Hanin - Traité de la Monnaie de Keynes

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La place du Traité sur la monnaie dans l'œuvre de Keynes :
une théorie des fluctuations endogènes
(Keynes' analysis of endogenous business cycles from the Treatise
on Money)
Hanin Frédéric (UQAM et Paris X - Nanterre)
Résumé :
Alors que Keynes est souvent associé au concept d'équilibre de sous emploi, développé dans la Théorie
Générale, ce texte propose une relecture du Traité sur la monnaie dans une perspective d'analyse de la
dynamique des économies financières. Cette dernière se caractérise par l'existence de cycles endogènes,
caractéristique structurelle des économies modernes du fait de l'imparfaite coordination entre l'activité financière
et l'activité industrielle.
L'originalité théorique du Traité réside dans l'adoption d'une perspective macroéconomique non walrassienne
incorporant des interactions sociales et la présence d'équilibres multiples sur le marché financier. Le moteur des
fluctuations se trouve être l'effet de la préférence pour la liquidité des investisseurs sur le bilan des banques et
ses conséquences sur la monnaie disponible pour la circulation industrielle.
L'analyse proposée par Keynes dans le Traité préfigure les débats contemporains sur la capacité des autorités
monétaires à stabiliser le niveau de l'activité dans un contexte d'arbitrage constant entre le niveau d'emploi des
ressources et les conséquences macroéconomiques de la préférence pour la liquidité des investisseurs.
Summary :
Keynes is usually known as the creator of the concept of unemployment equilibrium. We propose here to
explore another trend of Keynes' thought, i.e. endogenous business cycle. The Treatise on Money describes the
coordination problems between industrial circulation and financial circulation, the origin of endogenous
fluctuations, structural characteristic of modern economies.
Treatise on Money's specificity is found in a non-walrasian macroeconomic perspective within social
interactions in the financial circulation explain the presence of multiple equilibria. The changing mood in the
financial sector, because of profits or losses' signal from the industrial circulation, and his consequence on bank's
balance sheet lead to structural fluctuations.
Keynes' analysis of monetary policy emphasize the typical trade off in capitalist economy between the
stimulation of activity and the reduction of liquidity of bank's asset which lead to credit rationing in the industrial
circulation.
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There is, however, something to be said for the view that that the student of the future,
if he had to choose among Keynes' works, would get the best picture of his total
contribution to economics in the Treatise. (Harrod, 1951, p 403)
1. Introduction
Le Traité sur la monnaie constitue un bon exemple de la difficulté que rencontre
l'historien des idées lorsqu'il s'agit de rendre compte d'idées développées dans un contexte
historique différent du sien. Dans le cas du Traité, à cette difficulté, s'ajoute le fait que la
compréhension même de l'ouvrage a donné lieu à de nombreuses interprétations souvent
contradictoires. Pour certains (Klein (1968) par exemple), l'ouvrage est une œuvre pré-
keynésienne, 'l'économie de Keynes' ne débutant véritablement qu'avec la parution de la
Théorie Générale. Le Traité est alors lu comme une reformulation de la théorie quantitative
de la monnaie. Une autre interprétation (les membres du Circus par exemple) consiste à voir
le Traité comme une étape vers la Théorie Générale et la notion d'équilibre de sous emploi.
Comme tout travail préparatoire, il est imparfait même si l'on y trouve des éléments qui seront
développés dans la Théorie Générale.
Devant cette absence d'unanimité, il apparaît bien difficile de trancher entre les différentes
opinions émises puisque d'une part on ne dispose que de peu de travaux préparatoires avant la
publication finale de l'ouvrage et que d'autre part les éléments à notre disposition conduisent à
penser que Keynes a remanié le noyau théorique de son livre jusqu'aux derniers moments
précédant sa publication.
Compte tenu de cette difficulté, deux stratégies semblent également envisageables. La
première consiste à comprendre l'ouvrage à la lumière du contexte historique et de
l'environnement théorique dans lequel il a été écrit. Cette perspective de recherche ne s'avère
pas des plus prometteuses. En effet, Keynes n'est pas pour ainsi dire des plus rigoureux pour
citer les travaux dont il s'inspire, ce qui rend la réussite du second objectif très incertaine.
Pour ce qui est du premier objectif, il est loin de suffire à rendre compte de la richesse du
Traité puisque celui-ci est avant tout un ouvrage théorique.
La seconde stratégie consiste à relire l'ouvrage à l'aide d'outils analytiques modernes. Cette
méthodologie comporte le risque de perdre en chemin l'originalité du message keynésien
d'autant plus que les outils analytiques dont on dispose généralement ont été développés par
un courant théorique auquel Keynes s'est opposé tout au long de sa carrière.
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Ce texte adopte une position médiane en choisissant une méthodologie empruntant des
éléments aux deux stratégies précédemment exposées. Les travaux de Keynes sont rarement
coupés de leur contexte et cela reste vrai en ce qui concerne le Traité sur la monnaie.
L'objectif de Keynes est de proposer un cadre macroéconomique permettant de comprendre la
nature des fluctuations dans des économies modernes caractérisées par l'interdépendance entre
les relations financières et les relations industrielles. Il entend démontrer que la croissance de
l'activité financière observée à la fin des années vingt ne se traduit pas nécessairement par la
croissance de l'activité industrielle. De plus, les autorités monétaires doivent avoir pour
objectif de réduire l'amplitude des fluctuations de l'activité d'autant plus qu'elles en ont
potentiellement les moyens.
Pour convaincre les autorités publiques de leur capacité à maîtriser le destin économique
collectif, Keynes construit dans le Traité un modèle macroéconomique original dont les
caractéristiques diffèrent sensiblement des théories précédemment développées. En
particulier, la principale originalité du Traité réside dans l'articulation entre la création
monétaire des banques et l'activité financière.
Le Traité sur la monnaie est donc un ouvrage à la fois ancré dans son époque mais
comportant des aspects novateurs. Pour tenter de rendre compte de ces deux aspects, la
première partie du texte est consacrée à une présentation des fondements institutionnels du
Traité ainsi qu'au mécanisme de formation des prix dans la sphère industrielle et financière.
En cherchant à détailler les fondements de la macroéconomie du Traité, on tente de montrer
que la pensée de Keynes se fond difficilement dans le cadre contemporain de l'analyse
économique. La spécificité de 'l'économie de Keynes' tient moins au rejet de toute
formalisation qu'à une volonté de renouveler l'analyse économique pour tenir compte des
transformations du capitalisme.
La seconde partie du texte présente une reconstruction théorique du cycle des affaires
inspirée d'éléments du Traité. Le but de cet exercice est de faire apparaître une vision
keynésienne des liens entre la dynamique financière et la dynamique industrielle. Les
fluctuations endogènes de l'activité résultent de l'imparfaite coordination entre les deux
sphères de la circulation. Ce défaut de coordination a pour origine le double rôle du système
bancaire, qui doit satisfaire à la fois la préférence pour la liquidité des investisseurs et assurer
le financement de l'accumulation. Les autorités publiques doivent ainsi tenir compte de l'état
de la confiance sur les marchés financiers pour parvenir à limiter les fluctuations de l'activité.
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2. La circulation industrielle et la circulation financière
La structure théorique du Traité sur la monnaie est construite autour du concept de sphère
de la circulation monétaire. Keynes distingue deux sphères, celle de la circulation industrielle
et celle de la circulation financière1. Cette distinction constitue l'originalité principale de la
partie proprement analytique du Traité2 (principalement le livre I) car elle permet de
comprendre la nature de la distinction entre l'investissement et l'épargne et l'absence d'égalité
automatique entre ces deux grandeurs macroéconomiques. L'intérêt théorique de cette
séparation est de distinguer les relations de flux des relations de stock. Le modèle IS-LM
conduira à analyser la circulation industrielle et la circulation financière de la même manière.
Pourtant, Hicks lui même reviendra plus tard sur la pertinence de son modèle pour
comprendre la pensée de Keynes.
I did a sort of revision of IS/LM not many years ago, but I now feel that I have gotten
the point. It is quite simple. Those two curves do not belong together. One is a flow
equilibrium, the other a stock. They have no business being on the same diagram.
(Klamer (1989), p 175)
Une relecture du Traité sur ce point devrait ainsi permettre de mieux saisir l'originalité de
la pensée de Keynes.
A. Les déterminants de la circulation industrielle
La circulation industrielle regroupe l'ensemble des dépenses des entrepreneurs consacrées à
la production de marchandises (incluant la rémunération des facteurs de production) et à la
dépense d'investissement. La circulation industrielle concerne donc principalement les
relations monétaires entre les entrepreneurs et les détenteurs de facteurs, en excluant les
relations financières. Keynes construit une équation expliquant la formation des prix dans la
sphère industrielle et lui permettant alors d'analyser les facteurs à l'origine du changement de
l'activité.
Les hypothèses institutionnelles de la circulation industrielle
La formation des grandeurs marchandes repose sur des hypothèses institutionnelles qui
demeurent souvent implicites. Pourtant elles sont fondamentales pour comprendre les
1 Keynes attribue l'origine de cette distinction à Smith (V, p 31). On la retrouve aussi bien chez
Newcomb (V, p 209), créateur de l'équation des échanges reprise par I. Fisher que chez Veblen (1904).
A la différence du second, le premier n'inclut pas dans l'équation des échanges ce que Keynes appelle
la circulation financière.
2 Les références aux écrits de Keynes commencent par le volume des Collected Writings suivis du
numéro de la page.
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déterminants de l'activité et le comportement des agents. Ces hypothèses institutionnelles
reflètent l'analyse faite par Keynes de la structure du capitalisme dans les années vingt.
Tout d'abord, les salariés ont un rôle passif dans la détermination du niveau de l'activité.
Dans une certaine mesure leur statut économique s'apparente à celui décrit par les auteurs
classiques. Cependant les fondements de ce statut ont été profondément repensés par Keynes.
Les salariés n'ont pas d'autonomie dans la détermination de leur revenu car ils n'ont pas
accès au capital3 (ils ne peuvent s'endetter sur la base de recettes anticipées). La dépense des
salariés est donc limitée par leur revenu courant. Ce revenu est obtenu par la vente du travail
aux entreprises. De plus, les salariés n'ont pas d'influence direct sur le niveau du salaire
monétaire. Celui-ci est déterminé au niveau macroéconomique entre des acteurs collectifs et
non sur un marché au sens usuel du terme. La rigidité du salaire nominal peut s'expliquer par
la présence de syndicats ou par la présence d'une armée de réserve de chômeurs (le taux de
chômage en Angleterre dans les années vingt est au alentour de douze pour cent ).
Une fois le revenu perçu, le salarié répartit son revenu entre la dépense consacrée à l'achat
de biens pour la consommation et l'achat de dépôts d'épargne auprès du système bancaire. De
plus, la décision d'épargne des salariés ne résulte pas d'un arbitrage de portefeuille dans lequel
le rendement de l'épargne joue un rôle prépondérant4.
Ensuite, les entrepreneurs sont les agents qui décident du niveau de l'activité économique
et du niveau de l'accumulation de capital el dans la société. L'activi de l'entrepreneur
s'effectue dans un contexte d'incertitude sur le niveau de la demande effective et cessite
l'acquisition préalable des ressources monétaires auprès du système bancaire pour financer les
dépenses.
La présence d'incertitude dans l'activité de production remonte chez Keynes à ses écrits 'de
jeunesse' dans lesquels il réfute le concept d'unité organique pour décrire la nature de l'activité
marchande (O'Donnell (1989), p 136). En science économique, le concept d'unité organique
revient à supposer un comportement des entrepreneurs la Robinson Crusoë' dans lequel
les seules contraintes à l'activité individuelle sont d'ordre naturelles. L'absence d'uniorga-
nique renvoie ici à l'idée d'interdépendance entre les cisions individuelles. On peut trou-
ver des fondements institutionnels à l'absence d'unité organique puisque avec
3 Le capital se définit comme un flux de revenu futur.
4 Il est possible que pour Keynes l'épargne ne soit pas le fait des salariés mais des rentiers qui
perçoivent les revenus du capital et qui ne cherchent pas à 'spéculer' mais à réaliser de simples
transferts intertemporels de revenu en évitant au maximum tout risque de pertes en capital.
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