Joseph Schumpeter (1942), Capitalisme, socialisme et démocratie : 3e et 4e parties 4
peut atténuer les ténèbres qui nous entourent si nous nous rappelons le sens que nous avons
attribué au terme « méthode politique ». Nous entendons par là la méthode appliquée par une
nation pour aboutir à des décisions. Or, nous devrions pouvoir caractériser une telle
procédure en indiquant par qui et comment ces décisions sont prises. En identifiant « prendre
des décisions à « gouverner », nous pourrions alors définir la démocratie comme le
«gouvernement par le peuple ». Pourquoi une telle définition n'est-elle pas suffisamment
précise?
Cette imprécision ne tient pas à ce qu'une telle définition peut prendre autant de sens
variés qu'il existe de combinaisons entre toutes les définitions possibles du concept
«peuple» (demos grec, populus latin) et toutes les définitions possibles du concept
«gouverner» (Kratein), ni à ce que ces définitions ne sont pas indépendantes de notre théorie
de la démocratie. En ce qui regarde le premier concept, le populus (au sens constitutionnel
du terme) peut exclure complètement les esclaves et partiellement d'autres habitants; la
loi peut reconnaître un nombre indéfini de statuts (status) entre l'esclavage et la citoyenneté
pleine et entière, voire privilégiée. Enfin, irrespectivement de toute discrimination légale,
différents groupes se sont à différentes époques considérés comme le Peuple 1.
Bien entendu, nous pourrions dire qu'une société démocratique est une société qui
ne procède pas à de telles différenciations, tout au moins dans les matières, telles que le
droit de vote, qui touchent aux affaires publiques. Toutefois, en premier lieu, il a existé des
nations qui pratiquaient des discriminations de ce genre et qui, néanmoins, présentaient
la plupart des caractéristiques habituellement associées à la démocratie. En second lieu,
on ne peut jamais complètement éviter toute discrimination. Par exemple, dans aucun
pays, si démocratique soit-il, le droit de vote n'est accordé aux individus n'ayant pas atteint un
certain âge. Si, cependant, nous cherchons la raison de cette restriction, nous constatons
qu'elle s'applique également à un nombre indéfini d'individus ayant dépassé la limite d'âge. Si
l'on ne permet pas de voter aux personnes n'ayant pas atteint l'âge limite, nous ne pouvons
pas qualifier d'antidémocratique une nation qui, pour la même raison ou pour des motifs
analogues, prive d'autres personnes du droit de vote. Il importe peu, notons-le, que, en notre
qualité d'observateur, nous approuvions ou non la validité de ces motifs ou des règles
pratiques mises en œuvre, sur cette base, pour priver du droit de vote certaines fractions de la
population : tout ce qui nous importe, c'est que la société en question admet ces motifs et ces
règles. On ne saurait objecter davantage que, tandis qu'une telle discrimination est légitime
quand les exclusions sont motivées par l'incapacité personnelle (si, par exemple, l'âge de
discrétion n'est pas atteint), elle devient arbitraire quand sont exclus en bloc des groupes
d'individus pour des motifs qui n'ont rien à voir avec leur aptitude à faire ou non un usage
intelligent du droit de vote. En effet, l'aptitude est affaire d'opinion et de degré. Ses indices
doivent être définis par un règlement quelconque. Il est possible de soutenir, sans être taxé
d'absurdité, ni d'insincérité, que la capacité de subvenir à ses propres besoins mesure
l'aptitude d'un individu à exercer le droit de vote. Dans une communauté où les
convictions religieuses sont ardentes ou dans une communauté antiféministe, on peut soutenir
à nouveau, sans absurdité, ni insincérité, que le non-conformisme ou l'appartenance au sexe
1 Cf. par exemple la définition donnée par Voltaire dans ses Lettres sur la Nation Anglaise : « le peuple, la
plus nombreuse, la plus utile et même la plus vertueuse partie des hommes composée de ceux qui étudient
les lois et les sciences, des négociants, des artisans, des laboureurs enfin ». De nos jours, il y a des chances
pour que « peuple » soit pris comme synonyme de « masses » ; cependant le concept de Voltaire s'identifie
davantage au « peuple » à l'intention duquel a été rédigée la Constitution Américaine.