table. Du point de vue de l’en-soi rien ne distingue la table et le verre, ce ne sont que deux êtres qui sont absolument. L’homme au contraire fait exister la table comme table et le verre comme verre parce qu’il les dévoile en tant qu’êtres du monde. «Je ne suis pas d’abord pour mettre ensuite en rapport mais je surgis comme mise en rapport de l’Être.»63Il n’y a pas lieu de concevoir une antériorité. L’homme existe comme perpétuel rapport. Il est rapport à soi sans jamais être soi mais aussi rapport avec l’être sans pouvoir se confondre avec lui. Dire que le Pour-soi existe comme rapport c’est dire non seulement que le Pour-soi échappe à l’être mais qu’il est surtout l’être pour et par lequel l’être prend sens et se dévoile comme monde. Être au monde pour l’homme revient paradoxalement à être plongé en lui sans jamais s’y fondre, rencontrer le monde et les choses qu’il contient sans aller jusqu’à être cette route ou cet arbre qui se présente à l’homme. Le rapport comme mode d’être du Pour-soi ne saurait aboutir à l’établissement d’une fusion avec l’en-soi. L’en-soi n’est pas pénétrable puisqu’il est plein de luimême, il n’est que ce qu’il est. Le Pour-soi, pur néant, se soustrait perpétuellement à l’en-soi. 62. CPM, p.513. 63. Ibid. Cela lui permet de dévoiler l’être comme monde. Mais aussi d’être en rapport avec ce monde. En ce sens le Pour-soi « n’est rien que cet anéantissement absolu de soi pour le monde existe. »64. Si par conséquent il n’y a de monde que pour l’homme grâce à sa conscience révélatrice de l’être cela signifie aussi que c’est uniquement pour l’homme et à partir de lui que le monde peut véritablement prendre sens. Pour l’homme ce tronc qui bloque la route est « à déplacer », cette fleur qui vient d’éclore est « à cueillir ». L’homme saisit sur le monde ce que Sartre nomme des potentialités. Puisqu’il est l’être qui fait qu’il y a un monde, il est aussi celui qui donne sens à ce qu’il dévoile. Nous comprenons alors que l’intention (nécessaire au processus de création) ne peut venir que de l’homme car c’est par lui que le sens s’installe dans l’Être. Si « Le monde c’est moi dans la dimension du Non-moi »65comme l’affirme Sartre, cela veut dire que je me retrouve dans l’extériorité car je suis l’être qui peut la façonner. En investissant le monde en tant que transcendance qui le fait être comme monde, je ne suis pas seulement spectateur de l’être, je peux aussi le prendre en charge. Disposer du monde, telle est l’exigence fondamentale de la création. Créer revient à mettre le monde en ordre afin qu’il réalise mon projet et la fin que j’ai établie. « Ainsi originellement l’homme est générosité, son surgissement est création du monde. Il n’est pas d’abord pour ensuite créer (comme Dieu est représenté couramment) mais dans son être même il est création du monde. »66 Nous comprenons ici deux choses. L’homme n’est pas à séparer de la création puisqu’être un homme c’est faire acte de création perpétuelle et l’homme n’est pas Dieu car il n’existe que comme projet créateur. Être un homme c’est être un être qui a la capacité de faire que les choses existent pour lui sans pourtant les faire être, de donner à l’Être une visibilité et un ensemble de significations. Nous voyons peut-être mieux pourquoi liberté et création sont respectivement la même chose. Ce qui permet à l’homme de créer c’est d’abord cette possibilité de s’extirper de l’Etre, de se libérer du poids du monde. Dans le même temps toute création est poursuite d’une intention qui cherche à faire que quelque arrive. Or la liberté est à la fois néantisation (ce qui fait que nous échappons à toute détermination y compris à nous-mêmes puisque nous ne sommes jamais qu’audelà de nous-mêmes) et choix d’un projet d’être. Etre libre ce n’est jamais seulement être détaché du monde. Cela ne représente que la condition de possibilité de l’existence de la liberté. Cette condition de possibilité appelle à être actualisée. Etre libre revient à être dans un monde dans lequel rien n’est nécessaire (même pas nous-mêmes) et dont la signification nous appartient. 64. CPM p.514 65. Ibid 66. Ibid. La liberté est en ce sens nécessairement créatrice puisque c’est par elle que l’être devient signifiant. « En fait la liberté, qui n’est rien d’autre que le libre projet d’une entreprise, ne se dévoile à elle-même que dans et par l’entreprise. »67Nous sommes libres et nous comprenons notre liberté à partir de son action sur le monde. En d’autres termes, la liberté est toujours concrète et elle se sait libre précisément parce que c’est elle qui décide de ce qu’elle va faire. Cette décision nous renvoie à un projet qui n’est possible que parce que l’homme est l’être qui comprend le monde en tant qu’il le fait exister devant lui. Etre libre c’est avoir à se réaliser soi-même dans un monde à partir d’un projet créateur tout en cherchant à réaliser le monde lui-même en lui attribuant un sens. Ce trou que je creuse, cette terre que je déblaie n’ont de sens que par rapport au trésor que je veux découvrir et dont je suspecte l’existence sous mes pieds. La terre n’est plus un être simple. Retournée, mise en tas elle devient l’obstacle que je dois rendre impuissant pour que je puisse être en présence du trésor que je convoite. Chacun de mes gestes, mes coups de pelle et de pioche font sens et contribuent à me réaliser comme homme-cherchant-un-trésor et le monde qui m’entoure est lui aussi compris à travers cette perspective. Par le concept de création nous devenons sensibles au fait que la liberté, comme nous l’indiquons dans notre sous-titre, se dévoile comme création de soi et du monde. Sartre refuse en ce sens d’attribuer une quelconque légitimité au mythe de la création divine. Il indique que « si justement Dieu est tout l’être et si le monde tire de Sa volonté une existence reflet, il n’y a pas plus d’être après la Création qu’avant. »68Autrement dit nous ne pouvons pas penser la Création divine comme une simple exaltation de l’être. Si Dieu est à lui seul le début et la fin de toute chose, s’il est l’être même, il ne peut pas être à l’origine de la Création du monde car il lui faut pour créer se mettre à distance de ce qu’il crée. « Mais si l’être créé est seulement en tant que soutenu à l’être par Dieu, il ne se différencie pas des déterminations que se donne Dieu lui-même, car Dieu existe en tant qu’il se soutient lui-même à l’être. »69. Si Dieu ne se dépare pas de l’être en tant que l’être c’est lui et qu’il est ce par quoi l’être est alors la création est impensable puisque « L’être créé est une apparition entièrement neuve. »70. Dans la Création divine, on ne sort pas de Dieu pour expliquer l’être. Or pour Sartre toute création implique dès le départ une séparation. Notre auteur indique dans le prolongement de cette étude sur la création que « Seul un Etre qui est son propre Etre sous la forme de ne-pas-Etre peut créer. »71. Cet être dont parle Sartre c’est évidemment l’homme qui n’est jamais rien d’autre que son propre néant. Séparé de lui-même et du monde, l’homme peut créer car sa création se distingue de lui. Elle est indépendante et elle se révèle dans l’élément de l’extériorité. 68. CPM, p.537. 69. CPM, p.539. 70. Ibid. 71. CPM, p.546. Toute l’ambiguïté de la création c’est d’être liée à l’intention première d’un sujet libre mais elle doit aussi son existence au fait que l’être est déjà donné comme être. Nous ne pouvons pas en effet créer en dehors de l’être puisque toute création a besoin de se réaliser à partir de l’être en général pour se dévoiler comme un être en particulier. « En fait il y a là la difficulté essentielle de l’idée de création (…) il faut qu’elle soit couverte dans tout son être par l’intention productrice et (…) il faut que l’être créé échappe par tout son être à cette intention, sinon il demeurerait affection subjective. »72Toute création est objet d’investissement de la liberté de l’homme. Le pont qui a été construit au-dessus de ce fleuve est justifié dans son être par un projet humain (exemple : pouvoir traverser sans danger). Néanmoins un pur projet ne suffit pas pour faire en sorte que quelque chose soit créé car nous en restons à la simple « affectation subjective », c’est-à-dire à l’idée abstraite. Pour créer l’homme doit insérer son projet dans l’ordre du réel afin que l’en-soi indifférencié prenne peu à peu forme pour répondre aux exigences que pose la liberté humaine. « Ainsi la création est originellement la relation de l’Autre en même temps que celle de l’Identité. »73 Il s’agit de s’apercevoir que dans la création l’homme est devant un être qui n’est pas lui et qui a besoin pour être de s’annoncer par l’altérité. Toutefois l’homme est toujours aussi d’une certaine manière en face de lui-même lorsqu’il contemple sa création. Il a cependant une image aliénée de lui-même car il ne s’apparaît qu’au moyen de l’extériorité. Ce n’est plus seulement lui qui est donateur de sens mais sa création lui renvoie une signification qui n’est compréhensible qu’à partir du libre projet créateur de l’homme. L’exemple de la maison est à ce titre révélateur du sens de la création humaine. Sartre indique que « La maison dans le monde humain est apparition d’une série d’indications synthétiquement liées. Elle indique des conduites à tenir, des opérations à faire. ».74En ce sens, une maison n’est jamais que le résultat d’une mise en forme de la matière. Sartre considère et critique cette position en parlant du point de vue du physique pour qui la maison est assemblage d’atomes. L’escalier n’est pas une juxtaposition de marches, il se présente comme à gravir, il est dépassement de son être puisqu’il se présente pour être gravi. La maison est un support à partir duquel l’intention humaine s’est installée. La maison n’est pas un objet neutre, elle est création dans le monde d’un espace de sens. La création s’effectue toujours par et pour l’homme. L’homme est l’être par lequel le monde reçoit des significations. « Et qu’est-ce qu’une signification ? C’est une idée réalisée dans l’Etre. »75. En créant, l’homme ne modifie pas seulement les rapports entre différents êtres, il donne sens à l’être en lui attribuant par exemple une fonction. Or ce sens de l’être pour être véritablement ne doit pas se situer seulement dans l’intention originelle de l’homme qui le conduit à la création. Il faut en quelque sorte que l’être créé traduise ce sens par son être même afin que ce sens se maintienne à l’existence. 72. CPM, p.539 73. Ibid. 74. CPM, p.559 75. Ibid. Sartre n’hésite pas à affirmer qu’« En créant, l’homme se crée »76 car il prend part au monde en y investissant sa liberté. S’il se crée c’est aussi parce que l’homme créateur est celui qui est en train de se faire être dans la dimension du monde. Comme l’écrit très justement Sartre, « je ne suis pour moi-même d’abord que comme Moi projeté, je ne prends conscience de ce que je suis que dans et par ce que je veux être ».77 Cela veut dire que l’homme en tant qu’il n’est jamais un être fondé a à donner sens à son néant d’être. De ce fait l’homme se réalise en se faisant, il se fait en se réalisant que lorsqu’il comprend qu’il est l’être qui a à se créer lui-même mais aussi par un double mouvement, à faire que le monde existe pour lui et soit signifiant. Nous pouvons dès lors penser que le concept de création tel qu’il se manifeste dans l’ensemble des Cahiers pour une morale (nous remarquerons que l’ouvrage se termine sur une réflexion sur la peinture) ne vient pas seulement nous aider à comprendre ce que signifie créer. Nous comprenons aussi que la création fait partie intégrante de la liberté et qu’être libre c’est se créer soi-même à partir d’une création du monde. Alors que dans L’Etre et le Néant, la liberté était d’abord ce qui donnait sens à la situation en n’étant jamais déterminée par elle, dans les Cahiers pour une morale la liberté est un projet concret qui n’a de sens que parce qu’il se réalise dans le monde. Faut-il affirmer qu’il y a une contradiction entre ces deux ouvrages en ce qui concerne la compréhension de la liberté ? Il ne s’agit pas pour notre auteur de revenir sur ce qu’il avait établi lors de l’examen ontologique de la liberté. Nous n’avons toujours que deux types d’être : l’En-soi et le Pour-soi. Sartre rappelle par ailleurs à plusieurs reprises sa conception ontologique de la liberté. Il écrit par exemple que « La liberté est dépassement d’un certain être que je suis et d’un certain nombre d’objets extérieurs (êtres mis en liaison par ce dépassement même avec mon être dépassé) »78. La liberté sartrienne est toujours comprise comme capacité d’échappement, d’arrachement à la massivité de l’être. Seulement il ne s’agit plus en 1947-1948 (époque de la rédaction des Cahiers pour une morale) de revenir sur cette compréhension de la liberté. Sartre insiste désormais sur le fait que la liberté même si elle est toujours libération, à faire face à des situations. Le problème de la liberté n’est plus de comprendre ce qu’elle est mais de quelle manière elle se détermine à être une liberté réelle dans le monde. Nous nous souvenons à ce titre de la fameuse phrase de L’Etre et le Néant « il n’y a de liberté qu’en situation et il n’y a de situation que par la liberté. »79 Or nous pensons que Sartre s’interroge davantage sur la nature de la situation et ses relations avec la liberté que sur la liberté elle-même dans les Cahiers pour une morale. 76. CPM, p.543. 77. CPM, p.547. 78. CPM, p.250. 79. EN, IV, chapitre « Liberté et facticité : La situation » p.534. La liberté est d’ailleurs de plus en plus comprise non comme un simple privilège ontologique mais comme un fait concret que nous devons prendre en charge et assumer dans l’existence. Tout ce passe comme s’il fallait, pour comprendre la liberté, ne pas seulement s’en tenir au point de vue d’une conscience néantisante (ce qui était l’objet essentiel de la quatrième partie de L’Etre et le Néant), mais partir du monde et de sa réalité concrète (sociale, historique, morale) pour mieux s’apercevoir de ce que signifie qu’être libre en étant situé dans un monde. Les Cahiers pour une morale se structurent en partie à partir de ce va-et-vient entre l’homme libre et le monde potentiellement aliénant. La création, nous venons de le voir, est une étape de plus (avec celle de la rencontre de l’histoire) pour insister sur le fait qu’être libre n’a pas de sens en dehors du monde. Reprendre l’être, le mettre à distance de soi tout en le visant, tel est l’enjeu fondamental d’une liberté qui comprend que même si rien ne la détermine elle se doit de décider du sens qu’elle se donne et par conséquent de la signification que prend pour elle la réalité. Tout le problème est de parvenir à ne pas estimer que nous sommes déterminés par ce que le monde nous présente. Il faut sans cesse assumer le fait que rien ne nous justifie et par voie de conséquence que rien ne nous indique ce qu’il faut faire mais que c’est à nous de nous faire être. En ce sens nous voudrions désormais montrer comment les réflexions proposées par Sartre à propos du corps nous invitent à penser la liberté comme à la fois donatrice de sens et pratique concrète d’un existant qui est toujours déjà au milieu du monde. Le corps : l’instrument de la liberté. En ce qui concerne la question du corps nous pouvons d’emblée remarquer que les Cahiers pour une morale ne font pas acte de nouveauté par rapport à cette question. Ils constituent une reprise du concept du corps qui est alimentée par les acquis philosophiques antérieurs de Sartre lui-même qui s’était déjà interrogé sur la signification du corps. Le corps n’est pas en effet un thème nouveau dans la pensée sartrienne de 1947-1948. Nous trouvons dans l’ensemble que ce qu’on appelle généralement la première philosophie de Sartre (c’est-à-dire globalement de La Transcendance de l’Ego jusqu’à L’Etre et le Néant) des réflexions liées à la problématique du corps, de ce qu’est le corps lui-même mais aussi ce que peut vouloir dire être un corps vivant. Afin de bien comprendre ce qui est à l’œuvre à propos du corps dans les Cahiers pour une morale, nous voudrions au préalable revenir sur la théorie sartrienne du corps. Avec un peu de précipitation dans notre jugement, nous pourrions trop rapidement croire que Sartre n’accorde aucun crédit à la question du corps puisque ce qui est essentiel80 80. Nous entendons ce terme selon deux significations : essentiel en tant que fondamental, mais aussi ce qui est relatif à l’essence en tant que sens de l’être de l’homme. pour l’homme c’est d’être une conscience, il n’est même que cela sur le plan ontologique. Or comme le souligne avec justesse Nathalie Monnin « La philosophie, pour Sartre, est la compréhension du rapport de l’homme au monde ».81 Sartre ne peut pas réussir à comprendre l’homme abstraitement. L’un des problèmes fondamentaux qui se pose au terme de l’introduction de l’Etre et le Néant est de parvenir à faire tenir ensemble les deux types d’être découverts après l’examen de la réalité : l’En-soi et le Pour-soi. La solution consiste à comprendre non plus ces modalités d’être à partir de leur contradiction ontologique mais en les pensant en situation de relation.82 L’homme est un être qui existe au milieu d’un monde et c’est en partant de cette intuition proprement phénoménologique qu’il faudra comprendre le sens de l’homme et du monde en même temps que leurs rapports respectifs. Notre auteur indique que c’est bien le corps qui donne à l’homme la possibilité d’être au monde. Etant donné que le corps est selon la définition sartrienne « la forme contingente que prend la nécessité de ma contingence. »83 Cela signifie simplement qu’il est la manifestation concrète de la facticité, c’est-à-dire du fait brut de mon existence. Mon corps me situe dans le monde mais j’aurais tout aussi bien pu être autrement, être ici plutôt que là, me tenir différemment et à travers différentes places dans l’existence. Ce qui est fondamental c’est cette nécessité pour l’homme d’être situé dans le monde. Sartre indique dans cette perspective qu’ « Etre pour la réalitéhumaine, c’est être-là ; c’est-à-dire « là sur cette chaise », « là, à cette table » ».84 Comment l’homme en tant qu’il est l’être qui dévoile l’être pourrait faire paraître le monde s’il n’était pas d’abord lui-même un être au milieu du monde ? Si je suis assis à ce bureau et que je me comprends comme lui faisant face c’est parce que moi aussi je suis du monde. Le corps est en ce sens ce qui rend possible notre ancrage originel dans le monde. Toutefois Sartre va plus loin. Il ne s’agit pas de réduire le corps à ce qui figure notre emplacement même si pour être l’homme doit nécessairement être quelque part « puisque, pour le poursoi, exister ne font qu’un »85. Ce qui caractérise le corps qui est le nôtre c’est que nous ne le sommes pas à proprement parler mais que selon la formule sartrienne nous l’existons.86 81. Sartre, Nathalie Monnin, Les Belles Lettres, collection Figures du savoir, 2008, p.53. 82. « Que doivent être l’homme et le monde pour que le rapport soit possible entre eux ? » EN, p.38. 83. EN, p.348. 84. EN, p.347. 85. EN, p.348. 86. On se reportera au chapitre II de la troisième partie de l’EN et plus particulièrement au passage intitulé « le corps comme être-pour-soi : La facticité ». Il serait en effet ontologiquement contradictoire et intenable de penser le corps de l’homme comme un en-soi au sein d’un pour-soi. La relation première de l’homme et de son corps est une relation que nous pouvons appeler d’investissement. Le corps est l’objet d’un investissement de la conscience. Quel est le sens de cette investigation du corps par la conscience ? Cela signifie simplement qu’être un corps pour Sartre c’est exister dans le monde par la reprise d’une conscience qui en tant qu’elle prend en charge le corps est en même temps ce qui le dépasse perpétuellement. Sartre écrit d’ailleurs que le corps est « le dépassé »87. Dans cette perspective nous comprenons que le corps n’est jamais pour nous tel qu’il est pour autrui. Si autrui me rencontre, il me dévoile en tant qu’objet du monde ayant une certaine conduite et entretenant une série de rapports avec le monde. En transcendant ma transcendance il m’objective et fait de moi une chose et il ne peut en être autrement. Autrui ne peut pas par principe accéder à ma subjectivité qui ne fait que coïncider avec ma propre néantisation. Par conséquent si l’autre ne peut être en moi, je suis tout autant incapable d’être en lui. Séparés et mis à distance l’un de l’autre par le fait de nos deux libertés néantisantes, nous ne nous découvrons jamais nous-mêmes tel que nous appréhendons autrui. C’est d’ailleurs autrui qui en dépassant notre transcendance nous permet de nous éprouver nous-mêmes comme objet du monde. L’idée principale de Sartre en ce qui concerne le corps s’enracine sur cette compréhension du rapport entre moi et l’autre. Il ne faut pas pour parvenir à comprendre le corps, « confondre les plans ontologiques »88, ce qui revient à dire que notre corps ne doit pas être analysé à partir du point de vue objectif d’autrui. Nous ne devons pas nous situer du côté de l’en-soi pour étudier l’expérience de notre corps mais rester du côté du pour-soi. Considérer que l’expérience que nous faisons du corps des autres est identifiable à l’expérience que nous faisons de notre propre corps a pour conséquence d’objectiver notre corps et de ne pas s’en tenir à lui mais déjà en faire un objet séparé de nous-mêmes. Il semble en effet que mon corps apparaisse comme une chose posée devant moi. Ces mains que je regarde ne sont pas tout à fait moi, elles sont en situation d’indépendance vis-à-vis de moi du fait qu’elles se tiennent à distance de moi-même dans le monde. Cette position basée sur notre impression empirique nous amène selon Sartre à prendre simplement connaissance de notre être pour autrui. Nous envisageons notre corps à travers son extériorité et nous nous apercevons qu’il est pour l’autre un objet. En adoptant un point de vue sur mon corps par la médiation du monde, je fais l’expérience non pas de mon corps tel qu’il est pour moi mais de mon corps tel que l’autre le voit. Observer mes mains, c’est regarder ce qu’autrui voit quand je lui présente mes mains. 87. EN, p.348. 88. EN, p.344. Sartre met ici en avant ce qu’il appelle deux dimensions ontologiques du corps. La première de ces dimensions ontologiques permet de rendre compte du corps en prenant uniquement en considération le point de vue du sujet. Il s’agit de comprendre le corps à partir de notre subjectivité. En ce sens le corps est ce par quoi notre conscience (et par conséquent nous-mêmes) s’engage dans le monde. Etre un corps pour le Pour-soi c’est être situé mais aussi pouvoir se réaliser dans le monde. Il n’y a pas lieu de penser une distance ou une séparation entre notre corps et nous-mêmes. Notre corps n’est pas un outil que nous utilisons car nous 89 sommes nous-mêmes l’outil. Etre un corps ce n’est jamais être en face d’un objet que nous manipulons mais être en tant que manipulation de soi-même dans le monde. Si 90 « mon corps est partout sur le monde » comme l’écrit Sartre, cela veut simplement dire que mon corps n’existe pour moi que comme dépassement perpétuel orienté vers le monde. Ainsi nous sommes à la fois bien plus loin que ce corps qui nous positionne et en même temps nous ne pouvons pas ne pas être quelque part en tant que situés dans le monde. Nous ne sommes rien que notre corps sans toutefois l’être. En conséquence si notre auteur indique que nous existons notre corps cela signifie qu’il est toujours pour nous ce que nous dépassons par le fait de notre conscience nécessairement néantisante. Nous ne sommes jamais notre corps et pourtant notre corps est obligatoirement notre point de vue à partir duquel nous prenons place dans le monde. Si je pénètre dans une chambre, il ne semble pas que je puisse comparer l’expérience que je fais de mon corps avec celle qui résulte de ma rencontre avec les objets présents dans la pièce où je me trouve. Alors que les objets sont pleins d’eux-mêmes et sont inertes, par mon corps je déploie sur la chambre des potentialités. Ce lit dont les draps sont défaits est « à refaire », ce tiroir resté ouvert est « à refermer ». Toutes ces indications qui surgissent à la surface des choses n’existent que par moi en tant que je suis l’être qui dévoile l’être en commençant par me mettre à distance de lui pour pouvoir le viser. Dans cette perspective nous remarquons que le corps du point de vue du sujet est comme l’exprime André Guigot « un vécu, non un connu de la conscience. »91 Il est « une totalité synthétique en situation ».92 Comprenons que le corps est le lieu à partir duquel notre propre projet d’être s’actualise et se réalise. Exister son corps ce n’est pas être une chose animée mais c’est se réaliser en tant qu’activité dans le monde. Une personne qui cherche par exemple à se débattre pour se défaire de l’emprise physique exercée sur elle par le corps d’un autre, n’est pas séparée entre ce qu’elle fait pour le moment (elle tente de faire céder la main qui retient son bras) et ce qu’elle projette de faire (prendre la fuite). Elle s’existe toute entière comme tentative de fuite et son corps n’est que la traduction de son projet. 89. Sartre en distingue par la suite une troisième, le corps pour-soi du point de vue d’autrui cf. EN, p.392. 90. EN, p.357. 91. Sartre liberté et histoire, André Guigot, Bibliothèque des philosophies, Vrin, 2007 p.125. 92. Ibid. Le corps est alors un perpétuel projet de nous-mêmes à chaque fois recommencé et qui se réalise au milieu du monde. Ce projet est possible grâce à notre conscience qui en tant qu’elle existe notre corps nous permet véritablement d’être au monde sans jamais être avec lui ni avec notre corps. Il n’est que la forme de notre contingence originelle que nous nous devons d’assumer en la reprenant au sein de notre projet d’être. Après avoir résumé la signification et l’orientation générale de la théorie du corps chez Sartre, nous devons désormais chercher à comprendre ce que devient le concept de corps dans les Cahiers pour une morale. Cela nous aidera à montrer ce qui est problématique dans notre rapport à la liberté. Nous remarquons que Sartre semble rester fidèle à ce qu’il avait établi en 1943.93 Sartre écrit à ce propos : « L’échappement à l’Etre par l’Etre et à travers l’Etre c’est précisément le corps. »94 Cela veut dire que le corps n’existe pour nous que comme ce que nous dépassons pour nous engager dans un monde. Etre un corps revient pour nous à être une intentionnalité qui vise le monde et s’y projette. Nous pouvons dire que notre corps c’est nous-mêmes et que nous sommes notre corps dans la mesure où nous nous inscrivons dans la dimension du monde sans avoir besoin d’un intermédiaire ni d’une médiation. Etre un corps ce n’est jamais être seulement un ensemble de chair, d’os, de muscles liés entre eux par des processus physiologiques et chimiques, c’est fondamentalement être le lieu d’activité d’un sujet qui se réalise dans le monde. Si le sujet peut agir ce n’est pas uniquement grâce à la liberté qui définit son être comme néant. Ce n’est ici que la condition préalable à toute action. L’action n’est cependant pas pensable sans le corps comme moyen d’actualisation de l’action. Pour tirer cette chaise vers moi, j’ai besoin d’utiliser mon corps et de le mettre en mouvement selon la fin particulière que j’ai déterminée. Autrement dit nous ne pouvons pas être véritablement libres sans avoir à exister un corps. Pour rendre notre liberté effective, nous sommes dans l’obligation de surgir en tant que corps au milieu du monde. Sartre indique en ces termes cette nécessité pour la réalité-humaine de s’exister comme corps : « la seule condition pour opérer sur l’En-soi c’est d’être un En-soi qui se dépasse en dépassant. On ne peut agir sur l’Etre que du cœur de l’Etre c’est-à-dire en surgissant comme point de vue contingent sur l’Etre au milieu de l’Etre. »95 Nous voyons ainsi que le corps est ce qui permet notre insertion au milieu du monde. C’est bien par notre corps que le monde se révèle à nous comme être dévoilé. Ce n’est que pour un corps qui appréhende le monde que ce ciel apparaît comme dégagé. Nous ne pouvons découvrir l’Etre qu’à la condition que nous soyons nous aussi un certain type d’être et qu’il nous faut nécessairement faire partie de l’être. 93. Nous voulons signaler que cette fidélité est particulièrement visible à travers la reprise de la définition du corps comme « forme contingente que prend la nécessité de notre contingence » (EN, p.348) que nous retrouvons ici CPM, p.327. 94. CPM, p.328. 95. Ibid. Dans le cas contraire, tout rapport à l’Etre est impossible puisque pour saisir l’être il faut d’abord être soi-même un être du monde. Notre corps est ce qui rend possible toute relation à l’être car il est un être au milieu de l’Etre. Sa particularité par rapport aux autres êtres est qu’il celui que nous avons à être, à exister. C’est par notre corps que cette route est comprise comme glissante ou enneigée parce que nous sommes en train de la parcourir en courant. Cette course est certes notre projet d’être, notre manière de nous faire être dans le monde, mais la réalisation de cette course n’est pas envisageable en dehors d’un corps qui se met à courir. Toutefois si nous estimons que le corps est notre « intermédiaire » entre les choses et nous, cela ne peut pas vouloir dire que le corps est une chose que nous utilisons pour connaître le monde. Un rapport d’utilité indique déjà une séparation, une mise à distance entre soi et l’objet que l’on utilise. Notre corps est à l’inverse rien d’autre que nous-mêmes sur le plan du monde. « Ainsi le corps est pure passivité transie par mon activité. »96, c’est-à-dire que le corps est le lieu où s’effectue la mise en contact avec le monde. Il est en ce sens passivité car il reçoit le monde, il est affecté par lui puisque le corps fait partie de l’être. Il siège dans l’élément de l’Etre. Il appartient cependant à l’homme de donner sens à cette relation entre son corps et le monde en investissant son corps d’un projet d’être. Tel est le sens de cette activité dont parle Sartre et si le corps est transi par l’activité de l’homme cela veut dire que le projet d’être pénètre le corps dans sa totalité. Il ne faut pas considérer que le corps est séparé du projet d’être de l’homme, il est plutôt l’être qui vit ce projet. Etre transi par le froid c’est sentir la morsure de l’hiver dans la totalité de son être. De la même façon le corps est entièrement traversé par le projet qui l’anime. Le corps est donc l’objet d’une reprise de la conscience qui le fait exister comme corps vivant dans le monde. Sartre indique que « Je ne suis pas dans mon corps ni en arrière de lui, je ne suis pas non plus mon corps, mais je ne suis pas non plus autre chose que lui ; je l’existe. »97 Que faut-il comprendre vis-à-vis de notre rapport au corps ? Premièrement nous ne devons pas ni ne pouvons admettre que nous sommes à l’intérieur de notre corps car dès lors rien ne permettrai de nous distinguer de notre corps. Si le sujet était dans son corps, il s’évanouirait en tant que sujet. Il finirait par s’assimiler à l’être au point de se confondre avec lui et serait entièrement repris par le corps lui-même. Nous ne sommes pas non plus « en arrière de lui » puisque pour être il faut que nous ayons une place dans le monde à occuper et cette place que nous occupons c’est notre corps. Etre au-delà de son corps aurait pour conséquence de ne plus l’être et donc de disparaître en tant qu’être réel et situé dans le monde. Nous ne pouvons pas être en arrière de notre corps et lui échapper. Si nous ne sommes ni à l’intérieur de notre corps ni au-delà de lui, nous comprenons que notre corps est ce que nous sommes dans la mesure où nous nous efforçons de l’exister, c’est-à-dire de le faire être au moyen de notre conscience. 96. Ibid. 97. Ibid. Le corps est en quelque sorte une entreprise que j’ai toujours à réaliser et à reprendre puisque pour moi être c’est être dans le monde en tant que projet d’être. Le corps n’est ni une chose dans laquelle nous entrons ni ce que nous quittons, il est ce que nous emmenons avec nous, ce que nous conservons car c’est par lui que nous sommes tout en le dépassant (sans se réduire à un être un corps). Sartre ne modifie pas sa théorie du corps et s’il opère ici un retour plus particulier sur la première dimension ontologique du corps (le corps comme être pour-soi) il montre que la signification de notre corps n’est pas à chercher ailleurs que dans le vécu de notre liberté. Alors que l’outil est « l’image inerte de l’action »98 notre corps n’indique rien d’autre que notre propre attitude dans le monde qui provient de notre projet d’être, choix de nous-mêmes par nous-mêmes. Cette manière de définir le corps n’est pas sans conséquence par rapport à la compréhension globale de la liberté. Etant donné que notre corps représente notre facticité (notre point d’ancrage dans le monde) il est en même temps nécessaire que nous l’existons pour le dépasser car c’est précisément à partir de lui que nous prenons place dans l’existence. Cette exigence de dépassement s’explique en référence au statut ontologique de l’homme comme néant d’être toujours au-delà de lui-même et des choses. Notre corps se distingue et se différencie de la chose parce qu’il prend sens au sein de notre projet et il n’est même que la manifestation de celui-ci. Etre un corps pour l’homme ne se différencie pas de son choix de lui-même par lui-même dans le monde. Cela nous amène à considérer que c’est la liberté qui permet de rendre compte de l’expérience originelle du corps. Notre auteur insiste en ce sens sur le fait que puisque le corps n’est que ce à partir de quoi la conscience s’engage dans le monde, il ne faut pas comprendre le corps dans sa dimension corporelle (ce qui nous conduit à l’objectiver) mais dans le fait de son élan vers le monde. Notre corps n’existe que relativement à notre conscience qui lui donne sens et orientation. Nous sommes alors en mesure d’affirmer que la liberté n’est pas seulement le sens profond de notre être, elle est aussi ce qui doit définir l’ensemble de ce que nous pouvons appeler notre activité d’exister. L’analyse que Sartre propose à propos du corps consiste essentiellement à montrer que rien ne vient contredire ou contraindre notre liberté. Contrairement à ce que l’on pourrait croire le corps n’est pas en réalité privé de liberté. Pour ouvrir cette porte, le scientifique indiquera que je suis soumis à différentes forces et résistances (force de la gravité, résistance de l’air etc…) et que pour effectuer le geste d’ouverture, je dois m’en remettre à mon cerveau qui commande les muscles nécessaires à mon action et qui va adapter mon corps de manière à me satisfaire. Or pour Sartre, nous sommes amenés à penser que le corps n’est que l’instrument de notre liberté. Cela s’explique par le fait que notre corps ne saurait exister sans nous puisque c’est par l’investissement de notre conscience que notre corps se met à être. Tout ce que nous faisons avec notre corps a pour origine un projet de nous-mêmes dans le monde. 98. CPM, p.58. Par exemple si la lame du couteau est tranchante c’est parce qu’elle prend sens pour nous à travers l’opération qui consiste à découper, séparer la matière. Le corps n’est pas sujet de notre action, il n’en est que la réalisation effective. Au départ, tout dépend d’abord de l’homme. Sartre montre d’ailleurs très bien que le corps ne peut nous déterminer même dans le cadre de son affaiblissement général. « Il est absurde de dire que la fièvre donne le délire. Le délire est la manière dont le malade vit sa fièvre en se projetant hors d’elle vers le monde. »99 Etre fiévreux, c’est une manière d’être au monde et étant donné que nous ne pouvons pas être notre fièvre, nous avons toujours à lui donner sens. Le délire est une façon de réaliser notre fièvre en la considérant comme insupportable. D’une autre manière, nous pouvons considérer notre fièvre actuelle comme irritante parce qu’elle nous empêche par exemple d’être attentif à ce que nous lisons. Prendre un cachet d’aspirine permet de donner sens à la fièvre comme ce qui fait obstacle à notre projet de lecture, nous voulons alors qu’elle se dissipe. C’est pourquoi « il n’est pas de maladie, de délire, d’amputation, de lésion, d’intoxication qui ne soient existés du dedans comme projet. »100 En soi, la maladie dont je suis affecté ne me dit rien, elle est simplement un événement qui touche mon corps et le diminue. Seulement si j’ai à exister mon corps, je me dois aussi d’exister mon corps malade. Mon projet ne détermine pas uniquement ce que je vais faire de moi-même dans la dimension du monde, il indique aussi quelle signification j’attribue à mon corps. Si je me trouve dans l’incapacité de marcher, je peux néanmoins vouloir me déplacer ne serait-ce que pour atteindre ce stylo qui me manque alors que je désire écrire. Je peux tout aussi bien renoncer à écrire car j’estime par mon libre choix de moi-même que je ne peux plus atteindre le stylo et qu’il faut que quelqu’un me vienne en aide. En d’autres termes ce qui change lorsque notre corps est fragilisé ce n’est pas notre liberté mais notre manière de vivre le monde. L’exemple pris par Sartre illustre bien cette idée. Il considère le cas d’un homme sous le coup de l’ivresse. Nous pouvons penser qu’il ne dispose plus de lui-même et que sa liberté se trouve réduite par les effets de l’alcool sur son organisme. Or l’homme ivre doit toujours exister son corps et se réaliser comme projet dans le monde. En tant qu’il est conscience, il ne peut se fondre en lui. Etant donné que le corps est ici ivre, le rapport au monde est altéré et de ce fait les projets que l’homme ivre cherche à réaliser sont différents et la plupart peuvent effectivement se révéler inefficaces. Cela ne porte pas atteinte à sa liberté puisque l’ivrogne est toujours radicalement libre, seulement il a à se réaliser dans un monde qui se dévoile et prend sens autrement que dans le cas où il est sobre. « Du coup, objectivement, le monde paraît plus difficile. Le changement de corps fait le changement de monde. »101 Alors que l’homme sain pourra réaliser ses projets sans difficulté, l’homme ivre aura tendance à considérer son corps et le monde comme des obstacles à la réalisation de ses fins. 99. CPM, p.329. 100. Ibid. C’est Sartre qui souligne. 101. CPM, p.330. C’est Sartre qui souligne. Sa liberté reste pourtant entière car elle est toujours ce qui doit donner sens à une situation et ce qui fait qu’en même temps une situation apparaît. Etre ivre, c’est devoir donner sens à son ivresse, à ce corps qui nous échappe, qui semble lourd, prêt à perdre l’équilibre et ne répondant plus à ce que notre liberté lui demande. La liberté n’est pas niée dans l’ivresse car l’ivresse est un état du corps. La liberté se doit toujours de donner sens au corps en l’existant. L’ivresse est en ce sens comparable à un objet du monde. Cette chaise n’a en soi aucune signification, elle devient ce sur quoi je monte si je me choisis comme celui qui doit réparer cette ampoule défectueuse. L’ivresse est un élément dans la situation de l’homme ivre auquel celui-ci ne peut se soustraire. Nous pouvons comprendre comme le fait remarquer Sartre que la colère de l’ivrogne consiste à briser « ce qu’il ne peut ouvrir »102c’est-à-dire à faire comme si le monde n’était pas réellement un obstacle et qu’il peut toujours réussir dans son entreprise. La colère est en ce sens un projet qui vise à croire en la toute-puissance de l’homme sur le monde. A titre d’hypothèse, nous pouvons dire que la colère peut être perçue comme une certaine manière d’affirmer la liberté. Se mettre en colère pour l’ivrogne, n’est-ce pas un moyen de dire qu’il est plus fort que tout, que rien (ni le monde, ni les autres) ne peut l’atteindre ? Si l’essentiel de l’ivresse « c’est une autre présence du corps »103alors l’homme ivre dévoile le monde non comme un ensemble d’ustensiles dont il peut se servir pour réaliser ses fins mais comme quelque chose qui lui fait obstacle. Etre ivre ce n’est pas ne plus être libre mais c’est être libre à partir d’une autre réalité104, c’est avoir à se faire être dans un monde écrasant et qui semble menacer nos projets puisque nous ne dépassons plus un corps disponible. Nous avons à nous réaliser avec un corps ralenti, altéré, moins précis. Le corps étant la manifestation concrète de notre contingence, nous avons de fait l’obligation d’exister ce corps ivre et nous devons le transcender pour nous donner un sens. Que nous soyons ivres ou sobres, malades ou en bonne santé, le corps reste ce que nous existons et ce par quoi nous avons à être sans pouvoir être autre chose qu’un corps. Nous avons toujours à nous faire être au-delà de ce que nous sommes et nous devons échapper à notre corps pour nous réaliser dans le monde. Si nous sommes malades ou incapables par exemple d’entendre, alors le monde prend pour nous une signification nouvelle qu’il n’avait pas auparavant. Mais ce qu’il faut ici comprendre est fondamental. Cette signification nouvelle n’a de sens et n’apparaît que pour et par notre liberté. C’est parce que je suis malade que cette ballade que je prévoyais de faire, me semble inaccessible. 102. Ibid. 103. Ibid. C’est Sartre qui souligne. 104. Nous entendons ici ce terme en équivalence à celui de situation tel qu’il apparaît dans L’Être et le Néant. Si je suis sourd, le monde perd ses rythmes et semble silencieux mais cela ne peut me contraindre à me réaliser comme silence, je peux aussi vouloir communiquer et apprendre à dire autrement qu’en utilisant une parole sonore. C’est à partir de ce dévoilement du monde par notre liberté que celle-ci a à choisir ses propres projets d’être. Nous comprenons ici deux choses. D’une part la liberté, dans l’épreuve de la maladie ou de l’ivresse, n’est pas affectée puisqu’elle a à décider du sens de ce qui lui arrive. D’autre part cette situation ne limite pas la liberté mais elle est le support de son expression. Sartre nous fait remarquer à ce titre que « ni le corps ni la situation ne peuvent servir de limite à l’exercice de la liberté. »105car être libre c’est se choisir soi-même dans un monde dont nous avons déterminé le sens à partir d’un projet d’être. Dans cette perspective, nous sommes sensibles au fait que l’homme malade ne vit pas le monde ni ne se vit luimême de la même manière que l’homme en bonne santé. Cependant et c’est là ce que nous apprend l’analyse sartrienne du corps, ni l’un ni l’autre n’est doté d’une plus grande ou d’une plus petite liberté. Nous pouvons simplement dire que leurs libertés respectives vont s’exercer différemment car chacune devra donner sens à la situation dans laquelle il se trouve. Etre malade consiste à devoir se choisir par rapport à un ensemble de possibles qui sont étrangers à l’homme sain. Il s’agira par exemple pour le malade d’accepter de se soigner ou au contraire de refuser le traitement.106Nous devons comprendre que le corps ne peut être dans ces conditions, une entrave à notre liberté. Même si le corps en tant qu’objet du monde peut être victime de modifications venues de l’extérieur (blessure, maladie, etc…), cela n’affecte pas notre liberté dans la mesure où elle a à se prononcer sur sa propre situation. Il n’y a de situation que pour une liberté et dans le même temps, toute liberté ne s’exerce que comme située dans un monde. Nous retrouvons ici le fameux paradoxe de la liberté dont il est question dans L’Être et le Néant.107Il n’y a de liberté qu’en situation, c’est-à-dire qui a à se faire dans un monde et réciproquement c’est parce que nous sommes libres que la situation existe. Toute situation implique la possibilité, pour apparaître comme situation, d’un dévoilement. La structure ontologique de l’homme lui permet de comprendre l’être comme monde puisqu’il est l’être qui n’existe que comme échappement à lui-même et aux choses. L’homme est en ce sens présence à soi et non soi. A la fois présent à lui-même et au monde, l’homme n’aura de cesse de devoir décider de ce qu’il lui arrive et de ce qu’il doit faire. Notre corps est finalement ce à quoi nous sommes aussi d’une certaine manière présent (il est peut-être après le monde ce à quoi nous sommes immédiatement présents car nous existons d’abord comme présence au monde). 105. CPM, p.331. C’est Sartre qui souligne. 106. Sartre effectue un développement sur le cas de l’homme malade dans le Cahier II. Nous y reviendrons. 107. EN, p.534. Etre présent à son corps ce n’est pas l’être, c’est en avoir conscience et de fait en être séparé sans pour autant se vivre comme séparable. Cet homme qui se lève de sa chaise après avoir terminé son repas, n’a pas l’impression d’exister en dehors de son corps bien que pour se lever, il a fallu qu’il en fasse le projet. Il a de fait donné sens à son corps comme devant lui permettre d’être debout. Il apparaît pourtant que son corps c’est lui-même dans l’ordre du monde et qu’il se réalise comme homme-qui-se-lève. Du point de vue de la liberté, le corps est toujours un moyen car c’est par lui et non grâce à lui que nous sommes libres. Que faut-il conclure de cette étude sur le corps que propose notre auteur dans les Cahiers pour une morale ? D’une manière générale, aucun élément nouveau n’est découvert et la théorie du corps telle qu’elle se manifestait dans l’essai de 1943 est ici seulement reprise. Elle intervient dans les Cahiers au moment d’une réflexion sur l’instrumentalité du monde.108 Sartre n’étudie le corps qu’à partir du point de vue du sujet et il néglige les relations entre notre corps et celui de l’autre. Il serait alors légitime de penser que l’interrogation sur le corps n’apporte rien étant donné le fait qu’elle explique pour la deuxième fois que le corps est ce que nous existons et ce que nous avons à dépasser. Toutefois par rapport à notre problématique sur la liberté, cette question du corps est primordiale. Il s’agit bien de comprendre que nous ne sommes pas seulement libres par le fait de l’activité intentionnelle de notre conscience. L’un des meilleurs moyens pour faire un contre sens à propos de la théorie sartrienne de la liberté consisterait selon nous à la considérer comme une répétition du stoïcisme. Etre libre ne se résume à avoir à l’esprit que ce que nous projetons dépend de nous et que le monde n’en dépend pas mais bien au contraire que nous sommes tout entier condamnés à la liberté car elle est notre être. La liberté chez Sartre ne se réduit pas à une liberté du jugement, elle se confond avec l’homme, elle est l’homme. C’est pourquoi notre corps manifeste et rend visible notre liberté car il ne fait que ce que nous avons projeté de faire. Nous sommes libres jusque dans notre corps ou plutôt dans le rapport que nous entretenons avec lui. Les exemples pris par notre auteur (l’homme ivre que nous avons analysé mais aussi celui de la femme indisposée109) montrent combien le corps n’est pas ce qui nous prive de liberté, il est ce qui nous ouvre au monde et il n’existe que parce que nous le reprenons afin de l’extraire de sa contingence originelle. Nous l’investissons alors par notre conscience. Etre un corps c’est être un projet de soi dans le monde, une liberté individuelle qui a à se faire être. Ce qui est complexe pour l’homme c’est de se saisir comme cette visée du monde, de s’exister comme projet alors qu’il a la tentation de se penser comme un être parmi les choses. Le corps tel que Sartre l’analyse nous condamne à la liberté étant donné que même si nous nous réfugions dans la mauvaise foi, nous sommes toujours déjà libres rien que par le fait d’apparaître comme corps au milieu du monde. 108. CPM, p.326. 109. CPM, p.330. La liberté devient un problème parce qu’elle est irréfutable et que cependant l’homme ne mesure pas sa réalité. La pensée du corps dans les Cahiers pour une morale insiste en effet sur l’omniprésence de la liberté comme source d’activité du corps lui-même. Il s’agit dès lors de souligner l’irréductibilité de la liberté. La liberté est là, tout près de nous. Nous la sommes et elle est nous-mêmes sans que nous puissions choisir ou non de l’adopter étant donné que nous n’existons pas en dehors d’elle. La liberté est nous-mêmes dans chacun de nos gestes, dès que nous entrons dans le monde en tant qu’hommes. Il semble désormais que nous soyons arrivés à ce que nous voulons montrer. La liberté dans les Cahiers pour une morale, bien qu’elle soit toujours définie comme néant, est davantage comprise et problématisée comme une pratique de l’existant. Celui-ci fait la rencontre de sa liberté dans l’ensemble du monde comme une exigence indépassable. Qu’il s’agisse de l’époque historique dans laquelle nous vivons et que nous avons à faire, de notre rapport au monde comme lieu de création ou de l’expérience de notre corps comprise à partir d’un dépassement et d’un projet, nous comprenons que la liberté sartrienne n’a rien de commun avec un quelconque parti pris théorique et philosophique. Si Sartre pense la liberté, ce n’est pas par désir d’optimisme mais en raison du fait qu’elle est le sens de notre être. Nous pensons que la grande découverte de Sartre au sujet de la liberté peut se résumer ainsi : elle ne se découvre pas, ni se cherche mais elle s’impose à l’homme. Comme l’exprime Juliette Simont, « la liberté sartrienne n’est pas un caprice souverain mais bien l’expression de notre condition. »110 Sartre disait de la liberté dans L’Être et le Néant qu’elle était « l’étoffe de mon être ».111Cela veut dire que rien ne nous détermine absolument mais que nous sommes faits de liberté et que nous nous faisons à travers elle. Pour nous, exister c’est déjà être en situation de liberté. Cependant les Cahiers pour une morale montrent qu’être libre ne va pas de soi. Cette idée est d’autant plus visible par rapport à la manière dont Sartre semble désormais vouloir concevoir la liberté à partir du concret. S’il ne cherche plus à l’intégrer dans une argumentation philosophique c’est qu’il l’a déjà fait quelques années auparavant. Une fois que la liberté a été définie ontologiquement, il convient maintenant de voir comment elle prend place dans le monde et ce que peut signifier que de vivre la liberté comme notre condition. Même si tout porte à croire que nous vivons dans un monde aliénant et que de fait nous avons à assumer ce qui ne dépend pas de nous, mais qui a été institué par d’autres hommes, cela ne remet pas en question notre liberté comprise comme capacité à décider du sens de la situation, pouvoir la modifier au moyen de notre propre choix d’être. Bien qu’il soit plongé dans une époque qu’il n’a pas choisie, dans un monde sur le mode originel de l’En-soi qui n’a de signification que par son surgissement, l’homme doit toujours inventer l’homme et par voie de conséquence, donner du sens à ce qui n’en a pas sans lui. 110. Jean-Paul Sartre Un demi-siècle de liberté, Juliette Simont, De Boeck Université, Bruxelles, coll. Le point philosophique, 1998. Avant-propos, p.8. 111. EN, p.483. C’est d’ailleurs ce qui rend difficile la découverte de notre liberté étant donné qu’elle est exigée même en situation d’aliénation. L’aliénation est d’une certaine manière ce qui prouve notre liberté puisque nous ne pouvons être aliénés que si nous perdons notre liberté. Il faut donc qu’elle existe et soit réelle. L’homme se doit dès lors d’assumer sa liberté en tant qu’elle est son être, qu’elle définit son rapport au monde (relation de création) et jusqu’à son propre corps. Toutefois l’homme n’a pas pu choisir cette liberté qui s’impose à lui de façon inconditionnée. Il se pose alors le problème de savoir comment l’homme peut identifier son être comme liberté si l’expérience qu’il a de lui-même et du monde est aliénante ? Cette tâche semblerait être facilitée si l’homme existait seul en face du monde. Nous remarquons au contraire avec évidence que l’homme n’est jamais seul et que c’est parce qu’il y a d’autres hommes que lui que nous pouvons parler de l’existence d’une humanité. Ce qui rend la liberté problématique, ce n’est pas uniquement le fait qu’elle doive apparaître à l’homme comme le seul sens véritable de son être, c’est aussi que la liberté surgit en face et par rapport à d’autres libertés. Elle entre de fait en confrontation avec celles-ci. Nous nous dirigeons vers un nouveau problème qui consistera à montrer que la liberté ne peut pas être pensée seulement à partir d’elle-même et que Sartre ne cherche jamais à faire l’économie de la question de l’autre lorsqu’il aborde celle de la liberté. II. Etre libre au milieu du monde : le renouvellement de l’analyse de l’intersubjectivité Les périls de la liberté : violence et mensonge Nous voulons montrer dans ce qui va suivre que l’un des principaux intérêts par rapport à la question de la liberté, telle qu’elle apparaît dans les Cahiers pour une morale, consiste à mettre en tension la liberté en l’inscrivant dans un nouvel espace intersubjectif plus concret. La majeure partie du Cahier I est à ce titre consacrée à l’élucidation de nombreuses relations interhumaines qui se présentent comme des moyens pour rendre raison de la cohabitation des libertés au sein d’une collectivité.112 Il faut cependant nous justifier. Si nous faisons l’hypothèse que se réalise dans les Cahiers pour une morale un renouvellement de l’analyse de l’intersubjectivité, nous voulons dire par là deux choses. 112. Nous souhaitons signaler que si le Cahier II a pour thème essentiel le sens et l’établissement d’une morale ontologique, cela n’est envisageable qu’après avoir décrit les différents types de relations qu’entretiennent les hommes entre eux. Ce qui nous permet de penser un lien entre la rédaction des deux cahiers. Premièrement il ne s’agit pas d’indiquer que Sartre change de modèle de compréhension à propos des relations avec autrui. Tout comme il reste fidèle à son ontologie (lorsqu’il aborde par exemple la question de la création), il en va de même en ce qui concerne autrui et du rapport que nous entretenons avec lui. En ce sens les Cahiers pour une morale peuvent provoquer chez le lecteur une certaine déception puisqu’il n’y a pas de véritable évolution conceptuelle et philosophique dans le traitement de la question d’autrui vis-à-vis de ce qu’établit L’Être et le Néant. Deuxièmement il apparaît que par rapport à la question d’autrui, Sartre cherche néanmoins à faire progresser ses découvertes antérieures en approfondissant différentes relations humaines concrètes. Cet approfondissement va de pair avec la découverte de la question de l’Histoire. Si l’homme est libre, il est toujours situé dans une certaine époque qu’il partage avec d’autres hommes. Ceux-ci sont susceptibles d’agir pour lui ôter sa liberté au profit de leur intérêt. Il y a donc plus uniquement lutte des consciences mais conflit des libertés dans le monde. Alors que L’Être et le Néant aborde la relation à l’autre à travers une analyse phénoménologique du regard, l’auteur des Cahiers pour une morale concrétise ses acquis philosophiques en les utilisant pour penser non plus seulement une relation dualiste (pour-soi / pour-autrui) mais des attitudes qui engagent les individus les uns envers les autres. Nous nous souvenons que le rapport à autrui est abordé dans l’essai d’ontologie phénoménologique de 1943 par la thématique du regard113 qui en tant qu’il est soutenu par une transcendance a pour effet de nous déposséder de nous-mêmes. « Autrement dit, en tant que je m’éprouve comme regardé, se réalise pour moi une présence transmondaine d’autrui : ce n’est pas en tant qu’il est « au milieu » de mon monde qu’autrui me regarde, mais c’est en tant qu’il vient vers le monde et vers moi de toute sa transcendance, c’est en tant qu’il n’est séparé de moi par aucune distance, par aucun objet du monde, ni réel, ni idéal, par aucun corps d monde, mais par sa seule nature d’autrui. »114 Autrui est en ce sens ce qui, parce qu’il me regarde et m’appréhende en tant qu’objet, aliène ma liberté dans la mesure où il se présente comme dépassement de ma transcendance. Il est l’être qui peut me découvrir et en me découvrant, en posant sur moi son regard, il m’objective et me renvoie ainsi à moi-même comme objet du monde. De façon analogue, Sartre montre par une série d’exemples liés à des conduites humaines comment la liberté peut être entravée, aliénée, truquée par le fait du comportement d’autrui à notre égard. La première conduite qui fait l’objet de cette réflexion est celle qui consiste à être violent. Revenons sur le sens que Sartre attribue à la violence et tâchons de comprendre en quoi elle peut poser problème pour l’expression de la liberté en tant que projet de l’homme par luimême. Sartre commence par signaler une distinction entre force et violence. 113. On pourra se rapporter au fameux exemple de la honte cf. EN, p.298. 114. EN, p.309. Même si ces deux concepts entretiennent une parenté étymologique, il s’agit pour notre auteur de rappeler que la force est une pratique positive visant à réaliser une fin préétablie. Sartre indique que « La force obtient des effets positifs en agissant conformément à la nature des choses. »115 Cela signifie que la force est un moyen pour atteindre une fin et qu’elle cherche à agir sur les choses de façon précise, ordonnée et surtout téléologique. Si un amas de pierre bloque la route sur laquelle je circule, je vais employer ma propre force pour les déplacer. Une fois cette tâche accomplie, je n’ai plus de raison de me servir de ma force. La force est simplement une réponse adaptée à la situation. « Si je débouche la bouteille, c’est force ― si je brise le goulot, c’est violence. »116 Que peut alors signifier la violence car il semble à travers cet exemple pris par notre auteur que la violence reste liée à l’expression d’une force. Pouvons-nous alors les différencier ? Nous estimons que ce qui différencie force et violence ce sont leurs modes d’action. Alors que la force cherche à agir sur les choses dans le but de satisfaire une fin particulière, la violence ne considère pas le monde comme un moyen, un intermédiaire à utiliser pour réaliser la fin mais plutôt comme un obstacle qu’il faut vaincre. Sartre écrit dans cette perspective que la violence « naît originellement de l’échec de la force »117Etant donné que la force est inefficace, je choisis la violence pour réaliser mon but et « j’affirme l’inessentialité de tout ce qui existe par rapport à moi-même et à mon but. »118 Nous comprenons que la violence a pour caractéristique essentielle de préférer le résultat aux moyens utilisés pour l’atteindre. Ce qui compte dans la violence c’est que la fin soit réalisée. Seulement l’attitude du violent diffère de celui qui exerce sa force car le violent n’accepte pas l’idée que le monde puisse lui opposer une résistance alors que l’homme fort peut admettre que justement il n’est pas assez fort pour réaliser ce qu’il prévoit de faire. Toutefois Sartre précise que le violent est incapable d’exercer sa violence en dehors du monde et de ce fait il y rencontre des lois physiques qui limitent l’expression de sa violence. « Aucune violence ne fera voler un avion dont le moteur est en panne. Il n’y aura violence que lorsque la forme qui vous est opposée est destructible ». 119En d’autres termes, la violence n’est possible que comme destruction concrète d’une situation qui est dès le départ susceptible d’anéantissement. Nous comprenons que la violence n’est pas réductible à un agir (ce qui est le cas de la force) car elle engage un certain type particulier de rapport au monde : celui de la destruction. Si nous pouvons affirmer que seul l’homme est capable de détruire car il est l’être pour et par lequel il y a un monde, cela nous indique aussi qu’il a le monopole de la violence. 115. CPM, p.178. 116. CPM, p.179. 117. Ibid. 118. Ibid. 119. CPM, p.180. Nous devons chercher à savoir pourquoi l’effectuation de la violence est à chercher dans la destruction. Sartre nous répond en convoquant deux situations pour les comparer l’une à l’autre. Dans la première, un homme « à demi mort de soif »120découvre une bouteille qui lui résiste et ne s’ouvre pas. Il décide alors de casser le goulot de celle-ci afin d’étancher sa soif. Or même si la bouteille est détruite, nous ne devons pas considérer qu’il y a lieu de parler de violence car l’action effectuée est « irrelevante par rapport à la fin »121, c’est-à-dire qu’elle ne suffit pas à modifier la fin posée initialement. Le fait de briser la bouteille illustre seulement un moyen particulier et peut-être non conventionnel pour réussir à boire mais ce moyen s’impose par rapport au sens que l’homme a donné à la situation qu’il vit. Comme il veut vivre, il choisit de briser la bouteille car il faut boire à tout prix. A l’inverse et d’après la deuxième situation que nous présente notre auteur, lors d’une invitation à boire chez des amis, le fait de briser la bouteille en cassant le goulot provoque une altération de la fin qui renvoie précisément au fait de boire en société. Cette fin « implique la cérémonie, donc le respect de toute règle, en particulier l’usage composé des objets. »122 Boire en société nécessite que chacun puisse être servi ou puisse se servir en boisson. Le verre étant à la fois le symbole de l’appartenance au groupe des invités et motif pour être avec les autres. L’homme sans verre est d’une certaine façon celui qui n’a pas été invité. En brisant le goulot de la bouteille, cela contribue à la rendre inutilisable. Les autres convives ne pourront plus se servir, une partie du liquide contenu aura été perdu etc… Comme le fait remarquer Sartre, « Ce n’est pas la fin qui justifie les moyens, c’est le moyen qui justifie la fin en lui conférant par la violence (sacrifice du monde entier à la fin) une valeur absolue. »123 En d’autres termes la violence est une manière pour l’homme d’imposer la réalisation d’une fin qui n’a de sens non pas à travers les moyens employés mais parce qu’elle est supérieure à tout le reste y compris le monde. « Ici nous voyons que la violence n’est pas un moyen parmi d’autres d’atteindre la fin, mais le choix délibéré d’atteindre la fin par n’importe quel moyen »124. L’homme violent n’est jamais celui qui utilise le monde pour parvenir à ses fins, il considère au contraire que la fin est essentielle par rapport au monde. Notre auteur indique dans cette perspective que l’univers « devient inessentiel au prix du but que l’homme s’est fixé. En même temps il prend le caractère d’obstacle pur. »125. Cela signifie que l’homme violent n’appréhende pas le monde comme un ensemble d’ustensiles mais en tant que donné nuisible à la fin qu’il se donne. Le monde n’est pas dévoilé comme un point d’appui sur lequel va venir se poser le projet mais comme ce qui empêche celui-ci d’aboutir. 120. Ibid. 121. Ibid. 122. Ibid. 123. CPM, p.181. 124. CPM, p.180. C’est Sartre qui souligne. 125. CPM, p.181. Tout se passe du point de vue du violent comme si le monde mettait toute sa force en œuvre pour empêcher son projet de se réaliser. La bouteille qui est brisée n’est pas considérée comme objet qui aide à recueillir une boisson, elle est au contraire « la prison du liquide »126, barrière qui contrarie mon désir de boire. Nous comprenons dès lors les raisons qui font que la violence se caractérise par la destruction, le refus d’attendre ou encore l’agressivité. Le violent se sent constamment pris au piège dans le monde et il cherche à lutter de toutes ses forces pour que le monde ne puisse plus mettre en échec ses désirs ou ses projets. Le violent refuse en ce sens d’être confronté à la spatialité du monde (il ne veut pas utiliser les choses, il cherche seulement à faire effondrer leurs résistances.) mais aussi à la temporalité. « Le violent jette le verre : le voilà détruit en un instant. Cela signifie qu’il veut tout et tout de suite ».127 Le violent ne saurait vouloir attendre car l’attente supposerait d’accorder au monde une certaine valeur. Or pour le violent la seule valeur qui existe c’est son propre projet. Dans le cas où le projet ne pourrait pas aboutir, nous pourrions considérer que le monde n’ayant pas satisfait aux exigences du violent demeure tel qu’il est. Cependant le violent ne peut ni ne veut admettre la supériorité du monde sur lui. « En fait il choisit sa propre destruction de son but et sa propre destruction plutôt que de reconnaître les droits du monde et de l’opération. »128. Cette idée est particulièrement visible à travers toutes les situations où quelque chose cède ou vient de rompre. Ce tiroir que je cherche à ouvrir car il contient des documents importants me résiste. En m’acharnant sur lui la poignée se détache et il n’y a donc plus aucun instrument qui me permette de l’ouvrir. Le violent décidera d’arracher le tiroir même si cette manœuvre risque d’endommager les documents voire de les éparpiller et peut-être les perdre suite au désordre et à la confusion. Ces considérations n’affectent en rien le violent car ce qu’il cherche à montrer c’est qu’il est plus fort que le monde. Détruire n’est-ce pas une manière de faire disparaître les choses en les dissociant afin qu’elles ne soient plus justement comme choses à utiliser ? « La violence est opération dans le monde donc appropriation du monde. Mais appropriation par destruction. »129. Contrairement à ce que préconisait Descartes, le violent cherche à vaincre l’ordre du monde plutôt que ses désirs. Si son rapport au monde est un rapport de destruction c’est essentiellement parce que la destruction est un moyen pour le violent d’avoir une action concrète sur le monde. En détruisant, le violent fait passer l’être dans le néant et il comprend que c’est par son intervention que cet objet n’est plus tel qu’il était. 126. CPM, p.182. 127. CPM, p. 181. 128. CPM, p.182 129. Ibid. Sartre indique en ce sens que le violent cherche à être un pur non-être. Il refuse d’être en contact avec le monde, tout compromis est inutile et ce qui compte pour lui c’est de réaliser sa fin ou de détruire le monde. « Mais être un pur non-être ce n’est pas ne pas être. C’est être pur pouvoir néantisant ; liberté pure. La violence est affirmation inconditionnel de la liberté. »130. Comprenons que le violent est d’abord celui qui s’affirme en face du monde et s’il peut le détruire c’est en ayant recours à sa liberté comme capacité de s’affranchir des choses pour pouvoir les dominer. La liberté du violent est « affirmation inconditionnée »car elle ne connaît aucun obstacle qui viendrait la contredire. Elle est entièrement dévouée au projet du violent et elle est une source inépuisable de possibles visant à établir la destruction du monde. Nous affirmons souvent que la violence d’un homme ne semble pas connaître de limites. Si tel est le cas c’est précisément en raison du fait que l’homme n’est pas violent mais se fait être violent par l’intermédiaire de sa liberté. Etre violent est finalement une manière d’être libre dans la mesure où l’homme se réalise par la violence. Seulement cette liberté radicale qui est l’être de l’homme, le violent la concrétise et la réalise en s’affranchissant du monde et en ne se pensant plus que comme pure liberté. Néanmoins le violent reste de mauvaise foi car pour exercer sa violence tout comme il exerce sa liberté, il a besoin du monde. Etre violent hors du monde n’a pas de sens. Il faut toute l’épaisseur et la richesse d’un monde pour que la violence puisse se manifester. L’homme violent est alors celui qui s’attaque au monde et aux hommes en leurs opposants sa liberté. Cependant même si nous venons de voir que la violence correspond à une certaine manière d’être au monde en tant que refus du monde et affirmation d’un projet, il nous reste à savoir comment le violent vit le fait de se retrouver en face d’une autre liberté que la sienne. En d’autres termes, que peut la violence lorsqu’elle est confrontée à un homme libre ? Cette interrogation est fondamentale car elle est au cœur de notre problème qui consiste à savoir comment les hommes peuvent être libres lorsqu’ils ne sont pas dans une situation qui leur permet de réaliser leur liberté. Si un homme violent se dresse devant moi et me veut du mal puis-je encore être libre ? N’y a-t-il pas ici atteinte à ma liberté de fait même si ma liberté en tant que néant d’être reste valable ? Ce sont à toutes ces questions que nous allons essayer d’apporter une réponse. Remarquons dans un premier temps que Sartre vient à considérer la violence à partir du concept de droit. Puisque la violence a été comprise comme une manière d’affirmer sa liberté, cela implique pour le violent de ne pas considérer qu’il pourrait faire autrement que ce qu’il fait. Etant donné qu’être libre revient à affirmer notre projet d’être comme choix de nous-mêmes par nous-mêmes alors être violent c’est se choisir comme devant nous réaliser par la violence. 130. CPM, p.182-183. Ce qui justifie la violence pour le violent ce n’est jamais un certain état du monde mais le choix délibéré de se faire être comme violent. La violence n’est pas à chercher ailleurs qu’au sein même de la liberté du violent. Rien ne disposait cet homme à devenir violent et pourtant il vient de commettre l’irréparable. Parler des éclats de violence signifie davantage que le déchaînement d’un individu. Si la violence éclate c’est parce qu’elle ne saurait venir du monde, elle ne surgit qu’à partir d’une liberté qui choisit dans la violence le moyen de se réaliser et de se donner sens. C’est pourquoi la violence « ne saurait jamais être autre chose qu’un droit qui s’affirme contre toutes les formes et organisations de l’univers. »131 Cela signifie que la violence ne se justifie qu’en s’affirmant et c’est peut-être cette absence de fondement qui la rend cruelle. Etre violent ce n’est donc pas être pris dans une opération logique c’est au contraire affirmer que ce que l’on fait est la seule chose à faire et qui soit valable. Sartre en arrive alors à conclure qu’ « Il n’y a jamais de violences sur terre qui ne correspondissent à l’affirmation d’un droit. »132 Cela veut dire que la violence, si elle s’exprime et s’écrit dans et par la liberté d’un homme, ne se pose pas à elle-même la question de sa légitimité. Si elle peut se réaliser alors elle doit être réalisée. Le xénophobe qui croise un étranger et décide de le frapper ne se demande pas si son acte peut être ramené à une justification valable. Frapper l’étranger est un droit du point de vue du xénophobe précisément parce qu’il n’aime pas les étrangers. Le violent se considère uniquement par rapport à sa propre violence et en ce sens s’il est violent ce n’est jamais pour lui, il ne fait que ce qui s’impose c’est-à-dire ce qui lui semble juste non dans un sens moral, mais simplement parce que cela représente ce qu’il veut. De même que si j’offre à manger à celui qui a faim, j’estime être dans mon droit parce que j’aide celui qui souffre, de même le violent qui frappe l’étranger s’estime dans son droit puisque l’étranger lui apparaît comme devant disparaître. Il ne faut cependant pas comprendre comme nous le signalions que la violence vient d’une certaine appréhension du monde car « ce n’est pas parce que la situation devient intolérable que je suis violent, ni parce que j’ai été malheureux : c’est parce que tel est mon bon plaisir ».133 La violence n’apparaît qu’à partir d’un projet de soi-même comme violent. Il s’agit désormais de comprendre comme le propose Sartre « qu’est-ce donc qu’exercer une violence sur un homme ? »134. Notre auteur répond à cette question en indiquant un paradoxe au sein de l’exercice de la violence. Le violent qui adresse à autrui sa violence exige de celui-ci qu’il reconnaissance sa violence. Nous sommes face à un paradoxe. Si la violence est une affirmation du projet d’être du violent, elle a besoin pour être reconnue comme violence du consentement de la liberté de celui qui en est victime. Comme le fait remarquer Sartre, si le violent exige de l’autre une certaine attitude cela implique qu’il le considère comme libre. 131. CPM, p.185. 132. Ibid. C’est Sartre qui souligne. 133. CPM, p.185. C’est Sartre qui souligne. 134. CPM, p.186. Dans le cas contraire, nous ne pourrions pas comprendre la nécessité de l’exigence. Tous les efforts de l’homme violent sont destinés non pas seulement à faire exister la violence mais à contraindre celui qui en est l’objet à l’identifier comme violence. Nous pouvons néanmoins nous demander quel est l’intérêt de cette reconnaissance ? Si le violent a besoin que l’on reconnaisse sa violence cela tient au fait qu’il veut qu’elle soit prise au sérieux. Un homme qui ne craint pas la violence qui s’abat sur lui, qui refuse de se laisser faire, met toute sa liberté en jeu et échappe à l’emprise du violent, désarme en quelque sorte celui-ci de sa violence puisqu’elle devient inefficace pour lui. Etant donné que la violence est un droit qu’on impose, il est nécessaire que l’autre se soumette à ce droit, qu’il accepte et reconnaissance la supériorité d’une liberté sur la sienne. En ce sens tout le paradoxe de la violence est de considérer l’autre comme « pur déterminisme »,135c’est-à-dire qu’il est nécessaire que face à la violence que l’autre reçoit, il soit contraint de céder, d’abandonner sa liberté. Sartre illustre en ces termes cette idée : « S’il parle quand je le torture, il reconnait ma prééminence. Sa liberté a cédé devant la mienne. »136 Avouer revient en effet à ne plus tenir au projet de soi qui consiste à se taire. Nous comprenons que l’enjeu de la violence est de se faire reconnaître par une liberté qui doit dans le même temps ne plus parvenir à s’affirmer comme liberté. La difficulté est de vivre sa liberté comme un abandon à elle-même. Il n’y a de violence envers l’autre que lorsqu’il y a échec de sa liberté face à celle du violent. Nous pouvons ajouter que cet échec est double. Il concerne à la fois l’impuissance que rencontre la liberté pour se manifester (l’homme torturé ne peut pas par exemple s’enfuir ou arrêter la torture car ses possibles sont niés par la liberté du violent) mais aussi l’impossibilité pour la liberté de se poser comme liberté. L’homme victime de la violence ne doit donc pas rendre visible son refus de la violence car cela a comme conséquence de ne pas reconnaître au violent le droit d’exercer sa violence et de nier le violent lui-même dans son être. Dans le même temps, il ne s’agit pas seulement pour la victime de ne pas exercer sa liberté en se choisissant à partir des possibles qu’elle révèle dans la situation (attraper cet objet pour s’en servir comme arme, se débattre etc…) mais surtout de ne plus se considérer comme liberté. « Autrement dit [la violence] a besoin de la liberté qu’elle nie. »137 Nous retrouvons ici un schéma similaire à celui du sadisme dont l’analyse a été faite dans L’Être et le Néant. Il s’agit alors pour le sadique de tenter de s’approprier la liberté de l’autre en cherchant à faire de lui une chose et qu’il se reconnaisse comme chose. Le violent est sans doute aussi exigeant que le sadique puisqu’il ne peut admettre l’existence chez l’autre d’une liberté semblable à la sienne. « Car si la liberté lui résiste, il n’a plus de droit ; son exigence devient pur désir, il n’est plus la violence. »138 135. CPM, p.186. 136. Ibid. 137. Ibid. 138. Ibid. C’est Sartre qui souligne. Résister à la violence revient à montrer au violent qu’il n’est pas véritablement en position pour imposer sa loi et si son « exigence devient pur désir » c’est parce que désormais l’autre refuse la violence, il ne veut pas y participer. Nous constatons alors que malgré l’aliénation imposée par la violence et qui consiste à accepter la destitution de notre liberté, l’homme victime de violence peut toujours affirmer sa liberté comme un indépassable. Même dans les pires circonstances, l’homme a à être libre et à se faire pour être. Le choix ne s’efface pas devant la contrainte mais c’est au contraire les contraintes qui nous font saisir d’une manière peut-être plus directe la nécessité de notre liberté. Du point de vue du violent, la violence existe toujours mais elle prend la forme d’un désir nié et insatisfait. De là viennent toutes les tentatives du violent pour accroître sa puissance et faire céder la liberté de l’autre. Les menaces préventives, les attaques verbales et les injures peuvent être comprises comme des moyens pour faire entendre à l’autre les prétentions que l’on élève contre sa liberté et au fond contre lui-même. Nous nous permettons à ce titre de faire une remarque extérieure à la question de la violence. Si Sartre n’a de cesse d’affirmer que la liberté est l’être de l’homme, ce n’est pas uniquement pour nous convaincre que nous ne sommes jamais déterminés et qu’exister c’est pour nous être libres à chaque instant et dans toutes les situations. Nous pouvons aussi comprendre que nous ne sommes rien en dehors de notre liberté car c’est par et à travers elle que nous nous exprimons en nous faisant être. Le violent qui cherche à prendre au piège la liberté de l’autre en lui opposant une liberté plus forte et quasiment implacable, désire à la fois que l’autre ne puisse plus résister à la violence mais aussi qu’il ne soit plus en mesure d’être lui-même en tant qu’individu libre et capable de s’inventer lui-même. Il faut qu’il cède car dans le cas contraire on en viendra aux mains. Cette violence physique qui n’est peut-être pas la plus extrême (nous pouvons aussi concevoir des violences psychologiques, des tortures morales, des privations de sommeil, des endoctrinements etc…) semble pourtant être révélatrice de cette volonté de transformer l’autre en chose. La violence en touchant à la liberté de l’autre, n’atteint pas seulement sa capacité à se choisir mais elle vise son être tout entier. Contenir un corps, le violenter, le torturer implique de le blesser dans sa chair mais ce projet de violence est double. Il s’agit aussi de le priver pour toujours de sa liberté. En ce sens la violence refuse la temporalité, elle affirme qu’il n’y a pas d’avenir en dehors d’elle, qu’elle est inévitable pour celui qui en est victime, et s’il mérite cette violence c’est tout simplement qu’elle est son destin. Le violent s’insurge contre le temps en se posant comme événement irréversible dans l’existence de l’autre qui ne peut qu’accepter ce qu’il lui arrive. Sous la torture, mon corps n’est plus ce que je dépasse pour agir dans le monde, il est mon unique horizon. On me force à me reconnaître comme corps entre les mains d’autrui et si je ne suis qu’un corpschose alors je ne possède plus d’autre choix que de m’en remettre à celui qui m’utilise. Cette confrontation des libertés caractérisent ce qui structure ce que Sartre nomme l’univers de la violence.139 Cependant la violence concrète est le plus souvent comprise à partir de la fin qu’elle poursuit. Même si le violent cherche toujours à asservir la liberté de l’autre, il veut d’abord réussir son entreprise. Toute violence est en ce sens téléologique. L’exemple du viol140que Sartre utilise pour montrer que la violence est une obsession à réaliser un projet, nous permet d’apprendre que la violence est négatrice dans la mesure où elle considère que ce qui est positif et qui mérite d’être accompli n’existe pas en dehors de la fin qu’elle poursuit. Le violeur ne veut pas obtenir le consentement de sa victime car consentir implique de faire appel à la liberté de l’autre et donc de le reconnaître comme liberté. Or la violence pose son désir de viol comme fin suprême et absolue. La violence devient moyen pour réaliser ce désir et rien pas même la liberté de l’autre ne doit venir compromettre ou déranger cette réalisation. « C’est pourquoi la violence est confiance dans le pire. »141, c’est-à-dire que le violent n’accorde de l’importance et ne légitime que tout ce qui va permettre l’aboutissement de son projet. Les moyens à employer ne sont, du point de vue du violent, ni bon ni mauvais en euxmêmes. Ils doivent simplement servir la fin. Tout au plus le violent pourra les déterminer selon leur degré d’efficacité potentielle en rapport avec son projet. Etant donné que la fin (ici commettre le viol) s’adresse toujours à une liberté, il y a donc « conflit de deux libertés et il s’agit de prouver l’impuissance de la liberté humaine (du côté de la femme). »142 Nous disons volontiers que la femme reste libre et ne peut être totalement amenée à consentir au viol. Si elle refuse, elle se tient à distance par sa liberté de l’homme violent. Comment pouvons-nous dès lors imaginer une liberté impuissante ? Sartre indique que l’impuissance est inhérente au refus repris par le violent. Pour lui si la femme se refuse cela signifie « qu’elle attribue une valeur exagérée à sa liberté. »143 Elle ne peut pas se refuser car elle est incapable dans cette situation d’échapper à la fin que le violent projette. La liberté de la victime est une liberté absurde et abstraire pour le violent. Une liberté qui ne peut rien faire n’est plus à considérer comme une liberté puisqu’être libre c’est agir dans le monde à partir d’un projet de soi. En conséquence le violent doit être perçu de la part de la femme qui se refuse comme un destin et c’est dans l’acceptation de son destin qu’elle retrouve pour le violent ce qu’il comprend comme sa lucidité. Le sens de la violence, au-delà du fait qu’il s’agisse ici d’une confrontation entre des libertés, se détermine à partir d’une tentative de réduction de la liberté de l’autre puis d’une disparition effective de cette liberté afin que l’autre ne soit plus qu’une chose du monde. Ce que désire le violent c’est que l’autre ne s’identifie plus à sa liberté et qu’il accepte la nécessité. Si je suis plus fort que toi alors tu ne peux pas ne pas devoir te soumettre à moi. 139. CPM, p.181-186. 140. CPM, p.187-191. 141. CPM, p.188. 142. CPM, p.189. 143. CPM, p.190. Si comme l’écrit Sartre on « ne bat pas un rocher »144 c’est en raison du fait que nous ne pouvons exercer la violence qu’en tant qu’elle s’adresse à une liberté. Cette liberté peut toutefois prendre deux formes : nous distinguons la liberté concrète d’un homme de la liberté humaine comme ce qui est déposée dans les choses. « Ainsi détruira-t-on une mosquée, qui est une pleine positivité, avec ses marbres et son architecture, pour atteindre le musulman, conçu comme refus du christianisme. »145 Le violent ne peut en effet jamais porter atteinte directement à la liberté de l’autre car elle se définit comme une perpétuelle néantisation. Il va alors considérer qu’il faut détruire l’ensemble des manifestations concrètes de cette liberté qui s’est employée à donner un sens au monde en le créant et elle s’est réalisée elle-même au sein de ce projet de création. Sartre rappelle que la liberté « par définition est suspecte à l’être »146 Elle n’existe que comme échappement à l’être, comme ce qui prendre sur l’être un point de vue. L’être étant dans l’ontologie sartrienne, rien d’autre que ce qu’il est, il ne peut pas atteindre la liberté. Or le violent est « l’homme qui épouse le parti de l’Etre »147, c’est-à-dire qu’il veut se penser comme une force de la nature inébranlable qui est capable de soumettre et de détruire les libertés. Nous sommes dès lors sensibles au fait que la violence représente un effort pour faire sentir à une liberté tout le poids du monde et la force qui en émane. En partenariat actif avec les choses, le violent désire mettre en échec la liberté. « Il y a dans les supplices anciens (jeter à la mer, jeter du haut des rochers, abandonner aux loups, aux fourmis) l’idée d’opérer un retour à la nature c’est-à-dire de faire reprendre l’Etre par l’Etre. »148 L’homme comme liberté doit disparaître et pour ce faire le violent utilise le monde comme moyen pour détruire, assimiler l’homme à l’être au point de ne plus pouvoir les distinguer. L’homme que l’on cherche par exemple à noyer va finir par être une chose au milieu de l’océan, sa liberté ayant été supprimée par l’invasion de l’être dans l’ensemble de son corps. L’eau qui le pénètre est de l’en-soi qui contamine le pour-soi au point de le réduire au rang de chose. A partir de cet exposé phénoménologique sur la violence, Sartre précise que nous sommes en droit de pouvoir y rattacher ce qu’il nomme une « morale de la force »149 L’enjeu que poursuit Sartre à travers l’exposition de cette morale nous semble pouvoir se résumer de cette manière : légitimer la violence en lui donnant une valeur. Puisque la violence se définit essentiellement comme un acte de destruction fondamental, ce qui doit être respecté chez les hommes ce sont leurs forces singulières. 144. CPM, p.183. 145. CPM, p.193 C’est Sartre qui souligne. 146. CPM, p.193 C’est Sartre qui souligne. 147. Ibid. 148. CPM, p.194. 149. Ibid. Sartre la décompose en quatorze principes. Nous nous contentons ici d’indiquer l’idée essentielle de ce type de morale. Le premier principe de la morale de la force est que « le vainqueur a toujours raison »150, c’est-à-dire que l’on reconnaît le droit à celui qui oppose aux autres la plus grande force et qui triomphe des autres. L’idée générale de cette morale est de mettre les hommes face à des valeurs qu’ils ne déterminent non pas à partir de leurs libertés mais au sein même de leurs forces. C’est pourquoi Sartre peut écrire que la lutte « est originellement épreuve d’être ».151 Dans la lutte, nous utilisons nos corps comme une incarnation de notre force et c’est cette relation d’être à être, le fameux corps à corps, qui sert de base à la morale. Celui qui ne résistera pas à l’assaut de l’autre devra être soumis à celui qui a la force la plus puissante et il ne peut pas en être autrement car comme nous l’avons vu, la violence est un droit qui cherche à s’imposer aux yeux des autres comme devoir et qui en même se considère légitime car elle doit rétablir l’ordre. « Seul a le droit de défendre son point de vue (…) celui qui en a la force. »152 L’homme violent est dans son droit du fait qu’il manifeste son droit. Le chef de guerre qui a vaincu les forces armées d’une ville a le droit de disposer de la ville et de sa population, d’en faire son territoire car il a prouvé qu’il a été le plus fort. Il n’a pas volé sa victoire, il l’a rendue réelle par le déploiement de sa puissance. Notre auteur souligne le fait que le violent est « incarnation de la nécessité (…) l’homme par qui la nécessité s’exprime dans le monde. »153 Le violent est en effet celui qui s’efforce d’être l’individu à qui aucune résistance ne peut être imposée car étant plus fort que les autres, il est le seul à être en mesure de réaliser quelque chose dans le monde. Les autres échouent à être car ils sont faibles, ils doivent par conséquent accepter que ce soit le violent qui réalise leur être en les soumettant. Toutefois la violence ne saurait simplement se rencontrer dans des situations aussi extrêmes (viol, guerre, pillage etc…), elle est aussi visible dans la vie quotidienne car la violence est une manière d’être en face d’autrui en s’opposant à l’expression de sa liberté. L’exemple de la relation entre les parents et l’enfant154 montre de quelle manière l’éducation est violence faite sur l’enfant dans la mesure où il se doit d’accepter les décisions que l’on a prises pour lui. En parlant du père, Sartre écrit : « En même temps, il [le père] le considère comme une liberté mineure, c’est-à-dire que l’enfant est liberté dans la mesure où il doit recevoir des exigences et les endosser et d’autre part il y a priori dévalorisations des fins que cette liberté peut poser par elle-même. »155 150. Ibid. 151. CPM, p.195. 152. CPM, p.196. 153. Ibid. 154. CPM, p.197. Sartre revient sur le rapport entre l’enfant et les parents en analysant le caractère aliénant de l’éducation. 155. CPM, p.198-199 C’est Sartre qui souligne. La violence faite à l’enfant consiste à lui imposer des fins qui ne sont pas les siennes (Note : On admettra que l’éducation est nécessairement aliénante car elle me fait autre, elle veut que j’intègre en moi ce qui n’est pas moi : règles de politesse, rythmes de vie etc…) mais également à concevoir l’enfant en tant que liberté qui ignore tout et qui doit accepter la présence d’une autre liberté comme celle à laquelle il doit se fier. L’enfant rencontre alors partout des devoirs. « Dans le devoir on ne veut pas ce qu’on veut et on veut ce qu’on ne veut pas, »156, c’està-dire que les fins qui nous sont présentées sont les seules à réaliser. En dehors d’elles, il n’y a rien à faire ni à entreprendre. Nous voyons ici que la violence ne se situe pas uniquement dans l’exercice d’un pouvoir mais surtout dans la tentative de prendre en charge la liberté de l’autre. Cela nous permet de comprendre pourquoi l’impératif « est présence de la liberté de l’autre comme transcendance intériorisée dans ma propre liberté. »157 Ce qui fait ici la violence se comprend précisément à partir de cette invasion de la liberté de l’autre en moi, c’est-à-dire que l’autre réalise à ma place ma liberté. Décidant pour moi ce qui est juste de faire, mon seul espace de liberté ne se situe que dans l’acceptation de ce qu’on m’impose. « Ainsi le devoir c’est la volonté de l’autre, c’est l’aliénation de ma propre liberté. »158 Si je ne suis plus libre, ce n’est pas parce que je ne me révèle plus à moi-même comme liberté (en tant qu’homme je ne peux pas ne pas être autrement que libre puisque c’est par moi que les choses prennent un sens ainsi que moi-même) c’est que je ne dispose plus de ma liberté comme moyen pour me faire être. Acceptant que l’autre reçoive ma liberté, je suis littéralement à sa disposition. Je suis une liberté qui n’opère que sur ordre de l’autre. 159 Ma liberté se réduit à une pseudo liberté. Sartre montre dès lors comment l’acceptation de la violence est en jeu dans la rencontre des regards. « Dans le regard je suis communication (comme regardé) avec la liberté de l’autre. Et je me saisis comme transcendance transcendée. »160 L’autre en me regardant, m’objective et m’aliène car il me perçoit comme objet du monde. Je comprends que je suis pour lui cet objet bien que pour moi je ne me saisisse jamais comme tel. Toutefois s’il y a lieu de penser une communication entre les regards cela tient au fait que de regardé je peux devenir regardant et à mon tour saisir l’autre comme objet. 156. CPM, p.199. 157. Ibid. 158. Ibid. 159. Nous sommes ici très proches de ce que dit Kant à propos des tuteurs. « Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. »159 (Qu’est-ce que les Lumières ?, Kant, Paris, GF, traduction de Jean-François Poirier et Françoise Proust, 1991, p.43.) 160. Ibid. « Si je suis amené par l’influence, par sentiment de mon impuissance à considérer que le regard de l’autre exclut la réciprocité du regard, c’est-à-dire que l’autre est regardant jamais regardé (…) le regard s’intériorise en moi comme ordre. »161 Nous voyons bien comment la liberté de l’autre peut prendre le pas sur la mienne dès l’instant où je n’ose plus être un regardant pour n’être que celui qui est regardé (littéralement objet du regard). Même si le fait de n’être pas celui qui regarde semble permettre l’instauration d’un rapport de dominant et de dominé, cela n’explique pas pourquoi la liberté du regardé est défaillante. Nous arrivons à trouver la réponse à ce problème si nous considérons que le regard n’est jamais seulement limité à des yeux qui se tournent vers nous.162 Regarder c’est manifester une intention et en même temps et s’affirmer à travers elle. En regardant je m’élance vers le monde, les choses viennent à moi et se révèlent par le fait même que mon regard les inspecte. Celui qui me regarde dépasse ma transcendance parce qu’il lui oppose sa liberté qui consiste à m’objectiver, à me faire comme chose au milieu des choses. Celui qui ne regarde pas, n’affirme pas son être et ne dirige pas non plus sa liberté vers l’autre ou vers le monde. Les menaces du violent qui exige de sa victime qu’elle baisse les yeux n’ont pas d’autre but que de faire taire sa liberté car par le regard je mets l’autre à distance de moi-même et si je le néantise (comme je néantise le monde pour qu’il apparaisse à ma conscience) c’est aussitôt pour le transcender. Regarder l’autre revient à le nier comme n’étant pas moi mais en même temps à lui renvoyer à lui-même son objectivité. Pour moi l’autre est objet du monde et si je le regarde, je l’appréhende comme tel. Or ce que le violent ne peut admettre c’est d’être ramené au statut d’objet. Il ne souhaite pas sentir qu’il est perçu comme objet car alors il comprend qu’il est sans défense puisqu’il ne peut pas porter atteinte à l’autre en tant qu’il est liberté .Ce que le violent aperçoit si sa victime se met à le regarder est qu’elle existe comme liberté et que la liberté est la vérité de son être. L’objectif essentiel de la violence est de faire en sorte qu’une liberté ne puisse plus se reconnaître comme liberté du fait qu’elle est prise au piège par un ensemble de forces et d’obstacles que l’on dresse autour d’elle afin d’obtenir sa démission. Seulement la violence est une entreprise qui, même si elle se considère efficace, est en réalité toujours vouée à l’échec. Si l’homme parle et indique le lieu où se cachent ses camarades lorsqu’on le torture, ce n’est pas la violence qui a véritablement rendu possible cet aveu. Il a fallu que l’homme choisisse d’avouer et s’il avoue c’est précisément parce qu’il a donné sens à la situation qu’il vit comme insupportable. C’est pourquoi Pierre Verstraeten explique que « Même si le conditionnement est réel, l’ontologie négative peut une fois de plus, et c’est là le principe même de son impérialisme, renaître de ses cendres. Il suffit qu’elle pose la question du type ou du mode d’adhérence à ce conditionnement. »163 161. Ibid. C’est Sartre qui souligne. 162. Note : Sur ce point, voir les analyse que Sartre développe dans EN, p.302-315. 163. Violence et éthique. Esquisse d’une critique de la morale dialectique à partir du théâtre politique de Sartre, Pierre Verstraeten, Gallimard, Les essais, 1972. p.245-246. La violence ou toute autre forme d’attaque envers la liberté ne suffit pas à annuler le fait que l’homme est séparé de lui-même et de ce qu’il vit. Nous comprenons que la liberté ne peut jamais être confondue avec l’aliénation qu’elle subit. C’est toujours par elle et sa décision libre que la situation est intolérable, que les souffrances sont trop nombreuses, que le violent est un vainqueur sur sa liberté. L’homme est à la fois celui qui ne peut pas se soustraire à l’aliénation car il la rencontre dès qu’il existe mais en même temps, il est celui qui choisit de perpétuer les aliénations qu’il subit. Dans d’autres conditions et s’il était par exemple en meilleure forme, il aurait peut-être réussi à garder ses renseignements et ne pas les livrer. En conséquence la violence ne détruit pas la liberté de celui sur lequel elle s’exerce mais elle cherche plutôt à ce que cette liberté fasse ce que l’on exige d’elle. La violence ne donne pas le choix à la liberté d’avoir à choisir, elle la condamne à ne devoir se faire qu’à travers un seul choix inévitable qui correspond aux attentes du violent. « Si tu refuses de le faire, je te tue » veut simplement dire que je ne peux pas ne pas faire ce que l’on me demande car ce choix implique ma mort et que pour le violent et moi il peut paraître absurde de préférer la mort à l’exécution d’un acte. Une fois que j’ai fait ce qui est demandé je peux espérer vivre alors que si je refuse, je ne peux plus jamais rien entreprendre. Sartre indique dans cette direction que dans « la violence on traite une liberté comme une chose tout en lui reconnaissant sa nature de liberté. »164 Toutefois le violent désire l’impossible dans la mesure où il veut posséder une chose libre qui se fait librement chose pour lui. Or être une chose revient par principe à ne pas être libre mais uniquement à être. Cette chaise est une chose car elle n’est rien d’autre que ce qu’elle est. C’est pourquoi nous pouvons l’utiliser étant donné que si elle était libre et pouvait donc décider de son propre être, elle aurait la possibilité de se faire et nous ne pourrions pas nous en servir. Réciproquement être libre c’est n’être pas une chose. L’être libre est celui qui décide du sens de son être et qui puisqu’il est libre, a à se faire être. L’homme est libre parce qu’il est d’une part libéré de l’être et du poids des choses (il les néantise, les met à distance et surplombe son propre être du fait de sa conscience intentionnelle) et d’autre part il a à se donner du sens, à réaliser son être au milieu du monde dans lequel il apparaît. L’homme ne pourra pourtant ne jamais être avec la même plénitude d’être de la chose. Pour lui être se résume à se choisir et tout choix qui se réalise en implique aussitôt un autre. Si je choisis de me marier, je me réalise comme futur époux mais cela a comme conséquence que d’autres choix se présentent à moi. Il y a le choix de l’endroit où aura lieu la cérémonie, le nombre d’invités, la date de mon mariage etc… Jamais je n’arriverai à être puisqu’être pour moi consiste à me faire être. Toute tentative pour être me montre que je ne suis déjà plus ce que j’ai cherché à être et que j’ai à être au-delà de ce que je suis. Une fois marié, je ne suis plus celui qui voulait se marier mais je ne suis pas non plus un mari, j’ai à être un mari qui doit se faire en prenant des décisions (avoir des enfants, acheter une maison par exemple). 164. CPM, p.202. Nous voyons alors très bien que le violent ne peut pas obtenir de l’homme qu’il soit une liberté-chose. Bien qu’aliénante (dans la mesure où l’homme vit sa liberté à travers la contrainte et les menaces), la violence ne peut pas tout à fait se rendre maîtresse de la liberté de l’homme car il reste toujours celui sur qui repose le choix du choix. Il peut résister ou renoncer. Cependant nous pouvons nous poser la question de l’effectuation de notre liberté lorsque la situation est entièrement dominée par l’autre. Sommes-nous encore vraiment libres quand tout semble nous contredire et nous empêcher d’exercer pour nous-mêmes notre liberté ? Même si notre liberté est radicale et qu’elle est toujours présente, nous sommes néanmoins en droit de considérer que choisir ne suffit pas pour être libre. Nous ne voulons pas ici soutenir que la violence nous détermine. Sartre montre bien à travers son exposé que la violence réclame qu’une liberté la reconnaisse et que cette liberté fasse ce que la violence exige d’elle. A partir de là, nous estimons que nous sommes libres puisque la violence a besoin de notre consentement et peu importe pour elle la manière qu’elle emploie pour l’obtenir. Nous voudrions néanmoins soutenir que la violence si elle ne détruit pas notre liberté, elle en limite particulièrement l’exercice. Etre libre dans un univers de violence ce n’est pas la même chose qu’être libre au milieu des choses. La violence enclenche une lutte des libertés entre elles et c’est dans cette situation de lutte que nous vivons notre liberté. Or puisque la liberté se détermine à partir de ses propres projets d’être, il semble que la violence incite la liberté à ne pas pouvoir se projeter ailleurs que face à la violence qui se dresse devant elle. Notre liberté reste entière mais il semble que la violence est une manière pour autrui de tenter de la détourner. C’est précisément le détournement qu’il s’agit de penser lorsque Sartre analyse un deuxième type de rapport conflictuel avec autrui : le mensonge. Analysons ce que notre auteur exprime à propos du mensonge et tâchons de montrer que là encore comme dans la violence, il s’agit de se rendre maître de la liberté de l’autre. Suite à son exposé sur la violence, Sartre veut examiner « si le mensonge et la ruse sont des violences. »165 Il donne alors une première définition de ce qu’est le mensonge. « Il va de soi que le mensonge est fait pour inciter quelqu’un à faire ce qu’on veut qu’il fasse ou à ne pas faire ce qu’on veut qu’il ne fasse pas. »166 Nous nous rendons compte que le mensonge poursuit toujours une fin en cherchant à réaliser un intérêt déterminé par la fin poursuivie. Sartre distingue ici deux attitudes possibles par rapport à la pratique du mensonge. Mentir peut signifier contraindre l’autre à faire quelque chose. Par exemple, j’indique à l’autre que je n’ai pas eu le temps de faire ce qu’il m’avait demandé d’effectuer pendant son absence en lui expliquant qu’un appel téléphonique m’a retenu toute l’après-midi alors qu’il n’en est rien. Je trompe l’autre en lui faisant croire à une situation, un état de fait illusoire et que j’ai réalisé grâce à ma liberté. Dans le deuxième cas il s’agit de considérer que mentir revient à empêcher que l’autre fasse ce qu’il avait prévu. 165. CPM, p.203. 166. Ibid. Un ami doit venir me rendre visite, je ne suis pas en état de le recevoir et je n’ai pas envie qu’il vienne me rendre visite. Je l’appelle et lui indique que je ne suis pas à mon domicile. L’autre ne viendra pas car il pensera que je suis absent. Là encore par le mensonge je détourne la réalité à mon profit en lui donnant un autre sens que celui qu’elle a pour lui. Par cette opération j’ai « changé le donné à dépasser »167. Le mensonge permet au menteur de créer une réalité fictive et tout le but du menteur est de faire en sorte qu’autrui à cette nouvelle réalité qui n’est qu’un détournement de la situation originelle. Si la réalité prend un autre sens pour l’autre alors il se découvrira à partir d’autres possibles et son projet d’être en sera modifié. L’ami qui était venu pour me rendre visite n’a plus de raison de tenir à son projet puisque je lui manifeste mon absence. Il se choisira à partir de cette absence et cherchera par exemple à visiter la ville où je me trouve à défaut de pouvoir me rencontrer. Il « reste libre de se déterminer à l’action qu’il choisit. Mais les prémisses sont fausses. »168 L’autre n’est pas ici atteint dans sa liberté de la même manière que dans la violence où il s’agissait de faire céder la liberté sous la contrainte. Dans le cas qui nous préoccupe, l’essentiel n’est pas de supprimer la liberté de l’autre mais d’influencer l’autre au sein même de sa propre pratique de la liberté. Si nous utilisons le terme de détournement pour qualifier la signification du mensonge tel qu’il apparaît dans les Cahiers pour une Morale169. Cela se justifie par le fait que la réalité et la liberté de l’autre subissent un déplacement qui les conduit à se révéler à partir d’une situation fictive. Cependant cette situation fictive fabriquée par le mensonge est aussi comprise comme fictive par le menteur. Sartre l’indiquait dans L’Etre et le Néant que « L’essence du mensonge implique, en effet, que le menteur soit complètement au fait de la vérité qu’il déguise. »170 Seulement le menteur parce qu’il est créateur de cette fiction est toujours en recul par rapport à elle. Alors que le menteur se sépare de son mensonge en le visant, l’autre vit le mensonge comme une réalité. Nous voyons bien que le menteur ne saurait être affecté comme peut l’être celui à qui il ment. Le mensonge du menteur ne l’atteint pas car étant donné qu’il le crée, il s’en sépare. Il offre à son mensonge une autonomie relative en cherchant à faire fonctionner dans l’élément du monde. Si je dis à mon ami que je ne suis pas à mon domicile alors que j’y suis, je cherche à manifester mon absence comme ce qui donne sens au monde. Si mon ami approche de ma maison, il la verra comme vide, inhabitée et silencieuse. Moimême je ferai de mon mieux pour me faire être en tant qu’homme absent. 167. Ibid. 168. Ibid. 169. Nous remarquons une avancée importante concernant l’analyse du mensonge que l’on trouvait déjà exposée dans L’Etre et le Néant. Nous allons y revenir. 170. EN, I, chap. II La mauvaise foi, p.82. Je ne bougerai pas, je me dissimulerai derrière la porte, éloigné de la fenêtre. L’autre à qui je mens ne peut pas faire la différence entre mon mensonge et la réalité puisque j’ai informé la réalité de façon à ce qu’elle reprenne le mouvement et le sens de mon mensonge. Il n’y a que dans la situation où je me mets à avoir des remords par rapport au fait de mentir que je peux d’une certaine manière vivre mon mensonge. Mon mensonge m’apparaîtra tel qu’il est, comme une mauvaise entreprise qui plonge l’autre dans l’erreur. Cela n’implique pourtant pas que je vive cette situation d’erreur et de fausseté, je suis simplement conscient d’en être l’initiateur. Par rapport à cette première analyse du mensonge et pour progresser dans notre réflexion, nous devons nous demander quel est le statut de la liberté d’autrui lorsqu’elle est soumise à l’expérience du mensonge. Autrui est-il encore libre lorsque nous lui mentons ? Sartre nous apporte un premier élément de réponse en indiquant comment aborder la question de la liberté de l’autre dans le mensonge. Il écrit : « ce qui est fort difficile à déterminer, c’est la mesure dans laquelle je traite encore cette liberté en liberté et dans quelle mesure je la traite en objet. »171 Nous sommes en droit de penser que le fait de mentir à autrui n’a pas comme conséquence de supprimer sa liberté. Il faut qu’autrui puisse adhérer librement à mon mensonge si je désire que mon mensonge réussisse. Néanmoins laisser autrui porter ou non sa confiance dans ce que je lui présente peut représenter un danger pour moi-même si autrui découvre que je suis en train de lui mentir. Si autrui est libre de croire ou de ne pas croire mon mensonge alors il peut très bien décider de me suspecter. Dans l’exemple que nous avons considéré, l’ami à qui j’ai indiqué mon absence ne veut pas me croire. Il décide de venir à mon domicile afin de savoir si je suis effectivement présent, d’en avoir comme le dit l’expression le cœur net. Nous pouvons pourtant estimer que celui à qui nous mentons risque toujours de faire échouer le mensonge si nous le laissons libre. Pourquoi ne pas le forcer à nous croire ? Pour que l’autre soit obligé de nous croire, il faudrait que nous lui disions la vérité. Or dire la vérité à l’autre a comme conséquence l’anéantissement du mensonge. En dévoilant nos intentions, nous détruisons le mensonge mais par cet acte nous permettons à autrui d’obtenir une justification concrète de nos agissements. De fait, tout l’intérêt du mensonge consiste à faire en sorte que la liberté d’autrui s’identifie à la situation à laquelle nous l’invitons et qu’elle choisisse d’y participer. Autrui doit donc rester libre dans le mensonge pour deux raisons. La principale raison est de permettre au mensonge de réussir. Si autrui me croit alors mon mensonge fonctionne. La seconde raison est qu’autrui doit se vivre comme liberté dans le mensonge car cela empêche que le mensonge soit découvert. Etant donné qu’autrui a mis toute sa liberté à me croire, il ne cherchera pas à me rendre visite. Il ira se promener. A ce stade il mettra toute sa liberté dans sa promenade et il aura l’impression de vivre librement cette situation, c’est-à-dire d’avoir pu choisir de la vivre à partir du sens qu’il lui a librement donné. 171. Ibid. Autrui ne pourra pas penser qu’il ne sera pas libre. En réalité sa liberté se réalise à partir de possibles truqués dont je suis le créateur. « Ainsi dans le mensonge je m’adresse à la liberté de l’Autre et j’exige d’être doublement reconnu comme liberté : en tant que je dis, que j’énonce le fait et en tant que je m’attribue le fait. »172Le menteur exige de l’autre qu’il accorde sa confiance à ce qu’il dit et aussi au fait qu’il est bien celui qui le dit. En d’autres termes le menteur veut que son mensonge soit pris pour vérité et il désire dans le même temps qu’on le considère non comme un menteur mais comme un homme de parole. Nous retrouvons ici une attitude similaire à celle du violent qui exige que sa victime reconnaisse sa violence comme un droit absolu sur sa liberté. Dans l’hypothèse où j’affirme que je ne suis pas chez moi, l’autre doit croire à mon discours mais il faut également qu’il me détermine comme étant absent. C’est moi et pas un autre qui ne me trouve pas à mon domicile. Nous voyons cependant que le menteur est toujours en recul par rapport à ce qu’il énonce et à ce qu’il est. Lui ne croit pas à la véracité de ses propos pas plus qu’il se perçoit comme absent car il sait qu’il est en réalité toujours là. C’est précisément parce que l’autre n’a pas accès à cette réalité de la situation du menteur qu’il se projette dans une réalité fausse que Sartre n’hésite pas à qualifier d’imaginaire. « Or le rapport qui fait que toute liberté est liberté c’est un rapport concret et ouvert dans le monde avec ma liberté. »173Ce que veut dire Sartre est qu’il n’y a de liberté véritable et réelle que dans et par la médiation d’un monde qui fait sens pour la liberté comme ce sur quoi elle définit des possibles et précise en le choisissant son propre projet d’être. La violence du mensonge réside dans la création fictive d’une situation à travers laquelle on chercher à enfermer la liberté de l’autre. Sartre indique de la manière suivante ce qui se passe du point de vue de la liberté de l’autre lorsque celle-ci fait l’expérience du mensonge. « Et ce monde réel qui est sa situation, elle le dépasse vers d’autres fins. En mentant, je lui présente une situation imaginaire et je la lui fait tenir pour réelle. »174 Ce qui compte et a de l’importance dans le mensonge, ce n’est pas comme dans la violence pure d’empêcher la liberté d’agir en tant que liberté c’est au contraire faire croire à la liberté qu’elle reste inchangée. En réalité elle ne s’exerce que par rapport au projet du menteur. Toute la situation par rapport à laquelle se positionne la liberté de l’autre est pour le menteur un objet construit et conçu par lui qui dissimule à l’autre la réalité. Si j’affirmer que je suis parti, je cherche à faire en sorte que mon ami ne vienne pas me voir et que pour lui le monde ne soit plus perçu comme l’occasion de venir me rendre visite. Cette rue dans laquelle je réside n’est plus pour lui ce qu’il faut parcourir pour me rencontrer mais elle devient un endroit à éviter puisque là-bas il n’y a rien qui fasse sens pour l’autre en dehors de moi. Il change son projet initial pour en prendre un autre mais ce qui nous montre que le mensonge est une atteinte à la liberté de l’autre est que le menteur prévoit ce changement de projet jusqu’à être plus ou moins capable de le déterminer avec certitude. 172. CPM, p.204. 173. CPM, p.204-205. 174. Ibid. Si je lui dis que je suis absent, il ne viendra pas. Cela ne veut pas dire que l’ami ne peut pas venir mais qu’il y a toutes les raisons de penser qu’il n’osera pas venir car il jugera bon de me croire. Comme l’indique Manuel Aragüés, « construire la situation, c’est aussi construire la subjectivité elle-même, et contrôler son projet ».175 En ce sens puisque le menteur déforme la réalité par son mensonge, il donne aussi un sens nouveau à la situation qui de fait se renouvelle. L’autre est donc amené à se projeter et à exercer sa liberté à partir d’une situation qu’il croit objective alors qu’elle dépend entièrement de la liberté du menteur et de son intention originelle. Cependant comme l’ajoute Manuel Aragüés, la «subjectivité conserve une sensation fallacieuse de liberté, puisqu’en effet toutes les décisions qu’elle prend sont bien les siennes. »176 L’autre reste libre dans le mensonge mais sa liberté ne participe plus à la réalité. L’idée essentielle du mensonge est de persuader la liberté de l’autre qu’elle est libre et que c’est librement qu’elle donne sens à la situation qu’elle vit. Seulement la situation qu’elle pense vivre a toujours été dépendante de la liberté du menteur. Si mon ami ne vient pas me voir ce n’est pas uniquement parce qu’il l’a décidé. Cette décision fait suite à mon mensonge à propos de mon absence fictive. Ce qui contraint la liberté de l’autre dans le mensonge n’est autre que la liberté du menteur qui, parce qu’elle détient la vérité de la situation, empêche l’autre d’accéder à cette vérité en lui faisant croire à une vérité fabriquée par le mensonge. Mentir à autrui ce n’est pourtant pas remplacer ma liberté par la sienne (comme c’était le cas dans la violence) mais cela revient plutôt à créer une fausse complicité avec sa liberté.177 Il s’agit alors de faire entrer la liberté de l’autre dans la mienne en faisant en sorte qu’elle serve mes intérêts, mes fins. « Ainsi le mensonge transforme l’homme en chose. Mais il veut en même temps le garder libre.»178 Il y a ici un parallèle intéressant avec ce que nous avons vu sur la violence. De même que la violence exige d’être reconnue comme violence et comme droit inaliénable, de même le mensonge vise à inciter l’autre à croire à ce que lui propose le menteur et donc à adhérer à la situation qu’on lui présente. Une fois cette adhésion obtenue, la liberté de l’autre ne peut ni ne doit s’exercer en dehors des fins prescrites par le menteur. Si l’homme est chose dans le mensonge c’est en raison du fait qu’il n’est pas à l’origine de ses actions. Il ne s’exécute que parce qu’il croit à ce qu’il vit et même si c’est bien lui qui agit , son acte n’a plus de valeur de liberté car il est prémédité, prévu, anticipé et même désiré par le menteur. 175. Ecrits posthumes de Sartre, II, Vrin, 2001. p.91. Voir notamment l’article de Manuel Aragüés « La société du mensonge : réflexions à partir des Cahiers pour une morale p.89-99. 176. Ecrits posthumes de Sartre, II p.91. 177. Nous verrons ensuite que la véritable complicité avec la liberté de l’autre est exposée par Sartre dans l’analyse de l’appel qui occupe notre deuxième sous-partie. 178. CPM, p.206. C’est pourquoi le « mensonge met la liberté de l’autre entre parenthèses. »179Une question mérite désormais d’être posée. Qu’avons-nous appris grâce à cette double étude phénoménologique de la violence et du mensonge ? Nous avons vu que la liberté en dépit du fait qu’elle est l’être de l’homme, entre en concurrence avec la liberté des autres. Cette concurrence est inévitable étant donné que l’homme découvre le monde et les autres dès qu’il se trouve jeté à l’existence. Toute la difficulté consiste à penser l’autonomie d’une liberté qui rencontre comme obstacle la liberté de l’autre. Comment puis-je en effet être libre si l’autre choisit librement de s’en prendre à ma liberté ? La violence et le mensonge apparaissent dans cette perspective comme étant des stratégies possibles mises en place pour atteindre la liberté d’autrui à la fois dans son effectivité et dans son être. Il n’est pas seulement question d’empêcher l’autre d’être libre en ne lui permettant plus de manifester sa liberté par la réalisation de ses propres choix d’être, il faut également que l’autre ne se reconnaisse plus qu’à travers la liberté du violent et du menteur. Dans celle du violent, l’autre se comprendra comme non libre car trop faible pour pouvoir affirmer sa liberté. Face à la liberté du menteur, l’autre dirigera sa propre liberté par rapport à une situation fausse qu’il ignore comme étant illusoire. Il ne sera donc libre qu’à l’intérieur du champ de la liberté du menteur. Dans les deux cas l’autre ne peut pas se penser comme un être libre car il est soumis à une liberté qui, en s’opposant à ses projets, doit être perçue par lui comme triomphante dans le cas de la violence et comme délibérément complice dans le cadre du mensonge. Dans le premier cas, la liberté d’autrui doit renoncer à être et à se vouloir libre car elle fait concrètement l’épreuve d’une liberté toute puissante. Dans le deuxième cas, la liberté d’autrui doit reconnaître qu’elle est libre sans savoir qu’elle est prise au piège par un mensonge qui contrôle son exercice. Comme l’écrit Sartre : « L’aliénation d’une liberté prouve qu’une liberté est aliénable, donc qu’elle n’est point pure liberté. »180 Ce qui rend la liberté problématique en tant que pratique de l’existant est le fait qu’elle rencontre, lorsqu’elle vient au monde, d’autres libertés qui entrent en conflit avec elle et qu’elle n’a pas le choix de cette rencontre. Etre dans un monde humain, c’est nécessairement faire l’expérience des autres libertés. Il se pose alors la question de savoir si nous pouvons réellement être libres si nous sommes aux prises avec des libertés qui nous aliènent et cherchent à nous contredire en tant que nous aspirons à nous faire être comme liberté. Sartre conclut d’ailleurs son étude sur la violence par ces mots : « L’idéal impossible de la violence c’est de contraindre la liberté de l’autre à vouloir librement ce que je veux. »181 Nous remarquons que Sartre, outre le fait qu’il indique le sens qui gouverne tout projet de violence, parle néanmoins d’un « idéal impossible ». Autrement dit la violence peut bien être écrasante et persuasive, cela ne suffit pas pour démettre l’homme de sa liberté. Bien que nous soyons libres dans la situation de violence dans la mesure où nous sommes toujours ceux qui décident librement d’y résister ou d’y céder, nous pouvons nous demander s’il est possible dans ces conditions de vivre pleinement notre liberté. 179. CPM, p.208. 180. CPM, p.209. 181. CPM, p.212. Nous voulons dire par là que face à la liberté de l’autre qui entre en conflit avec notre liberté, nous ne pouvons être libre qu’en essayant de reconquérir notre liberté afin d’éviter qu’elle s’aliène et nous échappe. Il semble que lutter pour être libre et s’engager dans le monde comme être libre par rapport à l’autre qui est menace pour une liberté, revient à affirmer notre liberté comme réelle mais cela ne nous conduit pas à la possibilité de vivre notre liberté en partenariat avec celle de l’autre. Ici nous ne sommes libres que pour sauver notre liberté. Nous ne sortons pas de cette situation qui consiste à mettre les libertés en concurrence du fait même qu’elles se rencontrent ou que l’une d’elles élève des prétentions sur les autres libertés. Sartre indique à ce titre dans L’Être et le Néant que « je suis l’instrument de possibilités qui ne sont pas mes possibilités, dont je ne fais qu’entrevoir la pure présence par-delà mon être, et qui nient ma transcendance pour me constituer en moyen vers des fins que j’ignore, je suis en danger. Et ce danger n’est pas un accident, mais la structure permanente de mon être-pour-autrui. »182 Cela signifie que la présence d’autrui est rencontre avec une autre liberté qui peut vouloir se servir de moi, prévoir de me faire violence tout comme de me mentir sans que ces différentes possibilités me soient accessibles car elles appartiennent à une subjectivité qui n’est pas la mienne et qui se retire de moi en me néantisant. L’autre est donc celui qui me nie tout en me transcendant. Nous nous souvenons que dans la troisième partie de L’Être et le Néant, les relations concernant les modalités du rapport à autrui se terminent toutes par le même constat : l’échec et le conflit. L’échec provient de cette impossibilité pour l’autre de s’emparer de ma liberté et réciproquement il reste pour moi hors d’atteinte. Le conflit peut alors se comprendre comme une tentative pour faire triompher une liberté sur une autre.183 Toute la question est de savoir si les Cahiers pour une morale proposent une solution pour dépasser la situation conflictuelle avec autrui. Au terme de son étude sur la violence, Sartre indique que celle-ci est incomplète. « Un traité de la violence devrait comporter trois descriptions : 1° violence offensive ; 2° violence défensive (en tant que défense violente contre la non-violence) ; 3° contreviolence. »184 Or Sartre n’a considéré jusqu’ici que la violence offensive, c’est-àdire la tentative par laquelle une liberté cherche à se constituer en une loi divine, un droit absolu qui a tous les droits et qui surpasse de fait la liberté de l’autre. Ce qui complique ce schéma est que celui-ci peut être renversé par un autre mouvement où ce n’est plus l’autre qui réalise la violence mais dans lequel je réponds à sa violence par ma propre violence. 182. EN, p.307. 183. On lira avec attention les réflexions de Sartre à propos de l’amour, du masochisme et du sadisme pour approfondir ce schéma conflictuel de la relation à l’autre. Cf. EN, II, chap. III « Les relations concrètes avec autrui ». 184. CPM, p.216. C’est ce que Sartre appelle la contre-violence, c’est-à-dire la « riposte à une agression ou effort pour secouer un joug maintenu par la force. »185 Les révoltes sont par exemples des entreprises dans lesquelles se réalise la contre-violence. La violence dite défensive est au contraire une réponse violente, un « recours à la violence contre des procès non violents. »186 Sartre donne comme exemple pour illustrer ce cas particulier de violence, celui d’une discussion où l’un des membres du dialogue décide de refuser de poursuivre le débat en cours.187 Cette situation a pour effet de faire rencontrer à l’autre ma liberté. Par mon refus de discuter, je manifeste mon être libre. J’ai choisi de me taire. Notre auteur indique que « j’oppose à sa liberté non pas la limite de ma liberté (comme si je le dominais par la force des arguments inventés) mais celle de ma facticité (je me bouche réellement mes oreilles ou je chantonne. »188 Nous voyons ici que la violence défensive est une tentative non pas pour contraindre la liberté de l’autre mais pour s’en protéger. L’autre ne peut pas m’atteindre parce que je lui oppose ma liberté par mon pouvoir de refuser et je rends visible mon refus par une sorte de démission de l’ensemble de mon être. Je ne veux plus discuter et je m’en tiens alors au plan de l’être. Je me tais et je ne bouge plus. Je tente par-là de n’être que silence et masse immobile, indifférente aux sollicitations extérieures et aux demandes qu’autrui adresse à ma liberté. « Je coupe le contact avec la liberté de l’autre. »189 va plus loin en écrivant que « Je nie la relation essentielle d’interdépendance des libertés, je me retire dans la certitude absolue. »190 Ne pas parler, faire comme si l’autre n’existe tout simplement pas c’est lui opposer mon être comme chose qui ne peut être atteinte. Il y a ici une mise en place d’une stratégie de déshumanisation de soi dans la mesure où je cherche à ne plus prendre part au monde des hommes. Notre auteur qualifie cette attitude en convoquant le concept d’obstination qu’il distingue de la volonté. Etre obstiné c’est chercher à réaliser un but à tout prix alors que la volonté « définit dans le moment même (...) le but les moyens qu’elle utilisera. »191 Alors que la volonté s’adapte à la situation et peut modifier son projet initial (par exemple : je veux acheter ce livre mais il n’est plus disponible. J’irai voir dans une autre librairie. J’attendrai quelques jours etc...), l’obstination refuse le changement. Elle est une forme de violence qui cherche à ne pas faire l’épreuve ni de l’altérité ni du monde. Dans ces conditions, nous sommes en droit de nous demander s’il existe une situation dans laquelle la liberté de l’autre et notre liberté ne seraient ni en conflit, ni volontairement mises à distance l’une de l’autre (ou l’une par l’autre) par l’institution de la violence. C’est en étudiant avec attention le concept d’appel que Sartre donne un début de réponse à ce problème de la relation des libertés. 185. Ibid. 186. Ibid. 187. CPM, p.217-220. 188. CPM, p.217. 189. CPM, p.219. 190. CPM, p.223. 191. Ibid. Le problème de la liberté tiendrait donc ici à un problème des relations des libertés entre elles. Nous ne pouvons pas être libres si l’autre refuse l’existence de notre liberté en tentant tout pour l’anéantir mais aussi si nous faisons de notre mieux pour ne pas l’accueillir comme une liberté en cherchant à nous chosifier. Nous remarquons à ce titre une modification de la pensée sartrienne de 1943 car les Cahiers pour une morale nous mettent sur la piste d’une relation avec autrui où l’entente est possible. Nous tâcherons dans ce qui va suivre d’éclaircir le sens de cette relation particulière ainsi que les conséquences qu’elle entraîne en ce qui concerne la liberté. Notre problème est en effet de savoir comment quitter cet état de violence qui brise la liberté pour obtenir une autre configuration des rapports à autrui qui permettrait à la liberté d’exister en tant que liberté. 2. La reconnaissance des libertés : l’appel et l’aide. Avant d’en venir à l’analyse du concept d’appel tel qu’il est exposé dans les Cahiers pour une Morale, nous voulons faire une remarque préliminaire. Si Sartre est attentif à ce concept cela s’explique par le fait qu’il y découvre un moyen qui permet de considérer l’intersubjectivité à partir d’une modalité nouvelle qui n’est plus celle du conflit mais de ce que nous pouvons appeler la solidarité. Cette indication nous permet d’insister sur le sens de notre démarche. Nous ne devons pas seulement déterminer la signification philosophique de l’appel mais plutôt partir de celle-ci pour entrevoir de quelle manière la liberté s’en trouve affectée. Revenons d’abord sur la définition sartrienne de l’appel. « L’appel est demande par quelqu’un à quelqu’un de quelque chose au nom de quelque chose. »192 Cependant Sartre précise tout de suite qu’il ne faut pas confondre l’appel avec l’exigence. Si l’appel est une demande, il n’entrave en aucune manière la liberté d’autrui alors que l’exigence veut qu’autrui utilise sa liberté pour réaliser non pas ses propres fins mais celles que lui impose l’exigence. Exiger c’est contraindre dans la mesure où une liberté venue de l’extérieur (par exemple celle du maître sur l’esclave, du capitaine sur le soldat) commande ma liberté et décide pour moi de ce que je suis, de ce que je fais et de ce que j’ai à être. 192. CPM, p.285. A propos de l’exigence Sartre découvre deux conséquences pour la liberté humaine. La première peut paraître faussement positive car à travers l’expérience de l’exigence, « j’ai un avantage : ma liberté est à l’abri de l’angoisse. Elle est en effet déchargée de l’angoisse par cette liberté de derrière la liberté qui prend sur elle de décider des fins. »193 Nous voyons aussitôt que cet avantage n’est qu’une apparence car il n’est possible qui si l’homme accepte de se laisser prendre au piège d’une autre liberté que la sienne qui décide pour lui et va jusqu’à le forcer à croire qu’elle décide toujours mieux qu’il ne le peut. L’autre découverte de notre auteur lorsqu’il considère l’exigence peut être résumée par cette phrase : « Ma liberté n’est plus constituante et créatrice mais réalisante.»194 En d’autres termes la liberté est déterminée par une autre liberté. La première n’est que le moyen utilisé pour réaliser les fins de la seconde. Nous voyons alors clairement que l’exigence tout comme la violence et le mensonge a besoin d’instaurer une asymétrie de droit entre les hommes195 Il faut que le violent soit reconnu comme le plus fort par sa victime, que le menteur possède à lui seul le sens et la maîtrise de la situation dans laquelle évolue celui à qui il a menti. De la même façon l’exigence cherche à ce que la liberté « se laisse persuader qu’elle n’est pas maîtresse du choix (alors que précisément c’est là son empire). »196 L’ensemble de ces situations font apparaître une concurrence des libertés entre elles mais ce qu’il y a de spécifique dans cette lutte c’est qu’elle se veut unilatérale. Or dans l’appel, l’appelant n’a aucun désir de triomphe, il possède pour seule ambition qu’un autre réponde à son appel. La figure de l’appel est importante car elle nous permet le passage entre le conflit des libertés (tel qu’il est visible dans le cadre de la violence, du mensonge ou de l’exigence) et la reconnaissance des libertés entre elles. Autrement dit il semble que le problème de la liberté puisse se résoudre à partir d’un double mouvement de reconnaissance des libertés par elles-mêmes et par l’autre. C’est pourquoi comme le précise Sartre, « l’appel est reconnaissance d’une liberté personnelle en situation par une liberté personnelle en situation. »197 Contrairement à ce que nous venons d’exposer, il s’agit dans l’appel de penser la relation à autrui à la foi selon un rapport d’égalité (je suis tout aussi libre que l’autre et réciproquement) et d’indépendance (l’autre et moi sommes séparés par notre liberté). Cet équilibre de la relation entre l’autre et moi n’implique pas pour autant l’idée selon laquelle il faut maintenir un état neutre entre nous afin de préserver nos libertés. 193. CPM, p.268. 194. Ibid. 195. Cette volonté pour différencier les statuts est bien sûr illusoire car en réalité il n’y a jamais que des libertés. 196. CPM, p.266. 197. CPM, p.285. Tout l’enjeu de l’appel est au contraire de solliciter la liberté de l’autre à s’intéresser à la mienne. Se diriger l’un vers la liberté de l’autre et inversement ne nous amène pas à rompre notre situation d’égalité comme nous pouvons le croire. Entendre l’appel de l’autre ce n’est pas détruire l’égalité initiale entre nos deux libertés mais cela a pour effet de remplacer cette égalité par une autre. L’appelé vient en aide à l’appelant précisément parce qu’il est pour lui celui qui demande à être aidé et qui a besoin de cette aide. L’appelé n’est en outre nullement soumis à l’appelant car il peut toujours refuser d’entendre son appel. Nous disions plus haut que l’appel était basé sur la possibilité d’un rapport de solidarité. Ce que montre Sartre est que l’appel « ne s’appuie pas sur une solidarité donnée mais sur une solidarité à construire. »198 Entendons par là que l’appel est une invitation des libertés entre elles qui en choisissant de s’assembler, peuvent faire œuvre commune. Avec l’aide de notre auteur nous venons ici définir l’appel et son but. Il nous reste désormais à rendre compte du processus de l’appel lui-même. Ceci va nous permettre de donner un premier éclairage à notre problème qui est de savoir comment deux libertés peuvent dépasser le stade de la relation conflictuelle. « L’appel est tout d’abord reconnaissance de la diversité. »199 Sartre cherche ici à nouveau à distinguer l’appel de l’exigence. L’appel est dans sa forme même ce qui s’ouvre au monde et à la situation alors que l’exigence impose la réalisation d’une situation particulière (« Tu dois faire en sorte que cela disparaisse ») par la modification de la situation actuelle et en dépit des circonstances rencontrées. Alors que l’exigence se pose comme nécessaire et inconditionnée, l’appel s’adapte à la situation qu’il rencontre. « Si je demande un renseignement à une commerçante, je tiens compte de ses occupations, je m’efforce d’être rapide et précis, mon attitude l’avertit que je sais d’avance que je la surprends au milieu de ses occupations. »200 L’appel adressé à l’autre respecte sa liberté en la considérant comme une liberté à part entière. Si la violence ou le mensonge (et même l’exigence) ne reconnaissent pas à l’autre le droit d’être libre ni même dans le cas de la violence qu’il puisse exister en tant qu’être libre, l’appel perçoit autrui non pas sans mais à partir de sa liberté. Perdu au milieu des rues d’une ville que je découvre pour la première fois et voulant demander mon chemin au passant qui arrive, je peux ou non obtenir l’information que je désire. Si je reste dans l’ignorance de la direction qu’il faut que j’emprunte c’est que l’autre n’a pas donné suite à mon appel. Là où commence la violence c’est dès le moment où je l’oblige à me répondre en l’agressant ou en le menaçant. L’appel prend sens en s’inscrivant justement dans une dynamique inverse à celles des attitudes précédentes dont nous avons esquissées les principes fondamentaux. Le rapport à autrui n’est plus thématisé en partant du côté de l’altérité. Dans la violence en générale, l’autre est absolument autre. 198. CPM, p.285. 199. Ibid. 200. CPM, p.268. Il est celui qui n’est pas du tout moi et avec qui je ne peux rien partager. Il est l’inessentiel par rapport à moi qui me pose comme l’essentiel.201 L’appel établit au contraire que l’autre est un alter ego, un autre moi-même qu’il me faut respecter et accueillir comme être libre. « Je considère que ce qui est voulu par une liberté doit être accepté comme tel par les autres libertés simplement parce que c’est une liberté qui le veut. »202 Si j’ai en face de moi une chose, je ne lui reconnais aucun respect car elle ne peut poser aucune fin étant donné qu’elle est réduite à être ce qu’elle est. Sartre se demande néanmoins s’il existe une justification qui légitime cet acte de reconnaissance de la liberté d’autrui. Il répond en indiquant que c’est la valeur. Nous respectons autrui parce que ce qu’il fait a pour lui et pour nous à une valeur qui prend naissance à partir de son libre projet de lui-même dans le monde. En présence d’autrui, nous ne sommes pas uniquement en face d’un autre être mais nous faisons également l’expérience d’une autre liberté. Seulement pour bien nous situer par rapport à cette expérience de la liberté de l’autre, il convient que nous puissions être en mesure d’accéder au sens qu’autrui se donne dans et par sa liberté. Notre auteur qui fait intervenir à ce stade ce qu’il nomme le problème de la compréhension, nous invite en même temps à le résoudre en distinguant deux modes du connaître : expliquer et comprendre. Il écrit : « expliquer c’est éclaircir par les causes, comprendre c’est éclaircir par les fins. »203 L’explication consiste en effet en un déroulement204des raisons d’un phénomène (exemple : l’explication météorologique de la formation de la foudre). La compréhension donne sens au phénomène en détaillant la fin qu’il poursuit. Si nous mettons en lien ce que Sartre vient d’établir avec notre question relative à l’expérience de la liberté d’autrui, nous constatons qu’il ne s’agit jamais pour nous de pouvoir expliquer les conduites d’autrui. Nous ne pouvons que les comprendre. Nous n’avons pas accès aux causes qui déclenchent les comportements d’autrui puisque c’est autrui lui-même qui décide des raisons de ses attitudes à partir de son projet d’être qui a pour origine sa subjectivité propre. Cette impénétrabilité des raisons est ce qui fait d’autrui un être libre car il est à la fois imprévisible et en même temps il n’appartient qu’à lui de se choisir pour se faire être. Toutefois dès que ce choix de lui-même dans le monde est effectué, nous sommes en mesure de comprendre la fin qu’il poursuit. 201. Nous reprenons ici volontairement le couple inessentiel/essentiel qui fait partie du vocabulaire sartrien pour montrer qu’il ne fait pas seulement sens pour la liberté mais aussi pour ce qui concerne les rapports entre les hommes. 202. Ibid. 203. CPM, p.287. 204. Comme l’indique l’étymologie latine explicare signifie déployer, dérouler. Comprendre l’appel revient alors à déterminer les intentions de la liberté d’autrui. Cependant je « ne saisis pas une fin dans le monde comme je saisis une table. Elle est à venir, elle est devant être faite. »205 La fin poursuivie par autrui n’est jamais pour moi un être, elle est le sens de son projet d’être. Saisir la fin de l’autre permet d’appréhender sa liberté en train de se faire en étant capable de prévoir ce qu’il cherche à réaliser. Or ce qui rend possible cette communication de la fin de l’autre est que je suis moi aussi un être libre. Une pierre ne peut pas savoir qu’on la bouscule. Je ne peux comprendre l’autre que parce que moi aussi je suis libre. Comme tel je peux me déterminer moi-même à rejoindre la fin qu’il poursuit. « La fin de l’autre ne peut m’apparaître comme fin que dans et par l’esquisse de l’adoption de cette fin par moi-même. »206 Cela signifie que nous comprenons la fin de l’autre qu’en l’assumant comme la nôtre au sein de notre liberté. Ici le lien de comparaison prend toute son importance car il ne s’agit pas véritablement de notre fin. Elle ne saurait nous atteindre de la même manière que le ferait notre propre choix d’être. Ce n’est en effet jamais nous-mêmes qui sommes concernés par la fin de l’autre parce qu’il lui revient à lui seul de réaliser la fin qu’il s’est luimême donnée. « Mais comme ce pur-avenir-à-réaliser est pour un autre, son existence pour un autre qui n’est pas moi devient pour moi son être ou si l’on préfère son objectivité. »207 Nous n’accédons qu’au sens de la fin entreprise par autrui mais nous ne la vivons pas du point de vue de notre liberté puisque nous n’en sommes pas les initiateurs. « A ce niveau la fin de l’autre a une structure contradictoire : je la veux et ne la veux pas. »208 Elle est pour nous un but qu’autrui doit atteindre mais qui ne nous concerne pas en tant que ce but fait uniquement sens pour sa liberté. Nous ne faisons que contempler la liberté de l’autre en action dans le monde. Sartre distingue à partir de là trois attitudes possibles envers autrui dans la situation de l’appel. Nous en proposons seulement ici la synthèse.209 La première attitude consiste à transcender la liberté d’autrui de façon à n’en faire qu’un événement du monde. Nous restons alors indifférents à la fin poursuivie par autrui. Nous ne pouvons pas rencontrer sa liberté. Nous choisissons de ne pas le comprendre. Or cette attitude est inauthentique car en refusant de comprendre autrui nous devons nécessairement l’avoir déjà compris. Si nous ne voulons pas aider cet homme qui réclame notre assistance et que nous l’ignorons, cela veut dire que nous avons déjà vu qu’il avait besoin d’aide. 205. CPM, p.288. 206. Ibid. 207. CPM, p.289. C’est Sartre qui souligne. 208. Ibid. 209. Pour aller plus loin dans le détail du texte, se reporter à la section p.290 des CPM. En ce sens « dans l’acte même de nier la compréhension, la compréhension est contenue comme un remords. »21 La deuxième attitude se comprend comme une tentative pour nier la liberté de l’autre en lui volant sa fin, en cherchant à la réaliser à sa place. Il s’agit ici de faire intervenir notre liberté là où celle de l’autre a pris place. Nous cherchons dans cette situation à le précéder sur la fin qu’il convoite en la réalisant avant lui. A ce stade, l’idée de violence peut resurgir car nous nous efforçons de viser la fin d’autrui et de la réaliser même s’il était déjà engagé dans cette poursuite de sa propre fin. La dernière attitude qui est la seule à être authentique aux yeux de Sartre car elle considère autrui comme libre, est celle qui a pour but de vouloir que l’autre réalise sa propre fin. Vouloir la fin de l’autre, ce ne peut être comme dans la seconde attitude, réaliser cette fin. Il faut simplement « modifier la situation de telle sorte que l’autre puisse opérer. »211 Notre liberté ne se confronte à celle de l’autre que pour participer à son accomplissement. Nous devons nous effacer devant autrui sans être totalement absents pour lui. La liberté de l’autre n’entre plus en conflit avec notre liberté car nous l’accueillons dans et par notre liberté. Que peut vouloir dire accueillir une liberté ? Alors que dans l’épreuve du regard d’autrui, notre liberté est aliénée dans la mesure où l’autre nous objective et transcende notre être, il s’agit ici de la situation inverse. Autrui n’est plus ce regard perçant qui pénètre notre être en transcendant nos intentions, il est celui que nous appréhendons comme liberté en situation sans nous élever contre cette liberté. Nous ne reconnaissons autrui que comme liberté qui cherche à se produire dans le monde. Loin d’objectiver autrui et de transcender sa transcendance, nous ne le dépassions que par sa liberté propre. En d’autres termes, nous ne sommes pas en concurrence avec autrui, le seul rapport que nous entretenons avec lui est celui de nos deux libertés qui se reconnaissent mutuellement. « Ce qui signifie que je ne veux cette fin que tant que l’autre la voudra. »212 Ce qui détermine ma relation à l’autre c’est la manière dont sa liberté se présente à moi. Ce qui explique que dans la situation de violence, la liberté de l’autre veut supprimer ma liberté. Ici il s’agit de reconnaître une légitimité égale à nos deux libertés. Cela veut dire que je ne cherche plus à dépasser l’autre pour en faire un objet du monde, je le laisse venir à moi tout autant que je viens vers lui par l’exercice de nos libertés. Nous ne nous situons plus dans un rapport de conflit entre les libertés où chacune désire objectiver l’autre. « Au lieu d’affronter sa liberté et de la transcender par le regard, je la vois fuir à travers moi vers sa fin. »213 Répondre à l’appel de l’autre consiste à reconnaître sa liberté en la percevant non comme une menace pour notre liberté mais comme ce qui prend appui sur notre liberté pour se réaliser. Voir fuir en soi la liberté de l’autre comme l’exprime Sartre, cela signifie que nous sommes pour l’autre un moyen au service de sa liberté et plus particulièrement de la fin qu’elle se donne. Nous sommes pour l’autre une potentialité qu’il saisit sur fond de monde. 210. CPM, p.290. 211. Ibid. 212. CPM, p.291. 213. Ibid. De même que l’autre peut comprendre ce couteau posé sur la table comme moyen pour couper la pomme qu’il désire manger, de même nous sommes pour lui une occasion offerte à sa liberté d’être libre. Non pas qu’il faille penser que l’autre ne puisse pas être libre en notre absence mais au contraire il s’agit de constater que par nous sa liberté peut mieux réussir ses entreprises. « La négation n’a plus le sens d’aller contre mais d’aller plus loin. Il dépasse ma facticité en la retenant en lui ; il me confère un avenir dans une autre dimension. »214 Nous pouvons ici entrevoir l’idée de ce que nous pourrions appeler une réconciliation des libertés entre elles. L’autre n’est plus celui qui nie de manière frontale l’ensemble de mon être (par voie de conséquence il nie aussi ma liberté), il me perçoit comme pouvant secourir sa liberté. Pour l’autre je n’apparais plus uniquement comme un objet du monde mais je suis celui qui peut lui prêter mon être, c’est-à-dire ma liberté pour que sa liberté se réalise pleinement. Alors que le monde est porteur à l’ordinaire d’un coefficient d’adversité que la liberté rencontre et auquel elle donne un sens (par exemple : je cherche à ouvrir ce pot de confiture mais il me résiste), je ne suis pas pour l’autre quelque chose qui résiste mais plutôt celui qui accepte de faciliter l’effectuation de sa propre liberté. Nous comprenons en cela ce que veut sans doute dire Sartre lorsqu’il précise que l’autre « me confère un avenir dans une autre dimension. »215 Etant libre et devant continuellement me faire être, mon avenir résulte du projet d’être que je choisis. Or ici je ne suis plus en face de mon propre avenir que je cherche à faire à partir des possibles que je choisis dans le monde, je m’en remets librement à l’autre pour décider de ce que je dois faire et donc nécessairement de ce que je dois être puisque l’homme chez Sartre n’existe qu’en se faisant. Nous pouvons cependant estimer que nous acceptons dans cette situation de nous démettre de notre liberté pour ne l’utiliser que dans le cadre des fins posées et voulues par autrui. Y a-t-il dès lors une raison légitime qui rende valable le fait de prêter notre liberté à l’autre ? Ne faut-il pas y voir encore une certaine forme d’aliénation ? Autant de questions auxquelles notre auteur répond en montrant que choisir d’aider l’autre « c’est poser qu’en tout cas la liberté vaut mieux que la non-liberté. »216 En aidant l’autre nous cherchons à ce que sa liberté paraisse dans le monde en tant qu’elle prend la forme d’une entreprise concrète qui a été réalisée grâce à notre appui et notre soutien. Sartre souligne cette idée en ces termes : « Quant à la base même de mon choix d’aider elle est claire à présent (…) chacun veut la liberté concrète de l’autre, c’est-à-dire la veut non dans sa forme abstraire d’universalité mais au contraire dans sa fin concrète et limitée ; telle est la maxime de mon action. »217 214. CPM, p.292. 215. Ibid. 216. Ibid. 217. Ibid. A l’instar du Kant de la Critique de la raison pratique, Sartre considère qu’être moral revient à traiter la liberté de l’autre en liberté, autrement dit traiter l’autre comme une fin. Même si pour Sartre nous ne faisons pas preuve de moralité en suivant une loi qui s’impose à notre raison, il nous faut cependant viser la liberté de l’autre non comme un moyen (la liberté de l’autre serait alors utilisée pour réaliser mes fins) mais en tant que fin pour l’autre. Nous devons vouloir la liberté de l’autre autant que celui-ci doit se faire être comme être libre. L’appel nous renvoie à ce titre à ce que notre auteur nomme une « position morale »218. Celle-ci existe à partir du moment où nous comprenons autrui non plus comme un adversaire mais en tant qu’il se présente à nous sous la forme d’une liberté affaiblie, voire en danger. L’appel n’est pas simplement ce qui consiste à poser une fin dans le monde. Il s’agirait alors d’un projet d’être qui ne concernerait qu’autrui dans son rapport avec ce projet. L’appel est au contraire présentation de la fin poursuivie par l’autre. « L’appel consiste à souligner cette position de fin, c’est-à-dire à en faire une manifestation d’elle-même, un langage. »219 En d’autres termes, l’appel est mouvement d’une liberté vers une autre liberté qui lui indique la fin qu’elle veut suivre. Si nous pouvons dire qu’il y a présence d’un langage c’est en raison du fait que l’appel cherche à communiquer avec notre liberté. Ne dit-on pas de celui qui a besoin d’aide qu’il faut lui permettre de faire entendre son appel ? L’appel est alors appel à une autre liberté pour comprendre la liberté en détresse de l’appelant. Seule une liberté est requise dans l’appel puisque pour comprendre, il faut nécessairement être au-delà de l’être. Une chose ne peut pas remplacer la liberté de l’autre dont j’ai besoin car la chose ne me renvoie qu’à moi-même. Elle ne m’indique que le sens que je lui donne et si elle est inefficace pour m’aider cela tient au simple fait qu’elle n’accède pas à la signification de ma situation. Il n’y a que pour une autre liberté que j’apparais en danger ou menacé par un événement du monde. La liberté de l’autre révèle mon être-pour-autrui, elle peut ainsi comprendre les relations que j’entretiens avec le monde.220 Néanmoins la liberté de l’autre ne peut pas percer tous mes secrets, elle n’a pas accès à ma subjectivité et si elle peut anticiper sur ce que je vais faire, elle n’est pas en mesure de le prédire absolument. C’est pour cette raison que l’appel prend tout son sens. Par lui et à travers lui je communique à l’autre les buts de ma liberté par avance, avant que je tente de les réaliser. Sartre montre en ce sens que l’appel est « reconnaissance que le projet a un dehors »221, c’est-à-dire qu’il fait sens non plus seulement pour celui qui cherche à le réaliser mais aussi pour l’autre qui comprend les fins de l’appelant au regard de sa situation dans le monde. Seulement tout appel serait vain s’il n’y avait pas intervention de la liberté de l’appelé pour soutenir le projet de l’appelant. 218. CPM, p.292. 219. CPM, p.293. 220. Voir à ce titre l’exemple de l’homme sur la pelouse dans EN, III, chap. I « L’existence d’autrui », section IV portant sur le regard p.293 et suivantes. 221. Ibid. Je peux en effet comprendre que cet homme qui gît sur le sol et qui est blessé a besoin de mon aide et m’appelle à le soigner. Son appel ne fera pourtant sens pour moi qu’au moment où j’accepte de mettre ma liberté à son service en suivant non plus mes fins propres mais les siennes. C’est ce que Sartre explique par le recours au concept de dévouement.222 Il entend montrer que tout appel est un appel au dévouement de celui qui l’entend, c’est-à-dire qu’il doit se vouer à l’entreprise de l’autre, être au service de sa liberté. « En ce sens l’appel est générosité. Dans tout appel il y a don. Il y a d’abord refus de considérer le conflit originel des libertés par le regard comme impossible à dépasser ; il y a don en confiance de ma fin à la liberté de l’autre ; il y a acceptation que mon opération ne soit pas réalisée par moi seul. »223 Nous comprenons que l’appel est un certain type de relation avec autrui dans lequel il est envisageable de ne plus être en conflit perpétuel mais de faire interagir nos libertés. Nous ne sommes pas capables d’identifier dans cette situation un quelconque rapport de domination car bien que l’appelant espère l’aide de l’appelé, l’appelé lui-même ne se pose pas en rapport de supériorité par rapport à l’appelant. L’appelant est dans ce que Sartre nomme l’acceptation, c’est- à-dire qu’il autorise la liberté de l’autre à venir rencontrer concrètement sa liberté en se substituant en partie à elle pour réaliser son projet. L’appelé n’est pas toutefois le dominant de l’appelant car il doit renoncer à ses fins pour se mettre en état de disponibilité à celle de l’appelant. Nous touchons ici aux fondements de l’appel que la pensée sartrienne caractérise d’après deux principes. « Et le fondement de l’appel, ce sont les deux principes suivants de ma liberté : 1° la liberté de l’autre ne peut que vouloir ma liberté si ma liberté veut celle de l’autre car elle veut ainsi la libre reconnaissance de sa liberté par une liberté ; 2° la liberté n’existe qu’en donnant, elle se supprime en se donnant. »224 Nous pouvons dire dans ce sens qu’à travers l’appel nous décelons une relation du type de la confirmation et de l’affirmation. L’autre accepte mon aide car il me confirme qu’il veut que ma liberté lui vienne en aide et par là il affirme que sa liberté projette une fin qu’elle ne peut pas réaliser seule. Réciproquement j’accepte d’aider l’autre en affirmant que ma liberté sert sa fin et je lui confirme aussi que sa fin est en quelque sorte devenue la mienne, l’objet de ma liberté. « Et c’est précisément en étant compréhension totale des fins et de la situation de l’autre que l’appel se manifeste à l’autre comme liberté. »225 L’appel est en définitive ce qui nous renvoie à la liberté de l’autre ou plus précisément au spectacle de cette liberté qui tente d’œuvrer dans le monde. 222. Voir section des CPM, p.293-294. 223. Ibid. 224. CPM, p.294 C’est Sartre qui souligne. 225. CPM, p.295. L’appel est une relation privilégiée dans laquelle la liberté d’autrui se dévoile à la nôtre sans jamais s’imposer. « Mais cette gratuité [de la demande] c’est justement elle qui en fait la moralité. »226 C’est pourquoi il y a ici toute une différence entre l’aide et la contrainte. Etre contraint c’est recevoir de l’extérieur des fins comme devant être réalisées. L’autre exige notre consentement à un tel point qu’il le considère toujours comme acquis et définitif. Etre aidé c’est recevoir la liberté de l’autre en tant qu’elle se présente comme à notre service sans que nous ayons imposé à l’autre cette assistance. Si Sartre souligne l’idée d’une moralité présente lorsque nous comprenons l’appel de l’autre, cela veut dire que nous voulons aider l’autre car il nous le réclame et qu’il est juste de voir une liberté qui réussit ce qu’elle entreprend. Sartre convoque également l’idée d’un enrichissement possible dans le fait que nous joignons notre liberté aux fins de l’autre et que par lui nous sommes amenés à faire une expérience qui n’était pas prévue. En outre l’appel met les hommes en situation de remerciement mutuel. « Je remercie l’autre de m’avoir aidé, mais il me remercie d’avoir fait appel à lui. »227 Là encore ce sont deux libertés qui se reconnaissent l’une et l’autre et elles savent qu’elles sont à l’origine de cette double reconnaissance. Sartre insiste d’ailleurs sur cette idée de reconnaissance en indiquant également que l’appel est « promesse de réciprocité ».228 L’appelant peut devenir l’appelé et inversement l’appelé qui a aidé l’appelant peut tout à fait prétendre à se faire être l’appelant. Cette réciprocité ne se légitime pourtant pas « comme on l’a dit par quelque absurde loi du talion »229, mais en raison du fait que l’appel est en lui-même une forme d’aide. Il contient l’aide. Nous remarquons en effet que l’appel en tant qu’adresse à la liberté de l’autre par notre liberté est appel à l’aide. L’appelant demande à l’appelé de le soutenir par sa liberté dans le projet qu’il entreprend. Il est aussi juste de dire que l’aide est le sens de tout appel. On fait appel à X pour réaliser les fins de Y. En définitive l’appelant comme l’appelé rencontrent toujours l’aide dans le moment de l’appel et l’appel est à lui seul un des moments constitutifs de l’aide. Si nous séparons l’appel de l’aide dans l’intitulé de notre sous-partie ce n’est que pour nous permettre de faciliter la clarté de notre commentaire. Même si Sartre indique à la page 296 des Cahiers pour une morale que l’appel et l’aide sont toujours déjà donnés en même temps, nous pouvons néanmoins souligner le fait que l’aide contenue dans l’appel prend la forme de l’attente ou de la demande. L’aide appartient à l’ordre de l’adresse à l’autre, elle manifeste une réclamation qui a comme support la liberté. Si j’aide l’autre, j’attends de lui qu’il me laisse libre et qu’il accepte que ma liberté, c’est-à-dire mon être, lui porte secours. L’aide est donc ce qui ressort de l’appel et il nous semble qu’elle demeure en suspens. 226. Ibid. 227. Ibid. 228. Ibid. 229. Ibid. Elle est une potentialité non réalisée. Nous voulons faire remarquer à ce titre un point qui nous semble important. Si l’aide est constitutive de tout appel, il ne faut pas que cela nous autorise à la concevoir comme nécessairement dramatique. L’aide est un type de demande qui n’est qualifiable qu’à partir des circonstances dans lesquelles l’aide s’annonce. Nous nous souvenons de l’exemple initial pris par Sartre qui est celui d’une demande de renseignement chez une commerçante230. Il y a bien ici une forme d’aide qui consiste à permettre au client d’obtenir le renseignement dont il a besoin. L’aide n’a pas pour unique cause une quelconque menace qui pèse sur la vie d’autrui. Nous pouvons aider l’autre sans qu’il soit nécessairement en danger. L’aide peut alors prendre diverses formes. Nous souhaitons toutefois distinguer l’aide présente dans l’appel de l’aide concrète conçue comme une interaction des libertés. Ceci explique la séparation typographique que nous conservons à propos de l’intitulé de cette sous-partie. Nous nous devons maintenant de justifier ce que nous venons de d’indiquer, à savoir que l’aide prend deux formes et qu’elle est aussi l’acte par lequel deux liberté coopèrent. Nous rendrons compte de cette idée en revenant sur l’exemple de l’autobus longuement développé par Sartre et qui nous permet de comprendre comment les libertés peuvent agir ensembles. Sartre prend comme point de départ la situation suivante : « Je suis sur la plate- forme de l’autobus et je tends la main pour aider à monter celui qui court après l’autobus. »231 Bien qu’étant très banale et ordinaire, cette situation met en jeu tout ce que nous venons de voir concernant l’appel. Seulement cette fois nous ne nous situons plus au niveau de la recherche des libertés entre elles, nous sommes ici en présence de leur effectuation commune. L’appelant est représenté par l’homme qui court et l’appelé est celui qui est déjà passager à bord de l’autobus. Nous retrouvons la structure de l’appel en considérant que le passager comprend la fin du coureur et que réciproquement le coureur, par le fait de sa coursepoursuite, dévoile pour les autres la fin qu’il cherche à réaliser. Tout se précipite alors lorsque le passager tend sa main au coureur. Le fait de tendre une main c’est agir non seulement pour soi (je suis source originelle de mon acte et j’ai conscience de l’être) mais aussi pour l’autre. Dans L’Être et le Néant nous apprenons « qu’une action est par principe intentionnelle »232, c’est-à-dire qu’il n’y a action que lorsqu’il y a eu auparavant un projet qui vise à réaliser une certaine fin dans le monde.233 Dans la situation qui nous intéresse, l’action a pour fin d’aider l’autre à monter à bord de l’autobus. 230. CPM, p.286. 231. CPM, p.297. 232. EN, p.477. 233. On se reportera à l’exemple du fumeur et de l’ouvrier pour comprendre la théorie sartrienne de l’action et particulièrement à l’idée d’intentionnalité comme essence de l’action cf. EN, IV p.477. Sartre ajoute dans cette perspective que l’acte de tendre n’est pas à comprendre comme symbolique, « il y a ajustement de l’acte au besoin. »233En d’autres termes, tendre sa main vers l’autre revient à s’adapter au donné. Il faut tendre la main au meilleur moment, savoir identifier comme le dit Aristote le kairos. Tendre la main « à la hauteur qu’il faut (et qui dépend de la taille du coureur) etc… »234 c’est donner toutes ses chances à la liberté de l’autre d’aboutir. Et si comme le précise Sartre un peu plus loin, l’acte « est donc lui-même jugement, appréciation de la situation à partir d’une fin »235 alors cela signifie que celui qui aide met toute sa liberté dans le fait d’aider. Il est celui qui mobilise sa liberté non pour lui-même mais pour l’autre, afin que la liberté de l’autre et le projet qu’elle poursuit ne puissent pas être mis en échec. Cela est rendu visible notamment à travers l’attitude librement choisie de l’aidant. Notre auteur écrit que l’aide est ici « passion, incarnation ».236 L’aidant se fait être comme passivité, c’est-à-dire qu’il prête son corps à l’autre comme moyen à utiliser pour réaliser la fin de l’autre. Cette main tendue doit ressembler à une branche ou à un poteau de fer de manière à ce que le coureur considère la main de l’aidant comme à saisir et en tant qu’occasion pour sa liberté de parvenir à ses fins. Une main en mouvement et qui gesticulerait dans toutes les directions ne serait pas comprise par l’autre comme une réponse à son appel mais à l’inverse comme un refus de lui venir en aide. Or nous voyons bien que l’aidant se met au service d’autrui en se faisant comme don de lui-même à la liberté d’autrui. « Et, en outre, dans ce don de moi-même, je ne cherche pas mes propres fins mais je me soumets aux siennes. »237 Comme l’explique Sartre à la page 285 des Cahiers pour une morale, l’aidant est transi par la liberté de l’autre dans la mesure où il se réalise comme moyen pour une fin posée par cette même liberté. L’aide concrète a pour effet d’induire ce que nous pouvons définir comme un renoncement de nos propres prétentions, un effacement de soi-même et de notre liberté au profit de celle de l’autre. Nous ne devons pourtant pas nier le fait que l’aidant transcende le coureur en le comprenant comme objet du monde. Pour l’aidant le coureur peut se réduire « au petit galop vain d’un automate ».238 Néanmoins et c’est sans doute la grande différence avec le conflit originel des libertés, l’aidant se refuse à rester dans une position de transcendance. S’il dépasse l’autre et le vise ce n’est que pour le comprendre, il va ensuite librement se faire objet pour la liberté de l’autre. 233. Ibid. CPM, p.297. 234. Ibid. 235. Ibid. 236. Ibid. C’est Sartre qui souligne. 237. Ibid. 238. CPM, p.298. C’est pourquoi Sartre peut écrire que le « processus de reconnaissance de la liberté de l’autre pénètre de liberté sa facticité en pénétrant de facticité ma liberté. »239 Autrement dit c’est par sa propre liberté que l’aidant vient modifier la facticité de l’autre. Il n’est plus seulement un coureur, il effectue sa course dans un monde où surgit une main qui peut réussir à achever cette course. De plus la liberté de l’aidant vient à l’autre en se faisant elle-même sur le mode de la facticité, c’est-à-dire du fait brut de l’existence. Pour le coureur il y a une main à saisir et l’aidant se fait être cette main et rien de plus. Néanmoins le coureur comprend que ce geste émane d’une liberté et il fait confiance à celle-ci pour l’aider. Si nous nous en tenons à ce qui vient d’être analysé, nous sommes capables de croire que le coureur n’est plus en position de liberté car la liberté de l’aidant s’impose à lui en créant un nouveau noyau de sens dans le monde. Comme le dit notre auteur, « Quelque chose est apparu de neuf pour lui dans la situation, une création, inattendue, non déterminée, un commencement premier qui la modifie pour lui de fond en comble en l’amenant à faire un nouveau choix. »240 La fin de cette phrase répond à notre précédente suggestion. L’aide est évidemment un événement nouveau pour l’autre car elle n’est possible que par l’intervention d’une liberté. Cependant le coureur demeure tout à fait libre dans la mesure où il est capable de refuser l’aide. Sartre donne par exemple deux explications à ce refus. Le coureur peut refuser la main tendue si c’est celle d’un de ses ennemis et en qui il n’accorde pas sa confiance ou il peut tout simplement renoncer à prendre cet autobus et voudra attendre le suivant. Si le coureur accepte la main tendue, nous voyons qu’il entre en collaboration active avec la liberté de l’aidant. Le coureur cherchera à se rapprocher de la main tendue, facilitera l’intervention de la liberté de l’aidant en aidant cette liberté à l’aider. « Donc l’homme qui court acceptera l’aide, en fera son but, changera le rythme de sa course et la position de son corps pour être le plus facile à aider. »241 Que sommesnous dès lors en droit de conclure par rapport à la question de la liberté au niveau de l’appel et de l’aide ? Nous constatons que les libertés se reconnaissent l’une l’autre sans pour autant être en situation de conflit puisque l’aidant n’exerce sa liberté qu’à travers les fins que lui propose celui qui a besoin d’aide. Dans le même temps, l’homme à aider considère sa liberté comme ayant été révélée par l’aidant. Ce que Sartre formule en ces termes, « il [le coureur] sent sa liberté comme suscitant la liberté de l’autre en même temps qu’il sent celle de l’autre comme suscitant la sienne propre. »242, nous devons le comprendre comme la réponse à notre question initiale, à savoir l’existence d’un rapport authentique des libertés entres elles. Il est en effet possible que deux libertés en se reconnaissant et en se voulant libres puissent dépasser la relation conflictuelle pour parvenir à s’unir. 239. Ibid. 240. Ibid. 241. Ibid. 242. CPM, p.299. Il ne faut toutefois pas aller trop loin en pensant que les libertés fusionnent. Chaque liberté reste libre et séparée de la liberté de l’autre en tant qu’elles sont chacune des néants perpétuels. Cela n’empêche pas que chaque liberté interagisse avec celle de l’autre. Dans la réalisation concrète de l’aide, la liberté de l’aidant est visible pour l’aidé et réciproquement. Cela permet à Sartre d’indiquer que « c’est en tirant que je me fais tirer, ainsi ma liberté sent une liberté qui s’engendre à partir d’elle et la dépasse vers mes fins. Il y a une incitation réciproque de chaque liberté et chacune est à la fois à l’origine de l’autre et transcendée par l’autre. »243 En se rencontrant à travers l’aide et l’appel, les libertés font plus que de se rejoindre. Elles vont l’une vers l’autre et c’est en se reconnaissant comme semblables qu’elles ne suivent pas d’autre fin que celle qu’elles choisissent librement de suivre. Au terme de son analyse, Sartre va plus loin dans cette idée d’une relative complicité des libertés entre elles en évoquant la possibilité de la création d’un Nous, sorte de structure polarisatrice des libertés où elles ne cherchent plus les fins de l’autre mais elles se donnent pour objectif des fins communes. Or cela n’est envisageable qu’à partir d’une « identification des libertés. »244 « Tout se passe comme si une seule liberté, à la fois soi-même, extérieure à soi en soi-même et hors de soi-même, objective et subjective à la fois, se donnant sa facticité et y échappant à la fois, synthèse d’être-en-soi et d’être-pour-soi, se récupérant et se perdant ensemble, glissait d’un large mouvement temporalisateur enveloppant le temps existé de la subjectivité et le temps objectif de l’autre, vers une fin qu’elle se donne et s’aliène à la fois. »245 Cette citation précieuse nous permet de conclure que deux libertés ne sont en réalité séparées que par leurs propres choix de mise à distance (si l’on excepte leurs structures ontologiques). Cela signifie que la liberté de l’autre peut devenir pour moi occasion pour ma liberté (dans l’aide par exemple) mais en même temps l’autre peut tout aussi bien me voir comme liberté semblable à la sienne et capable non pas seulement de comprendre l’autre en déterminant les fins qu’il poursuit mais d’agir avec lui, de faire un usage collectif de nos libertés. Cette remarque est fondamentale par rapport à notre problématique générale puisque nous voyons ici que le problème de la liberté peut être résolu en quelque sorte par la liberté ellemême qui devient valeur commune pour l’autre et moi-même. Nous constatons également une évolution marquante dans la pensée sartrienne concernant la question de l’autre et plus généralement par rapport au concept de liberté. 243. CPM, p.300. 244. Ibid. 245. Ibid. Si dans L’Être et le Néant le rapport à l’autre est vécu comme une source majeure d’aliénation, nous découvrons dans les notes de Sartre la possibilité d’une relation non conflictuelle où l’autre n’est plus seulement celui que je nie être moi et qui respectivement nie que je sois lui. L’autre est d’abord reconnu comme liberté dans un monde que nous partageons avec lui. Une des leçons des Cahiers pour une morale est peut-être de comprendre qu’il ne suffit pas pour être libre de veiller à sa propre liberté mais de tenter toujours de préserver celle de l’autre et de l’accueillir. Etre libre dans un monde où personne ne l’est ne peut que nous conduire à nous faire perdre l’idée même de liberté. Il ne me suffit pas seulement de me savoir libre et de me vouloir comme tel pour l’être, je dois encore manifester concrètement mon être libre. Seulement si l’autre ne participe pas à ma liberté en étant lui-même libre, je ne suis plus qu’en présence d’un monde d’objets qui m’offrent davantage de résistance que de possibilités. Même si c’est ma liberté qui détermine les résistances et les possibles, l’autre en se fermant à moi m’empêche de le percevoir comme un partenaire de ma liberté. Il est simple moyen. Comme l’écrit Louis Lavelle, « La fragilité, la mobilité de toute relation entre les hommes vient de ce qu’elle est une œuvre à réaliser toujours remise sur le métier et qui engage la destinée même de ces deux êtres qu’elle affronte l’un à l’autre. Et cette œuvre, il dépend de nous à chaque instant de l’interrompre ou de la poursuivre. »246 Nous comprenons que l’autre doit être l’objet d’une attention et qu’être attentif à sa liberté dans la perspective sartrienne c’est aussi prendre soin de la nôtre. Sartre semble vouloir nous faire comprendre par cette étude sur l’appel et l’aide bien plus qu’un simple exemple de relation non conflictuelle avec autrui. Nous estimons qu’il y a là lieu de penser comme le montre la citation lavellienne que nos rapports avec autrui dépendent de nous. En ce sens Sartre nous invite à la liberté en tant qu’elle n’est plus uniquement notre affaire individuelle, (comme c’est le cas dans L’Être et le Néant) mais comme une œuvre collective. La liberté devient dès lors de plus en plus une sorte d’impératif social qui concerne l’ensemble des hommes et si Sartre a commencé par nous montrer dans son essai de 1943 que l’homme était libre de manière radicale et absolue c’était sans doute pour mieux nous faire comprendre qu’en tant que société d’hommes nous devons tous nous reconnaître dans la liberté. Elle est notre être mais également notre devoir. Sans doute Sartre serait d’accord avec la formule suivante que nous empruntons de nouveau à Lavelle : « Et il est vain de vouloir s’arrêter à la race, qui appartient à la nature, alors que l’homme ne commence qu’avec la liberté. »247 Cependant nous comprenons qu’il ne saurait s’agir uniquement d’un homme particulier qui est appelé à être libre. Les hommes dans leur ensemble ne peuvent véritablement échapper à la liberté, tout au plus ils se montrent capables de s’y soustraire en se la masquant. 246. Conduite à l’égard d’autrui, Louis Lavelle éd. Albin Michel, 1957, Chapitre IV « Tous les hommes en moi » p.78. 247. Ibid. p.18 Chap. I « Place de l’homme dans le monde ». Cette idée d’une solidarité des libertés est importante tant sur le plan philosophique (car cela permet de rendre compte d’une possibilité pour la liberté d’être la source d’une morale commune) que sur le plan historique et politique. La Critique de la Raison dialectique avec l’introduction des notions de groupe en fusion, de fraternité et de serment semble être le prolongement naturel de cette première esquisse de la coopération des libertés telle que nous la découvrons dans les Cahiers pour une morale. Nous ne sommes pas pour autant en mesure d’être optimiste quant à la réalisation de cette solidarité des libertés. L’analyse du refus qui suit immédiatement dans le texte celle de l’aide, montre déjà combien il est facile pour une liberté de s’opposer à une autre liberté. Au cours de nos deux dernières sous-parties nous sommes parvenus à voir de quelle manière la liberté est soit une menace qu’il faut anéantir dans le cadre d’un projet général de violence, soit elle sert de base à un rapprochement des hommes entre eux. Nous ne pouvons pourtant en rester là. Ce que nous avons compris à partir de ces différentes études est que la liberté est toujours en question dans les rapports entre les hommes. Ce qui rend à nouveau la liberté problématique ce n’est donc plus tant le fait qu’elle pose problème à l’homme singulier mais le fait que par l’existence d’autres libertés, la liberté des hommes devient un irréalisable. Alors que nous souhaitons nous réjouir de cette possibilité pour l’autre de se situer tout comme nous sur le plan de la liberté, c’est justement parce qu’il y a d’autres libertés que nous risquons de voir notre liberté prise comme objet d’oppression. De plus il faut remarquer que Sartre ne donne qu’une seule solution pour sortir du conflit avec autrui. Pouvons-nous dire que cela est suffisant pour permettre à la liberté de se reconnaître comme libre ? Il semble qu’en dépit du fait que l’appel caractérise la possibilité d’une coopération des libertés entre elles, cela ne saurait nous protéger du danger de l’oppression. L’appel, bien que réel, reste néanmoins toujours basé sur une occasion. J’aide l’autre que s’il se manifeste comme réclamant mon soutien. Or comment penser l’appel et la capacité à faire valoir notre liberté auprès de celle de l’autre, si nous nous situons dans une société oppressive propice au maintien de l’aliénation. Plutôt que de penser de quelle manière la liberté peut être dévoilée à l’homme luimême, nous devons comprendre auparavant les raisons qui nous privent d’un rapport authentique avec nous-mêmes. Si le problème de la liberté existe, c’est parce que bien souvent notre liberté est aliénée. Nous tenterons donc dans ce qui va suivre de resituer la question de l’oppression telle qu’elle apparaît dans les Cahiers pour une morale en insistant sur ses rapports avec la liberté. Nous ne pouvons pas en effet faire l’économie de cette étude de l’oppression car elle est centrale pour penser non plus cette fois la reconnaissance des libertés entre elles mais la déchéance d’une liberté au profit d’une autre liberté qui s’impose comme l’unique liberté légitime. 3. Le chemin de la liberté : sortir de l’oppression Notons d’abord que la thématique de l’oppression traverse l’ensemble des Cahiers pour une morale. Même si Sartre en propose une analyse plus approfondie un peu après son étude sur l’aide et l’appel, il rencontre déjà au début de ses notes sur l’Histoire l’idée d’oppression. Il nous semble à ce titre important de revenir à l’Histoire comme lieu où peut se jouer l’oppression avant d’aborder la question du sens et de l’origine de l’oppression, questions auxquelles Sartre s’emploie à répondre à partir de l’examen de la liberté en situation dans un monde d’oppresseurs. Comprenons dans un premier temps que l’oppression apparaît à l’occasion du surgissement de l’Histoire puisque la construction historique elle- même résulte (nous l’avons vu dans notre première partie) de l’action des libertés humaines. Si l’oppression s’installe, cela ne peut être causé que par le choix du projet d’opprimer. En un sens ce que montre notre auteur est que toute époque historique porte en elle la possibilité de l’oppression. Il est en effet capital d’avoir à l’esprit que pour Sartre on « n’opprime pas un clou ou une bille : on opprime un être ayant des projets et l’oppression se donne comme modification radicale de tous les projets (…) il n’y a d’oppression que d’une liberté par une liberté. »248 L’oppression est un certain type de violence à travers lequel une liberté (en l’occurrence celle de l’oppresseur) cherche à imposer ses fins à une autre liberté (celle de l’opprimé). Cette thèse est visible avec force lorsque Sartre analyse par exemple la théorie de la lutte des classes au tout début du premier cahier. Alors que l’on considère généralement que la lutte des classes consiste en un combat « de deux chiens acharnés à se disputer le même os »249, notre auteur indique qu’il s’agit plutôt d’un « jeu de cache-cache où l’on se bat toujours contre un adversaire invisible et supposé, qui n’est jamais où on le cherche. »250 L’opprimé se représente l’oppresseur comme un homme « cynique et jouisseur »251c’est-à-dire qui profite de sa position de propriétaire des moyens de production pour mettre à son service d’autres hommes qui travaillent pour lui. Or du point de vue de l’oppresseur lui-même, il se considère comme un « un homme sérieux se justifiant par l’abnégation »252 Rappelons que le sérieux doit s’entendre chez Sartre comme une attitude dans laquelle l’homme se croit tenu d’adhérer à des valeurs inconditionnées qui prennent la forme d’un impératif universel. 248. CPM, p.72. 249. CPM, p.72. 250. Ibid. 251. Ibid. 252. Ibid. L’oppresseur apparaît pour lui-même dans son droit car il se sacrifie pour faire fructifier son entreprise et ainsi faire perdurer le capitalisme et les économies de marchés qui sont pour lui les valeurs par lesquelles il se doit de vivre. Nous voyons donc que chacun des deux partis, que ce soit du côté des opprimés ou du côté des oppresseurs ont une vision fausse de l’adversaire en ce que chacun fait le projet d’anéantir la liberté de l’autre en usant de la sienne. Seulement chacun use de sa liberté pour des raisons que l’autre ne peut reconnaître. Les opprimés veulent faire chuter le capitalisme et ainsi reprendre à leur compte la liberté de l’oppresseur sans s’apercevoir que ce projet est farfelu pour l’oppresseur qui se voue au maintien du capital. L’oppresseur qui croit bien agir en défendant le capital et en exploitant les masses salariales, ne comprend pas que celles-ci réclament de meilleures conditions de vie puisque ses besoins sont assouvis. Il considère les besoins comme inessentiels par rapport à la survie du capital. Toute l’oppression est à comprendre comme ce jeu des libertés entre elles où l’une d’elle cherche à prendre le dessus sur l’autre. Nous nous retrouvons alors dans la situation inverse de celle de l’appel. Les libertés s’affrontent au lieu de se reconnaître comme libertés. Cet affrontement est cependant unilatéral dans la mesure où une liberté cherche à prendre le contrôle d’une autre liberté. Dans l’appendice II253 qui traite de l’institution de l’esclavage aux Etats-Unis, Sartre montre bien comment l’esclavage consiste à opprimer les Noirs en réduisant leurs libertés comme n’étant qu’une liberté pour servir la liberté du maître. L’oppression réside dans le fait de contraindre la liberté de l’autre en faisant en sorte qu’il ne se reconnaisse plus comme une liberté réelle. L’esclave n’est pas libre car il doit obéir à son maître mais ce devoir que représente l’obéissance ne va pourtant pas de soi. En ce sens l’oppresseur cherche sans s’en rendre compte à justifier l’esclavage comme un état légitime car il fait tout pour considérer l’esclave comme étant de fait un être privé de liberté car il ne peut accéder au statut d’homme. Sartre indique en ce sens : « Ainsi l’oppression ne se découvre pas d’abord à l’oppresseur. Elle est masquée. Il ne l’envisage pas avec un cynisme comme un état de fait, mais fait et droit sont inextricablement mélangés. »254 Ce qui permet à l’oppresseur d’opprimer sans en avoir pleine conscience, c’est-à-dire sans avoir l’intention explicite d’être acteur d’une oppression, c’est qu’il ne fait que ce qu’il s’impose pour lui de faire. Comme le dit Sartre au début de cet appendice255 puisque le Noir est analphabète, qu’il n’est pas chrétien et ne croit pas en Dieu, alors il est fait pour servir ceux qui lui sont supérieurs (les Blancs) car il n’est pas reconnu comme un homme. 253. intitulé « La violence révolutionnaire » CPM, p.579-594. 254. CPM, p.589. 255. CPM, p.72. Nous voyons à travers cet exemple comment l’oppression est toujours le résultat de l’expression d’une liberté sur et contre une autre liberté. Cette idée est encore plus perceptible dans l’exemple du droit de vote auquel Sartre fait allusion et que nous reprenons ici pour illustrer la mainmise d’une liberté sur une autre qu’ellemême. « L’hypocrisie de l’oppression moderne se voit par exemple dans le cas des Noirs de l’Amérique du Nord qui ont le droit de voter mais qui, acquittant des pool-taxes trop considérables, ne votent pas en fait. » 256 L’oppresseur établit une situation de fait qui semble juste en autorisant le droit de vote à l’ensemble de la communauté mais dans le même temps il s’arrange pour que l’exercice concret du droit de vote soit soumis à une condition qui est celle du paiement d’une taxe. Or seuls ceux qui auront un revenu financier suffisamment élevé pourront avoir la possibilité de voter. Les autres ne pourront pas participer à la vie politique et étant donné que le peuple noir se situe dans les classes les plus défavorisées de la société américaine, cette mesure des pool-taxes est une manière de les écarter totalement du vote. Ce rapide examen de la question de l’oppression à travers deux exemples historiques que sont la lutte ouvrière et l’esclavage nous permet de comprendre qu’il faut différencier violence et oppression. L’oppression n’est pas toujours nécessairement violente. En utilisant à bon escient l’appareil législatif, on peut rendre légitime une loi injuste mais qui parce qu’elle est votée à l’unanimité ne contredit en rien avec l’exigence démocratique. Ayant compris que l’oppression est relative à la rencontre des libertés entre elles, Sartre envisage dans la suite de son étude sur l’appel de décrire le sens ontologique de l’oppression à partir d’un examen de ce qu’il appelle les « conditions existentielles de l’oppression. »257 Il s’agira pour nous de revenir sur cette étude en tentant de montrer quel est le sens de l’oppression et de quelle manière se pose la question de la liberté lorsque nous nous trouvons en situation d’oppression. Remarquons dans un premier temps que Sartre relève cinq conditions existentielles en ce qui concerne l’oppression. Après les avoir énumérées, nous reprendrons les analyses proposées par notre auteur car il s’attache à détailler à la fois le sens et les implications de chaque condition existentielle nécessaire à l’apparition de l’oppression en prenant la liberté pour point de départ. Cette étude est assez longue et concerne essentiellement la fin du Cahier I.258 Toutefois Sartre ne fait pas seulement que commenter les cinq conditions de possibilité de l’oppression mais il rencontre aussi d’autres thèmes (comme le concept du don, la perception du monde ou encore l’idée de choix) qui le conduisent à d’importants développements sur lesquels nous ne reviendront pas car ils ne font que préciser plus en détails le rapport de la liberté et de l’oppression. 256. CPM, p.150. 257. CPM p.338. 258. On lira avec attention la section suivante : p.338-426. L’essentiel étant pour nous de déterminer la signification philosophique de l’oppression afin de mettre à jour un nouveau problème que rencontre la liberté elle-même. La dernière section de notes à laquelle nous prêterons en revanche notre attention est celle qui concerne l’étude de ce que Sartre nomme la révolte. Elle est pour le dire rapidement, le moyen par lequel la sortie de l’oppression devient envisageable. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus en détails. Pour le moment il nous faut comprendre non plus à quoi sert l’oppression (comme nous l’avons vu au travers d’exemples de situations historiques) mais de quelle manière elle devient pensable et même possible. La première des conditions ontologiques de l’oppression que Sartre vient à identifier est la suivante : « L’oppression vient par la liberté. Il faut que l’oppresseur soit libre et que l’opprimé soit libre. »259 Il faut alors être attentif au fait que pour Sartre l’oppression n’implique pas seulement le fait de porter atteinte à la liberté mais la liberté elle-même est à l’origine de l’oppression. Sans la liberté, il n’y a que l’idée de destruction qui soit concevable. Comme l’écrit notre auteur, un « rocher peut détruire un homme. Il n’opprime pas sa liberté. »260 Le rocher fait seulement obstacle au corps de l’homme en l’écrasant et il n’a même pas connaissance de cette possibilité pour lui d’être écrasant et étouffant. Si l’oppression surgit avec la liberté, cela veut dire qu’elle est une entreprise pour porter atteinte non à notre être contingent (notre corps) mais pour toucher directement à notre être réel, c’est-à-dire notre liberté. Nous comprenons mieux pourquoi oppresseur et opprimé doivent être libres. Il faut que l’oppresseur soit libre pour qu’il puisse être en mesure d’avoir le projet d’opprimer d’autres libertés et réciproquement si l’opprimé n’était pas toujours déjà libre alors l’oppression qui consiste à faire obstacle à sa liberté n’aurait aucun sens. Nous ne pouvons pas opprimer une table car malgré les coups que nous lui portons rien de ce que nous lui faisons ne vient contredire son être puisqu’elle n’est rien d’autre que table. « Si nous imaginons que l’homme n’est pas libre, l’idée même d’oppression perd tout son sens. »261 L’homme qui frappe son semblable et l’oblige à s’agenouiller devant lui est oppresseur car il cherche à posséder pour lui-même la liberté de sa victime. Sartre montre d’ailleurs non pas simplement qu’il n’y a d’oppression que parce que les hommes sont libres mais que la structure de la liberté humaine nous permet de penser la possibilité de l’oppression. Etre libre, ce n’est jamais pour Sartre être tout puissant et avoir le pouvoir de tout faire. « Si un être était doué d’une infinité temporelle, il pourrait réaliser tous les possibles, il ne serait donc plus que le développement en série infinie et nécessaire de tous les possibles. »262 Etre libre ce n’est pas être capable de tout car dès lors le déterminisme prend la place de la liberté. Un être qui réalise tout n’existe qu’à travers une réalisation globale de lui-même et qui s’impose à lui. Tout est déjà écrit et à faire. Or l’homme libre est toujours celui qui a à se choisir mais ce choix en tant qu’il est l’expression d’une subjectivité, est toujours unique et irrévocable. 259. CPM, p.338. 260. Ibid. 261. CPM p.340. 262. CPM p.339. L’immortalité empêche la liberté puisqu’au fond nous n’avons plus qu’à nous laisser être. L’homme libre doit constamment se choisir et sa liberté prend tout son sens lorsqu’il comprend qu’il est mortel. La liberté est la prise de conscience de possibles qui s’offrent à nous et se dévoilent comme possibles et se possibilisent à partir de notre choix d’être. Autrement dit être libre c’est avoir à s’engager dans un monde afin de se faire être mais chaque choix de soi-même par soi-même dans le monde implique aussi la possibilité de l’échec ou de la mort. La mort représente pour notre auteur la possibilité toujours présente de la fin de nos possibilités. Etant donné que la liberté n’est libre que dans un monde, elle ne peut pas par principe échapper à cette possibilité de voir échouer ses projets. En d’autres termes notre liberté n’existe qu’à travers notre devoir d’engagement à la fois envers nous-mêmes et au milieu du monde. Nous ne sommes pas libres comme le seraient des dieux mais nous avons toujours à nous faire au milieu d’un monde qui peut contredire nos projets. C’est pourquoi Sartre écrit qu’être libre « c’est courir le risque perpétuel de voir ses entreprises échouer et la mort briser le projet. »263 La liberté humaine est une liberté en situation qui même si elle donne sens à ce qu’elle vit, rencontre toujours un monde qui se présente comme étant plus ou moins un obstacle. Il se peut que j’aie prévu de faire telle action mais que je n’aie pas pensé que cette charge que je voulais soulever soit tout à coup trop lourde et que je doive la laisser par terre. L’échec de mon projet initial n’entame en rien ma liberté. Je reste libre de choisir l’attitude à adopter face à la situation nouvelle que je rencontre. Sartre indique simplement que la liberté ne peut pas se faire en dehors du monde et en tant que telle, elle représente toujours un risque pour l’homme dans la mesure où être libre revient pour lui à se choisir malgré les circonstances toujours dans l’espoir de voir son projet aboutir et sans jamais savoir ce qu’il adviendra de ce qu’il aura fait de luimême. L’oppression est d’une certaine manière ce qui comme le monde fait barrage à la liberté car elle cherche à contredire ce que l’homme libre peut avoir comme projet d’être. Seulement la grande différence entre le monde et l’oppression se trouve dans le fait que l’oppression est toujours le résultat d’un choix d’opprimer qui est l’œuvre d’une liberté particulière. Le monde ne décide pas de faire échouer nos projets, il est simplement le matériau par lequel nous actualisons notre liberté et ne pouvant pas tout choisir, notre choix est parfois impossible car mal adapté à la situation. Il est cependant facile de constater que le monde ne saurait être longtemps un véritable obstacle à notre liberté. Dans la plupart des cas, il suffira de modifier notre projet pour le voir réussir. Or l’oppression ne laisse précisément pas le choix et s’efforce à nous empêcher de transformer notre projet d’être. Comme nous le disions, la première condition de l’oppression est à chercher directement dans l’existence de la liberté. 263. CPM, p.339. Notre auteur revient alors sur le sens ontologique de la liberté, il écrit qu’elle est « intériorisation de l’extériorité (…) et extériorisation de l’intériorité. »264 Cela veut dire qu’être libre, c’est donner sens au monde en le dévoilant comme monde tout en nous faisant être à partir d’un projet de nous-mêmes dans le monde. La liberté est ce qui permet à l’homme d’attribuer du sens à l’être qui l’entoure mais également de se faire être lui-même par rapport à cet être. Notre liberté ne saurait sortir du monde étant donné que nous ne sommes libres que pour deux raisons majeures. Nous sommes libres et vivons notre liberté comme échappement à nous-mêmes et à l’être. Etre libre c’est toujours déjà être libéré de toute détermination. Mais il ne suffit de ne pas être déterminé pour être libre, il faut encore que notre liberté puisse être effective et réelle. La liberté sartrienne n’est pas abstraite, elle est un fait concret qui provient de notre condition d’homme et que nous avons à assumer. Or nous mesurons l’effectivité et la réalité de notre liberté par le fait que nous nous faisons être dans un monde que nous contribuons à faire. Si la liberté est « synthèse dialectique de l’indétermination subjective et de la nécessité objective »265, nous comprenons que la liberté est ce qui nous permet d’avoir une relation avec le monde tout en sachant que cette relation n’est pas déterminée par la nature du monde mais par celle de notre projet d’être. Le monde ne peut donc pas être à l’origine de l’oppression puisqu’il est ce dont notre liberté se sert pour être. Nous ne sommes pas libres dans l’abstrait mais au contraire notre liberté si elle existe, est une tâche concrète que nous ne finissons pas de rencontrer. Si le monde semble parfois nous résister c’est que nous avons déjà choisi que le monde est résistant et que toute résistance vécue suffit à nous faire abandonner notre projet.266 Puisque le sens des choses et de nous-mêmes ne nous est pas donné mais reste à produire, nous ne pouvons jamais concevoir que le monde soit en mesure de nous opprimer. Il n’a pas d’autre sens que celui que nous lui donnons librement. Si nous sommes capables de donner du sens au monde c’est aussi parce que le monde n’en a pas de lui-même. Il est l’en-soi, plein de lui-même qui est réduit à être ce qu’il est sans jamais avoir cherché ou voulu être. Le monde est simplement l’espace à travers lequel nous exerçons notre liberté. Ce rapide exposé à propos de la liberté et de sa relation au monde nous permet de nous rendre compte que l’oppression ne peut pas venir du monde lui-même. 264. CPM, p.339. 265. CPM, p.340. 266. Voir à ce titre le célèbre exemple du rocher EN, IV, chapitre II « Liberté et facticité : la situation » p.527. Sartre dit d’ailleurs de l’oppression qu’elle est « une entrave à la liberté, mais il faut précisément pour qu’elle le soit qu’elle soit projet de le faire c’est-à-dire conscience de la liberté de l’autre comme devant être supprimée. Donc elle est en son fond liberté. »267 Nous voyons ici quel est le sens fondamental de l’oppression : mettre en position de faiblesse la liberté de l’autre. Et si une « pierre n’opprime pas »268 c’est parce que la pierre n’est rien d’autre que pierre. Se blesser en la manipulant ne résulte pas d’un acte d’oppression que l’on peut rapporter à la pierre qui vient de nous trancher la main. Si notre main est blessée c’est parce que la pierre est tranchante et en tant qu’être du monde, elle ne peut pas être autrement que tranchante. Elle subit tout comme nous la radicale contingence de son être. Seulement c’est en faisant l’expérience de cette pierre (par exemple retirer les pierres qui barrent la route suite à un éboulement) au sein de notre projet d’être que cette qualité se révèle à notre liberté. La pierre ne décide pas d’être tranchante, elle l’est tout simplement. De même que nous ne décidons pas de nous blesser mais nous recevons la blessure comme résultat de notre rencontre avec la pierre. Dans le cadre de l’oppression nous ne sommes pas en rapport avec les choses du monde, mais nous entrons en relation avec une liberté qui parce qu’elle nous reconnaît comme liberté met tout en œuvre pour supprimer cette liberté qui est la nôtre. Etre opprimé ce n’est pas uniquement être menacé comme nous pouvons l’être lorsque la pierre qui nous touche vient de nous blesser. Etre opprimé c’est se retrouver en situation de concurrence avec une autre liberté qui n’a de cesse que d’en vouloir à notre liberté. Alors que la pierre n’a jamais pu vouloir nous blesser, l’oppresseur a conscience d’être blessant et de menacer notre liberté et donc notre être. En conséquence c’est à nouveau sur le terrain de la liberté que se rencontre et peut se penser l’oppression. Tout l’enjeu de Sartre au terme de son premier cahier de notes est d’approfondir la question de l’oppression tout en ayant recours à la liberté pour en rendre compte. Le point décisif que Sartre ne cesse de mettre en avant lorsqu’il examine le concept d’oppression peut se résumer de la sorte : il n’y a d’oppression que par et pour une liberté. Nous parvenons pourtant à admettre de manière précipitée que cette thèse est contradictoire avec l’idée même d’oppression. Quand l’autre subit une oppression, il n’est plus libre de même que l’oppresseur semble ne plus pouvoir se défaire de son acte d’oppression. Il faut cependant être plus rigoureux et admettre que la contradiction qui peut nous venir à l’esprit n’est qu’apparente en accordant à Sartre le fait que la liberté rende possible l’oppression. Comme il l’indique dans la première des cinq conditions existentielles de l’oppression, « il faut que l’oppresseur soit libre et que l’opprimé soit libre. »269 267. CPM, p.340. 268. Ibid. 269. CPM, p.338. Exiger qu’oppresseur et opprimé puissent être libres va de soi si nous comprenons que l’oppression se réfère toujours à un certain projet d’être qui émane de l’oppresseur qui veut imposer ce projet à l’opprimé. Or pour être opprimé, il faut avoir été libre et même être libre étant donné que l’opprimé est celui qui reçoit sans l’avoir voulu la liberté de l’autre au sein de sa propre liberté. Nous apprenons alors que l’oppresseur n’est jamais celui qui entre en rapport avec des choses. Les choses ne peuvent pas subir une oppression car elles ne s’élèveront jamais au niveau de la liberté. Elles n’ont aucun choix même pas celui d’être. L’oppresseur peut en revanche les manipuler selon son bon plaisir sans pouvoir les opprimer puisqu’elles n’offrent aucune résistance si ce n’est celle que l’oppresseur détermine lui-même. Nous en arrivons alors à la deuxième condition existentielle de l’oppression : « L’oppression vient de la multiplicité des libertés. »270 Il y a oppression parce qu’il y a possibilité de rencontre entre les libertés. Sartre poursuit cette idée en indiquant que le « fait d’oppression est fondé dans le rapport ontologique des libertés entre elles. »271 Dès la rencontre avec autrui, il y a présence de l’oppression comme d’une potentialité à travers le jeu des transcendances qui s’engagent entre autrui et nous-mêmes et elles sont toujours aliénées et aliénantes. Lorsque je regarde autrui, je transcende sa transcendance et l’objective en faisant de lui un objet du monde à l’intérieur du monde que je dévoile pour moi. Néanmoins je l’opprime peu puisqu’il est lui aussi capable de m’aliéné en me réduisant à l’être que je suis pour lui dans le monde. Le problème de l’oppression concerne en ce sens doublement celui de la liberté. L’oppression n’est pas seulement un des chemins possibles pour une liberté (en l’occurrence soit celle de l’oppresseur qui la produit soi celle de l’opprimé qui la reçoit) mais elle n’est envisageable que dans le cadre d’une structure ontologique particulière qui fait de la liberté un néant d’être. C’est parce que la liberté est ce rien qui nous sépare des choses et de nous-mêmes que l’oppression peut devenir réelle. Comme le montre notre auteur, « l’oppression n’est pas idéale : c’est toujours une action directe ou indirecte qui s’exerce sur le corps (…) L’oppression se traduit, en général, par la misère, le chômage, un régime particulier de propriété, le travail forcé, etc. »272 En d’autres termes, je suis opprimé lorsque je sens concrètement que ma liberté est menacée dans ses propres projets, entravée ou limitée par la liberté de l’autre. Alors que dans la figure de l’appel, je reconnaissais la liberté de l’autre comme en danger et que réciproquement l’autre sollicitait ma liberté pour venir en aide à sa liberté, dans l’oppression l’autre cherche à défaire ma liberté en la remplaçant par la sienne. Sartre écrit en ce sens : « En fait l’oppression est une métamorphose interne de ma liberté, qui est opérée par la liberté de l’autre. »273 270. Ibid. 271. Ibid. 272. CPM, p.341. C’est Sartre qui souligne. 273. CPM, p.342. C’est Sartre qui souligne. L’expression de « métamorphose interne » nous paraît à la fois très juste et très explicite pour qualifier l’oppression du point de vue de celui qui la subit. L’oppression est une entreprise de conquête de la liberté de l’autre à ceci près qu’il ne s’agit pas (comme dans la violence) d’empêcher l’autre de se révéler comme être libre. L’oppression consiste davantage à préserver l’existence d’une expérience de la liberté du point de vue de l’opprimé. Toutefois (et c’est là que nous pouvons avec les mots de Sartre parler d’une métamorphose interne) l’oppression a pour but essentiel de faire en sorte que l’opprimé ne se retrouve plus en présence de sa propre liberté mais qu’il fasse perpétuellement l’expérience de la liberté de l’autre. Il décide pour l’opprimé et donne sens à la fois à ce qu’il vit, au monde dans lequel il séjourne mais également à ce qu’il se doit d’être. Il est intéressant de remarquer que Sartre établit à la suite de l’analyse de la deuxième condition existentielle, une classification des différentes situations à travers lesquelles l’oppression apparaît. Sartre en distingue essentiellement trois qui ne sont bien sûr pas les seuls exemples d’oppression mais servent plutôt de catégories générales pour penser l’oppression. Nous nous contentons dans ce qui va suivre de rappeler ces trois types de situation que nous n’analysons pas en détail mais uniquement pour servir d’éclairage au concept sartrien d’oppression. Sartre donne à chaque cas un intitulé précis qui prend la forme d’une phrase que nous nous permettons de résumer pour plus de commodité.274 La première situation est celle de l’oppression par les valeurs, la seconde est l’oppression matérielle et la troisième situation correspond au travail forcé. Dans le premier cas, Sartre pense l’oppression à partir d’une institutionnalisation sociale où certains membres de la société n’ont pas le même accès à la vie sociale que les autres membres. L’oppression résulte de cette discrimination qui consiste à isoler des membres de la société en ne leur permettant pas d’adhérer comme les autres aux valeurs et à la culture de la société dont ils font partie. Pour illustrer cette idée, Sartre prend l’exemple d’un esclave analphabète.275 Cet esclave peut voir les autres lire et s’en sentir incapable et donc limité dans l’expression de sa liberté. Il est « atteint dans le cœur de sa liberté parce qu’il s’agit ici d’un possible impossible. »276 Autrement dit cet homme reste libre mais il ne peut pas faire le projet de lire car on lui refuse l’accès à l’apprentissage de la lecture. Sa liberté perd alors son effectivité et il ne peut dépasser cette absence d’effectivité, il n’est qu’en mesure de la contempler. A ce titre Sartre appelle à distinguer la non-possibilité de l’impossibilité. Si la non-possibilité se découvre dans l’expérience du monde lorsqu’un de nos projets d’être n’aboutit pas, l’impossibilité se rencontre au niveau de la liberté de l’autre. 274. Pour approfondir on se reportera aux pages 342 à 345 des CPM. 275. On retrouve aussi cette réflexion dans l’appendice II qui se situe en fin d’ouvrage p.581 lorsque Sartre considère la mise à l’écart des esclaves aux Etats-Unis par rapport à l’apprentissage de la lecture. 276. Ibid. Ce qui est impossible pour moi c’est ce que réalise l’autre. Je ne peux pas faire ce qu’il fait car je ne sais pas le faire ou on m’interdit d’apprendre à le faire. « Ainsi ma liberté est déterminée du dehors comme impuissance. »277 Cela signifie que les possibles de ma liberté sont délimités par l’oppression que je suis en train de subir. L’esclave qui ne peut pas lire est toujours libre seulement sa liberté est condamnée par le poids et la violence de la liberté de l’autre. « Mais il faut bien comprendre qu’une liberté n’est pas une faculté de dépassement ; elle est le dépassement. Si le dépassement ne s’opère plus, la liberté disparaît. »278 En rappelant sa conception ontologique de la liberté, Sartre nous montre en même temps que notre liberté ne tient que dans cet effort d’arrachement à soi-même et au monde qui nous permet de viser des possibles que nous choisissons pour nous faire être. Or celui qui est privé de lecture, ne parvient pas à être ce qu’il a choisi d’être, il comprend alors que l’exercice de sa liberté est diminué par l’intervention de la liberté de l’autre qui le maintient dans un état d’ignorance. Sartre indique pourtant l’existence d’un « recours réflexif »279 où la conscience de cette limitation de notre liberté par celle de l’autre déclenche le processus de révolte. Notre auteur reporte l’analyse de cette situation particulière qui rend possible la sortie de l’oppression. Tout comme lui nous aborderons cette thématique une fois que les conditions existentielles de l’oppression seront analysées. Nous en arrivons au second cas d’oppression, l’oppression matérielle. Là encore il s’agit de concevoir l’oppression dans la privation concrète pour un groupe d’individus de moyens matériels qui rendent les conditions de vie difficiles et contraignantes. Il convient cependant de préciser que ce n’est pas « le désagrément dont on souffre, c’est le désagrément voulu et maintenu par autrui. »280 Les individus ne sont pas opprimés seulement parce qu’ils manquent de nourriture ou d’endroits où dormir mais ils subissent l’oppression parce qu’on renonce à les nourrir et à les loger convenablement. L’oppression se présente ici comme un dialogue contre des libertés mais ce qui est essentiel c’est que ce dialogue est volontairement rompu par les oppresseurs. Si nous pouvons admettre un dialogue au sein de la situation d’oppression et même si ce dialogue n’aboutit pas, cela tient au fait que dans l’oppression la liberté rencontre une autre liberté que la sienne. Sartre fait en ce sens la différence entre ce qu’il appelle le rapport à l’univers du pur rapport des libertés.281 Dans le premier cas il s’agit de considérer l’homme face au monde, c’est-à-dire une liberté en relation avec l’en-soi des choses. Dans cette situation la liberté entre en conflit avec le monde mais elle veut faire aboutir son propre projet d’être. 277. CPM, p.343. 278. Ibid. C’est Sartre qui souligne. 279. Ibid. 280. Ibid. 281. cf. dernier paragraphe CPM, p.343. Mais même si le monde résiste, offre de la difficulté par rapport aux entreprises de la liberté, « ces forces (sous-entendu ici les forces du monde) ne sont forces que pour et par ma liberté. »282 Le monde me résiste si j’ai déjà choisi de le définir comme résistant. Dans le second cas, l’homme ne fait plus l’expérience du monde. Il rencontre à travers l’oppression la liberté de l’autre. Tout change alors car il ne peut plus s’en remettre à sa liberté pour donner un autre sens à ce qu’il vit puisque ce sens appartient à celui qui le dépose dans le monde, à savoir l’oppresseur. « Ma liberté n’est plus en tout cas supérieure à la force puisque la force est aussi conscience et liberté. »283 Face à la liberté de l’autre, la force dont je fais l’expérience n’est pas similaire à celle que peut me faire éprouver le monde étant donné que cette force est projet de m’opprimer. Deux attitudes semblent possibles. Nous pouvons tenter de reprendre cette oppression à l’intérieur de notre liberté en faisant de cette oppression un donné auquel nous devons donner sens. Reprendre l’oppression implique pourtant d’aller dans le sens de l’oppresseur en faisant pénétrer l’oppression jusque dans notre subjectivité. Considérer l’oppression comme une des composantes majeures de la situation revient aussi à renforcer pour nous l’effet de l’oppression sur notre liberté. Le prisonnier qui comprend qu’il est enfermé contre son gré alors qu’il se sait innocent, ressent davantage son enfermement comme non plus simplement une situation dans laquelle il séjourne mais comme un vécu pour lui-même, c’est-àdire pour sa liberté. La deuxième attitude est inverse à la première et elle consiste à refuser d’adhérer à l’oppression. Nous pourrions dès lors estimer que refuser l’oppression permettrait de la tenir à distance, l’empêcher de nous atteindre et par voie de conséquence de préserver notre liberté. Sartre précise au contraire que tout refus entraîne nécessairement la prise de conscience de notre impuissance. Il écrit : « Donc, en fait, précisément parce que je suis libre, je prends conscience de ce que ma liberté est une mystification. »284 Dans la situation d’oppression, notre liberté nous apparaît comme étant incapable de se soustraire véritablement à l’oppression. Se résigner implique de renforcer l’oppression et la refuser nécessite d’admettre notre incapacité à la dépasser. Nous en venons au dernier type de situation de l’oppression : le travail forcé. Par rapport aux deux descriptions précédentes, l’oppression est décrite en tant qu’action en train se faire alors qu’auparavant Sartre situe son discours sur l’oppression en la faisant tenir pour un état de fait qui se veut de droit. Le point essentiel de cette étude sur le travail forcé semble être contenu dans la formule sartrienne suivante : « on n’utilise pas l’opprimé comme une machine, contrairement à ce qui est souvent dit, mais comme une liberté limitée. »285 L’oppression attribue des fins qui ne sont pas celles que la liberté de l’opprimé se fixe à elle-même. 282. Ibid. 283. CPM, p.344. 284. Ibid. 285. CPM, p.343. La caractéristique majeure de l’oppression est en effet de faire sentir à une liberté la présence d’une autre liberté mais d’une manière particulière. Si dans la violence, la liberté de l’autre est en face à face avec la nôtre et que le violent exige que notre liberté reconnaisse sa puissance comme un droit, dans l’oppression la liberté de l’oppresseur pénètre notre liberté au point de s’attacher à modeler à son avantage notre subjectivité. Etre opprimé revient à rencontrer dans sa liberté la liberté de l’oppresseur comme étant la seule à être agissante. C’est pourquoi Sartre poursuit sa réflexion en écrivant que dans le travail forcé, « l’opprimé prend conscience à la fois d’être et de ne pas être libre. »286 Cette contradiction au sein de la liberté de l’opprimé s’explique par le fait de la présence de la liberté de l’oppresseur comme un impératif auquel la liberté de l’opprimé doit se plier. L’opprimé est libre dans le travail forcé car c’est bien lui qui travaille pour accomplir ce que l’on exige de lui. Il peut par exemple choisir ses outils, préférer commencer par cette action plutôt que par une autre. Néanmoins il n’est pas libre car il est forcé à travailler et que le produit de son travail ne lui appartient pas. L’opprimé ne peut pas par conséquent se reconnaître dans son travail. Sur ce point Sartre n’hésite pas à critiquer Hegel et sa théorie dialectique du maître et de l’esclave en indiquant que le travail « conduit à la dépersonnalisation puisque d’une part il est forcé et puisque d’autre part il aboutit à un produit doublement volé. »287 Contrairement à Hegel qui estime que l’esclave découvre sa liberté par le travail en comprenant qu’à l’inverse du maître qui est en situation de dépendance, il est celui qui exécute les tâches (il est donc acteur de lui-même et du monde), Sartre rappelle que l’esclave fait en premier lieu l’expérience de l’autre qui agit en lui-même. La dépersonnalisation vient du fait que le travail se présente à l’esclave comme forcé, il ne peut pas par conséquent s’y reconnaître étant donné que le travail que l’on exige qu’il réalise est constitué par les intentions du maître. En outre le produit de ce travail n’appartient jamais à l’esclave mais au maître qui en jouit. Sartre met alors en lumière le fait que la dépersonnalisation de l’esclave trouve son origine dans l’oppression et plus particulièrement dans une de ses déterminations : l’esclavage. La pratique de l’esclavage n’aboutit pas à la prise de conscience par l’esclave lui-même de sa liberté, il est au contraire constamment renvoyé à l’autre qui siège à la fois en lui et en dehors de lui. Cet autre en dehors de lui c’est le maître présent comme corps vivant. L’autre en lui c’est toujours le maître mais il apparaît cette fois sous la forme d’un ensemble d’exigences et d’ordres intériorisés par l’esclave. Nous sommes à présent en mesure d’indiquer la troisième condition existentielle de l’oppression : « 3° L’oppression ne peut venir à une liberté que par une autre liberté : seule une liberté peut limiter une autre liberté. »288 286. CPM, p.345. 287. Ibid. 288. CPM, p.338. C’est Sartre qui souligne. Nous voyons en effet que l’oppression n’est pensable et effective que par l’affrontement des libertés entre elles.289 Celui qui opprime est celui qui cherche à s’imposer au sein des libertés des autres. C’est pourquoi Sartre analyse que l’oppression peut parfois parvenir à ses fins en se fondant sur un savoir en sa seule possession. On opprime grâce à l’ignorance dans laquelle les autres libertés se trouvent placées. Cette ignorance est un état de fait volontairement maintenu par l’oppresseur qui décide d’utiliser non seulement le monde mais aussi la liberté de l’opprimé pour réaliser son projet d’oppression et le perpétuer. Il faut se souvenir en effet qu’il n’y a de monde que pour et par la liberté. Sartre écrit très justement cette phrase : « C’est pour le Pour-soi que le monde existe et le Pour-soi n’existe pas pour le monde. »290 Il n’y a de monde possible que pour un être qui n’est pas identique à l’être mais qui est condamné à exister au-delà de son être sans jamais coller à soi. Tel est le propre de l’homme qui en tant que liberté néantisante et dévoilante fait de l’en-soi un monde. Or ce qui se passe dans l’oppression c’est que l’oppresseur dévoile un monde dans lequel nous nous incorporons à titre d’êtres-au-milieu-du-monde-de-l’oppresseur. L’oppresseur peut alors selon son projet d’être, utiliser les libertés des autres comme s’il se servait de ce marteau pour planter un clou. Seulement si l’oppresseur peut se servir du monde pour opprimer l’autre en tant que l’opprimé fait partie du monde qu’il dévoile, il n’a pas nécessairement besoin de porter concrètement atteinte à la liberté de l’autre pour l’opprimer. Nous pouvons penser une oppression qui agisse à distance en supprimant certains possibles à une liberté concrète et située dans l’existence. Tel est le cas dans l’exemple de la privation de la lecture pour les esclaves. A ce titre « la liberté de l’Autre peut réduire ma liberté à n’être plus qu’une vaine apparence, elle peut même la réduire à devenir un instrument pour ses propres fins. Tout cela sans y toucher. »291 L’oppression peut opprimer la liberté de l’autre en instituant par exemple autour d’elle un cadre législatif qui ne lui autorise pas à viser certains possibles. 289. Sartre utilise d’ailleurs l’expression « dialectique des libertés » Cf. CPM, p.345. 290. CPM, p.346. 291. CPM, p.347. C’est Sartre qui souligne. Nous nous permettons de renvoyer notre lecteur à l’exemple du coureur qui tombe dans un fossé, exemple qui sert de fil conducteur à Sartre pour expliquer comment une liberté peut truquer une autre liberté. Il s’agit en l’occurrence pour la liberté de l’oppresseur de ne pas signaler au coureur la présence du fossé. Cf. CPM, p.347-351. Ce point nous permet d’aborder la quatrième condition existentielle de l’oppression dont le développement se situe aux pages 353 à 398 des Cahiers pour une morale. Sartre écrit : « 4° L’oppression implique que ni l’esclave ni le tyran ne reconnaissent foncièrement leur propre liberté. »292Cela va de soi en ce qui concerne l’opprimé puisqu’il se situe dans ce que Sartre appelle une situation de mystification de sa propre liberté. Soit l’opprimé se voit dissimuler sa liberté parce qu’il est utilisé par l’oppresseur ou soit l’oppresseur lui fait croire à sa liberté tout en sachant qu’il l’opprime. C’est ce qu’explique Sartre à la page 353 des Cahiers pour une morale. Du point de vue de l’oppresseur, nous pouvons estimer qu’il est toujours au fait de sa liberté car il est celui qui fait le projet d’opprimer. Or l’oppresseur se mystifie lui-même car il ne se considère pas comme oppresseur. En réalité l’oppression, parce qu’elle résulte d’une liberté, provient toujours d’un choix. La dernière condition existentielle de l’oppression nous fait d’ailleurs sentir qu’il y a une complicité entre l’oppresseur et l’opprimé.293 Cette complicité réelle est cependant masquée. Il y a complicité car chacun (oppresseur comme opprimé) s’accorde à tenir son rôle. L’oppresseur opprime pendant que l’opprimé reçoit du dehors le sens qu’il doit donner à son être, c’est-à-dire à sa liberté. L’une des définitions que Sartre donne de l’oppression au terme de son développement sur les conditions existentielles de celle-ci, nous semble être importante pour comprendre la signification de l’oppression du point de vue de la liberté. Ce qui est notre objectif actuel. Sartre écrit : « L’oppression est un effort pour faire porter à Autrui le poids de l’Autre. »294 Comprenons que l’oppression est une tentative par laquelle une liberté cherche à faire en sorte qu’une ou plusieurs autres libertés se reconnaissent comme autre que libres. Si l’esclave est opprimé c’est parce qu’il n’est pas le même que son maître qui est liberté. Dans l’oppression, le maître s’efforce à ne pas lui permettre de se situer sur le plan de la liberté. Lui, l’esclave est autre et en tant qu’autre nous pouvons le traiter autrement que comme liberté. L’oppression consiste à faire en sorte que l’autre qu’on opprime soit autre, qu’il diffère de nous-mêmes alors qu’en réalité il y a identité entre lui et nous. Nous pouvons à ce titre estimer que sous l’oppression se cache la mauvaise foi. Cette identité réside dans la liberté qui est notre être singulier mais que nous partageons l’un et l’autre. Cependant l’oppression se refuse à identifier l’autre comme libre et elle veut alors par tous les moyens le faire séjourner dans un monde où il n’est pas libre et dans lequel il ne lui sera pas permis de se reconnaître comme liberté. En plaçant tout autour de l’opprimé des forces et des mécanismes de contrainte, l’oppresseur désire lui faire renoncer à sa liberté tout en essayant de permettre qu’il s’identifie à la servitude comme son être véritable et pourtant autre car à la disposition d’autrui. 292. CPM, p.338. 293. CPM, p.398. 294. CPM, p.397. Cependant l’oppression se refuse à identifier l’autre comme libre et elle veut alors par tous les moyens le faire séjourner dans un monde où il n’est pas libre et dans lequel il ne lui sera pas permis de se reconnaître comme liberté. En plaçant tout autour de l’opprimé des forces et des mécanismes de contrainte, l’oppresseur désire lui faire renoncer à sa liberté tout en essayant de permettre qu’il s’identifie à la servitude comme son être véritable et pourtant autre car à la disposition d’autrui. Nous ne devons cependant pas comprendre ce processus comme étant composé de plusieurs phases. Si l’oppresseur veut que l’opprimé abandonne sa liberté, il ne présuppose pas que celui-ci soit libre ou pourrait l’être. Il le traite comme autre car il est l’autre qui porte le poids de l’autre, c’est-à-dire l’instrument qui a à réaliser les fins de l’oppresseur. L’opprimé est en quelque sorte une subjectivité sans sujet, toujours prête à accueillir la subjectivité (et par voie de conséquence la liberté) de l’oppresseur. En ce sens l’oppression aliène la liberté de l’autre en la rendant étrangère et comme inaccessible à celui qu’elle choisit d’opprimer. Un problème semble pourtant se poser. Comment pouvonsnous continuer à admettre avec Sartre que l’homme est une liberté radicale et n’est que cela si ce dernier subit l’oppression qui fait tout son possible pour l’empêcher de faire l’expérience de sa propre liberté comme réelle ? Etre libre ne peut se dire qu’à la condition d’être capable de liberté et de se sentir liberté. Un esclave ne paraît pas libre car son être tout entier dépend d’un autre qui le fait être pour réaliser ses fins. Comme le souligne Noureddine Lamouchi, tout l’enjeu par rapport à la question de l’oppression dans les Cahiers pour une morale est de savoir « Comment des libertés déjà aliénées, et qui ne sont donc plus « libertés » pourraient trouver la voie de leur libération ? »295 Sartre répond à cette question par l’idée de révolte.296 La révolte commence dès que l’opprimé prend conscience de ce qu’on lui refuse et admet que cet état dans lequel on l’a placé est intolérable. L’opprimé peut sortir de l’oppression et retrouver sa propre liberté dès le moment où il comprend qu’il peut choisir de bâtir un nouvel ordre et qu’il est le seul à être responsable de la détermination qu’il doit donner à son existence. En développant l’exemple de la relation maître et esclave, Sartre nous rend sensible à l’idée que l’esclave se révolte lorsqu’il attribue de lui-même un sens privatif à son monde alors qu’auparavant il pensait que ce monde était naturel et dans l’ordre des choses. Cette nourriture à laquelle il n’a pas le droit et que pourtant il prépare, ces paroles qu’il ne peut dire, ces vêtements qu’il ne peut pas porter, tout cela devient pour lui insupportable et il comprend surtout que c’est son maître qui est à l’origine des restrictions qu’il vit. « Puisque l’esclavage est ordre, la liberté sera désordre. »297 295. Jean-Paul Sartre, philosophe de l’oppression, Noureddine Lamouchi, Bruyant Académia ,2005, p.55. Voir aussi le chapitre II « Aliénation et oppression dans les Cahiers pour une morale. » 296. Voir CPM, p.412-426. 297. CPM, p.418. La révolte est en ce sens affirmation de la liberté de l’opprimé face à la liberté opprimante de l’oppresseur. La violence qui accompagne la révolte se justifie par rapport au projet plus large poursuivi par l’opprimé et qui consiste à se réapproprier sa liberté. « La violence représente donc nécessairement un progrès vers la liberté. »298 car elle est le moment où l’opprimé retrouve un contact avec sa liberté dans la mesure où il est de nouveau à la base de ses actes. En se montrant violent, il est liberté qui cherche à anéantir la liberté qui l’opprime. La violence dans l’entreprise de la révolte « conduit l’objet-homme à se découvrir comme sujet et contient dans son principe un pressentiment de la subjectivité. »299 Cela signifie que l’opprimé comprend qu’il est libre lorsqu’il découvre que la violence avec laquelle il s’existe n’a pas d’autre origine que lui-même comme homme se choisissant en tant que libre violent. Mais la violence permet aussi à l’opprimé de percevoir l’effectivité et l’actualisation de sa liberté. En tuant son maître, l’esclave se réapproprie non seulement une certaine liberté de mouvement mais encore sa véritable liberté qui est de pouvoir ne dépendre que de ses propres projets d’être. Il prend conscience de sa liberté en la faisant advenir au monde lorsque par exemple il poignarde son ancien maître. Si la révolte semble dès lors être une solution pour sortir de l’oppression et ainsi retrouver le chemin de la liberté, nous comprenons alors que rien ne peut définitivement entamer ou éteindre notre liberté. Cependant nous pouvons noter que la révolte, même si elle se veut libératrice de l’oppression, implique paradoxalement d’instaurer une nouvelle forme d’oppression. Dès qu’une liberté s’élève contre une autre liberté, elle n’annule pas l’oppression dont elle était la victime, elle la perpétue en se faisant elle-même oppressive. Si l’esclave se soulève pour reconquérir sa liberté, le maître devient celui qui est opprimé car il ne peut vouloir empêcher cette reconquête. Cette étude sur l’oppression nous a appris que si la liberté existe et qu’elle est l’être de l’homme, elle est aussi bien un privilège que l’objet d’une menace constante. « Autrement dit, même si la capacité d’initiative de la liberté n’est jamais supprimée, l’individu naît dans un monde dont la pesanteur constituée ou instituée l’écrase et l’altère à son insu. »300 L’oppression nous fait comprendre que nous ne vivons pas d’emblée notre liberté comme quelque chose de réel parce que d’autres libertés s’efforcent de l’anéantir. Notre liberté est un problème à la fois pour nous-mêmes dans la mesure où si nous ne la fuyons pas dans la mauvaise foi, elle tend à nous échapper dans le fait de vivre et de subir l’oppression. Mais la liberté est aussi un problème social. Cela implique de comprendre de quelle manière la société dans laquelle nous évoluons doit être réformée pour rendre possible la coexistence et la reconnaissance des libertés entre elles. 298. CPM, p.419. 299. CPM, p.419-420. 300. Jean-Paul Sartre une introduction, Aliocha Wald Lasowski, Agora, 2011. « L’individu, le collectif et la liberté » p.219. Il nous semble que c’est essentiellement ce second problème que Sartre rencontre à propos de la liberté lorsqu’il rédige les Cahiers pour une morale. Il prend de plus en plus en considération le fait que la liberté n’est jamais seulement un problème individuel. Si dans L’Être et le Néant, l’objectif de Sartre est de nous montrer que notre relation avec nous-mêmes et avec le monde est compréhensible à partir de l’idée de liberté, il s’agit désormais pour Sartre de penser la liberté dans son rapport avec le collectif. Nous ne pouvons pas être libres dans un monde où tous les autres y compris nous-mêmes sont aliénés. Si la liberté est notre être, il faut alors déterminer quels sont les pièges à éviter pour ne pas la perdre. Nous devons également réfléchir aux moyens par lesquels une société devient libre en permettant à chacun de ses membres de prendre conscience du fait indépassable de leur entière liberté, mais aussi par voie de conséquence de leur entière responsabilité. Sartre n’a de cesse de rappeler cette tension qui englobe la société dans son entier. La liberté est à la fois partout présente, puisque nous n’existons que comme liberté mais elle est en même temps toujours déjà empêchée, aliénée, soumise à des oppressions diverses. Les multiples réflexions auxquelles nous nous sommes intéressés montrent à ce titre un nouveau cheminement de la pensée sartrienne qui tout en étant toujours convaincue de l’irréductibilité de la liberté, se révèle aussi très lucide concernant les tentatives de destitution de cette même liberté. Après avoir analysé la figure de l’appel et la possibilité d’une réconciliation des libertés, la violence et l’oppression comme moyens pour asservir la liberté, il nous faut désormais opérer un retour sur la liberté elle-même en tant que problème. Si dans notre première partie, nous voulions montrer que la liberté était un problème qui se pose constamment à l’homme dans le monde et que dans cette seconde partie, nous voyons que la liberté est problématique parce qu’elle doit faire l’épreuve de l’autre, nous estimons devoir à présent analyser la liberté pour elle-même car ce n’est qu’en comprenant ce qu’est la liberté que nous pourrons savoir comment sortir durablement de l’oppression et éviter toute forme d’aliénation qui a pour effet l’enlisement de notre liberté. C’est ce que fait Sartre au cours du Cahier II des Cahiers pour une morale et c’est ce que nous aimerions suivre comme direction pour clore notre étude de la liberté. III. Le sens de la liberté : l’enjeu philosophique de Sartre L’homme authentique : le devoir être comme être L’objectif principal qui sera le nôtre dans cette dernière partie de notre étude est de souligner le fait que nous ne pouvons pas seulement nous interroger sur le problème de la liberté en considérant uniquement les relations entretenues par la liberté elle-même. Dès notre avant-propos, nous indiquions que l’expression « problème de la liberté » nous conduisait vers deux champs de réflexion différents. La liberté est à la fois un problème en terme de conceptualisation et de définition philosophique301. La liberté est en effet ce qui échappe à toute détermination mais elle est aussi problématique dans la mesure où elle est exposée en permanence à des risques qui la menacent comme par exemple l’aliénation ou la mauvaise foi. Plus largement la liberté est également au cœur des relations humaines puisqu’elle est tout autant ce qui les rend possibles que ce qui permet leurs déséquilibres.302 Les Cahiers pour une morale montrent que la liberté est de plus en plus perçue et analysée par Sartre comme un phénomène qui doit s’inscrire au sein de la collectivité humaine. Si l’homme est libre, tous les hommes le sont aussi et irréductiblement. Toutefois Sartre reste lucide et comprend que la liberté si elle est notre être, ne suffit pas toujours à faire de nous des êtres effectivement libres car nous vivons dans un monde où d’autres libertés entrent en concurrence avec la nôtre. On nous encourage parfois à nous démettre de notre liberté en la considérant comme un vieux rêve (dans la violence) ou une utopie (dans la situation d’oppression). Comme l’écrit Juliette Simont, les Cahiers pour une morale nous mettent en présence d’un « vaste éventail de matérialisation de la liberté. »303 Nous comprenons cette fois comment la liberté a à se faire dans le monde, ce qu’elle rencontre comme obstacles mais aussi de quelle manière et à quelle occasion le sujet redécouvre sa liberté mais si elle est nécessairement toujours déjà là.304 301. Sartre remarque d’ailleurs très bien ce problème dans L’Être et le Néant lorsqu’il entreprend de décrire la liberté. Il écrit : « nous rencontrons d’abord une grosse difficulté : décrire, à l’ordinaire, est une activité d’explicitation visant les structures d’une essence singulière. Or, la liberté n’a pas d’essence. » Voir EN, IV, p.482. 302. Voir II. 2. Les périls de la liberté. 303. Jean-Paul Sartre un demi-siècle de liberté, Juliette Simont, De Boeck Université, collection Le point philosophique, 1998, p.207. 304. On peut revenir ici sur l’exemple de la révolte où l’opprimé se saisit comme liberté car c’est à lui que revient la tâche de donner du sens à lui-même et à sa situation. Néanmoins nous sommes d’accord pour dire avec Juliette Simont que « Sartre aura avancé par rapport à L’Être et le Néant, dans l’élucidation de ce qui fait que la liberté souvent se porte vers la complicité aliénée plutôt que vers l’authenticité. »305 (Ibid.) Alors que l’essai d’ontologie phénoménologique consacre une faible place à l’inauthenticité qui est souvent comprise soit à partir de la mauvaise foi, soit à partir du désir d’être en-soi-pour-soi, c’est-à-dire de récupérer son être pour avoir un fondement, les Cahiers pour une morale mettent en valeur l’idée que la liberté même si elle est notre être, doit faire l’objet d’une conquête permanente. Face à la violence, à l’oppression, au mensonge ou à la ruse, notre liberté est en danger dans le monde et pour nous-mêmes. Dans L’Être et le Néant, Sartre consacre de longs développements pour défendre et affirmer l’irréductibilité de la liberté en tant qu’être de l’homme. Dans ses notes sur la morale, il utilise de nombreuses pages pour montrer que si nous ne pouvons pas ne pas être libre, dans les faits nous évitons de reconnaître notre liberté, ou alors l’autre et l’époque historique et sociale nous empêchent d’effectuer cette reconnaissance. Ils nous imposent une seule et unique liberté véritable : celle de l’autre. Nous voulons désormais montrer que le problème de la liberté est doublement problématique parce que la liberté elle-même est une difficulté pour l’homme. Dans notre première partie, nous voulions indiquer que la liberté était à considérer comme une tâche concrète de l’existant et non un simple concept permettant la mise au jour de son statut ontologique. La liberté est davantage à comprendre en tant qu’exigence pour l’homme. Notre deuxième partie avait pour fonction principale de souligner le fait que cette tâche concrète à travers laquelle la liberté nous invite à nous faire, n’existe pas seulement pour un individu. Elle fait aussi sens pour les autres hommes. Notre liberté, en se dévoilant sur fond de monde, ne peut pas éviter de faire l’expérience des autres libertés. Cette lutte incessante pose de nombreux problèmes dont celui de la libération du poids des autres libertés ou encore le problème d’une sortie possible du régime de l’oppression. Notre dernière partie qui soutient l’idée selon laquelle la liberté est elle-même un problème semble nous permettre de bénéficier d’un éclairage à propos du travail que nous venons d’accomplir et de la signification de notre sujet. Si nous admettons que la liberté est à elle-même un problème, alors cela nous conduit à comprendre pourquoi elle pose problème à l’homme mais aussi pourquoi les autres hommes entrent en conflit. Etant donné que la liberté est l’être de l’homme, l’homme se doit de parvenir à se ressaisir au sein de sa propre liberté. Parallèlement les hommes qui s’aliènent les uns les autres, doivent se rendre à l’évidence de leur liberté en comprenant qu’ils se situent toujours sur un terrain d’égalité. 305. Jean-Paul Sartre un demi-siècle de liberté, Juliette Simont, De Boeck Université, collection Le point philosophique, 1998, p.207. Peu importe les stratégies auxquelles ils se rallient (violence, mensonge, oppression…) pour défaire l’autre de sa liberté, il faut qu’ils sachent que « nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes. »306 Autrement dit, ce qu’il y a de vrai et d’inaliénable dans nos rapports c’est la liberté et rien d’autre. Aucune valeur, aucun droit du plus fort, aucune excuse ne peut servir à nous masquer l’implacable réalité de notre liberté. L’homme et la liberté sont synonymes. Le problème de la liberté est alors un double problème dans la mesure où la liberté en déjà est un pour l’homme. Ce que nous souhaitons esquisser dans ce qui va suivre est que la liberté dans la pensée sartrienne, ne peut pas faire l’économie de la question du sens. Dire qu’il y a (comme nous le soutenons) chez Sartre un problème de la liberté, c’est dire aussi que la liberté est à elle-même un problème. C’est pourquoi l’intitulé que nous avons choisi pour cette partie de notre étude doit amener à deux champs de questionnements qui indiquent que la liberté est problématique. Il s’agit de réfléchir d’une part au sens de la liberté, c’est-à-dire à sa signification philosophique et d’autre part d’assimiler la notion de sens à celle d’orientation, de direction. Nous nous poserons alors une première question : à quoi nous amène la liberté ? Dans les Cahiers pour une morale, Sartre répond qu’elle nous conduit à l’authenticité. C’est ce qu’il convient pour nous de reprendre et d’examiner. Ce qu’il faut avoir à l’esprit lorsque nous nous posons la question du sens de la liberté c’est que la liberté reste un problème pour l’homme tant que celui-ci n’en aura pas pris la mesure et aura compris sa propre condition. Dans la dernière partie de L’Être et le Néant, Sartre cherchait à définir et à délimiter le concept de liberté en se servant de ses précédentes analyses ontologiques. La liberté n’était donc ni une toutepuissance mais nécessairement située au milieu du monde, ni espace privilégié à l’intérieur d’un déterminisme constant. Selon Sartre, « l’homme est tout entier libre ou il ne l’est pas ». 307 Dans les Cahiers pour une morale, notre auteur explore à nouveau la question de la liberté en rappelant comment elle doit être comprise. Pour une large part le Cahier II prolonge à ce titre les analyses de L’Être et le Néant sur la signification et les implications de la liberté. Il écrit par exemple que « C’est l’inconditionné qui est garantie de liberté. »308 Il n’y a de liberté possible que si elle s’exerce pour elle-même et en dehors de toute sollicitation. Dans le cas contraire, nous serions en face de l’expression d’un simple déterminisme. En ce sens, nous sommes non pas seulement libres parce que nous pouvons choisir mais surtout parce que nous sommes à l’origine de nos choix et que ces choix n’appellent rien d’autre de plus qu’eux-mêmes. 306. L’existentialisme est un humanisme, Sartre, Gallimard, collection Folio essais, 1996, p.39. (Désormais cité EH). 307. EN, p.485. 308. CPM, p.265. Cette première approche de la liberté comme ouverture permanente à des choix d’être nous permet de comprendre que l’homme a à se rendre à l’évidence de sa liberté radicale. Celle-ci pose d’abord problème lorsqu’elle n’est pas reconnue par l’homme lui-même. Néanmoins la liberté est aussi problématique car elle nous renvoie à la question de sa légitimité (Est-il effectivement pensable que nous soyons libres ?) et à celle de sa réalité (Comment penser que nous soyons libres si nous ne semblons jamais faire l’expérience de notre liberté ?). L’un des efforts majeurs de Sartre à certains moments du deuxième cahier de notes consiste à réaffirmer la liberté de l’homme. Il souhaite montrer que la liberté doit être comprise comme liberté d’indépendance où nous ne sommes déterminés par rien sinon par nous-mêmes. L’analyse sartrienne sur le sens de l’avenir que nous trouvons au tout début du Cahier II (p.431) tend à confirmer la thèse d’une liberté du sujet sur lui-même et sur le monde. Sartre n’hésite pas à écrire que « L’avenir c’est le projet de ma liberté dans la mesure où ce projet esquisse un chemin dans un monde déjà docile. »309 Dans l’esprit de Sartre, un avenir déjà fait, ou qui se fait indépendamment du sujet est impensable et même absurde. Si l’avenir existe c’est parce que l’homme projette librement un « à venir ». Mon avenir c’est moi-même qui cherche à me faire en élisant des possibles pour constituer mon propre projet d’être. A ce titre L’Être et le Néant a souligné le fait que la temporalité n’a de sens que pour le pour-soi. En parlant de la temporalité, Sartre déclarait qu’elle « est l’intrastructure de l’être qui est sa propre néantisation, c’est-à-dire le mode d’être propre de l’être-pour-soi. Le pour-soi est l’être qui a à être son être sous la forme diasporique de la temporalité. »310 L’en-soi ne connaît pas la temporalité puisqu’il se résume à être ce qu’il est déjà, c’est-à-dire à n’être pas en dehors de ce qu’il est. L’homme est au contraire l’être qui n’existe qu’en dehors de son être. Il n’y a donc de passé que pour un être qui ne peut plus être ce qu’il a été, de même le futur ne fait sens que pour un être qui a à se faire être. Le présent n’apparaît que pour l’homme qui en tant qu’être qui se néantise, peut se rapporter à l’être en le dévoilant. Le présent c’est le fait de pouvoir se rendre présent à l’être. En d’autres termes, seul un être séparé de lui-même par un néant d’être peut entretenir et vivre un rapport au temps. L’avenir tel que Sartre en propose ici la description, se présente à l’homme comme un espace qu’il ne peut pas rejoindre étant donné qu’il est incapable d’être ce qu’il n’est pas encore mais seulement projeter d’être ceci ou cela. L’avenir représente pour l’homme le possible d’être à travers lequel celui-ci se possibilise en cherchant à être. Pour Sartre, il n’y a pas d’avenir en dehors de la liberté et c’est même l’existence de la liberté qui rend possible et concevable pour l’homme l’expérience de l’avenir. 309. CPM, p.431-432. 310. EN, p.178. Se reporter à la sous-partie intitulée « Ontologie de la temporalité » p.165-184. D’où le double problème à la fois de l’effectivité de la liberté et de sa reconnaissance par l’homme lui-même. Un opprimé dont l’existence entière est préétablie et dans laquelle il ne reçoit qu’une série d’exigences à exécuter, est incapable de comprendre que l’avenir est ouverture à des possibles librement choisis par l’homme. Il est aussi impossible pour lui qu’il se reconnaisse comme liberté. Dans le cadre de sa réflexion sur l’avenir, Sartre entend montrer que l’avenir est à analyser à partir de l’homme comme le résultat d’une compréhension de lui-même en tant qu’être qui a à se faire être. Sartre reprend d’ailleurs une citation de Lévinas pour pouvoir ensuite s’y opposer et indiquer que l’avenir se dévoile au sein de la liberté. Nous nous permettons de restituer la citation dont se sert Sartre pour défendre sa théorie sur l’avenir. Sartre cite cette phrase de Lévinas : « L’anticipation de l’avenir, la projection de l’avenir accréditées comme l’essentiel du temps par toutes les théories de Bergson à Sartre ne sont que le présent de l’avenir et non pas l’avenir authentique ; l’avenir c’est ce qui n’est pas saisi, ce qui tombe sur nous, ce qui s’empare de nous. L’avenir c’est l’autre. »311 A l’opposé de la vision sartrienne du temps trouvant son origine à partir de la néantisation par laquelle l’homme n’est jamais et se fait être, Lévinas estime qu’il n’y a d’avenir vrai que dans ce qui nous dépasse. Aucune relation à l’avenir n’est pensable car l’avenir lévinassien correspond à l’au-delà de notre temps et de notre situation. Si l’avenir est l’autre, cela veut dire qu’il est l’indéterminé indéterminable, séparé de nous-mêmes puisque l’avenir est toujours à venir. Or Sartre ne semble ne vouloir comprendre dans l’avenir que le fait pour l’homme d’être son propre projet. Il indique pourtant en réponse à la critique que fait Lévinas de sa théorie du temps : « En réalité il y a une pluralité des structures de l’avenir. »312 Sartre ne nie pas que l’avenir soit imprévisible car s’il admet un avenir déjà prévu, il en fait aussitôt en destin pour l’homme, ce qui lui ôterait toute liberté. L’imprévisibilité de l’avenir ne suffit pourtant pas pour discréditer l’idée sartrienne d’un rapport au temps par la médiation de notre liberté. Même si l’avenir vient contredire mon projet d’être, il ne dépend que de moi-même de considérer cet imprévu comme un échec ou au contraire comme l’occasion d’une réussite et d’une ouverture à d’autres possibles. L’exemple de la construction du projet professionnel est un moyen pour illustrer cette idée de Sartre selon laquelle il n’y a pas d’avenir pour l’homme en dehors de son propre projet d’être constamment repris et à renouveler. 311. On trouvera la citation en question à la page 431 des CPM. Sartre donne comme source cet intitulé : « Le Temps et l’Autre » in Le choix, le monde, l’existence, p.172. Il n’est pas fait mention de l’édition utilisée par Sartre. 312. Nous trouvons l’exposé de ces différentes structures qui sont au nombre de quatre à la page 432 des CPM. Un projet professionnel est un pari sur soi-même dans l’avenir. Tel étudiant en faculté de médecine se rêve chirurgien, tel autre veut réussir son concours d’admission à une grande école, tel apprenti espère suivre les traces de son père en reprenant à son tour la fabrique de lait etc… Si toutefois un événement vient empêcher ces différents projets d’être d’aboutir, nous ne pouvons pas dire que cela tient exclusivement au fait que l’avenir soit par essence indéterminable. L’étudiant en Droit qui échoue à ses examens car il a été victime de problèmes de santé, peut très bien considérer qu’il ne pourra jamais être avocat mais cet échec assumé n’est possible que s’il tient déjà plus à être avocat au moment de sa maladie. Peut-être aurait-il pu s’arranger avec l’administration pour repasser les épreuves, redoubler son année, être noté sur la base de travaux plus anciens etc… En ce sens Sartre écrit à propos de l’avenir : « quoiqu’il m’échappe et de quelque manière qu’il soit l’autre et l’inconnu, il ne se peut définir comme autre et inconnu que si déjà mon projet l’esquisse. »313 Autrement dit un avenir fermé n’existe pas en soi mais pour l’homme qui en décide. L’avenir est autre et inconnu que si je choisis de rester dans l’indétermination de mon projet d’être. Déterminer un projet d’être ne suffit pourtant pas à en garantir le succès. « Seulement concevons bien qu’il faut d’abord la caractérisation intentionnelle du projet pour que l’avenir comme anéantissement possible de ce projet par moi-même soit possible. »314 Je voulais être marathonien et un accident m’empêche à tout jamais de marcher. Faut-il comprendre que l’avenir est un obstacle à mon projet initial ? Non, le seul obstacle c’est moimême au sein de mon projet d’être. Je vis l’avenir comme un échec parce que j’ai mis toute ma liberté au service de ce projet de moi-même comme coureur du marathon. Si mon projet de départ n’est plus possible c’est d’abord parce que je l’ai toujours voulu possible. L’avenir n’a pas de force tragique et il ne saurait être de lui-même source de souffrance lorsqu’il entrave nos projets. Pour Sartre, l’avenir est toujours déjà le projet posé par une liberté. L’échec de ce projet n’est pas un échec causé par l’avenir lui-même sur la liberté mais il y a échec que pour la liberté qui a à reprendre son projet d’être et qui choisit dans cette situation d’y renoncer. Cette reprise ne s’impose à la liberté que si elle juge que son projet d’être n’est plus d’actualité. L’homme privé de ses jambes peut toujours courir le marathon avec la force de ses bras et un fauteuil adapté à sa morphologie par exemple. La thèse de Sartre est donc à la fois simple et radicale et c’est sans doute sa simplicité qui lui confère une radicalité. L’avenir n’a pas de sens en dehors d’un homme libre qui s’y regarde en se projetant lui-même comme choix d’être. Ce court passage sur l’avenir permet à Sartre de réaffirmer que le temps n’est jamais pour l’homme une source de détermination mais au contraire que c’est l’homme en tant qu’il a à se déterminer lui-même qui donne sens au temps. Cela nous confirme qu’une des difficultés relatives au problème de la liberté est que celle-ci doit véritablement advenir à l’homme comme étant à la fois le principe de son être et son être tout entier. 313. CPM, p.432. 314. Ibid. Pour que l’homme parvienne à se savoir libre et liberté, encore faut-il déterminer ce qu’est la liberté. Toute l’entreprise philosophique de Sartre apparaît ainsi comme une tentative pour nous faire entendre que la liberté n’est pas une qualité ni un surplus qui s’ajoute à l’homme mais elle est notre être de part en part. La description de l’avenir comme projection et choix des possibles nous invite à comprendre que l’existence de l’homme ne se détermine pas mais elle est sa propre détermination. Sartre écrit à ce titre : « Il ne faut pas faire ce qu’on est (présence du Je) mais être ce qu’on fait. »315 Etre pour l’homme c’est se faire au-delà de soi, exister son projet d’être. Faire ce qu’on est revient à faire un certain nombre d’actions qui découle d’un type de position. Tel est le cas du garçon de café dans L’Être et le Néant et ses comportements qui semblent être guidés à partir de sa position professionnelle. Il agit en garçon de café parce qu’il croit qu’il est garçon de café alors qu’en réalité il joue à l’être.316 Nos conduites ne doivent jamais servir de prétextes car nous sommes toujours ce que nous nous faisons être. Nous sommes ce que nous faisons car nous avons à être et pour être, il faut faire, agir dans le monde. Si nous ne pouvons pas faire ce que nous sommes c’est que nous ne sommes jamais mais nous existons toujours en dehors de nous-mêmes. L’homme n’est pas une chose dont l’être n’est rien d’autre que lui-même. Séparé par un néant d’être irréductible, l’homme existe dehors, par-delà soi. A la fois plongé dans le monde sans y être mêlé, et à la fois à distance de lui-même, sans pourtant être autre chose que cette distance de soi à soi. L’homme authentique est pour Sartre celui qui comprend que rien ne le détermine si ce n’est ses propres choix et qu’il n’existe que dans le faire, étant donné que son être n’a pas de sens en soi mais qu’il est à lui-même créateur de lui-même. Après les annotations sur le concept d’Histoire317du premier cahier, Sartre revient dans un petit paragraphe sur le sens qu’il donne à sa philosophie. Nous nous autorisons ce détour pour illustrer ce que peut signifier dans le discours sartrien l’idéal d’authenticité. Sartre commence par indiquer que « toute philosophie vraie devrait arrêter l’Histoire puisqu’elle découvre ce qui est. »318Le propre de la réflexion philosophique est en effet d’aboutir à une compréhension universelle et la plus précise possible de la réalité. On peut d’ailleurs mesurer la grandeur d’une philosophie à sa capacité à argumenter et à expliquer le sens de divers éléments du réel (le temps, le vivant, la conscience etc…) jusqu’au réel lui-même sans pouvoir être mise en doute ou en tout cas le moins possible. Sartre signale à ce titre deux philosophes, Descartes et Kant, en montrant qu’après eux des vérités semblent dévoilées une fois pour toutes. Après Kant par exemple et selon Sartre, la morale ne paraît plus pensable en dehors de la loi morale qui siège dans notre raison comme un impératif inconditionné. 315. CPM, p.433. 316. Voir EN, p.94. 317. cf. CPM, p.26-53. 318. CPM, p.99. Etre moral n’est-ce pas faire ce qui est juste non parce que nous le voulons (l’être moral devient alors intéressé et il ne se montre moral que pour briller en public par exemple) mais parce que nous le devons ? Sartre adopte un regard différent par rapport à la signification de sa pratique philosophique. Il écrit : « l’existentialisme ne se donne pas comme fin de l’Histoire ni même comme un progrès : il veut simplement rendre compte par le discours de l’absolu que chaque homme est pour lui-même au sein du relatif. »319 En d’autres termes, l’homme est l’être dont la liberté constitue un absolu indépassable puisque c’est par elle qu’il se définit et détermine le sens du monde au milieu duquel il séjourne et dans lequel il se trouve jeté dès qu’il existe. Ce monde c’est le relatif car sa signification dépend de la liberté humaine. L’homme authentique apparaît alors comme celui qui comprend que l’homme appelle l’homme en ce sens qu’il n’y a rien à attendre en dehors de l’homme. Aucun principe a priori, ni aucune loi ne détermine ce que l’homme va faire de lui-même. La liberté restera toujours un problème tant qu’elle ne se situera pas au niveau de l’être de l’homme et tant que celui-ci estimera qu’il est en croyant qu’il est déjà fait au lieu de comprendre qu’il doit se faire être. Toutefois s’il s’agit pour Sartre en 1943 de résoudre le problème philosophique que pose la liberté, il semble que dans les Cahiers pour une morale, la liberté soit un problème d’ordre pratique et non plus seulement philosophique. Sartre ne cherche plus à démontrer que la liberté est l’être de l’homme (si l’on excepte les quelques passages où il rappelle le statut ontologique de l’homme et le caractère radicale de sa liberté), il concentre plutôt ses efforts pour comprendre comment la liberté peut voir le jour dans un monde peuplé d’aliénations diverses et propices à faire apparaître l’oppression. Comment puis-je être libre si l’on m’empêche en permanence d’exercer ma liberté ? Comment puis-je être libre si Autrui passe son temps à vouloir me soumettre, à se jouer de ma liberté dans le mensonge ou en faisant tout son possible pour être plus libre que moi en m’affaiblissant et en instituant le régime de l’oppression ? Pour répondre à ces interrogations, Sartre ne cesse dans le Cahier II de vouloir réhabiliter la liberté en pointant le fait qu’elle ne saurait disparaître sans que nous disparaissions dans le même temps. Si la violence ou l’oppression ne suffisent pas à éradiquer notre liberté, c’est que celle-ci n’est pas en surplus par rapport à notre être, elle est notre être. Dans ces conditions, la liberté est toujours déjà là depuis que nous sommes jetés dans l’existence. 319. Ibid. 320. Sartre n’accepte pas par exemple de réduire la liberté à la volonté. « Ainsi la liberté, étant assimilable à mon existence, est fondement des fins que je tenterai d’atteindre, soit par la volonté, soit par des efforts passionnels. Elle ne saurait donc se limiter aux actes volontaires. »320 EN, p.488. Il est alors important de savoir que c’est « la condition même de la réalité humaine de surgir au milieu d’un donné qui se dévoile en tant que passivité donnée comme désordre et qu’elle mettra en ordre dans l’unité d’un projet. »321 Qu’il le veuille ou non, l’homme a cette particularité ontologique qui fait de lui un être qui existe pour toujours au-delà de son être. Cette séparation, ce néant d’être constitutif de sa liberté, l’oblige à comprendre que les choses et le monde n’ont pas de sens a priori. L’homme est créateur de sens en tant qu’il réalise le dévoilement de l’en-soi brut pour en faire un monde humain. C’est pourquoi l’homme n’est attaché à aucun être ni à aucune essence, mais c’est cette absence de détermination qui justifie et rend possible sa liberté. Sartre revient d’ailleurs sur cette exigence en effectuant un retour sur sa célèbre formule faisant de la liberté une condamnation. Il écrit : « Ce que signifie : « Nous sommes condamnés à être libres. » On ne l’a jamais bien compris. »322 Cette formule peut en effet apparaître paradoxale. Comment affirmer que la liberté est une condamnation alors qu’elle semble être justement ce qui par principe échappe à toute sorte de contrainte ou de conditionnement. Dire que nous sommes condamnés à la liberté serait une autre manière de dire que nous sommes soumis au déterminisme. Si l’on oblige notre liberté en la condamnant, elle n’est plus libre. Pour bien saisir cette formule de Sartre, il ne faut pas la sortir de son contexte et être particulièrement attentif au fait qu’elle vient résumer les enjeux philosophiques sartriens et notamment la dialectique de l’en-soi et du pour-soi. En tant que pour-soi, que conscience intentionnelle et néantisante, l’homme dépasse son propre être et surplombe l’en-soi. Il ne peut pas adhérer à l’être car il se présente comme un néant d’être. L’homme n’est pas seulement l’être qui se transcende tout en transcendant l’être, il existe comme pur dépassement et il n’est que cela.Condamné à être, cela veut dire que l’on n’échappe pas à son être, c’està-dire à sa liberté. Nous sommes liberté et la liberté est en fait un autre mot pour désigner l’homme. Cette intuition sartrienne n’est pas nouvelle. Dans la fameuse conférence du 29 Octobre 1945 intitulée « L’existentialisme est un humanisme », Sartre déclare : « Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine numineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. »323 321. CPM, p.445. 322. CPM, p.447. 323. EH, p.39. En 1945, Sartre insiste déjà sur cette idée fondamentale qui consiste à dire que l’homme n’a pas le droit de se référer à autre chose que lui-même. S’il est sans excuse c’est que rien ne le détermine mais étant donné qu’il est l’être qui s’arrache à l’être, il est le seul à se donner du sens et à pouvoir en donner au monde dans lequel il est plongé. L’homme est condamné « parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. »324 La condamnation à la liberté ne repose pas seulement sur le fait de ne pouvoir échapper à son propre être (la mauvaise foi est d’ailleurs une tentative de fuite et de dissimulation de la vérité de l’être de l’homme), elle s’explique aussi par l’existence d’une contingence que nous avons à surmonter. En entrant dans le monde, l’homme n’est pas déjà fait. Il est toujours à faire, à se faire être et à dévoiler le monde qui l’entoure. Les Cahiers pour une morale repartent de la situation de l’homme dans le monde et poursuivent dans une certaine mesure ce qui est engagé en 1945 dans la conférence de Sartre. Il s’agit désormais de souligner l’irréductibilité de sa liberté. L’homme dans le monde est pour Sartre « en même temps une facticité investie et un projet-dépassement »325. L’homme est donc à la fois l’être qui dépasse l’en-soi et a à choisir son propre projet d’être tout en tant l’être par qui et pour qui le monde existe. L’homme reçoit le monde comme monde en le dévoilant et donne un sens libre à cette réception du monde tout en devant se projeter pour se faire être. Si « Je conserve ce que je suis que par le mouvement dans lequel j’invente ce que je vais être »326, c’est parce que je ne suis rien que ce que je décide d’être, c’est-à-dire ce vers quoi ma liberté m’engage. La situation dans laquelle je me trouve, mes états d’âme ou mes qualités dépendent de ma liberté car je suis l’être pour qui rien n’est écrit d’avance et qui a toujours à s’inventer en se faisant être. L’homme timide n’est pas timide en soi mais il met sa liberté au service d’un projet global de lui-même et qui est la timidité. Etre timide, c’est se choisir timide et donc se faire timide (en évitant la prise de parole en public, en renonçant à prendre certains engagements etc…). D’où pourrait en effet provenir la timidité si ce n’est d’une décision relative à un choix d’être ? Puisqu’il faut que l’homme existe avant de pouvoir se définir, il faut aussi comprendre que l’homme n’a pas reçu son être, il a à le faire être. Pourtant on pourrait reprocher à Sartre d’affirmer que l’homme choisit tout y compris ses émotions ou ses qualités. Certains aiment à penser qu’être timide est plus fort que soi, que cela relève d’une nature, d’un tempérament inchangeable.327 Ils estiment aussi que l’on peut découvrir l’origine de la timidité au sein du modèle éducatif que reçoit l’enfant, comme si l’on pouvait lui apprendre à être timide. 324. Ibid. p.39-40. 325. CPM, p.447. C’est Sartre qui souligne. 326. Ibid. 327.. L’expression « C’est ma nature » est révélatrice de type de position. Mais alors comment expliquer que par exemple dans une même fratrie, enfants timides et enfants extravertis cohabitent ? Si Sartre dit de l’homme qu’il se choisit lui-même et qu’il est le seul à pouvoir et à devoir choisir, cela ne signifie pas pour autant que tous nos choix soient clairement identifiés et présents à nous-mêmes comme choix. Nous devons nous souvenirs que la plupart du temps, nous existons sur le plan de l’irréfléchi. Le timide s’est choisi timide à l’occasion d’une situation qu’il n’a pas pu supporter, il s’est donc déterminé à la fuir en se faisant être timide. Il a mis toute sa liberté en œuvre pour être à distance de l’événement. Le timide qui devait monter sur l’estrade pour prononcer un discours aux jeunes mariés et qui tout à coup redescend avant même d’être monté, utilise sa liberté dans le cadre d’un projet de timidité et donc de refus de s’exposer en public. Cet exemple nous permet de comprendre qu’un choix n’a pas besoin d’être pleinement conscient de lui-même pour être un choix relatif à notre liberté. Dans la vie courante, nous nous choisissons à partir de projets d’être qui passent inaperçus tant ils n’ont pour nous qu’une faible importance mais cela n’empêche pas qu’ils témoignent de notre liberté. Notre façon de marcher, de nous vêtir, les mots contenus dans nos paroles, tout cela fait appel à notre liberté. Cependant si nous écrivons une lettre et qu’une fois qu’elle est terminée, elle ne correspond pas à ce que nous avons prévu, nous ne sommes pas véritablement perturbés et nous admettons volontiers que finalement nous avons fait de notre mieux. Nous reconnaissons que l’écriture de la lettre, son vocabulaire, la ponctuation choisie, les développements, tout cela résulte de l’activité de notre liberté. Toute la difficulté étant d’accepter qu’en toute circonstance nous sommes toujours responsables de ce que nous faisons de nous-mêmes. Sartre insiste particulièrement dans sa philosophie sur ce lien entre la liberté et la responsabilité. La responsabilité, inhérente au fait d’être libre, accentue d’autant la condamnation à la liberté. Ce n’est pas seulement qu’il nous faut toujours assumer nos actes qui découlent de nos choix pour se faire être, nous devons aussi savoir que nous ne pouvons pas être responsables si nous ne sommes pas d’abord et inconditionnellement libres. Un être qui serait sous l’emprise d’un déterminisme ne pourrait être qualifié de responsable car la cause de ses actes se situerait à l’extérieur de lui. La découverte de la liberté comme étant l’être de l’homme ne permet pas simplement à Sartre d’affirmer que l’homme est liberté, écartant ainsi toute doctrine déterministe, structuraliste ou encore psychanalytique. Cette position philosophique engage l’homme par rapport à sa propre liberté qui, puisqu’elle n’est rien d’autre que son être, doit être reconnue et assumée par lui. Si nous soutenons l’idée que la liberté est à elle-même un problème, cela se vérifie dans la mesure où une majeure partie de l’entreprise philosophique sartrienne consiste à décrire et identifier la liberté et son mode d’être. Même si Sartre ne cherche plus à faire un exposé démontrant l’existence de la liberté, il désire néanmoins montrer que la liberté est partout présente, même dans des situations qui paraissent oppressantes ou menaçantes pour la liberté. 328. Voir la quatrième partie de L’Être et le Néant, « Avoir, faire et être ». Il ne suffit pourtant pas de bien comprendre ce qu’est la liberté et ce qu’elle représente pour l’homme pour être libre. De là provient un autre problème qui découle du premier (à savoir la détermination philosophique de la liberté) qui est la reconnaissance par l’homme de son entière liberté. Il est à présent temps pour nous afin de poursuivre notre analyse du problème de l’authenticité et du devoir être comme être de l’homme, de reprendre l’étude d’un exemple dont nous avions annoncé qu’il serait approfondi329 : il s’agit de l’exemple de la maladie que Sartre traite à la suite de son paragraphe rappelant notre condamnation à la liberté. Dans un premier temps on peut estimer que la maladie est une entrave à la liberté. « C’est ce que le langage populaire nomme être diminué. »330 Si je suis atteint d’un handicap par exemple, la pratique de certains sports me semble interdite, « j’étais un bouquet de possibilités, on ôte quelques possibilités, on ôte quelques fleurs, le bouquet reste dans le vase, diminué, réduit à quelques éléments. »331 Sartre refuse catégoriquement ce genre d’interprétation qui veut penser que le monde est de lui-même un obstacle qui peut réduire la liberté humaine. La maladie, en dépit du fait qu’elle est causée par un événement du monde (éboulement qui me fait perdre mes jambes, contact avec une épidémie), doit toujours être l’objet d’une reprise et d’un dépassement par la liberté de l’homme. L’homme ne peut pas en effet être malade. Toujours séparé de lui-même, l’homme a à être et à donner du sens à sa maladie qui n’est pour lui qu’un élément de sa situation. Les possibilités qui semblent perdues pour le malade sont en réalité perdues parce que le malade y renonce ou qu’il choisit de ne pas les voir comme perdues. En d’autres termes, le fait de la maladie qui prive le malade de certaines possibilités, ne le prive pas d’avoir à choisir une attitude à prendre vis-à-vis de ces possibilités mortes. Ce n’est pas parce que l’aveugle ne peut plus voir qu’il est moins libre, il a toujours à se choisir par rapport à cette perte d’un sens. Par ailleurs, il est tout à fait possible qu’il ne renonce pas à voir en apprenant par exemple à reconnaître un visage en utilisant la sensibilité de ses mains. De même l’homme qui ne peut plus se lever, est capable de choisir de se définir comme immobile, comme ne devant plus sortir de son domicile car il est sans ses jambes. A l’inverse, un autre patient atteint de la même perte, choisira de se déplacer en fauteuil roulant, aménagera son intérieur pour qu’il soit adapté à ses déplacements etc… La maladie n’empêche pas la liberté d’être toujours opérationnelle et de devoir s’accomplir. Même l’homme malade est obligé de se choisir et de se faire être dans la perspective de la maladie. 329. Voir I, 3. « Le corps instrument de la liberté. » 330. CPM, p.448. 331. Ibid. « Autrement dit, la maladie est une condition à l’intérieur de laquelle l’homme est de nouveau libre et sans excuses. »332 (Ibid. C’est Sartre qui souligne.) L’homme malade n’est pas moins libre que l’homme en bonne santé, il a simplement à choisir son projet d’être à partir d’une situation différente. N’oublions pas toutefois que la situation n’a de sens que par la liberté et que simultanément il n’y a pas de liberté réelle et effective en l’absence de situation. La liberté du malade a à décider d’elle-même tout comme la liberté de l’homme sain. Par ailleurs le malade doit se choisir à partir de nouveaux possibles qui ne sont possibles qu’en raison de sa situation de malade. Il peut être ou ne pas être un bon malade, accepter ou refuser le traitement médical etc… L’homme ne peut pas faire abstraction de sa maladie mais cela ne signifie pas qu’elle décide pour lui de ce qu’il est ou de ce qu’il doit faire. Il a à prendre la responsabilité de sa maladie en l’intégrant au sein de sa liberté. Non pas qu’il doive accepter d’être à l’origine de sa maladie (ce qui dans le cas particulier des maladies génétiques est absurde) mais il doit vivre sa maladie à partir de sa liberté. Prenons un exemple concret. Le diabète est à ce titre une affection qui peut avoir plusieurs origines. Le diabète de type 2 surgit après un comportement alimentaire déséquilibré. Le malade est ici à l’origine de sa maladie puisqu’elle apparaît à la suite de mauvaises habitudes alimentaires. Les personnes diabétiques insulinodépendantes atteintes du diabète de type 1 déclarent en revanche leur maladie à la suite d’une erreur génétique qui a pour conséquence de détruire les îlots de Langerhans du pancréas, zones qui fournissent à l’organisme son apport en insuline. Ces malades ne choisissent pas d’être diabétiques, ils subissent les lois de l’hérédité génétique mais cela ne change rien au fait qu’ils doivent donner un sens à leur situation de malade. La maladie n’est pas une entrave à la liberté mais plutôt un défi lancé à la liberté. L’homme malade n’est pas malade mais a à l’être. « Ainsi ma liberté est condamnation parce que je ne suis pas libre d’être ou de n’être pas malade [mais] comme je suis libre, je suis contraint par ma liberté de la faire mienne. »333 Ma maladie peut me limiter si je choisis les limites qu’elles m’offrent. Même ce qui semble irréversible comme la perte d’un membre, réclame que la liberté se positionne par rapport à cette perte. Elle peut en faire par exemple un échec pour mener son existence ( auquel cas je choisis délibérément d’être incapable de faire telle ou telle action) soit elle définit cette perte comme relative qui appelle à suivre d’autres possibles et à se saisir de moyens pour être surmontée ( la pose d’une prothèse, la présence d’un aidant familial etc…) En ce sens, Sartre insiste sur le fait que la maladie n’est une excuse que pour les possibilités qui ne peuvent plus être les miennes dans ma vie de malade puisque précisément je suis malade et non plus sain. 332. Ibid. C’est Sartre qui souligne. 333. Ibid. En aucun cas la maladie est une excuse pour ne plus avoir de possibilités « pour ma vie vivante de malade. »334 En définitive, rien ne peut priver l’homme de sa liberté si ce n’est la mort qui marque la fin de toutes mes possibilités sans pour autant empêcher ma liberté de s’être accomplie car c’est toujours comme homme libre que je meurs. La maladie n’annule en rien la liberté mais au contraire nous pouvons penser qu’elle la renforce en mettant plus nettement l’homme en situation de choix. Le malade qui refuse le traitement sent bien qu’il n’y a que lui pour faire durer sa maladie. Peut-être cherche-t-il à se conforter dans sa situation de malade au point de se justifier à lui-même qu’il n’est pas libre, qu’il ne peut plus se soigner car de toute manière son heure est venue. Si la maladie nous amène toujours à choisir et si nous pouvons comme le montre le cas précédent, nous réfugier dans la mauvaise foi, elle peut être pensée selon un schéma plus ou moins similaire à celui de l’angoisse. Rappelons que pour Sartre, l’angoisse se définit comme la saisie réflexive de notre liberté.335 Dans l’angoisse, ce qui nous angoisse c’est que nous comprenons que rien ne peut se faire qu’à partir de nos libres choix. « L’angoisse, en effet, est la reconnaissance d’une possibilité comme ma possibilité, c’est-à-dire qu’elle se constitue lorsque la conscience se voit coupée de son essence par le néant ou séparée du futur par sa liberté même. »336 De la même façon la maladie conduit toujours l’homme à devoir se choisir pour entreprendre de se faire être. La maladie peut être l’occasion d’une expérience de l’angoisse car l’homme saisit réflexivement qu’il ne peut pas échapper à sa liberté malgré les souffrances qu’il subit et en dépit de toute ce que la maladie peut apporter comme restrictions étant donné que les souffrances et les restrictions n’ont de sens que par la liberté du malade. La maladie n’est pas une excuse qui nous empêcherait d’être authentiques. Notre condamnation à la liberté est toujours présente même si nous devenons malades. Comme le dit Gabriel Marcel en commentant la philosophie de Sartre, « Ainsi non seulement nous n’héritons pas d’autrui, mais nous n’héritons pas non plus de nous-mêmes. Nous ne nous saisissons jamais que comme choix en train de se faire. Mais la liberté est simplement le fait que ce choix est toujours inconditionné. »337 Un choix déterminé à l’avance ne serait plus à proprement parler un choix. Ce qui fait de la liberté sartrienne une condamnation vers la voie de l’authenticité est qu’elle nous oblige à choisir puisque notre être et sa réalisation dépendent de nos choix. 334. CPM, p.449. 335. EN, p.74. 336. EN, p.70-71, Chap. I « L’origine de la négation », section V « L’origine du néant ». 337. L’existence et la liberté humaine chez Jean-Paul Sartre, Gabriel Marcel, Vrin, 1981, p.77-78, présentation de Denis Huisman. Dans le même temps cette liberté engage notre responsabilité totale car nous sommes seuls à choisir et ce que nous choisissons c’est nous-mêmes pour nousmêmes vers un possible dévoilé par nous-mêmes. En conclusion de son étude sur la maladie, Sartre résume ses analyses par ces mots : « Ainsi suis-je sans repos : toujours transformé, miné, laminé ; ruiné du dehors et toujours libre, toujours obligé de reprendre à mon compte, de prendre la responsabilité de ce dont je ne suis pas responsable. Totalement déterminé et totalement libre. Obligé d’assumer ce déterminisme pour poser au-delà les buts de ma liberté, de faire de ce déterminisme un engagement de plus. »338 Ne nous méprenons pas en estimant que Sartre conjugue le déterminisme dans son sens classique avec la liberté. En réalité, il n’y a que liberté. Ce qu’il faut entendre par déterminisme, ce sont les événements du monde, les comportements d’autrui, tout ce qui ne dépend pas de nous pour s’accomplir. Seulement ces événements peuvent nous toucher directement et c’est à ce niveau que l’on parle de déterminisme car ils nous déterminent (sous-entendu nous obligent) à nous déterminer, c’est-à-dire à donner sens à ce qui nous arrive au moyen de notre liberté. Peu importe la nature de l’événement, cela laisse entière notre liberté qui doit toujours se faire être au-delà de ce qui est. Si je tombe malade, je dois me faire être par-delà ma maladie. Si je suis ruiné, il me faut encore prendre position par rapport à ma ruine. Poser les buts de ma liberté, c’est comprendre que ce qui m’arrive ne contribue pas à me faire. Cela réclame de moi que je me fasse moimême en élisant mes propres projets d’être. La maladie ou la ruine ne me définissent pas mais j’ai à me définir par rapport à eux. Dans cette perspective nous comprenons que l’homme authentique est celui qui sait que rien ne prend sens et ne l’oblige a priori mais qu’il est à l’origine du sens et du choix qu’il fait de lui-même. Nous avons pourtant répondu que partiellement à notre problème. Si la liberté ne pose plus de problème lorsqu’elle est comprise comme ce qui est notre être et que l’homme saisit qu’il est toujours à la base de ce qu’il fait de lui-même, nous ne rendons pas compte du fait concret non seulement de vivre mais de vouloir sa liberté. Cette question nous entraîne sur notre second point où il s’agira de mettre en perspective ce que Sartre appelle une conversion à la liberté. Cela nous permettra de comprendre comment la liberté peut devenir pour l’homme le but véritable de son existence. Ces analyses nous donneront également l’occasion de revenir sur la question morale qui occupe une place importante dans le Cahier II. 338. CPM, p.449 La conversion à la liberté et la morale ontologique La question morale n’est pas un thème nouveau dans la pensée sartrienne au moment où notre auteur rédige les Cahiers pour une morale. Elle a déjà pu apparaître lors de sa conférence de 1945 « L’existentialisme est un humanisme. »339 Toutefois le problème n’est plus pour Sartre de faire entendre au public que la liberté humaine implique la responsabilité et que l’homme a à inventer sa morale en se choisissant.340 Seulement dire que l’homme est nécessairement amené à être moral parce qu’il est libre et que c’est par sa liberté que se constituent les valeurs, cela ne nous permet pas encore de penser par quel moyen l’homme prend la mesure de sa responsabilité morale et du fait qu’il est le seul être à devoir décider du sens à donner à son être. Face à cette difficulté, Sartre analyse dans les Cahiers pour une morale l’idée d’une conversion à la liberté qui apparaît comme une solution possible pour que l’homme puisse prendre toute la mesure de sa liberté et qu’elle ne se présente plus sous la forme d’un problème mais d’une vérité dévoilée et entretenue par l’homme lui-même. Toute la question est alors de savoir en quoi consiste cette conversion et si elle est véritablement capable d’offrir à l’homme l’occasion de se reconnaître lui-même comme liberté radicale, sans autre fondement que son devoir de fonder. Cela nous invitera aussi à spécifier ce que Sartre entend par morale ontologique étant donné qu’il propose d’établir ce que doit être la morale au regard de ce qu’est la liberté. Il n’y a en effet pas de morale possible pour un être qui n’est pas libre. Le dilemme moral n’a de sens que si l’homme est libre car il est à l’origine de ses choix. Toutes ces questions nous amènent à problématiser la question de la liberté en l’analysant au niveau moral sans pour autant réduire la liberté à être uniquement la condition de possibilité de la morale. La liberté est également condition de possibilité de l’action. Nous verrons simplement que la liberté pose d’autres problèmes que celui de son élucidation et qu’elle a un rôle central à jouer en ce qui concerne notre vie morale. Si Sartre se pose la question d’une conversion à la liberté, il est intéressant de remarquer que la conversion trouve son sens s’il y a d’abord une perte possible de la liberté. Or nous avons pu voir que la liberté de l’homme est toujours en danger dans le monde. L’oppression, l’aliénation par l’autre ou encore la violence peuvent être des moyens pour destituer l’homme de l’exercice de sa liberté. 339. Dès La Transcendance de l’Ego, Sartre indiquait que sa découverte d’une conscience irréfléchie qui appréhende le monde permettait de « fonder philosophiquement une morale et une politique absolument positives ». TE p.87. 340. Voir EH, « L’homme se fait, il n’est pas tout fait d’abord, il se fait en choisissant sa morale. » p.66. Malgré l’aspect relativement libre des notes de Sartre, nous pouvons néanmoins déceler une certaine cohérence dans leur composition et plus particulièrement par rapport à notre interrogation au sujet de la liberté. Ce n’est qu’à la toute fin du Cahier II qu’apparaît la réflexion sur la conversion à la liberté et le plan de la morale ontologique.341 Sartre ne peut pas en effet présenter ce qu’est un homme qui assume sa liberté avant d’avoir compris qu’il est soumis à diverses aliénations qui rendent difficiles l’ascension à un exister authentique. Néanmoins ce n’est pas parce que l’oppression est réelle ou que le mensonge trompe notre liberté que celle-ci ne peut pas et ne doit pas se reconnaître comme radicalement libre malgré ce qu’elle subit à l’extérieur en étant plongé dans le monde. C’est pourquoi avant d’en venir à l’exposition de ses arguments concernant la conversion, Sartre rappelle que l’homme est l’être qui est le seul à pouvoir s’interroger sur l’être. Il indique notamment que l’homme « est donc l’être qui, en se mettant en question dans son être, met en question pour lui le sens de l’Etre. »342 Etant donné que l’homme est un néant d’être, il est l’être pour qui l’être se dévoile comme être. Il a donc la responsabilité de l’être sans être responsable du surgissement de l’être lui-même. Nous voyons déjà que cette conception philosophique de l’homme nous conduit à des considérations morales importantes. Puisqu’il s’agit pour nous de devoir constamment nous positionner par rapport à l’être, l’être n’a de sens que parce que nous lui en attribuons un. Nous sommes donc responsables non seulement de ce que nous faisons mais aussi d’avoir choisi ce que nous projetons de faire dans telle ou telle situation. Il faut bien voir comme le souligne notre auteur que ce n’est pas « par caprice qu’il [l’homme] s’interroge sur le sens de l’Etre : il n’est rien d’autre que cette aventure de l’Etre. »343 Nous ne pouvons pas dire que l’homme soit capable de choisir ou non de s’interroger sur l’être car il n’existe que sous la forme d’une interrogation permanente. L’un des problèmes de la liberté est qu’elle s’impose à l’homme et qu’il ne peut la refuser qu’en se refusant lui-même d’exister. Or tout refus suppose l’existence d’un sujet. L’homme qui refuse d’admettre sa liberté, refuse d’être lui-même et tombe dans la mauvaise foi. Il est pourtant ici question de l’homme en tant qu’être qui s’interroge sur l’Etre et qui ne peut échapper à ce statut ontologique particulier. Nous devons comprendre dans cette perspective que l’homme est l’être qui n’adhère jamais à lui-même et qu’il a à se reprendre pour se faire être. C’est pourquoi il est à la fois l’être qui est libre car il a à être mais en même temps il ne peut pas être car l’être suppose l’identité à soi alors que l’homme est néantisation de soi et du monde. « Tout se passe comme si l’Etre, ne pouvant se mettre en question dans l’immanence, se mettait en question hors de soi et comme si cette mise en question ex-centrique était l’homme. »344 Il ne peut en effet rien arriver à l’en-soi car il est réduit à être ce qu’il est. Seul l’homme étant en dehors de l’être puisqu’il est néant de l’être peut dévoiler l’être comme monde. 341. Voir CPM, p.488 pour la conversion et p.484 pour le plan de la morale ontologique. 342. CPM, p.464. 343. Ibid. 344. Ibid. Cette position ontologique spéciale permet à l’homme d’accéder à la liberté mais également à l’existence morale car c’est de lui que dépendent les choix qu’il met en place pour résoudre les situations qu’il traverse. Ce n’est donc pas par hasard que Sartre se trouve confronté à la question morale et qu’il y réponde en partie en proposant l’idée de conversion. En postulant la liberté radicale de l’homme, il faut aussi reprendre la question morale en comprenant notamment que l’homme choisit sa morale. Tout cela suppose au préalable d’éclaircir le rapport que l’homme entretient avec sa liberté. Ce qu’il faut dès à présent garder à l’esprit, c’est que pour Sartre l’homme n’entre pas en rapport avec sa liberté comme on pourrait dire de cette table qu’elle supporte ce verre. L’homme est liberté et il n’est que cela. Le rapport à la liberté est un rapport d’être qui aboutit à une confusion entre l’être de l’homme et l’être de la liberté puisque la liberté c’est l’homme et que l’homme c’est la liberté. En ce sens Sartre aborde l’idée de conversion en établissant qu’elle est à envisager étant donné que les hommes ne sont pas toujours dans une situation où règne la liberté. La conversion est donc un possible pour l’homme qui consiste à lui permettre de saisir à nouveau son entière liberté. Or tout le problème est de savoir comment peut s’opérer la conversion et ce qu’elle amène de nouveau pour l’homme qui l’entreprend. Sartre relève à ce titre trois différents types de motifs qui sont propices pour faire apparaître la conversion. Il distingue l’aliénation à laquelle l’esclave est soumis, l’échec d’être en-soi-pour-soi et l’échec de la réflexion complice.345 En ce qui concerne le premier des motifs, il s’agit de la même explication que celle de la révolte dans laquelle l’esclave comprend que la situation tire son sens de son choix d’être. Ici Sartre s’intéresse à la faim. « A la différence des animaux dont la faim est seulement conatus vers la continuation de la vie, la faim chez l’homme peut devenir revendication d’une raison de vivre. »346 L’esclave qui a faim ou qui ne peut pas manger certains aliments qui sont pour lui interdits, n’est pas sa propre faim mais il l’existe en la dépassant. C’est précisément ce fait pour l’esclave d’avoir à se dépasser vers des possibles (comme celui de faire par exemple un bon repas) qui peut enclencher la conversion à la liberté, c’est-à-dire la compréhension que l’homme est à lui-même son propre but. Dans le cas de l’échec d’être en-soipour-soi, l’homme est amené à faire l’expérience de son absence de fondement. Chercher à être n’est pas possible et l’homme intègre cette impossibilité en voyant bien qu’il est toujours à distance de lui-même et de ce qu’il fait de lui-même. L’homme ne peut pas être courageux, ou être garçon de café puisque précisément l’homme est néantisation de l’être. Etre courageux suppose de se faire courageux tout en n’étant pas le courage mais en l’actualisant comme projet d’être. Le garçon de café n’est pas non plus garçon de café car il est lui aussi toujours amené à se faire être pour être. 345. Voir CPM, p.488-489. 346. CPM, p.488. Croire que l’on est garçon de café, c’est être de mauvaise foi en cherchant une origine à notre être ou un sens déjà construit. Or dès l’instant où je suis garçon de café, je ne le suis pas et je ne l’ai même jamais été mais j’ai cherché à l’être, à me faire garçon de café en servant les consommateurs. Cependant même en service, je ne suis pas et suis garçon de café dans la mesure où j’échappe continuellement à ce que je suis car je dois projeter ce que je veux être. Cette compréhension de notre impossibilité d’être est pour Sartre une deuxième occasion pour se convertir à la liberté. La dernière possibilité, l’échec de la réflexion complice, permet à l’homme de comprendre qu’il n’existe qu’en dehors de lui-même sans jamais coller à soi. Sartre prend ici l’exemple du sentiment et écrit : « Ce sentiment que j’ai, je ne le suis pas, j’en suis séparé par ma conscience non-thétique elle-même. » 347 Je ne peux pas être mon sentiment d’amour étant donné que pour être, ce sentiment relève d’un choix de moi-même et tout choix implique distance à soi. Je ne peux choisir d’aimer que parce que je ne suis pas l’amour mais l’homme qui aime. « Il y a un échec radical et constant de ma vie psychologique : je ne touche pas mon caractère, il est fantôme ; c’est un objet du monde. »348 (Ibid.) L’homme est un être qui est au-delà de son être, sans pouvoir être ce qu’il est mais qui existe à distance de lui-même. Notre conscience néantisante n’est pas seulement dévoilante en nous faisant apparaître le monde, elle nous sépare de nous-mêmes sans nous permettre de nous réconcilier. Pour toujours l’homme existe séparé de lui-même et c’est la saisie de cette existence comme échappement à soi et au monde qui permet d’engager la conversion à la liberté en rejoignant ce que notre auteur appelle la réflexion pure. On le voit l’objectif essentiel de la conversion telle que Sartre la présente au travers des motifs qui la déclenchent est de faire en sorte que l’homme renoue avec sa liberté. L’ensemble des motifs qui peuvent provoquer la conversion montre néanmoins qu’il n’y a pas une nécessité de la conversion. Elle ne peut s’imposer que si l’homme ne se dissimule pas la vérité de son être. Il faut bien être attentif au fait que la conversion même si elle mène à l’authenticité, reste un possible pour la liberté de l’homme de se vivre elle-même comme liberté. C’est pourquoi Sartre insiste particulièrement sur le thème de la réflexion pure. Elle est une attitude qui permet en effet à l’homme non de se saisir lui-même comme un être qui fait (comme c’est le cas dans la réflexion complice) mais comme un faire qui cherche à être. Toute la difficulté n’est pas tant de comprendre cette conversion que de donner un éclairage sur sa possibilité. Comment l’homme peutil s’atteindre lui-même comme liberté s’il se croit déterminé ou s’il pense que son être tient à des déterminations extérieures ? Je ne peux pas me dire libre si j’estime que je dois ma tristesse à un certain état du monde. En d’autres termes, il est délicat de penser la conversion si l’homme ne refuse pas de se penser à partir de l’être. 347. CPM, p.489. 348. Ibid. Or comme l’exprime Jean-Marc Mouillie, « la réalité humaine éprouve le néant de la présence à soi et de la liberté à même sa vie de conscience. »349 Si l’homme peut refuser de se convertir, il ne peut pas se rendre nécessaire. Même si la conversion reste un possible, la liberté est irréductible. Cette irréductibilité appelle l’homme à la conversion dans la mesure où il n’a pas la possibilité de renoncer à sa liberté. Renoncer implique déjà d’être libre, de pouvoir s’arracher à soi et de se mettre à distance de ce que l’on désire abandonner. Si je renonce à ma liberté, il faut que je sois libre de ne plus être libre. Nous voyons ici la contradiction. Comment être libre de ne plus être libre si pour ne plus l’être il faut l’être ? Si l’homme est libre, il n’est pourtant pas libre de choisir sa liberté. C’est pourquoi la conversion va se manifester dans la réflexion pure, c’est-à-dire dès le moment où l’homme comprend qu’il est sa propre détermination tout en sachant qu’il ne peut pas ne pas se déterminer à se choisir pour être. Se convertir à la liberté c’est alors reconnaître en même temps notre responsabilité (nous sommes que ce que nous nous faisons être) et notre contingence (nous n’avons pas choisi d’être et nous sommes là sans raison). Dans la réflexion pure qui est un des motifs possibles pour la conversion, l’homme saisit non thétiquement son projet d’être tout en l’inscrivant à la base de son être. En ce sens, l’homme (dans la conversion) est « l’être dont l’existence est en question dans son être et comme l’être de l’homme est action, cela signifie que son choix d’être est en même temps en question dans son être. »350 Etant donné que l’homme est l’être qui manque d’être et qui a à se fonder pour se faire, il est celui qui se doit d’engager constamment son être à travers son choix. C’est pourquoi ce qui est fondamental dans la conversion c’est de se rendre compte du fait que nos choix ne dépendent que de nous-mêmes et surtout que nous ne pouvons pas ne pas choisir ni choisir de ne pas être libre. Par l’idée de conversion, Sartre propose une alternative à la fois à l’aliénation et à l’oppression mais aussi à la réflexion complice. La conversion permet à l’homme de se déprendre de l’oppression en redécouvrant qu’il n’est que liberté et qu’il a à se choisir pour être. Si la réflexion complice consiste à se comprendre à partir de l’être, (comme dans le cas de la mauvaise foi ou de l’esprit de sérieux), la conversion permet d’accéder à un autre plan de réflexivité qui est la réflexion pure dans laquelle l’homme se comprend à partir de sa liberté. Cette compréhension se développe au sein du néant d’être de l’homme. Sa structure ontologique lui confirme à la fois son absence de fondement et sa facticité. 349. Sartre Désir et liberté, coordonné par Renaud Barbaras, PUF, collection Débats philosophiques, 2005, p.176. Voir notamment l’article de Jean-Marc Mouillie « L’autodévoilement de la liberté dans l’existence » p.167-192. 350. CPM, p.490. Cependant si « la facticité détermine la situation dans le monde d’une transcendance (…) c’est la transcendance qui donne sens à la situation. »351 En d’autres termes, la conversion permet à l’homme de se saisir comme l’être par qui le sens vient au monde et à lui-même. Rien ne pèse alors sur l’homme en dépit de la pression des circonstances (par exemple la menace de mort lors d’un bombardement) étant donné que c’est par l’homme que la situation prend sens. Une situation ne peut d’ailleurs se révéler comme situation que pour un être qui existe en dehors de l’être. C’est pourquoi Sartre insiste pour indiquer que la conversion produit des modifications profondes par rapport à la manière pour l’homme de s’appréhender lui-même. La conversion permet la « Saisie thématique de la liberté, de la gratuité, de l’injustifiabilité. »352Pour le dire autrement, la conversion correspond à une sorte d’expérience de radicalisation de l’homme lui-même qui ne cherche plus à être en-soi-pour-soi ou à adopter la conduite de mauvaise foi en croyant qu’il est ce qu’il est par l’action de l’extériorité. L’homme se met en présence de lui-même en saisissant qu’il est l'être qui a à être et qu’il ne peut compter que sur sa liberté pour se faire. Si l’homme n’a pas d’être déterminé, mais qu’il est l’être en absence d’être, il est aussi celui pour qui se dévoilent des valeurs par le choix de ses propres projets d’être. Mais alors « l’existant qui fait surgir la valeur fait surgir la question de sa propre valeur. »353 S’il s’agit d’avoir une attitude authentique visà-vis de la liberté et que cette saisie de la liberté pour ce qu’elle est, est possible par la conversion, cela n’a de sens que parce que l’homme est un être qui s’arrache à l’être. Puisque l’homme n’existe que comme à distance de lui-même et du monde, il se pose alors la question de savoir ce qu’il va faire de lui-même et du monde. L’en-soi est débarrassé de cette difficulté car son être lui est déjà donné. L’homme qui contemple le spectacle de l’être, ne peut que constater que contrairement à l’être, rien n’agit en lui à part sa propre liberté qui est motivation pour son être. 351. Comprendre Sartre, Hadi Rizk, Armand Colin, 2011 p.91. On pourra lire avec intérêt le chapitre III « La liberté, de la contingence à l’action » (p.87 à 109) qui revient sur la conversion et la création dans les Cahiers pour une morale. 352. CPM, p.490. 353. Lectures de Sartre, sous la direction de Philippe Cabestan et Jean-Pierre Zarader,Ellipses, Collection Lectures de …, 2011, p.289. On lira avec attention l’article de Jean-Marc Mouillie « Vers une morale concrète » (p.287-309) qui retrace l’évolution de la pensée sartrienne par rapport au problème moral. Une majeure partie des analyses présentes se concentrent sur l’élucidation de la morale telle que Sartre la pense dans les Cahiers pour une morale. Néanmoins cette reconnaissance et cette prise en charge de la liberté lors de l’expérience de la conversion ne suppriment pas entièrement le problème de la liberté car l’homme doit toujours se définir comme un être qui a à se faire être pour se fonder tout en sachant qu’il ne peut jamais y parvenir. Cette tension au cœur de la liberté, si elle ne fait qu’accentuer la radicalité de notre absence de justification, met également l’homme dans une situation des plus difficiles. Même s’il est le seul être à pouvoir prendre un point de vue sur l’être et sur lui-même en tant qu’il est son propre néant, il ne peut pas échapper à ce particularisme ontologique ni le dissoudre. L’homme existe perpétuellement au-delà du monde et de lui-même sans pouvoir être véritablement. Toute perspective d’être reste pour l’homme une perspective non atteinte. S’il veut être écrivain, même s’il a l’impression de l’être lorsqu’il écrit ou qu’il signe ses ouvrages, son statut ontologique l’oblige à toujours se situer au-delà de lui-même. Il n’est donc jamais écrivain, il doit sans cesse en renouveler le projet sans jamais pouvoir l’accomplir en totalité. L’homme doit alors assumer le fait qu’il est dans l’obligation de toujours chercher à être pour être tout en étant ce qu’il n’est pas et en n’étant pas ce qu’il est. Comme l’écrit Jean-Marc Mouillie, « C’est par une saisie intuitive de la facticité et de la solitude ontologique de mon être, être sans droit, être « de trop », qui n’a pas d’autre témoin que lui-même et qui doit se justifier dans l’assomption de son absence de justification extérieure, que l’authenticité devient vérité vécue. »354 La conversion qui amène à l’authenticité par la découverte de notre liberté comme étant le seul sens de notre être, ne nous délivre pas du problème de la liberté mais le renforce. Nous pourrions croire qu’une fois que l’homme s’existe lui-même comme être libre et sans autre fondement que celui qu’il a à se donner, il n’a plus lieu de penser la liberté comme un problème étant donné qu’elle prend la forme d’une vérité dévoilée. C’est pourtant précisément ce dévoilement qui réactive le problème de la liberté dans la mesure où elle ne cesse de se rappeler à l’homme sous forme d’une exigence indépassable. L’homme doit accepter un paradoxe : il est l’être qui a à se choisir pour être mais qui ne peut jamais réussir à être. Cette situation semble impossible à tenir et c’est pourquoi la plupart du temps, nous fuyons notre liberté dans la mauvaise foi avec laquelle nous cherchons à nous faire comprendre par l’être. Or l’authenticité « consiste à refuser la quête de l’être, parce que je ne suis jamais rien. »355 Puisque l’homme est néant d’être, il est pour toujours séparé de l’être et il n’existe que comme cette séparation de l’être et de lui-même. Ce qu’il y a de tragique dans la condition humaine, c’est que l’homme est le seul être à n’avoir pas reçu son être mais à être privé d’être, c’est-à-dire de fondement. 354. Sartre Désir et liberté, p.185. 355. CPM, p.492. C’est Sartre qui souligne. Cette absence de fondement implique pourtant l’existence de la liberté. Mais même en réalisant son projet d’être, l’homme n’est pas son projet, il est toujours déjà en dehors de lui-même. Choisir d’être courageux au lieu d’être lâche, ce n’est pas être le courage, c’est se faire être selon une attitude où il convient d’agir. Si je ne peux pas être courageux même si j’ai fait preuve de courage, cela tient au fait que tout ce que je fais est suspendu dans ma liberté. Il faut comprendre que celle-ci n’arrive jamais à assimiler ce qu’elle projette sinon elle cesserait d’être liberté. Dès que j’ai sauvé cet homme de la noyade, je ne suis plus courageux. J’ai à être réconfortant ou j’ai à être celui qui appelle les secours. Même dans l’acte de secourir, je ne suis pas courageux mais je me choisis pour me faire courageux. Mon acharnement, mes gestes, ma force, ma concentration pour tirer cet homme hors de l’eau, tout cela mime le courage sans pouvoir l’être car tout ce que je fais de moi-même repose sur un choix d’être et non sur un être. Si j’existe comme choix permanent, je suis dans l’impossibilité d’être car en me choisissant et en me réalisant, je ne suis pas ce que j’ai projeté mais j’ai de nouveau à me faire par-delà ce que j’ai fait de moi-même. Si l’homme a à se choisir c’est qu’il n’est pas puisque si son être est donné il ne peut pas avoir à se choisir. Réciproquement si l’homme n’est pas, alors son absence d’être l’oblige à se choisir pour être. Cette obligation ne poserait pas de difficulté si elle n’entretenait aucun rapport avec nous-mêmes. Ce qui est complexe et ce qui nous fait dire qu’il y a bien un problème de la liberté chez Sartre, c’est nous devons assumer cette obligation pour pouvoir reconnaître et vouloir notre liberté comme étant notre être, mais puisque nous sommes toujours déjà libres avant même d’en avoir pris conscience nous pouvons très bien refuser l’obligation. Un autre problème semble se poser. Comment comprendre la possibilité de la conversion si l’homme persiste à se reconnaître à partir de l’être en espérant effectuer la synthèse de l’en-soi et du pour-soi ? De quelle manière l’homme peut-il espérer être libre et assumer sa liberté s’il ne fait que la fuir ? Si la conversion reste toujours possible, cela tient au fait que la liberté est partout présente en l’homme car elle est l’homme. L’homme qui se refuse à la liberté est nécessairement libre pour être capable de refuser. Un homme qui refuse de reconnaître sa liberté continue d’être libre en dépit de son refus. C’est même parce qu’il refuse qu’il est libre. Toutes les entreprises de l’homme pour se dissimuler à lui-même sa liberté et sa responsabilité sont des entreprises qui réclament la liberté pour être possibles. L’homme de mauvaise foi n’échappe pas à la liberté mais il ne fait qu’éviter d’admettre qu’elle est le seul principe d’effectuation de lui-même. Ne pas se convertir à la liberté ce n’est pas perdre sa liberté. Autrement dit la conversion telle que Sartre l’envisage dans les Cahiers pour une morale invite l’homme à découvrir la vérité de son être, la liberté. Notre auteur indique que le seul « projet valable [pour l’homme] est celui d’agir sur une situation concrète et de la modifier dans un certain sens. »356 356. CPM, p.491. L’homme est en effet l’être de l’action et pour deux raisons. La première tient à sa liberté car il faut nécessairement être libre pour pouvoir agir. La deuxième raison est que toute action est intentionnelle. Pour agir, nous devons être en mesure de prendre un point de vue sur l’être. Seul un être qui n’est pas assez pour être et qui est séparé de son être, est capable d’action. L’action participe d’ailleurs à sa propre construction. Si une pierre n’agit pas c’est que pour elle l’action n’a pas de sens. Elle n’a rien à faire si ce n’est être en toute passivité ce qu’elle est. L’homme doit agir non seulement parce qu’il est libre mais aussi parce qu’il a à se faire dans le monde. Il n’y a pas pour lui d’espérance en dehors de l’action car c’est par elle que l’homme se fait et cherche à être sans rejoindre l’être. Nous comprenons que le problème de la morale provient du problème de la liberté. C’est en effet parce que la liberté existe que la question morale se pose. Si la « réalité-humaine existe à dessein de soi »357c’est parce qu’il n’y a rien qui ne fait sens en dehors de ce qu’elle décide d’être et de faire du monde qui l’entoure. L’homme est ainsi condamné à s’inventer lui-même et ce en dépit de toutes les circonstances au moyen de sa liberté, c’est-à-dire de son être. « Ce que nous appelons sa liberté, c’est qu’elle n’est jamais rien sans qu’elle se motive à l’être. »358 Tout ce que l’homme se fait être trouve son origine et sa raison d’être au sein de sa liberté, ce par quoi l’homme se détermine au point de n’être que cela : sa propre détermination. Ce qu’il faut bien comprendre c’est pour Sartre, l’homme n’est pas libre par choix et que la liberté n’est pas une qualité attribuée à l’homme. L’homme s’il existe, est liberté et il n’existe que comme liberté. C’est pourquoi la conversion à laquelle notre auteur nous invite permet de répondre au problème moral (que dois-je faire ?) par l’intermédiaire de la découverte de la liberté. Ce que j’ai à faire n’est pas écrit mais tout ce que je fais, j’en suis responsable non pas seulement pour l’avoir fait mais parce que je suis à la base de mes actions, de mes conduites, de toutes mes entreprises y compris de mon éventuelle inaction. « Bien entendu il ne s’agit pas seulement de reconnaître qu’on est sans excuse, mais aussi de vouloir l’être. »359 Tout le sens de la conversion est alors de faire de la liberté la seule valeur à laquelle l’homme ne peut échapper. Par conséquent la liberté appelle la morale puisque c’est par la liberté que l’homme peut se réaliser comme être moral. Dans le même temps, la morale appelle la liberté puisqu’il n’y a lieu de penser une moralité que pour un être qui a à endosser la responsabilité de son être. 357. Carnets de la drôle de guerre Septembre 1939-Mars 1940, nouvelle édition augmentée d’un inédit, Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1995, Carnet III p.313. Désormais cité CDG.) 358. Ibid. p.314. 359. CDG, p.320. « La morale consiste essentiellement à se viser elle-même, à se susciter, à créer sa nécessité. Elle est sa propre exigence. »360 Sartre place ainsi la moralité au cœur de l’exercice de la liberté humaine en tant que celle-ci est condamnée à prendre une position dans le monde et à donner sens à l’être au moyen d’un projet d’être. Si l’homme ne peut pas être mais qu’il a à se faire être, cela implique que son être est un faire constamment repris et poursuivi par sa liberté. Le faire ne peut être assimilé à un être car il ne contient aucune identité avec lui-même. Si je fais, je suis à distance de ce que je fais, de celui que je suis en train de faire cette action et de celui que je serai une fois l’action réalisée. Se faire c’est se choisir à partir d’un projet d’être en allant ou non au bout de ce projet de soi-même dans le monde .Néanmoins tout choix de soi-même en appelle toujours d’autres. Le prisonnier qui prépare son évasion et qui s’échappe, met sa liberté dans sa course pour semer ses poursuivants. Il ne peut pourtant pas être l’homme qui s’échappe. Il doit aussi choisir où se cacher, dans quelle ville il pourra obtenir de faux papiers etc… Tout ce qu’il fait, il a choisi de le faire et c’est en ce sens que l’on peut juger la morale à partir de la liberté. Non pas simplement parce que la liberté est condition de possibilité de la morale, mais en raison du fait que l’on peut juger d’une conduite si elle prend la liberté comme but de son accomplissement. Je deviens moral dès lors que je comprends que par moi la situation prend sens, qu’elle n’a pas un sens en soi mais qu’elle réclame toujours l’intervention de ma liberté pour se définir comme situation. C’est en ce sens que « toute la substance de la vie d’un homme devient matière morale dès lors qu’il s’en découvre « responsable », c’est-à-dire dès lors qu’il comprend que c’est par lui que surgit un rapport aux valeurs, et plus précisément aux valeurs orientant sa conduite. »361 Nous comprenons mieux à la fois l’importance de la conversion et le fait que bien souvent l’homme fuit sa liberté. En admettant qu’il n’y a aucune valeur a priori, qu’il décide des valeurs comme de ce qu’il a à être par le mouvement de sa liberté, l’homme s’expose à sa propre responsabilité tout en étant celui qui est en question dans son être par rapport aux situations qu’il vit. Si rien ne décide pour l’homme c’est que l’homme est toujours celui qui a à décider de ce qu’il va faire de ce qui lui arrive, de ce qu’il veut être. L’existence n’est pas quelque chose qui se donne mais ce que l’homme ne cesse d’habiter par sa liberté. Toutefois ce qui complique la situation, c’est qu’elle est pleine des valeurs d’autrui. En entrant dans le monde, on exige de nous un ensemble de conduites à tenir, de règles à respecter. Ce qui peut très rapidement nous engager sur le terrain de l’inauthenticité en acceptant que de telles valeurs s’imposent à nous alors que l’homme a toujours à reprendre ces valeurs en leur donnant un sens. Autrement dit choisir d’obéir à la règle, c’est déjà donner sens à cette règle comme devant être respectée. La conversion est alors pour Sartre un moyen de mettre l’homme face à sa liberté comme source des valeurs mais aussi comme ce qui donne son sens à l’attitude morale. Dans tout ce que l’homme entreprend, il n’y a rien qui ne le contraint ou l’oblige au-delà de son propre choix d’être. 360. Lectures de Sartre, p.288. 361. Lectures de Sartre, p.289. Ce qui ouvre l’homme à la morale c’est alors la liberté, mais une liberté qui se veut liberté et qui accepte de ne pas être mais de se faire. Nous pouvons faire l’hypothèse que la morale ontologique telle qu’elle se présente dans les Cahiers pour une morale, serait une morale rendue possible par la configuration ontologique de l’homme. Cependant, Sartre précisait bien dans L’Être et le Néant que « L’ontologie ne saurait formuler elle-même des prescriptions morales. Elle s’occupe uniquement de ce qui est, et il n’est pas possible de tirer des impératifs de ses indicatifs. »362 Si l’ontologie nous montre que l’homme est un être dont l’être est néant d’être, cela ne nous indique pas pourtant comment celui-ci doit vivre. Si Sartre détermine la possibilité de la morale à partir de la liberté, il n’indique pas pour autant que l’ontologie est capable de nous offrir les règles de notre conduite morale. Comment alors comprendre l’expression d’une morale ontologique, si l’ontologie ne sert pas à constituer le sens de la morale, mais permet seulement sa possibilité ? Il semble que la morale ontologique ne désigne pas tant le rapport entre ontologie et morale que le moyen pour l’homme d’accéder à la morale. Si elle est ontologique, c’est que la morale se dévoile dans la saisie de notre liberté comme d’un absolu inconditionné. « Il faut donc distinguer la liberté qui ouvre à la morale en général du point de vue de l’explicitation ontologique et la « morale ontologique » qui s’ouvre à la liberté. »363 La liberté est la condition de possibilité de la morale dans la mesure où pour pouvoir prendre une attitude par rapport au monde, il faut pouvoir s’en détacher et ne pas être déterminé dans son être. En même temps, l’exigence morale se développe au sein de la liberté étant donné que l’homme est à lui-même sa propre détermination. Sartre n’hésite pas d’ailleurs à écrire que la « base unique de la vie morale doit être la spontanéité, c’est-à-dire l’immédiat, l’irréfléchi. »364 Ce qui fait que nous sommes des êtres moraux, c’est que nous avons toujours à nous choisir en donnant sens à la fois à ce que nous voulons être et à ce que nous vivons. La morale chez Sartre est une morale concrète qui se définit comme une pratique d’actes et la justification de cette pratique a pour origine la liberté humaine. Faut-il dès lors y voir une morale du caprice ? Si je suis libre de me faire, suis-je autorisé à tout faire simplement parce que j’en ai la possibilité ? Il convient d’être attentif au fait que si la liberté a le pouvoir de se décider elle-même, elle a à se choisir dans un monde. Elle est donc toujours confrontée à des situations qu’elle n’a pas choisies mais dont elle doit pourtant prendre la responsabilité. Sartre parle en ce sens du « vertige existentiel [où] le projet apparaît à la réflexion dans son absolue gratuité. »365 Ce qui donne sens à la morale c’est qu’elle découle de notre liberté et que celle-ci n’est fondée par rien sinon par ses propres choix d’être. 362. EN, p.673. Voir Conclusion II « Perspectives morales ». 363. Lectures de Sartre, p.290. 364. CPM, p.12. 365. CPM, p.497. La liberté ne nous autorise donc pas tant à nous faire gratuitement, elle nous offre la possibilité de devoir être et de donner sens à ce qui nous arrive comme une occasion pour nous de nous faire. Ce qui est gratuit, ce sont nos projets d’être car rien ne les motivent en dehors de la liberté. Je ne choisis donc jamais ce que je me fais être que par rapport à un monde déjà constitué, rempli par des valeurs, des obligations… La liberté n’est pas une puissance infinie, elle est un pouvoir qui est situé dans un monde qui l’aliène. La morale est donc une exigence qui s’impose à la liberté comme ce que la liberté doit être pour être authentique. Fuir notre liberté, ce serait refuser d’avoir à prendre la responsabilité de notre être, refuser d’assumer nos choix en se référant à des valeurs transcendantes qui expliqueraient nos conduites. Tel est par exemple le sens de l’esprit de sérieux qui pense que les valeurs existent en soi, qu’elles sont déjà données alors qu’en réalité les valeurs n’existent que pour une liberté qui les choisit comme valeurs. Il semble que nous soyons en possession de ce que nous cherchions, un moyen pour l’homme de se déterminer à la liberté sans que ce soit la liberté qu’il le détermine. Autrement dit par l’idée de conversion, Sartre montre que l’essentiel est de prendre en considération le fait que l’homme doit se rendre à l’évidence de sa liberté comme ce qui l’engage sur le terrain moral. On peut alors légitimement penser que le problème de la liberté est d’abord un problème du sujet de la liberté. Tant que l’homme ne se décide pas à reconnaître qu’il est liberté, il ne peut parvenir à l’authenticité et ne fait que chercher à se fondre dans l’être. Il nous semble désormais que nous devons repartir de cette dialectique entre le pour-soi et l’ensoi afin de déterminer le rapport véritable entre la liberté et l’être puisque tout au long de cette étude, nous nous sommes aperçus que la liberté n’est pas pensable sans prendre en considération ce sur quoi elle ne cesse de se rapporter. Cette élucidation nous permettra de trouver une solution à l’impasse de la mauvaise foi. En comprenant que l’homme ne peut pas être l’être et qu’il n’existe comme l’être qui s’en échappe pour le viser, il peut être mis au fait de sa liberté radicale, ce qui permet sans doute de ne plus saisir la liberté comme un problème mais comme une vérité. Nous nous devons d’éclaircir cette possibilité. Le rapport à l’être : le mode d’être de la liberté L’une des difficultés majeures par rapport à la question de la liberté, est celle du rapport qu’elle entretient avec l’être. Que ce soit dans L’Être et le Néant ou dans les Cahiers pour une morale, Sartre ne cesse de soutenir que contrairement à l’en-soi qui se définit comme identité absolue de soi à soi, l’homme n’existe que comme néantisation de l’en-soi et de lui-même. Considérer que l’homme est pour lui-même une chose, c’est se refuser d’admettre à la fois sa particularité ontologique mais aussi sa liberté qui résulte de cette particularité. S’il y a problème de la liberté, c’est aussi au niveau de cette tension ontologique entre deux plans d’être que Sartre nomme l’en-soi et le pour-soi. Si l’en-soi est l’être qui est ce qu’il est, le pour-soi est à lui-même cet arrachement à l’être qui lui permet à la fois de ne pas être, mais aussi de dévoiler l’être comme monde. C’est parce que l’homme existe à distance de soi qu’un monde peut lui apparaître. Sa conscience qui néantise l’en-soi par un double mouvement de séparation et de transcendance lui permet de prendre un point de vue sur l’être en étant l’être pour qui il y a de l’être. La vérité essentielle de l’homme est qu’il n’est rien d’autre que cette séparation et cette visée de l’être. Pourtant l’homme inauthentique ne cesse de chercher à se réfugier dans l’être, en se comprenant par lui comme si l’être avait un pouvoir de détermination sur l’homme. La difficulté est de parvenir à une vision claire de soi-même non comme être mais comme néant d’être qui a à se faire pour être. L’homme ne peut pas s’assimiler à l’être étant donné qu’il est néant d’être, c’est-à-dire qu’il est l’être par qui l’être se dévoile comme monde en face de lui. L’impossibilité de la synthèse en-soi-pour-soi doit donc conduire le pour-soi à refuser la quête de l’être pour accepter de se perdre comme liberté totale. Seulement si la réflexion pure est un moyen pour accéder à la conversion et ainsi se reconnaître comme liberté inconditionnée en existant selon un nouveau de relation qui est ce que Sartre nomme « l’accord avec soi »366, nous devons déterminer par quel moyen l’homme accède à cette vision de lui-même. Etre en accord avec soi c’est assumer à la fois la totale gratuité de notre être tout en comprenant que c’est par notre propre projet que notre être a à se faire. Nous pouvons toujours suspecter que l’homme choisisse de se définir comme une chose et de chercher à se couler dans l’être. Cette tentation tient à ce que la réalité humaine est désir d’être dans la mesure où elle manque de fondement. Sartre pose explicitement la question : « Qu’est-ce qui manque à l’homme ? D’être son propre fondement. »367 Il s’agit en effet de comprendre que si l’homme découvre l’être, il est toujours postérieur à l’être qu’il découvre. Alors que l’être est, l’homme est cet être qui n’a pas d’autre être que le n’être pas l’être, l’exister en dehors de soi et du monde. Par sa spécificité ontologique, l’homme est amené à subir une condamnation qui l’oblige à être celui qui pour toujours n’est pas mais existe à distance de lui-même. Cette table devant laquelle je m’assois n’est rien d’autre que table, son être est ce qu’il est. Cependant si je vise la table, je ne peux pas m’y fondre. Je dois maintenir cette distance entre elle et moi pour pouvoir la découvrir comme table. Pas plus que la table ne peut se fondre en moi, je ne peux me confondre avec elle car cela aurait pour effet de m’assimiler à l’être pur. Or je ne suis qu’une absence d’être et c’est précisément cette absence qui me fonde comme néant d’être et qui rend possible ma liberté. 366. CPM, p.295. 367. CPM, p.455. Nous comprenons dès lors que le problème de la liberté n’est pas seulement un problème concernant l’institution de la liberté. Nous avons en effet pu constater que la violence, le mensonge, l’oppression représentaient des menaces pour la liberté. Il s’agit cette fois de remarquer que la liberté n’est pas uniquement problématique parce qu’elle risque à tout moment d’être victime de l’aliénation et du poids de l’autre, elle pose des difficultés au niveau de l’homme lui-même comme être qui se doit de comprendre qu’il ne peut se soustraire à l’évidence de son être comme liberté. Chercher à définir le sens de la liberté, ce n’est pas montrer ce qu’est la liberté, c’est aussi déterminer son orientation. Nous retrouvons ici les deux définitions du terme de sens que nous convoquons par rapport à l’élucidation de la liberté. La liberté a un sens dans la mesure où elle signifie quelque chose pour l’homme, mais elle a également une orientation, une direction à travers laquelle elle accompagne notre être. Nier ce dynamisme propre à la liberté, c’est se résoudre à la mauvaise foi. L’homme doit se saisir lui-même de sa liberté en comprenant qu’il existe pour toujours en dehors de l’être et que son existence se résume à ce dévoilement de l’être et à l’engagement de sa liberté dans le monde. En ce sens, « l’homme dans le monde fait paraître que l’homme n’est pas son propre fondement. Cette contradiction profonde est le moteur de toute l’action humaine. Le fondement de tous les fondements n’est pas son propre fondement. »368 Puisque l’homme est l’être pour qui un monde existe, il ne peut pas être selon le même mode d’être que l’être qu’il dévoile. Ces choses que nous contemplons et qui nous entourent sont pleines d’elles-mêmes alors que nous-mêmes nous ne sommes que sur le mode de la présence à soi mais qui est aussi une certaine absence d’être. Pour être présent à soi, il faut en effet déjà être capable de se défaire de son propre être afin de pouvoir le saisir comme un soi au-devant de soi. Il n’est dès lors pas pensable de résoudre le problème de la liberté sans que l’homme ne se révèle à lui-même comme absence d’être et dont la contingence confirme la gratuité. C’est précisément parce que l’homme est un être qui n’a pas choisi d’être, qui a à assumer le point de vue par lequel il entre dans le monde, qu’il est celui qui ne peut pas se défaire de sa liberté. Il ne peut pas ne pas être autrement que son propre néant d’être, son propre dépassement de lui-même vers un monde qui n’est monde que par et pour lui. Toute la difficulté par rapport à la question de la liberté est de comprendre que l’homme n’est que cette liberté néantisant l’en-soi mais qu’il est en même temps comme le souligne Sartre le seul être à être capable d’agir. Autrement dit ce n’est jamais le monde qui agit, il est soumis à des lois qui le déterminent (lois de la physique par exemple). C’est l’homme qui agit sur et au milieu de l’être en le révélant comme monde. L’homme échappe en ce sens à toute détermination étant donné qu’il s’arrache à l’être. Sartre aborde pourtant différemment la question de l’en-soi et du pour-soi par rapport à ce qu’il écrivait dans L’Être et le Néant. 368. Ibid. Si dans l’essai d’ontologie phénoménologique, il s’agissait essentiellement pour Sartre de découvrir deux modalités d’être de la réalité et de réussir à penser leur relation,369 Après avoir déterminé deux types d’être dans son Introduction, Sartre cherche désormais à comprendre comment dépasser cette dualité pour pouvoir penser le rapport de l’homme et du monde.), dans les Cahiers pour une morale, Sartre revient cette fois sur le rapport du pour-soi à l’en-soi mais insistant sur le point de vue du pour-soi sur l’être afin de déterminer à quelles conditions un rapport authentique à l’être et à soi-même est possible. Sartre est donc confronté à un problème qui n’apparaissait pas de la même manière dans l’essai de 1943 et qui est de savoir ce que peut être l’homme alors même qu’il a à se comprendre comme pur néant d’être. Comment faire de cet insoluble délaissement, une chance pour l’homme non de conquérir l’être mais d’en être celui qui le révèle ? « Certes, on ne saurait nier que l’appréhension du monde comme monde est néantisante, »370 S’il ne faut pas chercher à réaliser la synthèse de l’en-soi-pour-soi étant donné que toute quête de l’être est par principe impossible et vouée à l’échec, que toute attitude morale n’est pas possible en dehors de la saisie de la liberté comme liberté, le problème de notre absence de justification et de notre échappement à l’être permanent peut être source de difficulté pour l’homme. Comment peut-il pouvoir se reconnaître comme liberté s’il a l’impression qu’il est inefficace pour s’imposer au sein de l’être. Comme l’écrit Sartre dans ses carnets : « A travers toutes ses entreprises, [l’homme] cherche, non à se conserver comme on l’a souvent dit, ni à s’accroître mais à se fonder. Et à la fin de chacune d’elles il se retrouver tel qu’il était : gratuit jusqu’aux moelles. »371 Tout ce que nous faisons est un projet de nous-mêmes dans le monde, mais la réalisation de ce projet n’implique jamais de devenir notre projet. Nous sommes toujours à distance de ce que nous faisons, de ce que nous avons fait et bien sûr de ce que nous projetons de faire. Ce qui rend l’homme attiré par l’être, c’est qu’il espère comme lui parvenir à être son propre fondement, trouver le repos dans l’être en ne faisant qu’être. Cependant, l’homme en tant que néant, est condamné à être toujours au-delà de lui-même et de toute détermination puisque c’est lui seul qui se détermine. Il se pose la question de savoir ce que devons-nous faire pour être alors même que nous n’existons que comme dépassement de l’être et de nous-mêmes ? Autrement dit il nous faut assumer le fait que nous ne soyons rien et que notre existence est elle-même causée par rien. Nous aurions pu très bien ne jamais exister ou naître ailleurs dans un autre pays, avec un autre corps etc… 369. « Que doivent être l’homme et le monde pour que le rapport soit possible entre eux ? » EN, p.38. Chapitre I « L’origine de la négation ». 370. EN, p.52. 371. CDG, p.316. Ce sentiment d’abandon peut être perturbant et l’on comprend bien que la plupart du temps, l’homme cherche à se penser sur un plan d’égalité avec l’être car il est plus tentant de croire que l’on est motivé par l’être alors qu’en réalité tout ce que nous sommes ne dépend que de nous-mêmes et que l’être lui-même ne s’éclaire qu’à partir de notre liberté. Toutes ses tentatives pour se faire chose, pour refuser qu’il est celui qui se choisit, sont à comprendre comme des moyens pour l’homme de se dissimiler sa propre liberté qui apparaît sur fond de gratuité absolue. Les expressions du type : « Ce n’est pas ma faute », « C’est plus fort que moi », « Je n’y peux rien, je suis comme ça, c’est ma nature », cachent un refus de la perspective de la liberté comme être véritable de l’homme. Sartre propose toutefois une solution pour permettre à l’homme de vivre pleinement sa liberté sans faire de son existence injustifiable un motif pour la fuir dans la mauvaise foi ou l’esprit de sérieux. La solution consiste à assumer notre condition, non comme source d’angoisse mais comme ce qui révèle d’autant plus notre liberté. Sartre écrit en ce sens que « L’authenticité à ce niveau est double source de joie : par la transformation de la gratuité en liberté absolue―par le contact avec l’être du phénomène. »372 Notre incapacité à nous fonder de la même manière que l’être et notre absence d’être ne doivent pas être vécues comme ce qui nous rend incapable d’être mais au contraire comme un privilège par lequel notre liberté est possible et réelle. C’est parce que rien ne nous justifie, que nous sommes là sans raison et qu’il n’y a pas de raison au-dessus de nos propres choix, que notre liberté est une évidence que l’on ne peut nier. La joie provient sans doute de cet autodévoilement pour l’homme de sa liberté comme moyen pour assumer sa contingence radicale. En se responsabilisant et en comprenant que nous ne sommes qu’échappement purement gratuit à l’être et que rien ne nous détermine si ce n’est nous-mêmes en tant que nous sommes notre propre détermination, nous comprenons que la liberté est l’orientation non seulement de notre être mais de l’ensemble de notre existence. Nous ne pouvons pas exister en dehors de la liberté car notre existence, c’est le règne par lequel la liberté arrive au monde. Comme l’indique Jean Hyppolite à propos de la philosophie sartrienne, « C’est cette liberté radicale du pour-soi « qui n’est jamais ce qu’il est, et est toujours ce qu’il n’est pas », qui constitue le centre et le nœud de la vision du monde de Sartre. »373 En d’autres termes il n’y a pas de nécessité autre que celle de notre liberté et tout ce qui est nécessaire l’est par nous-mêmes en tant que nous le voulons. C’est parce que l’être n’est rien d’autre que lui-même comme être, enfermé pour toujours dans son être que la liberté est possible. L’homme est cet être qui en étant en question dans son être, n’existe que comme arrachement et transcendance de l’être. « C’est, en un mot, de sa faiblesse ontologique que le pour-soi tire sa force. »374 372. CPM, p.507. 373. Figures de la pensée philosophique, Tome II, Jean Hyppolite, PUF, Quadrige, 1991, p.762) 374. Comprendre Sartre, p.101. Puisque l’homme ne colle pas à l’être et à lui-même alors il lui est possible de se faire être, de prendre part à l’être en le dévoilant comme monde et de s’en servir. Cet arrachement est en effet ce qui nous confère la possibilité de l’action. Pour agir, l’homme ne peut pas se confondre avec l’être, il faut nécessairement qu’il soit l’être qui puisse prendre un point de vue sur l’être. On se souvient qu’agir « c’est modifier la figure du monde, c’est disposer des moyens en vue d’une fin. »375 L’action nous permet de prendre en considération le fait que l’homme est obligatoirement l’être qui n’est pas son propre être tout en étant à distance de l’être car dans le cas contraire, il ne pourrait pas agir. On notera par ailleurs que le titre du chapitre premier de la quatrième partie de L’Être et le Néant, « La condition première de l’action, c’est la liberté » nous confirme que la liberté est ce qui maintient l’homme à distance de l’être et que cette distance est un rien irréductible. Par l’action, Sartre réaffirme à la fois la liberté de l’homme mais aussi un moyen pour celui-ci d’assumer authentiquement sa contingence et sa facticité. Les Cahiers pour une morale (principalement la fin du Cahier II) reviennent sur l’action mais elle apparaît non plus comme preuve de la liberté humaine mais surtout comme ce qui permet de se réapproprier notre contingence comme lieu de départ pour l’exercice de notre liberté. Il faut s’apercevoir que « Ma contingence est nécessaire à ma liberté mais ma liberté assume ma contingence. »376 Pour être libre, l’homme ne doit pas être déterminé car dans ce cas toute son existence découlerait d’un principe qui le fait vivre et qui le dirige. En ce sens la contingence est une condition de possibilité de la liberté puisque c’est parce que rien n’est prévu d’avance que l’homme est libre. En même temps, il ne peut pas être libre s’il ne reconnaît pas cette absence de sens, c’est-à-dire le fait qu’il existe sans raison. Nous nous souvenons à ce titre de ce passage essentiel de La Nausée : « L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. »377 C’est pourquoi l’homme ne peut résoudre le problème de la liberté qu’en acceptant la gratuité de son existence par le fait qu’elle a comme conséquence sa liberté radicale. « Mais précisément parce que je suis gratuit, je peux m’assumer, c’est-à-dire non pas fonder cette gratuité qui restera toujours ce qu’elle est mais la reprendre à mon compte. »378 Ce qui conduit l’homme à l’authenticité est donc d’assumer sa liberté en partant du sentiment de son absolue contingence. Cela peut paraître paradoxal étant donné qu’il faut se réjouir de n’être rien d’autre que néant d’être sans jamais pouvoir être autre chose que ce néant. 375. EN, p.477. 376. CPM, p.508. 377. La Nausée, p.187, Folio, 2007. 378. CPM, p.508. Néanmoins Sartre en réinterrogeant le concept de contingence, nous permet de comprendre que la liberté est toujours déjà là et qu’il ne convient non pas d’assouvir notre volonté d’être en-soi-pour-soi mais de comprendre que l’être ne se dévoile que pour le pour-soi qui a à être. Le monde n’est donc pas ce qui fait obstacle à la liberté, il est ce que la liberté utilise pour exister comme liberté. C’est « donc dans le monde que je suis futur à moi-même. »379 C’est dans le monde que je dévoile, que cette route est pour moi comme à suivre, ce paysage comme à contempler etc… Puisque je ne colle pas à l’être, je peux me faire être au milieu de l’être sans cesser de devoir m’inventer mais il s’agit justement de se réjouir de cette nécessité d’être sa propre invention. L’action est précisément ce qui permet cette réjouissance puisque par elle, l’homme donne un sens à l’être. En agissant, l’homme assigne un but à sa liberté et donc à lui-même mais il dévoile aussi l’être comme devant servir l’action qu’il entreprend. Agir c’est à la fois s’assumer comme liberté devant se faire pour être mais également sauver l’être de son indifférence absolue. Prendre ce bois pour en faire un meuble, c’est permettre à l’être d’avoir un sens qui n’existait pas avant que la liberté de l’homme le vise comme meuble futur et « la joie vient de ce que je m’atteins au plus profond de moi-même comme ipséité assumant sa finitude dans le moment même où je confère à l’Etre son Etre-pour, c’est-à-dire son Etre absolu. »380 Par l’action, l’homme attribue à l’être une fonction qu’il n’avait pas, il l’intègre au but que poursuit sa liberté et il devient ainsi créateur. C’est pourquoi Sartre parle de la joie qui résulte de la reconnaissance de notre contingence en tant qu’elle nous sollicite à la liberté. Le problème de la liberté semble ne plus pouvoir persister à partir du moment où l’homme ne cherchant plus à être ,accepte sa condition de néant d’être et se sert de son absence d’être pour donner à son existence le sens d’une entreprise libre et engagée dans le monde, sans cesse reprise et renouvelée par ses choix d’être. Dans cette perspective, Sartre insiste particulièrement sur la signification du dévoilement que la conscience opère sur l’être.381Il écrit par exemple que « Le monde c’est moi dans la dimension du Non-moi. »382 La liberté est en effet ce qui permet à l’être de se dévoiler comme monde et l’homme est dans le monde l’être qui agit vis-à-vis de ce qui n’est pas lui (les choses) mais qui participe à son projet d’être. Sartre semble reprendre à son compte ce que Heidegger disait dans Qu’est-ce que la métaphysique ? en écrivant que « se sentir au milieu de l’étant dans son ensemble [c’est] un événement continuel en notre réalité-humaine (Dasein). »383 379. CPM, p.548. 380. CPM p.502. 381. Voir CPM, p.503-515. 382. CPM p.514. 383. Qu’est-ce que la métaphysique ?, Heidegger, Nathan, Coll. Les intégrales de la Philo (dir. Denis Huisman), Trad. Henri Corbin, 1998, p.49. Seulement Sartre cherche à concilier l’existence de notre liberté à la fermeture absolue de l’être. La relation qui existe entre l’être et l’homme n’est jamais donnée, car leurs deux êtres s’excluent. Cependant l’action est un moyen pour que l’homme devienne celui qui doit créer ce qui est, c’est-à-dire donner un sens à l’être en le dévoilant. « Je choisis de me perdre pour que le monde existe, je choisis de n’être que le sens absolu de l’Être, je choisis de n’être rien pour que le monde soit tout. »384 Cela signifie que la liberté est occasion pour l’être de prendre sens et de sortir de l’indifférence. Si je me promène, je donne sens à la route que je foule comme lieu de ma promenade. Les arbres, les falaises, la rivière que je suis, tout cela prend sens à partir de mon activité de promeneur comme être libre qui découvre l’être mais ne s’arrête pas à cette découverte. L’homme est en effet l’être qui par sa liberté, fait qu’un monde existe pour lui. Toutefois si l’homme est création, il faut bien se rappeler qu’il ne saurait être créateur de l’être. L’être est toujours antérieur au néant. Si l’homme existe comme néant révélateur de l’être, il faut bien que l’être soit d’abord pour pouvoir être dévoilé. Néanmoins, même si l’homme n’est pas créateur de l’être, il le sort de son indifférence en l’impliquant dans ses actions. Sartre conjugue ainsi le plan de la transcendance à celui de l’immanence en nous proposant de comprendre la liberté comme une aventure de l’homme au milieu du monde.385 384. CPM, p.514. 385. Pour approfondir ces thématiques, on peut lire avec profit l’article d’Hadi Rizk intitulé « L’action comme assomption de la contingence » qui reprend les analyses des Cahiers pour une morale que nous venons d’exposer . cf Sartre Désir et liberté, p.141-165. CONCLUSION Arrivant au terme de notre étude, nous pensons qu’il nous faut revenir sur le sens général de notre recherche avant d’en examiner les acquis. L’enjeu principal de notre travail était de partir de l’hypothèse que l’entreprise globale de la philosophie sartrienne était d’éclairer ce que nous nommions le problème de la liberté. Celui-ci ne permettait pas seulement de rendre compte du sens de la philosophie de Sartre, il était aussi un moyen pour nous d’unifier le texte des Cahiers pour une morale. Avoir choisi d’étudier ce texte, c’était se confronter à des notes de travail, à des analyses qui ne sont pas terminées, mais surtout à une pensée en train de se faire et de se battre contre ses propres difficultés. Elle semblait être un bon moyen pour justifier l’existence d’un tel problème en ce qui concerne la liberté. Le problème de la liberté nous permettait également de relire ce texte inachevé en estimant qu’on pouvait établir une cohérence entre ses différentes parties si l’on acceptait d’y voir une recherche approfondie sur la liberté elle-même. En ce sens, notre première partie s’intéressait au passage entre ontologie et pratique qui constitue une avancée majeure des Cahiers pour une morale par rapport à L’Être et le Néant. Nous voulions montrer que la liberté était de plus en plus comprise comme une tâche concrète que l’homme ne cesse de rencontrer dans son existence alors qu’elle apparaissait encore dans l’essai de 1943 comme se limitant à la détermination de la structure ontologique de l’homme. La liberté dans les Cahiers pour une morale rencontre aussi de façon plus importante la question de l’Histoire. Parler d’une pratique de la liberté c’était souligner le fait que notre auteur pense la liberté par rapport à un sujet qui surgit cette fois au milieu du collectif. Alors que l’œuvre de 1943 semblait se satisfaire d’une situation idéale où l’homme était libre face au monde (rapport du pour-soi à l’en-soi), les Cahiers pour une morale révèlent davantage les tensions qui s’exercent sur la liberté. C’est pourquoi nous insistions pour dire qu’il y a eu une volonté d’élargissement du concept de liberté. Cet élargissement n’était cependant pas exempt de difficultés. Sartre cherchait d’ailleurs à penser la liberté face à l’Histoire en comprenant que l’époque historique (dans sa réception par le sujet) était toujours une forme d’aliénation puisque la liberté avait à vivre au milieu d’un monde fabriqué et voulu par autrui en supportant des valeurs qui ne sont pas les siennes. Toutefois la liberté avait toujours à reprendre cette époque et à se positionner par rapport à elle. Cette nécessité pour la liberté d’être liberté dans le monde nous renvoyait au concept de création dont l’étude nous montrait que la liberté était la seule à être donatrice de sens pour l’être qu’elle dévoile. La liberté était en effet conceptualisée à partir de sa situation dans le monde et de son rapport à l’être. Néanmoins l’homme libre n’apparaissait jamais tout seul. Il partageait le monde avec d’autres que lui. Ces considérations nous permettaient d’aborder le problème de la liberté non plus simplement comme un fait indépassable de notre existence mais en tant que difficulté sociale. Pour bien saisir cette difficulté, nous avons remarqué que Sartre tentait de renouveler son analyse de l’intersubjectivité en proposant de définir le rapport à l’autre à partir d’attitudes fondamentales qui condamnaient notre liberté (violence et mensonge) ou qui semblaient au contraire la réclamer (l’appel ou l’aide). Le problème de la liberté était alors un problème qui ne dépendait plus strictement du sujet mais également des autres capables d’aliéner sa liberté ou de le confirmer comme liberté. Dans cette perspective, nous avons abordé la question complexe de l’oppression qui se définissait à partir d’une situation dans laquelle la liberté humaine devait se vivre comme n’étant plus liberté pour elle-même mais liberté au service de l’autre. Il fallait alors déterminer de quelle manière un homme pouvait reconquérir sa liberté en dépit du fait que l’on mettait tout en œuvre pour l’empêcher d’être libre. Sartre analysait dès lors le processus de la révolte comme voie de sortie de la situation d’oppression. Cela nous conduisait légitimement à la question du sens de la liberté étant donné que nous faisions désormais l’hypothèse que ce qui était problématique au sein de la liberté, c’était de la dévoiler comme liberté et de l’éclairer à partir d’elle-même et non plus en se basant sur les relations qu’elle entretenait avec le monde ou l’autre. Notre dernière partie permettait de se saisir de la question de l’authenticité qui fait elle-même écho à l’interrogation morale. Il s’agissait d’être attentif au fait que la liberté n’était possible en définitive qu’à travers la reconnaissance que l’homme avait à prendre de lui-même. Il se devait d’assumer sa liberté comme son unique vérité. Tel était finalement le sens de la liberté : à la fois la structure de notre être et notre obligation la plus proche. Nous engagions notre réflexion sur un dernier point qui se trouvait à la fin des Cahiers pour une morale : la dialectique du pour-soi et de l’en-soi. Ce retour sur une question d’ontologie ne devait pas consister en une reprise de ce que L’Être et le Néant avait déjà longuement développé. Nous voulions seulement insister sur le fait que Sartre réinterprète la contingence comme une chance pour l’homme de se mettre en présence de sa propre liberté en faisant de sa gratuité la possibilité d’une transformation du monde au moyen de ses actions. Si l’homme était néant d’être et ne pouvait jamais aboutir à l’identité d’être de l’en-soi, il ne devait pas s’en attrister mais au contraire se réjouir d’être l’être pour qui le monde existait .Il n’était pas simplement acteur de lui-même mais aussi acteur du monde. Que pouvons-nous alors conclure au terme de ce parcours dont nous venons de faire le rappel ? Si la liberté est au centre des préoccupations philosophiques de Sartre, il faut sans doute rappeler qu’être libre ne va pas de soi. Affirmer l’existence de la liberté comme étant l’être de l’homme, conduit à démontrer qu’elle est partout présente et qu’en dépit des nombreuses forces qui l’aliènent et veulent la déposséder d’elle-même, la liberté est un absolu indépassable. Or notre travail nous a permis de constater que Sartre ne cesse de faire des efforts pour penser la liberté et le monde sans que le monde ne puisse triompher de la liberté. Les Cahiers pour une morale représentent à ce titre une œuvre singulière qui cherche à résoudre le problème d’une liberté qui est engagée dans un monde et qui a à se vivre comme liberté malgré les menaces qu’elle rencontre. Le caractère inachevé de l’œuvre ne doit pas être un prétexte pour nous faire oublier la richesse des élaborations conceptuelles, la nouveauté de certaines thématiques ainsi que l’originalité du texte lui-même tant dans sa composition que dans sa structure. Cependant nous n’avons pas cherché à résoudre le problème de la liberté mais à en expliciter les tensions. L’essentiel est en effet de comprendre qu’il n’y a pas pour Sartre de liberté sans un monde où elle a à s’exercer. Penser la liberté dans sa vérité, ce n’est pas la couper du monde pour en faire un objet philosophique indépendant. Il convient toujours de s’efforcer à rendre compte de la réalité de la liberté en éclairant le sens de sa relation avec le monde. S’il y a lieu de concevoir comme nous le croyons un problème de la liberté, c’est parce que la liberté est à la fois toujours entière et à la fois toujours aliénée dès son entrée dans le monde. Les Cahiers pour une morale permettent par leur statut particulier au sein de l’œuvre sartrienne, de revenir sur cette ambiguïté fondamentale qui anime le travail philosophique de Sartre. La liberté est un absolu mais elle a à se reconnaître comme tel. Elle est une évidence sans laquelle l’homme serait une chose et pourtant l’homme se veut chose la plupart du temps et il fuit sa liberté en recherchant l’être. Conjuguer l’impératif de la liberté avec l’immense champ de ses aliénations possibles, tel est le problème de la liberté qui se présente à Sartre dans les Cahiers pour une morale et qui préfigure sans doute le questionnement propre à la Critique de la raison dialectique. Retenons simplement que ce n’est jamais parce qu’il est homme que l’homme est libre, mais il ne peut pas être autrement que libre pour être un homme. La liberté est le problème qui touche directement notre condition. Elle est paradoxalement notre seule chance de devenir nous-mêmes. Bibliographie Œuvre commentée : Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, [1947-1948], (posthume), Bibliothèque de philosophie, Gallimard, Paris, 1983. (Noté CPM) Œuvre de Sartre citées (par ordre d’apparition) : Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant essai d’ontologie phénoménologique, [1943], Paris, Gallimard. Edition corrigée par Arlette Elkaïm-Sartre, collection Tel Gallimard, 2007. (Noté EN) Jean-Paul Sartre, La Transcendance de l’Ego, Bibliothèque des textes philosophiques, Vrin, Paris, 2003. (Noté TE) Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? [1948], Paris, Gallimard, collection Folio, 2009. (Noté QQL) Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, collection Folio essais, 1996. (Noté EH) Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre (Septembre 1939-Mars 1940), nouvelle édition augmentée d’un inédit, Gallimard, Paris, 1995. (Noté CDG) Jean-Paul Sartre, La Nausée [1938], Gallimard, Paris, collection Folio, 2007. Commentaires sur Sartre cités : Sartre. Désir et liberté, coordonné par Renaud Barbaras, PUF, collection débats philosophiques, 2005. Lectures de Sartre, sous la direction de Philippe Cabestan et Jean-Pierre Zarader, Ellipses, collection Lectures de… ,2011. Sartre. Liberté et histoire, André Guigot, Bibliothèque des philosophies, Vrin, 2007. Figures de la pensée philosophique, Tome II, Jean Hyppolite, PUF, Quadrige, 1991. Jean-Paul Sartre, philosophe de l’oppression, Noureddine Lamouchi, Bruyant Académia, 2005. Jean-Paul Sartre Une introduction, Aliocha Wald Lasowski, Agora, 2011. L’existence et la liberté humaine chez Jean-Paul Sartre, Gabriel Marcel, présentation de Denis Huisman, Vrin, 1981. Sartre, Nathalie Monnin, Les Belles Lettres, collection Figures du savoir, 2008. Revue de Métaphysique et de morale, numéro 2, 86ème année, Avril-Juin 1981, Armand Colin, dirigée par Paul Ricœur. Comprendre Sartre, Hadi Rizk, Armand Colin, collection Lire et comprendre, 2011. Jean-Paul Sartre Un demi-siècle de liberté, Juliette Simont, De Boeck Université, collection Le point philosophique, 1998. Ecrits posthumes de Sartre, II, coordination scientifique Juliette Simont, Vrin, 2001. Violence et éthique. Esquisse d’une critique de la morale dialectique à partir du théâtre politique de Sartre, Pierre Verstraeten, Gallimard, Les essais, Paris, 1972. Autres œuvres citées : Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt (préface Ricoeur),Calmann Lévy, collection « Agora » pocket, 2009- de Paul Qu’est-ce que la métaphysique ?, Heidegger, Nathan, collection Les intégrales de la Philo, traduction d’Henry Corbin, 1998. Critique de la raison pratique, Kant, GF, présentation et traduction de Jean-Pierre Fussler, 2003. Qu’est-ce que les Lumières ?, Kant, GF, traduction de Jean-François Poirier et de Françoise Proust, 1991. Conduite à l’égard d’autrui, Louis Lavelle, Albin Michel, 1957.