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Les prérequis du langage
Chapitre2
Les prérequis du langage
Marie-Thérèse Le Normand
INSERM&Laboratoire de Psychopathologie et Processus de Santé,
Université Paris Descartes
1. Introduction
Les tories qui examinent les prérequis du langage considèrent que sa construction
est le produit de processus naturels actifs mais complexes nécessitant l’implication dyna-
mique des capacités initiales de l’enfant et des stimulations de son environnement familial,
social et culturel. Même si la probmatique sur la nature de ces prequis fait toujours
l’objet de vifs bats dans la litrature, les diverses approches ont toutes en commun
qu’elles soulignent les rôles centraux des déterminants neurobiologiques etenvironne-
mentaux. Les fondements de l’acquisition du langage sont situés dans le cerveau, dans le
corps et dans la société (pour une revue de la littérature, voir D’Souza, D’Souza&Karmiloff-
Smith, 2017). Dans ce chapitre, nous allons aborder les prérequis formels du langage qui
reposent sur des mécanismes statistiques d’apprentissage permettant au nourrisson
d’extraire les mots d’un flux continu de parole afin d’en comprendre le sens, apprentissage
spécifique hautement spécialisé (Gomez & Gerken, 1999 ; Johnson & Tyler, 2010 ; Frie-
derici&Wessels, 1993 ; Mattys&Jusczyk, 2001 ; Johnson&Jusczyk, 2001). Puis, nous
examinerons les prérequis de la cognition sociale qui reposent sur des mécanismes plus
raux: les routines, les synchronies interactives et l’attention conjointe permettant au
nourrisson d’ajuster ses regards, ses vocalisations, ses gestes puis ses productions linguis-
tiques. C’est par la reprise et l’interprétation d’échanges conversationnels et d’énements
multimodaux que l’enfant pourra construire son langage. Dans ce chapitre, nous nous
interrogerons sur ces prérequis formels et sociocognitifs et leurs interactions en vue de
leurs implications cliniques pour l’évaluation et l’intervention précoce.
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2. Les prérequis formels
Bien que présentant encore de nombreux points de divergences, les théories qui
relèvent de la recherche des prérequis formels du langage considèrent que les enfants
s’approprient leur langue maternelle de manière implicite, c’est-à-dire intuitivement
en traitant très précocement les indices acoustiques des séquences de parole enten-
dues de leur entourage. Ces théories partent du principe que les capacités de segmen-
tation du bébé sont les conditions nécessaires pour l’amorçage et la mise en place de
tous les composants du langage (phonologie, lexique, syntaxe) soutenant ainsi l’hypo-
thèse d’un mécanisme spécifique du langage.
Avant de naître, le fœtus apprendrait déjà à reconnaître la mélodie et les rythmes
de sa langue maternelle. Pendant les trois derniers mois de sa vie intra-utérine, il
parviendrait à discriminer ce qui appartient à sa langue maternelle et ce qui relève
d’autres sources d’informations sonores (DeCasper&Fifer 1980 ; Kisilevsky et al.
2009). Pour le nouveau-né, le rythme de sa langue maternelle serait le précurseur de
sa langue (Mehler et al, 1988 ; Moon, Cooper,&Fifer, 1993). Dans l’étude de Ramus
et al. (2000), des bébés francophones âgés d’une semaine environ arrivent à discri-
miner le japonais du néerlandais par le rythme. Ils préfèreraient écouter les mots qui
correspondent au signal de parole de leur langue. Cette saillance perceptive permet
au bébé de faire la différence entre plusieurs langues et préférer sa langue maternelle
appartenant soit à un rythme iambique qui marque les syllabes comme le français
ou l’italien ; soit à un rythme trochaïque qui marque la manière dont l’accent est
porté sur les différentes parties du mot comme l’anglais, l’allemand ou le néerlan-
dais. De multiples indices prosodiques, propres à chaque langue, permettent la
segmentation de la parole continue en mots: la pause, les groupes rythmiques de
durée, les modulations de la hauteur vocale (fréquence) et les variations
d’intensité.
La puissance et la complexité du mécanisme d’apprentissage statistique ont
fasciné les chercheurs. Lors de la phase de présentation d’un langage artificiel, à
partir de la procédure du regard préférentiel, Saffran, Aslin & Newport (1996) ont
par exemple montré que les bébés de 8mois préfèrent écouter des séquences de
syllabes appartenant à un même mot de ce langage plus fréquemment que des
séquences de syllabes appartenant à des mots différents (par exemple: padoti de
cette séquence padotibidakutupiropadotigolabu). Les bébés ont cette capacité
d’identifier les probabilités de frontières des mots selon les indices phonotactiques
de la langue, indices qui gouvernent la succession de sons admis par la langue. Par
exemple, une terminaison en /sd/ ou un mot commençant par /vlt/ ne sont pas
possibles en français (de Boysson-Bardies, 1996). Ces indices conduisent ainsi les
bébés à extraire rapidement les mots des informations statistiques syllabiques pour
inférer les frontières de mots. Les bébés sont donc prêts à accéder au lexique et aux
catégories syntaxiques.
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3. Représentations phonologiques,
lexicalesetsyntaxiques des mots
Étant donné que chaque langue rassemble ses catégories syntaxiques dans des
enveloppes prosodiques reposant sur des indices acoustiques de la parole tels que
l’accentuation, l’intonation, le rythme, le domaine de recherche concernant le rôle
des représentations phonologiques des mots et des catégories syntaxiques a beaucoup
captivé les chercheurs. À partir d’une discrimination extrêmement précoce du
rythme, la prosodie fournit à l’enfant non seulement les principes de base de segmen-
tation de la parole mais aussi l’initialisation des stratégies des représentations phono-
logiques, lexicales et syntaxiques.
Cette question des représentations phonologiques des mots fait toujours l’objet de
débats. L’étude de Zesiger&Jöhr (2011) met en évidence deux différences dans
lamanière dont les enfants de 14mois traitent les représentations phonologiques des
mots en français.
La première différence est liée au type de phonèmes: des modifications portant
sur des consonnes affectent la reconnaissance des mots alors que des modifications
similaires sur des voyelles ne semblent pas avoir les mêmes conséquences. Ce résultat
suggère que les consonnes constituent des éléments plus importants que les voyelles
dans la reconnaissance des mots. Les consonnes et les voyelles jouent donc un rôle
différent dans le traitement des représentations phonologiques des jeunes enfants
francophones. Ceci va dans le sens de l’hypothèse avancée par Nespor, Peña&Mehler
(2003) selon laquelle les consonnes joueraient un rôle plus important que les voyelles
au niveau lexical.
La seconde différence est liée à l’effet de position de la déformation au sein de mots
bisyllabiques pour les consonnes: les bébés sont sensibles à des modifications affec-
tant la consonne médiane, (ex: voiture vs voinure) alors qu’ils ne montrent pas de
sensibilité identique à la déformation de la consonne initiale (ex: poussette vs mous-
sette). Les déformations portant sur la consonne initiale de mots familiers ne
semblent pas être détectées par les bébés francophones. Ceci est en désaccord avec les
données rapportées par Havy & Nazzi (2009), Nazzi (2006), Nazzi & New (2007) et
Nazzi & Bertoncini (2009). Le lexique de l’enfant contiendrait donc à un même
moment de son développement des représentations phonologiques plus ou moins
spécifiées selon leur degré de familiarité, lui-même dépendant du nombre d’exposi-
tions de l’enfant avec chacun des mots de son vocabulaire.
Les enfants acquièrent la syntaxe de leur langue maternelle en centrant leur atten-
tion sur deux sources d’informations: au cours de la première année, la prosodie des
phrases et à partir de 2ans, les mots grammaticaux (Christophe, Millotte, Bernal,
&Lidz, 2008 ; de Carvalho, Dautriche&Christophe, 2016).
Au cours de la première année, les enfants peuvent identifier des formes sonores
en les liant à des contextes et sont capables de segmenter les catégories syntaxiques
(mots lexicaux et mots grammaticaux). Ceci suppose que les enfants doivent, au
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préalable, avoir identifié une liste des mots grammaticaux et de morphèmes de leur
langue mais ils doivent aussi avoir appris la mise en correspondance existant par
exemple entre un article et un nom (Hallé, Durand&de Boysson-Bardies, 2008),
ou entre un pronom et un verbe (Bernal, Lidz, Millotte&Christophe, 2008). Les
enfants de deux ans sont capables d’utiliser la présence d’un mot grammatical pour
inférer la catégorie syntaxique du mot suivant et réaliser ainsi des analyses syn-
taxiques (Massicotte-Laforge&Shi, 2015). La prosodie contribuerait donc à amor-
cer le marquage syntaxico-sémantique et celui de la modalité des énoncés. Ayant
une connaissance suffisante des régularités distributionnelles de leur langue, les
enfants peuvent utiliser la présence et la nature des mots grammaticaux et des
morphèmes, et inférer par exemple qu’une unité commençant par un article est un
groupe nominal.
4. Le Langage Adressé à l’Enfant (LAE)
Si les bébés sont capables de distinguer les langues qu’ils entendent habituelle-
ment d’autres langues sur la base de leur régularité statistique, ils sont particulière-
ment affectés par la mélodie et le rythme que véhiculent leurs premiers interlocuteurs
familiers. Cette prosodie se caractérise par beaucoup de répétitions, de questions,
d’exclamations, autant de moyens d’attirer l’attention de l’enfant. Il existerait une
évolution caractéristique de la prosodie maternelle en lien avec le développement
du langage de l’enfant. Les études conduites par Fernald&Kuhl (1987), Fernald
(1993), Masakata (1992), signalent l’utilisation, par les mères, de certaines formes
d’intonation spécifiques dans les routines de soins avec le bébé, notamment calmer,
consoler, solliciter l’attention. Quand les mères calment le bébé, elles utilisent des
contours descendants. Par contre, si l’objectif est de stimuler l’attention et de sol-
liciter une réponse, des contours ascendants sont utilisés. S’interrogeant sur la
relation entre les formes prosodiques du langage maternel et les capacités conver-
sationnelles, Fernald (1993) constate tout d’abord une certaine association entre
des normes stéréotypées d’intonation et des intentions communicatives particu-
lières dans des cultures différentes. Pour l’auteur, la similitude entre les cultures
d’un point de vue prosodique lors de la production de la parole maternelle renvoie
à une certaine universalité de ce type de parole. Les contextes spécifiques de voca-
lisation maternelle ainsi compris sont, essentiellement, des expressions d’affectivité
vocale semblables dans leur forme dans différentes cultures, voire des expressions
faciales universelles. Un point intéressant de la théorie exposée par Fernald est que
les différences culturelles exerceraient un « calibrage » dans la prédisposition innée
de l’enfant à percevoir certaines saillances prosodiques dans la parole qui lui est
adressée.
À partir d’une série d’expériences menées avec des bébés américains âgés de cinq
mois et exposés à la parole maternelle dans d’autres langues (allemand, italien et
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japonais), Fernald et al. (1989) ont observé que, face à des langues non familières,
comme l’allemand et l’italien, les enfants ont présenté des réponses semblables à
celles que provoque leur langue maternelle. En revanche, quand les bébés ont été
exposés au japonais, ils ont réagi de manière affectivement indifférenciée aux pro-
ductions d’approbation et d’interdiction. La justification de ce comportement
réside dans le fait que les modulations produites par les mères japonaises, princi-
palement en ce qui concerne la variation de la hauteur, sont moindres que dans la
parole maternelle de mères américaines, allemandes ou italiennes. Ainsi, les voca-
lisations japonaises seraient plus difficiles à distinguer par les bébés américains,
habitués à des variations plus importantes de hauteur dans leur langue maternelle.
Âgés de cinq mois, ils avaient été exposés pendant une période assez longue à la
langue maternelle. Ces données montrent que les bébés américains identifient des
vocalisations maternelles dans certaines langues mais pas dans toutes. Cela suggère
que des différences culturelles de nature et d’extension de l’expressivité émotion-
nelle peuvent, assez tôt, exercer une influence sur la réponse des enfants aux
signaux vocaux. Un processus de « calibrage » culturel peut être responsable de ces
différences entre les langues. Dans toutes les cultures, les bébés sont d’abord sen-
sibles aux mêmes indices vocaux. Cependant, des différences culturelles dans les
règles qui gouvernent les expressions émotionnelles peuvent déterminer le type
d’intensité émotionnelle auquel le bébé est exposé, ainsi que le type d’attente qu’il
peut former à ce sujet lorsqu’il est en interaction avec des adultes. Ces explications
de Fernald soulignent l’impact de l’environnement sur l’enfant: la prédisposition
innée existe, mais ce qui va conduire l’échange c’est l’environnement linguistique
auquel l’enfant est exposé ici la prosodie conventionnelle propre à sa langue
maternelle. Il y aurait donc une prédisposition innée à l’acquisition de la prosodie,
dont le stimulus déclencheur reposerait sur des contenus prosodico-affectifs spéci-
fiques, considérés comme universaux. Mais les modulations de la parole maternelle
adressée à l’enfant ne sont pas les mêmes dans toutes les cultures et dans toutes les
langues.
Si la prosodie s’avère d’une telle importance, il faut accorder cependant une
certaine attention aux expériences culturelles dans lesquelles les enfants
apprennent leurs langues. Le langage adressé à l’enfant (LAE) peut être fortement
découragé ou est quasi absent, Schieffelin (1985). Les mères Quiche Maya parlent
peu à leurs bébés rapportent Ratner&Pye, (1984). Des différences culturelles
peuvent varier considérablement d’une société à l’autre (Ochs, 1982, Rogoff,
2003). Dans des cultures non occidentales, aussi bien en Océanie qu’en Afrique,
le bébé passe, par exemple, plus de temps avec des multi locuteurs, qu’un seul
interlocuteur avec un adulte. En dépit de ces différences, dans lesquelles les
enfants évoluent, tous construisent le langage parlé dans leur environnement. La
manière dont les enfants apprennent leur langage dépend à la fois de l’interaction
et de la cognition sociale.
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